diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 24007-8.txt | 6295 | ||||
| -rw-r--r-- | 24007-8.zip | bin | 0 -> 130198 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 24007-h.zip | bin | 0 -> 136871 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 24007-h/24007-h.htm | 6926 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
7 files changed, 13237 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/24007-8.txt b/24007-8.txt new file mode 100644 index 0000000..6a5e264 --- /dev/null +++ b/24007-8.txt @@ -0,0 +1,6295 @@ +The Project Gutenberg EBook of Psychologie des foules, by Gustave Le Bon + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Psychologie des foules + +Author: Gustave Le Bon + +Release Date: December 24, 2007 [EBook #24007] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES *** + + + + +Produced by Adrian Mastronardi, Camille François and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + +PSYCHOLOGIE + +DES FOULES + + + + +DU MÊME AUTEUR + + +1º TRAVAUX DE LABORATOIRE + +La Fumée du Tabac. 2e édition, augmentée de recherches sur l'acide +prussique, l'oxyde de carbone et divers alcaloïdes autres que la +nicotine, que la fumée du tabac contient. + +La Vie.--Traité de physiologie humaine.--Un volume in-8º, illustré de +300 gravures. (_Épuisé._) + +Recherches expérimentales sur l'Asphyxie. (Comptes rendus de l'Académie +des sciences.) + +Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du +volume du crâne. (Mémoire couronné par l'_Académie des sciences_ et par +la _Société d'Anthropologie_ de Paris.) In-8º. + +La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la +description de nouveaux instruments. Un vol. in-8º, avec 63 figures +dessinées au laboratoire de l'auteur. (Lacroix.) + +Les Levers Photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de +cartes et de plans employées par l'auteur pendant ses voyages. 2 vol. +in-18 (Gauthier-Villars). + +L'équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 3e +édition. Un vol. in-8º, avec 73 figures et un atlas de 200 +photographies instantanées. (Firmin-Didot.) + + +2º VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE + +Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par +l'auteur (publié par la _Société géographique de Paris_). + +Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d'après les +photographies et dessins exécutés par l'auteur pendant son exploration +(publié par le _Tour du Monde_). + +L'Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier. +Développement physique et intellectuel de l'homme.--Tome II. +Développement des sociétés. (_Épuisé._) + +Les Premières Civilisations de l'Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.) +In-4º illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies. +(Flammarion.) + +La Civilisation des Arabes, grand in-4º illustré de 366 gravures, 4 +cartes et 11 planches en couleur, d'après les photographies et +aquarelles de l'auteur. (Firmin-Didot.) + +Les Civilisations de l'Inde, grand in-4º illustré de 350 photogravures, +2 cartes et 7 planches en couleur, d'après les photographies, dessins et +aquarelles exécutés par l'auteur. (Firmin-Didot.) + +Les Monuments de l'Inde, in-folio illustré de 400 planches d'après les +documents de l'auteur. (Firmin-Didot.) + +Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples. 1 vol. in-18 de la +Bibliothèque de philosophie contemporaine, 2e édition refondue. +(Alcan.) + + + + +PSYCHOLOGIE +DES FOULES + +PAR + +GUSTAVE LE BON + + +PARIS + +ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie +FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR + +108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 + +1895 + +Tous droits réservés. + + + + +À + +TH. RIBOT + +Directeur de la _Revue philosophique_, +Professeur de Psychologie au collège de France, + + +_Affectueux hommage_, + +GUSTAVE LE BON. + + + + +PRÉFACE + + +Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire l'âme des races. Nous +allons étudier maintenant l'âme des foules. + +L'ensemble de caractères communs que l'hérédité impose à tous les +individus d'une race constitue l'âme de cette race. Mais lorsqu'un +certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir, +l'observation démontre que, du fait même de leur rapprochement, +résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se superposent +aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent profondément. + +Les foules organisées ont toujours joué un rôle considérable dans la vie +des peuples; mais ce rôle n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. +L'action inconsciente des foules se substituant à l'activité consciente +des individus est une des principales caractéristiques de l'âge actuel. + +J'ai essayé d'aborder le difficile problème des foules avec des procédés +exclusivement scientifiques, c'est-à-dire en tâchant d'avoir une méthode +et en laissant de côté les opinions, les théories et les doctrines. +C'est là, je crois, le seul moyen d'arriver à découvrir quelques +parcelles de vérité, surtout quand il s'agit, comme ici, d'une question +passionnant vivement les esprits. Le savant, qui cherche à constater un +phénomène, n'a pas à s'occuper des intérêts que ses constatations +peuvent heurter. Dans une publication récente, un éminent penseur, M. +Goblet d'Alviela, faisait observer que, n'appartenant à aucune des +écoles contemporaines, je me trouvais parfois en opposition avec +certaines conclusions de toutes ces écoles. Ce nouveau travail méritera, +je l'espère, la même observation. Appartenir à une école, c'est en +épouser nécessairement les préjugés et les partis pris. + +Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il me verra tirer de mes +études des conclusions différentes de celles qu'au premier abord on +pourrait croire qu'elles comportent; constater par exemple l'extrême +infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, et +déclarer pourtant que, malgré cette infériorité, il serait dangereux de +toucher à leur organisation. + +C'est que l'observation la plus attentive des faits de l'histoire m'a +toujours montré que les organismes sociaux étant aussi compliqués que +ceux de tous les êtres, il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur +faire subir brusquement des transformations profondes. La nature est +radicale parfois, mais jamais comme nous l'entendons, et c'est pourquoi +la manie des grandes réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un +peuple, quelque excellentes que ces réformes puissent théoriquement +paraître. Elles ne seraient utiles que s'il était possible de changer +instantanément l'âme des nations. Or le temps seul possède un tel +pouvoir. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les idées, les sentiments +et les moeurs, choses qui sont en nous-mêmes. Les institutions et les +lois sont la manifestation de notre âme, l'expression de ses besoins. +Procédant de cette âme, institutions et lois ne sauraient la changer. + +L'étude des phénomènes sociaux ne peut être séparée de celle des peuples +chez lesquels ils se sont produits. Philosophiquement, ces phénomènes +peuvent avoir une valeur absolue; pratiquement ils n'ont qu'une valeur +relative. + +Il faut donc, en étudiant un phénomène social, le considérer +successivement sous deux aspects très différents. On voit alors que les +enseignements de la raison pure sont bien souvent contraires à ceux de +la raison pratique. Il n'est guère de données, même physiques, +auxquelles cette distinction ne soit applicable. Au point de vue de la +vérité absolue, un cube, un cercle, sont des figures géométriques +invariables, rigoureusement définies par certaines formules. Au point de +vue de notre oeil, ces figures géométriques peuvent revêtir des formes +très variées. La perspective peut transformer en effet le cube en +pyramide ou en carré, le cercle en ellipse ou en ligne droite; et ces +formes fictives sont beaucoup plus importantes à considérer que les +formes réelles, puisque ce sont les seules que nous voyons et que la +photographie ou la peinture puissent reproduire. L'irréel est dans +certains cas plus vrai que le réel. Figurer les objets avec leurs formes +géométriques exactes serait déformer la nature et la rendre +méconnaissable. Si nous supposons un monde dont les habitants ne +puissent que copier ou photographier les objets sans avoir la +possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que très difficilement à +se faire une idée exacte de leur forme. La connaissance de cette forme, +accessible seulement à un petit nombre de savants, ne présenterait +d'ailleurs qu'un intérêt très faible. + +Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux doit avoir présent à +l'esprit, qu'à côté de leur valeur théorique ils ont une valeur +pratique, et que, au point de vue de l'évolution des civilisations, +cette dernière est la seule possédant quelque importance. Une telle +constatation doit le rendre fort circonspect dans les conclusions que la +logique semble d'abord lui imposer. + +D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette réserve. La +complexité des faits sociaux est telle qu'il est impossible de les +embrasser dans leur ensemble, et de prévoir les effets de leur influence +réciproque. Il semble aussi que derrière les faits visibles se cachent +parfois des milliers de causes invisibles. Les phénomènes sociaux +visibles paraissent être la résultante d'un immense travail inconscient, +inaccessible le plus souvent à notre analyse. On peut comparer les +phénomènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire à la surface de +l'océan les bouleversements souterrains dont il est le siège, et que +nous ne connaissons pas. Observées dans la plupart de leurs actes, les +foules font preuve le plus souvent d'une mentalité singulièrement +inférieure; mais il est d'autres actes aussi où elles paraissent guidées +par ces forces mystérieuses que les anciens appelaient destin, nature, +providence, que nous appelons voix des morts, et dont nous ne saurions +méconnaître la puissance, bien que nous ignorions leur essence. Il +semblerait parfois que dans le sein des nations se trouvent des forces +latentes qui les guident. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus compliqué, +de plus logique, de plus merveilleux qu'une langue? Et d'où sort +cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de l'âme +inconsciente des foules? Les académies les plus savantes, les +grammairiens les plus estimés ne font qu'enregistrer péniblement les +lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de les +créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous bien +certains qu'elles soient exclusivement leur oeuvre? Sans doute elles +sont toujours créées par des esprits solitaires; mais les milliers de +grains de poussière qui forment l'alluvion où ces idées ont germé, +n'est-ce pas l'âme des foules qui les a formés? + +Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes; mais cette +inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la +nature, les êtres soumis exclusivement à l'instinct exécutent des actes +dont la complexité merveilleuse nous étonne. La raison est chose trop +neuve dans l'humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous +révéler les lois de l'inconscient et surtout le remplacer. Dans tous nos +actes la part de l'inconscient est immense et celle de la raison très +petite. L'inconscient agit comme une force encore inconnue. + +Si donc nous voulons rester dans les limites étroites mais sûres des +choses que la science peut connaître, et ne pas errer dans le domaine +des conjectures vagues et des vaines hypothèses, il nous faut constater +simplement les phénomènes qui nous sont accessibles, et nous borner à +cette constatation. Toute conclusion tirée de nos observations est le +plus souvent prématurée, car, derrière les phénomènes que nous voyons +bien, il en est d'autres que nous voyons mal, et peut-être même, +derrière ces derniers, d'autres encore que nous ne voyons pas. + + + + +PSYCHOLOGIE DES FOULES + + + + +INTRODUCTION + +L'ÈRE DES FOULES + +Évolution de l'âge actuel.--Les grands changements de civilisation sont +la conséquence de changements dans la pensée des peuples.--La croyance +moderne à la puissance des foules.--Elle transforme la politique +traditionnelle des États.--Comment se produit l'avènement des classes +populaires et comment s'exerce leur puissance.--Conséquences nécessaires +de la puissance des foules.--Elles ne peuvent exercer qu'un rôle +destructeur.--C'est par elles que s'achève la dissolution des +civilisations devenues trop vieilles.--Ignorance générale de la +psychologie des foules.--Importance de l'étude des foules pour les +législateurs et les hommes d'État. + + +Les grands bouleversements qui précèdent les changements de +civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de +l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés +surtout par des transformations politiques considérables: invasions de +peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de +ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve +le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les +idées des peuples. Les véritables bouleversements historiques ne sont +pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls +changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations +découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les croyances. Les +événements mémorables de l'histoire sont les effets visibles des +invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces grands événements +se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien d'aussi stable dans +une race que le fond héréditaire de ses pensées. + +L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée des +hommes est en voie de se transformer. + +Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le +premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et +sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le +second est la création de conditions d'existence et de pensée +entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences +et de l'industrie. + +Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes +encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de +formation, l'âge moderne représente une période de transition et +d'anarchie. + +De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire +maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées +fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont à +la nôtre? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant, +nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à +compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge +moderne: la puissance des foules. Sur les ruines de tant d'idées, +tenues pour vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de +pouvoirs que les révolutions ont successivement brisés, cette puissance +est la seule qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt +les autres. Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et +disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour +à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et +dont le prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera +véritablement l'ÈRE DES FOULES. + +Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les +rivalités des princes étaient les principaux facteurs des événements. +L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus souvent, ne +comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions politiques, les +tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent +plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue +prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle qu'ils +tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais +dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations. + +L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire, en +réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une +des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition. +Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent +pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que cet +avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance des +foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées qui se +sont lentement implantées dans les esprits, puis par l'association +graduelle des individus, pour amener la réalisation des conceptions +théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se +former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs +intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des +syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des +bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent +à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les +assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute +initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être +que les porte-parole des comités qui les ont choisis. + +Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus +nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la +société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut +l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la +civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines, +des chemins de fer, des usines et du sol; partage égal de tous les +produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit des +classes populaires, etc. Telles sont ces revendications. + +Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à +l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue +immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance +des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui met +à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer le +droit divin des rois. + +Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux qui +représentent le mieux ses idées un peu étroites, ses vues un peu +courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme parfois un peu +excessif, s'affolent tout à fait devant le pouvoir nouveau qu'ils voient +grandir, et, pour combattre le désordre des esprits, ils adressent des +appels désespérés aux forces morales de l'Église, tant dédaignées par +eux jadis. Ils nous parlent de la banqueroute de la science, et revenus +tout pénitents de Rome, nous rappellent aux enseignements des vérités +révélées. Mais ces nouveaux convertis, oublient qu'il est trop tard. Si +vraiment la grâce les a touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir +sur des âmes peu soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents +dévots. Les foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes +ne voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de +puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter +vers leur source. + +La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans +l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui +grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou au +moins la connaissance des relations que notre intelligence peut saisir; +elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. Souverainement +indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos lamentations. C'est +à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne pourrait ramener les +illusions qu'elle a fait fuir. + +D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous montrent +l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous permettent +pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de grandir. +Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le subir. Toute dissertation +contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il est possible que +l'avènement des foules marque une des dernières étapes des civilisations +de l'Occident, un retour complet vers ces périodes d'anarchie confuse +qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de chaque société +nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous? + +Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles ont +constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet, +d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire +nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une +civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée +par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de +barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que +par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les +foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente +toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles +fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la +prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les +foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument +incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, elles +agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps +débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est +vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement. +C'est alors qu'apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la +philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire. + +En sera-t-il de même pour notre civilisation? C'est ce que nous pouvons +craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir. + +Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des +foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé +toutes les barrières qui pourraient les contenir. + +Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien +peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les ont +toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, dans ces derniers +temps, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent +commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il existe +aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien +d'autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas particulier de +leur psychologie, et on ne connaît pas plus la constitution mentale des +foules en étudiant seulement leurs crimes, qu'on ne connaîtrait celle +d'un individu en décrivant seulement ses vices. + +À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs de +religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes +d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de +petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues +inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance instinctive, +souvent très sûre; et c'est parce qu'ils la connaissaient bien qu'ils +sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait +merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais +il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des +races différentes[1]; et c'est parce qu'il la méconnut qu'il entreprit, +en Espagne et en Russie notamment, des guerres où sa puissance reçut des +chocs qui devaient bientôt l'abattre. + +La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la dernière +ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner--la chose +est devenue bien difficile,--mais tout au moins ne pas être trop +gouverné par elles. + +Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules qu'on +comprend à quel point les lois et les institutions ont peu d'action sur +elles; combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en +dehors de celles qui leur sont imposées; que ce n'est pas avec des +règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les conduit, mais en +recherchant ce qui peut les impressionner et les séduire. Si un +législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il +choisir celui qui sera théoriquement le plus juste? En aucune façon. Le +plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules. S'il +est en même temps le moins visible, et le moins lourd en apparence, il +sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt indirect, si +exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule, parce que, +étant journellement payé sur des objets de consommation par fractions de +centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne pas. +Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres +revenus, à payer en une seule fois, fût-il théoriquement dix fois +moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux +centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme +relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très +impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait +faible que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé +économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont +incapables. + +L'exemple qui précède est des plus simples; la justesse en est aisément +perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon; mais +les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne sauraient +l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné +que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la +raison pure. + +Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie des +foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand nombre de +phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans +elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus remarquable des +historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement compris parfois les +événements de notre grande Révolution, c'est qu'il n'avait jamais songé +à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide, dans l'étude de cette +période compliquée, la méthode descriptive des naturalistes; mais, parmi +les phénomènes que les naturalistes ont à étudier, les forces morales ne +figurent guère. Or ce sont précisément ces forces-là qui constituent les +vrais ressorts de l'histoire. + +À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des +foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de +curiosité pure, elle le mériterait encore. Il est aussi intéressant de +déchiffrer les mobiles des actions des hommes que de déchiffrer un +minéral ou une plante. + +Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève synthèse, un +simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander que quelques +vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. Nous ne +faisons aujourd'hui, que le tracer sur un terrain bien vierge encore. + +NOTES: + +[1] Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs +davantage. Talleyrand lui écrivait que «l'Espagne accueillerait en +libérateurs ses soldats». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un +psychologue, au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu +aisément prévoir cet accueil. + + + + +LIVRE PREMIER + +L'ÂME DES FOULES + + + + +CHAPITRE PREMIER + +Caractéristiques générales des foules. Loi psychologique de leur unité +mentale. + +Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.--Une +agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une +foule.--Caractères spéciaux des foules psychologiques.--Orientation fixe +des idées et sentiments chez les individus qui les composent et +évanouissement de leur personnalité.--La foule est toujours dominée par +l'inconscient.--Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la +vie médullaire.--Abaissement de l'intelligence et transformation +complète des sentiments.--Les sentiments transformés peuvent être +meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est +composée.--La foule est aussi aisément héroïque que criminelle. + + +Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus +quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur +sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent. + +Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une +signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et +seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des +caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant +cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les +sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même +direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais +présentant des caractères très nets. La collectivité est alors devenue +ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule +organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un +seul être et se trouve soumise à la _loi de l'unité mentale des foules_. + +Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup +d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent +les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement +réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent +nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les +caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous +aurons à déterminer la nature. + +L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des +sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers +traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la +présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des +milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous +l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national +par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Il +suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes +revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules. À +certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une +foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes réunis par hasard +peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il +y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l'action de +certaines influences. + +Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des +caractères généraux provisoires, mais déterminables. À ces caractères +généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les +éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la +constitution mentale. + +Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification, +et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette classification, nous +verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire composée d'éléments +dissemblables, présente avec les foules homogènes, c'est-à-dire +composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et +classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs, +des particularités qui permettent de l'en différencier. + +Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous +devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons +comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux +communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des +caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et les +espèces que renferme cette famille. + +Il n'est pas facile de décrire avec exactitude l'âme des foules, parce +que son organisation varie non seulement suivant la race et la +composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré +des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la même +difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu +quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus +traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des +milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs +que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de +caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu change +brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus féroces +se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances +ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux +magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal de +bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles +serviteurs. + +Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation des foules, nous +les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète +organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce +qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée +d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se +superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit +l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans +une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que +j'ai nommé plus haut, la _loi psychologique de l'unité mentale des +foules_. + +Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles +peuvent présenter en commun avec des individus isolés; d'autres, au +contraire, leur sont absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez +les collectivités. Ce sont ces caractères spéciaux que nous allons +étudier d'abord pour bien en montrer l'importance. + +Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le +suivant: quels que soient les individus qui la composent, quelque +semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs +occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul +qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme +collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait +différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux +isolément. Il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se +transforment en actes que chez les individus en foule. La foule +psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui +pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui +constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau +manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces +cellules possède. + +Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume d'un +philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui +constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments, +il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en +chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par +exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des +propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le +constituer. + +Il est facile de constater combien l'individu en foule diffère de +l'individu isolé; mais il est moins facile de découvrir les causes de +cette différence. + +Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler +d'abord cette constatation de la psychologie moderne: à savoir que ce +n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le +fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent +un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne +représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente. +L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive +guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui +le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient +créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les +innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race. +Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes +secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y +en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons. +La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles +cachés qui nous échappent. + +C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une +race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est +principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais +surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les +plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des +passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière +de sentiment: religion, politique, morale, affections et antipathies, +etc., les hommes les plus éminents ne dépassent que bien rarement le +niveau des individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien +et son bottier il peut exister un abîme au point de vue intellectuel, +mais au point de vue du caractère la différence est le plus souvent +nulle ou très faible. + +Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies par +l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race +possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en +commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des +individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent. +L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes +dominent. + +C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous +explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes +exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises +par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes, +ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une +réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en effet que ces +qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les foules, c'est la +bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas tout le monde, +comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que Voltaire, c'est +certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le monde, si par +«tout le monde» il faut entendre les foules. + +Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les +qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement +moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères +nouveaux. Comment s'établissent ces caractères nouveaux? C'est ce que +nous devons rechercher maintenant. + +Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux aux +foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première est +que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un +sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des +instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins +porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent +irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours +les individus, disparaît entièrement. + +Une seconde cause, la contagion, intervient également pour déterminer +chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps +leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais +non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes d'ordre hypnotique +que nous étudierons dans un instant. Dans une foule, tout sentiment, +tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu +sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif. +C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l'homme n'est +guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule. + +Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante, +détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois +tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la +suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs +qu'un effet. + +Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit +certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons +aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut être placé +dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente, il +obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui a fait +perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à +ses habitudes. Or les observations les plus attentives paraissent +prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule +agissante, se trouve bientôt placé--par suite des effluves qui s'en +dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas--dans un +état particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de fascination où +se trouve l'hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur. La vie du +cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient +l'esclave de toutes les activités inconscientes de sa moelle épinière, +que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est +entièrement évanouie, la volonté et le discernement sont perdus. Tous +les sentiments et les pensées sont orientés dans le sens déterminé par +l'hypnotiseur. + +Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une foule +psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme +chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites, +d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation extrême. Sous +l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une irrésistible +impétuosité à l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus +irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, parce +que la suggestion étant la même pour tous les individus s'exagère en +devenant réciproque. Les individualités qui, dans la foule, +posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la +suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre le courant. +Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une suggestion +différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une image +évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus +sanguinaires. + +Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la +personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de +contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à +transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les +principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, il +est devenu un automate que sa volonté ne guide plus. + +Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, l'homme +descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé, +c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un barbare, +c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la +férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres +primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec +laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images--qui sur +chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans +action--et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus +évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule est un +grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent soulève à +son gré. + +Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que +désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées +parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en +particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les +hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes +pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à approuver les +propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus +les plus manifestement innocents; et, contrairement à tous leurs +intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes. + +Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule diffère +essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute +indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la +transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le +sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros. +La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment +d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789, +n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris +isolément. + +Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours +intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de vue +des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, +suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la +façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont parfaitement +méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au point de vue +criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, mais souvent +aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on amène à se +faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, qu'on +enthousiasme pour la gloire et l'honneur, qu'on entraîne presque sans +pain et sans armes comme à l'âge des croisades, pour délivrer de +l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour défendre le sol de +la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans doute, mais c'est avec +ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne fallait mettre à +l'actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les +annales du monde en enregistreraient bien peu. + + + + +CHAPITRE II + +Sentiments et moralité des foules. + +§ 1. _Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules._--La foule est +le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les +incessantes variations.--Les impulsions auxquelles elle obéit sont assez +impérieuses pour que l'intérêt personnel s'efface.--Rien n'est prémédité +chez les foules.--Action de la race.--§ 2. _Suggestibilité et crédulité +des foules._--Leur obéissance aux suggestions.--Les images évoquées dans +leur esprit sont prises par elles pour des réalités.--Pourquoi ces +images sont semblables pour tous les individus qui composent une +foule.--Égalisation du savant et de l'imbécile dans une foule.--Exemples +divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont +sujets.--Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des +foules.--L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises +preuves qu'on puisse invoquer pour établir un fait.--Faible valeur des +livres d'histoire.--§ 3. _Exagération et simplisme des sentiments des +foules._--Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont +toujours aux extrêmes.--Leurs sentiments sont toujours excessifs.--§ 4. +_Intolérance, autoritarisme et conservatisme des foules._--Raisons de +ces sentiments.--Servilité des foules devant une autorité forte.--Les +instincts révolutionnaires momentanés des foules ne les empêchent pas +d'être extrêmement conservatrices.--Elles sont d'instinct hostiles aux +changements et au progrès.--§ 5. _Moralité des foules._--La moralité des +foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou +beaucoup plus haute que celle des individus qui les +composent.--Explication et exemples.--Les foules ont rarement pour guide +l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu +isolé.--Rôle moralisateur des foules. + + +Après avoir indiqué d'une façon très générale les principaux caractères +des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces caractères. + +On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en est +plusieurs, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de +raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des +sentiments, et d'autres encore, que l'on observe également chez les +êtres appartenant à des formes inférieures d'évolution, tels que la +femme, le sauvage et l'enfant; mais c'est là une analogie que je +n'indique qu'en passant. Sa démonstration sortirait du cadre de cet +ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant +de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante +pour celles qui ne la connaissent pas. + +J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers caractères que l'on +peut observer dans la plupart des foules. + + +§ 1.--IMPULSIVITÉ, MOBILITÉ ET IRRITABILITÉ DES FOULES + +La foule, avons-nous dit en étudiant ses caractères fondamentaux, est +conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont +beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du +cerveau. Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs. Les +actes exécutés peuvent être parfaits quant à leur exécution, mais, le +cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les hasards des +excitations. Une foule est le jouet de toutes les excitations +extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle est donc +esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolé peut être soumis +aux mêmes excitants que l'homme en foule; mais comme son cerveau lui +montre les inconvénients d'y céder, il n'y cède pas. C'est ce qu'on peut +physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolé possède +l'aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la possède pas. + +Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les foules pourront être, +suivant les excitations, généreuses ou cruelles, héroïques ou +pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impérieuses que +l'intérêt personnel, l'intérêt de la conservation lui-même, ne les +dominera pas. + +Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant fort variés, et les +foules y obéissant toujours, celles-ci sont par suite, extrêmement +mobiles; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la +férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus +absolu. La foule devient très aisément bourreau, mais non moins aisément +elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulé les torrents de +sang exigés par le triomphe de chaque croyance. Il n'est pas besoin de +remonter aux âges héroïques pour voir de quoi, à ce dernier point de +vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent jamais leur vie dans +une émeute, et il y a bien peu d'années qu'un général, devenu subitement +populaire, eût aisément trouvé cent mille hommes prêts à se faire tuer +pour sa cause, s'il l'eût demandé. + +Rien donc ne saurait être prémédité chez les foules. Elles peuvent +parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires, +mais elles seront toujours sous l'influence des excitations du moment. +Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulève, disperse en +tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs certaines foules +révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de la variabilité de +leurs sentiments. + +Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, surtout +lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si +les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de +régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère +durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne +les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté +durable que de pensée. + +La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle +n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir et la +réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le nombre +lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour l'individu en +foule, la notion d'impossibilité disparaît. L'individu isolé sent bien +qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais, piller un magasin, et, +s'il en est tenté, il résistera aisément à sa tentation. Faisant partie +d'une foule, il a conscience du pouvoir que lui donne le nombre, et il +suffit de lui suggérer des idées de meurtre et de pillage pour qu'il +cède immédiatement à la tentation. L'obstacle inattendu sera brisé avec +frénésie. Si l'organisme humain permettait la perpétuité de la fureur, +on pourrait dire que l'état normal de la foule contrariée est la +fureur. + +Dans l'irritabilité des foules, dans leur impulsivité et leur mobilité, +ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons à étudier, +interviennent toujours les caractères fondamentaux de la race, qui +constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos sentiments. +Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, sans doute, +mais avec de grandes variations de degré. La différence entre une foule +latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, frappante. Les faits +les plus récents de notre histoire jettent une vive lueur sur ce point. +Il a suffi, il y a vingt-cinq ans, de la publication d'un simple +télégramme relatant une insulte supposée faite à un ambassadeur pour +déterminer une explosion de fureur dont une guerre terrible est +immédiatement sortie. Quelques années plus tard, l'annonce télégraphique +d'un insignifiant échec à Langson provoqua une nouvelle explosion qui +amena le renversement instantané du gouvernement. Au même moment, +l'échec beaucoup plus grave d'une expédition anglaise devant Kartoum ne +produisit en Angleterre qu'une émotion très faible, et aucun ministère +ne fut renversé. Les foules sont partout féminines, mais les plus +féminines de toutes sont les foules latines. Qui s'appuie sur elles peut +monter très haut et très vite, mais en côtoyant sans cesse la roche +Tarpéienne et avec la certitude d'en être précipité un jour. + + +§ 2.--SUGGESTIBILITÉ ET CRÉDULITÉ DES FOULES + +Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractères +généraux est une suggestibilité excessive, et nous avons montré +combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion est +contagieuse; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments dans un +sens déterminé. + +Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans cet +état d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La première +suggestion formulée qui surgit s'impose immédiatement par contagion à +tous les cerveaux, et aussitôt l'orientation s'établit. Comme chez tous +les êtres suggestionnés, l'idée qui a envahi le cerveau tend à se +transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais à incendier ou d'un acte +de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même facilité. +Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme chez l'être +isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la somme de raison +qui peut être opposée à sa réalisation. + +Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant +aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments +propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la raison, +dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'être d'une +crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et il +faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle se +créent et se propagent les légendes et les récits les plus +invraisemblables[2]. + +La création des légendes qui circulent si aisément dans les foules n'est +pas déterminée seulement par une crédulité complète. Elle l'est encore +par les déformations prodigieuses que subissent les événements dans +l'imagination de gens assemblés. L'événement le plus simple vu par la +foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et +l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres n'ayant aucun +lien logique avec la première. Nous concevons aisément cet état en +songeant aux bizarres successions d'idées où nous sommes parfois +conduits par l'évocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce +que dans ces images il y a d'incohérence, mais la foule ne le voit +guère; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement réel, +elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de +l'objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son +esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parenté lointaine avec le +fait observé. + +Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque dont +elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens +divers, puisque les individus qui la composent sont de tempéraments fort +différents. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les +déformations sont de même nature et de même sens pour tous les +individus. La première déformation perçue par un des individus de la +collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant +d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, saint +Georges ne fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie +de suggestion et de contagion le miracle signalé par un seul fut +immédiatement accepté par tous. + +Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si +fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères +classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés +par des milliers de personnes. + +Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir la +qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette qualité +est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le +savant sont également incapables d'observation. + +La thèse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il faudrait +reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs volumes n'y +suffiraient pas. + +Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'impression +d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au +hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer. + +Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi parmi +des hallucinations collectives sévissant sur une foule où se trouvaient +des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les plus +instruits. Il est rapporté incidemment par le lieutenant de vaisseau +Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer, et a été +autrefois reproduit dans la _Revue Scientifique_. + +La frégate _la Belle-Poule_ croisait en mer pour retrouver la corvette +_le Berceau_ dont elle avait été séparée par un violent orage. On était +en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie signale une +embarcation désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point +signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un +radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles +flottaient des signaux de détresse. Ce n'était pourtant qu'une +hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation +pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les +officiers qui la montaient voyaient «des masses d'hommes s'agiter, +tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand +nombre de voix». Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva +simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles +arrachées à la côte voisine. Devant une évidence aussi palpable, +l'hallucination s'évanouit. + +Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de +l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un côté, une +foule en état d'attention expectante; de l'autre, une suggestion faite +par la vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, suggestion qui, par +voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants, officiers ou +matelots. + +Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour que la faculté de +voir correctement ce qui se passe devant elle soit détruite, et les +faits réels remplacés par des hallucinations sans parenté avec eux. Dès +que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule, et, alors +même qu'ils seraient des savants distingués, ils prennent tous les +caractères des foules pour ce qui est en dehors de leur spécialité. La +faculté d'observation et l'esprit critique possédés par chacun d'eux +s'évanouissent aussitôt. Un psychologue ingénieux, M. Davey, nous en +fournit un bien curieux exemple, récemment rapporté par les _Annales +des Sciences psychiques_, et qui mérite d'être relaté ici. M. Davey +ayant convoqué une réunion d'observateurs distingués, parmi lesquels un +des premiers savants de l'Angleterre, M. Wallace, exécuta devant eux, et +après leur avoir laissé examiner les objets et poser des cachets où ils +voulaient, tous les phénomènes classiques des spirites: matérialisation +des esprits, écriture sur des ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces +observateurs distingués des rapports écrits affirmant que les phénomènes +observés n'avaient pu être obtenus que par des moyens surnaturels, il +leur révéla qu'ils étaient le résultat de supercheries très simples. «Le +plus étonnant de l'investigation de M. Davey, écrit l'auteur de la +relation, n'est pas la merveille des tours en eux-mêmes, mais l'extrême +faiblesse des rapports qu'en ont faits les témoins non initiés. Donc +dit-il, les témoins peuvent faire de nombreux et positifs récits qui +sont complètement erronés, mais dont le résultat est que, _si l'on +accepte leurs descriptions comme exactes_, les phénomènes qu'ils +décrivent sont inexplicables par la supercherie. Les méthodes inventées +par M. Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait eu la +hardiesse de les employer; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de +la foule qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait +pas.» C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé. Mais +quand on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supérieurs, +préalablement mis en défiance pourtant, on conçoit à quel point il est +facile d'illusionner les foules ordinaires. + +Les exemples analogues sont innombrables. Au moment où j'écris ces +lignes, les journaux sont remplis par l'histoire de deux petites filles +noyées retirées de la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la +façon la plus catégorique par une douzaine de témoins. Toutes les +affirmations étaient si concordantes qu'il n'était resté aucun doute +dans l'esprit du juge d'instruction. Il fit établir l'acte de décès. +Mais au moment où on allait procéder à l'inhumation, le hasard fit +découvrir que les victimes supposées étaient parfaitement vivantes et +n'avaient d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance avec les petites +noyées. Comme dans plusieurs des exemples précédemment cités +l'affirmation du premier témoin, victime d'une illusion, avait suffi à +suggestionner tous les autres. + +Dans les cas semblables, le point de départ de la suggestion est +toujours l'illusion produite chez un individu par des réminiscences plus +ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette +illusion primitive. Si le premier observateur est très impressionnable, +il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaître présente--en +dehors de toute ressemblance réelle--quelque particularité, une +cicatrice ou un détail de toilette, qui puisse évoquer l'idée d'une +autre personne. L'idée évoquée peut alors devenir le noyau d'une sorte +de cristallisation qui envahit le champ de l'entendement et paralyse +toute faculté critique. Ce que l'observateur voit alors, ce n'est plus +l'objet lui-même, mais l'image évoquée dans son esprit. Ainsi +s'expliquent les reconnaissances erronées de cadavres d'enfants par leur +propre mère, tel que le cas suivant, déjà ancien, mais qui a été rappelé +récemment par les journaux, et où l'on voit se manifester précisément +les deux ordres de suggestion dont je viens d'indiquer le mécanisme. + + «L'enfant fut reconnu par un autre enfant--qui se trompait. La + série des reconnaissances inexactes, se déroula alors. + + Et l'on vit une chose très extraordinaire. Le lendemain du jour où + un écolier l'avait reconnu, une femme s'écria: «Ah! mon Dieu, c'est + mon enfant.» + + On l'introduit près du cadavre, elle examine les effets, constate + une cicatrice au front. «C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils, + perdu depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué!» + + La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On + fit venir son beau-frère qui, sans hésitation, dit: «Voilà le petit + Philibert.» Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert + Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre + maître d'école pour qui la médaille était un indice. + + Eh bien, les voisins, le beau-frère, le maître d'école et la mère + se trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut + établie. C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les + messageries, apporté à Paris[3].» + +On remarquera que ces reconnaissances se font, le plus souvent, par des +femmes et des enfants, c'est-à-dire précisément par les êtres les plus +impressionnables. Elles nous montrent, du même coup, ce que peuvent +valoir en justice de tels témoignages. En ce qui concerne les enfants, +notamment, leurs affirmations ne devraient jamais être invoquées. Les +magistrats répètent comme un lieu commun qu'à cet âge on ne ment pas. +Avec une culture psychologique un peu moins sommaire, ils sauraient qu'à +cet âge au contraire on ment toujours. Le mensonge, sans doute, est +innocent, mais il n'en est pas moins un mensonge. Mieux vaudrait décider +à pile ou face la condamnation d'un accusé que de la décider, comme on +l'a fait tant de fois, d'après le témoignage d'un enfant. + +Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous conclurons +que ses observations collectives sont les plus erronées de toutes et que +le plus souvent elles représentent simplement l'illusion d'un individu +qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On pourrait +multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir la plus +complète défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes ont +assisté, il y a vingt-cinq ans, à la célèbre charge de cavalerie de la +bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des +témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle fut +commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a prouvé +que l'on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les faits +les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des +centaines de témoins avaient cependant attestés[4]. + +De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des foules. +Les traités de logique font rentrer l'unanimité de nombreux témoins +dans la catégorie des preuves les plus solides qu'on puisse invoquer +pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais ce que nous savons de la +psychologie des foules montre que les traités de logique sont à refaire +entièrement sur ce point. Les événements les plus douteux sont +certainement ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de +personnes. Dire qu'un fait a été simultanément constaté par des milliers +de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait réel est fort +différent du récit adopté. + +Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut considérer comme des +ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des récits +fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d'explications faites +après coup. Gâcher du plâtre est faire oeuvre bien plus utile que de +perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne nous avait pas +légué ses oeuvres littéraires, artistiques et monumentales, nous ne +saurions absolument rien de réel sur ce passé. Connaissons-nous un seul +mot de vrai concernant la vie des grands hommes qui ont joué les rôles +prépondérants dans l'humanité, tels que Hercule, Bouddha, Jésus ou +Mahomet? Très probablement non. Au fond d'ailleurs, leur vie réelle nous +importe fort peu. Ce que nous avons intérêt à connaître, ce sont les +grands hommes tels que la légende populaire les a fabriqués. Ce sont les +héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné +l'âme des foules. + +Malheureusement les légendes--alors même qu'elles sont fixées par les +livres--n'ont elles-mêmes aucune consistance. L'imagination des foules +les transforme sans cesse suivant les temps, et surtout suivant les +races. Il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la Bible au Dieu d'amour +de sainte Thérèse, et le Bouddha adoré en Chine n'a plus aucuns traits +communs avec celui qui est vénéré dans l'Inde. + +Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros pour +que leur légende soit transformée par l'imagination des foules. La +transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos +jours la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se modifier +plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, Napoléon +devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et libéral, ami +des humbles, qui, au dire des poètes, devaient conserver son souvenir +sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après, le héros +débonnaire était devenu un despote sanguinaire qui, après avoir usurpé +le pouvoir et la liberté, fit périr trois millions d'hommes uniquement +pour satisfaire son ambition. De nos jours, nous assistons à une +nouvelle transformation de la légende. Quand quelques dizaines de +siècles auront passé sur elle, les savants de l'avenir, en présence de +ces récits contradictoires, douteront peut-être de l'existence du héros, +comme ils doutent parfois de celle de Bouddha, et ne verront en lui que +quelque mythe solaire ou un développement de la légende d'Hercule. Ils +se consoleront aisément sans doute de cette incertitude, car, mieux +initiés qu'aujourd'hui à la connaissance de la psychologie des foules, +ils sauront que l'histoire ne peut guère éterniser que des mythes. + + +§ 3.--EXAGÉRATION ET SIMPLISME DES SENTIMENTS DES FOULES + +Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une +foule, ils présentent ce double caractère d'être très simples et très +exagérés. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'individu en foule se +rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les +choses en bloc et ne connaît pas les transitions. Dans la foule, +l'exagération des sentiments est fortifiée par ce fait, qu'un sentiment +manifesté se propageant très vite par voie de suggestion et de +contagion, l'approbation évidente dont il est l'objet accroît +considérablement sa force. + +La simplicité et l'exagération des sentiments des foules font que ces +dernières ne connaissent ni le doute ni l'incertitude. Comme les femmes, +elles vont tout de suite aux extrêmes. Le soupçon énoncé se transforme +aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement d'antipathie ou de +désapprobation, qui, chez l'individu isolé, ne s'accentuerait pas, +devient aussitôt haine féroce chez l'individu en foule. + +La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les +foules hétérogènes surtout, par l'absence de responsabilité. La +certitude de l'impunité, certitude d'autant plus forte que la foule est +plus nombreuse, et la notion d'une puissance momentanée considérable due +au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et des +actes impossibles à l'individu isolé. Dans les foules, l'imbécile, +l'ignorant et l'envieux sont libérés du sentiment de leur nullité et de +leur impuissance, que remplace la notion d'une force brutale, passagère, +mais immense. + +L'exagération, chez les foules, porte malheureusement souvent sur de +mauvais sentiments, reliquat atavique des instincts de l'homme primitif, +que la crainte du châtiment oblige l'individu isolé et responsable à +refréner. C'est ce qui fait que les foules sont si facilement conduites +aux pires excès. + +Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habilement, les foules ne +soient capables d'héroïsme, de dévouement et de vertus très hautes. +Elles en sont même plus capables que l'individu isolé. Nous aurons +bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la moralité des +foules. + +Exagérée dans ses sentiments, la foule n'est impressionnée que par des +sentiments excessifs. L'orateur qui veut la séduire doit abuser des +affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter +de rien démontrer par un raisonnement, sont des procédés d'argumentation +bien connus des orateurs des réunions populaires. + +La foule veut encore la même exagération dans les sentiments de ses +héros. Leurs qualités et leurs vertus apparentes doivent toujours être +amplifiées. On a très justement remarqué qu'au théâtre la foule exige du +héros de la pièce des qualités de courage, de moralité, de vertu qui ne +sont jamais pratiquées dans la vie. + +On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâtre. Il en existe +une, sans doute, mais ses règles n'ont le plus souvent rien à faire avec +le bon sens et la logique. L'art de parler aux foules est d'ordre +inférieur sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales. Il est +souvent impossible de s'expliquer à la lecture le succès de certaines +pièces. Les directeurs des théâtres, quand ils les reçoivent, sont +eux-mêmes le plus souvent très incertains de la réussite, parce que, +pour juger, il faudrait qu'ils pussent se transformer en foule[5]. Ici +encore, si nous pouvions entrer dans les développements, nous +montrerions l'influence prépondérante de la race. La pièce de théâtre +qui enthousiasme la foule dans un pays n'a parfois aucun succès dans un +autre, ou n'a qu'un succès d'estime et de convention, parce qu'elle ne +met pas en jeu les ressorts capables de soulever son nouveau public. + +Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des foules ne porte que +sur les sentiments, et en aucune façon sur l'intelligence. J'ai déjà +fait voir que, par le fait seul que l'individu est en foule, son niveau +intellectuel baisse immédiatement et considérablement. C'est ce qu'un +magistrat érudit, M. Tarde, a également constaté dans ses recherches sur +les crimes des foules. Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que +les foules peuvent monter très haut ou descendre au contraire très bas. + + +§ 4.--INTOLÉRANCE, AUTORITARISME ET CONSERVATISME DES FOULES + +Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes; les +opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou +rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou +des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances +déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été engendrées par +voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont +intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes. + +N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d'autre +part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire +qu'intolérante. L'individu peut supporter la contradiction et la +discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions +publiques, la plus légère contradiction de la part d'un orateur est +immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes +invectives, bientôt suivis de voies de fait et d'expulsion pour peu que +l'orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de +l'autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré. + +L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux chez toutes les +catégories de foules, mais ils s'y présentent à des degrés forts divers; +et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, dominatrice de +tous les sentiments et de toutes les pensées des hommes. C'est surtout +chez les foules latines que l'autoritarisme et l'intolérance sont +développés à un haut degré. Ils le sont au point d'avoir détruit +entièrement ce sentiment de l'indépendance individuelle si puissant chez +l'Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles qu'à l'indépendance +collective de la secte à laquelle elles appartiennent, et la +caractéristique de cette indépendance est le besoin d'asservir +immédiatement et violemment à leurs croyances tous les dissidents. Chez +les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, depuis ceux de +l'Inquisition, n'ont jamais pu s'élever à une autre conception de la +liberté. + +L'autoritarisme et l'intolérance sont pour les foules des sentiments +très clairs, qu'elles conçoivent aisément et qu'elles acceptent aussi +facilement qu'elles les pratiquent, dès qu'on les leur impose. Les +foules respectent docilement la force et sont médiocrement +impressionnées par la bonté, qui n'est guère pour elles qu'une forme de +la faiblesse. Leurs sympathies n'ont jamais été aux maîtres débonnaires, +mais aux tyrans qui les ont vigoureusement écrasées. C'est toujours à +ces derniers qu'elles dressent les plus hautes statues. Si elles foulent +volontiers aux pieds le despote renversé, c'est parce qu'ayant perdu sa +force, il rentre dans cette catégorie des faibles qu'on méprise parce +qu'on ne les craint pas. Le type du héros cher aux foules aura toujours +la structure d'un César. Son panache les séduit, son autorité leur +impose et son sabre leur fait peur. + +Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se +courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la force de +l'autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses +sentiments extrêmes, passe alternativement de l'anarchie à la servitude, +et de la servitude à l'anarchie. + +Ce serait d'ailleurs bien méconnaître la psychologie des foules que de +croire à la prédominance de leurs instincts révolutionnaires. Leurs +violences seules nous illusionnent sur ce point. Leurs explosions de +révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Les foules sont +trop régies par l'inconscient, et trop soumises par conséquent à +l'influence d'hérédités séculaires, pour n'être pas extrêmement +conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de +leurs désordres et se dirigent d'instinct vers la servitude. Ce furent +les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui acclamèrent le +plus énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et +fit durement sentir sa main de fer. + +Il est difficile de comprendre l'histoire, celle des révolutions +populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts +profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les +noms de leurs institutions, et elles accomplissent parfois même de +violentes révolutions pour obtenir ces changements; mais le fond de ces +institutions est trop l'expression des besoins héréditaires de la race +pour qu'elles n'y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne +porte que sur les choses tout à fait superficielles. En fait, elles ont +des instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux de tous les +primitifs. Leur respect fétichiste pour les traditions est absolu, leur +horreur inconsciente de toutes les nouveautés capables de changer leurs +conditions réelles d'existence, est tout à fait profonde. Si les +démocraties eussent possédé le pouvoir qu'elles ont aujourd'hui à +l'époque où furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les +chemins de fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou +ne l'eût été qu'au prix de révolutions et de massacres répétés. Il est +heureux, pour les progrès de la civilisation, que la puissance des +foules n'ait commencé à naître que lorsque les grandes découvertes de la +science et de l'industrie étaient déjà accomplies. + + +§ 5.--MORALITÉ DES FOULES + +Si nous prenons le mot de moralité dans le sens de respect constant de +certaines conventions sociales et de répression permanente des +impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop +impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité. Mais si, +dans le terme de moralité, nous faisons entrer l'apparition momentanée +de certaines qualités telles que l'abnégation, le dévouement, le +désintéressement, le sacrifice de soi-même, le besoin d'équité, nous +pouvons dire que les foules sont au contraire parfois susceptibles d'une +moralité très haute. + +Les rares psychologues qui ont étudié les foules ne les ont envisagées +qu'au point de vue de leurs actes criminels; et, voyant à quel point ces +actes sont fréquents, ils les ont considérées comme ayant un niveau +moral très bas. + +Sans doute il en est souvent ainsi: mais pourquoi? Simplement, parce +que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges +primitifs qui dorment au fond de chacun de nous. Dans la vie de +l'individu isolé, il lui serait dangereux de les satisfaire, alors que +son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent +l'impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne +pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos +semblables, nous nous bornons à les exercer sur les animaux. C'est d'une +même source que dérivent la passion si générale pour la chasse et les +actes de férocité des foules. La foule qui écharpe lentement une victime +sans défense fait preuve d'une férocité très lâche; mais, pour le +philosophe, cette férocité est bien proche parente de celle des +chasseurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plaisir +d'assister à la poursuite et à l'éventrement d'un malheureux cerf par +leurs chiens. + +Si la foule est capable de meurtre, d'incendie et de toutes sortes de +crimes, elle est également capable d'actes de dévouement, de sacrifice +et de désintéressement très élevés, beaucoup plus élevés même que ceux +dont est capable l'individu isolé. C'est surtout sur l'individu en foule +qu'on agit, et souvent jusqu'à obtenir le sacrifice de la vie, en +invoquant des sentiments de gloire, d'honneur, de religion et de patrie. +L'histoire fourmille d'exemples analogues à ceux des croisades et des +volontaires de 93. Seules les collectivités sont capables de grands +désintéressements et de grands dévouements. Que de foules se sont fait +héroïquement massacrer pour des croyances, des idées et des mots +qu'elles comprenaient à peine. Les foules qui font des grèves les font +bien plus pour obéir à un mot d'ordre que pour obtenir une augmentation +du maigre salaire dont elles se contentent. L'intérêt personnel est bien +rarement un mobile puissant chez les foules, alors qu'il est le mobile à +peu près exclusif de l'individu isolé. Ce n'est certes pas l'intérêt qui +a guidé les foules dans tant de guerres, incompréhensibles le plus +souvent pour leur intelligence, et où elles se sont laissé aussi +facilement massacrer que les alouettes hypnotisées par le miroir que +manoeuvre le chasseur. + +Même pour les parfaits gredins, il arrive fort souvent que le fait seul +d'être réunis en foule leur donne momentanément des principes de +moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de +septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles et +les bijoux qu'ils trouvaient sur leurs victimes, et qu'ils eussent pu +aisément dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui +envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s'empara d'aucun +des objets qui l'éblouirent et dont un seul eût représenté du pain pour +bien des jours. + +Cette moralisation de l'individu par la foule n'est certes pas une règle +constante, mais c'est une règle qui s'observe fréquemment. Elle +s'observe même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles +que je viens de citer. J'ai déjà dit qu'au théâtre la foule veut chez le +héros de la pièce des vertus exagérées, et il est d'une observation +banale qu'une assistance, même composée d'éléments inférieurs, se montre +généralement très prude. Le viveur professionnel, le souteneur, le voyou +gouailleur murmurent souvent devant une scène un peu risquée ou un +propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations +habituelles. + +Donc, si les foules se livrent souvent à de bas instincts, elles donnent +aussi parfois l'exemple d'actes de moralité élevés. Si le +désintéressement, la résignation, le dévouement absolu à un idéal +chimérique ou réel sont des vertus morales, on peut dire que les foules +possèdent souvent ces vertus-là à un degré que les plus sages des +philosophes ont rarement atteint. Elles les pratiquent sans doute avec +inconscience, mais qu'importe. Ne nous plaignons pas trop que les foules +soient guidées surtout par l'inconscient, et ne raisonnent guère. Si +elles avaient raisonné quelquefois et consulté leurs intérêts immédiats, +aucune civilisation ne se fût développée peut-être à la surface de notre +planète, et l'humanité n'aurait pas eu d'histoire. + +NOTES: + +[2] Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu de nombreux +exemples de cette crédulité des foules aux choses les plus +invraisemblables. Une bougie allumée à un étage supérieur était +considérée aussitôt comme un signal fait aux assiégeants, bien qu'il fût +évident, après deux secondes de réflexion, qu'il leur était absolument +impossible d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la lueur de +cette bougie. + +[3] _Éclair_ du 21 avril 1895. + +[4] Savons-nous, pour une seule bataille, comment elle s'est passée +exactement? J'en doute fort. Nous savons quels furent les vainqueurs et +les vaincus, mais probablement rien de plus. Ce que M. d'Harcourt, +acteur et témoin, rapporte de la bataille de Solférino peut s'appliquer +à toutes les batailles: «Les généraux (renseignés naturellement par des +centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels; les +officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et +rédigent le projet définitif; le chef d'état-major le conteste et le +refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie: «Vous +vous trompez absolument!» et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne +reste presque rien du rapport primitif.» M. d'Harcourt relate ce fait +comme une preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur +l'événement le plus saisissant, le mieux observé. + +[5] C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive parfois que des +pièces refusées par tous les directeurs de théâtre obtiennent de +prodigieux succès lorsque, par hasard, elles sont jouées. On sait le +succès récent de la pièce de M. Coppée, _Pour la couronne_, refusée +pendant dix ans par les directeurs des premiers théâtres, malgré le nom +de son auteur. _La marraine de Charley_, refusée par tous les théâtres +et finalement montée aux frais d'un agent de change, a eu deux cents +représentations en France et plus de mille en Angleterre. Sans +l'explication donnée plus haut sur l'impossibilité où se trouvent les +directeurs de théâtre de pouvoir se substituer mentalement à la foule, +de telles aberrations de jugement de la part d'individus compétents et +très intéressés à ne pas commettre d'aussi lourdes erreurs seraient +inexplicables. C'est un sujet que je ne puis développer ici et qui +mériterait de tenter la plume d'un homme de théâtre doublé d'un +psychologue subtil, tel par exemple que M. Sarcey. + + + + +CHAPITRE III + +Idées, raisonnements et imagination des foules. + +§ 1. _Les idées des foules._--Les idées fondamentales et les idées +accessoires.--Comment peuvent subsister simultanément des idées +contradictoires.--Transformations que doivent subir les idées +supérieures pour être accessibles aux foules.--Le rôle social des idées +est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent contenir.--§ 2. +_Les raisonnements des foules._--Les foules ne sont pas influençables +par des raisonnements.--Les raisonnements des foules sont toujours +d'ordre très inférieur.--Les idées qu'elles associent n'ont que des +apparences d'analogie ou de succession.--§ 3. _L'imagination des +foules._--Puissance de l'imagination des foules.--Elles pensent par +images, et ces images se succèdent sans aucun lien.--Les foules sont +frappées surtout par le côté merveilleux des choses.--Le merveilleux et +le légendaire sont les vrais supports des civilisations.--L'imagination +populaire a toujours été la base de la puissance des hommes +d'État.--Comment se présentent les faits capables de frapper +l'imagination des foules. + + +§ 1.--LES IDÉES DES FOULES + +Étudiant dans notre précédent ouvrage le rôle des idées dans l'évolution +des peuples, nous avons montré que chaque civilisation dérive d'un petit +nombre d'idées fondamentales fort rarement renouvelées. Nous avons +exposé comment ces idées s'établissent dans l'âme des foules; avec +quelle difficulté elles y pénètrent, et la puissance qu'elles possèdent +quand elles y ont pénétré. Nous avons vu enfin comment les grandes +perturbations historiques dérivent le plus souvent des changements de +ces idées fondamentales. + +Ayant suffisamment traité ce sujet, je n'y reviendrai pas maintenant et +me bornerai à dire quelques mots des idées qui sont accessibles aux +foules et sous quelles formes celles-ci les conçoivent. + +On peut les diviser en deux classes. Dans l'une nous placerons les idées +accidentelles et passagères créées sous des influences du moment: +l'engouement pour un individu ou une doctrine par exemple. Dans l'autre, +les idées fondamentales auxquelles le milieu, l'hérédité, l'opinion +donnent une stabilité très grande: telles les croyances religieuses +jadis, les idées démocratiques et sociales aujourd'hui. + +Les idées fondamentales pourraient être figurées par la masse des eaux +d'un fleuve déroulant lentement son cours; les idées passagères par les +petites vagues, toujours changeantes, qui agitent sa surface, et qui, +bien que sans importance réelle, sont plus visibles que la marche du +fleuve lui-même. + +De nos jours, les grandes idées fondamentales dont ont vécu nos pères +sont de plus en plus chancelantes. Elles ont perdu toute solidité, et, +du même coup, les institutions qui reposaient sur elles se sont trouvées +profondément ébranlées. Il se forme journellement beaucoup de ces +petites idées transitoires dont je parlais à l'instant; mais très peu +d'entre elles paraissent visiblement grandir et devoir acquérir une +influence prépondérante. + +Quelles que soient les idées suggérées aux foules, elles ne peuvent +devenir dominantes qu'à la condition de revêtir une forme très absolue +et très simple. Elles se présentent alors sous l'aspect d'images, et ne +sont accessibles aux masses que sous cette forme. Ces idées-images ne +sont rattachées entre elles par aucun lien logique d'analogie ou de +succession, et peuvent se substituer l'une à l'autre comme les verres de +la lanterne magique que l'opérateur retire de la boîte où ils étaient +superposés. Et c'est pourquoi on peut voir dans les foules se maintenir +côte à côte les idées les plus contradictoires. Suivant les hasards du +moment, la foule sera placée sous l'influence de l'une des idées +diverses emmagasinées dans son entendement, et pourra par conséquent +commettre les actes les plus dissemblables. Son absence complète +d'esprit critique ne lui permet pas d'en percevoir les contradictions. + +Ce n'est pas là un phénomène spécial aux foules; on l'observe chez +beaucoup d'individus isolés, non seulement parmi les êtres primitifs, +mais chez tous ceux qui par un côté quelconque de leur esprit,--les +sectateurs d'une foi religieuse intense par exemple,--se rapprochent des +primitifs. Je l'ai observé à un degré curieux chez des Hindous lettrés, +élevés dans nos universités européennes, et ayant obtenu tous les +diplômes. Sur leur fonds immuable d'idées religieuses ou sociales +héréditaires s'était superposé, sans nullement les altérer, un fonds +d'idées occidentales sans parenté avec les premières. Suivant les +hasards du moment, les unes ou les autres apparaissaient avec leur +cortège spécial d'actes ou de discours, et le même individu présentait +ainsi les contradictions les plus flagrantes. Contradictions, +d'ailleurs, plus apparentes que réelles, car les idées héréditaires +seules sont assez puissantes chez l'individu isolé pour devenir des +mobiles de conduite. C'est seulement lorsque, par des croisements, +l'homme se trouve entre les impulsions d'hérédités différentes, que les +actes peuvent être réellement d'un moment à l'autre tout à fait +contradictoires. Il serait inutile d'insister ici sur ces phénomènes, +bien que leur importance psychologique soit capitale. Je considère qu'il +faut au moins dix ans de voyages et d'observations pour arriver à les +comprendre. + +Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après avoir revêtu une forme +très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les plus +complètes transformations. C'est surtout quand il s'agit d'idées +philosophiques ou scientifiques un peu élevées, qu'on peut constater la +profondeur des modifications qui leur sont nécessaires pour descendre de +couche en couche jusqu'au niveau des foules. Ces modifications dépendent +des catégories des foules ou de la race à laquelle ces foules +appartiennent; mais elles sont toujours amoindrissantes et +simplifiantes. Et c'est pourquoi, au point de vue social, il n'y a +guère, en réalité, de hiérarchie des idées, c'est-à-dire d'idées plus ou +moins élevées. Par le fait seul qu'une idée arrive aux foules et peut +agir, si grande ou si vraie qu'elle ait été à son origine, elle est +dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa grandeur. + +D'ailleurs, au point de vue social, la valeur hiérarchique d'une idée +est sans importance. Ce qu'il faut considérer, ce sont les effets +qu'elle produit. Les idées chrétiennes du moyen âge, les idées +démocratiques du siècle dernier, les idées sociales d'aujourd'hui, ne +sont pas certes très élevées. On ne peut philosophiquement les +considérer que comme d'assez pauvres erreurs; et cependant leur rôle a +été et sera immense, et elles compteront longtemps parmi les plus +essentiels facteurs de la conduite des États. + +Alors même que l'idée a subi les transformations qui la rendent +accessible aux foules, elle n'agit que lorsque, par des procédés divers +qui seront étudiés ailleurs, elle a pénétré dans l'inconscient et est +devenue un sentiment, ce qui est toujours fort long. + +Il ne faut pas croire, en effet, que c'est simplement parce que la +justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets, même +chez les esprits cultivés. On s'en rend vite compte en voyant combien la +démonstration la plus claire a peu d'influence sur la majorité des +hommes. L'évidence, si elle est éclatante pourra être reconnue par un +auditeur instruit; mais ce nouveau converti sera vite ramené par son +inconscient à ses conceptions primitives. Revoyez-le au bout de quelques +jours, et il vous servira de nouveau ses anciens arguments, exactement +dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous l'influence d'idées +antérieures devenues des sentiments; et ce sont celles-là seules qui +agissent sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours. Il ne +saurait en être autrement pour les foules. + +Mais lorsque, par des procédés divers, une idée a fini par pénétrer dans +l'âme des foules, elle possède une puissance irrésistible et déroule +toute une série d'effets qu'il faut subir. Les idées philosophiques qui +aboutirent à la Révolution française mirent près d'un siècle à +s'implanter dans l'âme des foules. On sait leur irrésistible force +quand elles y furent établies. L'élan d'un peuple entier vers la +conquête de l'égalité sociale, vers la réalisation de droits abstraits +et de libertés idéales, fit chanceler tous les trônes et bouleversa +profondément le monde occidental. Pendant vingt ans les peuples se +précipitèrent les uns sur les autres, et l'Europe connut des hécatombes +qui eussent effrayé Gengiskhan et Tamerlan. Jamais le monde ne vit à un +tel degré ce que peut produire le déchaînement d'une idée. + +Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme des +foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir. Aussi +les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en retard de +plusieurs générations sur les savants et les philosophes. Tous les +hommes d'État savent bien aujourd'hui ce que contiennent d'erroné les +idées fondamentales que je citais à l'instant, mais comme leur influence +est très puissante encore, ils sont obligés de gouverner suivant des +principes à la vérité desquels ils ne croient plus. + + +§ 2.--LES RAISONNEMENTS DES FOULES + +On ne peut dire d'une façon tout à fait absolue que les foules ne +raisonnent pas et ne sont pas influençables par des raisonnements. Mais +les arguments qu'elles emploient et ceux qui peuvent agir sur elles +sont, au point de vue logique, d'un ordre tellement inférieur que c'est +seulement par voie d'analogie qu'on peut les qualifier de raisonnements. + +Les raisonnements inférieurs des foules sont, comme les raisonnements +élevés, basés sur des associations; mais les idées associées par les +foules n'ont entre elles que des liens apparents d'analogie ou de +succession. Elles s'enchaînent comme celles de l'Esquimau qui, sachant +par expérience que la glace, corps transparent, fond dans la bouche, en +conclut que le verre, corps également transparent, doit fondre aussi +dans la bouche; ou celles du sauvage qui se figure qu'en mangeant le +coeur d'un ennemi courageux, il acquiert sa bravoure; ou encore de +l'ouvrier qui, ayant été exploité par un patron, en conclut +immédiatement que tous les patrons sont des exploiteurs. + +Association de choses dissemblables, n'ayant entre elles que des +rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers, +telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont +des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui +savent les manier; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une +chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux +foules, et c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raisonnent +pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un +raisonnement. On s'étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de +certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme sur les +foules qui les écoutaient; mais on oublie qu'ils furent faits pour +entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes. +L'orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les +images qui la séduisent. S'il réussit, son but a été atteint; et vingt +volumes de harangues--toujours fabriquées après coup--ne valent pas les +quelques phrases arrivées jusqu'aux cerveaux qu'il fallait convaincre. + +Il serait superflu d'ajouter que l'impuissance des foules à raisonner +juste les empêche d'avoir aucune trace d'esprit critique, c'est-à-dire +d'être aptes à discerner la vérité de l'erreur, à porter un jugement +précis sur quoi que ce soit. Les jugements que les foules acceptent ne +sont que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. À ce +point de vue, nombreux sont les hommes qui ne s'élèvent pas au-dessus de +la foule. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent +générales tient surtout à l'impossibilité où sont la plupart des hommes +de se former une opinion particulière basée sur leurs propres +raisonnements. + + +§ 3.--L'IMAGINATION DES FOULES + +De même que pour les êtres chez qui le raisonnement n'intervient pas, +l'imagination représentative des foules est très puissante, très active, +et susceptible d'être vivement impressionnée. Les images évoquées dans +leur esprit par un personnage, un événement, un accident, ont presque la +vivacité des choses réelles. Les foules sont un peu dans le cas du +dormeur dont la raison, momentanément suspendue, laisse surgir dans +l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se dissiperaient +vite si elles pouvaient être soumises à la réflexion. Les foules, +n'étant capables ni de réflexion ni de raisonnement, ne connaissent pas +l'invraisemblable: or, ce sont les choses les plus invraisemblables qui +sont généralement les plus frappantes. + +Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés merveilleux et légendaires +des événements qui frappent le plus les foules. Quand on analyse une +civilisation, on voit que c'est, en réalité, le merveilleux et le +légendaire qui en sont les vrais supports. Dans l'histoire, l'apparence +a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la réalité. L'irréel +y prédomine toujours sur le réel. + +Les foules, ne pouvant penser que par images, ne se laissent +impressionner que par des images. Seules les images les terrifient ou +les séduisent, et deviennent des mobiles d'action. + +Aussi, les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa forme +la plus nettement visible, ont-elles toujours une énorme influence sur +les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis pour la plèbe +romaine l'idéal du bonheur, et elle ne demandait rien de plus. Pendant +la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne frappe davantage +l'imagination des foules de toutes catégories que les représentations +théâtrales. Toute la salle éprouve en même temps les mêmes émotions, et +si ces émotions ne se transforment pas aussitôt en actes, c'est que le +spectateur le plus inconscient ne peut ignorer qu'il est victime +d'illusions, et qu'il a ri ou pleuré à d'imaginaires aventures. Parfois +cependant les sentiments suggérés par les images sont si forts qu'ils +tendent, comme les suggestions habituelles, à se transformer en actes. +On a raconté bien des fois l'histoire de ce théâtre populaire qui, ne +jouant que des drames sombres, était obligé de faire protéger à la +sortie l'acteur qui représentait le traître, pour le soustraire aux +violences des spectateurs indignés des crimes, imaginaires pourtant, que +ce traître avait commis. C'est là, je crois, un des indices les plus +remarquables de l'état mental des foules, et surtout de la facilité +avec laquelle on les suggestionne. L'irréel a presque autant d'action +sur elles que le réel. Elles ont une tendance évidente à ne pas les +différencier. + +C'est sur l'imagination populaire qu'est fondée la puissance des +conquérants et la force des États. C'est surtout en agissant sur elle +qu'on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la +création du Bouddhisme, du Christianisme, de l'Islamisme, la Réforme, la +Révolution, et, de nos jours, l'invasion menaçante du Socialisme, sont +les conséquences directes ou lointaines d'impressions fortes produites +sur l'imagination des foules. + +Aussi, tous les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les +pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré +l'imagination populaire comme la base de leur puissance, et jamais ils +n'ont essayé de gouverner contre elle. «C'est en me faisant catholique, +disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée; en +me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant +ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un +peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.» Jamais, +peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n'a mieux su +comment l'imagination des foules doit être impressionnée. Sa +préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses +victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. À +son lit de mort il y songeait encore. + +Comment impressionne-t-on l'imagination des foules? Nous le verrons +bientôt. Bornons-nous, pour le moment, à dire que ce n'est jamais en +essayant d'agir sur l'intelligence et la raison, c'est-à-dire par voie +de démonstration. Ce ne fut pas au moyen d'une rhétorique savante +qu'Antoine réussit à ameuter le peuple contre les meurtriers de César. +Ce fut en lui lisant son testament et en lui montrant son cadavre. + +Tout ce qui frappe l'imagination des foules se présente sous forme d'une +image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation +accessoire, ou n'ayant d'autre accompagnement que quelques faits +merveilleux ou mystérieux: une grande victoire, un grand miracle, un +grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et +ne jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits +accidents ne frapperont pas du tout l'imagination des foules; tandis +qu'un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont +profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que +les cent petits accidents réunis. L'épidémie d'influenza qui, il y a peu +d'années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes en quelques +semaines, frappa très peu l'imagination populaire. Cette véritable +hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible, +mais seulement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un +accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût seulement fait +périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident +bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire +produit sur l'imagination une impression immense. La perte probable d'un +transatlantique qu'on supposait, faute de nouvelles, coulé en pleine +mer, frappa profondément pendant huit jours l'imagination des foules. Or +les statistiques officielles montrent que dans la seule année 1894, 850 +navires à voile et 208 à vapeur ont été perdus. Mais, de ces pertes +successives, bien autrement importantes comme destruction de vies et de +marchandises qu'eût pu l'être celle du transatlantique en question, les +foules ne se sont pas préoccupées un seul instant. + +Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l'imagination +populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et présentés. Il +faut que par leur condensation, si je puis m'exprimer ainsi, ils +produisent une image saisissante qui remplisse et obsède l'esprit. Qui +connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules connaît aussi +l'art de les gouverner. + + + + +CHAPITRE IV + +Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules. + +Ce qui constitue le sentiment religieux.--Il est indépendant de +l'adoration d'une divinité.--Ses caractéristiques.--Puissance des +convictions revêtant la forme religieuse.--Exemples divers.--Les dieux +populaires n'ont jamais disparu.--Formes nouvelles sous lesquelles ils +renaissent.--Formes religieuses de l'athéisme.--Importance de ces +notions au point de vue historique.--La Réforme, la Saint-Barthélemy, la +Terreur et tous les événements analogues, sont la conséquence des +sentiments religieux des foules, et non de la volonté d'individus +isolés. + + +Nous avons montré que les foules ne raisonnent pas; qu'elles admettent +ou rejettent les idées en bloc; ne supportent ni discussion, ni +contradiction, et que les suggestions agissant sur elles envahissent +entièrement le champ de leur entendement et tendent aussitôt à se +transformer en actes. Nous avons montré que les foules convenablement +suggestionnées sont prêtes à se sacrifier pour l'idéal qui leur a été +suggéré. Nous avons vu aussi qu'elles ne connaissent que les sentiments +violents et extrêmes, que, chez elles, la sympathie devient vite +adoration, et qu'à peine née l'antipathie se transforme en haine. Ces +indications générales permettent déjà de pressentir la nature de leurs +convictions. + +Quand on examine de près les convictions des foules, aussi bien aux +époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels que +ceux du dernier siècle, on constate que ces convictions revêtent +toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en +lui donnant le nom de sentiment religieux. + +Ce sentiment a des caractéristiques très simples: adoration d'un être +supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose, +soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses +dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous +ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu +invisible, à une idole de pierre ou de bois, à un héros ou à une idée +politique, du moment qu'il présente les caractéristiques précédentes il +reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y +retrouvent au même degré. Inconsciemment les foules revêtent d'une +puissance mystérieuse la formule politique ou le chef victorieux qui +pour le moment les fanatise. + +On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand +on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la +volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un +être qui devient le but et le guide des pensées et des actions. + +L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire +d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient +posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se +retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction +quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi +foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur +cruelle ardeur dérivait de la même source. + +Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission +aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente qui +sont inhérents au sentiment religieux; et c'est pourquoi on peut dire +que toutes leurs croyances ont une forme religieuse. Le héros que la +foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut +pendant quinze ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits +adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les +dieux du paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire +plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises. + +Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les ont +fondées que parce qu'ils ont su imposer aux foules ces sentiments de +fanatisme qui font que l'homme trouve son bonheur dans l'adoration et +l'obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été +ainsi à toutes les époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine, +Fustel de Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement par +la force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration +religieuse qu'il inspirait. «Il serait sans exemple dans l'histoire du +monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des populations ait duré +cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que trente légions de l'Empire +eussent pu contraindre cent millions d'hommes à obéir.» S'ils +obéissaient, c'est que l'empereur, qui personnifiait la grandeur +romaine, était adoré comme une divinité, du consentement unanime. Dans +la moindre bourgade de l'Empire, l'empereur avait ses autels. «On vit +surgir en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre, +une religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes. +Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée +par soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de Lyon, +à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités gauloises, +étaient les premiers personnages de leur pays... Il est impossible +d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité. Des peuples +entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant trois siècles. +Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le prince, c'était Rome. +Ce n'était pas Rome seulement, c'était la Gaule, c'était l'Espagne, +c'était la Grèce et l'Asie.» + +Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes n'ont plus +d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on leur +rend n'est pas notablement différent de celui qu'on leur rendait jadis. +On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire que quand +on est bien pénétré de ce point fondamental de la psychologie des +foules. Il faut être dieu pour elles ou ne rien être. + +Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un autre +âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte éternelle +contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne +veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au nom +desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies; mais elles +n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais +les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et d'autels. +Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le mouvement populaire +connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle facilité les +instincts religieux des foules sont prêts à renaître. Il n'était pas +d'auberge de village, qui ne possédât l'image du héros. On lui +attribuait la puissance de remédier à toutes les injustices, à tous les +maux; et des milliers d'hommes auraient donné leur vie pour lui. Quelle +place n'eût-il pas pris dans l'histoire si son caractère eût été de +force à soutenir tant soit peu sa légende! + +Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une +religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et +sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir +toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion. +L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait +toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes +extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la petite +secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui est arrivé +bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond Dostoïewsky nous +rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les lumières de la raison, il +brisa les images des divinités et des saints qui ornaient l'autel d'une +chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre un instant, remplaça les +images détruites par les ouvrages de quelques philosophes athées, tels +que Büchner et Moleschott, puis ralluma pieusement les cierges. L'objet +de ses croyances religieuses s'était transformé, mais ses sentiments +religieux, peut-on dire vraiment qu'ils avaient changé? + +On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements +historiques--et ce sont précisément les plus importants--que lorsqu'on +s'est rendu compte de cette forme religieuse que finissent toujours par +prendre les convictions des foules. Il y a des phénomènes sociaux qu'il +faut étudier en psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand +historien Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est +pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé. Il +a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir étudié la +psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter aux causes. Les +faits l'ayant épouvanté par leur côté sanguinaire, anarchique et féroce, +il n'a guère vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde de +sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts. Les +violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses +déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent bien que si l'on +réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une nouvelle croyance +religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la Saint-Barthélemy, les +guerres de Religion, l'Inquisition, la Terreur, sont des phénomènes +d'ordre identique, accomplis par des foules animées de ces sentiments +religieux qui conduisent nécessairement à extirper sans pitié, par le +fer et le feu, tout ce qui s'oppose à l'établissement de la nouvelle +croyance. Les méthodes de l'Inquisition sont celles de tous les vrais +convaincus. Ils ne seraient pas des convaincus s'ils en employaient +d'autres. + +Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont +possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus absolus +despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens nous +racontent que la Saint-Barthélemy fut l'oeuvre d'un roi, ils montrent +qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que celle des +rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des +foules. Le pouvoir le plus absolu du monarque le plus despotique ne va +guère plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne +sont pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres de +religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui +firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours +l'âme des foules, et jamais la puissance des rois. + + + + +LIVRE II + +LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES + + + + +CHAPITRE PREMIER + +Facteurs lointains des croyances et opinions des foules. + +Facteurs préparatoires des croyances des foules.--L'éclosion des +croyances des foules est la conséquence d'une élaboration +antérieure.--Étude des divers facteurs de ces croyances.--§ 1. _La +race._--Influence prédominante qu'elle exerce.--Elle représente les +suggestions des ancêtres.--§ 2. _Les traditions._--Elles sont la +synthèse de l'âme de la race.--Importance sociale des traditions.--En +quoi, après avoir été nécessaires, elles deviennent nuisibles.--Les +foules sont les conservateurs les plus tenaces des idées +traditionnelles.--§ 3. _Le temps._--Il prépare successivement +l'établissement des croyances, puis leur destruction.--C'est grâce à lui +que l'ordre peut sortir du chaos.--§ 4. _Les institutions politiques et +sociales._--Idée erronée de leur rôle.--Leur influence est extrêmement +faible.--Elles sont des effets, et non des causes.--Les peuples ne +sauraient choisir les institutions qui leur semblent les +meilleures.--Les institutions sont des étiquettes qui, sous un même +titre, abritent les choses les plus dissemblables.--Comment les +constitutions peuvent se créer.--Nécessité pour certains peuples de +certaines institutions théoriquement mauvaises, telles que la +centralisation.--§ 5. _L'instruction et l'éducation._--Erreur des idées +actuelles sur l'influence de l'instruction chez les foules.--Indications +statistiques.--Rôle démoralisateur de l'éducation latine.--Rôle que +l'instruction pourrait exercer.--Exemples fournis par divers peuples. + + +Nous venons d'étudier la constitution mentale des foules. Nous +connaissons leurs façons de sentir, de penser, de raisonner. Nous allons +examiner maintenant comment naissent et s'établissent leurs opinions et +leurs croyances. + +Les facteurs qui déterminent ces opinions et ces croyances sont de deux +ordres: les facteurs lointains et les facteurs immédiats. + +Les facteurs lointains sont ceux qui rendent les foules capables +d'adopter certaines convictions et absolument inaptes à se laisser +pénétrer par certaines autres. Ces facteurs préparent le terrain où l'on +voit germer tout à coup certaines idées nouvelles, dont la force et les +résultats étonnent, mais qui n'ont de spontané que l'apparence. +L'explosion et la mise en oeuvre de certaines idées chez les foules +présentent quelquefois une soudaineté foudroyante. Ce n'est là qu'un +effet superficiel, derrière lequel on doit chercher tout un long travail +antérieur. + +Les facteurs immédiats sont ceux qui, se superposant à ce long travail, +sans lequel ils n'auraient pas d'effet, provoquent la persuasion active +chez les foules, c'est-à-dire font prendre forme à l'idée et la +déchaînent avec toutes ses conséquences. Par ces facteurs immédiats +surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement les collectivités; +par eux éclate une émeute ou se décide une grève; par eux des majorités +énormes portent un homme au pouvoir ou renversent un gouvernement. + +Dans tous les grands événements de l'histoire, nous constatons l'action +successive de ces deux ordres de facteurs. La Révolution française--pour +ne prendre qu'un des plus frappants exemples--eut parmi ses facteurs +lointains les écrits des philosophes, les exactions de la noblesse, les +progrès de la pensée scientifique. L'âme des foules, ainsi préparée, fut +soulevée ensuite aisément par des facteurs immédiats, tels que les +discours des orateurs, et les résistances de la cour à propos de +réformes insignifiantes. + +Parmi les facteurs lointains, il y en a de généraux, qu'on retrouve au +fond de toutes les croyances et opinions des foules; ce sont: la race, +les traditions, le temps, les institutions, l'éducation. + +Nous allons étudier le rôle de ces différents facteurs. + + +§ 1.--LA RACE + +Ce facteur, la race, doit être mis au premier rang, car à lui seul il +dépasse de beaucoup en importance tous les autres. Nous l'avons +suffisamment étudié dans un autre ouvrage pour qu'il soit inutile d'y +revenir encore. Nous avons fait voir, dans notre précédent volume, ce +qu'est une race historique, et comment, lorsque ses caractères sont +formés, elle possède de par les lois de l'hérédité une puissance telle, +que ses croyances, ses institutions, ses arts--en un mot tous les +éléments de sa civilisation--ne sont que l'expression extérieure de son +âme. Nous avons montré que la puissance de la race est telle qu'aucun +élément ne peut passer d'un peuple à un autre sans subir les +transformations les plus profondes[6]. Le milieu, les circonstances, les +événements représentent les suggestions sociales du moment. Ils peuvent +avoir une influence considérable, mais cette influence est toujours +momentanée si elle est contraire aux suggestions de la race, +c'est-à-dire de toute la série des ancêtres. + +Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous aurons encore occasion de +revenir sur l'influence de la race, et de montrer que cette influence +est si grande qu'elle domine les caractères spéciaux à l'âme des foules; +de là ce fait que les foules de divers pays présentent dans leurs +croyances et leur conduite des différences très considérables, et ne +peuvent être influencées de la même façon. + + +§ 2.--LES TRADITIONS + +Les traditions représentent les idées, les besoins, les sentiments du +passé. Elles sont la synthèse de la race et pèsent de tout leur poids +sur nous. + +Les sciences biologiques ont été transformées depuis que l'embryologie +a montré l'influence immense du passé dans l'évolution des êtres; et les +sciences historiques ne le seront pas moins quand cette notion sera plus +répandue. Elle ne l'est pas suffisamment encore, et bien des hommes +d'État en sont restés aux idées des théoriciens du dernier siècle, qui +croyaient qu'une société peut rompre avec son passé et être refaite de +toutes pièces en ne prenant pour guide que les lumières de la raison. + +Un peuple est un organisme créé par le passé, et qui, comme tout +organisme, ne peut se modifier que par de lentes accumulations +héréditaires. + +Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils sont en foule, ce sont les +traditions; et, comme je l'ai répété bien des fois, ils n'en changent +facilement que les noms, les formes extérieures. + +Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans traditions, il n'y a +ni âme nationale, ni civilisation possibles. Aussi les deux grandes +occupations de l'homme depuis qu'il existe ont-elles été de se créer un +réseau de traditions, puis de tâcher de les détruire lorsque leurs +effets bienfaisants se sont usés. Sans les traditions, pas de +civilisation; sans la destruction de ces traditions, pas de progrès. La +difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la +variabilité; et cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé +des coutumes se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de +générations, il ne peut plus changer et devient, comme la Chine, +incapable de perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent +rien, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se +ressoudent, et que le passé reprend sans changements son empire, ou que +les fragments restent dispersés, et alors à l'anarchie succède bientôt +la décadence. + +Aussi, l'idéal pour un peuple est-il de garder les institutions du +passé, en ne les transformant qu'insensiblement et peu à peu. Cet idéal +est difficilement accessible. Les Romains, dans les temps anciens, les +Anglais, dans les temps modernes, sont à peu près les seuls qui l'aient +réalisé. + +Les conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles, et qui +s'opposent le plus obstinément à leur changement, sont précisément les +foules, et notamment les catégories de foules qui constituent les +castes. J'ai déjà insisté sur l'esprit conservateur des foules, et +montré que les plus violentes révoltes n'aboutissent qu'à un changement +de mots. À la fin du dernier siècle, devant les églises détruites, +devant les prêtres expulsés ou guillotinés, devant la persécution +universelle du culte catholique, on pouvait croire que les vieilles +idées religieuses avaient perdu tout pouvoir; et cependant quelques +années s'étaient à peine écoulées que, devant les réclamations +universelles, il fallut rétablir le culte aboli[7]. Effacées un +instant, les vieilles traditions avaient repris leur empire. + +Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l'âme des +foules. Ce n'est pas dans les temples qu'habitent les idoles les plus +redoutables, ni dans les palais les tyrans les plus despotiques; ceux-ci +peuvent être brisés en un instant; mais les maîtres invisibles qui +règnent dans nos âmes échappent à tout effort de révolte, et ne cèdent +qu'à la lente usure des siècles. + + +§ 3.--LE TEMPS + +Dans les problèmes sociaux, comme dans les problèmes biologiques, un des +plus énergiques facteurs est le temps. Il est le seul vrai créateur et +le seul grand destructeur. C'est lui qui a fait les montagnes avec les +grains de sable, et élevé jusqu'à la dignité humaine l'obscure cellule +des temps géologiques. Il suffit pour transformer un phénomène +quelconque de faire intervenir les siècles. On a dit avec raison qu'une +fourmi qui aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont Blanc. +Un être qui aurait le pouvoir magique de faire varier le temps à son gré +aurait la puissance que les croyants attribuent à Dieu. + +Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'influence du temps dans la +genèse des opinions des foules. À ce point de vue son action est encore +immense. Il tient sous sa dépendance les grandes forces, telles que la +race, qui ne peuvent se former sans lui. Il fait naître, grandir, mourir +toutes les croyances: c'est par lui qu'elles acquièrent leur puissance +et par lui aussi qu'elles la perdent. + +C'est le temps surtout qui prépare les opinions et les croyances des +foules, ou tout au moins le terrain sur lequel elles germeront. Et c'est +pourquoi certaines idées sont réalisables à une époque et ne le sont +plus à une autre. C'est le temps qui accumule cet immense détritus de +croyances, de pensées, sur lequel naissent les idées d'une époque. Elles +ne germent pas au hasard et à l'aventure; les racines de chacune d'elles +plongent dans un long passé. Quand elles fleurissent, le temps avait +préparé leur éclosion; et c'est toujours en arrière qu'il faut remonter +pour en concevoir la genèse. Elles sont filles du passé et mères de +l'avenir, esclaves du temps toujours. + +Le temps est donc notre véritable maître, et il suffit de le laisser +agir pourvoir toutes choses se transformer. Aujourd'hui, nous nous +inquiétons fort des aspirations menaçantes des foules, des destructions +et des bouleversements qu'elles présagent. Le temps se changera à lui +seul de rétablir l'équilibre. «Aucun régime, écrit très justement M. +Lavisse, ne se fonda en un jour. Les organisations politiques et +sociales sont des oeuvres qui demandent des siècles; la féodalité +exista informe et chaotique pendant des siècles, avant de trouver ses +règles; la monarchie absolue vécut pendant des siècles aussi, avant de +trouver des moyens réguliers de gouvernement, et il y eut de grands +troubles dans ces périodes d'attente.» + + +§ 4.--LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES + +L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés; +que le progrès des peuples est la conséquence du perfectionnement des +institutions et des gouvernements et que les changements sociaux peuvent +se faire à coups de décrets; cette idée, dis-je, est bien généralement +répandue encore. La Révolution française l'eut pour point de départ et +les théories sociales actuelles y prennent leur point d'appui. + +Les expériences les plus continues n'ont pas réussi encore à ébranler +sérieusement cette redoutable chimère. C'est en vain que philosophes et +historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité. Il ne leur a pas été +difficile pourtant de montrer que les institutions sont filles des +idées, des sentiments et des moeurs; et qu'on ne refait pas les idées, +les sentiments et les moeurs en refaisant les codes. Un peuple ne +choisit pas ses institutions à son gré, pas plus qu'il ne choisit la +couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les +gouvernements sont le produit de la race. Ils ne sont pas les créateurs +d'une époque, mais en sont les créations. Les peuples ne sont pas +gouvernés comme le voudraient leurs caprices d'un moment, mais comme +l'exige leur caractère. Il faut des siècles pour former un régime +politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont aucune +vertu intrinsèque; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. +Celles qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple donné, peuvent +être détestables pour un autre. + +Aussi n'est-il pas du tout dans le pouvoir d'un peuple de changer +réellement ses institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions +violentes, changer le nom de ces institutions, mais le fond ne se +modifie pas. Les noms ne sont que de vaines étiquettes dont l'historien +qui va un peu au fond des choses n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi +par exemple que le plus démocratique des pays du monde est +l'Angleterre[8], qui vit cependant sous un régime monarchique, alors que +les pays où sévit le plus lourd despotisme sont les républiques +hispano-américaines, malgré les constitutions républicaines qui les +régissent. Le caractère des peuples et non les gouvernements conduit +leurs destinées. C'est un point de vue que j'ai essayé d'établir dans +mon précédent volume, en m'appuyant sur de catégoriques exemples. + +C'est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de rhétoricien +ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes pièces des +constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les élaborer, +quand nous avons la sagesse de laisser agir ces deux facteurs. C'est +ainsi que les Anglo-Saxons s'y sont pris, et c'est ce que nous dit leur +grand historien Macaulay dans un passage que devraient apprendre par +coeur les politiciens de tous les pays latins. Après avoir montré tout +le bien qu'ont pu faire des lois qui semblent, au point de vue de la +raison pure, un chaos d'absurdités et de contradictions, il compare les +douzaines de constitutions mortes dans les convulsions des peuples +latins de l'Europe et de l'Amérique avec celle de l'Angleterre, et fait +voir que cette dernière n'a été changée que très lentement, par parties, +sous l'influence de nécessités immédiates et jamais de raisonnements +spéculatifs. «Ne point s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter +beaucoup de l'utilité; n'ôter jamais une anomalie uniquement parce +qu'elle est une anomalie; ne jamais innover si ce n'est lorsque quelque +malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser +du malaise; n'établir jamais une proposition plus large que le cas +particulier auquel on remédie; telles sont les règles qui, depuis l'âge +de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont généralement guidé les +délibérations de nos 250 parlements.» + +Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque +peuple, pour montrer à quel point elles sont l'expression des besoins de +leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment +transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les +avantages et les inconvénients de la centralisation; mais quand nous +voyons un peuple, composé de races très diverses, consacrer mille ans +d'efforts pour arriver progressivement à cette centralisation; quand +nous constatons qu'une grande révolution ayant pour but de briser toutes +les institutions du passé, a été forcée de respecter cette +centralisation, et l'a exagérée encore, disons-nous bien qu'elle est +fille de nécessités impérieuses, une condition même d'existence, et +plaignons la faible portée mentale des hommes politiques qui parlent de +la détruire. S'ils pouvaient par hasard y réussir, l'heure de la +réussite serait aussitôt le signal d'une effroyable guerre civile[9] qui +ramènerait immédiatement d'ailleurs une nouvelle centralisation beaucoup +plus lourde que l'ancienne. + +Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions qu'il +faut chercher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules; et +quand nous voyons certains pays, comme les États-Unis, arriver à un haut +degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que nous +en voyons d'autres, tels que les républiques hispano-américaines, vivre +dans la plus triste anarchie sous des institutions absolument +semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères +à la grandeur des uns qu'à la décadence des autres. Les peuples sont +gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas +intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu'un vêtement +d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes, +des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour +imposer des institutions auxquelles est attribué, comme aux reliques des +saints, le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc dire +en un sens que les institutions agissent sur l'âme des foules +puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais, en réalité, ce ne +sont pas les institutions qui agissent alors, puisque nous savons que, +triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes aucune +vertu. Ce qui a agi sur l'âme des foules, ce sont des illusions et des +mots. Des mots surtout, ces mots chimériques et puissants dont nous +montrerons bientôt l'étonnant empire. + + +§ 5.--L'INSTRUCTION ET L'ÉDUCATION + +Au premier rang de ces idées dominantes d'une époque, dont nous avons +marqué ailleurs le petit nombre et la force, bien qu'elles soient +parfois des illusions pures, se trouve aujourd'hui celle-ci: que +l'instruction est capable de changer considérablement les hommes, et a +pour résultat certain de les améliorer, et même de les rendre égaux. Par +le fait seul de la répétition, cette assertion a fini par devenir un des +dogmes les plus inébranlables de la démocratie. Il serait aussi +difficile d'y toucher maintenant qu'il l'eût été jadis de toucher à ceux +de l'Église. + +Mais sur ce point, comme sur bien d'autres, les idées démocratiques se +sont trouvées en profond désaccord avec les données de la psychologie et +de l'expérience. Plusieurs philosophes éminents, Herbert Spencer entre +autres, n'ont pas eu de peine à montrer que l'instruction ne rend +l'homme ni plus moral ni plus heureux, qu'elle ne change pas ses +instincts et ses passions héréditaires; qu'elle est parfois--pour peu +qu'elle soit mal dirigée--beaucoup plus pernicieuse qu'utile. Les +statisticiens sont venus confirmer ces vues en nous disant que la +criminalité augmente avec la généralisation de l'instruction, ou tout au +moins d'une certaine instruction; que les pires ennemis de la société, +les anarchistes, se recrutent souvent parmi les lauréats des écoles; et, +dans un travail récent, un magistrat distingué, M. Adolphe Guillot, +faisait remarquer qu'on compte maintenant 3.000 criminels lettrés contre +1.000 illettrés, et que, en cinquante ans, la criminalité est passée de +227 pour 100.000 habitants, à 552, soit une augmentation de 133 p. 100. +Il a noté également avec tous ses collègues que la criminalité augmente +surtout chez les jeunes gens pour lesquels l'école gratuite et +obligatoire a, comme on sait, remplacé le patronat. + +Ce n'est pas certes, et personne ne l'a jamais soutenu, que +l'instruction bien dirigée ne puisse donner des résultats pratiques fort +utiles, sinon pour élever la moralité, au moins pour développer les +capacités professionnelles. Malheureusement les peuples latins, surtout +depuis vingt-cinq ans, ont basé leurs systèmes d'instruction sur des +principes très erronés, et, malgré les observations des esprits les plus +éminents, tels que Bréal, Fustel de Coulanges, Taine et bien d'autres, +ils persistent dans leurs lamentables erreurs. J'ai moi-même, dans un +ouvrage déjà ancien, montré que notre éducation actuelle transforme en +ennemis de la société la plupart de ceux qui l'ont reçue, et recrute de +nombreux disciples pour les pires formes du socialisme. + +Ce qui constitue le premier danger de cette éducation--très justement +qualifiée de latine--c'est qu'elle repose sur cette erreur psychologique +fondamentale, que c'est en apprenant par coeur des manuels qu'on +développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en apprendre le plus +possible; et, de l'école primaire au doctorat ou à l'agrégation, le +jeune homme ne fait qu'apprendre par coeur des livres, sans que son +jugement et son initiative soient jamais exercés. L'instruction, pour +lui, c'est réciter et obéir. «Apprendre des leçons, savoir par coeur +une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà, écrit un +ancien ministre de l'instruction publique, M. Jules Simon, une plaisante +éducation où tout effort est un acte de foi devant l'infaillibilité du +maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et nous rendre impuissants.» + +Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à plaindre +les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant de choses nécessaires à +apprendre à l'école primaire, on préfère enseigner la généalogie des +fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de l'Austrasie, ou des +classifications zoologiques; mais elle présente un danger beaucoup plus +sérieux. Elle donne à celui qui l'a reçue un dégoût violent de la +condition où il est né, et l'intense désir d'en sortir. L'ouvrier ne +veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus être paysan, et le +dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre carrière possible +que les fonctions salariées par l'État. Au lieu de préparer des hommes +pour la vie, l'école ne les prépare qu'à des fonctions publiques où l'on +peut réussir sans avoir à se diriger ni à manifester aucune lueur +d'initiative. Au bas de l'échelle, elle crée ces armées de prolétaires +mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte; en haut, notre +bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, ayant une confiance +superstitieuse dans l'État-providence, que cependant elle fronde sans +cesse, s'en prenant toujours au gouvernement de ses propres fautes et +incapable de rien entreprendre sans l'intervention de l'autorité. + +L'État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en +utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres. +Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour +ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple +commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés assiège +aujourd'hui les carrières. Alors qu'un négociant ne peut que très +difficilement trouver un agent pour aller le représenter dans les +colonies, c'est par des milliers de candidats que les plus modestes +places officielles sont sollicitées. Le département de la Seine compte à +lui seul 20.000 instituteurs et institutrices sans emploi, et qui, +méprisant les champs et l'atelier, s'adressent à l'État pour vivre. Le +nombre des élus étant restreint, celui des mécontents est forcément +immense. Ces derniers sont prêts pour toutes les révolutions, quels +qu'en soient les chefs et quelque but qu'elles poursuivent. +L'acquisition de connaissances dont on ne peut trouver l'emploi est un +moyen sûr de faire de l'homme un révolté[10]. + +Il est évidemment trop tard pour remonter un tel courant. Seule +l'expérience, dernière éducatrice des peuples, se chargera de nous +montrer notre erreur. Elle seule sera assez puissante pour prouver la +nécessité de remplacer nos odieux manuels, nos pitoyables concours par +une instruction professionnelle capable de ramener la jeunesse vers les +champs, les ateliers, les entreprises coloniales, qu'aujourd'hui elle +cherche à tout prix à fuir. + +Cette instruction professionnelle que tous les esprits éclairés +réclament maintenant fut celle qu'ont jadis reçue nos pères, et que les +peuples qui dominent aujourd'hui le monde par leur volonté, leur +initiative, leur esprit d'entreprise ont su conserver. Dans des pages +remarquables, dont je reproduirai plus loin les parties les plus +essentielles, un grand penseur, M. Taine, a montré nettement que notre +éducation d'autrefois était à peu près ce qu'est l'éducation anglaise ou +américaine d'aujourd'hui, et, dans un remarquable parallèle entre le +système latin et le système anglo-saxon, il a fait voir clairement les +conséquences des deux méthodes. + +On consentirait peut-être, à l'extrême rigueur, à accepter encore tous +les inconvénients de notre éducation classique, alors même qu'elle ne +ferait que des déclassés et des mécontents, si l'acquisition +superficielle de tant de connaissances, la récitation parfaite de tant +de manuels élevait le niveau de l'intelligence. Mais l'élève-t-elle +réellement? Non, hélas! C'est le jugement, l'expérience, l'initiative, +le caractère qui sont les conditions de succès dans la vie, et ce n'est +pas là ce que donnent les livres. Les livres sont des dictionnaires +utiles à consulter, mais dont il est parfaitement inutile d'avoir de +longs fragments dans la tête. + +Comment l'instruction professionnelle peut-elle développer +l'intelligence dans une mesure qui échappe tout à fait à l'instruction +classique: c'est ce que M. Taine montre fort bien. + + «Les idées ne se forment que dans leur milieu naturel et normal; ce + qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions + sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l'atelier, + dans la mine, au tribunal, à l'étude, sur le chantier, à l'hôpital, + au spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en + présence des clients, des ouvriers, du travail, de l'ouvrage bien + ou mal fait, dispendieux ou lucratif: voilà les petites perceptions + particulières des yeux, de l'oreille, des mains et même de + l'odorat, qui, involontairement recueillies et sourdement + élaborées, s'organisent en lui pour lui suggérer tôt ou tard telle + combinaison nouvelle, simplification, économie, perfectionnement ou + invention. De tous ces contacts précieux, de tous ces éléments + assimilables et indispensables, le jeune Français est privé, et + justement pendant l'âge fécond; sept ou huit années durant, il est + séquestré dans une école, loin de l'expérience directe et + personnelle qui lui aurait donné la notion exacte et vive des + choses, des hommes et des diverses façons de les manier.» + + «... Au moins neuf sur dix ont perdu leur temps et leur peine, + plusieurs années de leur vie, et des années efficaces, importantes + ou même décisives: comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de + ceux qui se présentent à l'examen, je veux dire les refusés; + ensuite, parmi les admis, gradués, brevetés et diplômés, encore la + moitié ou les deux tiers, je veux dire les surmenés. On leur a + demandé trop en exigeant que tel jour, sur une chaise ou devant un + tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un groupe de + sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance humaine; + en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là, pendant deux + heures; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus; ils ne + pourraient pas subir de nouveau l'examen; leurs acquisitions, trop + nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur + esprit, et ils n'en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a + fléchi; la sève féconde est tarie; l'homme fait apparaît, et, + souvent c'est l'homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à + tourner en cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne + dans son office restreint; il le remplit correctement, rien au + delà. Tel est le rendement moyen; certainement la recette + n'équilibre pas la dépense. En Angleterre et en Amérique, où, comme + jadis avant 1789, en France, on emploie le procédé inverse, le + rendement obtenu est égal ou supérieur.» + +L'illustre psychologue nous montre ensuite la différence de notre +système avec celui des Anglo-Saxons. Ces derniers ne possèdent pas nos +innombrables écoles spéciales; chez eux l'enseignement n'est pas donné +par le livre, mais par la chose elle-même. L'ingénieur, par exemple, se +forme dans un atelier et jamais dans une école; ce qui permet à chacun +d'arriver exactement au degré que comporte son intelligence, ouvrier ou +contremaître s'il ne peut aller plus loin, ingénieur si ses aptitudes +l'y conduisent. C'est là un procédé autrement démocratique et autrement +utile pour la société que de faire dépendre toute la carrière d'un +individu d'un concours de quelques heures subi à dix-huit ou vingt ans. + + «À l'hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l'architecte, + chez l'homme de loi, l'élève, admis très jeune, fait son + apprentissage et son stage, à peu près comme chez nous un clerc + dans son étude ou un rapin dans son atelier. Au préalable et avant + d'entrer, il a pu suivre quelque cours général et sommaire, afin + d'avoir un cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à + l'heure il va faire. Cependant, à sa portée, il y a, le plus + souvent, quelques cours techniques qu'il pourra suivre à ses heures + libres, afin de coordonner au fur et à mesure les expériences + quotidiennes qu'il fait. Sous un pareil régime, la capacité + pratique croît et se développe d'elle-même, juste au degré que + comportent les facultés de l'élève, et dans la direction requise + par sa besogne future, par l'oeuvre spéciale à laquelle dès à + présent il veut s'adapter. De cette façon, en Angleterre et aux + États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout + ce qu'il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la + substance et le fonds ne lui manquent pas, il est, non seulement un + exécutant utile, mais encore un entrepreneur spontané, non + seulement un rouage, mais de plus un moteur.--En France, où le + procédé inverse a prévalu et, à chaque génération, devient plus + chinois, le total des forces perdues est énorme.» + +Et le grand philosophe arrive à la conclusion suivante sur la +disconvenance croissante de notre éducation latine et de la vie. + + «Aux trois étages de l'instruction, pour l'enfance, l'adolescence + et la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs, + par des livres, s'est prolongée et surchargée, en vue de l'examen, + du grade, du diplôme et du brevet, en vue de cela seulement, et + par les pires moyens, par l'application d'un régime antinaturel et + antisocial, par le retard excessif de l'apprentissage pratique, par + l'internat, par l'entraînement artificiel et le remplissage + mécanique, par le surmenage, sans considération du temps qui + suivra, de l'âge adulte et des offices virils que l'homme fait + exercera, abstraction faite du monde réel où tout à l'heure le + jeune homme va tomber, de la société ambiante à laquelle il faut + l'adapter ou le résigner d'avance, du conflit humain où pour se + défendre et se tenir debout, il doit être, au préalable, équipé, + armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable, cette + acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité + du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui + procurent pas; tout au rebours; bien loin de le qualifier, elles le + disqualifient pour sa condition prochaine et définitive. Partant, + son entrée dans le monde et ses premiers pas dans le champ de + l'action pratique ne sont, le plus souvent, qu'une suite de chutes + douloureuses; il en reste meurtri, et, pour longtemps, froissé, + parfois estropié à demeure. C'est une rude et dangereuse épreuve; + l'équilibre moral et mental s'y altère, et court risque de ne pas + se rétablir; la désillusion est venue, trop brusque et trop + complète; les déceptions ont été trop grandes et les déboires trop + forts[11].» + +Nous sommes-nous éloignés, dans ce qui précède, de la psychologie des +foules? Non certes. Si nous voulons comprendre les idées, les croyances +qui y germent aujourd'hui, et qui écloront demain, il faut savoir +comment le terrain a été préparé. L'enseignement donné à la jeunesse +d'un pays permet de savoir ce que sera ce pays un jour. L'éducation +donnée à la génération actuelle justifie les prévisions les plus +sombres. C'est en partie avec l'instruction et l'éducation que +s'améliore ou s'altère l'âme des foules. Il était donc nécessaire de +montrer comment le système actuel l'a façonnée, et comment la masse des +indifférents et des neutres est devenue progressivement une immense +armée de mécontents, prête à obéir à toutes les suggestions des +utopistes et des rhéteurs. C'est à l'école que se forment aujourd'hui +les socialistes et les anarchistes et que se préparent pour les peuples +latins les heures prochaines de décadence. + + +NOTES: + +[6] Cette proposition étant bien nouvelle encore, et l'histoire étant +tout à fait inintelligible sans elle, j'ai consacré dans mon dernier +ouvrage (_Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples_) quatre +chapitres à sa démonstration. Le lecteur y verra que, malgré de +trompeuses apparences, ni la langue, ni la religion, ni les arts, ni, en +un mot, aucun élément de civilisation, ne peut passer intact d'un peuple +à un autre. + +[7] Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par Taine, est à +ce point de vue fort net: + +«Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la +fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir +aux anciens usages, et il n'est plus temps de résister à cette pente +nationale... La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte +et de prêtres. _C'est une erreur de quelques philosophes modernes, à +laquelle j'ai été moi-même entraîné_, que de croire à la possibilité +d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux; +ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de +consolation... Il faut donc laisser à la masse du peuple, ses prêtres, +ses autels et son culte.» + +[8] C'est ce que reconnaissent, même aux États-Unis, les républicains +les plus avancés. Le journal américain _Forum_ exprimait récemment cette +opinion catégorique dans les termes que je reproduis ici, d'après la +_Review of Reviews_ de décembre 1894: + +«On ne doit jamais oublier, même chez les plus fervents ennemis de +l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le pays le plus +démocratique de l'univers, celui où les droits de l'individu sont le +plus respectés, et celui où les individus possèdent le plus de liberté.» + +[9] Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses et +politiques qui séparent les diverses parties de la France, et sont +surtout une question de races, des tendances séparatistes qui se sont +manifestées à l'époque de la Révolution, et qui commençaient à se +dessiner de nouveau vers la fin de la guerre franco-allemande, on voit +que les races diverses qui subsistent sur notre sol sont bien loin +d'être fusionnées encore. La centralisation énergique de la Révolution +et la création de départements artificiels destinés à mêler les +anciennes provinces fut certainement son oeuvre la plus utile. Si la +décentralisation, dont parlent tant aujourd'hui les esprits +imprévoyants, pouvait être créée, elle aboutirait promptement aux plus +sanglantes discordes. Il faut pour le méconnaître oublier entièrement +notre histoire. + +[10] Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins; +on l'observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide +hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat est, comme chez nous, +obtenu par des concours dont la seule épreuve est la récitation +imperturbable d'épais manuels. L'armée des lettrés sans emploi est +considérée aujourd'hui en Chine comme une véritable calamité nationale. +Il en est de même dans l'Inde, où, depuis que les Anglais ont ouvert des +écoles, non pour éduquer, comme cela se fait en Angleterre, mais +simplement pour instruire les indigènes, il s'est formé une classe +spéciale de lettrés, les Babous, qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un +emploi, deviennent d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise. +Chez tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de +l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur moralité. +C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans mon livre _Les +Civilisations de l'Inde_, et qu'ont également constaté tous les auteurs +qui ont visité la grande péninsule. + +[11] TAINE. _Le Régime moderne_, t. II, 1894.--Ces pages sont à peu près +les dernières qu'écrivit Taine. Elles résument admirablement les +résultats de la longue expérience du grand philosophe. Je les crois +malheureusement totalement incompréhensibles pour les professeurs de +notre université n'ayant pas séjourne à l'étranger. L'éducation est le +seul moyen que nous possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et +il est profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu près +personne en France qui puisse arriver à comprendre que notre +enseignement actuel est un redoutable élément de rapide décadence et +qu'au lieu d'élever la jeunesse il l'abaisse et la pervertit. + +On rapprochera utilement des pages de Taine les observations sur +l'éducation en Amérique récemment consignées par M. Paul Bourget dans +son beau livre _Outre-Mer_. Après avoir constaté lui aussi que notre +éducation ne fait que des bourgeois bornés sans initiative et sans +volonté ou des anarchistes, «ces deux types également funestes du +civilisé qui avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité +destructrice» l'auteur fait une comparaison qu'on ne saurait trop +méditer entre nos lycées français, ces usines à dégénérescence et les +écoles américaines qui préparent si admirablement l'homme à la vie. On y +voit clairement l'abîme existant entre les peuples vraiment +démocratiques et ceux qui n'ont de démocratie que dans leur discours et +pas du tout dans leurs pensées. + + + + +CHAPITRE II + +Facteurs immédiats des opinions des foules. + +§ 1. _Les images, les mots et les formules._--Puissance magique des mots +et des formules.--La puissance des mots est liée aux images qu'ils +évoquent et est indépendante de leur sens réel.--Ces images varient +d'âge en âge, de race en race.--L'usure des mots.--Exemples des +variations considérables du sens de quelques mots très usuels.--Utilité +politique de baptiser de noms nouveaux les choses anciennes, lorsque les +mots sous lesquels on les désignait produisent une fâcheuse impression +sur les foules.--Variations du sens des mots suivant la race.--Sens +différents du mot démocratie en Europe et en Amérique.--§ 2. _Les +illusions._--Leur importance.--On les retrouve à la base de toutes les +civilisations.--Nécessité sociale des illusions.--Les foules les +préfèrent toujours aux vérités.--§ 3. _L'expérience._--L'expérience +seule peut établir dans l'âme des foules des vérités devenues +nécessaires et détruire des illusions devenues +dangereuses.--L'expérience n'agit qu'à condition d'être fréquemment +répétée.--Ce que coûtent les expériences nécessaires pour persuader les +foules.--§ 4. _La raison._--Nullité de son influence sur les foules.--On +n'agit sur elles qu'en agissant sur leurs sentiments inconscients.--Le +rôle de la logique dans l'histoire.--Les causes secrètes des événements +invraisemblables. + + +Nous venons de rechercher les facteurs lointains et préparatoires qui +donnent à l'âme des foules une réceptivité spéciale, rendant possible +chez elle l'éclosion de certains sentiments et de certaines idées. Il +nous reste à étudier maintenant les facteurs capables d'agir d'une +façon immédiate. Nous verrons dans un prochain chapitre comment doivent +être maniés ces facteurs pour qu'ils puissent produire tous leurs +effets. + +Dans la première partie de cet ouvrage nous avons étudié les sentiments, +les idées, les raisonnements des collectivités; et, de cette +connaissance, on pourrait évidemment déduire d'une façon générale les +moyens d'impressionner leur âme. Nous savons déjà ce qui frappe +l'imagination des foules, la puissance et la contagion des suggestions, +surtout de celles qui se présentent sous forme d'images. Mais les +suggestions pouvant être d'origine fort diverses, les facteurs capables +d'agir sur l'âme des foules peuvent être assez différents. Il est donc +nécessaire de les examiner séparément. Ce n'est pas là une inutile +étude. Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique: il +faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose, ou se +résigner à être dévoré par elles. + + +§ 1.--LES IMAGES, LES MOTS ET LES FORMULES + +En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elle est +impressionnée surtout par des images. Ces images, on n'en dispose pas +toujours, mais il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux des +mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la +puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la +magie. Ils font naître dans l'âme des foules les plus formidables +tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide beaucoup +plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des +hommes victimes de la puissance des mots et des formules. + +La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à fait +indépendante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux dont le +sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d'action. Tels par +exemple, les termes: démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc., +dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le +préciser. Et pourtant il est certain qu'une puissance vraiment magique +s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la +solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations +inconscientes les plus diverses et l'espoir de leur réalisation. + +La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et +certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les +foules; et, dès qu'ils ont été prononcés, les visages deviennent +respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme +des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans +les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les +estompe augmente leur mystérieuse puissance. Ils sont les divinités +mystérieuses cachées derrière le tabernacle et dont le dévot ne +s'approche qu'en tremblant. + +Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens, +varient d'âge en âge, de peuple à peuple, sous l'identité des formules. +À certains mots s'attachent transitoirement certaines images: le mot +n'est que le bouton d'appel qui les fait apparaître. + +Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas la puissance +d'évoquer des images; et il en est qui, après en avoir évoqué, s'usent +et ne réveillent plus rien dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains +sons, dont l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie +de l'obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux +communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu'il faut pour +traverser la vie sans la fatigante nécessité d'avoir à réfléchir sur +quoi que ce soit. + +Si l'on considère une langue déterminée, on voit que les mots dont elle +se compose changent assez lentement dans le cours des âges; mais ce qui +change sans cesse, ce sont les images qu'ils évoquent ou le sens qu'on y +attache; et c'est pourquoi je suis arrivé, dans un autre ouvrage, à +cette conclusion que la traduction complète d'une langue, surtout quand +il s'agit de peuples morts, est chose totalement impossible. Que +faisons-nous, en réalité, quand nous substituons un terme français à un +terme latin, grec ou sanscrit, ou même quand nous cherchons à comprendre +un livre écrit dans notre propre langue il y a deux ou trois siècles? +Nous substituons simplement les images et les idées que la vie moderne a +mises dans notre intelligence, aux notions et aux images absolument +différentes que la vie ancienne avait fait naître dans l'âme de races +soumises à des conditions d'existence sans analogie avec les nôtres. +Quand les hommes de la Révolution croyaient copier les Grecs et les +Romains, que faisaient-ils, sinon donner à des mots anciens un sens que +ceux-ci n'eurent jamais. Quelle ressemblance pouvait-il exister entre +les institutions des Grecs et celles que désignent de nos jours les mots +correspondants? Qu'était alors une république, sinon une institution +essentiellement aristocratique formée d'une réunion de petits despotes +dominant une foule d'esclaves maintenus dans la plus absolue sujétion. +Ces aristocraties communales, basées sur l'esclavage, n'auraient pu +exister un instant sans lui. + +Et le mot liberté, que pouvait-il signifier de semblable à ce que nous +comprenons aujourd'hui, à une époque où la possibilité de la liberté de +penser n'était même pas soupçonnée, et où il n'y avait pas de forfait +plus grand et plus rare que de discuter les dieux, les lois et les +coutumes de la cité? Un mot comme celui de patrie, que signifiait-il +dans l'âme d'un Athénien ou d'un Spartiate, sinon le culte d'Athènes ou +de Sparte, et nullement celui de la Grèce, composée de cités rivales et +toujours en guerre. Le même mot de patrie, quel sens avait-il chez les +anciens Gaulois divisés en tribus rivales, de races, de langues et de +religions différentes, que César vainquit facilement parce qu'il eut +toujours parmi elles des alliées. Rome seule donna à la Gaule une patrie +en lui donnant l'unité politique et religieuse. Sans même remonter si +loin, et en reculant de deux siècles à peine, croit-on que le même mot +de patrie était conçu comme aujourd'hui par des princes français, tels +que le grand Condé, s'alliant à l'étranger contre leur souverain? Et le +même mot encore n'avait-il pas un sens bien différent du sens moderne +pour les émigrés, qui croyaient obéir aux lois de l'honneur en +combattant la France, et qui à leur point de vue y obéissaient en effet, +puisque la loi féodale liait le vassal au seigneur et non à la terre, et +que là où était le souverain, là était la vraie patrie. + +Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profondément changé d'âge +en âge, et que nous ne pouvons arriver à comprendre comme on les +comprenait jadis qu'après un long effort. On a dit avec raison qu'il +faut beaucoup de lecture pour arriver seulement à concevoir ce que +signifiaient pour nos arrière-grands-pères des mots tels que le roi et +la famille royale. Qu'est-ce alors pour des termes plus complexes +encore? + +Les mots n'ont donc que des significations mobiles et transitoires, +changeantes d'âge en âge et de peuple à peuple; et, quand nous voulons +agir par eux, sur la foule, ce qu'il faut savoir, c'est le sens qu'ils +ont pour elle à un moment donné, et non celui qu'ils eurent jadis ou +qu'ils peuvent avoir pour des individus de constitution mentale +différente. + +Aussi, quand les foules ont fini, à la suite de bouleversements +politiques, de changements de croyances, par acquérir une antipathie +profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir +de l'homme d'État véritable est de changer les mots sans, bien entendu, +toucher aux choses en elles-mêmes, ces dernières étant trop liées à une +constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux +Tocqueville a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que le travail du +Consulat et de l'Empire a surtout consisté à habiller de mots nouveaux +la plupart des institutions du passé, c'est-à-dire à remplacer des mots +évoquant de fâcheuses images dans l'imagination des foules par d'autres +mots dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est +devenue contribution foncière; la gabelle, l'impôt du sel; les aides, +contributions indirectes et droit réunis; la taxe des maîtrises et +jurandes s'est appelée patente, etc. + +Une des fonctions les plus essentielles des hommes d'État consiste donc +à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses que les +foules ne peuvent supporter avec leurs anciens noms. La puissance des +mots est si grande qu'il suffit de désigner par des termes bien choisis +les choses les plus odieuses pour les faire accepter des foules. Taine +remarque justement que c'est en invoquant la liberté et la fraternité, +mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu «installer un +despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de +l'Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l'ancien +Mexique». L'art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste +surtout à savoir manier les mots. Une des grandes difficultés de cet art +est que, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des +sens fort différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient +en apparence les mêmes mots; mais elles ne parlent jamais la même +langue. + +Dans les exemples qui précèdent nous avons fait surtout intervenir le +temps comme principal facteur du changement de sens des mots. Mais si +nous faisions intervenir aussi la race, nous verrions alors qu'à une +même époque, chez des peuples également civilisés mais de races +diverses, les mêmes mots correspondent fort souvent à des idées +extrêmement dissemblables. Il est impossible de comprendre ces +différences sans de nombreux voyages, et c'est pourquoi je ne saurais +insister sur elles. Je me bornerai à faire remarquer que ce sont +précisément les mots les plus employés par les foules qui d'un peuple à +l'autre possèdent les sens les plus différents. Tels sont par exemple +les mots de démocratie et de socialisme, d'un usage si fréquent +aujourd'hui. + +Ils correspondent en réalité à des idées et des images tout à fait +opposées dans les âmes latines et dans les âmes anglo-saxonnes. Chez les +Latins le mot démocratie, signifie surtout effacement de la volonté et +de l'initiative de l'individu devant celles de la communauté +représentées par l'État. C'est l'État qui est chargé de plus en plus de +diriger tout, de centraliser, de monopoliser et de fabriquer tout. C'est +à lui que tous les partis sans exception, radicaux, socialistes ou +monarchistes, font constamment appel. Chez l'Anglo-saxon, celui +d'Amérique notamment, le même mot démocratie signifie au contraire +développement intense de la volonté et de l'individu, effacement aussi +complet que possible de l'État, auquel en dehors de la police, de +l'armée et des relations diplomatiques, on ne laisse rien diriger, pas +même l'instruction. Donc le même mot qui signifie, chez un peuple, +effacement de la volonté et de l'initiative individuelle et +prépondérance de l'État, signifie chez un autre développement excessif +de cette volonté, de cette initiative, et effacement complet de +l'État[12]. + + +§ 2.--LES ILLUSIONS + +Depuis l'aurore des civilisations les foules ont toujours subi +l'influence des illusions. C'est aux créateurs d'illusions qu'elles ont +élevé le plus de temples, de statues et d'autels. Illusions religieuses +jadis, illusions philosophiques et sociales aujourd'hui, on retrouve +toujours ces formidables souveraines à la tête de toutes les +civilisations qui ont successivement fleuri sur notre planète. C'est en +leur nom que se sont édifiés les temples de la Chaldée et de l'Égypte, +les édifices religieux du moyen âge, que l'Europe entière a été +bouleversée il y a un siècle, et il n'est pas une seule de nos +conceptions artistiques, politiques ou sociales qui ne porte leur +puissante empreinte. L'homme les renverse parfois, au prix de +bouleversements effroyables, mais il semble condamné à les relever +toujours. Sans elles il n'aurait pu sortir de la barbarie primitive, et +sans elles encore il y retomberait bientôt. Ce sont des ombres vaines, +sans doute; mais ces filles de nos rêves ont obligé les peuples à créer +tout ce qui fait la splendeur des arts et la grandeur des civilisations. + +«Si l'on détruisait, dans les musées et les bibliothèques, et que l'on +fît écrouler, sur les dalles des parvis, toutes les oeuvres et tous +les monuments d'art qu'ont inspirés les religions, que resterait-il des +grands rêves humains? Donner aux hommes la part d'espoir et d'illusion +sans laquelle ils ne peuvent exister, telle est la raison d'être des +dieux, des héros et des poètes. Pendant cinquante ans, la science parut +assumer cette tâche. Mais ce qui l'a compromise dans les coeurs +affamés d'idéal, c'est qu'elle n'ose plus assez promettre et qu'elle ne +sait pas assez mentir[13].» + +Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés avec ferveur à +détruire les illusions religieuses, politiques et sociales dont, pendant +de longs siècles, avaient vécu nos pères. En les détruisant ils ont tari +les sources de l'espérance et de la résignation. Derrière les chimères +immolées, ils ont trouvé les forces aveugles et sourdes de la nature. +Inexorables pour la faiblesse elles ne connaissent pas la pitié. + +Avec tous ses progrès la philosophie n'a pu encore offrir aux foules +aucun idéal qui les puisse charmer; mais, comme il leur faut des +illusions à tout prix, elles se dirigent d'instinct, comme l'insecte +allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand +facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais bien +l'erreur. Et si le socialisme est si puissant aujourd'hui, c'est qu'il +constitue la seule illusion qui soit vivante encore. Malgré toutes les +démonstrations scientifiques, il continue à grandir. Sa principale force +est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des +choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur. L'illusion +sociale règne aujourd'hui sur toutes les ruines amoncelées du passé, et +l'avenir lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif de vérités. +Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant +déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui sait les illusionner est +aisément leur maître; qui tente de les désillusionner est toujours leur +victime. + + +§ 3.--L'EXPÉRIENCE + +L'expérience constitue à peu près le seul procédé efficace pour établir +solidement une vérité dans l'âme des foules, et détruire des illusions +devenues trop dangereuses. Encore est-il nécessaire que l'expérience +soit réalisée sur une très large échelle et fort souvent répétée. Les +expériences faites par une génération sont généralement inutiles pour la +suivante; et c'est pourquoi les faits historiques invoqués comme +éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur seule utilité est de +prouver à quel point les expériences doivent être répétées d'âge en âge +pour exercer quelque influence, et réussir à ébranler seulement une +erreur lorsqu'elle est solidement implantée dans l'âme des foules. + +Notre siècle, et celui qui l'a précédé, seront cités sans doute par des +historiens de l'avenir comme une ère de curieuses expériences. À aucun +âge il n'en avait été autant tenté. + +La plus gigantesque de ces expériences fut la Révolution française. Pour +découvrir qu'on ne refait pas une société de toutes pièces sur les +indications de la raison pure, il a fallu massacrer plusieurs millions +d'hommes et bouleverser l'Europe entière pendant vingt ans. Pour nous +prouver expérimentalement que les Césars coûtent cher aux peuples qui +les acclament, il a fallu deux ruineuses expériences en cinquante ans, +et, malgré leur clarté, elles ne semblent pas avoir été suffisamment +convaincantes. La première a coûté pourtant trois millions d'hommes et +une invasion, la seconde un démembrement et la nécessité des armées +permanentes. La troisième a failli être tentée il n'y a pas longtemps et +le sera sûrement un jour. Pour faire admettre à tout un peuple que +l'immense armée allemande n'était pas, comme on l'enseignait il y a +trente ans, une sorte de garde nationale inoffensive[14], il a fallu +l'effroyable guerre qui nous a coûté si cher. Pour reconnaître que le +protectionnisme ruine les peuples qui l'acceptent, il faudra au moins +vingt ans de désastreuses expériences. On pourrait multiplier +indéfiniment ces exemples. + + +§ 4.--LA RAISON + +Dans l'énumération des facteurs capables d'impressionner l'âme des +foules, on pourrait se dispenser entièrement de mentionner la raison, +s'il n'était nécessaire d'indiquer la valeur négative de son influence. + +Nous avons déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des +raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations d'idées. +Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que font appel +les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la logique n'ont +aucune action sur elles[15]. Pour convaincre les foules, il faut d'abord +se rendre bien compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de +les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant, au moyen +d'associations rudimentaires, certaines images bien suggestives; savoir +revenir au besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les +sentiments qu'on fait naître. Cette nécessité de varier sans cesse son +langage suivant l'effet produit à l'instant où l'on parle frappe +d'avance d'impuissance tout discours étudié et préparé: l'orateur y suit +sa pensée, car non celle de ses auditeurs, et, par ce seul fait, son +influence devient parfaitement nulle. + +Les esprits logiques, habitués à être convaincus par des chaînes de +raisonnements un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à ce +mode de persuasion quand ils s'adressent aux foules, et le manque +d'effet de leurs arguments les surprend toujours. «Les conséquences +mathématiques usuelles fondées sur le syllogisme, c'est-à-dire sur des +associations d'identités, écrit un logicien, sont nécessaires... La +nécessité forcerait l'assentiment même d'une masse inorganique, si +celle-ci était capable de suivre des associations d'identités.» Sans +doute; mais la foule n'est pas plus capable que la masse inorganique de +les suivre, ni même de les entendre. Qu'on essaie de convaincre par un +raisonnement des esprits primitifs, des sauvages ou des enfants, par +exemple, et l'on se rendra compte de la faible valeur que possède ce +mode d'argumentation. + +Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres primitifs pour +voir la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter +contre des sentiments. Rappelons-nous simplement combien ont été tenaces +pendant de longs siècles des superstitions religieuses, contraires à la +plus simple logique. Pendant près de deux mille ans les plus lumineux +génies ont été courbés sous leurs lois, et il a fallu arriver aux temps +modernes pour que leur véracité ait pu seulement être contestée. Le +moyen âge et la Renaissance ont possédé bien des hommes éclairés; ils +n'en ont pas possédé un seul auquel le raisonnement ait montré les côtés +enfantins de ses superstitions, et fait naître un faible doute sur les +méfaits du diable ou sur la nécessité de brûler les sorciers. + +Faut-il regretter que ce ne soit jamais la raison qui guide les foules? +Nous n'oserions le dire. La raison humaine n'eût pas réussi sans doute à +entraîner l'humanité dans les voies de la civilisation avec l'ardeur et +la hardiesse dont l'ont soulevée ses chimères. Filles de l'inconscient +qui nous mène, ces chimères étaient sans doute nécessaires. Chaque race +porte dans sa constitution mentale les lois de ses destinées, et c'est +peut-être à ces lois qu'elle obéit par un inéluctable instinct, même +dans ses impulsions en apparence les plus irraisonnées. Il semble +parfois que les peuples soient soumis à des forces secrètes analogues à +celles qui obligent le gland à se transformer en chêne ou la comète à +suivre son orbite. + +Le peu que nous pouvons pressentir de ces forces doit être cherché dans +la marche générale de l'évolution d'un peuple et non dans les faits +isolés d'où cette évolution semble parfois surgir. Si l'on ne +considérait que ces faits isolés l'histoire semblerait régie par +d'invraisemblables hasards. Il était invraisemblable qu'un ignorant +charpentier de Galilée pût devenir pendant deux mille ans un dieu +tout-puissant, au nom duquel fussent fondées les plus importantes +civilisations; invraisemblable aussi que quelques bandes d'Arabes sortis +de leurs déserts pussent conquérir la plus grande partie du vieux monde +gréco-romain, et fonder un empire plus grand que celui d'Alexandre; +invraisemblable encore que, dans une Europe très vieille et très +hiérarchisée, un obscur lieutenant d'artillerie pût réussir à régner sur +une foule de peuples et de rois. + +Laissons donc la raison aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop +d'intervenir dans le gouvernement des hommes. Ce n'est pas avec la +raison et c'est le plus souvent malgré elle, que se sont créés des +sentiments tels que l'honneur, l'abnégation, la foi religieuse, l'amour +de la gloire et de la patrie, qui ont été jusqu'ici les grands ressorts +de toutes les civilisations. + +NOTES: + +[12] Dans _Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples_, j'ai +longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal démocratique +latin de l'idéal démocratique anglo-saxon. D'une façon indépendante et à +la suite de ses voyages, M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre tout +récent, _Outre-Mer_, à des conclusions à peu près identiques aux +miennes. + +[13] Daniel Lesueur. + +[14] L'opinion des foules était formée, dans ce cas, par ces +associations grossières de choses dissemblables dont j'ai précédemment +exposé le mécanisme. Notre garde nationale d'alors, étant composée de +pacifiques boutiquiers sans trace de discipline, et ne pouvant être +prise au sérieux, tout ce qui portait un nom analogue éveillait les +mêmes images, et était considéré par conséquent comme aussi inoffensif. +L'erreur des foules était partagée alors, ainsi que cela arrive si +souvent pour les opinions générales, par leurs meneurs. Dans un discours +prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des députés, et reproduit par +M. E. Ollivier dans un livre récent, un homme d'État qui a bien souvent +suivi l'opinion des foules, mais ne l'a jamais précédée, M. Thiers, +répétait que la Prusse, en dehors d'une armée active à peu près égale en +nombre à la nôtre, ne possédait qu'une garde nationale analogue à celle +que nous possédions et par conséquent sans importance; assertions aussi +exactes que les prévisions du même homme d'État sur le peu d'avenir des +chemins de fer. + +[15] Mes premières observations sur l'art d'impressionner les foules et +sur les faibles ressources qu'offrent sur ce point les règles de la +logique remontent à l'époque du siège de Paris, le jour où je vis +conduire au Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V... +qu'une foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des +fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement, +G. P..., orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui +réclamait l'exécution immédiate du prisonnier. Je m'attendais à ce que +l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation, en disant que le +maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces +fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs chez tous les +libraires. À ma grande stupéfaction--j'étais fort jeune alors--le +discours fut tout autre. «Justice sera faite, cria l'orateur en +s'avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable. Laissez le +gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête. Nous +allons, en attendant, enfermer l'accusé.» Calmée aussitôt par cette +satisfaction apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart d'heure +le maréchal put regagner son domicile. Il eût été infailliblement +écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les raisonnements +logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très convaincants. + + + + +CHAPITRE III + +Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion. + +§ 1. _Les meneurs des foules._--Besoin instinctif de tous les êtres en +foule d'obéir à un meneur.--Psychologie des meneurs.--Eux seuls peuvent +créer la foi et donner une organisation aux foules.--Despotisme forcé +des meneurs.--Classification des meneurs.--Rôle de la volonté.--§ 2. +_Les moyens d'action des meneurs._--L'affirmation, la répétition, la +contagion.--Rôle respectif de ces divers facteurs.--Comment la contagion +peut remonter des couches inférieures aux couches supérieures d'une +société.--Une opinion populaire devient bientôt une opinion +générale.--§ 3. _Le prestige._--Définition et classification du +prestige.--Le prestige acquis et le prestige personnel.--Exemples +divers.--Comment meurt le prestige. + + +La constitution mentale des foules nous est maintenant connue, et nous +savons aussi quels sont les mobiles capables d'impressionner leur âme. +Il nous reste à rechercher comment doivent être appliqués ces mobiles, +et par qui ils peuvent être utilement mis en oeuvre. + + +§ 1.--LES MENEURS DES FOULES + +Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse +d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent +d'instinct sous l'autorité d'un chef. + +Dans les foules humaines, le chef n'est souvent qu'un meneur, mais, +comme tel, il joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour +duquel se forment et s'identifient les opinions. Il constitue le premier +élément d'organisation des foules hétérogènes et prépare leur +organisation en sectes. En attendant, il les dirige. La foule est un +troupeau servile qui ne saurait jamais se passer de maître. + +Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené. Il a lui-même été +hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre. Elle l'a +envahi au point que tout disparaît en dehors d'elle, et que toute +opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel, par exemple, +Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de Rousseau, et +employant les procédés de l'Inquisition pour les propager. + +Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes de pensée, mais des +hommes d'action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l'être, la +clairvoyance conduisant généralement au doute et à l'inaction. Ils se +recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui +côtoient les bords de la folie. Quelque absurde que puisse être l'idée +qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent, tout raisonnement +s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne les +touchent pas, ou ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel, +famille, tout est sacrifié. L'instinct de la conservation lui-même est +annulé chez eux, au point que la seule récompense qu'ils sollicitent +souvent est de devenir des martyrs. L'intensité de leur foi donne à +leurs paroles une grande puissance suggestive. La multitude est toujours +prête à écouter l'homme doué de volonté forte qui sait s'imposer à +elle. Les hommes réunis en foule perdent toute volonté et se tournent +d'instinct vers qui en possède une. + +De meneurs, les peuples n'ont jamais manqué: mais il s'en faut que tous +soient animés des convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont +souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que des intérêts personnels +et cherchant à persuader en flattant de bas instincts. L'influence +qu'ils exercent ainsi peut être très grande, mais elle reste toujours +très éphémère. Les grands convaincus qui ont soulevé l'âme des foules, +les Pierre l'Ermite, les Luther, les Savonarole, les hommes de la +Révolution, n'ont exercé de fascination qu'après avoir été eux-mêmes +d'abord fascinés par une croyance. Ils purent alors créer dans les âmes +cette puissance formidable nommée la foi, qui rend l'homme esclave +absolu de son rêve. + +Créer la foi, qu'il s'agisse de foi religieuse, de foi politique ou +sociale, de foi en une oeuvre, en un personnage, en une idée, tel est +surtout le rôle des grands meneurs, et c'est pourquoi leur influence est +toujours très grande. De toutes les forces dont l'humanité dispose, la +foi a toujours été une des plus grandes, et c'est avec raison que +l'Évangile lui attribue le pouvoir de transporter les montagnes. Donner +à l'homme une foi, c'est décupler sa force. Les grands événements de +l'histoire ont été réalisés par d'obscurs croyants n'ayant guère que +leur foi pour eux. Ce n'est pas avec des lettrés et des philosophes, ni +surtout avec des sceptiques, qu'ont été édifiées les grandes religions +qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires qui se sont étendus +d'un hémisphère à l'autre. + +Mais, dans de tels exemples, il s'agit des grands meneurs, et ils sont +assez rares pour que l'histoire en puisse aisément marquer le nombre. +Ils forment le sommet d'une série continue descendant de ces puissants +manieurs d'hommes à l'ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine +lentement ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu'il +ne comprend guère, mais dont, selon lui, l'application doit amener +sûrement la réalisation de tous les rêves et de toutes les espérances. + +Dans toutes les sphères sociales, des plus hautes aux plus basses, dès +que l'homme n'est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d'un meneur. +La plupart des hommes, dans les masses populaires surtout, ne possèdent, +en dehors de leur spécialité, d'idée nette et raisonnée sur quoi que ce +soit. Ils sont incapables de se conduire. Le meneur leur sert de guide. +Il peut être remplacé à la rigueur, mais très insuffisamment par ces +publications périodiques qui fabriquent des opinions pour leurs lecteurs +et leur procurent ces phrases toutes faites qui dispensent de raisonner. + +L'autorité des meneurs est très despotique, et n'arrive même à s'imposer +qu'à cause de ce despotisme. On a remarqué souvent combien facilement +ils se faisaient obéir, bien que n'ayant aucun moyen d'appuyer leur +autorité, dans les couches ouvrières les plus turbulentes. Ils fixent +les heures de travail, le taux des salaires, décident les grèves, les +font commencer et cesser à heure fixe. + +Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer de plus en plus les pouvoirs +publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et affaiblir. La +tyrannie de ces nouveaux maîtres fait que les foules leur obéissent +beaucoup plus docilement qu'elles n'ont obéi à aucun gouvernement. Si, +par suite d'un accident quelconque, le meneur disparaît et n'est pas +immédiatement remplacé, la foule redevient une collectivité sans +cohésion ni résistance. Pendant la dernière grève des employés des +omnibus à Paris, il a suffi d'arrêter les deux meneurs qui la +dirigeaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n'est pas le besoin de la +liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours dans l'âme des +foules. Elles ont une telle soif d'obéir qu'elles se soumettent +d'instinct à qui se déclare leur maître. + +On peut établir une division assez tranchée dans la classe des meneurs. +Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais momentanée; +les autres, beaucoup plus rares que les précédents, sont des hommes +possédant une volonté à la fois forte et durable. Les premiers sont +violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour diriger un coup +de main, entraîner les masses malgré le danger, et transformer en héros +les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney et Murat, sous le +premier Empire. Tel encore, de nos jours, Garibaldi, aventurier sans +talent, mais énergique, réussissant avec une poignée d'hommes à +s'emparer de l'ancien royaume de Naples défendu pourtant par une armée +disciplinée. + +Mais si l'énergie de ces meneurs est puissante, elle est momentanée et +ne survit guère à l'excitant qui l'a fait naître. Rentrés dans le +courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font +souvent preuve, comme ceux que je citais à l'instant, de la plus +étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de réfléchir et de se +conduire dans les circonstances les plus simples, alors qu'ils avaient +si bien su conduire les autres. Ce sont des meneurs qui ne peuvent +exercer leur fonction qu'à la condition d'être menés eux-mêmes et +excités sans cesse, d'avoir toujours au-dessus d'eux un homme ou une +idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée. + +La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté durable, a, +malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup plus +considérable. En elle on trouve les vrais fondateurs de religions ou de +grandes oeuvres: saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, Lesseps. +Qu'ils soient intelligents ou bornés, il n'importe, le monde sera +toujours à eux. La volonté persistante qu'ils possèdent est une faculté +infiniment rare et infiniment forte qui fait tout plier. On ne se rend +pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté forte et +continue: rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni les +hommes. + +Le plus récent exemple de ce que peut une volonté forte et continue, +nous est donné par l'homme illustre qui sépara deux mondes et réalisa la +tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par les plus grands +souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique; mais la +vieillesse était venue, et tout s'éteint devant elle, même la volonté. + +Lorsqu'on voudra montrer ce que peut la seule volonté, il n'y aura qu'à +présenter dans ses détails l'histoire des difficultés qu'il fallut +surmonter pour creuser le canal de Suez. Un témoin oculaire, le docteur +Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes la synthèse de cette +grande oeuvre racontée par son immortel auteur. «Et il contait, de +jour en jour, par épisodes, l'épopée du canal. Il contait tout ce qu'il +avait dû vaincre, tout l'impossible qu'il avait fait possible, toutes +les résistances, les coalitions contre lui, et les déboires, les revers, +les défaites, mais qui n'avaient pu jamais le décourager, ni l'abattre; +il rappelait l'Angleterre le combattant, l'attaquant sans relâche, et +l'Égypte et la France hésitantes, et le consul de France s'opposant plus +que tout autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant +les ouvriers par la soif, leur faisant refuser l'eau douce; et le +ministère de la marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux, +d'expérience et de science, tous naturellement hostiles, et tous +scientifiquement assurés du désastre, le calculant et le promettant, +comme pour tel jour ou telle heure on promet l'éclipse.» + +Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs ne +contiendrait pas beaucoup de noms; mais ces noms ont été à la tête des +événements les plus importants de la civilisation et de l'histoire. + + +§ 2.--LES MOYENS D'ACTION DES MENEURS: L'AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, LA +CONTAGION. + +Lorsqu'il s'agit d'entraîner une foule pour un instant, et de la +déterminer à commettre un acte quelconque: piller un palais, se faire +massacrer pour défendre une place forte ou une barricade, il faut agir +sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore +l'exemple; mais il faut alors que la foule soit déjà préparée par +certaines circonstances, et surtout que celui qui veut l'entraîner +possède la qualité que j'étudierai plus loin sous le nom de prestige. + +Mais quand il s'agit de faire pénétrer des idées et des croyances dans +l'esprit des foules--les théories sociales modernes, par exemple--les +procédés des meneurs sont différents. Ils ont principalement recours à +trois procédés très nets: l'affirmation, la répétition, la contagion. +L'action en est assez lente, mais les effets de cette action une fois +produits sont fort durables. + +L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute +preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans +l'esprit des foules. Plus l'affirmation est concise, plus elle est +dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle a +d'autorité. Les livres religieux et les codes de tous les âges ont +toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d'État appelés à +défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant +leurs produits par l'annonce, savent la valeur de l'affirmation. + +L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la condition d'être +constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes termes. C'est +Napoléon, je crois, qui a dit qu'il n'y a qu'une seule figure sérieuse +de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la +répétition, à s'établir dans les esprits au point qu'ils finissent par +l'accepter comme une vérité démontrée. + +On comprend bien l'influence de la répétition sur les foules, en voyant +à quel point elle est puissante sur les esprits les plus éclairés. Cette +puissance vient de ce que la chose répétée finit par s'incruster dans +ces régions profondes de l'inconscient où s'élaborent les motifs de nos +actions. Au bout de quelque temps, nous ne savons plus quel est l'auteur +de l'assertion répétée, et nous finissons par y croire. De là la force +étonnante de l'annonce. Quand nous avons lu cent fois, mille fois que le +meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons l'avoir entendu +dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir la certitude. +Quand nous avons lu mille fois que la farine Y a guéri les plus grands +personnages des maladies les plus tenaces, nous finissons par être +tentés de l'essayer le jour où nous sommes atteints d'une maladie du +même genre. Si nous lisons toujours dans le même journal que A est un +parfait gredin et B un très honnête homme, nous finissons par en être +convaincus, à moins, bien entendu, que nous ne lisions souvent un autre +journal d'opinion contraire, où les deux qualificatifs soient inversés. +L'affirmation et la répétition sont seules assez puissantes pour pouvoir +se combattre. + +Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, et qu'il y a +unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines +entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les +concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le +puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les +idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir +contagieux aussi intense que celui des microbes. Ce phénomène est très +naturel puisqu'on l'observe chez les animaux eux-mêmes dès qu'il sont en +foule. Le tic d'un cheval dans une écurie est bientôt imité par les +autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné +de quelques moutons s'étend bientôt à tout le troupeau. Chez l'homme en +foule toutes les émotions sont très rapidement contagieuses, et c'est ce +qui explique la soudaineté des paniques. Les désordres cérébraux, comme +la folie, sont eux-mêmes contagieux. On sait combien est fréquente +l'aliénation chez les médecins aliénistes. On a même cité récemment des +formes de folie, l'agoraphobie par exemple, communiquées de l'homme aux +animaux. + +La contagion n'exige pas la présence simultanée d'individus sur un seul +point; elle peut se faire à distance sous l'influence de certains +événements qui orientent tous les esprits dans le même sens et leur +donnent les caractères spéciaux aux foules, surtout quand les esprits +sont préparés par les facteurs lointains que j'ai étudiés plus haut. +C'est ainsi par exemple que l'explosion révolutionnaire de 1848, partie +de Paris, s'étendit brusquement à une grande partie de l'Europe et +ébranla plusieurs monarchies. + +L'imitation, à laquelle on a attribué tant d'influence dans les +phénomènes sociaux, n'est en réalité qu'un simple effet de la contagion. +Ayant montré ailleurs son influence je me bornerai à reproduire ce que +j'en disais il y a quinze ans et qui depuis a été développé par d'autres +écrivains dans des publications récentes: + +«Semblable aux animaux, l'homme est naturellement imitatif. L'imitation +est un besoin pour lui, à condition bien entendu, que cette imitation +soit tout à fait facile, c'est ce besoin qui rend si puissante +l'influence de ce que nous appelons la mode. Qu'il s'agisse d'opinions, +d'idées, de manifestations littéraires, ou simplement de costumes, +combien osent se soustraire à son empire? Ce n'est pas avec des +arguments, mais avec des modèles, qu'on guide les foules. À chaque +époque il y a un petit nombre d'individualités qui impriment leur +action et que la masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant +que ces individualités s'écartassent par trop des idées reçues. Les +imiter serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C'est +précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur +époque n'ont généralement aucune influence sur elle. L'écart est trop +grand. C'est pour la même raison que les Européens, avec tous les +avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur +les peuples de l'Orient: ils en diffèrent trop. + +«La double action du passé et de l'imitation réciproque finit par rendre +tous les hommes d'un même pays et d'une même époque à ce point +semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s'y +soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style +ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps auquel +ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un individu pour +connaître à fond ses lectures, ses occupations habituelles et le milieu +où il vit[16].» + +La contagion est si puissante qu'elle impose aux individus non seulement +certaines opinions mais encore certaines façons de sentir. C'est la +contagion qui fait mépriser à une époque certaines oeuvres, telles que +le _Tanhauser_, par exemple, et qui, quelques années plus tard, les fait +admirer par ceux-là mêmes qui les avaient dénigrées le plus. + +C'est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du +raisonnement, que se propagent les opinions et les croyances des +foules. C'est au cabaret, par affirmation, répétition et contagion que +s'établissent les conceptions actuelles des ouvriers; et les croyances +des foules de tous les âges ne se sont guère créées autrement. Renan +compare avec justesse les premiers fondateurs du christianisme «aux +ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret»; et +Voltaire avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne que +«la plus vile canaille l'avait seule embrassée pendant plus de cent +ans». + +On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens de +citer, la contagion, après s'être exercée dans les couches populaires, +passe ensuite aux couches supérieures de la société. C'est ce que nous +voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui commencent à +gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les premières +victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que, devant son +action, l'intérêt personnel lui-même s'évanouit. + +Et c'est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par +s'imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées, +quelque visible que puisse être l'absurdité de l'opinion triomphante. Il +y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches +supérieures d'autant plus curieuse que les croyances de la foule +dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée +souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance. +Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s'en emparent, la +déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand +dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en plus. +Devenue vérité populaire, elle remonte en quelque façon à sa source et +agit alors sur les couches supérieures d'une nation. C'est en définitive +l'intelligence qui guide le monde, mais elle le guide vraiment de fort +loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis bien longtemps +retournés à la poussière, lorsque, par l'effet du mécanisme que je viens +de décrire, leur pensée finit par triompher. + + +§ 3.--LE PRESTIGE + +Ce qui contribue surtout à donner aux idées propagées par l'affirmation, +la répétition et la contagion, une puissance très grande, c'est qu'elles +finissent par acquérir le pouvoir mystérieux nommé prestige. + +Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s'est +imposé principalement par cette force irrésistible qu'exprime le mot +prestige. C'est un terme dont nous saisissons tous le sens, mais qu'on +applique de façons trop diverses pour qu'il soit facile de le définir. +Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l'admiration ou +la crainte; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il +peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par conséquent +des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César, Mahomet, Bouddha, +par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D'un autre côté, il y a +des êtres ou des fictions que nous n'admirons pas, les divinités +monstrueuses des temples souterrains de l'Inde, par exemple, et qui nous +paraissent pourtant revêtues d'un grand prestige. + +Le prestige est en réalité une sorte de domination qu'exerce sur notre +esprit un individu, une oeuvre ou une idée. Cette domination paralyse +toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d'étonnement et de +respect. Le sentiment provoqué est inexplicable, comme tous les +sentiments, mais il doit être du même ordre que la fascination subie par +un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute +domination. Les dieux, les rois et les femmes n'auraient jamais régné +sans lui. + +On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de +prestige: le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige +acquis est celui que donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut +être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au +contraire quelque chose d'individuel qui peut coexister avec la +réputation, la gloire, la fortune, ou être renforcé par elles, mais qui +peut parfaitement exister sans elles. + +Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu. Par +le fait seul qu'un individu occupe une certaine position, possède une +certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige, +quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en +uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal +avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des +perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité. +Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue +d'un prince ou d'un marquis; et il suffit de prendre de tels titres pour +escroquer à un commerçant tout ce qu'on veut[17]. + +Le prestige dont je viens de parler est celui qu'exercent les personnes; +on peut placer à côté le prestige qu'exercent les opinions, les +oeuvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n'est le plus souvent que +de la répétition accumulée. L'histoire, l'histoire littéraire et +artistique surtout, n'étant que la répétition des mêmes jugements que +personne n'essaie de contrôler, chacun finit par répéter ce qu'il a +appris à l'école, et il y a des noms et des choses auxquels nul +n'oserait toucher. Pour un lecteur moderne, la lecture d'Homère dégage +un incontestable et immense ennui; mais qui oserait le dire? Le +Parthénon, dans son état actuel, est une misérable ruine absolument +dépourvue d'intérêt; mais il possède un tel prestige qu'on ne le voit +plus tel qu'il est, mais bien avec tout son cortège de souvenirs +historiques. Le propre du prestige est d'empêcher de voir les choses +telles qu'elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les foules +toujours, les individus le plus souvent, ont besoin, sur tous les +sujets, d'opinions toutes faites. Le succès de ces opinions est +indépendant de la part de vérité ou d'erreur qu'elles contiennent; il +dépend uniquement de leur prestige. + +J'arrive maintenant au prestige personnel. Il est d'une nature fort +différente du prestige artificiel ou acquis dont je viens de m'occuper. +C'est une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité, que +possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d'exercer une +fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent, alors +même qu'ils sont socialement leurs égaux et ne possèdent aucun moyen +ordinaire de domination. Ils imposent leurs idées, leurs sentiments à +ceux qui les entourent, et on leur obéit comme la bête féroce obéit au +dompteur qu'elle pourrait si facilement dévorer. + +Les grands meneurs de foules, tels que Bouddha, Jésus, Mahomet, Jeanne +d'Arc, Napoléon, ont possédé à un haut degré cette forme de prestige; et +c'est surtout par elle qu'ils se sont imposés. Les dieux, les héros et +les dogmes s'imposent et ne se discutent pas; ils s'évanouissent même +dès qu'on les discute. + +Les grands personnages que je viens de citer possédaient leur puissance +fascinatrice bien avant de devenir illustres, et ils ne le fussent pas +devenus sans elle. Il est évident, par exemple, que Napoléon, au zénith +de la gloire, exerçait, par le seul fait de sa puissance, un prestige +immense; mais ce prestige, il en était doué déjà en partie alors qu'il +n'avait aucun pouvoir et était complètement inconnu. Lorsque, général +ignoré, il fut envoyé par protection commander l'armée d'Italie, il +tomba au milieu de rudes généraux qui s'apprêtaient à faire un dur +accueil au jeune intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la +première minute, dès la première entrevue, sans phrases, sans gestes, +sans menaces, au premier regard du futur grand homme, ils étaient +domptés. Taine donne, d'après les mémoires des contemporains, un curieux +récit de cette entrevue. + + «Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard + héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure, + arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit + parvenu qu'on leur expédie de Paris. Sur la description qu'on leur + en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d'avance: un + favori de Barras, un général de vendémiaire, un général de rue, + regardé comme un ours, parce qu'il est toujours seul à penser, une + petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. On les + introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint de + son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses + ordres et les congédie. Augereau est resté muet; c'est dehors + seulement qu'il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires; il + convient, avec Masséna, que ce petit b... de général lui a fait + peur; il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti + écrasé au premier coup d'oeil.» + +Devenu grand homme, son prestige s'accrut de toute sa gloire et devint +au moins égal à celui d'une divinité pour les dévots. Le général +Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore +qu'Augereau, disait de lui au maréchal d'Ornano, en 1815, un jour qu'ils +montaient ensemble l'escalier des Tuileries: «Mon cher, ce diable +d'homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte. +C'est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand je +l'approche, je suis prêt à trembler comme un enfant, et il me ferait +passer par le trou d'une aiguille pour me jeter dans le feu.» + +Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux qui +l'approchèrent[18]. + + Davoust disait, parlant du dévouement de Maret et du sien: «Si + l'Empereur nous disait à tous deux: Il importe aux intérêts de ma + politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s'en + échappe, Maret garderait le secret, j'en suis sûr, mais il ne + pourrait s'empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir + sa famille. Eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y + laisserais ma femme et mes enfants.» + +Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de fascination pour +comprendre ce merveilleux retour de l'île d'Elbe; cette conquête +immédiate de la France par un homme isolé, ayant devant lui toutes les +forces organisées d'un grand pays, qu'on pouvait croire lassé de sa +tyrannie. Il n'eut qu'à regarder les généraux envoyés pour s'emparer de +lui, et qui avaient juré de s'en emparer. Tous se soumirent sans +discussion. + + «Napoléon, écrit le général anglais Wolseley, débarque en France + presque seul, et comme un fugitif, de la petite île d'Elbe qui + était son royaume, et réussit en quelques semaines à bouleverser, + sans effusion de sang, toute l'organisation du pouvoir de la France + sous son roi légitime: l'ascendant personnel d'un homme + s'affirma-t-il jamais plus étonnamment? Mais d'un bout à l'autre de + cette campagne, qui fut sa dernière, combien est remarquable + l'ascendant qu'il exerçait également sur les alliés, les obligeant + à suivre son initiative, et combien peu s'en fallut qu'il ne les + écrasât?» + +Son prestige lui survécut et continua à grandir. C'est lui qui fit +sacrer empereur un neveu obscur. En voyant renaître aujourd'hui sa +légende, on voit combien cette grande ombre est puissante encore. +Malmenez les hommes tant qu'il vous plaira, massacrez-les par millions, +amenez invasions sur invasions, tout vous est permis si vous possédez un +degré suffisant de prestige et le talent nécessaire pour le maintenir. + +J'ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait exceptionnel, sans +doute, mais qu'il était utile de citer pour faire comprendre la genèse +des grandes religions, des grandes doctrines et des grands empires. Sans +la puissance exercée sur la foule par le prestige, cette genèse ne +serait pas compréhensible. + +Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l'ascendant personnel, +la gloire militaire et la terreur religieuse; il peut avoir des origines +plus modestes, et cependant être considérable encore. Notre siècle en +peut fournir plusieurs exemples. Un des plus frappants, celui que la +postérité rappellera d'âge en âge, sera donné par l'histoire de l'homme +illustre qui modifia la face du globe et les relations commerciales des +peuples en séparant deux continents. Il réussit dans son entreprise par +son immense volonté, mais aussi par la fascination qu'il exerçait sur +tous ceux qui l'entouraient. Pour vaincre l'opposition unanime qu'il +rencontrait, il n'avait qu'à se montrer. Il parlait un instant, et, +devant le charme qu'il exerçait, les opposants devenaient des amis. Les +Anglais surtout combattaient son projet avec acharnement; il n'eut qu'à +paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages. Quand, plus +tard, il passa par Southampton, les cloches sonnèrent sur son passage, +et aujourd'hui l'Angleterre s'occupe de lui élever une statue. «Ayant +tout vaincu, hommes et choses, les marais, les rochers et les sables,» +il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer Suez à Panama. Il +recommença avec les mêmes moyens; mais l'âge était venu, et, d'ailleurs, +la foi qui soulève les montagnes ne les soulève qu'à la condition +qu'elles ne soient pas trop hautes. Les montagnes résistèrent, et la +catastrophe qui s'en suivit détruisit l'éblouissante auréole de gloire +qui enveloppait le héros. Sa vie enseigne comment peut grandir le +prestige, et comment il peut disparaître. Après avoir égalé en grandeur +les plus célèbres héros de l'histoire, il fut abaissé par les magistrats +de son pays au rang des plus vils criminels. Quand il mourut, son +cercueil passa isolé au milieu des foules indifférentes. Seuls, les +souverains étrangers rendirent hommage à sa mémoire comme à celle de +l'un des plus grands hommes qu'ait connus l'histoire[19]. + +Mais les divers exemples qui viennent d'être cités représentent des +formes extrêmes. Pour établir dans ses détails la psychologie du +prestige, il faudrait les placer à l'extrémité d'une série qui +descendrait des fondateurs de religions et d'empires jusqu'au +particulier essayant d'éblouir ses voisins par un habit neuf ou une +décoration. + +Entre les termes les plus éloignés de cette série, on placerait toutes +les formes du prestige dans les divers éléments d'une civilisation: +sciences, arts, littérature, etc., et l'on verrait qu'il constitue +l'élément fondamental de la persuasion. Consciemment ou non, l'être, +l'idée ou la chose possédant du prestige sont par voie de contagion +imités immédiatement et imposent à toute une génération certaines façons +de sentir et de traduire leur pensée. L'imitation est d'ailleurs le plus +souvent inconsciente, et c'est précisément ce qui la rend parfaite. Les +peintres modernes, qui reproduisent les couleurs effacées et les +attitudes rigides de certains primitifs, ne se doutent guère d'où vient +leur inspiration; ils croient à leur propre sincérité, alors que si un +maître éminent n'avait pas ressuscité cette forme d'art, on aurait +continué à n'en voir que les côtés naïfs et inférieurs. Ceux qui, à +l'instar d'un autre maître illustre, inondent leurs toiles d'ombres +violettes, ne voient pas dans la nature plus de violet qu'on n'en voyait +il y a cinquante ans, mais ils sont suggestionnés par l'impression +personnelle et spéciale d'un peintre qui, malgré cette bizarrerie, sut +acquérir un grand prestige. Dans tous les éléments de la civilisation, +de tels exemples pourraient être aisément invoqués. + +On voit, par ce qui précède, que bien des facteurs peuvent entrer dans +la genèse du prestige: un des plus importants fut toujours le succès. +Tout homme qui réussit, toute idée qui s'impose, cessent par ce fait +même d'être contestés. La preuve que le succès est une des bases +principales du prestige, c'est que ce dernier disparaît presque +toujours avec lui. Le héros, que la foule acclamait la veille, est +conspué par elle le lendemain si l'insuccès l'a frappé. La réaction sera +même d'autant plus vive que le prestige aura été plus grand. La foule +considère alors le héros tombé comme un égal, et se venge de s'être +inclinée devant la supériorité qu'elle ne lui reconnaît plus. Lorsque +Robespierre faisait couper le cou à ses collègues et à un grand nombre +de ses contemporains, il possédait un immense prestige. Lorsqu'un +déplacement de quelques voix lui ôta son pouvoir, il perdit +immédiatement ce prestige, et la foule le suivit à la guillotine avec +autant d'imprécations qu'elle suivait la veille ses victimes. C'est +toujours avec fureur que les croyants brisent les statues de leurs +anciens dieux. + +Le prestige enlevé par l'insuccès est perdu brusquement. Il peut s'user +aussi par la discussion, mais d'une façon plus lente. Ce procédé est +cependant d'un effet très sûr. Le prestige discuté n'est déjà plus du +prestige. Les dieux et les hommes qui ont su garder longtemps leur +prestige n'ont jamais toléré la discussion. Pour se faire admirer des +foules, il faut toujours les tenir à distance. + +NOTES: + +[16] GUSTAVE LE BON. _L'homme et les Sociétés_, t. II, p. 116, 1881. + +[17] Cette influence des titres, des rubans, des uniformes sur les +foules se rencontre dans tous les pays, même dans ceux où le sentiment +de l'indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce +propos un passage curieux du livre récent d'un voyageur sur le prestige +de certains personnages en Angleterre. + +«En diverses rencontres, je ne m'étais aperçu de l'ivresse particulière +à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'Angleterre exposent les +Anglais les plus raisonnables. + +«Pourvu que son état soutienne son rang, ils l'aiment d'avance, et mis +en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit rougir +de plaisir à son approche et, s'il leur parle, la joie qu'ils +contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d'un éclat +inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l'on peut dire, comme +l'Espagnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la Révolution. +Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins violente, la +satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent moins fondamentaux. Le Livre +de la Pairie a un débit considérable, et si loin qu'on aille, on le +trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.» + +[18] Très conscient de son prestige, Napoléon savait qu'il l'accroissait +encore en traitant un peu moins bien que des palefreniers les grands +personnages qui l'entouraient, et parmi lesquels figuraient plusieurs de +ces célèbres conventionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les récits +du temps sont pleins de faits significatifs sur ce point. Un jour, en +plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot qu'il traite +comme un valet mal appris. L'effet produit, il s'approche et lui dit: +«Eh bien, grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête?» Là-dessus, +Beugnot, haut comme un tambour-major se courbe très bas, et le petit +homme, levant la main, prend le grand par l'oreille, «signe de faveur +enivrante, écrit Beugnot, geste familier du maître qui s'humanise». De +tels exemples donnent une notion nette du degré de basse platitude que +peut provoquer le prestige. Ils font comprendre l'immense mépris du +grand despote pour les hommes qui l'entouraient et qu'il traitait +simplement de «chair à canon». + +[19] Un journal étranger, la _Neu Freie Presse_, de Vienne, s'est livré +au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions d'une très +judicieuse psychologie, et que, pour cette raison, je reproduis ici: + +«Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a plus le droit de +s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb. Si Ferdinand de Lesseps +est un escroc, toute noble illusion est un crime. L'antiquité aurait +couronné la mémoire de Lesseps d'une auréole de gloire, et lui aurait +fait boire à la coupe du nectar au milieu de l'Olympe, car il a changé +la face de la terre, et il a accompli des oeuvres qui perfectionnent +la création. En condamnant Ferdinand de Lesseps, le président de la Cour +d'appel s'est fait immortel, car toujours les peuples demanderont le nom +de l'homme qui ne craignit pas d'abaisser son siècle pour habiller de la +casaque du forçat un vieillard dont la vie a été la gloire de ses +contemporains. + +«Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible, là où règne +la haine bureaucratique contre les grandes oeuvres hardies. Les +nations ont besoin de ces hommes audacieux qui croient en eux-mêmes et +franchissent tous les obstacles, sans égard pour leur propre personne. +Le génie ne peut pas être prudent; avec la prudence il ne pourrait +jamais élargir le cercle de l'activité humaine. + +«... Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe et l'amertume +des déceptions: Suez et Panama. Ici le coeur se révolte contre la +morale du succès. Lorsque de Lesseps eut réussi à relier deux mers, +princes et nations lui rendirent leurs hommages; aujourd'hui qu'il +échoue contre les rochers des Cordillères, il n'est plus qu'un vulgaire +escroc... Il y a là une guerre des classes de la société, un +mécontentement de bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code +criminel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des autres... Les +législateurs modernes se trouvent embarrassés devant ces grandes idées +du génie humain; le public y comprend moins encore, et il est facile à +un avocat général de prouver que Stanley est un assassin et Lesseps un +trompeur.» + + + + +CHAPITRE IV + +Limites de variabilité des croyances et opinions des foules. + +§ 1. _Les croyances fixes._--Invariabilité de certaines croyances +générales.--Elles sont les guides d'une civilisation.--Difficulté de les +déraciner.--En quoi l'intolérance constitue pour les peuples une +vertu.--L'absurdité philosophique d'une croyance générale ne peut nuire +à sa propagation.--§ 2. _Les opinions mobiles des foules._--Extrême +mobilité des opinions qui ne dérivent pas des croyances +générales.--Variations apparentes des idées et des croyances en moins +d'un siècle.--Limites réelles de ces variations.--Éléments sur lesquels +la variation a porté.--La disparition actuelle des croyances générales +et la diffusion extrême de la presse rendent de nos jours les opinions +de plus en plus mobiles.--Comment les opinions des foules tendent sur la +plupart des sujets vers l'indifférence.--Impuissance des gouvernements à +diriger comme jadis l'opinion.--L'émiettement actuel des opinions +empêche leur tyrannie. + + +§ 1.--LES CROYANCES FIXES + +Il y a un parallélisme étroit entre les caractères anatomiques des êtres +et leurs caractères psychologiques. Dans les caractères anatomiques nous +trouvons certains éléments invariables, ou si peu variables, qu'il faut +la durée des âges géologiques pour les changer, et, à côté de ces +caractères fixes, irréductibles, se voient des caractères très mobiles +que le milieu, l'art de l'éleveur et de l'horticulteur modifient +aisément, et parfois au point de dissimuler, pour l'observateur peu +attentif, les caractères fondamentaux. + +Nous observons le même phénomène dans les caractères moraux. À côté des +éléments psychologiques irréductibles d'une race se rencontrent des +éléments mobiles et changeants. Et c'est pourquoi, en étudiant les +croyances et les opinions d'un peuple, on constate toujours un fonds +très fixe sur lequel se greffent des opinions aussi mobiles que le sable +qui recouvre le rocher. + +Les croyances et les opinions des foules forment donc deux classes bien +distinctes. D'une part, les grandes croyances permanentes, qui durent +plusieurs siècles, et sur lesquelles une civilisation entière repose, +telles, par exemple, autrefois, la conception féodale, les idées +chrétiennes, celles de la Réforme; tels de nos jours, le principe des +nationalités, les idées démocratiques et sociales. D'autre part, les +opinions momentanées et changeantes, dérivées le plus souvent des +conceptions générales, que chaque âge voit naître et mourir: telles sont +les théories qui guident les arts et la littérature à certains moments, +celles, par exemple, qui ont produit le romantisme, le naturalisme, le +mysticisme, etc. Elles sont aussi superficielles, le plus souvent, que +la mode, et changent comme elle. Ce sont les petites vagues qui naissent +et s'évanouissent sans cesse à la surface d'un lac aux eaux profondes. + +Les grandes croyances générales sont en nombre fort restreint. Leur +naissance et leur mort forment pour chaque race historique les points +culminants de son histoire. Elles constituent la vraie charpente des +civilisations. + +Il est très facile d'établir une opinion passagère dans l'âme des +foules, mais il est très difficile d'y établir une croyance durable. Il +est également fort difficile de détruire cette dernière lorsqu'elle a +été établie. Ce n'est, le plus souvent, qu'au prix de révolutions +violentes qu'on peut la changer. Les révolutions n'ont même ce pouvoir +que lorsque la croyance a perdu presque entièrement son empire sur les +âmes. Les révolutions servent alors à balayer finalement ce qui était à +peu près abandonné déjà, mais ce que le joug de la coutume empêchait +d'abandonner entièrement. Les révolutions qui commencent sont en réalité +des croyances qui finissent. + +Le jour précis où une grande croyance est marquée pour mourir est facile +à reconnaître; c'est celui où sa valeur commence à être discutée. Toute +croyance générale n'étant guère qu'une fiction ne saurait subsister qu'à +la condition de n'être pas soumise à l'examen. + +Mais alors même qu'une croyance est fortement ébranlée, les institutions +qui en dérivent conservent leur puissance et ne s'effacent que +lentement. Lorsqu'elle a enfin perdu complètement son pouvoir, tout ce +qu'elle soutenait s'écroule bientôt. Il n'a pas encore été donné à un +peuple de pouvoir changer ses croyances sans être aussitôt condamnée à +transformer tous les éléments de sa civilisation. + +Il les transforme jusqu'à ce qu'il ait trouvé une nouvelle croyance +générale qui soit acceptée; et jusque-là il vit forcément dans +l'anarchie. Les croyances générales sont les supports nécessaires des +civilisations; elles impriment une orientation aux idées. Elles seules +peuvent inspirer la foi et créer le devoir. + +Les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des croyances +générales, et compris d'instinct que la disparition de celles-ci devait +marquer pour eux l'heure de la décadence. Le culte fanatique de Rome fut +pour les Romains la croyance qui les rendit maîtres du monde, et quand +cette croyance fut morte, Rome fut condamnée à mourir. Ce furent +seulement lorsqu'ils eurent acquis quelques croyances communes que les +barbares, qui détruisirent la civilisation romaine, atteignirent à une +certaine cohésion et purent sortir de l'anarchie. + +Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu leurs +convictions avec intolérance. Cette intolérance, si critiquable au point +de vue philosophique, représente dans la vie des peuples la plus +nécessaire des vertus. C'est pour fonder ou maintenir des croyances +générales que le moyen âge a élevé tant de bûchers, que tant +d'inventeurs et de novateurs sont morts dans le désespoir quand ils +évitaient les supplices. C'est pour les défendre que le monde a été tant +de fois bouleversé, que tant de millions d'hommes sont morts sur les +champs de bataille, et y mourront encore. + +Il y a de grandes difficultés à établir une croyance générale, mais, +quand elle est définitivement établie, sa puissance est pour longtemps +invincible; et quelle que soit sa fausseté philosophique, elle s'impose +aux plus lumineux esprits. Les peuples de l'Europe n'ont-ils pas, depuis +plus de quinze siècles, considéré comme des vérités indiscutables des +légendes religieuses aussi barbares[20], quand on les examine de près, +que celles de Moloch. L'effrayante absurdité de la légende d'un Dieu se +vengeant sur son fils par d'horribles supplices de la désobéissance +d'une de ses créatures, n'a pas été aperçue pendant bien des siècles. +Les plus puissants génies, un Galilée, un Newton, un Leibniz, n'ont pas +même supposé un instant que la vérité de tels dogmes pût être discutée. +Rien ne démontre mieux l'hypnotisation produite par les croyances +générales, mais rien ne marque mieux aussi les humiliantes limites de +notre esprit. + +Dès qu'un dogme nouveau est implanté dans l'âme des foules, il devient +l'inspirateur de ses institutions, de ses arts et de sa conduite. +L'empire qu'il exerce alors sur les âmes est absolu. Les hommes d'action +ne songent qu'à le réaliser, les législateurs ne font que l'appliquer, +les philosophes, les artistes, les littérateurs ne sont préoccupés que +de le traduire sous des formes diverses. + +De la croyance fondamentale, des idées momentanées accessoires peuvent +surgir, mais elles portent toujours l'empreinte de la croyance dont +elles sont issues. La civilisation égyptienne, la civilisation +européenne du moyen âge, la civilisation musulmane des Arabes dérivent +d'un tout petit nombre de croyances religieuses qui ont imprimé leur +marque sur les moindres éléments de ces civilisations, et permettent de +les reconnaître aussitôt. + +Et c'est ainsi que grâce aux croyances générales, les hommes de chaque +âge sont entourés d'un réseau de traditions, d'opinions et de coutumes, +au joug desquelles ils ne sauraient se soustraire et qui les rendent +toujours très semblables les uns aux autres. Ce qui mène surtout les +hommes, ce sont les croyances et les coutumes dérivées de ces croyances. +Elles règlent les moindres actes de notre existence, et l'esprit le +plus indépendant ne songe pas à s'y soustraire. Il n'y a de véritable +tyrannie que celle qui s'exerce inconsciemment sur les âmes, parce que +c'est la seule qui ne se puisse combattre. Tibère, Gengiskhan, Napoléon +ont été des tyrans redoutables, sans doute, mais, du fond de leur +tombeau, Moïse, Bouddha, Jésus, Mahomet, Luther ont exercé sur les âmes +un despotisme bien autrement profond. Une conspiration peut abattre un +tyran, mais que peut-elle sur une croyance bien établie? Dans sa lutte +violente contre le catholicisme, et malgré l'assentiment apparent des +foules, malgré des procédés de destruction aussi impitoyables que ceux +de l'Inquisition, c'est notre grande Révolution qui a été vaincue. Les +seuls tyrans réels que l'humanité ait connus ont toujours été les ombres +des morts ou les illusions qu'elle s'est créées. + +L'absurdité philosophique que présentent souvent les croyances générales +n'a jamais été un obstacle à leur triomphe. Ce triomphe ne semble même +possible qu'à la condition qu'elles renferment quelque mystérieuse +absurdité. Ce n'est donc pas l'évidente faiblesse des croyances +socialistes actuelles qui les empêchera de triompher dans l'âme des +foules. Leur véritable infériorité par rapport à toutes les croyances +religieuses tient uniquement à ceci: l'idéal de bonheur que promettaient +ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie future, personne +ne pouvait contester cette réalisation. L'idéal de bonheur socialiste +devant être réalisé sur terre, dès les premières tentatives de +réalisation, la vanité des promesses apparaîtra aussitôt, et la croyance +nouvelle perdra du même coup tout prestige. Sa puissance ne grandira +donc que jusqu'au jour où, ayant triomphé, la réalisation pratique +commencera. Et c'est pourquoi, si la religion nouvelle exerce d'abord, +comme toutes celles qui l'ont précédée, un rôle destructeur, elle ne +saurait exercer ensuite, comme elles, un rôle créateur. + + +§ 2.--LES OPINIONS MOBILES DES FOULES + +Au-dessus des croyances fixes, dont nous venons de montrer la puissance +se trouve une couche d'opinions, d'idées, de pensées qui naissent et +meurent constamment. Quelques-unes ont la durée d'un jour, et les plus +importantes ne dépassent guère la vie d'une génération. Nous avons +marqué déjà que les changements qui surviennent dans ces opinions sont +parfois beaucoup plus superficiels que réels, et que toujours ils +portent l'empreinte des qualités de la race. Considérant par exemple les +institutions politiques du pays où nous vivons, nous avons fait voir que +les partis en apparence les plus contraires: monarchistes, radicaux, +impérialistes, socialistes, etc., ont un idéal absolument identique, et +que cet idéal tient uniquement à la structure mentale de notre race, +puisque, sous des noms analogues, on retrouve dans d'autres races un +idéal tout à fait contraire. Ce n'est pas le nom donné aux opinions, ni +des adaptations trompeuses qui changent le fond des choses. Les +bourgeois de la Révolution, tout imprégnés de littérature latine, et +qui, les yeux fixés sur la république romaine, adoptèrent ses lois, ses +faisceaux et ses toges, et tâchèrent d'imiter ses institutions et ses +exemples, n'étaient pas devenus des Romains parce qu'ils étaient sous +l'empire d'une puissante suggestion historique. Le rôle du philosophe +est de rechercher ce qui subsiste des croyances anciennes sous les +changements apparents, et de distinguer ce qui, dans le flot mouvant des +opinions, est déterminé par les croyances générales et l'âme de la race. + +Sans ce critérium philosophique on pourrait croire que les foules +changent de croyances politiques ou religieuses fréquemment et à +volonté. L'histoire tout entière, politique, religieuse, artistique, +littéraire, semble le prouver en effet. + +Prenons, par exemple, une bien courte période de notre histoire, de 1790 +à 1820 seulement, c'est-à-dire trente ans, la durée d'une génération. +Nous y voyons les foules, d'abord monarchiques, devenir très +révolutionnaires, puis très impérialistes, puis redevenir très +monarchiques. En religion, elles vont pendant le même temps du +catholicisme à l'athéisme, puis au déisme, puis retournent aux formes +les plus exagérées du catholicisme. Et ce ne sont pas seulement les +foules, mais également ceux qui les dirigent. Nous contemplons avec +étonnement ces grands conventionnels, ennemis jurés des rois et ne +voulant ni dieux ni maîtres, qui deviennent les humbles serviteurs de +Napoléon, puis portent pieusement des cierges dans les processions sous +Louis XVIII. + +Et dans les soixante-dix années qui suivent, quels changements encore +dans les opinions des foules. La «Perfide Albion» du début de ce siècle +devenant l'alliée de la France sous l'héritier de Napoléon; la Russie, +deux fois envahie par nous, et qui avait tant applaudi à nos derniers +revers, considérée subitement comme une amie. + +En littérature, en art, en philosophie, les successions d'opinions sont +plus rapides encore. Romantisme, naturalisme, mysticisme, etc., naissent +et meurent tour à tour. L'artiste et l'écrivain acclamés hier sont +profondément dédaignés demain. + +Mais, quand nous analysons tous ces changements, en apparence si +profonds, que voyons-nous? Tous ceux contraires aux croyances générales +et aux sentiments de la race n'ont qu'une durée éphémère, et le fleuve +détourné reprend bientôt son cours. Les opinions qui ne se rattachent à +aucune croyance générale, à aucun sentiment de la race, et qui, par +conséquent, ne sauraient avoir de fixité, sont à la merci de tous les +hasards ou, si l'on préfère, des moindres changements de milieu. Formées +par suggestion et contagion, elles sont toujours momentanées; elles +naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes de +sable formées par le vent au bord de la mer. + +De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus grande +qu'elle ne le fut jamais; et cela, pour trois raisons différentes: + +La première est que les anciennes croyances perdant de plus en plus leur +empire, n'agissent plus comme jadis sur les opinions passagères pour +leur donner une certaine orientation. L'effacement des croyances +générales laisse place à une foule d'opinions particulières sans passé +ni avenir. + +La seconde raison est que la puissance des foules devenant de plus en +plus grande et ayant de moins en moins de contrepoids, la mobilité +extrême d'idées que nous avons constatée chez elles, peut se manifester +librement. + +La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse qui met +sans cesse sous les yeux des foules les opinions les plus contraires. +Les suggestions que chacune d'elles pourrait engendrer sont bientôt +détruites par des suggestions opposées. Il en résulte que chaque opinion +n'arrive pas à s'étendre et est vouée à une existence très éphémère. +Elle est morte avant d'avoir pu se répandre assez pour devenir générale. + +De ces causes diverses est résulté un phénomène très nouveau dans +l'histoire du monde, et tout à fait caractéristique de l'âge actuel, je +veux parler de l'impuissance des gouvernements à diriger l'opinion. + +Jadis, et ce jadis n'est pas fort loin, l'action des gouvernements, +l'influence de quelques écrivains et d'un tout petit nombre de journaux +constituaient les vrais régulateurs de l'opinion. Aujourd'hui, les +écrivains ont perdu toute influence, et les journaux ne font plus que +refléter l'opinion. Quant aux hommes d'État, loin de la diriger, ils ne +cherchent qu'à la suivre. Ils ont une crainte de l'opinion qui va +parfois jusqu'à la terreur et ôte toute fixité à leur ligne de conduite. + +L'opinion des foules tend donc à devenir de plus en plus le régulateur +suprême de la politique. Elle arrive aujourd'hui à imposer des +alliances, comme nous l'avons vu récemment pour l'alliance russe, +exclusivement sortie d'un mouvement populaire. C'est un symptôme bien +curieux de voir de nos jours papes, rois et empereurs, se soumettre au +mécanisme de l'interview, pour exposer leur pensée, sur un sujet donné, +au jugement des foules. On a pu dire jadis que la politique n'était pas +chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore aujourd'hui où elle a de +plus en plus pour guide les impulsions de foules mobiles qui ne +connaissent pas la raison, et que le sentiment seul peut guider? + +Quant à la presse, autrefois directrice de l'opinion, elle a dû, comme +les gouvernements, s'effacer devant le pouvoir des foules. Elle possède +certes une puissance considérable, mais seulement parce qu'elle est +exclusivement le reflet des opinions des foules et de leurs incessantes +variations. Devenue simple agence d'information, elle a renoncé à +chercher à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les +changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence +l'obligent à bien les suivre sous peine de perdre ses lecteurs. Les +vieux organes solennels et influents d'autrefois, comme le +_Constitutionnel_, les _Débats_, le _Siècle_, dont la précédente +génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus +feuilles d'informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans +mondains et de réclames financières. Où serait aujourd'hui le journal +assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles, +et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs qui ne +demandent qu'à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque +recommandation, redoutent toujours le spéculateur. La critique n'a même +plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut +leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont tellement conscience +de l'inutilité de tout ce qui est critique ou opinion personnelle, +qu'ils ont progressivement supprimé les critiques littéraires, se +bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de +réclame, et, dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la +critique théâtrale. + +Épier l'opinion est devenu aujourd'hui la préoccupation essentielle de +la presse et des gouvernements. Quel est l'effet produit par un +événement, un projet législatif, un discours, voilà ce qu'il leur faut +savoir sans cesse; et la chose n'est pas facile, car rien n'est plus +mobile et plus changeant que la pensée des foules, et rien n'est plus +fréquent que de les voir accueillir avec des anathèmes ce qu'elles +avaient acclamé la veille. + +Cette absence totale de direction de l'opinion, et en même temps la +dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un +émiettement complet de toutes les convictions, et l'indifférence +croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts +immédiats. Les questions de doctrines, telles que le socialisme, ne +recrutent de défenseurs réellement convaincus que dans les couches tout +à fait illettrées: ouvriers des mines et des usines, par exemple. Le +petit bourgeois, l'ouvrier ayant quelque teinte d'instruction sont +devenus d'un scepticisme ou tout au moins d'une mobilité complète. + +L'évolution qui s'est ainsi opérée depuis vingt-cinq ans est frappante. +À l'époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions possédaient +encore une orientation générale; elles dérivaient de l'adoption de +quelque croyance fondamentale. Par le fait seul qu'on était monarchiste, +on avait fatalement, aussi bien en histoire que dans les sciences, +certaines idées très arrêtées; et, par le fait seul qu'on était +républicain, on avait des idées tout à fait contraires. Un monarchiste +savait pertinemment que l'homme ne descend pas du singe, et un +républicain savait non moins pertinemment qu'il en descend. Le +monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le +républicain avec vénération. Il y avait des noms, tels que ceux de +Robespierre et de Marat, qu'il fallait prononcer avec des mines de +dévot, et d'autres noms, tels que ceux de César, d'Auguste et de +Napoléon qu'on ne devait pas articuler sans les couvrir d'invectives. +Jusque dans notre Sorbonne, cette naïve façon de concevoir l'histoire +était générale[21]. + +Aujourd'hui, devant la discussion et l'analyse, toutes les opinions +perdent leur prestige; leurs angles s'usent vite, et il en survit bien +peu qui nous puissent passionner. L'homme moderne est de plus en plus +envahi par l'indifférence. + +Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce soit +un symptôme de décadence dans la vie d'un peuple, on ne saurait le +contester. Il est certain que les voyants, les apôtres, les meneurs, les +convaincus en un mot, ont une bien autre force que les négateurs, les +critiques et les indifférents; mais n'oublions pas non plus qu'avec la +puissance actuelle des foules, si une seule opinion pouvait acquérir +assez de prestige pour s'imposer, elle serait bientôt revêtue d'un +pouvoir tellement tyrannique que tout devrait aussitôt plier devant +elle, et que l'âge de la libre discussion serait clos pour longtemps. +Les foules représentent des maîtres pacifiques parfois, comme l'étaient +à leurs heures Héliogabale et Tibère; mais elles ont aussi de furieux +caprices. Quand une civilisation est prête à tomber entre leurs mains, +elle est à la merci de trop de hasards pour durer bien longtemps. Si +quelque chose pouvait retarder un peu l'heure de l'effondrement, ce +serait précisément l'extrême mobilité des opinions et l'indifférence +croissante des foules pour toute croyance générale. + +NOTES: + +[20] Barbares philosophiquement, j'entends. Pratiquement, elles ont créé +une civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé +entrevoir à l'homme ces paradis enchantés du rêve et de l'espoir qu'il +ne connaîtra plus. + +[21] Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce +point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l'esprit critique +est peu développé par notre éducation universitaire. Je citerai comme +exemple les lignes suivantes extraites de la _Révolution française_ de +M. Rambaud, professeur d'histoire à la Sorbonne: + +«La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire non +seulement de la France, mais de l'Europe entière; elle inaugurait une +époque nouvelle de l'histoire du monde!» + +Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que «sa dictature +fut surtout d'opinion, de persuasion, d'autorité morale; elle fut une +sorte de pontificat entre les mains d'un homme vertueux»! (P. 91 et +220.) + + + + +LIVRE III + +CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIVERSES CATÉGORIES DE FOULES + + + + +CHAPITRE PREMIER + +Classification des foules. + +Divisions générales des foules.--Leur classification.--§ 1. _Les foules +hétérogènes._--Comment elles se différencient.--Influence de la +race.--L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme de la race +est plus forte.--L'âme de la race représente l'état de civilisation et +l'âme de la foule l'état de barbarie.--§ 2. _Les foules +homogènes._--Division des foules homogènes.--Les sectes, les castes et +les classes. + + +Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères généraux communs aux +foules psychologiques. Il nous reste à montrer les caractères +particuliers qui s'ajoutent à ces caractères généraux suivant les +diverses catégories de collectivités lorsque, sous l'influence +d'excitants convenables, elles se transforment en foule. + +Exposons d'abord en quelques mots une classification des foules. + +Notre point de départ sera la simple multitude. Sa forme la plus +inférieure se présente, lorsqu'elle est composée d'individus appartenant +à des races différentes. Elle n'a d'autre lien commun que la volonté, +plus ou moins respectée d'un chef. On peut donner comme type de telles +multitudes, les barbares d'origines fort diverses, qui pendant plusieurs +siècles envahirent l'empire Romain. + +Au-dessus de ces multitudes de races diverses, se trouvent celles qui, +sous l'influence de certains facteurs, ont acquis des caractères communs +et ont fini par former une race. Elles présenteront à l'occasion les +caractéristiques spéciales des foules, mais ces caractéristiques seront +plus ou moins dominées par celles de la race. + +Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous l'influence des facteurs +étudiés dans cet ouvrage, se transformer en foules organisées ou +psychologiques. Dans ces foules organisées, nous établirons les +divisions suivantes; + +_A._ FOULES HÉTÉROGÈNES. + + 1º _Anonymes._ (Foules des rues, par exemple.) + 2º _Non anonymes._ (Jurys, assemblées parlementaires, etc.) + +_B._ FOULES HOMOGÈNES. + + 1º _Sectes._ (Sectes politiques, Sectes religieuses, etc.) + 2º _Castes._(Caste militaire, caste sacerdotale, castes ouvrières, etc.) + 3º _Classe._(Classe bourgeoise, classes des paysans, etc.) + +Indiquons en quelques mots les caractères différentiels de ces diverses +catégories de foules. + + +§ 1.--FOULES HÉTÉROGÈNES + +Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié les caractères dans +ce volume. Elles se composent d'individus quelconques, quelle que soit +leur profession ou leur intelligence. + +Nous savons maintenant que, par le fait seul que des hommes forment une +foule agissante, leur psychologie collective diffère essentiellement de +leur psychologie individuelle, et que l'intelligence ne les soustrait +pas à cette différenciation. Nous avons vu que, dans les collectivités, +l'intelligence ne joue aucun rôle. Seuls des sentiments inconscients +agissent. + +Un facteur fondamental, la race, permet de différencier assez +profondément les diverses foules hétérogènes. + +Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de la race, et nous +avons montré qu'elle est le plus puissant des facteurs capables de +déterminer les actions des hommes. Elle manifeste également son action +dans les caractères des foules. Une foule composée d'individus +quelconques, mais tous Anglais ou Chinois, différera profondément d'une +autre foule composée d'individus également quelconques, mais de races +différentes: Russes, Français, Espagnols, par exemple. + +Les profondes divergences que la constitution mentale héréditaire crée +dans la façon de sentir et de penser des hommes, éclatent immédiatement +dès que des circonstances, assez rares d'ailleurs, réunissent dans une +même foule, en proportions à peu près égales, des individus de +nationalités différentes, quelque identiques que soient en apparence +les intérêts qui les rassemblent. Les tentatives faites par les +socialistes pour réunir dans de grands congrès des représentants de la +population ouvrière de chaque pays, ont toujours abouti aux plus +furieuses discordes. Une foule latine, si révolutionnaire ou si +conservatrice qu'on la suppose, fera invariablement appel, pour réaliser +ses exigences, à l'intervention de l'État. Elle est toujours +centralisatrice et plus ou moins césarienne. Une foule anglaise ou +américaine, au contraire, ne connaît pas l'État et ne fait appel qu'à +l'initiative privée. Une foule française tient avant tout à l'égalité, +et une foule anglaise à la liberté. Ce sont précisément ces différences +de races qui font qu'il y a presque autant de formes de socialisme et de +démocratie que de nations. + +L'âme de la race domine donc entièrement l'âme de la foule. Elle est le +substratum puissant qui limite ses oscillations. Considérons comme une +loi essentielle que _les caractères inférieurs des foules sont d'autant +moins accentués que l'âme de la race est plus forte_. L'état de foule et +la domination des foules, c'est la barbarie ou le retour à la barbarie. +C'est en acquérant une âme solidement constituée que la race se +soustrait de plus en plus à la puissance irréfléchie des foules et sort +de la barbarie. + +En dehors de la race, la seule classification importante à faire pour +les foules hétérogènes est de les séparer en foules anonymes, comme +celles des rues, et en foules non anonymes,--les assemblées délibérantes +et les jurés par exemple. Le sentiment de la responsabilité, nul chez +les premières et développé chez les secondes, donne à leurs actes des +orientations souvent fort différentes. + + +§ 2.--FOULES HOMOGÈNES + +Les foules homogènes comprennent: 1º _les sectes_; 2º _les castes_; +3º _les classes_. + +La _secte_ marque le premier degré dans l'organisation des foules +homogènes. Elle comprend des individus d'éducation, de professions, de +milieux parfois fort différents, n'ayant entre eux que le lien unique +des croyances. Telles sont les sectes religieuses et politiques, par +exemple. + +La _caste_ représente le plus haut degré d'organisation dont la foule +soit susceptible. Alors que la secte comprend des individus de +professions, d'éducation, de milieux fort différents et rattachés +seulement par la communauté des croyances, la caste ne comprend que des +individus de même profession et par conséquent d'éducation et de milieux +à peu près semblables. Telles sont la caste militaire et la caste +sacerdotale, par exemple. + +La _classe_ est formée par des individus d'origines diverses réunis, non +par la communauté des croyances, comme le sont les membres d'une secte, +ni par la communauté des occupations professionnelles, comme le sont les +membres d'une caste, mais par certains intérêts, certaines habitudes de +vie et d'éducation fort semblables. Telles sont, par exemple, la classe +bourgeoise, la classe agricole, etc. + +Ne m'occupant dans cet ouvrage que des foules hétérogènes, et réservant +l'étude des foules homogènes (sectes, castes et classes) pour un autre +volume, je n'insisterai pas ici sur les caractères de ces dernières. Je +terminerai l'étude des foules hétérogènes par l'examen de quelques +catégories de foule déterminées, choisies comme types. + + + + +CHAPITRE II + +Les foules dites criminelles. + +Les foules dites criminelles.--Une foule peut être légalement mais non +psychologiquement criminelle.--Complète inconscience des actes des +foules.--Exemples divers.--Psychologie des septembriseurs.--Leurs +raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité. + + +Les foules tombant, après une certaine période d'excitation, à l'état de +simples automates inconscients menés par des suggestions, il semble +difficile de les qualifier dans aucun cas de criminelles. Je ne conserve +ce qualificatif erroné que parce qu'il a été consacré par des recherches +psychologiques récentes. Certains actes des foules sont assurément +criminels si on ne les considère qu'en eux-mêmes, mais alors au même +titre que l'acte d'un tigre dévorant un Hindou, après l'avoir d'abord +laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les distraire. + +Les crimes des foules ont généralement pour mobile une suggestion +puissante, et les individus qui y ont pris part sont persuadés ensuite +qu'ils ont obéi à un devoir, ce qui n'est pas du tout le cas du criminel +ordinaire. + +L'histoire des crimes commis par les foules met en évidence ce qui +précède. + +On peut citer comme exemple typique le meurtre du gouverneur de la +Bastille, M. de Launay. Après la prise de cette forteresse, le +gouverneur, entouré d'une foule très excitée, recevait des coups de tous +côtés. On proposait de le pendre, de lui couper la tête, ou de +l'attacher à la queue d'un cheval. En se débattant, il donna par mégarde +un coup de pied à l'un des assistants. Quelqu'un proposa, et sa +suggestion fut acclamée aussitôt par la foule, que l'individu atteint +par le coup de pied coupât le cou au gouverneur. + +«Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est allé à la Bastille +pour voir ce qui s'y passait, juge que, puisque tel est l'avis général, +l'action est patriotique, et croit même mériter une médaille en +détruisant un monstre. Avec un sabre qu'on lui prête, il frappe sur le +col nu; mais le sabre mal affilé ne coupant pas, il tire de sa poche un +petit couteau à manche noir et (comme, en sa qualité de cuisinier, il +sait travailler les viandes) il achève heureusement l'opération.» + +On voit clairement ici le mécanisme indiqué plus haut. Obéissance à une +suggestion d'autant plus puissante qu'elle est collective, conviction +chez le meurtrier qu'il a commis un acte fort méritoire, et conviction +d'autant plus naturelle qu'il a pour lui l'approbation unanime de ses +concitoyens. Un acte semblable peut être légalement, mais non +psychologiquement, qualifié de criminel. + +Les caractères généraux des foules dites criminelles sont exactement +ceux que nous avons constatés chez toutes les foules: suggestibilité, +crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais, +manifestation de certaines formes de moralité, etc. + +Nous allons retrouver tous ces caractères chez une des foules qui ont +laissé un des plus sinistres souvenirs dans notre histoire: celle des +septembriseurs. Elle présente d'ailleurs beaucoup d'analogie avec celles +qui firent la Saint-Barthélemy. J'emprunte les détails du récit à M. +Taine, qui les a puisés dans les mémoires du temps. + +On ne sait pas exactement qui donna l'ordre ou suggéra de vider les +prisons en massacrant les prisonniers. Que ce soit Danton, comme cela +est probable, ou tout autre, il n'importe; le seul fait intéressant pour +nous est celui de la suggestion puissante que reçut la foule chargée du +massacre. + +La foule des massacreurs comprenait environ trois cents personnes, et +constituait le type parfait d'une foule hétérogène. À part un très petit +nombre de gredins professionnels, elle se composait surtout de +boutiquiers et d'artisans de tous les corps d'états: cordonniers, +serruriers, perruquiers, maçons, employés, commissionnaires, etc. Sous +l'influence de la suggestion reçue, ils sont, comme le cuisinier cité +plus haut, parfaitement convaincus qu'ils accomplissent un devoir +patriotique. Ils remplissent une double fonction, juges et bourreaux, +mais ne se considèrent en aucune façon comme des criminels. + +Pénétrés de l'importance de leur devoir, ils commencent par former une +sorte de tribunal, et immédiatement apparaissent l'esprit simpliste et +l'équité non moins simpliste des foules. Vu le nombre considérable des +accusés, on décide tout d'abord que les nobles, les prêtres, les +officiers, les serviteurs du roi, c'est-à-dire tous les individus dont +la profession seule est une preuve de culpabilité aux yeux d'un bon +patriote, seront massacrés en tas sans qu'il soit besoin de décision +spéciale. Pour les autres, ils seront jugés sur la mine et la +réputation. La conscience rudimentaire de la foule étant ainsi +satisfaite, elle va pouvoir procéder légalement au massacre et donner +libre cours à ces instincts de férocité dont j'ai montré ailleurs la +genèse, et que les collectivités ont toujours le pouvoir de développer à +un haut degré. Ils n'empêcheront pas d'ailleurs--ainsi que cela est la +règle dans les foules--la manifestation concomitante d'autres sentiments +contraires, tels qu'une sensibilité souvent aussi extrême que la +férocité. + +«Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité prompte de l'ouvrier +parisien. À l'Abbaye, un fédéré, apprenant que depuis vingt-six heures +on avait laissé les détenus sans eau, voulait absolument exterminer le +guichetier négligent, et l'eût fait sans les supplications des détenus +eux-mêmes. Lorsqu'un prisonnier est acquitté (par leur tribunal +improvisé), gardes et tueurs, tout le monde l'embrasse avec transport, +on applaudit à outrance,» puis on retourne tuer les autres en tas. +Pendant le massacre, une aimable gaieté ne cesse de régner. Ils dansent +et chantent autour des cadavres, disposent des bancs «pour les dames» +heureuses de voir tuer des aristocrates. Ils continuent aussi à faire +preuve d'une équité spéciale. Un tueur s'étant plaint, à l'Abbaye, que +les dames placées un peu loin voient mal, et que quelques assistants +seuls ont le plaisir de frapper les aristocrates, ils se rendent à la +justesse de cette observation, et décident que l'on fera passer +lentement les victimes entre deux haies d'égorgeurs qui ne pourront +frapper qu'avec le dos du sabre, afin de prolonger le supplice. À la +Force on met les victimes entièrement nues, on les déchiquette pendant +une demi-heure; puis, quand tout le monde a bien vu, on les finit en +leur ouvrant le ventre. + +Les massacreurs sont d'ailleurs fort scrupuleux, et manifestent la +moralité dont nous avons déjà signalé l'existence au sein des foules. +Ils refusent de s'emparer de l'argent et des bijoux des victimes, et les +rapportent sur la table des comités. + +Dans tous leurs actes, on retrouve toujours ces formes rudimentaires de +raisonnement, caractéristiques de l'âme des foules. C'est ainsi qu'après +l'égorgement des 12 ou 1500 ennemis de la nation, quelqu'un fait +observer, et immédiatement sa suggestion est acceptée, que les autres +prisons, celles qui contiennent de vieux mendiants, des vagabonds, des +jeunes détenus, renferment en réalité des bouches inutiles, et dont il +serait bon, pour cette raison, de se débarrasser. D'ailleurs il doit y +avoir certainement parmi eux des ennemis du peuple, tels, par exemple, +qu'une certaine dame Delarue, veuve d'un empoisonneur: «Elle doit être +furieuse d'être en prison; si elle pouvait, elle mettrait le feu à +Paris; elle doit l'avoir dit, elle l'a dit. Encore un coup de balai.» La +démonstration paraît évidente, et tout est massacré en bloc, y compris +une cinquantaine d'enfants de douze à dix-sept ans, qui, d'ailleurs, +eux-mêmes auraient pu devenir des ennemis de la nation, et dont par +conséquent il y avait un intérêt évident à se débarrasser. + +Au bout d'une semaine de travail, toutes ces opérations étant terminées, +les massacreurs purent songer au repos. Très intimement persuadés qu'ils +avaient bien mérité de la patrie, ils vinrent réclamer aux autorités +une récompense; les plus zélés allèrent même jusqu'à exiger une +médaille. + +L'histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs faits analogues à +ceux qui précèdent. Avec l'influence grandissante des foules et les +capitulations successives des pouvoirs devant elles, nous sommes appelés +à en voir bien d'autres. + + + + +CHAPITRE III + +Les Jurés de cour d'assises. + +Les jurés de cour d'assises.--Caractères généraux des jurys.--La +statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur +composition.--Comment sont impressionnés les jurés.--Faible action du +raisonnement.--Méthodes de persuasion des avocats célèbres.--Nature des +crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères.--Utilité de +l'institution du jury et danger extrême que présenterait son +remplacement par des magistrats. + + +Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j'examinerai +seulement la plus importante, celle des jurés de cours d'assises. Ces +jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme. +Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments +inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l'influence des +meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l'occasion d'observer +d'intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les personnes +non initiées à la psychologie des collectivités. + +Les jurés nous fournissent tout d'abord un excellent exemple de la +faible importance que présente, au point de vue des décisions, le niveau +mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu que +lorsqu'une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion sur +une question n'ayant pas un caractère tout à fait technique, +l'intelligence ne joue aucun rôle; et qu'une réunion de savants ou +d'artistes, par ce fait seul qu'ils sont réunis, n'a pas, sur des sujets +généraux, des jugements sensiblement différents de ceux d'une assemblée +de maçons ou d'épiciers. À diverses époques, avant 1848 notamment, +l'administration faisait un choix soigneux parmi les personnes appelées +à composer le jury, et on les recrutait parmi les classes éclairées: +professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc. Aujourd'hui le jury se +recrute surtout parmi les petits marchands, les petits patrons, les +employés. Or, au grand étonnement des écrivains spéciaux, quelle qu'ait +été la composition des jurys, la statistique prouve que leurs décisions +ont été identiques. Les magistrats eux-mêmes, si hostiles pourtant à +l'institution du jury, ont du reconnaître l'exactitude de cette +assertion. Voici comment s'exprime à ce sujet un ancien président de +cour d'assises, M. Bérard des Glajeux, dans ses _Souvenirs_. + + «Aujourd'hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des + conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré, + suivant les préoccupations politiques et électorales inhérentes à + leur situation... La majorité des élus se compose de commerçants + moins importants qu'on ne les choisissait autrefois, et des + employés de certaines administrations... Toutes les opinions se + fondant avec toutes les professions dans le rôle de juge, beaucoup + ayant l'ardeur des néophytes, et les hommes de meilleure volonté se + rencontrant dans les situations les plus humbles, l'esprit du jury + n'a pas changé: _ses verdicts sont restés les mêmes_.» + +Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont très +justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut pas +trop s'étonner de cette faiblesse, car la psychologie des foules, et +par conséquent des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi +inconnue des avocats que des magistrats. J'en trouve la preuve dans ce +fait rapporté par l'auteur cité à l'instant, qu'un des plus illustres +avocats de cour d'assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit +de récusation à l'égard de tous les individus intelligents faisant +partie du jury. Or, l'expérience--l'expérience seule--a fini par +apprendre l'entière inutilité de ces récusations. La preuve en est +qu'aujourd'hui le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y +ont entièrement renoncé; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les +verdicts n'ont pas changé, «ils ne sont ni meilleurs ni pires». + +Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés par +des sentiments et très faiblement par des raisonnements. «Ils ne +résistent pas, écrit un avocat, à la vue d'une femme donnant à téter, ou +à un défilé d'orphelins.» «Il suffit qu'une femme soit agréable, dit M. +des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury.» + +Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre--et qui sont +précisément d'ailleurs les plus redoutables pour la société--les jurés +sont au contraire très indulgents pour les crimes dits passionnels. Ils +sont rarement sévères pour l'infanticide des filles-mères, ni bien durs +pour la fille abandonnée qui vitriolise un peu son séducteur, sentant +fort bien d'instinct que ces crimes-là sont peu dangereux pour la +société[22], et que dans un pays où la loi ne protège pas les filles +abandonnées, le crime de celle qui se venge est plus utile que nuisible, +en intimidant d'avance les futurs séducteurs. + +Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le prestige, +et le président des Glajeux fait justement remarquer que, très +démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques dans +leurs affections: «Le nom, la naissance, la grande fortune, la renommée, +l'assistance d'un avocat illustre, les choses qui distinguent et les +choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans la main +des accusés.» + +Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules, +raisonner fort peu, ou n'employer que des formes rudimentaires de +raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat +anglais célèbre par ses succès en cour d'assises a bien montré la façon +d'agir. + + «Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C'est le + moment favorable. Avec du flair et de l'habitude, l'avocat lit sur + les physionomies l'effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en + tire ses conclusions. Il s'agit tout d'abord de distinguer les + membres acquis d'avance à la cause. Le défenseur achève en un tour + de main de se les assurer, après quoi il passe aux membres qui + semblent au contraire mal disposés, et il s'efforce de deviner + pourquoi ils sont contraires à l'accusé. C'est la partie délicate + du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons d'avoir + envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la justice.» + +Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de l'art oratoire, et +nous voyons pourquoi le discours fait d'avance est d'un effet si nul, +puisqu'il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés +suivant l'impression produite. + +L'orateur n'a pas besoin de convertir tous les membres d'un jury, mais +seulement les meneurs qui détermineront l'opinion générale. Comme dans +toutes les foules, il y a toujours un petit nombre d'individus qui +conduisent les autres. «J'ai fait l'expérience, dit l'avocat que je +citais plus haut, qu'au moment de rendre le verdict, il suffisait d'un +ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury.» Ce sont ces +deux ou trois-là qu'il faut convaincre par d'habiles suggestions. Il +faut d'abord et avant tout leur plaire. L'homme en foule à qui on a plu +est près d'être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les +raisons quelconques qu'on lui présente. Je trouve, dans un travail +intéressant sur Me Lachaud, l'anecdote suivante: + + «On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu'il + prononçait aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois + jurés qu'il savait, ou sentait, influents, mais revêches. + Généralement, il parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant, + une fois, en province, il en trouva un qu'il dardait vainement de + son argumentation la plus tenace depuis trois quarts d'heure: le + premier du deuxième banc, le septième juré. C'était désespérant! + Tout à coup, au milieu d'une démonstration passionnante, Lachaud + s'arrête, et s'adressant au président de la cour d'assises: + «Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire tirer le + rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par le + soleil.» Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis + à la défense.» + +Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement +combattu dans ces derniers temps l'institution du jury, seule protection +que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien fréquentes +d'une caste sans contrôle[23]. Les uns voudraient un jury recruté +seulement parmi les classes éclairées; mais nous avons déjà prouvé que, +même dans ce cas, les décisions seront identiques à celles qui sont +maintenant rendues. D'autres, se basant sur les erreurs commises par +les jurés, voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des +juges. Mais comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées +au jury, ce sont des juges qui les ont d'abord commises, et que, quand +l'accusé arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par +plusieurs magistrats: le juge d'instruction, le procureur de la +République et la chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas +alors que, si l'accusé était définitivement jugé par des magistrats au +lieu de l'être par des jurés, il perdrait sa seule chance d'être reconnu +innocent. Les erreurs des jurés ont toujours été d'abord des erreurs de +magistrats. C'est donc uniquement à ces derniers qu'il faut s'en prendre +quand on voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses, +comme la condamnation toute récente de ce docteur L... qui, poursuivi +par un juge d'instruction véritablement par trop borné, sur la +dénonciation d'une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l'avoir +fait avorter pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l'explosion +d'indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de +l'État. L'honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens +rendait évidente la grossièreté de l'erreur. Les magistrats la +reconnaissaient eux-mêmes; et cependant, par esprit de caste, ils firent +tout ce qu'ils purent pour empêcher la grâce d'être signée. Dans toutes +les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne peut +rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public, se +disant qu'après tout l'affaire a été instruite par des magistrats rompus +à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables de +l'erreur: les jurés ou les magistrats? Gardons précieusement le jury. Il +constitue peut-être la seule catégorie de foule qu'aucune individualité +ne saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui, +égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les +cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le +texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de +la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l'abandon +de son séducteur et la misère ont conduite à l'infanticide; alors que le +jury sent très bien d'instinct que la fille séduite est beaucoup moins +coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi et +qu'elle mérite toute son indulgence. + +Sachant très bien ce qu'est la psychologie des castes, et ce qu'est +aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois pas un +seul cas où, accusé à tort d'un crime, je ne préférerais pas avoir +affaire à des jurés plutôt qu'à des magistrats. J'aurais quelques +chances d'être reconnu innocent avec les premiers, et pas une seule +chance avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais +redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les +premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent +jamais. + +NOTES: + +[22] Remarquons en passant que cette division, très bien faite +d'instinct par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et +les crimes non dangereux pour elle n'est pas du tout dénuée de justesse. +Le but des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société +contre les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et +surtout l'esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de +l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte +(_vindicta_, vengeance) est encore d'un usage journalier. Nous avons la +preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de beaucoup +d'entre eux d'appliquer l'excellente loi Bérenger, qui permet au +condamné de ne subir sa peine que s'il récidive. Or, il n'est pas un +magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que +l'application d'une première peine crée infailliblement la récidive. +Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la +société n'a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils +préfèrent créer un récidiviste dangereux. + +[23] La magistrature représente, en effet, la seule administration dont +les actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses +révolutions, la France démocratique ne possède pas ce droit d'_habeas +corpus_ dont l'Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les +tyrans; mais dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose +à son gré de l'honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge +d'instruction, à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir +révoltant d'envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de +culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne, +les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou +même un an sous prétexte d'instruction, et les relâcher ensuite sans +leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d'amener est absolument +l'équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette +dernière, si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la +portée que de très grands personnages, alors qu'elle est aujourd'hui +entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer +pour la plus éclairée et la plus indépendante. + + + + +CHAPITRE IV + +Les foules électorales. + +Caractères généraux des foules électorales.--Comment on les +persuade.--Qualités que doit posséder le candidat.--Nécessité du +prestige.--Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les +candidats dans leur sein.--Puissance des mots et des formules sur +l'électeur.--Aspect général des discussions électorales.--Comment se +forment les opinions de l'électeur.--Puissance des comités.--Ils +représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie.--Les comités de +la Révolution.--Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage +universel ne peut être remplacé.--Pourquoi les votes seraient +identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une +classe limitée de citoyens.--Ce que traduit le suffrage universel dans +tous les pays. + + +Les foules électorales, c'est-à-dire les collectivités appelées à élire +les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules +hétérogènes; mais, comme elles n'agissent que sur un point bien +déterminé: choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez +elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits. Les +caractères des foules qu'elles manifestent surtout, sont la faible +aptitude au raisonnement, l'absence d'esprit critique, l'irritabilité, +la crédulité et le simplisme. On découvre aussi dans leurs décisions +l'influence des meneurs et le rôle des facteurs que nous avons énumérés: +l'affirmation, la répétition, le prestige et la contagion. + +Recherchons comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le +mieux, leur psychologie se déduira clairement. + +La première des conditions à posséder pour le candidat est le prestige. +Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de la fortune. +Le talent, le génie même ne sont pas des éléments bien sérieux de +succès. + +Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige, c'est-à-dire +de pouvoir s'imposer sans discussion, est capitale. Si les électeurs, +dont la majorité est composée d'ouvriers et de paysans, choisissent si +rarement un des leurs pour les représenter, c'est que les personnalités +sorties de leurs rangs n'ont pour eux aucun prestige. Quand, par hasard, +ils nomment un de leurs égaux, c'est le plus souvent pour des raisons +accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme éminent, un patron +puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque jour l'électeur, et +dont il a ainsi l'illusion de devenir pour un instant le maître. + +Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au candidat le +succès. L'électeur tient à ce qu'on flatte ses convoitises et ses +vanités; il faut l'accabler des plus extravagantes flagorneries, ne pas +hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S'il est ouvrier, +on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au candidat +adverse, il faut tâcher de l'écraser en établissant par affirmation, +répétition et contagion qu'il est le dernier des gredins, et que +personne n'ignore qu'il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien +entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l'adversaire connaît +mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des +arguments, au lieu de se borner à répondre aux affirmations par +d'autres affirmations; et il n'aura dès lors aucune chance de triompher. + +Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique, parce +que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard, mais son +programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus +considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces +exagérations produisent beaucoup d'effet, et pour l'avenir elles +n'engagent en rien. Il est d'observation constante, en effet, que +l'électeur ne s'est jamais préoccupé de savoir jusqu'à quel point l'élu +a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l'élection est +supposée avoir eu lieu. + +Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous avons +décrits. Nous allons les retrouver encore dans l'action des _mots_ et +des _formules_ dont nous avons déjà montré le magique empire. L'orateur +qui sait les manier conduit à volonté les foules où il veut. Des +expressions telles que l'infâme capital, les vils exploiteurs, +l'admirable ouvrier, la socialisation des richesses, etc., produisent +toujours le même effet, bien qu'un peu usés déjà. Mais le candidat qui +trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens précis, et par +conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus diverses, obtient +un succès infaillible. La sanglante révolution espagnole de 1873 a été +faite avec un de ces mots magiques, au sens complexe, que chacun peut +interpréter à sa façon. Un écrivain contemporain en a raconté la genèse +en termes qui méritent d'être rapportés. + + «Les radicaux avaient découvert qu'une république unitaire est une + monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient + proclamé d'une seule voix la république fédérale sans qu'aucun des + votants eût pu dire ce qui venait d'être voté. Mais cette formule + enchantait tout le monde, c'était une ivresse, un délire. On venait + d'inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Un + républicain, à qui son ennemi refusait le titre de fédéral, s'en + offensait comme d'une mortelle injure. On s'abordait dans les rues + en se disant: _Salud y republica federal!_ Après quoi on entonnait + des hymnes à la sainte indiscipline et à l'autonomie du soldat. + Qu'était-ce que la «république fédérale?» Les uns entendaient par + là l'émancipation des provinces, des institutions pareilles à + celles des États-Unis ou la décentralisation administrative; + d'autres visaient à l'anéantissement de toute autorité, à + l'ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les + socialistes de Barcelone et de l'Andalousie prêchaient la + souveraineté absolue des communes, ils entendaient donner à + l'Espagne dix mille municipes indépendants, ne recevant de lois que + d'eux-mêmes, en supprimant du même coup et l'armée et la + gendarmerie. On vit bientôt dans les provinces du Midi + l'insurrection se propager de ville en ville, de village en + village. Dès qu'une commune avait fait son _pronunciamiento_, son + premier soin était de détruire le télégraphe et les chemins de fer + pour couper toutes ses communications avec ses voisins et avec + Madrid. Il n'était pas de méchant bourg qui n'entendît faire sa + cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme + brutal, incendiaire et massacreur, et partout se célébraient de + sanglantes saturnales.» + +Quant à l'influence que pourraient avoir des raisonnements sur l'esprit +des électeurs, il faudrait n'avoir jamais lu le compte rendu d'une +réunion électorale pour n'être pas fixé à ce sujet. On y échange des +affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des raisons. +Si le silence s'établit pour un instant, c'est qu'un assistant au +caractère difficile annonce qu'il va poser au candidat une de ces +questions embarrassantes qui réjouissent toujours l'auditoire. Mais la +satisfaction des opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du +préopinant est bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On +peut considérer comme type des réunions publiques les comptes rendus +suivants, pris entre des centaines d'autres semblables, et que +j'emprunte aux journaux quotidiens: + + «Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président, + l'orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour + enlever le bureau d'assaut. Les socialistes le défendent avec + énergie; on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards, + vendus, etc... un citoyen se retire avec un oeil poché. + + «Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du + tumulte, et la tribune reste au compagnon X. + + «L'orateur exécute une charge à fond de train contre les + socialistes, qui l'interrompent en criant: «Crétin! bandit! + canaille!» etc., épithètes auxquelles le compagnon X... répond par + l'exposé d'une théorie selon laquelle les socialistes sont des + «idiots» ou des «farceurs». + + + «... Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du + Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion + préparatoire à la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot + d'ordre était: «Calme et tranquillité.» + + «Le compagnon G... traite les socialistes de «crétins» et de + «fumistes». + + «Sur ces mots, orateurs et auditeurs s'invectivent et en viennent + aux mains; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène, + etc., etc.» + +N'imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à une +classe déterminée d'électeurs, et dépende de leur situation sociale. +Dans toute assemblée anonyme, quelle qu'elle soit, fût-elle +exclusivement composée de lettrés, la discussion revêt toujours les +mêmes formes. J'ai montré que les hommes en foule tendent vers +l'égalisation mentale, et à chaque instant nous en retrouvons la preuve. +Voici, comme exemple, un extrait du compte rendu d'une réunion +exclusivement composée d'étudiants, que j'emprunte au journal _le Temps_ +du 13 février 1895: + + «Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée s'avançait; + je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire deux phrases sans + être interrompu. À chaque instant les cris partaient d'un point ou + de l'autre, ou de tous les points à la fois; on applaudissait, on + sifflait; des discussions violentes s'engageaient entre divers + auditeurs; les cannes étaient brandies, menaçantes; on frappait le + plancher en cadence; des clameurs poursuivaient les interrupteurs: + «À la porte! À la tribune!» + + «M. C... prodigue à l'association les épithètes d'odieuse et lâche, + monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu'il veut la + détruire, etc., etc...». + +On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut se +former l'opinion d'un électeur? Mais poser une pareille question serait +se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir +une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais des +opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et les +votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, dont les +meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort influents +sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. «Savez-vous ce qu'est un +comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de la +démocratie actuelle, M. Schérer? Tout simplement la clef de nos +institutions, la maîtresse pièce de la machine politique. La France est +aujourd'hui gouvernée par les comités[24].» + +Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux, pour peu que le +candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D'après +les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les élections +multiples du général Boulanger. + +Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique à +celle des autres foules. Ni meilleure ni pire. + +Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le +suffrage universel. Si j'avais à décider de son sort, je le conserverais +tel qu'il est, pour des motifs pratiques qui découlent précisément de +notre étude de la psychologie des foules, et que pour cette raison je +vais exposer. + +Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop visibles +pour être méconnus. On ne saurait contester que les civilisations ont +été l'oeuvre d'une petite minorité d'esprits supérieurs constituant la +pointe d'une pyramide, dont les étages, s'élargissant à mesure que +décroît la valeur mentale, représentent les couches profondes d'une +nation. Ce n'est pas assurément du suffrage d'éléments inférieurs, +n'ayant pour eux que le nombre, que la grandeur d'une civilisation peut +dépendre. Sans doute encore les suffrages des foules sont souvent bien +dangereux. Ils nous ont déjà coûté plusieurs invasions; et, avec le +triomphe du socialisme, qu'ils préparent, il est probable que les +fantaisies de la souveraineté populaire nous coûteront beaucoup plus +cher encore. + +Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement toute +force, si l'on veut se souvenir de la puissance invincible des idées +transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules est, au +point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes +religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'absolue puissance. Il +est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées religieuses. +Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un pouvoir magique en +plein moyen âge. Croyez-vous qu'après avoir constaté la puissance +souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il eût tenté de les +combattre? Tombé dans les mains d'un juge voulant le faire brûler sous +l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable, ou d'avoir été au +sabbat, eût-il songé à contester l'existence du diable et du sabbat? On +ne discute pas plus avec les croyances des foules qu'avec les cyclones. +Le dogme du suffrage universel possède aujourd'hui le pouvoir qu'eurent +jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un +respect et des adulations que n'a pas connus Louis XIV. Il faut donc se +conduire à son égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le +temps seul agit sur eux. + +Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer d'ébranler ce dogme +qu'il a des raisons apparentes pour lui: «Dans les temps d'égalité, dit +justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les +autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur +donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il +ne leur paraît pas vraisemblable, qu'ayant tous des lumières pareilles, +la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.» + +Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage restreint--restreint aux +capacités, si l'on veut--on améliorerait les votes des foules? Je ne +puis l'admettre un seul instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà +dites de l'infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que +puisse être leur composition. En foule les hommes s'égalisent toujours, +et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens +n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas +du tout qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que +le rétablissement de l'Empire, par exemple, eût été différent si les +votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des +lettrés. Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les +mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu'il +acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos +économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la +plupart. Est-il une seule question générale: protectionnisme, +bimétallisme, etc., sur laquelle ils aient réussi à se mettre d'accord? +C'est que leur science n'est qu'une forme très atténuée de l'universelle +ignorance. Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples +inconnues, toutes les ignorances s'égalisent. + +Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps +électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui. +Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et l'esprit de leur +parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et en +plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des castes. + +Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un pays +monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en Portugal ou +en Espagne, le suffrage des foules est partout identique, et ce qu'il +traduit en définitive, ce sont les aspirations et les besoins +inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour chaque pays +l'âme de la race. D'une génération à l'autre on la retrouve à peu près +identique. + +Et c'est ainsi qu'une fois encore nous retombons sur cette notion +fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre +notion, qui découle de la première que les institutions et les +gouvernements ne jouent qu'un rôle insignifiant dans la vie des peuples. +Ces derniers sont surtout conduits par l'âme de leur race, c'est-à-dire +par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La race et +l'engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les maîtres +mystérieux qui régissent nos destinées. + + +NOTES: + +[24] Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc., +constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des +foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et, +par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui +dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une +collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se +permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les +proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, +dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut +maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où l'effroyable +dictateur se sépara d'eux pour des questions d'amour-propre, il fut +perdu. Le règne des foules, c'est le règne des comités, c'est-à-dire des +meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur. + + + + +CHAPITRE V + +Les assemblées parlementaires. + +Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs +aux foules hétérogènes non anonymes.--Simplisme des +opinions.--Suggestibilité et limites de cette suggestibilité.--Opinions +fixes irréductibles et opinions mobiles.--Pourquoi l'indécision +prédomine.--Rôle des meneurs.--Raison de leur prestige.--Ils sont les +vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux +d'une petite minorité.--Puissance absolue qu'ils exercent.--Les éléments +de leur art oratoire.--Les mots et les images.--Nécessité psychologique +pour les meneurs d'être généralement convaincus et +bornés.--Impossibilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre +ses raisons.--Exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les +assemblées.--Automatisme auquel elles arrivent à certains moments.--Les +séances de la Convention.--Cas dans lesquels une assemblée perd les +caractères des foules.--Influence des spécialistes dans les questions +techniques.--Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les +pays.--Il est adapté aux nécessités modernes; mais il entraîne le +gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les +libertés.--_Conclusion de l'ouvrage._ + + +Les assemblées parlementaires représentent des foules hétérogènes non +anonymes. Malgré leur recrutement, variable suivant les époques et les +peuples, elles se ressemblent beaucoup par leurs caractères. L'influence +de la race s'y fait sentir, pour atténuer ou exagérer, mais non pour +empêcher la manifestation des caractères. Les assemblées parlementaires +des contrées les plus différentes, celles de Grèce, d'Italie, de +Portugal, d'Espagne, de France et d'Amérique, présentent dans leurs +discussions et leurs votes de grandes analogies et laissent les +gouvernements aux prises avec des difficultés identiques. + +Le régime parlementaire représente d'ailleurs l'idéal de tous les +peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement +erronée mais généralement admise, que beaucoup d'hommes réunis sont bien +plus capables qu'un petit nombre de prendre une décision sage et +indépendante sur un sujet donné. + +Nous retrouvons dans les assemblées parlementaires les caractéristiques +générales des foules: le simplisme des idées, l'irritabilité, la +suggestibilité, l'exagération des sentiments, l'influence prépondérante +des meneurs. Mais, en raison de leur composition spéciale, les foules +parlementaires présentent quelques différences que nous indiquerons +bientôt. + +Le simplisme des opinions est une de leurs caractéristiques les plus +importantes. On y rencontre dans tous les partis, chez les peuples +latins surtout, une tendance invariable à résoudre les problèmes sociaux +les plus compliqués par les principes abstraits les plus simples, et par +des lois générales applicables à tous les cas. Les principes varient +naturellement avec chaque parti; mais, par le fait seul que les +individus sont en foule, ils tendent toujours à exagérer la valeur de +ces principes et à les pousser jusqu'à leurs dernières conséquences. +Aussi ce que les parlements représentent surtout, ce sont des opinions +extrêmes. + +Le type le plus parfait du simplisme des assemblées fut réalisé par les +jacobins de notre grande Révolution. Tous dogmatiques et logiques, la +cervelle pleine de généralités vagues, ils s'occupaient d'appliquer des +principes fixes sans se soucier des événements; et on a pu dire avec +raison qu'ils avaient traversé la Révolution sans la voir. Avec les +dogmes très simples qui leur servaient de guide, ils s'imaginaient +refaire une société de toutes pièces, et ramener une civilisation +raffinée à une phase très antérieure de l'évolution sociale. Les moyens +qu'ils employèrent pour réaliser leur rêve étaient également empreints +d'un absolu simplisme. Ils se bornaient en effet, à détruire violemment +ce qui les gênait. Tous, d'ailleurs, girondins, montagnards, +thermidoriens, etc., étaient animés du même esprit. + +Les foules parlementaires sont très suggestibles; et, comme pour toutes +les foules, la suggestion émane de meneurs possédant du prestige; mais, +dans les assemblées parlementaires, la suggestibilité a des limites très +nettes qu'il importe de marquer. + +Sur toutes les questions d'intérêt local ou régional, chaque membre +d'une assemblée a des opinions fixes, irréductibles, et qu'aucune +argumentation ne pourrait ébranler. Le talent d'un Démosthène +n'arriverait pas à changer le vote d'un député sur des questions telles +que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs de cru, qui +représentent des exigences d'électeurs influents. La suggestion +antérieure de ces électeurs est assez prépondérante pour annuler toutes +les autres suggestions, et maintenir une fixité absolue d'opinion[25]. + +Sur des questions générales: renversement d'un ministère, établissement +d'un impôt, etc., il n'y a plus du tout de fixité d'opinion, et les +suggestions des meneurs peuvent agir, mais pas tout à fait comme dans +une foule ordinaire. Chaque parti a ses meneurs, qui ont parfois une +égale influence. Il en résulte que le député se trouve entre des +suggestions contraires et devient fatalement très hésitant. C'est +pourquoi on le voit souvent, à un quart d'heure de distance, voter de +façon contraire, ajouter à une loi un article qui la détruit: ôter par +exemple aux industriels le droit de choisir et de congédier leurs +ouvriers, puis annuler à peu près cette mesure par un amendement. + +Et c'est pourquoi, à chaque législature, une Chambre a des opinions très +fixes et d'autres opinions très indécises. Au fond, les questions +générales étant les plus nombreuses, c'est l'indécision qui domine, +indécision entretenue par la crainte constante de l'électeur, dont la +suggestion latente tend toujours à contre-balancer l'influence des +meneurs. + +Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive les vrais maîtres +dans les discussions nombreuses où les membres d'une assemblée n'ont pas +d'opinions antérieures bien arrêtées. + +La nécessité de ces meneurs est évidente puisque, sous le nom de chefs +de groupes, on les retrouve dans les assemblées de tous les pays. Ils +sont les vrais souverains d'une assemblée. Les hommes en foule ne +sauraient se passer d'un maître. Et c'est pourquoi les votes d'une +assemblée ne représentent généralement que les opinions d'une petite +minorité. + +Les meneurs agissent très peu par leurs raisonnements, beaucoup par leur +prestige. Et la meilleure preuve, c'est que si une circonstance +quelconque les en dépouille, ils n'ont plus d'influence. + +Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au nom ni à la +célébrité. M. Jules Simon parlant des grands hommes de l'assemblée de +1848, où il a siégé, nous en donne de bien curieux exemples. + + «Deux mois avant d'être tout-puissant, Louis-Napoléon n'était rien. + + «Victor Hugo monta à la tribune. Il n'y eut pas de succès. On + l'écouta, comme on écoutait Félix Pyat; on ne l'applaudit pas + autant. «Je n'aime pas ses idées, me dit Vaulabelle en parlant de + Félix Pyat; mais c'est un des plus grands écrivains et le plus + grand orateur de la France.» Edgar Quinet, ce rare et puissant + esprit, n'était compté pour rien. Il avait eu son moment de + popularité avant l'ouverture de l'Assemblée; dans l'Assemblée, il + n'en eut aucune. + + «Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où l'éclat du + génie se fait le moins sentir. On n'y tient compte que d'une + éloquence appropriée au temps et au lieu, et des services rendus + non à la patrie, mais aux partis. Pour qu'on rendît hommage à + Lamartine en 1848 et à Thiers en 1871, il fallut le stimulant de + l'intérêt urgent, inexorable. Le danger passé, on fut guéri à la + fois de la reconnaissance et de la peur.» + +J'ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu'il contient, +mais non pour les explications qu'il propose. Elles sont d'une +psychologie médiocre. Une foule perdrait aussitôt son caractère de foule +si elle tenait compte aux meneurs des services rendus, que ce soit à la +patrie ou aux partis. La foule qui obéit au meneur subit son prestige, +et n'y fait intervenir aucun sentiment d'intérêt ou de reconnaissance. + +Aussi le meneur doué d'un prestige suffisant possède-t-il un pouvoir +presque absolu. On sait l'influence immense qu'eut pendant de longues +années, grâce à son prestige, un député célèbre, battu dans les +dernières élections à la suite de certains événements financiers. Sur un +simple signe de lui, les ministres étaient renversés. Un écrivain a +marqué nettement dans les lignes suivantes la portée de son action: + + «C'est à M. X... principalement que nous devons d'avoir acheté le + Tonkin trois fois plus cher qu'il n'aurait dû coûter, de n'avoir + pris dans Madagascar qu'un pied incertain, de nous être laissé + frustrer de tout un empire sur le bas Niger, d'avoir perdu la + situation prépondérante que nous occupions en Égypte.--Les théories + de M. X... nous ont coûté plus de territoires que les désastres de + Napoléon Ier.» + +Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en question. Il nous a +coûté fort cher évidemment; mais une grande partie de son influence +tenait à ce qu'il suivait l'opinion publique, qui, en matière coloniale, +n'était pas du tout alors ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Il est +rare qu'un meneur précède l'opinion; presque toujours il se borne à la +suivre et à en épouser toutes les erreurs. + +Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors du prestige, sont les +facteurs que nous avons déjà énumérés plusieurs fois. Pour les manier +habilement, le meneur doit avoir pénétré, au moins d'une façon +inconsciente, la psychologie des foules, et savoir comment leur parler. +Il doit surtout connaître la fascinante influence des mots, des formules +et des images. Il doit posséder une éloquence spéciale, composée: +d'affirmations énergiques--dégagées de preuves--et d'images +impressionnantes encadrées de raisonnements fort sommaires. C'est un +genre d'éloquence qu'on rencontre dans toutes les assemblées, y compris +le parlement anglais, le plus pondéré pourtant de tous. + + «Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe anglais Maine, + des débats à la Chambre des communes, où toute la discussion + consiste à échanger des généralités assez faibles et des + personnalités assez violentes. Sur l'imagination d'une démocratie + pure, ce genre de formules générales exerce un effet prodigieux. Il + sera toujours aisé de faire accepter à une foule des assertions + générales présentées en termes saisissants, quoiqu'elles n'aient + jamais été vérifiées et ne soient peut-être susceptibles d'aucune + vérification.» + +L'importance des «termes saisissants», indiquée dans la citation qui +précède, ne saurait être exagérée. Nous avons plusieurs fois déjà +insisté sur la puissance spéciale des mots et des formules. Il faut les +choisir de façon à ce qu'ils évoquent des images très vives. La phrase +suivante, empruntée au discours d'un des meneurs de nos assemblées, en +constitue un excellent spécimen: + +«Le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la +relégation le politicien véreux et l'anarchiste meurtrier, ils pourront +lier conversation et ils s'apparaîtront l'un à l'autre comme les deux +aspects complémentaires d'un même ordre social.» + +L'image ainsi évoquée est bien visible, et tous les adversaires de +l'orateur se sentent menacés par elle. Ils voient du même coup les pays +fiévreux, le bâtiment qui pourra les emporter, car ne font-ils pas +peut-être partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens +menacés? Ils éprouvent alors la sourde crainte que devaient ressentir +les conventionnels, que les vagues discours de Robespierre menaçaient +plus ou moins du couperet de la guillotine, et qui, sous l'influence de +cette crainte, lui cédaient toujours. + +Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus invraisemblables +exagérations. L'orateur, dont je viens de citer une phrase, a pu +affirmer, sans soulever de grandes protestations, que les banquiers et +les prêtres soudoyaient les lanceurs de bombes, et que les +administrateurs des grandes compagnies financières méritent les mêmes +peines que les anarchistes. Sur les foules, de pareilles affirmations +agissent toujours. L'affirmation n'est jamais trop furieuse, ni la +déclamation trop menaçante. Rien n'intimide plus les auditeurs que cette +éloquence. En protestant, ils craignent de passer pour traîtres ou +complices. + +Cette éloquence spéciale a toujours régné, comme je le disais à +l'instant, sur toutes les assemblées; et, dans les périodes critiques, +elle ne fait que s'accentuer. La lecture des discours des grands +orateurs qui composaient les assemblées de la Révolution est très +intéressant à ce point de vue. À chaque instant ils se croyaient obligés +de s'interrompre pour flétrir le crime et exalter la vertu; puis, ils +éclataient en imprécations contre les tyrans, et juraient de vivre +libres ou de mourir. L'assistance se levait, applaudissait avec fureur, +puis, calmée, se rasseyait. + +Le meneur peut être quelquefois intelligent et instruit; mais cela lui +est généralement plus nuisible qu'utile. En montrant la complexité des +choses, en permettant d'expliquer et de comprendre, l'intelligence rend +toujours indulgent, et émousse fortement l'intensité et la violence des +convictions nécessaires aux apôtres. Les grands meneurs de tous les +âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés; et +ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande +influence. + +Les discours du plus célèbre d'entre eux, Robespierre, stupéfient +souvent par leur incohérence; en se bornant à les lire, on n'y +trouverait aucune explication plausible du rôle immense du puissant +dictateur: + + «Lieux communs et redondances de l'éloquence pédagogique et de la + culture latine au service d'une âme plutôt puérile que plate, et + qui semble se borner, dans l'attaque ou la défense, au: «Viens-y + donc!» des écoliers. Pas une idée, pas un tour, pas un trait, c'est + l'ennui dans la tempête. Quand on sort de cette lecture morne, on a + envie de pousser le ouf! de l'aimable Camille Desmoulins.» + +Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que donne à un homme +possédant du prestige une conviction forte unie à une extrême étroitesse +d'esprit. Il faut pourtant réaliser ces conditions pour ignorer les +obstacles et savoir vouloir. D'instinct les foules reconnaissent dans +ces convaincus énergiques le maître qu'il leur faut toujours. + +Dans une assemblée parlementaire, le succès d'un discours dépend presque +uniquement du prestige que l'orateur possède, et pas du tout des raisons +qu'il propose. Et, la meilleure preuve, c'est que lorsqu'une cause +quelconque fait perdre à un orateur son prestige, il perd du même coup +toute son influence, c'est-à-dire le pouvoir de diriger à son gré les +votes. + +Quant à l'orateur inconnu qui arrive avec un discours contenant de +bonnes raisons, mais seulement des raisons, il a des chances d'être +seulement écouté. Un député, doublé d'un psychologue perspicace, M. +Descubes, a récemment tracé dans les lignes suivantes l'image du député +sans prestige: + + «Quand il a pris place à la tribune, il tire de sa serviette un + dossier qu'il étale méthodiquement devant lui et débute avec + assurance. + + Il se flatte de faire passer dans l'âme des auditeurs la conviction + qui l'anime. Il a pesé et repesé ses arguments; il est tout bourré + de chiffres et de preuves; il est sûr d'avoir raison. Toute + résistance, devant l'évidence qu'il apporte, sera vaine. Il + commence, confiant dans son bon droit et aussi dans l'attention de + ses collègues, qui certainement ne demandent qu'à s'incliner devant + la vérité. + + Il parle, et, tout de suite il est surpris du mouvement de la + salle, un peu agacé par le brouhaha qui s'en élève. + + Comment le silence ne se fait-il pas? Pourquoi cette inattention + générale? À quoi pensent donc ceux-là qui causent entre eux? Quel + motif si urgent fait quitter sa place à cet autre? + + Une inquiétude passe sur son front. Il fronce les sourcils, + s'arrête. Encouragé par le président, il repart, haussant la voix. + On ne l'en écoute que moins. Il force le ton, il s'agite: le bruit + redouble autour de lui. Il ne s'entend plus lui-même, s'arrête + encore; puis, craignant que son silence ne provoque le fâcheux cri + de: _Clôture!_ il reprend de plus belle. Le vacarme devient + insupportable.» + +Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent montées à un certain +degré d'excitation, elles deviennent identiques aux foules hétérogènes +ordinaires, et leurs sentiments présentent par conséquent la +particularité d'être toujours extrêmes. On les verra se porter aux plus +grands actes d'héroïsme ou aux pires excès. L'individu n'est plus +lui-même, et il l'est si peu qu'il votera les mesures les plus +contraires à ses intérêts personnels. + +L'histoire de la Révolution montre à quel point les assemblées peuvent +devenir inconscientes et obéir aux suggestions les plus contraires à +leurs intérêts. C'était un sacrifice énorme pour la noblesse de renoncer +à ses privilèges, et pourtant, dans une nuit célèbre de la Constituante, +elle le fit sans hésiter. C'était une menace permanente de mort pour les +conventionnels de renoncer à leur inviolabilité, et pourtant ils le +firent et ne craignirent pas de se décimer réciproquement, sachant bien +cependant que l'échafaud où ils envoyaient aujourd'hui des collègues +leur était réservé demain. Mais ils étaient arrivés à ce degré +d'automatisme complet que j'ai décrit ailleurs, et aucune considération +ne pouvait les empêcher de céder aux suggestions qui les hypnotisaient. +Le passage suivant des mémoires de l'un d'eux, Billaud-Varennes, est +absolument typique sur ce point: «Les décisions que l'on nous reproche +tant, dit-il, _nous ne les voulions pas le plus souvent deux jours, un +jour auparavant: la crise seule les suscitait_.» Rien n'est plus juste. + +Les mêmes phénomènes d'inconscience se manifestèrent pendant toutes les +séances orageuses de la Convention. + + «Ils approuvent et décrètent, dit Taine, ce dont ils ont horreur, + non seulement les sottises et les folies, mais les crimes, le + meurtre des innocents, le meurtre de leurs amis. À l'unanimité et + avec les plus vifs applaudissements, la gauche, réunie à la droite, + envoie à l'échafaud Danton, son chef naturel, le grand promoteur et + conducteur de la Révolution. À l'unanimité et avec les plus grands + applaudissements, la droite, réunie à la gauche, vote les pires + décrets du gouvernement révolutionnaire. À l'unanimité, et avec des + cris d'admiration et d'enthousiasme, avec des témoignages de + sympathie passionnée pour Collot d'Herbois, pour Couthon et pour + Robespierre, la Convention, par des réélections spontanées et + multiples, maintient en place le gouvernement homicide que la + Plaine déteste parce qu'il est homicide, et que la Montagne déteste + parce qu'il la décime. Plaine et Montagne, la majorité et la + minorité finissent par consentir à aider à leur propre suicide. Le + 22 prairial, la Convention tout entière a tendu la gorge; le 8 + thermidor, pendant le premier quart d'heure qui a suivi le discours + de Robespierre, elle l'a tendue encore.» + +Le tableau peut paraître sombre. Il est exact pourtant. Les assemblées +parlementaires suffisamment excitées et hypnotisées présentent les mêmes +caractères. Elles deviennent un troupeau mobile obéissant à toutes les +impulsions. La description suivante de l'assemblée de 1848, due à un +parlementaire dont on ne suspectera pas la foi démocratique, M. Spuller, +et que je reproduis d'après la _Revue littéraire_, est bien typique. On +y retrouve tous les sentiments exagérés que j'ai décrits dans les +foules, et cette mobilité excessive qui permet de passer d'un instant à +l'autre par la gamme des sentiments les plus contraires. + + «Les divisions, les jalousies, les soupçons, et tour à tour la + confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le parti + républicain à sa perte. Sa naïveté et sa candeur n'avaient d'égale + que sa défiance universelle. Aucun sens de la légalité, nulle + intelligence de la discipline: des terreurs et des illusions sans + bornes: le paysan et l'enfant se rencontrent en ce point. Leur + calme rivalise avec leur impatience. Leur sauvagerie est pareille à + leur docilité. C'est le propre d'un tempérament qui n'est point + fait et d'une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les + déconcerte. Tremblants, peureux, intrépides, héroïques, ils se + jetteront à travers les flammes et ils reculeront devant une ombre. + + «Ils ne connaissent point les effets et les rapports des choses. + Aussi prompts aux découragements qu'aux exaltations, sujets à + toutes les paniques, toujours trop haut ou trop bas, jamais au + degré qu'il faut et dans la mesure qui convient. Plus fluides que + l'eau, ils reflètent toutes les couleurs et prennent toutes les + formes. Quelle base de gouvernement pouvait-on espérer d'asseoir en + eux?» + +Il s'en faut de beaucoup heureusement que tous les caractères que nous +venons de décrire dans les assemblées parlementaires se manifestent +constamment. Elles ne sont foules qu'à certains moments. Les individus +qui les composent arrivent à garder leur individualité dans un grand +nombre de cas; et c'est pourquoi une assemblée peut élaborer des lois +techniques excellentes. Ces lois ont, il est vrai, pour auteur un homme +spécial qui les a préparées dans le silence du cabinet; et la loi votée +est en réalité l'oeuvre d'un individu, et non plus celle d'une +assemblée. Ce sont naturellement ces lois qui sont les meilleures. Elles +ne deviennent désastreuses que lorsqu'une série d'amendements malheureux +les rendent collectives. L'oeuvre d'une foule est partout et toujours +inférieure à celle d'un individu isolé. Ce sont les spécialistes qui +sauvent les assemblées des mesures trop désordonnées et trop +inexpérimentées. Le spécialiste est alors un meneur momentané. +L'assemblée n'agit pas sur lui et il agit sur elle. + +Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement, les assemblées +parlementaires représentent ce que les peuples ont encore trouvé de +meilleur pour se gouverner et surtout pour se soustraire le plus +possible au joug des tyrannies personnelles. Elles sont certainement +l'idéal d'un gouvernement, au moins pour les philosophes, les penseurs, +les écrivains, les artistes et les savants, en un mot pour tout ce qui +constitue le sommet d'une civilisation. + +En fait, d'ailleurs, elles ne présentent que deux dangers sérieux, l'un +est un gaspillage forcé des finances, l'autre une restriction +progressive des libertés individuelles. + +Le premier de ces dangers est la conséquence forcée des exigences et de +l'imprévoyance des foules électorales. Qu'un membre d'une assemblée +propose une mesure donnant une satisfaction apparente à des idées +démocratiques, telle qu'assurer, par exemple, des retraites à tous les +ouvriers, augmenter le traitement des cantonniers, des instituteurs, +etc., les autres députés, suggestionnés par la crainte des électeurs, +n'oseront pas avoir l'air de dédaigner les intérêts de ces derniers en +repoussant la mesure proposée, bien que sachant qu'elle grèvera +lourdement le budget et nécessitera la création de nouveaux impôts. +Hésiter dans le vote leur est impossible. Les conséquences de +l'accroissement des dépenses sont lointaines et sans résultats bien +fâcheux pour eux, alors que les conséquences d'un vote négatif +pourraient apparaître clairement le jour prochain où il faudra se +représenter devant l'électeur. + +À côté de cette première cause d'exagération des dépenses il en est une +autre, non moins impérative: l'obligation d'accorder toutes les dépenses +d'intérêt purement local. Un député ne saurait s'y opposer, parce +qu'elles représentent encore des exigences d'électeurs, et que chaque +député ne peut obtenir ce dont il a besoin pour sa circonscription qu'à +la condition de céder aux demandes analogues de ses collègues[26]. + +Le second des dangers mentionnés plus haut, la restriction forcée des +libertés par les assemblées parlementaires, moins visible en apparence +est cependant fort réel. Il est la conséquence des innombrables +lois--toujours restrictives--dont les parlements, avec leur esprit +simpliste, voient mal les conséquences, et qu'ils se croient obligés de +voter. + +Il faut que ce danger soit bien inévitable, puisque l'Angleterre +elle-même, qui offre assurément le type le plus parfait du régime +parlementaire, celui où le représentant est le plus indépendant de son +électeur, n'a pas réussi à s'y soustraire. Herbert Spencer, dans un +travail déjà ancien, avait montré que l'accroissement de la liberté +apparente devait être suivi d'une diminution de la liberté réelle. +Reprenant la même thèse dans son livre récent, _l'Individu contre +l'État_, il s'exprime ainsi au sujet du parlement anglais: + + «Depuis cette époque la législation a suivi le cours que + j'indiquais. Des mesures dictatoriales, se multipliant rapidement, + ont continuellement tendu à restreindre les libertés individuelles, + et cela de deux manières: des réglementations ont été établies, + chaque année en plus grand nombre, qui imposent une contrainte au + citoyen là où ses actes étaient auparavant complètement libres, et + le forcent à accomplir des actes qu'il pouvait auparavant accomplir + ou ne pas accomplir, à volonté. En même temps des charges + publiques, de plus en plus lourdes, surtout locales, ont restreint + davantage sa liberté en diminuant cette portion de ses profits + qu'il peut dépenser à sa guise, et en augmentant la portion qui lui + est enlevée pour être dépensée selon le bon plaisir des agents + publics.» + +Cette restriction progressive des libertés se manifeste pour tous les +pays sous une forme spéciale, que Herbert Spencer n'a pas indiquée, et +qui est celle-ci: La création de ces séries innombrables de mesures +législatives, toutes généralement d'ordre restrictif, conduit +nécessairement à augmenter le nombre, le pouvoir et l'influence des +fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent ainsi +progressivement à devenir les véritables maîtres des pays civilisés. +Leur puissance est d'autant plus grande, que, dans les incessants +changements de pouvoir, la caste administrative est la seule qui échappe +à ces changements, la seule qui possède l'irresponsabilité, +l'impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despotismes, il n'en +est pas de plus lourds que ceux qui se présentent sous cette triple +forme. + +Cette création incessante de lois et de règlements restrictifs entourant +des formalités les plus byzantines les moindres actes de la vie, a pour +résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans laquelle les +citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette illusion qu'en +multipliant les lois l'égalité et la liberté se trouvent mieux assurées, +les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves. + +Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent. Habitués à supporter tous +les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à +perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que +des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance +et sans force. + +Mais alors les ressorts que l'homme ne trouve plus en lui-même, il est +bien forcé de les chercher hors de lui-même. Avec l'indifférence et +l'impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est +obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément +l'esprit d'initiative, d'entreprise et de conduite que les particuliers +n'ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout protéger. +L'État devient un dieu tout-puissant. Mais l'expérience enseigne que le +pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni bien fort. + +Cette restriction progressive de toutes les libertés chez certains +peuples, malgré une licence extérieure qui leur donne l'illusion de les +posséder, semble être une conséquence de leur vieillesse tout autant que +celle d'un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes +précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation +n'a pu échapper jusqu'ici. + +Si l'on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes qui +éclatent de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes sont +arrivées à cette phase d'extrême vieillesse qui précède la décadence. Il +semble que des phases identiques soient fatales pour tous les peuples, +puisque l'on voit si souvent l'histoire en répéter le cours. + +Ces phases d'évolution générale des civilisations, il est facile de les +marquer sommairement, et c'est avec leur résumé que se terminera notre +ouvrage. Ce rapide tableau jettera peut-être quelques lueurs sur les +causes de la puissance actuelle des foules. + + * * * * * + +Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la genèse de la grandeur +et de la décadence des civilisations qui ont précédé la nôtre, que +voyons-nous? + +À l'aurore de ces civilisations une poussière d'hommes, d'origines +variées, réunie par les hasards des migrations, des invasions et des +conquêtes. De sangs divers, de langues et de croyances également +diverses, ces hommes n'ont de lien commun que la loi à demi reconnue +d'un chef. Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au plus haut +degré les caractères psychologiques des foules. Elles en ont la cohésion +momentanée, les héroïsmes, les faiblesses, les impulsions et les +violences. Rien n'est stable en elles. Ce sont des barbares. + +Puis le temps accomplit son oeuvre. L'identité des milieux, la +répétition des croisements, les nécessités d'une vie commune, agissent +lentement. L'agglomération d'unités dissemblables commence à se +fusionner et à former une race, c'est-à-dire un agrégat possédant des +caractères et des sentiments communs, que l'hérédité va fixer de plus en +plus. La foule est devenue un peuple, et ce peuple va pouvoir sortir de +la barbarie. + +Il n'en sortira tout à fait pourtant que quand, après de longs efforts, +des luttes sans cesse répétées et d'innombrables recommencements, il +aura acquis un idéal. Peu importe la nature de cet idéal, que ce soit le +culte de Rome, la puissance d'Athènes ou le triomphe d'Allah, il suffira +pour donner à tous les individus de la race en voie de formation une +parfaite unité de sentiments et de pensées. + +C'est alors que peut naître une civilisation nouvelle avec ses +institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la race +acquerra successivement tout ce qui donne l'éclat, la force et la +grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais +alors, derrière les caractères mobiles et changeants des foules, se +trouvera ce substratum solide, l'âme de la race, qui limite étroitement +l'étendue des oscillations d'un peuple et règle le hasard. + +Mais, après avoir exercé son action créatrice, le temps commence cette +oeuvre de destruction à laquelle n'échappent ni les dieux ni les +hommes. Arrivée à un certain niveau de puissance et de complexité, la +civilisation cesse de grandir, et, dès qu'elle ne grandit plus, elle est +condamnée à décliner bientôt. L'heure de la vieillesse va sonner pour +elle. + +Cette heure inévitable est toujours marquée par l'affaiblissement de +l'idéal qui soutenait l'âme de la race. À mesure que cet idéal pâlit, +tous les édifices religieux, politiques ou sociaux dont il était +l'inspirateur commencent à s'ébranler. + +Avec l'évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus en +plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L'individu peut +croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps aussi +l'égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement +excessif de l'égoïsme individuel accompagné par l'affaissement du +caractère et par l'amoindrissement de l'aptitude à l'action. Ce qui +formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une +agglomération d'individualités sans cohésion et que maintiennent +artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les +institutions. C'est alors que, divisé par leurs intérêts et leurs +aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être +dirigés dans leurs moindres actes, et que l'État exerce son influence +absorbante. + +Avec la perte définitive de l'idéal ancien, la race finit par perdre +entièrement son âme; elle n'est plus qu'une poussière d'individus isolés +et redevient ce qu'elle était à son point de départ: une foule. Elle en +a tous les caractères transitoires sans consistance et sans lendemain. +La civilisation n'a plus aucune fixité et est à la merci de tous les +hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La civilisation +peut sembler brillante encore parce qu'elle possède la façade extérieure +qu'un long passé a créée, mais c'est en réalité un édifice vermoulu que +rien ne soutient plus et qui s'effondrera au premier orage. + +Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis +décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de +la vie d'un peuple. + +NOTES: + +[25] C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles +par des nécessités électorales, que s'applique sans doute cette +réflexion d'un vieux parlementaire anglais: «Depuis cinquante ans que je +siège à Westminster, j'ai entendu des milliers de discours; il en est +peu qui aient changé mon opinion; mais pas un seul n'a changé mon vote.» + +[26] Dans son numéro du 6 avril 1895, l'_Économiste_ faisait une revue +curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d'intérêt +purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier +Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy, +vote d'un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont +(3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village +de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants), 7 millions. +Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habitants), 6 millions, +etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de tout +intérêt général ont été votés. D'autres dépenses de nécessités également +électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les retraites +ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions d'après le +ministre des finances, et de 800 millions suivant l'académicien +Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de telles dépenses a +forcément pour issue la faillite. Beaucoup de pays en Europe: le +Portugal, la Grèce, l'Espagne, la Turquie, y sont arrivés; d'autres, +comme l'Italie, vont y être acculés bientôt; mais il ne faut pas trop +s'en préoccuper, puisque le public a successivement accepté sans grandes +protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le paiement des +coupons par ces divers pays. Ces ingénieuses faillites permettent alors +de remettre instantanément les budgets avariés en équilibre. Les +guerres, le socialisme, les luttes économiques nous préparent d'ailleurs +de bien autres catastrophes, et à l'époque de désagrégation universelle +où nous sommes entrés, il faut se résigner à vivre au jour le jour sans +trop se soucier de lendemains qui nous échappent. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + +PRÉFACE I + +INTRODUCTION.--L'ÈRE DES FOULES 1 + +Évolution de l'âge actuel.--Les grands changements de civilisation sont +la conséquence des changements dans la pensée des peuples.--La croyance +moderne à la puissance des foules.--Elle transforme la politique +traditionnelle des États.--Comment se produit l'avènement des classes +populaires et comment s'exerce leur puissance.--Les +syndicats.--Conséquences nécessaires de la puissance des foules.--Elles +ne peuvent exercer qu'un rôle destructeur.--C'est par elles que s'achève +la dissolution des civilisations devenues trop vieilles.--Ignorance +générale de la psychologie des foules.--Importance de l'étude des foules +pour les législateurs et les hommes d'État. + + +LIVRE PREMIER + +L'âme des foules. + +CHAPITRE PREMIER. 11 + +Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.--Une +agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une +foule.--Caractères spéciaux des foules psychologiques.--Orientation fixe +des idées et sentiments des individus qui les composent et +évanouissement de leur personnalité.--La foule est toujours dominée par +l'inconscient.--Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la +vie médullaire.--Abaissement de l'intelligence et transformation +complète des sentiments.--Les sentiments transformés peuvent être +meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est +composée.--La foule est aussi aisément héroïque que criminelle. + +CHAPITRE II.--SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 23 + +§ 1. _Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules._--La foule est +le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les +incessantes variations.--Les impulsions auxquelles elle obéit sont assez +impérieuses pour que l'intérêt personnel s'efface.--Rien n'est prémédité +chez les foules.--Action de la race.--§ 2. _Suggestibilité et crédulité +des foules._--Leur obéissance aux suggestions.--Les images évoquées dans +leur esprit sont prises par elles pour des réalités.--Pourquoi ces +images sont semblables pour tous les individus qui composent une +foule.--Égalisation du savant et de l'imbécile dans une foule.--Exemples +divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont +sujets.--Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des +foules.--L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises +preuves que l'on puisse invoquer pour établir un fait.--Faible valeur +des livres d'histoire.--§ 3. _Exagération et simplisme des sentiments +des foules._--Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et +vont toujours aux extrêmes.--Leurs sentiments sont toujours +excessifs.--§ 4. _Intolérance, autoritarisme et conservatisme des +foules._--Raisons de ces sentiments.--Servilité des foules devant une +autorité forte.--Les instincts révolutionnaires momentanés des foules ne +les empêchent pas d'être extrêmement conservatrices.--Elles sont +d'instinct hostiles aux changements et aux progrès.--§ 5. _Moralité des +foules._--La moralité des foules peut, suivant les suggestions, être +beaucoup plus basse ou beaucoup plus haute que celle des individus qui +les composent.--Explication et exemples. Les foules ont rarement pour +guide l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de +l'individu isolé.--Rôle moralisateur des foules. + +CHAPITRE III. 48 + +§ 1. _Les idées des foules._--Les idées fondamentales et les idées +accessoires.--Comment peuvent subsister simultanément des idées +contradictoires.--Transformations que doivent subir les idées +supérieures pour être accessibles aux foules.--Le rôle social des idées +est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent contenir.--§ 2. +_Les raisonnements des foules._--Les foules ne sont pas influençables +par des raisonnements.--Les raisonnements des foules sont toujours +d'ordre très inférieur.--Les idées qu'elles associent n'ont que des +apparences d'analogie ou de succession.--§ 3. _L'imagination des +foules._--Puissance de l'imagination des foules.--Elles pensent par +images, et ces images se succèdent sans aucun lien.--Les foules sont +frappées surtout par le côté merveilleux des choses.--Le merveilleux et +le légendaire sont les vrais supports des civilisations.--L'imagination +populaire a toujours été la base de la puissance des hommes +d'État.--Comment se présentent les faits capables de frapper +l'imagination des foules. + +CHAPITRE IV. 60 + +Ce qui constitue le sentiment religieux.--Il est indépendant de +l'adoration d'une divinité.--Ses caractéristiques.--Puissance des +convictions revêtant la forme religieuse.--Exemples divers.--Les dieux +populaires n'ont jamais disparu.--Formes nouvelles sous lesquelles ils +renaissent.--Formes religieuses de l'athéisme.--Importance de ces +notions au point de vue historique.--La Réforme, la Saint-Barthélemy, la +Terreur et tous les événements analogues, sont la conséquence des +sentiments religieux des foules, et non de la volonté d'individus +isolés. + + +LIVRE II + +Les opinions et les croyances des foules. + +CHAPITRE PREMIER. 67 + +Facteurs préparatoires des croyances des foules.--L'éclosion des +croyances des foules est la conséquence d'une élaboration +antérieure.--Étude des divers facteurs de ces croyances.--§ 1. _La +race._--Influence prédominante qu'elle exerce.--Elle représente les +suggestions des ancêtres.--§ 2. _Les traditions._--Elles sont la synthèse +de l'âme de la race.--Importance sociale des traditions.--En quoi, après +avoir été nécessaires, elles deviennent nuisibles.--Les foules sont les +conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles.--§ 3. _Le +temps._--Il prépare successivement l'établissement des croyances, puis +leur destruction.--C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du +chaos.--§ 4. _Les institutions politiques et sociales._--Idée erronée de +leur rôle.--Leur influence est extrêmement faible.--Elles sont des +effets, et non des causes.--Les peuples ne sauraient choisir les +institutions qui leur semblent les meilleures.--Les institutions sont +des étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus +dissemblables.--Comment les constitutions peuvent se créer.--Nécessité +pour certains peuples de certaines institutions théoriquement mauvaises, +telles que la centralisation.--§ 5. _L'instruction et +l'éducation._--Erreur des idées actuelles sur l'influence de +l'instruction chez les foules.--Indications statistiques.--Rôle +démoralisateur de l'éducation latine.--Rôle que l'instruction pourrait +exercer.--Exemples fournis par divers peuples. + +CHAPITRE II. 89 + +§ 1. _Les images, les mots et les formules_.--Puissance magique des mots +et des formules.--La puissance des mots est liée aux images qu'ils +évoquent et est indépendante de leur sens réel.--Ces images varient +d'âge en âge, de race en race.--L'usure des mots.--Exemples des +variations considérables du sens de quelques mots très usuels.--Utilité +politique de baptiser de noms nouveaux les choses anciennes, lorsque les +mots sous lesquels on les désignait produisent une fâcheuse impression +sur les foules.--Variations du sens des mots suivant la race.--Sens +différents du mot démocratie en Europe et en Amérique.--§ 2. _Les +illusions._--Leur importance.--On les retrouve à la base de toutes les +civilisations.--Nécessité sociale des illusions.--Les foules les +préfèrent toujours aux vérités.--§ 3. _L'expérience._--L'expérience +seule peut établir dans l'âme des foules des vérités devenues +nécessaires et détruire des illusions devenues +dangereuses.--L'expérience n'agit qu'à condition d'être fréquemment +répétée.--Ce que coûtent les expériences nécessaires pour persuader les +foules.--§ 4. _La raison._--Nullité de son influence sur les foules.--On +n'agit sur elles qu'en agissant sur leurs sentiments inconscients.--Le +rôle de la logique dans l'histoire.--Les causes secrètes des événements +invraisemblables. + +CHAPITRE III. 105 + +§ 1. _Les meneurs des foules._--Besoin instinctif de tous les êtres en +foule d'obéir à un meneur.--Psychologie des meneurs.--Eux seuls peuvent +créer la foi et donner une organisation aux foules.--Despotisme forcé +des meneurs.--Classification des meneurs.--Rôle de la volonté.--§ 2. +_Les moyens d'action des meneurs._--L'affirmation, la répétition, la +contagion.--Rôle respectif de ces divers facteurs.--Comment la contagion +peut remonter des couches inférieures aux couches supérieures d'une +société.--Une opinion populaire devient bientôt une opinion +générale.--§ 3. _Le prestige._--Définition et classification du +prestige.--Le prestige acquis et le prestige personnel.--Exemples +divers.--Comment meurt le prestige. + +CHAPITRE IV. 128 + +§ 1. _Les croyances fixes._--Invariabilité de certaines croyances +générales.--Elles sont les guides d'une civilisation.--Difficulté de +les déraciner.--En quoi l'intolérance constitue pour les peuples une +vertu.--L'absurdité philosophique d'une croyance générale ne peut nuire +à sa propagation.--§ 2. _Les opinions mobiles des foules._--Extrême +mobilité des opinions qui ne dérivent pas des croyances +générales.--Variations apparentes des idées et des croyances en moins +d'un siècle.--Limites réelles de ces variations.--Éléments sur lesquels +la variation a porté.--La disparition actuelle des croyances générales +et la diffusion extrême de la presse rendent de nos jours les opinions +de plus en plus mobiles.--Comment les opinions des foules tendent sur la +plupart des sujets vers l'indifférence.--Impuissance des gouvernements à +diriger comme jadis l'opinion.--L'émiettement actuel des opinions +empêche leur tyrannie. + + +LIVRE III + +Classification et description des diverses catégories +de foules. + +CHAPITRE PREMIER.--CLASSIFICATION DES FOULES 142 + +Divisions générales des foules.--Leur classification.--§ 1. _Les foules +hétérogènes._--Comment elles se différencient.--Influence de la +race.--L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme de la race +est plus forte.--L'âme de la race représente l'état de civilisation et +l'âme de la foule l'état de barbarie.--§ 2. _Les foules +homogènes._--Division des foules homogènes.--Les sectes, les castes et +les classes. + +CHAPITRE II.--LES FOULES DITES CRIMINELLES 147 + +Les foules dites criminelles.--Une foule peut être légalement mais non +psychologiquement criminelle.--Complète inconscience des actes des +foules.--Exemples divers.--Psychologie des septembriseurs.--Leurs +raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité. + +CHAPITRE III.--LES JURÉS DE COUR D'ASSISES 153 + +Les jurés de cour d'assises.--Caractères généraux des jurés.--La +statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur +composition.--Comment sont impressionnés les jurés.--Faible action du +raisonnement.--Méthodes de persuasion des avocats célèbres.--Nature des +crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères.--Utilité de +l'institution du jury et danger extrême que présenterait son +remplacement par des magistrats. + +CHAPITRE IV.--LES FOULES ÉLECTORALES 161 + +Caractères généraux des foules électorales.--Comment on les +persuade.--Qualités que doit posséder le candidat.--Nécessité du +prestige.--Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les +candidats dans leur sein.--Puissance des mots et des formules sur +l'électeur.--Aspect général des discussions électorales.--Comment se +forment les opinions de l'électeur.--Puissance des comités.--Ils +représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie.--Les comités de +la Révolution.--Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage +universel ne peut être remplacé.--Pourquoi les votes seraient +identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à un +classe limitée de citoyens.--Ce que traduit le suffrage universel dans +tous les pays. + +CHAPITRE V.--LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 171 + +Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs +aux foules hétérogènes non anonymes.--Simplisme des +opinions.--Suggestibilité et limites de cette suggestibilité.--Opinions +fixes irréductibles et opinions mobiles.--Pourquoi l'indécision +prédomine.--Rôle des meneurs.--Raison de leur prestige.--Ils sont les +vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux +d'une petite minorité.--Puissance absolue qu'ils exercent.--Les éléments +de leur art oratoire.--Les mots et les images.--Nécessité psychologique +pour les meneurs d'être généralement convaincus et +bornés.--Impossibilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre +ses raisons.--Exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les +assemblées.--Automatisme auquel elles arrivent à certains moments.--Les +séances de la Convention.--Cas dans lesquels une assemblée perd les +caractères des foules.--Influence des spécialistes dans les questions +techniques.--Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les +pays.--Il est adapté aux nécessités modernes; mais il entraîne le +gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les +libertés.--_Conclusion de l'ouvrage._ + + + + + + +End of Project Gutenberg's Psychologie des foules, by Gustave Le Bon + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES *** + +***** This file should be named 24007-8.txt or 24007-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/4/0/0/24007/ + +Produced by Adrian Mastronardi, Camille François and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/24007-8.zip b/24007-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3ccf361 --- /dev/null +++ b/24007-8.zip diff --git a/24007-h.zip b/24007-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..cd3dfd9 --- /dev/null +++ b/24007-h.zip diff --git a/24007-h/24007-h.htm b/24007-h/24007-h.htm new file mode 100644 index 0000000..127a0a4 --- /dev/null +++ b/24007-h/24007-h.htm @@ -0,0 +1,6926 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"><head> + + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + + + + <title>The Project Gutenberg eBook of Psychologie des foules, by Gustave Le Bon.</title> + +<style type="text/css"> +body { + margin-left: 10%; + margin-right: 10%; +} +p { + margin-top: 1em; + margin-bottom: 0; + line-height: 1.4em; + text-align: justify; + text-indent: 1em; +} +dd, li { + margin-top: 0.33em; + line-height: 1.2em; +} +h1, h2, h3, h4, h5, h6 { + text-align: center; + clear: both; +} +hr { + margin: 2em auto; + width: 33%; + clear: both; +} +table { + margin-left: auto; + margin-right: auto; +} +.pagenum { + position: absolute; + left: 92%; + font-size: 80%; + color: #999999; + text-align: right; + text-indent: 0; + font-weight: normal; + font-style: normal; +} + +.chaphead { + margin: 1.25em 10%; + text-indent: -1em; + line-height: 1em; +} +.center { + text-align: center; + text-indent: -0.5em; +} +.smcap { + font-variant: small-caps; +} +.lowercase { + text-transform: lowercase; +} +.footnote { + margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + font-size: 0.9em; + text-align: left; + text-indent: 1em; +} +.footnote .label { + position: absolute; + right: 84%; + text-align: right; + text-decoration: none; +} +.fnanchor { + vertical-align: super; + font-size: 0.8em; + text-decoration: none; +} +ul.TOC { + list-style-type: none; + position: relative; + margin-right: 5%; + padding-right: 3em; + margin-left: 1em; + text-indent: -1em; +} +span.tocright { + position: absolute; + right: 0; + text-indent: 0; +} +.TOC p { + font-size: 90%; + margin-top: 0; + margin-right: 4%; +} + +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Psychologie des foules, by Gustave Le Bon + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Psychologie des foules + +Author: Gustave Le Bon + +Release Date: December 24, 2007 [EBook #24007] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES *** + + + + +Produced by Adrian Mastronardi, Camille François and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>PSYCHOLOGIE<br /> + +<br /> + +<big>DES FOULES</big></h1> + +<hr style="width: 45%;" /> +<h3>DU MÊME AUTEUR</h3> + +<p class="center">1<sup>o</sup> TRAVAUX DE LABORATOIRE</p> + +<p><b>La Fumée du Tabac.</b> 2<sup>e</sup> édition, augmentée de +recherches sur l'acide prussique, l'oxyde de carbone et divers +alcaloïdes autres que la nicotine, que la fumée du tabac contient.</p> + +<p><b>La Vie.—Traité de physiologie humaine.</b>—Un volume +in-8<sup>o</sup>, illustré de 300 gravures. (<i>Épuisé.</i>)</p> + +<p><b>Recherches expérimentales sur l'Asphyxie.</b> (Comptes rendus de +l'Académie des sciences.)</p> + +<p><b>Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des +variations du volume du crâne.</b> (Mémoire couronné par l'<i>Académie +des sciences</i> et par la <i>Société d'Anthropologie</i> de Paris.) +In-8<sup>o</sup>.</p> + +<p><b>La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs</b>, +contenant la description de nouveaux instruments. Un vol. +in-8<sup>o</sup>, avec 63 figures dessinées au laboratoire de l'auteur. +(Lacroix.)</p> + +<p><b>Les Levers Photographiques.</b> Exposé des nouvelles méthodes de +levers de cartes et de plans employées par l'auteur pendant ses +voyages. 2 vol. in-18 (Gauthier-Villars).</p> + +<p><b>L'équitation actuelle et ses principes.—Recherches +expérimentales.</b> 3<sup>e</sup> édition. Un vol. in-8<sup>o</sup>, +avec 73 figures et un atlas de 200 photographies instantanées. +(Firmin-Didot.)</p> + +<p class="center">2<sup>o</sup> VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE</p> + +<p><b>Voyage aux monts Tatras</b>, avec une carte et un panorama +dressés par l'auteur (publié par la <i>Société géographique de +Paris</i>).</p> + +<p><b>Voyage au Népal</b>, avec nombreuses illustrations, d'après les +photographies et dessins exécutés par l'auteur pendant son exploration +(publié par le <i>Tour du Monde</i>).</p> + +<p><b>L'Homme et les Sociétés.—Leurs origines et leur +histoire.</b> Tome I<sup>er</sup>. Développement physique et +intellectuel de l'homme.—Tome II. Développement des sociétés. +(<i>Épuisé.</i>)</p> + +<p><b>Les Premières Civilisations de l'Orient</b> (Égypte, Assyrie, +Judée, etc.) In-4<sup>o</sup> illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 +photographies. (Flammarion.)</p> + +<p><b>La Civilisation des Arabes</b>, grand in-4<sup>o</sup> illustré +de 366 gravures, 4 cartes et 11 planches en couleur, d'après les +photographies et aquarelles de l'auteur. (Firmin-Didot.)</p> + +<p><b>Les Civilisations de l'Inde</b>, grand in-4<sup>o</sup> illustré +de 350 photogravures, 2 cartes et 7 planches en couleur, d'après les +photographies, dessins et aquarelles exécutés par l'auteur. +(Firmin-Didot.)</p> + +<p><b>Les Monuments de l'Inde</b>, in-folio illustré de 400 planches +d'après les documents de l'auteur. (Firmin-Didot.)</p> + +<p><b>Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples.</b> 1 vol. +in-18 de la Bibliothèque de philosophie contemporaine, 2<sup>e</sup> +édition refondue. (Alcan.)</p> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h1>PSYCHOLOGIE<br /> + +<big>DES FOULES</big><br /> + +</h1> + +<p class="center">PAR<br /> <b>GUSTAVE LE BON</b><br /> <br /> +<br /> PARIS<br /> <br /> ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET +C<sup>ie</sup><br /> FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR<br /> <br /> 108, +BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108<br /> <br /> 1895<br /> <br /> Tous +droits réservés.</p> + +<hr style="width: 25%;" /> +<p class="center">À<br /> <br /> TH. RIBOT<br /> <br /> Directeur +de la <i>Revue philosophique</i>,<br /> Professeur de Psychologie au +collège de France,<br /> <br /> <br /> <i>Affectueux +hommage</i>,<br /> <br /> GUSTAVE LE BON.</p> + +<hr style="width: 45%;" /> +<!-- Page I --> +<div class="pagenum"><a name="Page_I" id="Page_I"> [p. +I]</a></div> + +<h2>PRÉFACE</h2> + +<p>Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire l'âme des races. +Nous allons étudier maintenant l'âme des foules.</p> + +<p>L'ensemble de caractères communs que l'hérédité impose à tous les +individus d'une race constitue l'âme de cette race. Mais lorsqu'un +certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir, +l'observation démontre que, du fait même de leur rapprochement, +résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se +superposent aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent +profondément.</p> + +<p>Les foules organisées ont toujours joué un rôle considérable dans la +vie des peuples; mais ce rôle n'a jamais été aussi important +qu'aujourd'hui. L'action inconsciente des foules se substituant à +l'activité consciente des individus est une des principales +caractéristiques de l'âge actuel.</p> + +<p><!-- Page II --><span class="pagenum"> [p. II]</span>J'ai essayé +d'aborder le difficile problème des foules avec des procédés +exclusivement scientifiques, c'est-à-dire en tâchant d'avoir une +méthode et en laissant de côté les opinions, les théories et les +doctrines. C'est là, je crois, le seul moyen d'arriver à découvrir +quelques parcelles de vérité, surtout quand il s'agit, comme ici, d'une +question passionnant vivement les esprits. Le savant, qui cherche à +constater un phénomène, n'a pas à s'occuper des intérêts que ses +constatations peuvent heurter. Dans une publication récente, un éminent +penseur, M. Goblet d'Alviela, faisait observer que, n'appartenant à +aucune des écoles contemporaines, je me trouvais parfois en opposition +avec certaines conclusions de toutes ces écoles. Ce nouveau travail +méritera, je l'espère, la même observation. Appartenir à une école, +c'est en épouser nécessairement les préjugés et les partis pris.</p> + +<p>Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il me verra tirer de +mes études des conclusions différentes de celles qu'au premier abord on +pourrait croire qu'elles comportent; constater par exemple l'extrême +infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, et +déclarer pourtant que, malgré cette infériorité, il serait dangereux de +toucher à leur organisation.</p> + +<p><!-- Page III --><span class="pagenum"> [p. III]</span>C'est que +l'observation la plus attentive des faits de l'histoire m'a toujours +montré que les organismes sociaux étant aussi compliqués que ceux de +tous les êtres, il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur faire +subir brusquement des transformations profondes. La nature est radicale +parfois, mais jamais comme nous l'entendons, et c'est pourquoi la manie +des grandes réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un peuple, +quelque excellentes que ces réformes puissent théoriquement paraître. +Elles ne seraient utiles que s'il était possible de changer +instantanément l'âme des nations. Or le temps seul possède un tel +pouvoir. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les idées, les sentiments +et les mœurs, choses qui sont en nous-mêmes. Les institutions et +les lois sont la manifestation de notre âme, l'expression de ses +besoins. Procédant de cette âme, institutions et lois ne sauraient la +changer.</p> + +<p>L'étude des phénomènes sociaux ne peut être séparée de celle des +peuples chez lesquels ils se sont produits. Philosophiquement, ces +phénomènes peuvent avoir une valeur absolue; pratiquement ils n'ont +qu'une valeur relative.</p> + +<p>Il faut donc, en étudiant un phénomène social, le considérer +successivement sous deux aspects très différents. On voit alors que les +enseignements de la raison<!-- Page IV --><span class="pagenum"> [p. +IV]</span> pure sont bien souvent contraires à ceux de la raison +pratique. Il n'est guère de données, même physiques, auxquelles cette +distinction ne soit applicable. Au point de vue de la vérité absolue, +un cube, un cercle, sont des figures géométriques invariables, +rigoureusement définies par certaines formules. Au point de vue de +notre œil, ces figures géométriques peuvent revêtir des formes +très variées. La perspective peut transformer en effet le cube en +pyramide ou en carré, le cercle en ellipse ou en ligne droite; et ces +formes fictives sont beaucoup plus importantes à considérer que les +formes réelles, puisque ce sont les seules que nous voyons et que la +photographie ou la peinture puissent reproduire. L'irréel est dans +certains cas plus vrai que le réel. Figurer les objets avec leurs +formes géométriques exactes serait déformer la nature et la rendre +méconnaissable. Si nous supposons un monde dont les habitants ne +puissent que copier ou photographier les objets sans avoir la +possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que très difficilement à +se faire une idée exacte de leur forme. La connaissance de cette forme, +accessible seulement à un petit nombre de savants, ne présenterait +d'ailleurs qu'un intérêt très faible.</p> + +<p>Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux doit avoir présent à +l'esprit, qu'à côté de leur valeur<!-- Page V --><span class="pagenum"> +[p. V]</span> théorique ils ont une valeur pratique, et que, au point +de vue de l'évolution des civilisations, cette dernière est la seule +possédant quelque importance. Une telle constatation doit le rendre +fort circonspect dans les conclusions que la logique semble d'abord lui +imposer.</p> + +<p>D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette réserve. La +complexité des faits sociaux est telle qu'il est impossible de les +embrasser dans leur ensemble, et de prévoir les effets de leur +influence réciproque. Il semble aussi que derrière les faits visibles +se cachent parfois des milliers de causes invisibles. Les phénomènes +sociaux visibles paraissent être la résultante d'un immense travail +inconscient, inaccessible le plus souvent à notre analyse. On peut +comparer les phénomènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire à +la surface de l'océan les bouleversements souterrains dont il est le +siège, et que nous ne connaissons pas. Observées dans la plupart de +leurs actes, les foules font preuve le plus souvent d'une mentalité +singulièrement inférieure; mais il est d'autres actes aussi où elles +paraissent guidées par ces forces mystérieuses que les anciens +appelaient destin, nature, providence, que nous appelons voix des +morts, et dont nous ne saurions méconnaître la puissance, bien que nous +ignorions leur<!-- Page VI --><span class="pagenum"> [p. VI]</span> +essence. Il semblerait parfois que dans le sein des nations se trouvent +des forces latentes qui les guident. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus +compliqué, de plus logique, de plus merveilleux qu'une langue? Et d'où +sort cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de +l'âme inconsciente des foules? Les académies les plus savantes, les +grammairiens les plus estimés ne font qu'enregistrer péniblement les +lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de +les créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous +bien certains qu'elles soient exclusivement leur œuvre? Sans doute +elles sont toujours créées par des esprits solitaires; mais les +milliers de grains de poussière qui forment l'alluvion où ces idées ont +germé, n'est-ce pas l'âme des foules qui les a formés?</p> + +<p>Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes; mais cette +inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la +nature, les êtres soumis exclusivement à l'instinct exécutent des actes +dont la complexité merveilleuse nous étonne. La raison est chose trop +neuve dans l'humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous +révéler les lois de l'inconscient et surtout le remplacer. Dans tous +nos actes la part de l'inconscient est immense et celle de la +raison<!-- Page VII --><span class="pagenum"> [p. VII]</span> très +petite. L'inconscient agit comme une force encore inconnue.</p> + +<p>Si donc nous voulons rester dans les limites étroites mais sûres des +choses que la science peut connaître, et ne pas errer dans le domaine +des conjectures vagues et des vaines hypothèses, il nous faut constater +simplement les phénomènes qui nous sont accessibles, et nous borner à +cette constatation. Toute conclusion tirée de nos observations est le +plus souvent prématurée, car, derrière les phénomènes que nous voyons +bien, il en est d'autres que nous voyons mal, et peut-être même, +derrière ces derniers, d'autres encore que nous ne voyons pas.</p> + +<hr style="width: 25%;" /> +<!-- Page 1 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1"> [p. +1]</a></div> + +<h2>INTRODUCTION</h2> +<div class="center"> +L'ÈRE DES FOULES +</div> +<p class="chaphead">Évolution de l'âge actuel.—Les grands +changements de civilisation sont la conséquence de changements dans la +pensée des peuples.—La croyance moderne à la puissance des +foules.—Elle transforme la politique traditionnelle des +États.—Comment se produit l'avènement des classes populaires et +comment s'exerce leur puissance.—Conséquences nécessaires de la +puissance des foules.—Elles ne peuvent exercer qu'un rôle +destructeur.—C'est par elles que s'achève la dissolution des +civilisations devenues trop vieilles.—Ignorance générale de la +psychologie des foules.—Importance de l'étude des foules pour les +législateurs et les hommes d'État.</p> + +<p>Les grands bouleversements qui précèdent les changements de +civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de +l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés +surtout par des transformations politiques considérables: invasions de +peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de +ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve +le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les +idées des peuples. Les véritables bouleversements +historiques<!-- Page 2 --><span class="pagenum"> [p. 2]</span> ne sont +pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les +seuls changements importants, ceux d'où le renouvellement des +civilisations découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les +croyances. Les événements mémorables de l'histoire sont les effets +visibles des invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces +grands événements se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien +d'aussi stable dans une race que le fond héréditaire de ses pensées.</p> + +<p>L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée +des hommes est en voie de se transformer.</p> + +<p>Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. +Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et +sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le +second est la création de conditions d'existence et de pensée +entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences +et de l'industrie.</p> + +<p>Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes +encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de +formation, l'âge moderne représente une période de transition et +d'anarchie.</p> + +<p>De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de +dire maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées +fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont +à la nôtre? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant, +nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à +compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge +moderne: la puissance des foules. Sur les ruines de tant +d'idées,<!-- Page 3 --><span class="pagenum"> [p. 3]</span> tenues pour +vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de pouvoirs que +les révolutions ont successivement brisés, cette puissance est la seule +qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt les autres. +Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et disparaissent, +que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, la +puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le +prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera véritablement +l'<span class="smcap lowercase">ÈRE DES FOULES</span>.</p> + +<p>Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et +les rivalités des princes étaient les principaux facteurs des +événements. L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus +souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions +politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités +qui ne comptent plus, et, au contraire, la voix des foules qui est +devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle +qu'ils tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes, +mais dans l'âme des foules que se préparent les destinées des +nations.</p> + +<p>L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire, +en réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est +une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de +transition. Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu +influent pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que +cet avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance +des foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées +qui se sont lentement implantées dans les esprits, puis par +l'association<!-- Page 4 --><span class="pagenum"> [p. 4]</span> +graduelle des individus, pour amener la réalisation des conceptions +théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se +former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs +intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des +syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des +bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent +à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les +assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute +initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être +que les porte-parole des comités qui les ont choisis.</p> + +<p>Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus +nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la +société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut +l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la +civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des +mines, des chemins de fer, des usines et du sol; partage égal de tous +les produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit +des classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.</p> + +<p>Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à +l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue +immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance +des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui +met à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer +le droit divin des rois.</p> + +<p>Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux +qui représentent le mieux ses idées +un<!-- Page 5 --><span class="pagenum"> [p. 5]</span> peu étroites, ses +vues un peu courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme +parfois un peu excessif, s'affolent tout à fait devant le pouvoir +nouveau qu'ils voient grandir, et, pour combattre le désordre des +esprits, ils adressent des appels désespérés aux forces morales de +l'Église, tant dédaignées par eux jadis. Ils nous parlent de la +banqueroute de la science, et revenus tout pénitents de Rome, nous +rappellent aux enseignements des vérités révélées. Mais ces nouveaux +convertis, oublient qu'il est trop tard. Si vraiment la grâce les a +touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir sur des âmes peu +soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents dévots. Les +foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes ne +voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de +puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter +vers leur source.</p> + +<p>La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans +l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui +grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou +au moins la connaissance des relations que notre intelligence peut +saisir; elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. +Souverainement indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos +lamentations. C'est à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne +pourrait ramener les illusions qu'elle a fait fuir.</p> + +<p>D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous +montrent l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous +permettent pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de +grandir. Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le +subir.<!-- Page 6 --><span class="pagenum"> [p. 6]</span> Toute +dissertation contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il +est possible que l'avènement des foules marque une des dernières étapes +des civilisations de l'Occident, un retour complet vers ces périodes +d'anarchie confuse qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de +chaque société nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous?</p> + +<p>Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles +ont constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet, +d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire +nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une +civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée +par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de +barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que +par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les +foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente +toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles +fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la +prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les +foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument +incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, +elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps +débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est +vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement. +C'est alors qu'apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, +la philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire.</p> + +<p>En sera-t-il de même pour notre civilisation? C'est +ce<!-- Page 7 --><span class="pagenum"> [p. 7]</span> que nous pouvons +craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des +foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé +toutes les barrières qui pourraient les contenir.</p> + +<p>Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons +bien peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les +ont toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, dans ces +derniers temps, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles +peuvent commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il +existe aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore +bien d'autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas +particulier de leur psychologie, et on ne connaît pas plus la +constitution mentale des foules en étudiant seulement leurs crimes, +qu'on ne connaîtrait celle d'un individu en décrivant seulement ses +vices.</p> + +<p>À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs +de religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les +hommes d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples +chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des +psychologues inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance +instinctive, souvent très sûre; et c'est parce qu'ils la connaissaient +bien qu'ils sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait +merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais +il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des +races +différentes<a name="N1" id="N1"></a><a href="#note_1" class="fnanchor">1</a>; +et c'est<!-- Page 8 --><span class="pagenum"> [p. 8]</span> parce qu'il +la méconnut qu'il entreprit, en Espagne et en Russie notamment, des +guerres où sa puissance reçut des chocs qui devaient bientôt +l'abattre.</p> + +<p>La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la +dernière ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les +gouverner—la chose est devenue bien difficile,—mais tout au +moins ne pas être trop gouverné par elles.</p> + +<p>Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules +qu'on comprend à quel point les lois et les institutions ont peu +d'action sur elles; combien elles sont incapables d'avoir des opinions +quelconques en dehors de celles qui leur sont imposées; que ce n'est +pas avec des règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les +conduit, mais en recherchant ce qui peut les impressionner et les +séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, +devra-t-il choisir celui qui sera théoriquement le plus juste? En +aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour +les foules. S'il est en même temps le moins visible, et le moins lourd +en apparence, il sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt +indirect, si exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule, +parce que, étant journellement payé sur des objets de consommation par +fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne +pas. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres +revenus, à payer en une seule fois, fût-il théoriquement +<!-- Page 9 --><span class="pagenum"> [p. 9]</span> dix fois moins +lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes +invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme +relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très +impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait +faible que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé +économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont +incapables.</p> + +<p>L'exemple qui précède est des plus simples; la justesse en est +aisément perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme +Napoléon; mais les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne +sauraient l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment +enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions +de la raison pure.</p> + +<p>Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie +des foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand +nombre de phénomènes historiques et économiques totalement +inintelligibles sans elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus +remarquable des historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement +compris parfois les événements de notre grande Révolution, c'est qu'il +n'avait jamais songé à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide, +dans l'étude de cette période compliquée, la méthode descriptive des +naturalistes; mais, parmi les phénomènes que les naturalistes ont à +étudier, les forces morales ne figurent guère. Or ce sont précisément +ces forces-là qui constituent les vrais ressorts de l'histoire.</p> + +<p>À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des +foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de +curiosité pure, elle le +mériterait<!-- Page 10 --><span class="pagenum"> [p. 10]</span> encore. +Il est aussi intéressant de déchiffrer les mobiles des actions des +hommes que de déchiffrer un minéral ou une plante.</p> + +<p>Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève +synthèse, un simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander +que quelques vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. +Nous ne faisons aujourd'hui, que le tracer sur un terrain bien vierge +encore.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_1" id="note_1"></a><a href="#N1" class="label">1</a> +Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs davantage. +Talleyrand lui écrivait que «l'Espagne accueillerait en libérateurs ses +soldats». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un psychologue, +au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu aisément +prévoir cet accueil.</p> + +<hr style="width: 45%;" /> +<h2>LIVRE PREMIER</h2> + +<p class="center"><b>L'ÂME DES FOULES</b></p> + +<hr style="width: 25%;" /> + +<h2><a name="Page_11" id="Page_11"> [p. +11]</a><!-- Page 11 --><span class="pagenum"></span>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<p class="center"><b>Caractéristiques générales des foules. Loi +psychologique de leur unité mentale.</b></p> + +<p class="chaphead">Ce qui constitue une foule au point de vue +psychologique.—Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit +pas à former une foule.—Caractères spéciaux des foules +psychologiques.—Orientation fixe des idées et sentiments chez les +individus qui les composent et évanouissement de leur +personnalité.—La foule est toujours dominée par +l'inconscient.—Disparition de la vie cérébrale et prédominance de +la vie médullaire.—Abaissement de l'intelligence et +transformation complète des sentiments.—Les sentiments +transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des individus dont +la foule est composée.—La foule est aussi aisément héroïque que +criminelle.</p> + +<p>Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus +quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur +sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.</p> + +<p>Au point de vue psychologique, l'expression +foule<!-- Page 12 --><span class="pagenum"> [p. 12]</span> prend une +signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et +seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède +des caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant +cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les +sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une +même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, +mais présentant des caractères très nets. La collectivité est alors +devenue ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une +foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle +forme un seul être et se trouve soumise à la <i>loi de l'unité mentale +des foules</i>.</p> + +<p>Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup +d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent +les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement +réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent +nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les +caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont +nous aurons à déterminer la nature.</p> + +<p>L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des +sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers +traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la +présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des +milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous +l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement +national par exemple, acquérir les caractères d'une foule +psychologique. Il suffira alors qu'un hasard quelconque les +réunisse<!-- Page 13 --><span class="pagenum"> [p. 13]</span> pour que +leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des +foules. À certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent +constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes +réunis par hasard peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple +entier, sans qu'il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous +l'action de certaines influences.</p> + +<p>Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des +caractères généraux provisoires, mais déterminables. À ces caractères +généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les +éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la +constitution mentale.</p> + +<p>Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une +classification, et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette +classification, nous verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire +composée d'éléments dissemblables, présente avec les foules homogènes, +c'est-à-dire composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, +castes et classes), des caractères communs, et, à côté de ces +caractères communs, des particularités qui permettent de l'en +différencier.</p> + +<p>Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous +devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons +comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux +communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des +caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et +les espèces que renferme cette famille.</p> + +<p>Il n'est pas facile de décrire avec exactitude +l'âme<!-- Page 14 --><span class="pagenum"> [p. 14]</span> des foules, +parce que son organisation varie non seulement suivant la race et la +composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le +degré des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la +même difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu +quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus +traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des +milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré +ailleurs que toutes les constitutions mentales contiennent des +possibilités de caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu +change brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus +féroces se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les +circonstances ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de +vertueux magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal +de bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles +serviteurs.</p> + +<p>Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation des foules, +nous les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète +organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non +ce qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée +d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se +superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit +l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans +une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que +j'ai nommé plus haut, la <i>loi psychologique de l'unité mentale des +foules</i>.</p> + +<p>Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles +peuvent présenter en commun avec<!-- Page 15 --><span class="pagenum"> +[p. 15]</span> des individus isolés; d'autres, au contraire, leur sont +absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez les collectivités. Ce +sont ces caractères spéciaux que nous allons étudier d'abord pour bien +en montrer l'importance.</p> + +<p>Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le +suivant: quels que soient les individus qui la composent, quelque +semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs +occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul +qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme +collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait +différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux +isolément. Il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se +transforment en actes que chez les individus en foule. La foule +psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui +pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui +constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau +manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces +cellules possède.</p> + +<p>Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume +d'un philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui +constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments, +il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en +chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par +exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des +propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le +constituer.</p> + +<p><!-- Page 16 --><span class="pagenum"> [p. 16]</span>Il est facile +de constater combien l'individu en foule diffère de l'individu isolé; +mais il est moins facile de découvrir les causes de cette +différence.</p> + +<p>Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler +d'abord cette constatation de la psychologie moderne: à savoir que ce +n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le +fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent +un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne +représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente. +L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive +guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui +le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient +créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les +innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race. +Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes +secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y +en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons. +La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles +cachés qui nous échappent.</p> + +<p>C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une +race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est +principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais +surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les +plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des +passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière +de sentiment: religion, politique, morale, affections et antipathies, +etc.,<!-- Page 17 --><span class="pagenum"> [p. 17]</span> les hommes +les plus éminents ne dépassent que bien rarement le niveau des +individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien et son +bottier il peut exister un abîme au point de vue intellectuel, mais au +point de vue du caractère la différence est le plus souvent nulle ou +très faible.</p> + +<p>Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies +par l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race +possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en +commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des +individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent. +L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes +dominent.</p> + +<p>C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous +explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes +exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général +prises par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités +différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que +prendrait une réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en +effet que ces qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les +foules, c'est la bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas +tout le monde, comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que +Voltaire, c'est certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le +monde, si par «tout le monde» il faut entendre les foules.</p> + +<p>Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les +qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement +moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères +nouveaux.<!-- Page 18 --><span class="pagenum"> [p. 18]</span> Comment +s'établissent ces caractères nouveaux? C'est ce que nous devons +rechercher maintenant.</p> + +<p>Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux +aux foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première +est que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un +sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des +instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins +porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent +irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours +les individus, disparaît entièrement.</p> + +<p>Une seconde cause, la contagion, intervient également pour +déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et +en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à +constater, mais non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes +d'ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Dans une foule, +tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que +l'individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt +collectif. C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont +l'homme n'est guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule.</p> + +<p>Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante, +détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois +tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la +suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs +qu'un effet.</p> + +<p>Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit +certaines découvertes récentes de +la<!-- Page 19 --><span class="pagenum"> [p. 19]</span> physiologie. +Nous savons aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut +être placé dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité +consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la +lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son +caractère et à ses habitudes. Or les observations les plus attentives +paraissent prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein +d'une foule agissante, se trouve bientôt placé—par suite des +effluves qui s'en dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne +connaissons pas—dans un état particulier, qui se rapproche +beaucoup de l'état de fascination où se trouve l'hypnotisé dans les +mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le +sujet hypnotisé, celui-ci devient l'esclave de toutes les activités +inconscientes de sa moelle épinière, que l'hypnotiseur dirige à son +gré. La personnalité consciente est entièrement évanouie, la volonté et +le discernement sont perdus. Tous les sentiments et les pensées sont +orientés dans le sens déterminé par l'hypnotiseur.</p> + +<p>Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une +foule psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, +comme chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont +détruites, d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation +extrême. Sous l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une +irrésistible impétuosité à l'accomplissement de certains actes. +Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet +hypnotisé, parce que la suggestion étant la même pour tous les +individus s'exagère en devenant réciproque. Les +individualités<!-- Page 20 --><span class="pagenum"> [p. 20]</span> +qui, dans la foule, posséderaient une personnalité assez forte pour +résister à la suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre +le courant. Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une +suggestion différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une +image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les +plus sanguinaires.</p> + +<p>Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de +la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de +contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à +transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les +principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, +il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.</p> + +<p>Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, +l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. +Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un +barbare, c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, +la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres +primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec +laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images—qui +sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait +sans action—et conduire à des actes contraires à ses intérêts les +plus évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule +est un grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent +soulève à son gré.</p> + +<p>Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que +désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées +parlementaires adopter des lois et +des<!-- Page 21 --><span class="pagenum"> [p. 21]</span> mesures que +réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris +séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, +aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à +approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine +les individus les plus manifestement innocents; et, contrairement à +tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer +eux-mêmes.</p> + +<p>Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule +diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute +indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la +transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le +sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros. +La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment +d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août +1789, n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris +isolément.</p> + +<p>Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours +intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de +vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle +peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de +la façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont +parfaitement méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au +point de vue criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, +mais souvent aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on +amène à se faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, +qu'on enthousiasme pour la gloire et +l'honneur,<!-- Page 22 --><span class="pagenum"> [p. 22]</span> qu'on +entraîne presque sans pain et sans armes comme à l'âge des croisades, +pour délivrer de l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour +défendre le sol de la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans +doute, mais c'est avec ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne +fallait mettre à l'actif des peuples que les grandes actions froidement +raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu.</p> + +<hr style="width: 25%;" /> +<!-- Page 23 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23"> [p. 23]</a></div> + +<h2>CHAPITRE II</h2> + +<p class="center"><b>Sentiments et moralité des foules.</b></p> + +<p class="chaphead">§ 1. <i>Impulsivité, mobilité et irritabilité des +foules.</i>—La foule est le jouet de toutes les excitations +extérieures et en reflète les incessantes variations.—Les +impulsions auxquelles elle obéit sont assez impérieuses pour que +l'intérêt personnel s'efface.—Rien n'est prémédité chez les +foules.—Action de la race.—§ 2. <i>Suggestibilité et +crédulité des foules.</i>—Leur obéissance aux +suggestions.—Les images évoquées dans leur esprit sont prises par +elles pour des réalités.—Pourquoi ces images sont semblables pour +tous les individus qui composent une foule.—Égalisation du savant +et de l'imbécile dans une foule.—Exemples divers des illusions +auxquelles tous les individus d'une foule sont +sujets.—Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des +foules.—L'unanimité de nombreux témoins est une des plus +mauvaises preuves qu'on puisse invoquer pour établir un +fait.—Faible valeur des livres d'histoire.—§ 3. +<i>Exagération et simplisme des sentiments des foules.</i>—Les +foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont toujours aux +extrêmes.—Leurs sentiments sont toujours excessifs.—§ 4. +<i>Intolérance, autoritarisme et conservatisme des +foules.</i>—Raisons de ces sentiments.—Servilité des foules +devant une autorité forte.—Les instincts révolutionnaires +momentanés des foules ne les empêchent pas d'être extrêmement +conservatrices.—Elles sont d'instinct hostiles aux changements et +au progrès.—§ 5. <i>Moralité des foules.</i>—La moralité +des foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou +beaucoup plus haute que celle des individus qui les +composent.—Explication et exemples.—Les foules ont rarement +pour guide <!-- Page 24 --><span class="pagenum"> [p. 24]</span> +l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu +isolé.—Rôle moralisateur des foules.</p> + +<p>Après avoir indiqué d'une façon très générale les principaux +caractères des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces +caractères.</p> + +<p>On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en +est plusieurs, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de +raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération +des sentiments, et d'autres encore, que l'on observe également chez les +êtres appartenant à des formes inférieures d'évolution, tels que la +femme, le sauvage et l'enfant; mais c'est là une analogie que je +n'indique qu'en passant. Sa démonstration sortirait du cadre de cet +ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant +de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante +pour celles qui ne la connaissent pas.</p> + +<p>J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers caractères que +l'on peut observer dans la plupart des foules.</p> + +<h3>§ 1.—IMPULSIVITÉ, +MOBILITÉ ET IRRITABILITÉ DES FOULES</h3> + +<p>La foule, avons-nous dit en étudiant ses caractères fondamentaux, +est conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont +beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du +cerveau. Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs. Les +actes exécutés peuvent être parfaits quant à +leur<!-- Page 25 --><span class="pagenum"> [p. 25]</span> exécution, +mais, le cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les +hasards des excitations. Une foule est le jouet de toutes les +excitations extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle +est donc esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolé peut +être soumis aux mêmes excitants que l'homme en foule; mais comme son +cerveau lui montre les inconvénients d'y céder, il n'y cède pas. C'est +ce qu'on peut physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolé +possède l'aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la +possède pas.</p> + +<p>Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les foules pourront +être, suivant les excitations, généreuses ou cruelles, héroïques ou +pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impérieuses que +l'intérêt personnel, l'intérêt de la conservation lui-même, ne les +dominera pas.</p> + +<p>Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant fort variés, et +les foules y obéissant toujours, celles-ci sont par suite, extrêmement +mobiles; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la +férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus +absolu. La foule devient très aisément bourreau, mais non moins +aisément elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulé les +torrents de sang exigés par le triomphe de chaque croyance. Il n'est +pas besoin de remonter aux âges héroïques pour voir de quoi, à ce +dernier point de vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent +jamais leur vie dans une émeute, et il y a bien peu d'années qu'un +général, devenu subitement populaire, eût aisément trouvé cent mille +hommes prêts à se faire tuer pour sa cause, s'il l'eût demandé.</p> + +<p>Rien donc ne saurait être prémédité chez les +foules.<!-- Page 26 --><span class="pagenum"> [p. 26]</span> Elles +peuvent parcourir successivement la gamme des sentiments les plus +contraires, mais elles seront toujours sous l'influence des excitations +du moment. Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulève, +disperse en tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs +certaines foules révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de +la variabilité de leurs sentiments.</p> + +<p>Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, +surtout lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs +mains. Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une +sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient +guère durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, +elles ne les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de +volonté durable que de pensée.</p> + +<p>La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, +elle n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir +et la réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le +nombre lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour +l'individu en foule, la notion d'impossibilité disparaît. L'individu +isolé sent bien qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais, +piller un magasin, et, s'il en est tenté, il résistera aisément à sa +tentation. Faisant partie d'une foule, il a conscience du pouvoir que +lui donne le nombre, et il suffit de lui suggérer des idées de meurtre +et de pillage pour qu'il cède immédiatement à la tentation. L'obstacle +inattendu sera brisé avec frénésie. Si l'organisme humain permettait la +perpétuité de la fureur, on pourrait dire que l'état normal de la foule +contrariée est la fureur.</p> + +<p><!-- Page 27 --><span class="pagenum"> [p. 27]</span>Dans +l'irritabilité des foules, dans leur impulsivité et leur mobilité, +ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons à +étudier, interviennent toujours les caractères fondamentaux de la race, +qui constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos +sentiments. Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, +sans doute, mais avec de grandes variations de degré. La différence +entre une foule latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, +frappante. Les faits les plus récents de notre histoire jettent une +vive lueur sur ce point. Il a suffi, il y a vingt-cinq ans, de la +publication d'un simple télégramme relatant une insulte supposée faite +à un ambassadeur pour déterminer une explosion de fureur dont une +guerre terrible est immédiatement sortie. Quelques années plus tard, +l'annonce télégraphique d'un insignifiant échec à Langson provoqua une +nouvelle explosion qui amena le renversement instantané du +gouvernement. Au même moment, l'échec beaucoup plus grave d'une +expédition anglaise devant Kartoum ne produisit en Angleterre qu'une +émotion très faible, et aucun ministère ne fut renversé. Les foules +sont partout féminines, mais les plus féminines de toutes sont les +foules latines. Qui s'appuie sur elles peut monter très haut et très +vite, mais en côtoyant sans cesse la roche Tarpéienne et avec la +certitude d'en être précipité un jour.</p> + +<h3>§ 2.—SUGGESTIBILITÉ ET +CRÉDULITÉ DES FOULES</h3> + +<p>Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractères +généraux est une suggestibilité +excessive,<!-- Page 28 --><span class="pagenum"> [p. 28]</span> et nous +avons montré combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion +est contagieuse; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments +dans un sens déterminé.</p> + +<p>Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans +cet état d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La +première suggestion formulée qui surgit s'impose immédiatement par +contagion à tous les cerveaux, et aussitôt l'orientation s'établit. +Comme chez tous les êtres suggestionnés, l'idée qui a envahi le cerveau +tend à se transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais à incendier +ou d'un acte de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même +facilité. Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme +chez l'être isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la +somme de raison qui peut être opposée à sa réalisation.</p> + +<p>Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant +aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments +propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la +raison, dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'être +d'une crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et +il faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle +se créent et se propagent les légendes et les récits les plus +invraisemblables<a name="N2" id="N2"></a><a href="#note_2" class="fnanchor">2</a>.</p> + +<p><!-- Page 29 --><span class="pagenum"> [p. 29]</span>La création des +légendes qui circulent si aisément dans les foules n'est pas déterminée +seulement par une crédulité complète. Elle l'est encore par les +déformations prodigieuses que subissent les événements dans +l'imagination de gens assemblés. L'événement le plus simple vu par la +foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et +l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres n'ayant aucun +lien logique avec la première. Nous concevons aisément cet état en +songeant aux bizarres successions d'idées où nous sommes parfois +conduits par l'évocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce +que dans ces images il y a d'incohérence, mais la foule ne le voit +guère; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement réel, +elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de +l'objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son +esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parenté lointaine avec le +fait observé.</p> + +<p>Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque +dont elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de +sens divers, puisque les individus qui la composent sont de +tempéraments fort différents. Mais il n'en est rien. Par suite de la +contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour +tous les individus. La première déformation perçue par un des individus +de la collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant +d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, +saint<!-- Page 30 --><span class="pagenum"> [p. 30]</span> Georges ne +fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie de +suggestion et de contagion le miracle signalé par un seul fut +immédiatement accepté par tous.</p> + +<p>Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si +fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères +classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés +par des milliers de personnes.</p> + +<p>Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir +la qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette +qualité est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant +et le savant sont également incapables d'observation.</p> + +<p>La thèse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il +faudrait reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs +volumes n'y suffiraient pas.</p> + +<p>Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'impression +d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au +hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer.</p> + +<p>Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi +parmi des hallucinations collectives sévissant sur une foule où se +trouvaient des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les +plus instruits. Il est rapporté incidemment par le lieutenant de +vaisseau Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer, et a +été autrefois reproduit dans la <i>Revue Scientifique</i>.</p> + +<p>La frégate <i>la Belle-Poule</i> croisait en mer pour retrouver la +corvette <i>le Berceau</i> dont elle avait été séparée par un violent +orage. On était en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie +signale une embarcation<!-- Page 31 --><span class="pagenum"> [p. +31]</span> désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point +signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un +radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles +flottaient des signaux de détresse. Ce n'était pourtant qu'une +hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation +pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les +officiers qui la montaient voyaient «des masses d'hommes s'agiter, +tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand +nombre de voix». Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva +simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles +arrachées à la côte voisine. Devant une évidence aussi palpable, +l'hallucination s'évanouit.</p> + +<p>Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de +l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un côté, +une foule en état d'attention expectante; de l'autre, une suggestion +faite par la vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, suggestion +qui, par voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants, +officiers ou matelots.</p> + +<p>Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour que la faculté +de voir correctement ce qui se passe devant elle soit détruite, et les +faits réels remplacés par des hallucinations sans parenté avec eux. Dès +que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule, et, +alors même qu'ils seraient des savants distingués, ils prennent tous +les caractères des foules pour ce qui est en dehors de leur spécialité. +La faculté d'observation et l'esprit critique possédés par chacun d'eux +s'évanouissent aussitôt. Un psychologue ingénieux, M. Davey, nous en +fournit un bien curieux exemple, +récemment<!-- Page 32 --><span class="pagenum"> [p. 32]</span> rapporté +par les <i>Annales des Sciences psychiques</i>, et qui mérite d'être +relaté ici. M. Davey ayant convoqué une réunion d'observateurs +distingués, parmi lesquels un des premiers savants de l'Angleterre, M. +Wallace, exécuta devant eux, et après leur avoir laissé examiner les +objets et poser des cachets où ils voulaient, tous les phénomènes +classiques des spirites: matérialisation des esprits, écriture sur des +ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces observateurs distingués des +rapports écrits affirmant que les phénomènes observés n'avaient pu être +obtenus que par des moyens surnaturels, il leur révéla qu'ils étaient +le résultat de supercheries très simples. «Le plus étonnant de +l'investigation de M. Davey, écrit l'auteur de la relation, n'est pas +la merveille des tours en eux-mêmes, mais l'extrême faiblesse des +rapports qu'en ont faits les témoins non initiés. Donc dit-il, les +témoins peuvent faire de nombreux et positifs récits qui sont +complètement erronés, mais dont le résultat est que, <i>si l'on accepte +leurs descriptions comme exactes</i>, les phénomènes qu'ils décrivent +sont inexplicables par la supercherie. Les méthodes inventées par M. +Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait eu la hardiesse de +les employer; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de la foule +qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait pas.» +C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé. Mais quand +on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supérieurs, préalablement +mis en défiance pourtant, on conçoit à quel point il est facile +d'illusionner les foules ordinaires.</p> + +<p>Les exemples analogues sont innombrables. Au moment où j'écris ces +lignes, les journaux sont remplis<!-- Page 33 --><span class="pagenum"> +[p. 33]</span> par l'histoire de deux petites filles noyées retirées de +la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la façon la plus +catégorique par une douzaine de témoins. Toutes les affirmations +étaient si concordantes qu'il n'était resté aucun doute dans l'esprit +du juge d'instruction. Il fit établir l'acte de décès. Mais au moment +où on allait procéder à l'inhumation, le hasard fit découvrir que les +victimes supposées étaient parfaitement vivantes et n'avaient +d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance avec les petites noyées. +Comme dans plusieurs des exemples précédemment cités l'affirmation du +premier témoin, victime d'une illusion, avait suffi à suggestionner +tous les autres.</p> + +<p>Dans les cas semblables, le point de départ de la suggestion est +toujours l'illusion produite chez un individu par des réminiscences +plus ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette +illusion primitive. Si le premier observateur est très impressionnable, +il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaître +présente—en dehors de toute ressemblance réelle—quelque +particularité, une cicatrice ou un détail de toilette, qui puisse +évoquer l'idée d'une autre personne. L'idée évoquée peut alors devenir +le noyau d'une sorte de cristallisation qui envahit le champ de +l'entendement et paralyse toute faculté critique. Ce que l'observateur +voit alors, ce n'est plus l'objet lui-même, mais l'image évoquée dans +son esprit. Ainsi s'expliquent les reconnaissances erronées de cadavres +d'enfants par leur propre mère, tel que le cas suivant, déjà ancien, +mais qui a été rappelé récemment par les journaux, et où l'on voit se +manifester précisément les deux ordres de suggestion dont je viens +d'indiquer le mécanisme.</p> + +<blockquote> +<p><!-- Page 34 --><span class="pagenum"> [p. 34]</span>«L'enfant fut +reconnu par un autre enfant—qui se trompait. La série des +reconnaissances inexactes, se déroula alors.</p> + +<p>Et l'on vit une chose très extraordinaire. Le lendemain du jour où +un écolier l'avait reconnu, une femme s'écria: «Ah! mon Dieu, c'est mon +enfant.»</p> + +<p>On l'introduit près du cadavre, elle examine les effets, constate +une cicatrice au front. «C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils, perdu +depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué!»</p> + +<p>La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On +fit venir son beau-frère qui, sans hésitation, dit: «Voilà le petit +Philibert.» Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert +Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre maître +d'école pour qui la médaille était un indice.</p> + +<p>Eh bien, les voisins, le beau-frère, le maître d'école et la mère se +trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut établie. +C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les messageries, +apporté à +Paris<a name="N3" id="N3"></a><a href="#note_3" class="fnanchor">3</a>.»</p> + +</blockquote> + +<p>On remarquera que ces reconnaissances se font, le plus souvent, par +des femmes et des enfants, c'est-à-dire précisément par les êtres les +plus impressionnables. Elles nous montrent, du même coup, ce que +peuvent valoir en justice de tels témoignages. En ce qui concerne les +enfants, notamment, leurs affirmations ne devraient jamais être +invoquées. Les magistrats répètent comme un lieu commun qu'à cet âge on +ne ment pas. Avec une culture psychologique un peu moins sommaire, ils +sauraient qu'à cet âge au contraire on ment toujours. Le mensonge, sans +doute, est innocent, mais il n'en est pas moins un mensonge. Mieux +vaudrait décider à pile ou face la condamnation d'un accusé que de la +décider,<!-- Page 35 --><span class="pagenum"> [p. 35]</span> comme on +l'a fait tant de fois, d'après le témoignage d'un enfant.</p> + +<p>Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous +conclurons que ses observations collectives sont les plus erronées de +toutes et que le plus souvent elles représentent simplement l'illusion +d'un individu qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On +pourrait multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir la +plus complète défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes +ont assisté, il y a vingt-cinq ans, à la célèbre charge de cavalerie de +la bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des +témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle +fut commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a +prouvé que l'on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les +faits les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des +centaines de témoins avaient cependant +attestés<a name="N4" id="N4"></a><a href="#note_4" class="fnanchor">4</a>.</p> + +<p>De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des +foules. Les traités de logique font +rentrer<!-- Page 36 --><span class="pagenum"> [p. 36]</span> +l'unanimité de nombreux témoins dans la catégorie des preuves les plus +solides qu'on puisse invoquer pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais +ce que nous savons de la psychologie des foules montre que les traités +de logique sont à refaire entièrement sur ce point. Les événements les +plus douteux sont certainement ceux qui ont été observés par le plus +grand nombre de personnes. Dire qu'un fait a été simultanément constaté +par des milliers de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait +réel est fort différent du récit adopté.</p> + +<p>Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut considérer comme +des ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des +récits fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d'explications +faites après coup. Gâcher du plâtre est faire œuvre bien plus +utile que de perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne +nous avait pas légué ses œuvres littéraires, artistiques et +monumentales, nous ne saurions absolument rien de réel sur ce passé. +Connaissons-nous un seul mot de vrai concernant la vie des grands +hommes qui ont joué les rôles prépondérants dans l'humanité, tels que +Hercule, Bouddha, Jésus ou Mahomet? Très probablement non. Au fond +d'ailleurs, leur vie réelle nous importe fort peu. Ce que nous avons +intérêt à connaître, ce sont les grands hommes tels que la légende +populaire les a fabriqués. Ce sont les héros légendaires, et pas du +tout les héros réels, qui ont impressionné l'âme des foules.</p> + +<p>Malheureusement les légendes—alors même qu'elles sont fixées +par les livres—n'ont elles-mêmes aucune consistance. +L'imagination des foules les transforme sans cesse suivant les temps, +et surtout suivant les races. Il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la +Bible au Dieu<!-- Page 37 --><span class="pagenum"> [p. 37]</span> +d'amour de sainte Thérèse, et le Bouddha adoré en Chine n'a plus aucuns +traits communs avec celui qui est vénéré dans l'Inde.</p> + +<p>Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros +pour que leur légende soit transformée par l'imagination des foules. La +transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos +jours la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se +modifier plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, +Napoléon devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et +libéral, ami des humbles, qui, au dire des poètes, devaient conserver +son souvenir sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après, +le héros débonnaire était devenu un despote sanguinaire qui, après +avoir usurpé le pouvoir et la liberté, fit périr trois millions +d'hommes uniquement pour satisfaire son ambition. De nos jours, nous +assistons à une nouvelle transformation de la légende. Quand quelques +dizaines de siècles auront passé sur elle, les savants de l'avenir, en +présence de ces récits contradictoires, douteront peut-être de +l'existence du héros, comme ils doutent parfois de celle de Bouddha, et +ne verront en lui que quelque mythe solaire ou un développement de la +légende d'Hercule. Ils se consoleront aisément sans doute de cette +incertitude, car, mieux initiés qu'aujourd'hui à la connaissance de la +psychologie des foules, ils sauront que l'histoire ne peut guère +éterniser que des mythes.</p> + + +<h3><!-- Page 38 --><span class="pagenum"> [p. 38]</span>§ 3.—EXAGÉRATION ET SIMPLISME +DES SENTIMENTS DES FOULES</h3> + +<p>Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une +foule, ils présentent ce double caractère d'être très simples et très +exagérés. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'individu en foule se +rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les +choses en bloc et ne connaît pas les transitions. Dans la foule, +l'exagération des sentiments est fortifiée par ce fait, qu'un sentiment +manifesté se propageant très vite par voie de suggestion et de +contagion, l'approbation évidente dont il est l'objet accroît +considérablement sa force.</p> + +<p>La simplicité et l'exagération des sentiments des foules font que +ces dernières ne connaissent ni le doute ni l'incertitude. Comme les +femmes, elles vont tout de suite aux extrêmes. Le soupçon énoncé se +transforme aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement +d'antipathie ou de désapprobation, qui, chez l'individu isolé, ne +s'accentuerait pas, devient aussitôt haine féroce chez l'individu en +foule.</p> + +<p>La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les +foules hétérogènes surtout, par l'absence de responsabilité. La +certitude de l'impunité, certitude d'autant plus forte que la foule est +plus nombreuse, et la notion d'une puissance momentanée considérable +due au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et +des actes impossibles à l'individu isolé. Dans les foules, l'imbécile, +l'ignorant et l'envieux sont<!-- Page 39 --><span class="pagenum"> [p. +39]</span> libérés du sentiment de leur nullité et de leur impuissance, +que remplace la notion d'une force brutale, passagère, mais immense.</p> + +<p>L'exagération, chez les foules, porte malheureusement souvent sur de +mauvais sentiments, reliquat atavique des instincts de l'homme +primitif, que la crainte du châtiment oblige l'individu isolé et +responsable à refréner. C'est ce qui fait que les foules sont si +facilement conduites aux pires excès.</p> + +<p>Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habilement, les foules ne +soient capables d'héroïsme, de dévouement et de vertus très hautes. +Elles en sont même plus capables que l'individu isolé. Nous aurons +bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la moralité des +foules.</p> + +<p>Exagérée dans ses sentiments, la foule n'est impressionnée que par +des sentiments excessifs. L'orateur qui veut la séduire doit abuser des +affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais +tenter de rien démontrer par un raisonnement, sont des procédés +d'argumentation bien connus des orateurs des réunions populaires.</p> + +<p>La foule veut encore la même exagération dans les sentiments de ses +héros. Leurs qualités et leurs vertus apparentes doivent toujours être +amplifiées. On a très justement remarqué qu'au théâtre la foule exige +du héros de la pièce des qualités de courage, de moralité, de vertu qui +ne sont jamais pratiquées dans la vie.</p> + +<p>On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâtre. Il en +existe une, sans doute, mais ses règles n'ont le plus souvent rien à +faire avec le bon sens et la logique. L'art de parler aux foules est +d'ordre inférieur<!-- Page 40 --><span class="pagenum"> [p. 40]</span> +sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales. Il est souvent +impossible de s'expliquer à la lecture le succès de certaines pièces. +Les directeurs des théâtres, quand ils les reçoivent, sont eux-mêmes le +plus souvent très incertains de la réussite, parce que, pour juger, il +faudrait qu'ils pussent se transformer en +foule<a name="N5" id="N5"></a><a href="#note_5" class="fnanchor">5</a>. +Ici encore, si nous pouvions entrer dans les développements, nous +montrerions l'influence prépondérante de la race. La pièce de théâtre +qui enthousiasme la foule dans un pays n'a parfois aucun succès dans un +autre, ou n'a qu'un succès d'estime et de convention, parce qu'elle ne +met pas en jeu les ressorts capables de soulever son nouveau public.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des foules ne porte +que sur les sentiments, et en aucune façon sur l'intelligence. J'ai +déjà fait voir que, par le fait seul que l'individu est en foule, son +niveau intellectuel baisse immédiatement et considérablement. C'est +ce<!-- Page 41 --><span class="pagenum"> [p. 41]</span> qu'un magistrat +érudit, M. Tarde, a également constaté dans ses recherches sur les +crimes des foules. Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que les +foules peuvent monter très haut ou descendre au contraire très bas.</p> + +<h3>§ 4.—INTOLÉRANCE, AUTORITARISME +ET CONSERVATISME DES FOULES</h3> + +<p>Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes; +les opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées +ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités +absolues ou des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi +des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été +engendrées par voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances +religieuses sont intolérantes et quel empire despotique elles exercent +sur les âmes.</p> + +<p>N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d'autre +part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire +qu'intolérante. L'individu peut supporter la contradiction et la +discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions +publiques, la plus légère contradiction de la part d'un orateur est +immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes +invectives, bientôt suivis de voies de fait et d'expulsion pour peu que +l'orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de +l'autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré.</p> + +<p>L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux +chez<!-- Page 42 --><span class="pagenum"> [p. 42]</span> toutes les +catégories de foules, mais ils s'y présentent à des degrés forts +divers; et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, +dominatrice de tous les sentiments et de toutes les pensées des hommes. +C'est surtout chez les foules latines que l'autoritarisme et +l'intolérance sont développés à un haut degré. Ils le sont au point +d'avoir détruit entièrement ce sentiment de l'indépendance individuelle +si puissant chez l'Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles +qu'à l'indépendance collective de la secte à laquelle elles +appartiennent, et la caractéristique de cette indépendance est le +besoin d'asservir immédiatement et violemment à leurs croyances tous +les dissidents. Chez les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, +depuis ceux de l'Inquisition, n'ont jamais pu s'élever à une autre +conception de la liberté.</p> + +<p>L'autoritarisme et l'intolérance sont pour les foules des sentiments +très clairs, qu'elles conçoivent aisément et qu'elles acceptent aussi +facilement qu'elles les pratiquent, dès qu'on les leur impose. Les +foules respectent docilement la force et sont médiocrement +impressionnées par la bonté, qui n'est guère pour elles qu'une forme de +la faiblesse. Leurs sympathies n'ont jamais été aux maîtres +débonnaires, mais aux tyrans qui les ont vigoureusement écrasées. C'est +toujours à ces derniers qu'elles dressent les plus hautes statues. Si +elles foulent volontiers aux pieds le despote renversé, c'est parce +qu'ayant perdu sa force, il rentre dans cette catégorie des faibles +qu'on méprise parce qu'on ne les craint pas. Le type du héros cher aux +foules aura toujours la structure d'un César. Son panache les séduit, +son autorité leur impose et son sabre leur fait peur.</p> + +<p>Toujours prête à se soulever contre une +autorité<!-- Page 43 --><span class="pagenum"> [p. 43]</span> faible, +la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la +force de l'autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à +ses sentiments extrêmes, passe alternativement de l'anarchie à la +servitude, et de la servitude à l'anarchie.</p> + +<p>Ce serait d'ailleurs bien méconnaître la psychologie des foules que +de croire à la prédominance de leurs instincts révolutionnaires. Leurs +violences seules nous illusionnent sur ce point. Leurs explosions de +révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Les foules sont +trop régies par l'inconscient, et trop soumises par conséquent à +l'influence d'hérédités séculaires, pour n'être pas extrêmement +conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de +leurs désordres et se dirigent d'instinct vers la servitude. Ce furent +les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui acclamèrent le +plus énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et +fit durement sentir sa main de fer.</p> + +<p>Il est difficile de comprendre l'histoire, celle des révolutions +populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts +profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les +noms de leurs institutions, et elles accomplissent parfois même de +violentes révolutions pour obtenir ces changements; mais le fond de ces +institutions est trop l'expression des besoins héréditaires de la race +pour qu'elles n'y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne +porte que sur les choses tout à fait superficielles. En fait, elles ont +des instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux de tous les +primitifs. Leur respect fétichiste pour les traditions est absolu, leur +horreur inconsciente de<!-- Page 44 --><span class="pagenum"> [p. +44]</span> toutes les nouveautés capables de changer leurs conditions +réelles d'existence, est tout à fait profonde. Si les démocraties +eussent possédé le pouvoir qu'elles ont aujourd'hui à l'époque où +furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les chemins de +fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou ne l'eût +été qu'au prix de révolutions et de massacres répétés. Il est heureux, +pour les progrès de la civilisation, que la puissance des foules n'ait +commencé à naître que lorsque les grandes découvertes de la science et +de l'industrie étaient déjà accomplies.</p> + +<h3>§ 5.—MORALITÉ DES FOULES</h3> + +<p>Si nous prenons le mot de moralité dans le sens de respect constant +de certaines conventions sociales et de répression permanente des +impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop +impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité. Mais si, +dans le terme de moralité, nous faisons entrer l'apparition momentanée +de certaines qualités telles que l'abnégation, le dévouement, le +désintéressement, le sacrifice de soi-même, le besoin d'équité, nous +pouvons dire que les foules sont au contraire parfois susceptibles +d'une moralité très haute.</p> + +<p>Les rares psychologues qui ont étudié les foules ne les ont +envisagées qu'au point de vue de leurs actes criminels; et, voyant à +quel point ces actes sont fréquents, ils les ont considérées comme +ayant un niveau moral très bas.</p> + +<p>Sans doute il en est souvent ainsi: mais pourquoi? +Simplement,<!-- Page 45 --><span class="pagenum"> [p. 45]</span> parce +que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges +primitifs qui dorment au fond de chacun de nous. Dans la vie de +l'individu isolé, il lui serait dangereux de les satisfaire, alors que +son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent +l'impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne +pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos +semblables, nous nous bornons à les exercer sur les animaux. C'est +d'une même source que dérivent la passion si générale pour la chasse et +les actes de férocité des foules. La foule qui écharpe lentement une +victime sans défense fait preuve d'une férocité très lâche; mais, pour +le philosophe, cette férocité est bien proche parente de celle des +chasseurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plaisir +d'assister à la poursuite et à l'éventrement d'un malheureux cerf par +leurs chiens.</p> + +<p>Si la foule est capable de meurtre, d'incendie et de toutes sortes +de crimes, elle est également capable d'actes de dévouement, de +sacrifice et de désintéressement très élevés, beaucoup plus élevés même +que ceux dont est capable l'individu isolé. C'est surtout sur +l'individu en foule qu'on agit, et souvent jusqu'à obtenir le sacrifice +de la vie, en invoquant des sentiments de gloire, d'honneur, de +religion et de patrie. L'histoire fourmille d'exemples analogues à ceux +des croisades et des volontaires de 93. Seules les collectivités sont +capables de grands désintéressements et de grands dévouements. Que de +foules se sont fait héroïquement massacrer pour des croyances, des +idées et des mots qu'elles comprenaient à peine. Les foules qui font +des grèves les font bien plus pour obéir à un mot d'ordre que pour +obtenir<!-- Page 46 --><span class="pagenum"> [p. 46]</span> une +augmentation du maigre salaire dont elles se contentent. L'intérêt +personnel est bien rarement un mobile puissant chez les foules, alors +qu'il est le mobile à peu près exclusif de l'individu isolé. Ce n'est +certes pas l'intérêt qui a guidé les foules dans tant de guerres, +incompréhensibles le plus souvent pour leur intelligence, et où elles +se sont laissé aussi facilement massacrer que les alouettes hypnotisées +par le miroir que manœuvre le chasseur.</p> + +<p>Même pour les parfaits gredins, il arrive fort souvent que le fait +seul d'être réunis en foule leur donne momentanément des principes de +moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de +septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles +et les bijoux qu'ils trouvaient sur leurs victimes, et qu'ils eussent +pu aisément dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui +envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s'empara +d'aucun des objets qui l'éblouirent et dont un seul eût représenté du +pain pour bien des jours.</p> + +<p>Cette moralisation de l'individu par la foule n'est certes pas une +règle constante, mais c'est une règle qui s'observe fréquemment. Elle +s'observe même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles +que je viens de citer. J'ai déjà dit qu'au théâtre la foule veut chez +le héros de la pièce des vertus exagérées, et il est d'une observation +banale qu'une assistance, même composée d'éléments inférieurs, se +montre généralement très prude. Le viveur professionnel, le souteneur, +le voyou gouailleur murmurent souvent devant une scène un peu risquée +ou un propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations +habituelles.</p> + +<p><!-- Page 47 --><span class="pagenum"> [p. 47]</span>Donc, si les +foules se livrent souvent à de bas instincts, elles donnent aussi +parfois l'exemple d'actes de moralité élevés. Si le désintéressement, +la résignation, le dévouement absolu à un idéal chimérique ou réel sont +des vertus morales, on peut dire que les foules possèdent souvent ces +vertus-là à un degré que les plus sages des philosophes ont rarement +atteint. Elles les pratiquent sans doute avec inconscience, mais +qu'importe. Ne nous plaignons pas trop que les foules soient guidées +surtout par l'inconscient, et ne raisonnent guère. Si elles avaient +raisonné quelquefois et consulté leurs intérêts immédiats, aucune +civilisation ne se fût développée peut-être à la surface de notre +planète, et l'humanité n'aurait pas eu d'histoire.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_2" id="note_2"></a><a href="#N2" class="label">2</a> +Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu de nombreux +exemples de cette crédulité des foules aux choses les plus +invraisemblables. Une bougie allumée à un étage supérieur était +considérée aussitôt comme un signal fait aux assiégeants, bien qu'il +fût évident, après deux secondes de réflexion, qu'il leur était +absolument impossible d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la +lueur de cette bougie.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_3" id="note_3"></a><a href="#N3" class="label">3</a> +<i>Éclair</i> du 21 avril 1895.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_4" id="note_4"></a><a href="#N4" class="label">4</a> +Savons-nous, pour une seule bataille, comment elle s'est passée +exactement? J'en doute fort. Nous savons quels furent les vainqueurs et +les vaincus, mais probablement rien de plus. Ce que M. d'Harcourt, +acteur et témoin, rapporte de la bataille de Solférino peut s'appliquer +à toutes les batailles: «Les généraux (renseignés naturellement par des +centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels; les +officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et +rédigent le projet définitif; le chef d'état-major le conteste et le +refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie: «Vous +vous trompez absolument!» et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne +reste presque rien du rapport primitif.» M. d'Harcourt relate ce fait +comme une preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur +l'événement le plus saisissant, le mieux observé.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_5" id="note_5"></a><a href="#N5" class="label">5</a> +C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive parfois que des +pièces refusées par tous les directeurs de théâtre obtiennent de +prodigieux succès lorsque, par hasard, elles sont jouées. On sait le +succès récent de la pièce de M. Coppée, <i>Pour la couronne</i>, +refusée pendant dix ans par les directeurs des premiers théâtres, +malgré le nom de son auteur. <i>La marraine de Charley</i>, refusée par +tous les théâtres et finalement montée aux frais d'un agent de change, +a eu deux cents représentations en France et plus de mille en +Angleterre. Sans l'explication donnée plus haut sur l'impossibilité où +se trouvent les directeurs de théâtre de pouvoir se substituer +mentalement à la foule, de telles aberrations de jugement de la part +d'individus compétents et très intéressés à ne pas commettre d'aussi +lourdes erreurs seraient inexplicables. C'est un sujet que je ne puis +développer ici et qui mériterait de tenter la plume d'un homme de +théâtre doublé d'un psychologue subtil, tel par exemple que M. +Sarcey.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 48 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48"> [p. 48]</a></div> + +<h2>CHAPITRE III</h2> + +<p class="center"><b>Idées, raisonnements et imagination des +foules.</b></p> + +<p class="chaphead">§ 1. <i>Les idées des foules.</i>—Les idées +fondamentales et les idées accessoires.—Comment peuvent subsister +simultanément des idées contradictoires.—Transformations que +doivent subir les idées supérieures pour être accessibles aux +foules.—Le rôle social des idées est indépendant de la part de +vérité qu'elles peuvent contenir.—§ 2. <i>Les raisonnements des +foules.</i>—Les foules ne sont pas influençables par des +raisonnements.—Les raisonnements des foules sont toujours d'ordre +très inférieur.—Les idées qu'elles associent n'ont que des +apparences d'analogie ou de succession.—§ 3. <i>L'imagination des +foules.</i>—Puissance de l'imagination des foules.—Elles +pensent par images, et ces images se succèdent sans aucun +lien.—Les foules sont frappées surtout par le côté merveilleux +des choses.—Le merveilleux et le légendaire sont les vrais +supports des civilisations.—L'imagination populaire a toujours +été la base de la puissance des hommes d'État.—Comment se +présentent les faits capables de frapper l'imagination des foules.</p> + +<h3>§ 1.—LES IDÉES DES FOULES</h3> + +<p>Étudiant dans notre précédent ouvrage le rôle des idées dans +l'évolution des peuples, nous avons montré que chaque civilisation +dérive d'un petit nombre d'idées fondamentales fort rarement +renouvelées. Nous avons exposé comment ces idées s'établissent dans +l'âme des<!-- Page 49 --><span class="pagenum"> [p. 49]</span> foules; +avec quelle difficulté elles y pénètrent, et la puissance qu'elles +possèdent quand elles y ont pénétré. Nous avons vu enfin comment les +grandes perturbations historiques dérivent le plus souvent des +changements de ces idées fondamentales.</p> + +<p>Ayant suffisamment traité ce sujet, je n'y reviendrai pas maintenant +et me bornerai à dire quelques mots des idées qui sont accessibles aux +foules et sous quelles formes celles-ci les conçoivent.</p> + +<p>On peut les diviser en deux classes. Dans l'une nous placerons les +idées accidentelles et passagères créées sous des influences du moment: +l'engouement pour un individu ou une doctrine par exemple. Dans +l'autre, les idées fondamentales auxquelles le milieu, l'hérédité, +l'opinion donnent une stabilité très grande: telles les croyances +religieuses jadis, les idées démocratiques et sociales aujourd'hui.</p> + +<p>Les idées fondamentales pourraient être figurées par la masse des +eaux d'un fleuve déroulant lentement son cours; les idées passagères +par les petites vagues, toujours changeantes, qui agitent sa surface, +et qui, bien que sans importance réelle, sont plus visibles que la +marche du fleuve lui-même.</p> + +<p>De nos jours, les grandes idées fondamentales dont ont vécu nos +pères sont de plus en plus chancelantes. Elles ont perdu toute +solidité, et, du même coup, les institutions qui reposaient sur elles +se sont trouvées profondément ébranlées. Il se forme journellement +beaucoup de ces petites idées transitoires dont je parlais à l'instant; +mais très peu d'entre elles paraissent visiblement grandir et devoir +acquérir une influence prépondérante.</p> + +<p><!-- Page 50 --><span class="pagenum"> [p. 50]</span>Quelles que +soient les idées suggérées aux foules, elles ne peuvent devenir +dominantes qu'à la condition de revêtir une forme très absolue et très +simple. Elles se présentent alors sous l'aspect d'images, et ne sont +accessibles aux masses que sous cette forme. Ces idées-images ne sont +rattachées entre elles par aucun lien logique d'analogie ou de +succession, et peuvent se substituer l'une à l'autre comme les verres +de la lanterne magique que l'opérateur retire de la boîte où ils +étaient superposés. Et c'est pourquoi on peut voir dans les foules se +maintenir côte à côte les idées les plus contradictoires. Suivant les +hasards du moment, la foule sera placée sous l'influence de l'une des +idées diverses emmagasinées dans son entendement, et pourra par +conséquent commettre les actes les plus dissemblables. Son absence +complète d'esprit critique ne lui permet pas d'en percevoir les +contradictions.</p> + +<p>Ce n'est pas là un phénomène spécial aux foules; on l'observe chez +beaucoup d'individus isolés, non seulement parmi les êtres primitifs, +mais chez tous ceux qui par un côté quelconque de leur +esprit,—les sectateurs d'une foi religieuse intense par +exemple,—se rapprochent des primitifs. Je l'ai observé à un degré +curieux chez des Hindous lettrés, élevés dans nos universités +européennes, et ayant obtenu tous les diplômes. Sur leur fonds immuable +d'idées religieuses ou sociales héréditaires s'était superposé, sans +nullement les altérer, un fonds d'idées occidentales sans parenté avec +les premières. Suivant les hasards du moment, les unes ou les autres +apparaissaient avec leur cortège spécial d'actes ou de discours, et le +même individu présentait ainsi les contradictions les plus flagrantes. +Contradictions, d'ailleurs,<!-- Page 51 --><span class="pagenum"> [p. +51]</span> plus apparentes que réelles, car les idées héréditaires +seules sont assez puissantes chez l'individu isolé pour devenir des +mobiles de conduite. C'est seulement lorsque, par des croisements, +l'homme se trouve entre les impulsions d'hérédités différentes, que les +actes peuvent être réellement d'un moment à l'autre tout à fait +contradictoires. Il serait inutile d'insister ici sur ces phénomènes, +bien que leur importance psychologique soit capitale. Je considère +qu'il faut au moins dix ans de voyages et d'observations pour arriver à +les comprendre.</p> + +<p>Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après avoir revêtu une +forme très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les +plus complètes transformations. C'est surtout quand il s'agit d'idées +philosophiques ou scientifiques un peu élevées, qu'on peut constater la +profondeur des modifications qui leur sont nécessaires pour descendre +de couche en couche jusqu'au niveau des foules. Ces modifications +dépendent des catégories des foules ou de la race à laquelle ces foules +appartiennent; mais elles sont toujours amoindrissantes et +simplifiantes. Et c'est pourquoi, au point de vue social, il n'y a +guère, en réalité, de hiérarchie des idées, c'est-à-dire d'idées plus +ou moins élevées. Par le fait seul qu'une idée arrive aux foules et +peut agir, si grande ou si vraie qu'elle ait été à son origine, elle +est dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa +grandeur.</p> + +<p>D'ailleurs, au point de vue social, la valeur hiérarchique d'une +idée est sans importance. Ce qu'il faut considérer, ce sont les effets +qu'elle produit. Les idées chrétiennes du moyen âge, les idées +démocratiques du<!-- Page 52 --><span class="pagenum"> [p. 52]</span> +siècle dernier, les idées sociales d'aujourd'hui, ne sont pas certes +très élevées. On ne peut philosophiquement les considérer que comme +d'assez pauvres erreurs; et cependant leur rôle a été et sera immense, +et elles compteront longtemps parmi les plus essentiels facteurs de la +conduite des États.</p> + +<p>Alors même que l'idée a subi les transformations qui la rendent +accessible aux foules, elle n'agit que lorsque, par des procédés divers +qui seront étudiés ailleurs, elle a pénétré dans l'inconscient et est +devenue un sentiment, ce qui est toujours fort long.</p> + +<p>Il ne faut pas croire, en effet, que c'est simplement parce que la +justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets, +même chez les esprits cultivés. On s'en rend vite compte en voyant +combien la démonstration la plus claire a peu d'influence sur la +majorité des hommes. L'évidence, si elle est éclatante pourra être +reconnue par un auditeur instruit; mais ce nouveau converti sera vite +ramené par son inconscient à ses conceptions primitives. Revoyez-le au +bout de quelques jours, et il vous servira de nouveau ses anciens +arguments, exactement dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous +l'influence d'idées antérieures devenues des sentiments; et ce sont +celles-là seules qui agissent sur les mobiles profonds de nos actes et +de nos discours. Il ne saurait en être autrement pour les foules.</p> + +<p>Mais lorsque, par des procédés divers, une idée a fini par pénétrer +dans l'âme des foules, elle possède une puissance irrésistible et +déroule toute une série d'effets qu'il faut subir. Les idées +philosophiques qui aboutirent à la Révolution française mirent près +d'un siècle à s'implanter dans l'âme des foules. On sait +leur<!-- Page 53 --><span class="pagenum"> [p. 53]</span> irrésistible +force quand elles y furent établies. L'élan d'un peuple entier vers la +conquête de l'égalité sociale, vers la réalisation de droits abstraits +et de libertés idéales, fit chanceler tous les trônes et bouleversa +profondément le monde occidental. Pendant vingt ans les peuples se +précipitèrent les uns sur les autres, et l'Europe connut des hécatombes +qui eussent effrayé Gengiskhan et Tamerlan. Jamais le monde ne vit à un +tel degré ce que peut produire le déchaînement d'une idée.</p> + +<p>Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme +des foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir. +Aussi les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en +retard de plusieurs générations sur les savants et les philosophes. +Tous les hommes d'État savent bien aujourd'hui ce que contiennent +d'erroné les idées fondamentales que je citais à l'instant, mais comme +leur influence est très puissante encore, ils sont obligés de gouverner +suivant des principes à la vérité desquels ils ne croient plus.</p> + +<h3>§ 2.—LES RAISONNEMENTS DES FOULES</h3> + +<p>On ne peut dire d'une façon tout à fait absolue que les foules ne +raisonnent pas et ne sont pas influençables par des raisonnements. Mais +les arguments qu'elles emploient et ceux qui peuvent agir sur elles +sont, au point de vue logique, d'un ordre tellement inférieur que c'est +seulement par voie d'analogie qu'on peut les qualifier de +raisonnements.</p> + +<p>Les raisonnements inférieurs des foules sont, comme les +raisonnements élevés, basés sur des +associations;<!-- Page 54 --><span class="pagenum"> [p. 54]</span> mais +les idées associées par les foules n'ont entre elles que des liens +apparents d'analogie ou de succession. Elles s'enchaînent comme celles +de l'Esquimau qui, sachant par expérience que la glace, corps +transparent, fond dans la bouche, en conclut que le verre, corps +également transparent, doit fondre aussi dans la bouche; ou celles du +sauvage qui se figure qu'en mangeant le cœur d'un ennemi +courageux, il acquiert sa bravoure; ou encore de l'ouvrier qui, ayant +été exploité par un patron, en conclut immédiatement que tous les +patrons sont des exploiteurs.</p> + +<p>Association de choses dissemblables, n'ayant entre elles que des +rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers, +telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont +des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui +savent les manier; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une +chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux +foules, et c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raisonnent +pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un +raisonnement. On s'étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de +certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme sur les +foules qui les écoutaient; mais on oublie qu'ils furent faits pour +entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes. +L'orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les +images qui la séduisent. S'il réussit, son but a été atteint; et vingt +volumes de harangues—toujours fabriquées après coup—ne +valent pas les quelques phrases arrivées jusqu'aux cerveaux qu'il +fallait convaincre.</p> + +<p><!-- Page 55 --><span class="pagenum"> [p. 55]</span>Il serait +superflu d'ajouter que l'impuissance des foules à raisonner juste les +empêche d'avoir aucune trace d'esprit critique, c'est-à-dire d'être +aptes à discerner la vérité de l'erreur, à porter un jugement précis +sur quoi que ce soit. Les jugements que les foules acceptent ne sont +que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. À ce point +de vue, nombreux sont les hommes qui ne s'élèvent pas au-dessus de la +foule. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent +générales tient surtout à l'impossibilité où sont la plupart des hommes +de se former une opinion particulière basée sur leurs propres +raisonnements.</p> + +<h3>§ 3.—L'IMAGINATION DES FOULES</h3> + +<p>De même que pour les êtres chez qui le raisonnement n'intervient +pas, l'imagination représentative des foules est très puissante, très +active, et susceptible d'être vivement impressionnée. Les images +évoquées dans leur esprit par un personnage, un événement, un accident, +ont presque la vivacité des choses réelles. Les foules sont un peu dans +le cas du dormeur dont la raison, momentanément suspendue, laisse +surgir dans l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se +dissiperaient vite si elles pouvaient être soumises à la réflexion. Les +foules, n'étant capables ni de réflexion ni de raisonnement, ne +connaissent pas l'invraisemblable: or, ce sont les choses les plus +invraisemblables qui sont généralement les plus frappantes.</p> + +<p>Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés +merveilleux<!-- Page 56 --><span class="pagenum"> [p. 56]</span> et +légendaires des événements qui frappent le plus les foules. Quand on +analyse une civilisation, on voit que c'est, en réalité, le merveilleux +et le légendaire qui en sont les vrais supports. Dans l'histoire, +l'apparence a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la +réalité. L'irréel y prédomine toujours sur le réel.</p> + +<p>Les foules, ne pouvant penser que par images, ne se laissent +impressionner que par des images. Seules les images les terrifient ou +les séduisent, et deviennent des mobiles d'action.</p> + +<p>Aussi, les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa +forme la plus nettement visible, ont-elles toujours une énorme +influence sur les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis +pour la plèbe romaine l'idéal du bonheur, et elle ne demandait rien de +plus. Pendant la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne +frappe davantage l'imagination des foules de toutes catégories que les +représentations théâtrales. Toute la salle éprouve en même temps les +mêmes émotions, et si ces émotions ne se transforment pas aussitôt en +actes, c'est que le spectateur le plus inconscient ne peut ignorer +qu'il est victime d'illusions, et qu'il a ri ou pleuré à d'imaginaires +aventures. Parfois cependant les sentiments suggérés par les images +sont si forts qu'ils tendent, comme les suggestions habituelles, à se +transformer en actes. On a raconté bien des fois l'histoire de ce +théâtre populaire qui, ne jouant que des drames sombres, était obligé +de faire protéger à la sortie l'acteur qui représentait le traître, +pour le soustraire aux violences des spectateurs indignés des crimes, +imaginaires pourtant, que ce traître avait commis. C'est là, je crois, +un des indices les plus remarquables de +l'état<!-- Page 57 --><span class="pagenum"> [p. 57]</span> mental des +foules, et surtout de la facilité avec laquelle on les suggestionne. +L'irréel a presque autant d'action sur elles que le réel. Elles ont une +tendance évidente à ne pas les différencier.</p> + +<p>C'est sur l'imagination populaire qu'est fondée la puissance des +conquérants et la force des États. C'est surtout en agissant sur elle +qu'on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la +création du Bouddhisme, du Christianisme, de l'Islamisme, la Réforme, +la Révolution, et, de nos jours, l'invasion menaçante du Socialisme, +sont les conséquences directes ou lointaines d'impressions fortes +produites sur l'imagination des foules.</p> + +<p>Aussi, tous les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les +pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré +l'imagination populaire comme la base de leur puissance, et jamais ils +n'ont essayé de gouverner contre elle. «C'est en me faisant catholique, +disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée; +en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant +ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un +peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.» Jamais, +peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n'a mieux su +comment l'imagination des foules doit être impressionnée. Sa +préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses +victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. +À son lit de mort il y songeait encore.</p> + +<p>Comment impressionne-t-on l'imagination des foules? Nous le verrons +bientôt. Bornons-nous, pour le moment, à dire que ce n'est jamais en +essayant d'agir sur l'intelligence et la raison, c'est-à-dire par voie +de démonstration.<!-- Page 58 --><span class="pagenum"> [p. 58]</span> +Ce ne fut pas au moyen d'une rhétorique savante qu'Antoine réussit à +ameuter le peuple contre les meurtriers de César. Ce fut en lui lisant +son testament et en lui montrant son cadavre.</p> + +<p>Tout ce qui frappe l'imagination des foules se présente sous forme +d'une image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation +accessoire, ou n'ayant d'autre accompagnement que quelques faits +merveilleux ou mystérieux: une grande victoire, un grand miracle, un +grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et +ne jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits +accidents ne frapperont pas du tout l'imagination des foules; tandis +qu'un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont +profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que +les cent petits accidents réunis. L'épidémie d'influenza qui, il y a +peu d'années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes en quelques +semaines, frappa très peu l'imagination populaire. Cette véritable +hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible, +mais seulement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un +accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût seulement fait +périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident +bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire +produit sur l'imagination une impression immense. La perte probable +d'un transatlantique qu'on supposait, faute de nouvelles, coulé en +pleine mer, frappa profondément pendant huit jours l'imagination des +foules. Or les statistiques officielles montrent que dans la seule +année 1894, 850 navires à voile et 208 à vapeur ont été perdus. Mais, +de ces pertes successives,<!-- Page 59 --><span class="pagenum"> [p. +59]</span> bien autrement importantes comme destruction de vies et de +marchandises qu'eût pu l'être celle du transatlantique en question, les +foules ne se sont pas préoccupées un seul instant.</p> + +<p>Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent +l'imagination populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et +présentés. Il faut que par leur condensation, si je puis m'exprimer +ainsi, ils produisent une image saisissante qui remplisse et obsède +l'esprit. Qui connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules +connaît aussi l'art de les gouverner.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 60 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60"> [p. 60]</a></div> + +<h2>CHAPITRE IV</h2> + +<p class="center"><b>Formes religieuses que revêtent toutes les +convictions des foules.</b></p> + +<p class="chaphead">Ce qui constitue le sentiment religieux.—Il +est indépendant de l'adoration d'une divinité.—Ses +caractéristiques.—Puissance des convictions revêtant la forme +religieuse.—Exemples divers.—Les dieux populaires n'ont +jamais disparu.—Formes nouvelles sous lesquelles ils +renaissent.—Formes religieuses de l'athéisme.—Importance de +ces notions au point de vue historique.—La Réforme, la +Saint-Barthélemy, la Terreur et tous les événements analogues, sont la +conséquence des sentiments religieux des foules, et non de la volonté +d'individus isolés.</p> + +<p>Nous avons montré que les foules ne raisonnent pas; qu'elles +admettent ou rejettent les idées en bloc; ne supportent ni discussion, +ni contradiction, et que les suggestions agissant sur elles envahissent +entièrement le champ de leur entendement et tendent aussitôt à se +transformer en actes. Nous avons montré que les foules convenablement +suggestionnées sont prêtes à se sacrifier pour l'idéal qui leur a été +suggéré. Nous avons vu aussi qu'elles ne connaissent que les sentiments +violents et extrêmes, que, chez elles, la sympathie devient vite +adoration, et qu'à peine née l'antipathie se transforme en haine. Ces +indications générales permettent déjà de pressentir la nature de leurs +convictions.</p> + +<p>Quand on examine de près les convictions des +foules,<!-- Page 61 --><span class="pagenum"> [p. 61]</span> aussi bien +aux époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels +que ceux du dernier siècle, on constate que ces convictions revêtent +toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en +lui donnant le nom de sentiment religieux.</p> + +<p>Ce sentiment a des caractéristiques très simples: adoration d'un +être supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui +suppose, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de +discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme +ennemis tous ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment +s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre ou de bois, à un +héros ou à une idée politique, du moment qu'il présente les +caractéristiques précédentes il reste toujours d'essence religieuse. Le +surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent au même degré. +Inconsciemment les foules revêtent d'une puissance mystérieuse la +formule politique ou le chef victorieux qui pour le moment les +fanatise.</p> + +<p>On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais +quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions +de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause +ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des +actions.</p> + +<p>L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement +nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui +croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux +traits se retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une +conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient +aussi foncièrement religieux que les +catholiques<!-- Page 62 --><span class="pagenum"> [p. 62]</span> de +l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source.</p> + +<p>Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission +aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente qui +sont inhérents au sentiment religieux; et c'est pourquoi on peut dire +que toutes leurs croyances ont une forme religieuse. Le héros que la +foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut +pendant quinze ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits +adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les +dieux du paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire +plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises.</p> + +<p>Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les +ont fondées que parce qu'ils ont su imposer aux foules ces sentiments +de fanatisme qui font que l'homme trouve son bonheur dans l'adoration +et l'obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été +ainsi à toutes les époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine, +Fustel de Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement +par la force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration +religieuse qu'il inspirait. «Il serait sans exemple dans l'histoire du +monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des populations ait +duré cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que trente légions de +l'Empire eussent pu contraindre cent millions d'hommes à obéir.» S'ils +obéissaient, c'est que l'empereur, qui personnifiait la grandeur +romaine, était adoré comme une divinité, du consentement unanime. Dans +la moindre bourgade de l'Empire, l'empereur avait ses autels. «On vit +surgir en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire +à<!-- Page 63 --><span class="pagenum"> [p. 63]</span> l'autre, une +religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes. +Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée +par soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de +Lyon, à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités +gauloises, étaient les premiers personnages de leur pays... Il est +impossible d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité. Des +peuples entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant trois +siècles. Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le prince, +c'était Rome. Ce n'était pas Rome seulement, c'était la Gaule, c'était +l'Espagne, c'était la Grèce et l'Asie.»</p> + +<p>Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes n'ont plus +d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on +leur rend n'est pas notablement différent de celui qu'on leur rendait +jadis. On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire que +quand on est bien pénétré de ce point fondamental de la psychologie des +foules. Il faut être dieu pour elles ou ne rien être.</p> + +<p>Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un +autre âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte +éternelle contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les +foules ne veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au +nom desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies; mais elles +n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais +les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et +d'autels. Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le mouvement +populaire connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle +facilité les instincts religieux des foules +sont<!-- Page 64 --><span class="pagenum"> [p. 64]</span> prêts à +renaître. Il n'était pas d'auberge de village, qui ne possédât l'image +du héros. On lui attribuait la puissance de remédier à toutes les +injustices, à tous les maux; et des milliers d'hommes auraient donné +leur vie pour lui. Quelle place n'eût-il pas pris dans l'histoire si +son caractère eût été de force à soutenir tant soit peu sa légende!</p> + +<p>Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une +religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines +et sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir +toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion. +L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait +toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses +formes extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la +petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui +est arrivé bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond +Dostoïewsky nous rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les lumières +de la raison, il brisa les images des divinités et des saints qui +ornaient l'autel d'une chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre +un instant, remplaça les images détruites par les ouvrages de quelques +philosophes athées, tels que Büchner et Moleschott, puis ralluma +pieusement les cierges. L'objet de ses croyances religieuses s'était +transformé, mais ses sentiments religieux, peut-on dire vraiment qu'ils +avaient changé?</p> + +<p>On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements +historiques—et ce sont précisément les plus importants—que +lorsqu'on s'est rendu compte de cette forme religieuse que finissent +toujours par prendre les convictions des foules. Il y a des phénomènes +sociaux<!-- Page 65 --><span class="pagenum"> [p. 65]</span> qu'il faut +étudier en psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand +historien Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est +pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé. Il +a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir étudié la +psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter aux causes. Les +faits l'ayant épouvanté par leur côté sanguinaire, anarchique et +féroce, il n'a guère vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde +de sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts. +Les violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de +propagande, ses déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent +bien que si l'on réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une +nouvelle croyance religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la +Saint-Barthélemy, les guerres de Religion, l'Inquisition, la Terreur, +sont des phénomènes d'ordre identique, accomplis par des foules animées +de ces sentiments religieux qui conduisent nécessairement à extirper +sans pitié, par le fer et le feu, tout ce qui s'oppose à +l'établissement de la nouvelle croyance. Les méthodes de l'Inquisition +sont celles de tous les vrais convaincus. Ils ne seraient pas des +convaincus s'ils en employaient d'autres.</p> + +<p>Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont +possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus +absolus despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens +nous racontent que la Saint-Barthélemy fut l'œuvre d'un roi, ils +montrent qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que +celle des rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de +l'âme des foules. Le pouvoir le<!-- Page 66 --><span class="pagenum"> +[p. 66]</span> plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère +plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne sont +pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres de +religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui +firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours +l'âme des foules, et jamais la puissance des rois.</p> + +<hr style="width: 45%;" /><!-- Page 67 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67"> [p. 67]</a></div> + +<h2>LIVRE II</h2> + +<p class="center"><b>LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES</b></p> + +<hr style="width: 25%;" /> +<h2>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<p class="center"><b>Facteurs lointains des croyances et opinions des +foules.</b></p> + +<p class="chaphead">Facteurs préparatoires des croyances des +foules.—L'éclosion des croyances des foules est la conséquence +d'une élaboration antérieure.—Étude des divers facteurs de ces +croyances.—§ 1. <i>La race.</i>—Influence prédominante +qu'elle exerce.—Elle représente les suggestions des +ancêtres.—§ 2. <i>Les traditions.</i>—Elles sont la +synthèse de l'âme de la race.—Importance sociale des +traditions.—En quoi, après avoir été nécessaires, elles +deviennent nuisibles.—Les foules sont les conservateurs les plus +tenaces des idées traditionnelles.—§ 3. <i>Le temps.</i>—Il +prépare successivement l'établissement des croyances, puis leur +destruction.—C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du +chaos.—§ 4. <i>Les institutions politiques et +sociales.</i>—Idée erronée de leur rôle.—Leur influence est +extrêmement faible.—Elles sont des effets, et non des +causes.—Les peuples ne sauraient choisir les institutions qui +leur semblent les meilleures.—Les institutions sont des +étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus +dissemblables.—Comment les constitutions peuvent se +créer.—Nécessité pour certains peuples de certaines institutions +théoriquement mauvaises, telles que la centralisation.—§ 5. +<i>L'instruction<!-- Page 68 --><span class="pagenum"> [p. 68]</span> +et l'éducation.</i>—Erreur des idées actuelles sur l'influence de +l'instruction chez les foules.—Indications +statistiques.—Rôle démoralisateur de l'éducation +latine.—Rôle que l'instruction pourrait exercer.—Exemples +fournis par divers peuples.</p> + +<p>Nous venons d'étudier la constitution mentale des foules. Nous +connaissons leurs façons de sentir, de penser, de raisonner. Nous +allons examiner maintenant comment naissent et s'établissent leurs +opinions et leurs croyances.</p> + +<p>Les facteurs qui déterminent ces opinions et ces croyances sont de +deux ordres: les facteurs lointains et les facteurs immédiats.</p> + +<p>Les facteurs lointains sont ceux qui rendent les foules capables +d'adopter certaines convictions et absolument inaptes à se laisser +pénétrer par certaines autres. Ces facteurs préparent le terrain où +l'on voit germer tout à coup certaines idées nouvelles, dont la force +et les résultats étonnent, mais qui n'ont de spontané que l'apparence. +L'explosion et la mise en œuvre de certaines idées chez les foules +présentent quelquefois une soudaineté foudroyante. Ce n'est là qu'un +effet superficiel, derrière lequel on doit chercher tout un long +travail antérieur.</p> + +<p>Les facteurs immédiats sont ceux qui, se superposant à ce long +travail, sans lequel ils n'auraient pas d'effet, provoquent la +persuasion active chez les foules, c'est-à-dire font prendre forme à +l'idée et la déchaînent avec toutes ses conséquences. Par ces facteurs +immédiats surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement les +collectivités; par eux éclate une émeute ou se décide une grève; par +eux des majorités énormes<!-- Page 69 --><span class="pagenum"> [p. +69]</span> portent un homme au pouvoir ou renversent un +gouvernement.</p> + +<p>Dans tous les grands événements de l'histoire, nous constatons +l'action successive de ces deux ordres de facteurs. La Révolution +française—pour ne prendre qu'un des plus frappants +exemples—eut parmi ses facteurs lointains les écrits des +philosophes, les exactions de la noblesse, les progrès de la pensée +scientifique. L'âme des foules, ainsi préparée, fut soulevée ensuite +aisément par des facteurs immédiats, tels que les discours des +orateurs, et les résistances de la cour à propos de réformes +insignifiantes.</p> + +<p>Parmi les facteurs lointains, il y en a de généraux, qu'on retrouve +au fond de toutes les croyances et opinions des foules; ce sont: la +race, les traditions, le temps, les institutions, l'éducation.</p> + +<p>Nous allons étudier le rôle de ces différents facteurs.</p> + +<h3>§ 1.—LA RACE</h3> + +<p>Ce facteur, la race, doit être mis au premier rang, car à lui seul +il dépasse de beaucoup en importance tous les autres. Nous l'avons +suffisamment étudié dans un autre ouvrage pour qu'il soit inutile d'y +revenir encore. Nous avons fait voir, dans notre précédent volume, ce +qu'est une race historique, et comment, lorsque ses caractères sont +formés, elle possède de par les lois de l'hérédité une puissance telle, +que ses croyances, ses institutions, ses arts—en un mot tous les +éléments de sa civilisation—ne sont que l'expression extérieure +de son âme. Nous avons montré que +la<!-- Page 70 --><span class="pagenum"> [p. 70]</span> puissance de la +race est telle qu'aucun élément ne peut passer d'un peuple à un autre +sans subir les transformations les plus +profondes<a name="N6" id="N6"></a><a href="#note_6" class="fnanchor">6</a>. +Le milieu, les circonstances, les événements représentent les +suggestions sociales du moment. Ils peuvent avoir une influence +considérable, mais cette influence est toujours momentanée si elle est +contraire aux suggestions de la race, c'est-à-dire de toute la série +des ancêtres.</p> + +<p>Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous aurons encore occasion +de revenir sur l'influence de la race, et de montrer que cette +influence est si grande qu'elle domine les caractères spéciaux à l'âme +des foules; de là ce fait que les foules de divers pays présentent dans +leurs croyances et leur conduite des différences très considérables, et +ne peuvent être influencées de la même façon.</p> + +<h3>§ 2.—LES TRADITIONS</h3> + +<p>Les traditions représentent les idées, les besoins, les sentiments +du passé. Elles sont la synthèse de la race et pèsent de tout leur +poids sur nous.</p> + +<p>Les sciences biologiques ont été transformées +depuis<!-- Page 71 --><span class="pagenum"> [p. 71]</span> que +l'embryologie a montré l'influence immense du passé dans l'évolution +des êtres; et les sciences historiques ne le seront pas moins quand +cette notion sera plus répandue. Elle ne l'est pas suffisamment encore, +et bien des hommes d'État en sont restés aux idées des théoriciens du +dernier siècle, qui croyaient qu'une société peut rompre avec son passé +et être refaite de toutes pièces en ne prenant pour guide que les +lumières de la raison.</p> + +<p>Un peuple est un organisme créé par le passé, et qui, comme tout +organisme, ne peut se modifier que par de lentes accumulations +héréditaires.</p> + +<p>Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils sont en foule, ce sont +les traditions; et, comme je l'ai répété bien des fois, ils n'en +changent facilement que les noms, les formes extérieures.</p> + +<p>Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans traditions, il +n'y a ni âme nationale, ni civilisation possibles. Aussi les deux +grandes occupations de l'homme depuis qu'il existe ont-elles été de se +créer un réseau de traditions, puis de tâcher de les détruire lorsque +leurs effets bienfaisants se sont usés. Sans les traditions, pas de +civilisation; sans la destruction de ces traditions, pas de progrès. La +difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la +variabilité; et cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé +des coutumes se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de +générations, il ne peut plus changer et devient, comme la Chine, +incapable de perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent +rien, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se +ressoudent, et que le passé reprend sans changements son empire, +ou<!-- Page 72 --><span class="pagenum"> [p. 72]</span> que les +fragments restent dispersés, et alors à l'anarchie succède bientôt la +décadence.</p> + +<p>Aussi, l'idéal pour un peuple est-il de garder les institutions du +passé, en ne les transformant qu'insensiblement et peu à peu. Cet idéal +est difficilement accessible. Les Romains, dans les temps anciens, les +Anglais, dans les temps modernes, sont à peu près les seuls qui l'aient +réalisé.</p> + +<p>Les conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles, et qui +s'opposent le plus obstinément à leur changement, sont précisément les +foules, et notamment les catégories de foules qui constituent les +castes. J'ai déjà insisté sur l'esprit conservateur des foules, et +montré que les plus violentes révoltes n'aboutissent qu'à un changement +de mots. À la fin du dernier siècle, devant les églises détruites, +devant les prêtres expulsés ou guillotinés, devant la persécution +universelle du culte catholique, on pouvait croire que les vieilles +idées religieuses avaient perdu tout pouvoir; et cependant quelques +années s'étaient à peine écoulées que, devant les réclamations +universelles, il fallut rétablir le culte +aboli<a name="N7" id="N7"></a><a href="#note_7" class="fnanchor">7</a>.<!-- Page 73 --><span class="pagenum"> +[p. 73]</span> Effacées un instant, les vieilles traditions avaient +repris leur empire.</p> + +<p>Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l'âme +des foules. Ce n'est pas dans les temples qu'habitent les idoles les +plus redoutables, ni dans les palais les tyrans les plus despotiques; +ceux-ci peuvent être brisés en un instant; mais les maîtres invisibles +qui règnent dans nos âmes échappent à tout effort de révolte, et ne +cèdent qu'à la lente usure des siècles.</p> + +<h3>§ 3.—LE TEMPS</h3> + +<p>Dans les problèmes sociaux, comme dans les problèmes biologiques, un +des plus énergiques facteurs est le temps. Il est le seul vrai créateur +et le seul grand destructeur. C'est lui qui a fait les montagnes avec +les grains de sable, et élevé jusqu'à la dignité humaine l'obscure +cellule des temps géologiques. Il suffit pour transformer un phénomène +quelconque de faire intervenir les siècles. On a dit avec raison qu'une +fourmi qui aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont Blanc. +Un être qui aurait le pouvoir magique de faire varier le temps à son +gré aurait la puissance que les croyants attribuent à Dieu.</p> + +<p>Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'influence du temps +dans la genèse des opinions des foules. À ce point de vue son action +est encore immense. Il tient sous sa dépendance les grandes forces, +telles que la race, qui ne peuvent se former sans lui. Il fait naître, +grandir, mourir toutes les croyances: c'est par +lui<!-- Page 74 --><span class="pagenum"> [p. 74]</span> qu'elles +acquièrent leur puissance et par lui aussi qu'elles la perdent.</p> + +<p>C'est le temps surtout qui prépare les opinions et les croyances des +foules, ou tout au moins le terrain sur lequel elles germeront. Et +c'est pourquoi certaines idées sont réalisables à une époque et ne le +sont plus à une autre. C'est le temps qui accumule cet immense détritus +de croyances, de pensées, sur lequel naissent les idées d'une époque. +Elles ne germent pas au hasard et à l'aventure; les racines de chacune +d'elles plongent dans un long passé. Quand elles fleurissent, le temps +avait préparé leur éclosion; et c'est toujours en arrière qu'il faut +remonter pour en concevoir la genèse. Elles sont filles du passé et +mères de l'avenir, esclaves du temps toujours.</p> + +<p>Le temps est donc notre véritable maître, et il suffit de le laisser +agir pourvoir toutes choses se transformer. Aujourd'hui, nous nous +inquiétons fort des aspirations menaçantes des foules, des destructions +et des bouleversements qu'elles présagent. Le temps se changera à lui +seul de rétablir l'équilibre. «Aucun régime, écrit très justement M. +Lavisse, ne se fonda en un jour. Les organisations politiques et +sociales sont des œuvres qui demandent des siècles; la féodalité +exista informe et chaotique pendant des siècles, avant de trouver ses +règles; la monarchie absolue vécut pendant des siècles aussi, avant de +trouver des moyens réguliers de gouvernement, et il y eut de grands +troubles dans ces périodes d'attente.»</p> + + +<h3><!-- Page 75 --><span class="pagenum"> [p. 75]</span>§ 4.—LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET +SOCIALES</h3> + +<p>L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des +sociétés; que le progrès des peuples est la conséquence du +perfectionnement des institutions et des gouvernements et que les +changements sociaux peuvent se faire à coups de décrets; cette idée, +dis-je, est bien généralement répandue encore. La Révolution française +l'eut pour point de départ et les théories sociales actuelles y +prennent leur point d'appui.</p> + +<p>Les expériences les plus continues n'ont pas réussi encore à +ébranler sérieusement cette redoutable chimère. C'est en vain que +philosophes et historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité. Il ne +leur a pas été difficile pourtant de montrer que les institutions sont +filles des idées, des sentiments et des mœurs; et qu'on ne refait +pas les idées, les sentiments et les mœurs en refaisant les codes. +Un peuple ne choisit pas ses institutions à son gré, pas plus qu'il ne +choisit la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et +les gouvernements sont le produit de la race. Ils ne sont pas les +créateurs d'une époque, mais en sont les créations. Les peuples ne sont +pas gouvernés comme le voudraient leurs caprices d'un moment, mais +comme l'exige leur caractère. Il faut des siècles pour former un régime +politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont +aucune vertu intrinsèque; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en +elles-mêmes. Celles qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple +donné, peuvent être détestables pour un autre.</p> + +<p><!-- Page 76 --><span class="pagenum"> [p. 76]</span>Aussi n'est-il +pas du tout dans le pouvoir d'un peuple de changer réellement ses +institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions violentes, +changer le nom de ces institutions, mais le fond ne se modifie pas. Les +noms ne sont que de vaines étiquettes dont l'historien qui va un peu au +fond des choses n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi par exemple que le +plus démocratique des pays du monde est +l'Angleterre<a name="N8" id="N8"></a><a href="#note_8" class="fnanchor">8</a>, +qui vit cependant sous un régime monarchique, alors que les pays où +sévit le plus lourd despotisme sont les républiques +hispano-américaines, malgré les constitutions républicaines qui les +régissent. Le caractère des peuples et non les gouvernements conduit +leurs destinées. C'est un point de vue que j'ai essayé d'établir dans +mon précédent volume, en m'appuyant sur de catégoriques exemples.</p> + +<p>C'est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de +rhétoricien ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes +pièces des constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les +élaborer, quand nous avons la sagesse de laisser agir ces deux +facteurs. C'est ainsi que les Anglo-Saxons s'y sont pris, et c'est ce +que nous dit leur grand historien Macaulay dans +un<!-- Page 77 --><span class="pagenum"> [p. 77]</span> passage que +devraient apprendre par cœur les politiciens de tous les pays +latins. Après avoir montré tout le bien qu'ont pu faire des lois qui +semblent, au point de vue de la raison pure, un chaos d'absurdités et +de contradictions, il compare les douzaines de constitutions mortes +dans les convulsions des peuples latins de l'Europe et de l'Amérique +avec celle de l'Angleterre, et fait voir que cette dernière n'a été +changée que très lentement, par parties, sous l'influence de nécessités +immédiates et jamais de raisonnements spéculatifs. «Ne point +s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter beaucoup de l'utilité; +n'ôter jamais une anomalie uniquement parce qu'elle est une anomalie; +ne jamais innover si ce n'est lorsque quelque malaise se fait sentir, +et alors innover juste assez pour se débarrasser du malaise; n'établir +jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on +remédie; telles sont les règles qui, depuis l'âge de Jean jusqu'à l'âge +de Victoria, ont généralement guidé les délibérations de nos 250 +parlements.»</p> + +<p>Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque +peuple, pour montrer à quel point elles sont l'expression des besoins +de leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment +transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les +avantages et les inconvénients de la centralisation; mais quand nous +voyons un peuple, composé de races très diverses, consacrer mille ans +d'efforts pour arriver progressivement à cette centralisation; quand +nous constatons qu'une grande révolution ayant pour but de briser +toutes les institutions du passé, a été forcée de respecter cette +centralisation, et l'a exagérée +encore,<!-- Page 78 --><span class="pagenum"> [p. 78]</span> +disons-nous bien qu'elle est fille de nécessités impérieuses, une +condition même d'existence, et plaignons la faible portée mentale des +hommes politiques qui parlent de la détruire. S'ils pouvaient par +hasard y réussir, l'heure de la réussite serait aussitôt le signal +d'une effroyable guerre +civile<a name="N9" id="N9"></a><a href="#note_9" class="fnanchor">9</a> +qui ramènerait immédiatement d'ailleurs une nouvelle centralisation +beaucoup plus lourde que l'ancienne.</p> + +<p>Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions +qu'il faut chercher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules; +et quand nous voyons certains pays, comme les États-Unis, arriver à un +haut degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que +nous en voyons d'autres, tels que les républiques hispano-américaines, +vivre dans la plus triste anarchie sous des institutions absolument +semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères +à la grandeur des uns qu'à la décadence des autres. Les peuples sont +gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont +pas intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu'un +vêtement<!-- Page 79 --><span class="pagenum"> [p. 79]</span> +d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes, +des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour +imposer des institutions auxquelles est attribué, comme aux reliques +des saints, le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc +dire en un sens que les institutions agissent sur l'âme des foules +puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais, en réalité, ce +ne sont pas les institutions qui agissent alors, puisque nous savons +que, triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes +aucune vertu. Ce qui a agi sur l'âme des foules, ce sont des illusions +et des mots. Des mots surtout, ces mots chimériques et puissants dont +nous montrerons bientôt l'étonnant empire.</p> + +<h3>§ 5.—L'INSTRUCTION ET +L'ÉDUCATION</h3> + +<p>Au premier rang de ces idées dominantes d'une époque, dont nous +avons marqué ailleurs le petit nombre et la force, bien qu'elles soient +parfois des illusions pures, se trouve aujourd'hui celle-ci: que +l'instruction est capable de changer considérablement les hommes, et a +pour résultat certain de les améliorer, et même de les rendre égaux. +Par le fait seul de la répétition, cette assertion a fini par devenir +un des dogmes les plus inébranlables de la démocratie. Il serait aussi +difficile d'y toucher maintenant qu'il l'eût été jadis de toucher à +ceux de l'Église.</p> + +<p>Mais sur ce point, comme sur bien d'autres, les idées démocratiques +se sont trouvées en profond désaccord avec les données de la +psychologie et de l'expérience.<!-- Page 80 --><span class="pagenum"> +[p. 80]</span> Plusieurs philosophes éminents, Herbert Spencer entre +autres, n'ont pas eu de peine à montrer que l'instruction ne rend +l'homme ni plus moral ni plus heureux, qu'elle ne change pas ses +instincts et ses passions héréditaires; qu'elle est parfois—pour +peu qu'elle soit mal dirigée—beaucoup plus pernicieuse qu'utile. +Les statisticiens sont venus confirmer ces vues en nous disant que la +criminalité augmente avec la généralisation de l'instruction, ou tout +au moins d'une certaine instruction; que les pires ennemis de la +société, les anarchistes, se recrutent souvent parmi les lauréats des +écoles; et, dans un travail récent, un magistrat distingué, M. Adolphe +Guillot, faisait remarquer qu'on compte maintenant 3.000 criminels +lettrés contre 1.000 illettrés, et que, en cinquante ans, la +criminalité est passée de 227 pour 100.000 habitants, à 552, soit une +augmentation de 133 p. 100. Il a noté également avec tous ses collègues +que la criminalité augmente surtout chez les jeunes gens pour lesquels +l'école gratuite et obligatoire a, comme on sait, remplacé le +patronat.</p> + +<p>Ce n'est pas certes, et personne ne l'a jamais soutenu, que +l'instruction bien dirigée ne puisse donner des résultats pratiques +fort utiles, sinon pour élever la moralité, au moins pour développer +les capacités professionnelles. Malheureusement les peuples latins, +surtout depuis vingt-cinq ans, ont basé leurs systèmes d'instruction +sur des principes très erronés, et, malgré les observations des esprits +les plus éminents, tels que Bréal, Fustel de Coulanges, Taine et bien +d'autres, ils persistent dans leurs lamentables erreurs. J'ai moi-même, +dans un ouvrage déjà ancien, montré que notre éducation actuelle +transforme en ennemis de la +société<!-- Page 81 --><span class="pagenum"> [p. 81]</span> la plupart +de ceux qui l'ont reçue, et recrute de nombreux disciples pour les +pires formes du socialisme.</p> + +<p>Ce qui constitue le premier danger de cette éducation—très +justement qualifiée de latine—c'est qu'elle repose sur cette +erreur psychologique fondamentale, que c'est en apprenant par cœur +des manuels qu'on développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en +apprendre le plus possible; et, de l'école primaire au doctorat ou à +l'agrégation, le jeune homme ne fait qu'apprendre par cœur des +livres, sans que son jugement et son initiative soient jamais exercés. +L'instruction, pour lui, c'est réciter et obéir. «Apprendre des leçons, +savoir par cœur une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien +imiter, voilà, écrit un ancien ministre de l'instruction publique, M. +Jules Simon, une plaisante éducation où tout effort est un acte de foi +devant l'infaillibilité du maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et +nous rendre impuissants.»</p> + +<p>Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à +plaindre les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant de choses +nécessaires à apprendre à l'école primaire, on préfère enseigner la +généalogie des fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de +l'Austrasie, ou des classifications zoologiques; mais elle présente un +danger beaucoup plus sérieux. Elle donne à celui qui l'a reçue un +dégoût violent de la condition où il est né, et l'intense désir d'en +sortir. L'ouvrier ne veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus +être paysan, et le dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre +carrière possible que les fonctions salariées par l'État. Au lieu de +préparer des hommes pour la vie, l'école ne les prépare qu'à des +fonctions publiques où l'on peut +réussir<!-- Page 82 --><span class="pagenum"> [p. 82]</span> sans avoir +à se diriger ni à manifester aucune lueur d'initiative. Au bas de +l'échelle, elle crée ces armées de prolétaires mécontents de leur sort +et toujours prêts à la révolte; en haut, notre bourgeoisie frivole, à +la fois sceptique et crédule, ayant une confiance superstitieuse dans +l'État-providence, que cependant elle fronde sans cesse, s'en prenant +toujours au gouvernement de ses propres fautes et incapable de rien +entreprendre sans l'intervention de l'autorité.</p> + +<p>L'État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en +utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres. +Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour +ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple +commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés +assiège aujourd'hui les carrières. Alors qu'un négociant ne peut que +très difficilement trouver un agent pour aller le représenter dans les +colonies, c'est par des milliers de candidats que les plus modestes +places officielles sont sollicitées. Le département de la Seine compte +à lui seul 20.000 instituteurs et institutrices sans emploi, et qui, +méprisant les champs et l'atelier, s'adressent à l'État pour vivre. Le +nombre des élus étant restreint, celui des mécontents est forcément +immense. Ces derniers sont prêts pour toutes les révolutions, quels +qu'en soient les chefs et quelque but qu'elles poursuivent. +L'acquisition de connaissances dont on ne peut trouver l'emploi est un +moyen sûr de faire de l'homme un +révolté<a name="N10" id="N10"></a><a href="#note_10" class="fnanchor">10</a>.</p> + +<p><!-- Page 83 --><span class="pagenum"> [p. 83]</span>Il est +évidemment trop tard pour remonter un tel courant. Seule l'expérience, +dernière éducatrice des peuples, se chargera de nous montrer notre +erreur. Elle seule sera assez puissante pour prouver la nécessité de +remplacer nos odieux manuels, nos pitoyables concours par une +instruction professionnelle capable de ramener la jeunesse vers les +champs, les ateliers, les entreprises coloniales, qu'aujourd'hui elle +cherche à tout prix à fuir.</p> + +<p>Cette instruction professionnelle que tous les esprits éclairés +réclament maintenant fut celle qu'ont jadis reçue nos pères, et que les +peuples qui dominent aujourd'hui le monde par leur volonté, leur +initiative, leur esprit d'entreprise ont su conserver. Dans des pages +remarquables, dont je reproduirai plus loin les parties les plus +essentielles, un grand penseur, M. Taine, a montré nettement que notre +éducation d'autrefois était à peu près ce qu'est l'éducation anglaise +ou américaine d'aujourd'hui, et, dans un remarquable parallèle entre le +système latin et le système anglo-saxon, il a fait voir clairement les +conséquences des deux méthodes.</p> + +<p><!-- Page 84 --><span class="pagenum"> [p. 84]</span>On consentirait +peut-être, à l'extrême rigueur, à accepter encore tous les +inconvénients de notre éducation classique, alors même qu'elle ne +ferait que des déclassés et des mécontents, si l'acquisition +superficielle de tant de connaissances, la récitation parfaite de tant +de manuels élevait le niveau de l'intelligence. Mais l'élève-t-elle +réellement? Non, hélas! C'est le jugement, l'expérience, l'initiative, +le caractère qui sont les conditions de succès dans la vie, et ce n'est +pas là ce que donnent les livres. Les livres sont des dictionnaires +utiles à consulter, mais dont il est parfaitement inutile d'avoir de +longs fragments dans la tête.</p> + +<p>Comment l'instruction professionnelle peut-elle développer +l'intelligence dans une mesure qui échappe tout à fait à l'instruction +classique: c'est ce que M. Taine montre fort bien.</p> + +<blockquote> +<p>«Les idées ne se forment que dans leur milieu naturel et normal; ce +qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions +sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l'atelier, dans la +mine, au tribunal, à l'étude, sur le chantier, à l'hôpital, au +spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en présence des +clients, des ouvriers, du travail, de l'ouvrage bien ou mal fait, +dispendieux ou lucratif: voilà les petites perceptions particulières +des yeux, de l'oreille, des mains et même de l'odorat, qui, +involontairement recueillies et sourdement élaborées, s'organisent en +lui pour lui suggérer tôt ou tard telle combinaison nouvelle, +simplification, économie, perfectionnement ou invention. De tous ces +contacts précieux, de tous ces éléments assimilables et indispensables, +le jeune Français est privé, et justement pendant l'âge fécond; sept ou +huit années durant, il est séquestré dans une école, loin de +l'expérience directe et personnelle qui lui aurait donné la notion +exacte et vive des choses, des hommes et des diverses façons de les +manier.»</p> + +<p><!-- Page 85 --><span class="pagenum"> [p. 85]</span>«... Au moins +neuf sur dix ont perdu leur temps et leur peine, plusieurs années de +leur vie, et des années efficaces, importantes ou même décisives: +comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de ceux qui se présentent à +l'examen, je veux dire les refusés; ensuite, parmi les admis, gradués, +brevetés et diplômés, encore la moitié ou les deux tiers, je veux dire +les surmenés. On leur a demandé trop en exigeant que tel jour, sur une +chaise ou devant un tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un +groupe de sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance +humaine; en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là, pendant +deux heures; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus; ils ne +pourraient pas subir de nouveau l'examen; leurs acquisitions, trop +nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur esprit, +et ils n'en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a fléchi; la +sève féconde est tarie; l'homme fait apparaît, et, souvent c'est +l'homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à tourner en cercle et +indéfiniment dans le même cercle, se cantonne dans son office +restreint; il le remplit correctement, rien au delà. Tel est le +rendement moyen; certainement la recette n'équilibre pas la dépense. En +Angleterre et en Amérique, où, comme jadis avant 1789, en France, on +emploie le procédé inverse, le rendement obtenu est égal ou +supérieur.»</p> + +</blockquote> + +<p>L'illustre psychologue nous montre ensuite la différence de notre +système avec celui des Anglo-Saxons. Ces derniers ne possèdent pas nos +innombrables écoles spéciales; chez eux l'enseignement n'est pas donné +par le livre, mais par la chose elle-même. L'ingénieur, par exemple, se +forme dans un atelier et jamais dans une école; ce qui permet à chacun +d'arriver exactement au degré que comporte son intelligence, ouvrier ou +contremaître s'il ne peut aller plus loin, ingénieur si ses aptitudes +l'y conduisent. C'est là un procédé autrement +<!-- Page 86 --><span class="pagenum"> [p. 86]</span> démocratique et +autrement utile pour la société que de faire dépendre toute la carrière +d'un individu d'un concours de quelques heures subi à dix-huit ou vingt +ans.</p> + +<blockquote> +<p>«À l'hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l'architecte, +chez l'homme de loi, l'élève, admis très jeune, fait son apprentissage +et son stage, à peu près comme chez nous un clerc dans son étude ou un +rapin dans son atelier. Au préalable et avant d'entrer, il a pu suivre +quelque cours général et sommaire, afin d'avoir un cadre tout prêt pour +y loger les observations que tout à l'heure il va faire. Cependant, à +sa portée, il y a, le plus souvent, quelques cours techniques qu'il +pourra suivre à ses heures libres, afin de coordonner au fur et à +mesure les expériences quotidiennes qu'il fait. Sous un pareil régime, +la capacité pratique croît et se développe d'elle-même, juste au degré +que comportent les facultés de l'élève, et dans la direction requise +par sa besogne future, par l'œuvre spéciale à laquelle dès à +présent il veut s'adapter. De cette façon, en Angleterre et aux +États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout ce +qu'il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la substance +et le fonds ne lui manquent pas, il est, non seulement un exécutant +utile, mais encore un entrepreneur spontané, non seulement un rouage, +mais de plus un moteur.—En France, où le procédé inverse a +prévalu et, à chaque génération, devient plus chinois, le total des +forces perdues est énorme.»</p> + +</blockquote> + +<p>Et le grand philosophe arrive à la conclusion suivante sur la +disconvenance croissante de notre éducation latine et de la vie.</p> + +<blockquote> +<p>«Aux trois étages de l'instruction, pour l'enfance, l'adolescence et +la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs, par +des livres, s'est prolongée et surchargée, en vue de l'examen, du +grade, du diplôme et<!-- Page 87 --><span class="pagenum"> [p. +87]</span> du brevet, en vue de cela seulement, et par les pires +moyens, par l'application d'un régime antinaturel et antisocial, par le +retard excessif de l'apprentissage pratique, par l'internat, par +l'entraînement artificiel et le remplissage mécanique, par le +surmenage, sans considération du temps qui suivra, de l'âge adulte et +des offices virils que l'homme fait exercera, abstraction faite du +monde réel où tout à l'heure le jeune homme va tomber, de la société +ambiante à laquelle il faut l'adapter ou le résigner d'avance, du +conflit humain où pour se défendre et se tenir debout, il doit être, au +préalable, équipé, armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable, +cette acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité +du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui procurent +pas; tout au rebours; bien loin de le qualifier, elles le disqualifient +pour sa condition prochaine et définitive. Partant, son entrée dans le +monde et ses premiers pas dans le champ de l'action pratique ne sont, +le plus souvent, qu'une suite de chutes douloureuses; il en reste +meurtri, et, pour longtemps, froissé, parfois estropié à demeure. C'est +une rude et dangereuse épreuve; l'équilibre moral et mental s'y altère, +et court risque de ne pas se rétablir; la désillusion est venue, trop +brusque et trop complète; les déceptions ont été trop grandes et les +déboires trop +forts<a name="N11" id="N11"></a><a href="#note_11" class="fnanchor">11</a>.»</p> + +</blockquote> + + + +<p><!-- Page 88 --><span class="pagenum"> [p. 88]</span>Nous +sommes-nous éloignés, dans ce qui précède, de la psychologie des +foules? Non certes. Si nous voulons comprendre les idées, les croyances +qui y germent aujourd'hui, et qui écloront demain, il faut savoir +comment le terrain a été préparé. L'enseignement donné à la jeunesse +d'un pays permet de savoir ce que sera ce pays un jour. L'éducation +donnée à la génération actuelle justifie les prévisions les plus +sombres. C'est en partie avec l'instruction et l'éducation que +s'améliore ou s'altère l'âme des foules. Il était donc nécessaire de +montrer comment le système actuel l'a façonnée, et comment la masse des +indifférents et des neutres est devenue progressivement une immense +armée de mécontents, prête à obéir à toutes les suggestions des +utopistes et des rhéteurs. C'est à l'école que se forment aujourd'hui +les socialistes et les anarchistes et que se préparent pour les peuples +latins les heures prochaines de décadence.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_6" id="note_6"></a><a href="#N6" class="label">6</a> +Cette proposition étant bien nouvelle encore, et l'histoire étant tout +à fait inintelligible sans elle, j'ai consacré dans mon dernier ouvrage +(<i>Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples</i>) quatre +chapitres à sa démonstration. Le lecteur y verra que, malgré de +trompeuses apparences, ni la langue, ni la religion, ni les arts, ni, +en un mot, aucun élément de civilisation, ne peut passer intact d'un +peuple à un autre.</p> + +<div class="footnote"> +<p><a name="note_7" id="note_7"></a><a href="#N7" class="label">7</a> +Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par Taine, est à ce +point de vue fort net:</p> + +<p>«Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la +fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir +aux anciens usages, et il n'est plus temps de résister à cette pente +nationale... La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte +et de prêtres. <i>C'est une erreur de quelques philosophes modernes, à +laquelle j'ai été moi-même entraîné</i>, que de croire à la possibilité +d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux; +ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de +consolation... Il faut donc laisser à la masse du peuple, ses prêtres, +ses autels et son culte.»</p> + +</div> + +<div class="footnote"> +<p><a name="note_8" id="note_8"></a><a href="#N8" class="label">8</a> +C'est ce que reconnaissent, même aux États-Unis, les républicains les +plus avancés. Le journal américain <i>Forum</i> exprimait récemment +cette opinion catégorique dans les termes que je reproduis ici, d'après +la <i>Review of Reviews</i> de décembre 1894:</p> + +<p>«On ne doit jamais oublier, même chez les plus fervents ennemis de +l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le pays le plus +démocratique de l'univers, celui où les droits de l'individu sont le +plus respectés, et celui où les individus possèdent le plus de +liberté.»</p> + +</div> + +<p class="footnote"><a name="note_9" id="note_9"></a><a href="#N9" class="label">9</a> +Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses et politiques +qui séparent les diverses parties de la France, et sont surtout une +question de races, des tendances séparatistes qui se sont manifestées à +l'époque de la Révolution, et qui commençaient à se dessiner de nouveau +vers la fin de la guerre franco-allemande, on voit que les races +diverses qui subsistent sur notre sol sont bien loin d'être fusionnées +encore. La centralisation énergique de la Révolution et la création de +départements artificiels destinés à mêler les anciennes provinces fut +certainement son œuvre la plus utile. Si la décentralisation, dont +parlent tant aujourd'hui les esprits imprévoyants, pouvait être créée, +elle aboutirait promptement aux plus sanglantes discordes. Il faut pour +le méconnaître oublier entièrement notre histoire.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_10" id="note_10"></a><a href="#N10" class="label">10</a> +Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins; on +l'observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide +hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat est, comme chez nous, +obtenu par des concours dont la seule épreuve est la récitation +imperturbable d'épais manuels. L'armée des lettrés sans emploi est +considérée aujourd'hui en Chine comme une véritable calamité nationale. +Il en est de même dans l'Inde, où, depuis que les Anglais ont ouvert +des écoles, non pour éduquer, comme cela se fait en Angleterre, mais +simplement pour instruire les indigènes, il s'est formé une classe +spéciale de lettrés, les Babous, qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un +emploi, deviennent d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise. +Chez tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de +l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur moralité. +C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans mon livre <i>Les +Civilisations de l'Inde</i>, et qu'ont également constaté tous les +auteurs qui ont visité la grande péninsule.</p> + +<div class="footnote"> +<p><a name="note_11" id="note_11"></a><a href="#N11" class="label">11</a> +<span class="smcap">Taine</span>. <i>Le Régime moderne</i>, t. II, +1894.—Ces pages sont à peu près les dernières qu'écrivit Taine. +Elles résument admirablement les résultats de la longue expérience du +grand philosophe. Je les crois malheureusement totalement +incompréhensibles pour les professeurs de notre université n'ayant pas +séjourne à l'étranger. L'éducation est le seul moyen que nous +possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et il est +profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu près personne en +France qui puisse arriver à comprendre que notre enseignement actuel +est un redoutable élément de rapide décadence et qu'au lieu d'élever la +jeunesse il l'abaisse et la pervertit.</p> + +<p>On rapprochera utilement des pages de Taine les observations sur +l'éducation en Amérique récemment consignées par M. Paul Bourget dans +son beau livre <i>Outre-Mer</i>. Après avoir constaté lui aussi que +notre éducation ne fait que des bourgeois bornés sans initiative et +sans volonté ou des anarchistes, «ces deux types également funestes du +civilisé qui avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité +destructrice» l'auteur fait une comparaison qu'on ne saurait trop +méditer entre nos lycées français, ces usines à dégénérescence et les +écoles américaines qui préparent si admirablement l'homme à la vie. On +y voit clairement l'abîme existant entre les peuples vraiment +démocratiques et ceux qui n'ont de démocratie que dans leur discours et +pas du tout dans leurs pensées.</p> + +</div> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 89 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89"> [p. 89]</a></div> + +<h2>CHAPITRE II</h2> + +<p class="center"><b>Facteurs immédiats des opinions des foules.</b></p> + +<p class="chaphead">§ 1. <i>Les images, les mots et les +formules.</i>—Puissance magique des mots et des +formules.—La puissance des mots est liée aux images qu'ils +évoquent et est indépendante de leur sens réel.—Ces images +varient d'âge en âge, de race en race.—L'usure des +mots.—Exemples des variations considérables du sens de quelques +mots très usuels.—Utilité politique de baptiser de noms nouveaux +les choses anciennes, lorsque les mots sous lesquels on les désignait +produisent une fâcheuse impression sur les foules.—Variations du +sens des mots suivant la race.—Sens différents du mot démocratie +en Europe et en Amérique.—§ 2. <i>Les illusions.</i>—Leur +importance.—On les retrouve à la base de toutes les +civilisations.—Nécessité sociale des illusions.—Les foules +les préfèrent toujours aux vérités.—§ 3. +<i>L'expérience.</i>—L'expérience seule peut établir dans l'âme +des foules des vérités devenues nécessaires et détruire des illusions +devenues dangereuses.—L'expérience n'agit qu'à condition d'être +fréquemment répétée.—Ce que coûtent les expériences nécessaires +pour persuader les foules.—§ 4. <i>La raison.</i>—Nullité +de son influence sur les foules.—On n'agit sur elles qu'en +agissant sur leurs sentiments inconscients.—Le rôle de la logique +dans l'histoire.—Les causes secrètes des événements +invraisemblables.</p> + +<p>Nous venons de rechercher les facteurs lointains et préparatoires +qui donnent à l'âme des foules une réceptivité spéciale, rendant +possible chez elle l'éclosion de certains sentiments et de certaines +idées. Il nous reste<!-- Page 90 --><span class="pagenum"> [p. +90]</span> à étudier maintenant les facteurs capables d'agir d'une +façon immédiate. Nous verrons dans un prochain chapitre comment doivent +être maniés ces facteurs pour qu'ils puissent produire tous leurs +effets.</p> + +<p>Dans la première partie de cet ouvrage nous avons étudié les +sentiments, les idées, les raisonnements des collectivités; et, de +cette connaissance, on pourrait évidemment déduire d'une façon générale +les moyens d'impressionner leur âme. Nous savons déjà ce qui frappe +l'imagination des foules, la puissance et la contagion des suggestions, +surtout de celles qui se présentent sous forme d'images. Mais les +suggestions pouvant être d'origine fort diverses, les facteurs capables +d'agir sur l'âme des foules peuvent être assez différents. Il est donc +nécessaire de les examiner séparément. Ce n'est pas là une inutile +étude. Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique: il +faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose, ou +se résigner à être dévoré par elles.</p> + +<h3>§ 1.—LES IMAGES, LES MOTS ET LES FORMULES</h3> + +<p>En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elle est +impressionnée surtout par des images. Ces images, on n'en dispose pas +toujours, mais il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux +des mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la +puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la +magie. Ils font naître dans l'âme des foules les plus formidables +tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide +beaucoup plus<!-- Page 91 --><span class="pagenum"> [p. 91]</span> +haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des hommes +victimes de la puissance des mots et des formules.</p> + +<p>La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à +fait indépendante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux +dont le sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d'action. +Tels par exemple, les termes: démocratie, socialisme, égalité, liberté, +etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à +le préciser. Et pourtant il est certain qu'une puissance vraiment +magique s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient +la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations +inconscientes les plus diverses et l'espoir de leur réalisation.</p> + +<p>La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots +et certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les +foules; et, dès qu'ils ont été prononcés, les visages deviennent +respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme +des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent +dans les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui +les estompe augmente leur mystérieuse puissance. Ils sont les divinités +mystérieuses cachées derrière le tabernacle et dont le dévot ne +s'approche qu'en tremblant.</p> + +<p>Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens, +varient d'âge en âge, de peuple à peuple, sous l'identité des formules. +À certains mots s'attachent transitoirement certaines images: le mot +n'est que le bouton d'appel qui les fait apparaître.</p> + +<p>Tous les mots et toutes les formules ne possèdent +pas<!-- Page 92 --><span class="pagenum"> [p. 92]</span> la puissance +d'évoquer des images; et il en est qui, après en avoir évoqué, s'usent +et ne réveillent plus rien dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains +sons, dont l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie +de l'obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux +communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu'il faut pour +traverser la vie sans la fatigante nécessité d'avoir à réfléchir sur +quoi que ce soit.</p> + +<p>Si l'on considère une langue déterminée, on voit que les mots dont +elle se compose changent assez lentement dans le cours des âges; mais +ce qui change sans cesse, ce sont les images qu'ils évoquent ou le sens +qu'on y attache; et c'est pourquoi je suis arrivé, dans un autre +ouvrage, à cette conclusion que la traduction complète d'une langue, +surtout quand il s'agit de peuples morts, est chose totalement +impossible. Que faisons-nous, en réalité, quand nous substituons un +terme français à un terme latin, grec ou sanscrit, ou même quand nous +cherchons à comprendre un livre écrit dans notre propre langue il y a +deux ou trois siècles? Nous substituons simplement les images et les +idées que la vie moderne a mises dans notre intelligence, aux notions +et aux images absolument différentes que la vie ancienne avait fait +naître dans l'âme de races soumises à des conditions d'existence sans +analogie avec les nôtres. Quand les hommes de la Révolution croyaient +copier les Grecs et les Romains, que faisaient-ils, sinon donner à des +mots anciens un sens que ceux-ci n'eurent jamais. Quelle ressemblance +pouvait-il exister entre les institutions des Grecs et celles que +désignent de nos jours les mots correspondants? Qu'était alors une +république,<!-- Page 93 --><span class="pagenum"> [p. 93]</span> sinon +une institution essentiellement aristocratique formée d'une réunion de +petits despotes dominant une foule d'esclaves maintenus dans la plus +absolue sujétion. Ces aristocraties communales, basées sur l'esclavage, +n'auraient pu exister un instant sans lui.</p> + +<p>Et le mot liberté, que pouvait-il signifier de semblable à ce que +nous comprenons aujourd'hui, à une époque où la possibilité de la +liberté de penser n'était même pas soupçonnée, et où il n'y avait pas +de forfait plus grand et plus rare que de discuter les dieux, les lois +et les coutumes de la cité? Un mot comme celui de patrie, que +signifiait-il dans l'âme d'un Athénien ou d'un Spartiate, sinon le +culte d'Athènes ou de Sparte, et nullement celui de la Grèce, composée +de cités rivales et toujours en guerre. Le même mot de patrie, quel +sens avait-il chez les anciens Gaulois divisés en tribus rivales, de +races, de langues et de religions différentes, que César vainquit +facilement parce qu'il eut toujours parmi elles des alliées. Rome seule +donna à la Gaule une patrie en lui donnant l'unité politique et +religieuse. Sans même remonter si loin, et en reculant de deux siècles +à peine, croit-on que le même mot de patrie était conçu comme +aujourd'hui par des princes français, tels que le grand Condé, +s'alliant à l'étranger contre leur souverain? Et le même mot encore +n'avait-il pas un sens bien différent du sens moderne pour les émigrés, +qui croyaient obéir aux lois de l'honneur en combattant la France, et +qui à leur point de vue y obéissaient en effet, puisque la loi féodale +liait le vassal au seigneur et non à la terre, et que là où était le +souverain, là était la vraie patrie.</p> + +<p>Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profondément +<!-- Page 94 --><span class="pagenum"> [p. 94]</span> changé d'âge en +âge, et que nous ne pouvons arriver à comprendre comme on les +comprenait jadis qu'après un long effort. On a dit avec raison qu'il +faut beaucoup de lecture pour arriver seulement à concevoir ce que +signifiaient pour nos arrière-grands-pères des mots tels que le roi et +la famille royale. Qu'est-ce alors pour des termes plus complexes +encore?</p> + +<p>Les mots n'ont donc que des significations mobiles et transitoires, +changeantes d'âge en âge et de peuple à peuple; et, quand nous voulons +agir par eux, sur la foule, ce qu'il faut savoir, c'est le sens qu'ils +ont pour elle à un moment donné, et non celui qu'ils eurent jadis ou +qu'ils peuvent avoir pour des individus de constitution mentale +différente.</p> + +<p>Aussi, quand les foules ont fini, à la suite de bouleversements +politiques, de changements de croyances, par acquérir une antipathie +profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir +de l'homme d'État véritable est de changer les mots sans, bien entendu, +toucher aux choses en elles-mêmes, ces dernières étant trop liées à une +constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux +Tocqueville a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que le travail du +Consulat et de l'Empire a surtout consisté à habiller de mots nouveaux +la plupart des institutions du passé, c'est-à-dire à remplacer des mots +évoquant de fâcheuses images dans l'imagination des foules par d'autres +mots dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est +devenue contribution foncière; la gabelle, l'impôt du sel; les aides, +contributions indirectes et droit réunis; la taxe des maîtrises et +jurandes s'est appelée patente, etc.</p> + +<p><!-- Page 95 --><span class="pagenum"> [p. 95]</span>Une des +fonctions les plus essentielles des hommes d'État consiste donc à +baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses que les +foules ne peuvent supporter avec leurs anciens noms. La puissance des +mots est si grande qu'il suffit de désigner par des termes bien choisis +les choses les plus odieuses pour les faire accepter des foules. Taine +remarque justement que c'est en invoquant la liberté et la fraternité, +mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu «installer un +despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de +l'Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l'ancien +Mexique». L'art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste +surtout à savoir manier les mots. Une des grandes difficultés de cet +art est que, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent +des sens fort différents pour les diverses couches sociales. Elles +emploient en apparence les mêmes mots; mais elles ne parlent jamais la +même langue.</p> + +<p>Dans les exemples qui précèdent nous avons fait surtout intervenir +le temps comme principal facteur du changement de sens des mots. Mais +si nous faisions intervenir aussi la race, nous verrions alors qu'à une +même époque, chez des peuples également civilisés mais de races +diverses, les mêmes mots correspondent fort souvent à des idées +extrêmement dissemblables. Il est impossible de comprendre ces +différences sans de nombreux voyages, et c'est pourquoi je ne saurais +insister sur elles. Je me bornerai à faire remarquer que ce sont +précisément les mots les plus employés par les foules qui d'un peuple à +l'autre possèdent les sens les plus différents. Tels sont par exemple +les mots de<!-- Page 96 --><span class="pagenum"> [p. 96]</span> +démocratie et de socialisme, d'un usage si fréquent aujourd'hui.</p> + +<p>Ils correspondent en réalité à des idées et des images tout à fait +opposées dans les âmes latines et dans les âmes anglo-saxonnes. Chez +les Latins le mot démocratie, signifie surtout effacement de la volonté +et de l'initiative de l'individu devant celles de la communauté +représentées par l'État. C'est l'État qui est chargé de plus en plus de +diriger tout, de centraliser, de monopoliser et de fabriquer tout. +C'est à lui que tous les partis sans exception, radicaux, socialistes +ou monarchistes, font constamment appel. Chez l'Anglo-saxon, celui +d'Amérique notamment, le même mot démocratie signifie au contraire +développement intense de la volonté et de l'individu, effacement aussi +complet que possible de l'État, auquel en dehors de la police, de +l'armée et des relations diplomatiques, on ne laisse rien diriger, pas +même l'instruction. Donc le même mot qui signifie, chez un peuple, +effacement de la volonté et de l'initiative individuelle et +prépondérance de l'État, signifie chez un autre développement excessif +de cette volonté, de cette initiative, et effacement complet de +l'État<a name="N12" id="N12"></a><a href="#note_12" class="fnanchor">12</a>.</p> + + +<h3><!-- Page 97 --><span class="pagenum"> [p. 97]</span>§ 2.—LES ILLUSIONS</h3> + +<p>Depuis l'aurore des civilisations les foules ont toujours subi +l'influence des illusions. C'est aux créateurs d'illusions qu'elles ont +élevé le plus de temples, de statues et d'autels. Illusions religieuses +jadis, illusions philosophiques et sociales aujourd'hui, on retrouve +toujours ces formidables souveraines à la tête de toutes les +civilisations qui ont successivement fleuri sur notre planète. C'est en +leur nom que se sont édifiés les temples de la Chaldée et de l'Égypte, +les édifices religieux du moyen âge, que l'Europe entière a été +bouleversée il y a un siècle, et il n'est pas une seule de nos +conceptions artistiques, politiques ou sociales qui ne porte leur +puissante empreinte. L'homme les renverse parfois, au prix de +bouleversements effroyables, mais il semble condamné à les relever +toujours. Sans elles il n'aurait pu sortir de la barbarie primitive, et +sans elles encore il y retomberait bientôt. Ce sont des ombres vaines, +sans doute; mais ces filles de nos rêves ont obligé les peuples à créer +tout ce qui fait la splendeur des arts et la grandeur des +civilisations.</p> + +<p>«Si l'on détruisait, dans les musées et les bibliothèques, et que +l'on fît écrouler, sur les dalles des parvis, toutes les œuvres et +tous les monuments d'art qu'ont inspirés les religions, que +resterait-il des grands rêves humains? Donner aux hommes la part +d'espoir et d'illusion sans laquelle ils ne peuvent exister, telle est +la raison d'être des dieux, des héros et des poètes. Pendant cinquante +ans, la science parut assumer +cette<!-- Page 98 --><span class="pagenum"> [p. 98]</span> tâche. Mais +ce qui l'a compromise dans les cœurs affamés d'idéal, c'est +qu'elle n'ose plus assez promettre et qu'elle ne sait pas assez +mentir<a name="N13" id="N13"></a><a href="#note_13" class="fnanchor">13</a>.»</p> + +<p>Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés avec ferveur à +détruire les illusions religieuses, politiques et sociales dont, +pendant de longs siècles, avaient vécu nos pères. En les détruisant ils +ont tari les sources de l'espérance et de la résignation. Derrière les +chimères immolées, ils ont trouvé les forces aveugles et sourdes de la +nature. Inexorables pour la faiblesse elles ne connaissent pas la +pitié.</p> + +<p>Avec tous ses progrès la philosophie n'a pu encore offrir aux foules +aucun idéal qui les puisse charmer; mais, comme il leur faut des +illusions à tout prix, elles se dirigent d'instinct, comme l'insecte +allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand +facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais bien +l'erreur. Et si le socialisme est si puissant aujourd'hui, c'est qu'il +constitue la seule illusion qui soit vivante encore. Malgré toutes les +démonstrations scientifiques, il continue à grandir. Sa principale +force est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités +des choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur. +L'illusion sociale règne aujourd'hui sur toutes les ruines amoncelées +du passé, et l'avenir lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif +de vérités. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se +détournent, préférant déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui +sait les illusionner est aisément leur maître; qui tente de les +désillusionner est toujours leur victime.</p> + +<h3><!-- Page 99 --><span class="pagenum"> [p. +99]</span>§ 3.—L'EXPÉRIENCE</h3> + +<p>L'expérience constitue à peu près le seul procédé efficace pour +établir solidement une vérité dans l'âme des foules, et détruire des +illusions devenues trop dangereuses. Encore est-il nécessaire que +l'expérience soit réalisée sur une très large échelle et fort souvent +répétée. Les expériences faites par une génération sont généralement +inutiles pour la suivante; et c'est pourquoi les faits historiques +invoqués comme éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur +seule utilité est de prouver à quel point les expériences doivent être +répétées d'âge en âge pour exercer quelque influence, et réussir à +ébranler seulement une erreur lorsqu'elle est solidement implantée dans +l'âme des foules.</p> + +<p>Notre siècle, et celui qui l'a précédé, seront cités sans doute par +des historiens de l'avenir comme une ère de curieuses expériences. À +aucun âge il n'en avait été autant tenté.</p> + +<p>La plus gigantesque de ces expériences fut la Révolution française. +Pour découvrir qu'on ne refait pas une société de toutes pièces sur les +indications de la raison pure, il a fallu massacrer plusieurs millions +d'hommes et bouleverser l'Europe entière pendant vingt ans. Pour nous +prouver expérimentalement que les Césars coûtent cher aux peuples qui +les acclament, il a fallu deux ruineuses expériences en cinquante ans, +et, malgré leur clarté, elles ne semblent pas avoir été suffisamment +convaincantes. La première a coûté pourtant trois millions d'hommes et +une invasion, la seconde un +démembrement<!-- Page 100 --><span class="pagenum"> [p. 100]</span> et +la nécessité des armées permanentes. La troisième a failli être tentée +il n'y a pas longtemps et le sera sûrement un jour. Pour faire admettre +à tout un peuple que l'immense armée allemande n'était pas, comme on +l'enseignait il y a trente ans, une sorte de garde nationale +inoffensive<a name="N14" id="N14"></a><a href="#note_14" class="fnanchor">14</a>, +il a fallu l'effroyable guerre qui nous a coûté si cher. Pour +reconnaître que le protectionnisme ruine les peuples qui l'acceptent, +il faudra au moins vingt ans de désastreuses expériences. On pourrait +multiplier indéfiniment ces exemples.</p> + +<h3>§ 4.—LA RAISON</h3> + +<p>Dans l'énumération des facteurs capables d'impressionner l'âme des +foules, on pourrait se dispenser entièrement de mentionner la raison, +s'il n'était nécessaire d'indiquer la valeur négative de son +influence.</p> + +<p><!-- Page 101 --><span class="pagenum"> [p. 101]</span>Nous avons +déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des +raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations +d'idées. Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que +font appel les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la +logique n'ont aucune action sur +elles<a name="N15" id="N15"></a><a href="#note_15" class="fnanchor">15</a>. +Pour convaincre les foules, il faut d'abord se rendre bien compte des +sentiments dont elles sont animées, feindre de les partager, puis +tenter de les modifier, en provoquant, au moyen d'associations +rudimentaires, certaines images bien suggestives; savoir revenir au +besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les sentiments +qu'on fait naître. Cette nécessité de varier sans cesse son langage +suivant l'effet produit à l'instant où +l'on<!-- Page 102 --><span class="pagenum"> [p. 102]</span> parle +frappe d'avance d'impuissance tout discours étudié et préparé: +l'orateur y suit sa pensée, car non celle de ses auditeurs, et, par ce +seul fait, son influence devient parfaitement nulle.</p> + +<p>Les esprits logiques, habitués à être convaincus par des chaînes de +raisonnements un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à +ce mode de persuasion quand ils s'adressent aux foules, et le manque +d'effet de leurs arguments les surprend toujours. «Les conséquences +mathématiques usuelles fondées sur le syllogisme, c'est-à-dire sur des +associations d'identités, écrit un logicien, sont nécessaires... La +nécessité forcerait l'assentiment même d'une masse inorganique, si +celle-ci était capable de suivre des associations d'identités.» Sans +doute; mais la foule n'est pas plus capable que la masse inorganique de +les suivre, ni même de les entendre. Qu'on essaie de convaincre par un +raisonnement des esprits primitifs, des sauvages ou des enfants, par +exemple, et l'on se rendra compte de la faible valeur que possède ce +mode d'argumentation.</p> + +<p>Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres primitifs pour +voir la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter +contre des sentiments. Rappelons-nous simplement combien ont été +tenaces pendant de longs siècles des superstitions religieuses, +contraires à la plus simple logique. Pendant près de deux mille ans les +plus lumineux génies ont été courbés sous leurs lois, et il a fallu +arriver aux temps modernes pour que leur véracité ait pu seulement être +contestée. Le moyen âge et la Renaissance ont possédé bien des hommes +éclairés; ils n'en ont pas possédé un seul auquel le raisonnement ait +montré les côtés enfantins<!-- Page 103 --><span class="pagenum"> [p. +103]</span> de ses superstitions, et fait naître un faible doute sur +les méfaits du diable ou sur la nécessité de brûler les sorciers.</p> + +<p>Faut-il regretter que ce ne soit jamais la raison qui guide les +foules? Nous n'oserions le dire. La raison humaine n'eût pas réussi +sans doute à entraîner l'humanité dans les voies de la civilisation +avec l'ardeur et la hardiesse dont l'ont soulevée ses chimères. Filles +de l'inconscient qui nous mène, ces chimères étaient sans doute +nécessaires. Chaque race porte dans sa constitution mentale les lois de +ses destinées, et c'est peut-être à ces lois qu'elle obéit par un +inéluctable instinct, même dans ses impulsions en apparence les plus +irraisonnées. Il semble parfois que les peuples soient soumis à des +forces secrètes analogues à celles qui obligent le gland à se +transformer en chêne ou la comète à suivre son orbite.</p> + +<p>Le peu que nous pouvons pressentir de ces forces doit être cherché +dans la marche générale de l'évolution d'un peuple et non dans les +faits isolés d'où cette évolution semble parfois surgir. Si l'on ne +considérait que ces faits isolés l'histoire semblerait régie par +d'invraisemblables hasards. Il était invraisemblable qu'un ignorant +charpentier de Galilée pût devenir pendant deux mille ans un dieu +tout-puissant, au nom duquel fussent fondées les plus importantes +civilisations; invraisemblable aussi que quelques bandes d'Arabes +sortis de leurs déserts pussent conquérir la plus grande partie du +vieux monde gréco-romain, et fonder un empire plus grand que celui +d'Alexandre; invraisemblable encore que, dans une Europe très vieille +et très hiérarchisée, un obscur lieutenant d'artillerie pût réussir à +régner sur une foule de peuples et de rois.</p> + +<p><!-- Page 104 --><span class="pagenum"> [p. 104]</span>Laissons donc +la raison aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop d'intervenir +dans le gouvernement des hommes. Ce n'est pas avec la raison et c'est +le plus souvent malgré elle, que se sont créés des sentiments tels que +l'honneur, l'abnégation, la foi religieuse, l'amour de la gloire et de +la patrie, qui ont été jusqu'ici les grands ressorts de toutes les +civilisations.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_12" id="note_12"></a><a href="#N12" class="label">12</a> +Dans <i>Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples</i>, j'ai +longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal démocratique +latin de l'idéal démocratique anglo-saxon. D'une façon indépendante et +à la suite de ses voyages, M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre +tout récent, <i>Outre-Mer</i>, à des conclusions à peu près identiques +aux miennes.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_13" id="note_13"></a><a href="#N13" class="label">13</a> +Daniel Lesueur.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_14" id="note_14"></a><a href="#N14" class="label">14</a> +L'opinion des foules était formée, dans ce cas, par ces associations +grossières de choses dissemblables dont j'ai précédemment exposé le +mécanisme. Notre garde nationale d'alors, étant composée de pacifiques +boutiquiers sans trace de discipline, et ne pouvant être prise au +sérieux, tout ce qui portait un nom analogue éveillait les mêmes +images, et était considéré par conséquent comme aussi inoffensif. +L'erreur des foules était partagée alors, ainsi que cela arrive si +souvent pour les opinions générales, par leurs meneurs. Dans un +discours prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des députés, et +reproduit par M. E. Ollivier dans un livre récent, un homme d'État qui +a bien souvent suivi l'opinion des foules, mais ne l'a jamais précédée, +M. Thiers, répétait que la Prusse, en dehors d'une armée active à peu +près égale en nombre à la nôtre, ne possédait qu'une garde nationale +analogue à celle que nous possédions et par conséquent sans importance; +assertions aussi exactes que les prévisions du même homme d'État sur le +peu d'avenir des chemins de fer.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_15" id="note_15"></a><a href="#N15" class="label">15</a> +Mes premières observations sur l'art d'impressionner les foules et sur +les faibles ressources qu'offrent sur ce point les règles de la logique +remontent à l'époque du siège de Paris, le jour où je vis conduire au +Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V... qu'une +foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des +fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement, +G. P..., orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui +réclamait l'exécution immédiate du prisonnier. Je m'attendais à ce que +l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation, en disant que le +maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces +fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs chez tous les +libraires. À ma grande stupéfaction—j'étais fort jeune +alors—le discours fut tout autre. «Justice sera faite, cria +l'orateur en s'avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable. +Laissez le gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête. +Nous allons, en attendant, enfermer l'accusé.» Calmée aussitôt par +cette satisfaction apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart +d'heure le maréchal put regagner son domicile. Il eût été +infailliblement écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les +raisonnements logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très +convaincants.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 105 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105"> [p. 105]</a></div> + +<h2>CHAPITRE III</h2> + +<p class="center"><b>Les meneurs des foules et leurs moyens de +persuasion.</b></p> + +<p class="chaphead">§ 1. <i>Les meneurs des foules.</i>—Besoin +instinctif de tous les êtres en foule d'obéir à un +meneur.—Psychologie des meneurs.—Eux seuls peuvent créer la +foi et donner une organisation aux foules.—Despotisme forcé des +meneurs.—Classification des meneurs.—Rôle de la +volonté.—§ 2. <i>Les moyens d'action des +meneurs.</i>—L'affirmation, la répétition, la +contagion.—Rôle respectif de ces divers facteurs.—Comment +la contagion peut remonter des couches inférieures aux couches +supérieures d'une société.—Une opinion populaire devient bientôt +une opinion générale.—§ 3. <i>Le prestige.</i>—Définition +et classification du prestige.—Le prestige acquis et le prestige +personnel.—Exemples divers.—Comment meurt le prestige.</p> + +<p>La constitution mentale des foules nous est maintenant connue, et +nous savons aussi quels sont les mobiles capables d'impressionner leur +âme. Il nous reste à rechercher comment doivent être appliqués ces +mobiles, et par qui ils peuvent être utilement mis en œuvre.</p> + +<h3>§ 1.—LES MENEURS DES FOULES</h3> + +<p>Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse +d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent +d'instinct sous l'autorité d'un chef.</p> + +<p><!-- Page 106 --><span class="pagenum"> [p. 106]</span>Dans les +foules humaines, le chef n'est souvent qu'un meneur, mais, comme tel, +il joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour duquel se +forment et s'identifient les opinions. Il constitue le premier élément +d'organisation des foules hétérogènes et prépare leur organisation en +sectes. En attendant, il les dirige. La foule est un troupeau servile +qui ne saurait jamais se passer de maître.</p> + +<p>Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené. Il a lui-même été +hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre. Elle l'a +envahi au point que tout disparaît en dehors d'elle, et que toute +opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel, par exemple, +Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de Rousseau, et +employant les procédés de l'Inquisition pour les propager.</p> + +<p>Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes de pensée, mais +des hommes d'action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient +l'être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à +l'inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, +ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Quelque absurde +que puisse être l'idée qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent, +tout raisonnement s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les +persécutions ne les touchent pas, ou ne font que les exciter davantage. +Intérêt personnel, famille, tout est sacrifié. L'instinct de la +conservation lui-même est annulé chez eux, au point que la seule +récompense qu'ils sollicitent souvent est de devenir des martyrs. +L'intensité de leur foi donne à leurs paroles une grande puissance +suggestive. La multitude est toujours prête à écouter l'homme doué de +volonté forte<!-- Page 107 --><span class="pagenum"> [p. 107]</span> +qui sait s'imposer à elle. Les hommes réunis en foule perdent toute +volonté et se tournent d'instinct vers qui en possède une.</p> + +<p>De meneurs, les peuples n'ont jamais manqué: mais il s'en faut que +tous soient animés des convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont +souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que des intérêts +personnels et cherchant à persuader en flattant de bas instincts. +L'influence qu'ils exercent ainsi peut être très grande, mais elle +reste toujours très éphémère. Les grands convaincus qui ont soulevé +l'âme des foules, les Pierre l'Ermite, les Luther, les Savonarole, les +hommes de la Révolution, n'ont exercé de fascination qu'après avoir été +eux-mêmes d'abord fascinés par une croyance. Ils purent alors créer +dans les âmes cette puissance formidable nommée la foi, qui rend +l'homme esclave absolu de son rêve.</p> + +<p>Créer la foi, qu'il s'agisse de foi religieuse, de foi politique ou +sociale, de foi en une œuvre, en un personnage, en une idée, tel +est surtout le rôle des grands meneurs, et c'est pourquoi leur +influence est toujours très grande. De toutes les forces dont +l'humanité dispose, la foi a toujours été une des plus grandes, et +c'est avec raison que l'Évangile lui attribue le pouvoir de transporter +les montagnes. Donner à l'homme une foi, c'est décupler sa force. Les +grands événements de l'histoire ont été réalisés par d'obscurs croyants +n'ayant guère que leur foi pour eux. Ce n'est pas avec des lettrés et +des philosophes, ni surtout avec des sceptiques, qu'ont été édifiées +les grandes religions qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires +qui se sont étendus d'un hémisphère à l'autre.</p> + +<p><!-- Page 108 --><span class="pagenum"> [p. 108]</span>Mais, dans de +tels exemples, il s'agit des grands meneurs, et ils sont assez rares +pour que l'histoire en puisse aisément marquer le nombre. Ils forment +le sommet d'une série continue descendant de ces puissants manieurs +d'hommes à l'ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine lentement +ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu'il ne +comprend guère, mais dont, selon lui, l'application doit amener +sûrement la réalisation de tous les rêves et de toutes les +espérances.</p> + +<p>Dans toutes les sphères sociales, des plus hautes aux plus basses, +dès que l'homme n'est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d'un +meneur. La plupart des hommes, dans les masses populaires surtout, ne +possèdent, en dehors de leur spécialité, d'idée nette et raisonnée sur +quoi que ce soit. Ils sont incapables de se conduire. Le meneur leur +sert de guide. Il peut être remplacé à la rigueur, mais très +insuffisamment par ces publications périodiques qui fabriquent des +opinions pour leurs lecteurs et leur procurent ces phrases toutes +faites qui dispensent de raisonner.</p> + +<p>L'autorité des meneurs est très despotique, et n'arrive même à +s'imposer qu'à cause de ce despotisme. On a remarqué souvent combien +facilement ils se faisaient obéir, bien que n'ayant aucun moyen +d'appuyer leur autorité, dans les couches ouvrières les plus +turbulentes. Ils fixent les heures de travail, le taux des salaires, +décident les grèves, les font commencer et cesser à heure fixe.</p> + +<p>Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer de plus en plus les +pouvoirs publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et +affaiblir. La tyrannie de ces +nouveaux<!-- Page 109 --><span class="pagenum"> [p. 109]</span> maîtres +fait que les foules leur obéissent beaucoup plus docilement qu'elles +n'ont obéi à aucun gouvernement. Si, par suite d'un accident +quelconque, le meneur disparaît et n'est pas immédiatement remplacé, la +foule redevient une collectivité sans cohésion ni résistance. Pendant +la dernière grève des employés des omnibus à Paris, il a suffi +d'arrêter les deux meneurs qui la dirigeaient pour la faire aussitôt +cesser. Ce n'est pas le besoin de la liberté, mais celui de la +servitude qui domine toujours dans l'âme des foules. Elles ont une +telle soif d'obéir qu'elles se soumettent d'instinct à qui se déclare +leur maître.</p> + +<p>On peut établir une division assez tranchée dans la classe des +meneurs. Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais +momentanée; les autres, beaucoup plus rares que les précédents, sont +des hommes possédant une volonté à la fois forte et durable. Les +premiers sont violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour +diriger un coup de main, entraîner les masses malgré le danger, et +transformer en héros les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney +et Murat, sous le premier Empire. Tel encore, de nos jours, Garibaldi, +aventurier sans talent, mais énergique, réussissant avec une poignée +d'hommes à s'emparer de l'ancien royaume de Naples défendu pourtant par +une armée disciplinée.</p> + +<p>Mais si l'énergie de ces meneurs est puissante, elle est momentanée +et ne survit guère à l'excitant qui l'a fait naître. Rentrés dans le +courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font +souvent preuve, comme ceux que je citais à l'instant, de la plus +étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de +réfléchir<!-- Page 110 --><span class="pagenum"> [p. 110]</span> et de +se conduire dans les circonstances les plus simples, alors qu'ils +avaient si bien su conduire les autres. Ce sont des meneurs qui ne +peuvent exercer leur fonction qu'à la condition d'être menés eux-mêmes +et excités sans cesse, d'avoir toujours au-dessus d'eux un homme ou une +idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée.</p> + +<p>La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté +durable, a, malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup +plus considérable. En elle on trouve les vrais fondateurs de religions +ou de grandes œuvres: saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, +Lesseps. Qu'ils soient intelligents ou bornés, il n'importe, le monde +sera toujours à eux. La volonté persistante qu'ils possèdent est une +faculté infiniment rare et infiniment forte qui fait tout plier. On ne +se rend pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté +forte et continue: rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni +les hommes.</p> + +<p>Le plus récent exemple de ce que peut une volonté forte et continue, +nous est donné par l'homme illustre qui sépara deux mondes et réalisa +la tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par les plus grands +souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique; mais la +vieillesse était venue, et tout s'éteint devant elle, même la +volonté.</p> + +<p>Lorsqu'on voudra montrer ce que peut la seule volonté, il n'y aura +qu'à présenter dans ses détails l'histoire des difficultés qu'il fallut +surmonter pour creuser le canal de Suez. Un témoin oculaire, le docteur +Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes la synthèse de cette +grande œuvre racontée par +son<!-- Page 111 --><span class="pagenum"> [p. 111]</span> immortel +auteur. «Et il contait, de jour en jour, par épisodes, l'épopée du +canal. Il contait tout ce qu'il avait dû vaincre, tout l'impossible +qu'il avait fait possible, toutes les résistances, les coalitions +contre lui, et les déboires, les revers, les défaites, mais qui +n'avaient pu jamais le décourager, ni l'abattre; il rappelait +l'Angleterre le combattant, l'attaquant sans relâche, et l'Égypte et la +France hésitantes, et le consul de France s'opposant plus que tout +autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant les +ouvriers par la soif, leur faisant refuser l'eau douce; et le ministère +de la marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux, d'expérience +et de science, tous naturellement hostiles, et tous scientifiquement +assurés du désastre, le calculant et le promettant, comme pour tel jour +ou telle heure on promet l'éclipse.»</p> + +<p>Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs ne +contiendrait pas beaucoup de noms; mais ces noms ont été à la tête des +événements les plus importants de la civilisation et de l'histoire.</p> + +<h3>§ 2.—LES MOYENS D'ACTION DES MENEURS: +L'AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, LA +CONTAGION.</h3> + +<p>Lorsqu'il s'agit d'entraîner une foule pour un instant, et de la +déterminer à commettre un acte quelconque: piller un palais, se faire +massacrer pour défendre une place forte ou une barricade, il faut agir +sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore +l'exemple; mais il faut alors que la foule soit déjà préparée par +certaines circonstances, et surtout que +celui<!-- Page 112 --><span class="pagenum"> [p. 112]</span> qui veut +l'entraîner possède la qualité que j'étudierai plus loin sous le nom de +prestige.</p> + +<p>Mais quand il s'agit de faire pénétrer des idées et des croyances +dans l'esprit des foules—les théories sociales modernes, par +exemple—les procédés des meneurs sont différents. Ils ont +principalement recours à trois procédés très nets: l'affirmation, la +répétition, la contagion. L'action en est assez lente, mais les effets +de cette action une fois produits sont fort durables.</p> + +<p>L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de +toute preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée +dans l'esprit des foules. Plus l'affirmation est concise, plus elle est +dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle +a d'autorité. Les livres religieux et les codes de tous les âges ont +toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d'État appelés à +défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant +leurs produits par l'annonce, savent la valeur de l'affirmation.</p> + +<p>L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la condition +d'être constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes +termes. C'est Napoléon, je crois, qui a dit qu'il n'y a qu'une seule +figure sérieuse de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, +par la répétition, à s'établir dans les esprits au point qu'ils +finissent par l'accepter comme une vérité démontrée.</p> + +<p>On comprend bien l'influence de la répétition sur les foules, en +voyant à quel point elle est puissante sur les esprits les plus +éclairés. Cette puissance vient de ce que la chose répétée finit par +s'incruster dans ces régions profondes de l'inconscient où s'élaborent +les motifs de<!-- Page 113 --><span class="pagenum"> [p. 113]</span> +nos actions. Au bout de quelque temps, nous ne savons plus quel est +l'auteur de l'assertion répétée, et nous finissons par y croire. De là +la force étonnante de l'annonce. Quand nous avons lu cent fois, mille +fois que le meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons +l'avoir entendu dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir +la certitude. Quand nous avons lu mille fois que la farine Y a guéri +les plus grands personnages des maladies les plus tenaces, nous +finissons par être tentés de l'essayer le jour où nous sommes atteints +d'une maladie du même genre. Si nous lisons toujours dans le même +journal que A est un parfait gredin et B un très honnête homme, nous +finissons par en être convaincus, à moins, bien entendu, que nous ne +lisions souvent un autre journal d'opinion contraire, où les deux +qualificatifs soient inversés. L'affirmation et la répétition sont +seules assez puissantes pour pouvoir se combattre.</p> + +<p>Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, et qu'il y a +unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines +entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les +concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le +puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les +idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir +contagieux aussi intense que celui des microbes. Ce phénomène est très +naturel puisqu'on l'observe chez les animaux eux-mêmes dès qu'il sont +en foule. Le tic d'un cheval dans une écurie est bientôt imité par les +autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné +de quelques moutons s'étend bientôt à tout le troupeau. Chez l'homme +en<!-- Page 114 --><span class="pagenum"> [p. 114]</span> foule toutes +les émotions sont très rapidement contagieuses, et c'est ce qui +explique la soudaineté des paniques. Les désordres cérébraux, comme la +folie, sont eux-mêmes contagieux. On sait combien est fréquente +l'aliénation chez les médecins aliénistes. On a même cité récemment des +formes de folie, l'agoraphobie par exemple, communiquées de l'homme aux +animaux.</p> + +<p>La contagion n'exige pas la présence simultanée d'individus sur un +seul point; elle peut se faire à distance sous l'influence de certains +événements qui orientent tous les esprits dans le même sens et leur +donnent les caractères spéciaux aux foules, surtout quand les esprits +sont préparés par les facteurs lointains que j'ai étudiés plus haut. +C'est ainsi par exemple que l'explosion révolutionnaire de 1848, partie +de Paris, s'étendit brusquement à une grande partie de l'Europe et +ébranla plusieurs monarchies.</p> + +<p>L'imitation, à laquelle on a attribué tant d'influence dans les +phénomènes sociaux, n'est en réalité qu'un simple effet de la +contagion. Ayant montré ailleurs son influence je me bornerai à +reproduire ce que j'en disais il y a quinze ans et qui depuis a été +développé par d'autres écrivains dans des publications récentes:</p> + +<p>«Semblable aux animaux, l'homme est naturellement imitatif. +L'imitation est un besoin pour lui, à condition bien entendu, que cette +imitation soit tout à fait facile, c'est ce besoin qui rend si +puissante l'influence de ce que nous appelons la mode. Qu'il s'agisse +d'opinions, d'idées, de manifestations littéraires, ou simplement de +costumes, combien osent se soustraire à son empire? Ce n'est pas avec +des arguments, mais avec des modèles, qu'on guide les foules. À chaque +époque il y a un petit<!-- Page 115 --><span class="pagenum"> [p. +115]</span> nombre d'individualités qui impriment leur action et que la +masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant que ces +individualités s'écartassent par trop des idées reçues. Les imiter +serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C'est +précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur +époque n'ont généralement aucune influence sur elle. L'écart est trop +grand. C'est pour la même raison que les Européens, avec tous les +avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur +les peuples de l'Orient: ils en diffèrent trop.</p> + +<p>«La double action du passé et de l'imitation réciproque finit par +rendre tous les hommes d'un même pays et d'une même époque à ce point +semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s'y +soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style +ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps +auquel ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un +individu pour connaître à fond ses lectures, ses occupations +habituelles et le milieu où il +vit<a name="N16" id="N16"></a><a href="#note_16" class="fnanchor">16</a>.»</p> + +<p>La contagion est si puissante qu'elle impose aux individus non +seulement certaines opinions mais encore certaines façons de sentir. +C'est la contagion qui fait mépriser à une époque certaines +œuvres, telles que le <i>Tanhauser</i>, par exemple, et qui, +quelques années plus tard, les fait admirer par ceux-là mêmes qui les +avaient dénigrées le plus.</p> + +<p>C'est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du +raisonnement, que se propagent les +opinions<!-- Page 116 --><span class="pagenum"> [p. 116]</span> et les +croyances des foules. C'est au cabaret, par affirmation, répétition et +contagion que s'établissent les conceptions actuelles des ouvriers; et +les croyances des foules de tous les âges ne se sont guère créées +autrement. Renan compare avec justesse les premiers fondateurs du +christianisme «aux ouvriers socialistes répandant leurs idées de +cabaret en cabaret»; et Voltaire avait déjà fait observer à propos de +la religion chrétienne que «la plus vile canaille l'avait seule +embrassée pendant plus de cent ans».</p> + +<p>On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens +de citer, la contagion, après s'être exercée dans les couches +populaires, passe ensuite aux couches supérieures de la société. C'est +ce que nous voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui +commencent à gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les +premières victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que, +devant son action, l'intérêt personnel lui-même s'évanouit.</p> + +<p>Et c'est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par +s'imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées, +quelque visible que puisse être l'absurdité de l'opinion triomphante. +Il y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches +supérieures d'autant plus curieuse que les croyances de la foule +dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée +souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance. +Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s'en emparent, la +déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand +dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en +plus.<!-- Page 117 --><span class="pagenum"> [p. 117]</span> Devenue +vérité populaire, elle remonte en quelque façon à sa source et agit +alors sur les couches supérieures d'une nation. C'est en définitive +l'intelligence qui guide le monde, mais elle le guide vraiment de fort +loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis bien longtemps +retournés à la poussière, lorsque, par l'effet du mécanisme que je +viens de décrire, leur pensée finit par triompher.</p> + +<h3>§ 3.—LE PRESTIGE</h3> + +<p>Ce qui contribue surtout à donner aux idées propagées par +l'affirmation, la répétition et la contagion, une puissance très +grande, c'est qu'elles finissent par acquérir le pouvoir mystérieux +nommé prestige.</p> + +<p>Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s'est +imposé principalement par cette force irrésistible qu'exprime le mot +prestige. C'est un terme dont nous saisissons tous le sens, mais qu'on +applique de façons trop diverses pour qu'il soit facile de le définir. +Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l'admiration ou +la crainte; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il +peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par +conséquent des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César, +Mahomet, Bouddha, par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D'un +autre côté, il y a des êtres ou des fictions que nous n'admirons pas, +les divinités monstrueuses des temples souterrains de l'Inde, par +exemple, et qui nous paraissent pourtant revêtues d'un grand +prestige.</p> + +<p>Le prestige est en réalité une sorte de +domination<!-- Page 118 --><span class="pagenum"> [p. 118]</span> +qu'exerce sur notre esprit un individu, une œuvre ou une idée. +Cette domination paralyse toutes nos facultés critiques et remplit +notre âme d'étonnement et de respect. Le sentiment provoqué est +inexplicable, comme tous les sentiments, mais il doit être du même +ordre que la fascination subie par un sujet magnétisé. Le prestige est +le plus puissant ressort de toute domination. Les dieux, les rois et +les femmes n'auraient jamais régné sans lui.</p> + +<p>On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de +prestige: le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige +acquis est celui que donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut +être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au +contraire quelque chose d'individuel qui peut coexister avec la +réputation, la gloire, la fortune, ou être renforcé par elles, mais qui +peut parfaitement exister sans elles.</p> + +<p>Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu. +Par le fait seul qu'un individu occupe une certaine position, possède +une certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige, +quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en +uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal +avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des +perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité. +Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue +d'un prince ou d'un marquis; et il suffit de prendre de tels titres +pour escroquer à un commerçant tout ce qu'on +veut<a name="N17" id="N17"></a><a href="#note_17" class="fnanchor">17</a>.<!-- Page 119 --><span class="pagenum"> +[p. 119]</span></p> + +<p>Le prestige dont je viens de parler est celui qu'exercent les +personnes; on peut placer à côté le prestige qu'exercent les opinions, +les œuvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n'est le plus +souvent que de la répétition accumulée. L'histoire, l'histoire +littéraire et artistique surtout, n'étant que la répétition des mêmes +jugements que personne n'essaie de contrôler, chacun finit par répéter +ce qu'il a appris à l'école, et il y a des noms et des choses auxquels +nul n'oserait toucher. Pour un lecteur moderne, la lecture d'Homère +dégage un incontestable et immense ennui; mais qui oserait le dire? Le +Parthénon, dans son état actuel, est une misérable ruine absolument +dépourvue d'intérêt; mais il possède un tel prestige qu'on ne le voit +plus tel qu'il est, mais bien avec tout son cortège de souvenirs +historiques. Le propre du prestige est d'empêcher de voir les choses +telles qu'elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les +foules<!-- Page 120 --><span class="pagenum"> [p. 120]</span> toujours, +les individus le plus souvent, ont besoin, sur tous les sujets, +d'opinions toutes faites. Le succès de ces opinions est indépendant de +la part de vérité ou d'erreur qu'elles contiennent; il dépend +uniquement de leur prestige.</p> + +<p>J'arrive maintenant au prestige personnel. Il est d'une nature fort +différente du prestige artificiel ou acquis dont je viens de m'occuper. +C'est une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité, que +possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d'exercer +une fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent, +alors même qu'ils sont socialement leurs égaux et ne possèdent aucun +moyen ordinaire de domination. Ils imposent leurs idées, leurs +sentiments à ceux qui les entourent, et on leur obéit comme la bête +féroce obéit au dompteur qu'elle pourrait si facilement dévorer.</p> + +<p>Les grands meneurs de foules, tels que Bouddha, Jésus, Mahomet, +Jeanne d'Arc, Napoléon, ont possédé à un haut degré cette forme de +prestige; et c'est surtout par elle qu'ils se sont imposés. Les dieux, +les héros et les dogmes s'imposent et ne se discutent pas; ils +s'évanouissent même dès qu'on les discute.</p> + +<p>Les grands personnages que je viens de citer possédaient leur +puissance fascinatrice bien avant de devenir illustres, et ils ne le +fussent pas devenus sans elle. Il est évident, par exemple, que +Napoléon, au zénith de la gloire, exerçait, par le seul fait de sa +puissance, un prestige immense; mais ce prestige, il en était doué déjà +en partie alors qu'il n'avait aucun pouvoir et était complètement +inconnu. Lorsque, général ignoré, il fut envoyé par protection +commander l'armée d'Italie, il +tomba<!-- Page 121 --><span class="pagenum"> [p. 121]</span> au milieu +de rudes généraux qui s'apprêtaient à faire un dur accueil au jeune +intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la première minute, dès la +première entrevue, sans phrases, sans gestes, sans menaces, au premier +regard du futur grand homme, ils étaient domptés. Taine donne, d'après +les mémoires des contemporains, un curieux récit de cette entrevue.</p> + +<blockquote> +<p>«Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard +héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure, +arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit parvenu +qu'on leur expédie de Paris. Sur la description qu'on leur en a faite, +Augereau est injurieux, insubordonné d'avance: un favori de Barras, un +général de vendémiaire, un général de rue, regardé comme un ours, parce +qu'il est toujours seul à penser, une petite mine, une réputation de +mathématicien et de rêveur. On les introduit, et Bonaparte se fait +attendre. Il paraît enfin, ceint de son épée, se couvre, explique ses +dispositions, leur donne ses ordres et les congédie. Augereau est resté +muet; c'est dehors seulement qu'il se ressaisit et retrouve ses jurons +ordinaires; il convient, avec Masséna, que ce petit b... de général lui +a fait peur; il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti +écrasé au premier coup d'œil.»</p> + +</blockquote> + +<p>Devenu grand homme, son prestige s'accrut de toute sa gloire et +devint au moins égal à celui d'une divinité pour les dévots. Le général +Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore +qu'Augereau, disait de lui au maréchal d'Ornano, en 1815, un jour +qu'ils montaient ensemble l'escalier des Tuileries: «Mon cher, ce +diable d'homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre +compte. C'est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand +je<!-- Page 122 --><span class="pagenum"> [p. 122]</span> l'approche, +je suis prêt à trembler comme un enfant, et il me ferait passer par le +trou d'une aiguille pour me jeter dans le feu.»</p> + +<p>Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux qui +l'approchèrent<a name="N18" id="N18"></a><a href="#note_18" class="fnanchor">18</a>.</p> + +<blockquote> +<p>Davoust disait, parlant du dévouement de Maret et du sien: «Si +l'Empereur nous disait à tous deux: Il importe aux intérêts de ma +politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s'en échappe, +Maret garderait le secret, j'en suis sûr, mais il ne pourrait +s'empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille. +Eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y laisserais ma femme et +mes enfants.»</p> + +</blockquote> + +<p>Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de fascination pour +comprendre ce merveilleux retour de l'île d'Elbe; cette conquête +immédiate de la France par un homme isolé, ayant devant lui toutes les +forces organisées d'un grand pays, qu'on pouvait croire +lassé<!-- Page 123 --><span class="pagenum"> [p. 123]</span> de sa +tyrannie. Il n'eut qu'à regarder les généraux envoyés pour s'emparer de +lui, et qui avaient juré de s'en emparer. Tous se soumirent sans +discussion.</p> + +<blockquote> +<p>«Napoléon, écrit le général anglais Wolseley, débarque en France +presque seul, et comme un fugitif, de la petite île d'Elbe qui était +son royaume, et réussit en quelques semaines à bouleverser, sans +effusion de sang, toute l'organisation du pouvoir de la France sous son +roi légitime: l'ascendant personnel d'un homme s'affirma-t-il jamais +plus étonnamment? Mais d'un bout à l'autre de cette campagne, qui fut +sa dernière, combien est remarquable l'ascendant qu'il exerçait +également sur les alliés, les obligeant à suivre son initiative, et +combien peu s'en fallut qu'il ne les écrasât?»</p> + +</blockquote> + +<p>Son prestige lui survécut et continua à grandir. C'est lui qui fit +sacrer empereur un neveu obscur. En voyant renaître aujourd'hui sa +légende, on voit combien cette grande ombre est puissante encore. +Malmenez les hommes tant qu'il vous plaira, massacrez-les par millions, +amenez invasions sur invasions, tout vous est permis si vous possédez +un degré suffisant de prestige et le talent nécessaire pour le +maintenir.</p> + +<p>J'ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait exceptionnel, +sans doute, mais qu'il était utile de citer pour faire comprendre la +genèse des grandes religions, des grandes doctrines et des grands +empires. Sans la puissance exercée sur la foule par le prestige, cette +genèse ne serait pas compréhensible.</p> + +<p>Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l'ascendant +personnel, la gloire militaire et la terreur religieuse; il peut avoir +des origines plus modestes, et cependant être considérable encore. +Notre siècle en peut fournir plusieurs exemples. Un des plus frappants, +celui<!-- Page 124 --><span class="pagenum"> [p. 124]</span> que la +postérité rappellera d'âge en âge, sera donné par l'histoire de l'homme +illustre qui modifia la face du globe et les relations commerciales des +peuples en séparant deux continents. Il réussit dans son entreprise par +son immense volonté, mais aussi par la fascination qu'il exerçait sur +tous ceux qui l'entouraient. Pour vaincre l'opposition unanime qu'il +rencontrait, il n'avait qu'à se montrer. Il parlait un instant, et, +devant le charme qu'il exerçait, les opposants devenaient des amis. Les +Anglais surtout combattaient son projet avec acharnement; il n'eut qu'à +paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages. Quand, plus +tard, il passa par Southampton, les cloches sonnèrent sur son passage, +et aujourd'hui l'Angleterre s'occupe de lui élever une statue. «Ayant +tout vaincu, hommes et choses, les marais, les rochers et les sables,» +il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer Suez à Panama. +Il recommença avec les mêmes moyens; mais l'âge était venu, et, +d'ailleurs, la foi qui soulève les montagnes ne les soulève qu'à la +condition qu'elles ne soient pas trop hautes. Les montagnes +résistèrent, et la catastrophe qui s'en suivit détruisit l'éblouissante +auréole de gloire qui enveloppait le héros. Sa vie enseigne comment +peut grandir le prestige, et comment il peut disparaître. Après avoir +égalé en grandeur les plus célèbres héros de l'histoire, il fut abaissé +par les magistrats de son pays au rang des plus vils criminels. Quand +il mourut, son cercueil passa isolé au milieu des foules indifférentes. +Seuls, les souverains étrangers rendirent hommage à sa mémoire comme à +celle de l'un des plus grands hommes qu'ait connus +l'histoire<a name="N19" id="N19"></a><a href="#note_19" class="fnanchor">19</a>.</p> + +<p><!-- Page 125 --><span class="pagenum"> [p. 125]</span>Mais les +divers exemples qui viennent d'être cités représentent des formes +extrêmes. Pour établir dans ses détails la psychologie du prestige, il +faudrait les placer à l'extrémité d'une série qui descendrait des +fondateurs de religions et d'empires jusqu'au +particulier<!-- Page 126 --><span class="pagenum"> [p. 126]</span> +essayant d'éblouir ses voisins par un habit neuf ou une décoration.</p> + +<p>Entre les termes les plus éloignés de cette série, on placerait +toutes les formes du prestige dans les divers éléments d'une +civilisation: sciences, arts, littérature, etc., et l'on verrait qu'il +constitue l'élément fondamental de la persuasion. Consciemment ou non, +l'être, l'idée ou la chose possédant du prestige sont par voie de +contagion imités immédiatement et imposent à toute une génération +certaines façons de sentir et de traduire leur pensée. L'imitation est +d'ailleurs le plus souvent inconsciente, et c'est précisément ce qui la +rend parfaite. Les peintres modernes, qui reproduisent les couleurs +effacées et les attitudes rigides de certains primitifs, ne se doutent +guère d'où vient leur inspiration; ils croient à leur propre sincérité, +alors que si un maître éminent n'avait pas ressuscité cette forme +d'art, on aurait continué à n'en voir que les côtés naïfs et +inférieurs. Ceux qui, à l'instar d'un autre maître illustre, inondent +leurs toiles d'ombres violettes, ne voient pas dans la nature plus de +violet qu'on n'en voyait il y a cinquante ans, mais ils sont +suggestionnés par l'impression personnelle et spéciale d'un peintre +qui, malgré cette bizarrerie, sut acquérir un grand prestige. Dans tous +les éléments de la civilisation, de tels exemples pourraient être +aisément invoqués.</p> + +<p>On voit, par ce qui précède, que bien des facteurs peuvent entrer +dans la genèse du prestige: un des plus importants fut toujours le +succès. Tout homme qui réussit, toute idée qui s'impose, cessent par ce +fait même d'être contestés. La preuve que le succès est une des bases +principales du prestige, c'est que +ce<!-- Page 127 --><span class="pagenum"> [p. 127]</span> dernier +disparaît presque toujours avec lui. Le héros, que la foule acclamait +la veille, est conspué par elle le lendemain si l'insuccès l'a frappé. +La réaction sera même d'autant plus vive que le prestige aura été plus +grand. La foule considère alors le héros tombé comme un égal, et se +venge de s'être inclinée devant la supériorité qu'elle ne lui reconnaît +plus. Lorsque Robespierre faisait couper le cou à ses collègues et à un +grand nombre de ses contemporains, il possédait un immense prestige. +Lorsqu'un déplacement de quelques voix lui ôta son pouvoir, il perdit +immédiatement ce prestige, et la foule le suivit à la guillotine avec +autant d'imprécations qu'elle suivait la veille ses victimes. C'est +toujours avec fureur que les croyants brisent les statues de leurs +anciens dieux.</p> + +<p>Le prestige enlevé par l'insuccès est perdu brusquement. Il peut +s'user aussi par la discussion, mais d'une façon plus lente. Ce procédé +est cependant d'un effet très sûr. Le prestige discuté n'est déjà plus +du prestige. Les dieux et les hommes qui ont su garder longtemps leur +prestige n'ont jamais toléré la discussion. Pour se faire admirer des +foules, il faut toujours les tenir à distance.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_16" id="note_16"></a><a href="#N16" class="label">16</a> +<span class="smcap">Gustave le Bon.</span> <i>L'homme et les +Sociétés</i>, t. II, p. 116, 1881.</p> + +<div class="footnote"> +<p><a name="note_17" id="note_17"></a><a href="#N17" class="label">17</a> +Cette influence des titres, des rubans, des uniformes sur les foules se +rencontre dans tous les pays, même dans ceux où le sentiment de +l'indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce +propos un passage curieux du livre récent d'un voyageur sur le prestige +de certains personnages en Angleterre.</p> + +<p>«En diverses rencontres, je ne m'étais aperçu de l'ivresse +particulière à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'Angleterre +exposent les Anglais les plus raisonnables.</p> + +<p>«Pourvu que son état soutienne son rang, ils l'aiment d'avance, et +mis en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit +rougir de plaisir à son approche et, s'il leur parle, la joie qu'ils +contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d'un +éclat inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l'on peut dire, +comme l'Espagnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la +Révolution. Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins +violente, la satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent moins +fondamentaux. Le Livre de la Pairie a un débit considérable, et si loin +qu'on aille, on le trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.»</p> + +</div> + +<p class="footnote"><a name="note_18" id="note_18"></a><a href="#N18" class="label">18</a> +Très conscient de son prestige, Napoléon savait qu'il l'accroissait +encore en traitant un peu moins bien que des palefreniers les grands +personnages qui l'entouraient, et parmi lesquels figuraient plusieurs +de ces célèbres conventionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les +récits du temps sont pleins de faits significatifs sur ce point. Un +jour, en plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot +qu'il traite comme un valet mal appris. L'effet produit, il s'approche +et lui dit: «Eh bien, grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête?» +Là-dessus, Beugnot, haut comme un tambour-major se courbe très bas, et +le petit homme, levant la main, prend le grand par l'oreille, «signe de +faveur enivrante, écrit Beugnot, geste familier du maître qui +s'humanise». De tels exemples donnent une notion nette du degré de +basse platitude que peut provoquer le prestige. Ils font comprendre +l'immense mépris du grand despote pour les hommes qui l'entouraient et +qu'il traitait simplement de «chair à canon».</p> + +<div class="footnote"> +<p><a name="note_19" id="note_19"></a><a href="#N19" class="label">19</a> +Un journal étranger, la <i>Neu Freie Presse</i>, de Vienne, s'est livré +au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions d'une très +judicieuse psychologie, et que, pour cette raison, je reproduis ici:</p> + +<p>«Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a plus le droit +de s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb. Si Ferdinand de +Lesseps est un escroc, toute noble illusion est un crime. L'antiquité +aurait couronné la mémoire de Lesseps d'une auréole de gloire, et lui +aurait fait boire à la coupe du nectar au milieu de l'Olympe, car il a +changé la face de la terre, et il a accompli des œuvres qui +perfectionnent la création. En condamnant Ferdinand de Lesseps, le +président de la Cour d'appel s'est fait immortel, car toujours les +peuples demanderont le nom de l'homme qui ne craignit pas d'abaisser +son siècle pour habiller de la casaque du forçat un vieillard dont la +vie a été la gloire de ses contemporains.</p> + +<p>«Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible, là où +règne la haine bureaucratique contre les grandes œuvres hardies. +Les nations ont besoin de ces hommes audacieux qui croient en eux-mêmes +et franchissent tous les obstacles, sans égard pour leur propre +personne. Le génie ne peut pas être prudent; avec la prudence il ne +pourrait jamais élargir le cercle de l'activité humaine.</p> + +<p>«... Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe et +l'amertume des déceptions: Suez et Panama. Ici le cœur se révolte +contre la morale du succès. Lorsque de Lesseps eut réussi à relier deux +mers, princes et nations lui rendirent leurs hommages; aujourd'hui +qu'il échoue contre les rochers des Cordillères, il n'est plus qu'un +vulgaire escroc... Il y a là une guerre des classes de la société, un +mécontentement de bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code +criminel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des autres... +Les législateurs modernes se trouvent embarrassés devant ces grandes +idées du génie humain; le public y comprend moins encore, et il est +facile à un avocat général de prouver que Stanley est un assassin et +Lesseps un trompeur.»</p> + +</div> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 128 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128"> [p. 128]</a></div> + +<h2>CHAPITRE IV</h2> + +<p class="center"><b>Limites de variabilité des croyances et opinions +des foules.</b></p> + +<p class="chaphead">§ 1. <i>Les croyances +fixes.</i>—Invariabilité de certaines croyances +générales.—Elles sont les guides d'une +civilisation.—Difficulté de les déraciner.—En quoi +l'intolérance constitue pour les peuples une vertu.—L'absurdité +philosophique d'une croyance générale ne peut nuire à sa +propagation.—§ 2. <i>Les opinions mobiles des +foules.</i>—Extrême mobilité des opinions qui ne dérivent pas des +croyances générales.—Variations apparentes des idées et des +croyances en moins d'un siècle.—Limites réelles de ces +variations.—Éléments sur lesquels la variation a porté.—La +disparition actuelle des croyances générales et la diffusion extrême de +la presse rendent de nos jours les opinions de plus en plus +mobiles.—Comment les opinions des foules tendent sur la plupart +des sujets vers l'indifférence.—Impuissance des gouvernements à +diriger comme jadis l'opinion.—L'émiettement actuel des opinions +empêche leur tyrannie.</p> + +<h3>§ 1.—LES CROYANCES FIXES</h3> + +<p>Il y a un parallélisme étroit entre les caractères anatomiques des +êtres et leurs caractères psychologiques. Dans les caractères +anatomiques nous trouvons certains éléments invariables, ou si peu +variables, qu'il faut la durée des âges géologiques pour les changer, +et, à côté de ces caractères fixes, irréductibles, se voient des +caractères très mobiles que le milieu, l'art de l'éleveur et +de<!-- Page 129 --><span class="pagenum"> [p. 129]</span> +l'horticulteur modifient aisément, et parfois au point de dissimuler, +pour l'observateur peu attentif, les caractères fondamentaux.</p> + +<p>Nous observons le même phénomène dans les caractères moraux. À côté +des éléments psychologiques irréductibles d'une race se rencontrent des +éléments mobiles et changeants. Et c'est pourquoi, en étudiant les +croyances et les opinions d'un peuple, on constate toujours un fonds +très fixe sur lequel se greffent des opinions aussi mobiles que le +sable qui recouvre le rocher.</p> + +<p>Les croyances et les opinions des foules forment donc deux classes +bien distinctes. D'une part, les grandes croyances permanentes, qui +durent plusieurs siècles, et sur lesquelles une civilisation entière +repose, telles, par exemple, autrefois, la conception féodale, les +idées chrétiennes, celles de la Réforme; tels de nos jours, le principe +des nationalités, les idées démocratiques et sociales. D'autre part, +les opinions momentanées et changeantes, dérivées le plus souvent des +conceptions générales, que chaque âge voit naître et mourir: telles +sont les théories qui guident les arts et la littérature à certains +moments, celles, par exemple, qui ont produit le romantisme, le +naturalisme, le mysticisme, etc. Elles sont aussi superficielles, le +plus souvent, que la mode, et changent comme elle. Ce sont les petites +vagues qui naissent et s'évanouissent sans cesse à la surface d'un lac +aux eaux profondes.</p> + +<p>Les grandes croyances générales sont en nombre fort restreint. Leur +naissance et leur mort forment pour chaque race historique les points +culminants de son histoire. Elles constituent la vraie charpente des +civilisations.</p> + +<p>Il est très facile d'établir une opinion passagère +dans<!-- Page 130 --><span class="pagenum"> [p. 130]</span> l'âme des +foules, mais il est très difficile d'y établir une croyance durable. Il +est également fort difficile de détruire cette dernière lorsqu'elle a +été établie. Ce n'est, le plus souvent, qu'au prix de révolutions +violentes qu'on peut la changer. Les révolutions n'ont même ce pouvoir +que lorsque la croyance a perdu presque entièrement son empire sur les +âmes. Les révolutions servent alors à balayer finalement ce qui était à +peu près abandonné déjà, mais ce que le joug de la coutume empêchait +d'abandonner entièrement. Les révolutions qui commencent sont en +réalité des croyances qui finissent.</p> + +<p>Le jour précis où une grande croyance est marquée pour mourir est +facile à reconnaître; c'est celui où sa valeur commence à être +discutée. Toute croyance générale n'étant guère qu'une fiction ne +saurait subsister qu'à la condition de n'être pas soumise à +l'examen.</p> + +<p>Mais alors même qu'une croyance est fortement ébranlée, les +institutions qui en dérivent conservent leur puissance et ne s'effacent +que lentement. Lorsqu'elle a enfin perdu complètement son pouvoir, tout +ce qu'elle soutenait s'écroule bientôt. Il n'a pas encore été donné à +un peuple de pouvoir changer ses croyances sans être aussitôt condamnée +à transformer tous les éléments de sa civilisation.</p> + +<p>Il les transforme jusqu'à ce qu'il ait trouvé une nouvelle croyance +générale qui soit acceptée; et jusque-là il vit forcément dans +l'anarchie. Les croyances générales sont les supports nécessaires des +civilisations; elles impriment une orientation aux idées. Elles seules +peuvent inspirer la foi et créer le devoir.</p> + +<p>Les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des croyances +générales, et compris d'instinct que la +disparition<!-- Page 131 --><span class="pagenum"> [p. 131]</span> de +celles-ci devait marquer pour eux l'heure de la décadence. Le culte +fanatique de Rome fut pour les Romains la croyance qui les rendit +maîtres du monde, et quand cette croyance fut morte, Rome fut condamnée +à mourir. Ce furent seulement lorsqu'ils eurent acquis quelques +croyances communes que les barbares, qui détruisirent la civilisation +romaine, atteignirent à une certaine cohésion et purent sortir de +l'anarchie.</p> + +<p>Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu +leurs convictions avec intolérance. Cette intolérance, si critiquable +au point de vue philosophique, représente dans la vie des peuples la +plus nécessaire des vertus. C'est pour fonder ou maintenir des +croyances générales que le moyen âge a élevé tant de bûchers, que tant +d'inventeurs et de novateurs sont morts dans le désespoir quand ils +évitaient les supplices. C'est pour les défendre que le monde a été +tant de fois bouleversé, que tant de millions d'hommes sont morts sur +les champs de bataille, et y mourront encore.</p> + +<p>Il y a de grandes difficultés à établir une croyance générale, mais, +quand elle est définitivement établie, sa puissance est pour longtemps +invincible; et quelle que soit sa fausseté philosophique, elle s'impose +aux plus lumineux esprits. Les peuples de l'Europe n'ont-ils pas, +depuis plus de quinze siècles, considéré comme des vérités +indiscutables des légendes religieuses aussi +barbares<a name="N20" id="N20"></a><a href="#note_20" class="fnanchor">20</a>, +quand on les examine de près, que +celles<!-- Page 132 --><span class="pagenum"> [p. 132]</span> de +Moloch. L'effrayante absurdité de la légende d'un Dieu se vengeant sur +son fils par d'horribles supplices de la désobéissance d'une de ses +créatures, n'a pas été aperçue pendant bien des siècles. Les plus +puissants génies, un Galilée, un Newton, un Leibniz, n'ont pas même +supposé un instant que la vérité de tels dogmes pût être discutée. Rien +ne démontre mieux l'hypnotisation produite par les croyances générales, +mais rien ne marque mieux aussi les humiliantes limites de notre +esprit.</p> + +<p>Dès qu'un dogme nouveau est implanté dans l'âme des foules, il +devient l'inspirateur de ses institutions, de ses arts et de sa +conduite. L'empire qu'il exerce alors sur les âmes est absolu. Les +hommes d'action ne songent qu'à le réaliser, les législateurs ne font +que l'appliquer, les philosophes, les artistes, les littérateurs ne +sont préoccupés que de le traduire sous des formes diverses.</p> + +<p>De la croyance fondamentale, des idées momentanées accessoires +peuvent surgir, mais elles portent toujours l'empreinte de la croyance +dont elles sont issues. La civilisation égyptienne, la civilisation +européenne du moyen âge, la civilisation musulmane des Arabes dérivent +d'un tout petit nombre de croyances religieuses qui ont imprimé leur +marque sur les moindres éléments de ces civilisations, et permettent de +les reconnaître aussitôt.</p> + +<p>Et c'est ainsi que grâce aux croyances générales, les hommes de +chaque âge sont entourés d'un réseau de traditions, d'opinions et de +coutumes, au joug desquelles ils ne sauraient se soustraire et qui les +rendent toujours très semblables les uns aux autres. Ce qui mène +surtout les hommes, ce sont les croyances et les coutumes dérivées de +ces croyances. Elles règlent les +moindres<!-- Page 133 --><span class="pagenum"> [p. 133]</span> actes +de notre existence, et l'esprit le plus indépendant ne songe pas à s'y +soustraire. Il n'y a de véritable tyrannie que celle qui s'exerce +inconsciemment sur les âmes, parce que c'est la seule qui ne se puisse +combattre. Tibère, Gengiskhan, Napoléon ont été des tyrans redoutables, +sans doute, mais, du fond de leur tombeau, Moïse, Bouddha, Jésus, +Mahomet, Luther ont exercé sur les âmes un despotisme bien autrement +profond. Une conspiration peut abattre un tyran, mais que peut-elle sur +une croyance bien établie? Dans sa lutte violente contre le +catholicisme, et malgré l'assentiment apparent des foules, malgré des +procédés de destruction aussi impitoyables que ceux de l'Inquisition, +c'est notre grande Révolution qui a été vaincue. Les seuls tyrans réels +que l'humanité ait connus ont toujours été les ombres des morts ou les +illusions qu'elle s'est créées.</p> + +<p>L'absurdité philosophique que présentent souvent les croyances +générales n'a jamais été un obstacle à leur triomphe. Ce triomphe ne +semble même possible qu'à la condition qu'elles renferment quelque +mystérieuse absurdité. Ce n'est donc pas l'évidente faiblesse des +croyances socialistes actuelles qui les empêchera de triompher dans +l'âme des foules. Leur véritable infériorité par rapport à toutes les +croyances religieuses tient uniquement à ceci: l'idéal de bonheur que +promettaient ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie +future, personne ne pouvait contester cette réalisation. L'idéal de +bonheur socialiste devant être réalisé sur terre, dès les premières +tentatives de réalisation, la vanité des promesses apparaîtra aussitôt, +et la croyance nouvelle perdra du même coup tout prestige. Sa puissance +ne grandira donc que jusqu'au jour où, +ayant<!-- Page 134 --><span class="pagenum"> [p. 134]</span> triomphé, +la réalisation pratique commencera. Et c'est pourquoi, si la religion +nouvelle exerce d'abord, comme toutes celles qui l'ont précédée, un +rôle destructeur, elle ne saurait exercer ensuite, comme elles, un rôle +créateur.</p> + +<h3>§ 2.—LES OPINIONS MOBILES DES FOULES</h3> + +<p>Au-dessus des croyances fixes, dont nous venons de montrer la +puissance se trouve une couche d'opinions, d'idées, de pensées qui +naissent et meurent constamment. Quelques-unes ont la durée d'un jour, +et les plus importantes ne dépassent guère la vie d'une génération. +Nous avons marqué déjà que les changements qui surviennent dans ces +opinions sont parfois beaucoup plus superficiels que réels, et que +toujours ils portent l'empreinte des qualités de la race. Considérant +par exemple les institutions politiques du pays où nous vivons, nous +avons fait voir que les partis en apparence les plus contraires: +monarchistes, radicaux, impérialistes, socialistes, etc., ont un idéal +absolument identique, et que cet idéal tient uniquement à la structure +mentale de notre race, puisque, sous des noms analogues, on retrouve +dans d'autres races un idéal tout à fait contraire. Ce n'est pas le nom +donné aux opinions, ni des adaptations trompeuses qui changent le fond +des choses. Les bourgeois de la Révolution, tout imprégnés de +littérature latine, et qui, les yeux fixés sur la république romaine, +adoptèrent ses lois, ses faisceaux et ses toges, et tâchèrent d'imiter +ses institutions et ses exemples, n'étaient pas +devenus<!-- Page 135 --><span class="pagenum"> [p. 135]</span> des +Romains parce qu'ils étaient sous l'empire d'une puissante suggestion +historique. Le rôle du philosophe est de rechercher ce qui subsiste des +croyances anciennes sous les changements apparents, et de distinguer ce +qui, dans le flot mouvant des opinions, est déterminé par les croyances +générales et l'âme de la race.</p> + +<p>Sans ce critérium philosophique on pourrait croire que les foules +changent de croyances politiques ou religieuses fréquemment et à +volonté. L'histoire tout entière, politique, religieuse, artistique, +littéraire, semble le prouver en effet.</p> + +<p>Prenons, par exemple, une bien courte période de notre histoire, de +1790 à 1820 seulement, c'est-à-dire trente ans, la durée d'une +génération. Nous y voyons les foules, d'abord monarchiques, devenir +très révolutionnaires, puis très impérialistes, puis redevenir très +monarchiques. En religion, elles vont pendant le même temps du +catholicisme à l'athéisme, puis au déisme, puis retournent aux formes +les plus exagérées du catholicisme. Et ce ne sont pas seulement les +foules, mais également ceux qui les dirigent. Nous contemplons avec +étonnement ces grands conventionnels, ennemis jurés des rois et ne +voulant ni dieux ni maîtres, qui deviennent les humbles serviteurs de +Napoléon, puis portent pieusement des cierges dans les processions sous +Louis XVIII.</p> + +<p>Et dans les soixante-dix années qui suivent, quels changements +encore dans les opinions des foules. La «Perfide Albion» du début de ce +siècle devenant l'alliée de la France sous l'héritier de Napoléon; la +Russie, deux fois envahie par nous, et qui avait +tant<!-- Page 136 --><span class="pagenum"> [p. 136]</span> applaudi à +nos derniers revers, considérée subitement comme une amie.</p> + +<p>En littérature, en art, en philosophie, les successions d'opinions +sont plus rapides encore. Romantisme, naturalisme, mysticisme, etc., +naissent et meurent tour à tour. L'artiste et l'écrivain acclamés hier +sont profondément dédaignés demain.</p> + +<p>Mais, quand nous analysons tous ces changements, en apparence si +profonds, que voyons-nous? Tous ceux contraires aux croyances générales +et aux sentiments de la race n'ont qu'une durée éphémère, et le fleuve +détourné reprend bientôt son cours. Les opinions qui ne se rattachent à +aucune croyance générale, à aucun sentiment de la race, et qui, par +conséquent, ne sauraient avoir de fixité, sont à la merci de tous les +hasards ou, si l'on préfère, des moindres changements de milieu. +Formées par suggestion et contagion, elles sont toujours momentanées; +elles naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes +de sable formées par le vent au bord de la mer.</p> + +<p>De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus +grande qu'elle ne le fut jamais; et cela, pour trois raisons +différentes:</p> + +<p>La première est que les anciennes croyances perdant de plus en plus +leur empire, n'agissent plus comme jadis sur les opinions passagères +pour leur donner une certaine orientation. L'effacement des croyances +générales laisse place à une foule d'opinions particulières sans passé +ni avenir.</p> + +<p>La seconde raison est que la puissance des foules devenant de plus +en plus grande et ayant de moins en moins de contrepoids, la mobilité +extrême d'idées que<!-- Page 137 --><span class="pagenum"> [p. +137]</span> nous avons constatée chez elles, peut se manifester +librement.</p> + +<p>La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse qui +met sans cesse sous les yeux des foules les opinions les plus +contraires. Les suggestions que chacune d'elles pourrait engendrer sont +bientôt détruites par des suggestions opposées. Il en résulte que +chaque opinion n'arrive pas à s'étendre et est vouée à une existence +très éphémère. Elle est morte avant d'avoir pu se répandre assez pour +devenir générale.</p> + +<p>De ces causes diverses est résulté un phénomène très nouveau dans +l'histoire du monde, et tout à fait caractéristique de l'âge actuel, je +veux parler de l'impuissance des gouvernements à diriger l'opinion.</p> + +<p>Jadis, et ce jadis n'est pas fort loin, l'action des gouvernements, +l'influence de quelques écrivains et d'un tout petit nombre de journaux +constituaient les vrais régulateurs de l'opinion. Aujourd'hui, les +écrivains ont perdu toute influence, et les journaux ne font plus que +refléter l'opinion. Quant aux hommes d'État, loin de la diriger, ils ne +cherchent qu'à la suivre. Ils ont une crainte de l'opinion qui va +parfois jusqu'à la terreur et ôte toute fixité à leur ligne de +conduite.</p> + +<p>L'opinion des foules tend donc à devenir de plus en plus le +régulateur suprême de la politique. Elle arrive aujourd'hui à imposer +des alliances, comme nous l'avons vu récemment pour l'alliance russe, +exclusivement sortie d'un mouvement populaire. C'est un symptôme bien +curieux de voir de nos jours papes, rois et empereurs, se soumettre au +mécanisme de l'interview, pour exposer leur pensée, sur un sujet donné, +au jugement des foules. On a pu dire jadis que la politique +n'était<!-- Page 138 --><span class="pagenum"> [p. 138]</span> pas +chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore aujourd'hui où elle a de +plus en plus pour guide les impulsions de foules mobiles qui ne +connaissent pas la raison, et que le sentiment seul peut guider?</p> + +<p>Quant à la presse, autrefois directrice de l'opinion, elle a dû, +comme les gouvernements, s'effacer devant le pouvoir des foules. Elle +possède certes une puissance considérable, mais seulement parce qu'elle +est exclusivement le reflet des opinions des foules et de leurs +incessantes variations. Devenue simple agence d'information, elle a +renoncé à chercher à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit +tous les changements de la pensée publique, et les nécessités de la +concurrence l'obligent à bien les suivre sous peine de perdre ses +lecteurs. Les vieux organes solennels et influents d'autrefois, comme +le <i>Constitutionnel</i>, les <i>Débats</i>, le <i>Siècle</i>, dont la +précédente génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou +sont devenus feuilles d'informations encadrées de chroniques amusantes, +de cancans mondains et de réclames financières. Où serait aujourd'hui +le journal assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions +personnelles, et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs +qui ne demandent qu'à être renseignés ou amusés, et qui, derrière +chaque recommandation, redoutent toujours le spéculateur. La critique +n'a même plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. +Elle peut leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont tellement +conscience de l'inutilité de tout ce qui est critique ou opinion +personnelle, qu'ils ont progressivement supprimé les critiques +littéraires, se bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois +lignes de<!-- Page 139 --><span class="pagenum"> [p. 139]</span> +réclame, et, dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la +critique théâtrale.</p> + +<p>Épier l'opinion est devenu aujourd'hui la préoccupation essentielle +de la presse et des gouvernements. Quel est l'effet produit par un +événement, un projet législatif, un discours, voilà ce qu'il leur faut +savoir sans cesse; et la chose n'est pas facile, car rien n'est plus +mobile et plus changeant que la pensée des foules, et rien n'est plus +fréquent que de les voir accueillir avec des anathèmes ce qu'elles +avaient acclamé la veille.</p> + +<p>Cette absence totale de direction de l'opinion, et en même temps la +dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un +émiettement complet de toutes les convictions, et l'indifférence +croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs +intérêts immédiats. Les questions de doctrines, telles que le +socialisme, ne recrutent de défenseurs réellement convaincus que dans +les couches tout à fait illettrées: ouvriers des mines et des usines, +par exemple. Le petit bourgeois, l'ouvrier ayant quelque teinte +d'instruction sont devenus d'un scepticisme ou tout au moins d'une +mobilité complète.</p> + +<p>L'évolution qui s'est ainsi opérée depuis vingt-cinq ans est +frappante. À l'époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions +possédaient encore une orientation générale; elles dérivaient de +l'adoption de quelque croyance fondamentale. Par le fait seul qu'on +était monarchiste, on avait fatalement, aussi bien en histoire que dans +les sciences, certaines idées très arrêtées; et, par le fait seul qu'on +était républicain, on avait des idées tout à fait contraires. Un +monarchiste savait pertinemment que l'homme ne descend pas du singe, +et<!-- Page 140 --><span class="pagenum"> [p. 140]</span> un +républicain savait non moins pertinemment qu'il en descend. Le +monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le +républicain avec vénération. Il y avait des noms, tels que ceux de +Robespierre et de Marat, qu'il fallait prononcer avec des mines de +dévot, et d'autres noms, tels que ceux de César, d'Auguste et de +Napoléon qu'on ne devait pas articuler sans les couvrir d'invectives. +Jusque dans notre Sorbonne, cette naïve façon de concevoir l'histoire +était +générale<a name="N21" id="N21"></a><a href="#note_21" class="fnanchor">21</a>.</p> + +<p>Aujourd'hui, devant la discussion et l'analyse, toutes les opinions +perdent leur prestige; leurs angles s'usent vite, et il en survit bien +peu qui nous puissent passionner. L'homme moderne est de plus en plus +envahi par l'indifférence.</p> + +<p>Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce +soit un symptôme de décadence dans la vie d'un peuple, on ne saurait le +contester. Il est certain que les voyants, les apôtres, les meneurs, +les convaincus en un mot, ont une bien autre force que les négateurs, +les critiques et les indifférents; mais n'oublions pas non plus qu'avec +la puissance actuelle des<!-- Page 141 --><span class="pagenum"> [p. +141]</span> foules, si une seule opinion pouvait acquérir assez de +prestige pour s'imposer, elle serait bientôt revêtue d'un pouvoir +tellement tyrannique que tout devrait aussitôt plier devant elle, et +que l'âge de la libre discussion serait clos pour longtemps. Les foules +représentent des maîtres pacifiques parfois, comme l'étaient à leurs +heures Héliogabale et Tibère; mais elles ont aussi de furieux caprices. +Quand une civilisation est prête à tomber entre leurs mains, elle est à +la merci de trop de hasards pour durer bien longtemps. Si quelque chose +pouvait retarder un peu l'heure de l'effondrement, ce serait +précisément l'extrême mobilité des opinions et l'indifférence +croissante des foules pour toute croyance générale.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_20" id="note_20"></a><a href="#N20" class="label">20</a> +Barbares philosophiquement, j'entends. Pratiquement, elles ont créé une +civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé +entrevoir à l'homme ces paradis enchantés du rêve et de l'espoir qu'il +ne connaîtra plus.</p> + +<div class="footnote"> +<p><a name="note_21" id="note_21"></a><a href="#N21" class="label">21</a> +Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce +point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l'esprit +critique est peu développé par notre éducation universitaire. Je +citerai comme exemple les lignes suivantes extraites de la +<i>Révolution française</i> de M. Rambaud, professeur d'histoire à la +Sorbonne:</p> + +<p>«La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire non +seulement de la France, mais de l'Europe entière; elle inaugurait une +époque nouvelle de l'histoire du monde!»</p> + +<p>Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que «sa +dictature fut surtout d'opinion, de persuasion, d'autorité morale; elle +fut une sorte de pontificat entre les mains d'un homme vertueux»! (P. +91 et 220.)</p> + +</div> + +<hr style="width: 45%;" /><!-- Page 142 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142"> [p. 142]</a></div> + +<h2>LIVRE III</h2> + +<p class="center"><b>CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIVERSES +CATÉGORIES DE FOULES</b></p> + +<hr style="width: 25%;" /> +<h2>CHAPITRE PREMIER</h2> + +<p class="center"><b>Classification des foules.</b></p> + +<p class="chaphead">Divisions générales des foules.—Leur +classification.—§ 1. <i>Les foules hétérogènes.</i>—Comment +elles se différencient.—Influence de la race.—L'âme de la +foule est d'autant plus faible que l'âme de la race est plus +forte.—L'âme de la race représente l'état de civilisation et +l'âme de la foule l'état de barbarie.—§ 2. <i>Les foules +homogènes.</i>—Division des foules homogènes.—Les sectes, +les castes et les classes.</p> + +<p>Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères généraux communs +aux foules psychologiques. Il nous reste à montrer les caractères +particuliers qui s'ajoutent à ces caractères généraux suivant les +diverses catégories de collectivités lorsque, sous l'influence +d'excitants convenables, elles se transforment en foule.</p> + +<p>Exposons d'abord en quelques mots une classification des foules.</p> + +<p><!-- Page 143 --><span class="pagenum"> [p. 143]</span>Notre point +de départ sera la simple multitude. Sa forme la plus inférieure se +présente, lorsqu'elle est composée d'individus appartenant à des races +différentes. Elle n'a d'autre lien commun que la volonté, plus ou moins +respectée d'un chef. On peut donner comme type de telles multitudes, +les barbares d'origines fort diverses, qui pendant plusieurs siècles +envahirent l'empire Romain.</p> + +<p>Au-dessus de ces multitudes de races diverses, se trouvent celles +qui, sous l'influence de certains facteurs, ont acquis des caractères +communs et ont fini par former une race. Elles présenteront à +l'occasion les caractéristiques spéciales des foules, mais ces +caractéristiques seront plus ou moins dominées par celles de la +race.</p> + +<p>Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous l'influence des +facteurs étudiés dans cet ouvrage, se transformer en foules organisées +ou psychologiques. Dans ces foules organisées, nous établirons les +divisions suivantes;</p> + +<div class="center"> +<table summary="" border="0" cellpadding="4" cellspacing="0"> + + <tbody> + + <tr> + + <td align="left"><i>A.</i> Foules +hétérogènes.</td> + + <td align="left">1<sup>o</sup> <i>Anonymes.</i> (Foules +des rues, par exemple.)</td> + + </tr> + + <tr> + + <td align="left"></td> + + <td align="left">2<sup>o</sup> <i>Non +anonymes.</i> (Jurys, assemblées parlementaires, etc.)</td> + + </tr> + + <tr> + + <td align="left"><i>B.</i> Foules +homogènes.</td> + + <td align="left">1<sup>o</sup> <i>Sectes.</i> +(Sectes politiques, Sectes religieuses, etc.)</td> + + </tr> + + <tr> + + <td align="left"></td> + + <td align="left">2<sup>o</sup> <i>Castes.</i>(Caste +militaire, caste sacerdotale, castes ouvrières, etc.)</td> + + </tr> + + <tr> + + <td align="left"></td> + + <td align="left">3<sup>o</sup> <i>Classe.</i>(Classe +bourgeoise, classes des paysans, etc.)</td> + + </tr> + + </tbody> +</table> + +</div> + +<p>Indiquons en quelques mots les caractères différentiels de ces +diverses catégories de foules.</p> + +<h3><!-- Page 144 --><span class="pagenum"> [p. 144]</span>§ 1.—FOULES +HÉTÉROGÈNES</h3> + +<p>Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié les caractères +dans ce volume. Elles se composent d'individus quelconques, quelle que +soit leur profession ou leur intelligence.</p> + +<p>Nous savons maintenant que, par le fait seul que des hommes forment +une foule agissante, leur psychologie collective diffère +essentiellement de leur psychologie individuelle, et que l'intelligence +ne les soustrait pas à cette différenciation. Nous avons vu que, dans +les collectivités, l'intelligence ne joue aucun rôle. Seuls des +sentiments inconscients agissent.</p> + +<p>Un facteur fondamental, la race, permet de différencier assez +profondément les diverses foules hétérogènes.</p> + +<p>Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de la race, et +nous avons montré qu'elle est le plus puissant des facteurs capables de +déterminer les actions des hommes. Elle manifeste également son action +dans les caractères des foules. Une foule composée d'individus +quelconques, mais tous Anglais ou Chinois, différera profondément d'une +autre foule composée d'individus également quelconques, mais de races +différentes: Russes, Français, Espagnols, par exemple.</p> + +<p>Les profondes divergences que la constitution mentale héréditaire +crée dans la façon de sentir et de penser des hommes, éclatent +immédiatement dès que des circonstances, assez rares d'ailleurs, +réunissent dans une même foule, en proportions à peu près égales, des +individus de nationalités différentes, quelque +identiques<!-- Page 145 --><span class="pagenum"> [p. 145]</span> que +soient en apparence les intérêts qui les rassemblent. Les tentatives +faites par les socialistes pour réunir dans de grands congrès des +représentants de la population ouvrière de chaque pays, ont toujours +abouti aux plus furieuses discordes. Une foule latine, si +révolutionnaire ou si conservatrice qu'on la suppose, fera +invariablement appel, pour réaliser ses exigences, à l'intervention de +l'État. Elle est toujours centralisatrice et plus ou moins césarienne. +Une foule anglaise ou américaine, au contraire, ne connaît pas l'État +et ne fait appel qu'à l'initiative privée. Une foule française tient +avant tout à l'égalité, et une foule anglaise à la liberté. Ce sont +précisément ces différences de races qui font qu'il y a presque autant +de formes de socialisme et de démocratie que de nations.</p> + +<p>L'âme de la race domine donc entièrement l'âme de la foule. Elle est +le substratum puissant qui limite ses oscillations. Considérons comme +une loi essentielle que <i>les caractères inférieurs des foules sont +d'autant moins accentués que l'âme de la race est plus forte</i>. +L'état de foule et la domination des foules, c'est la barbarie ou le +retour à la barbarie. C'est en acquérant une âme solidement constituée +que la race se soustrait de plus en plus à la puissance irréfléchie des +foules et sort de la barbarie.</p> + +<p>En dehors de la race, la seule classification importante à faire +pour les foules hétérogènes est de les séparer en foules anonymes, +comme celles des rues, et en foules non anonymes,—les assemblées +délibérantes et les jurés par exemple. Le sentiment de la +responsabilité, nul chez les premières et développé chez les secondes, +donne à leurs actes des orientations souvent fort différentes.</p> + +<h3><!-- Page 146 --><span class="pagenum"> [p. 146]</span>§ 2.—FOULES HOMOGÈNES</h3> + +<p>Les foules homogènes comprennent: 1<sup>o</sup> <i>les sectes</i>; +2<sup>o</sup> <i>les castes</i>; 3<sup>o</sup> <i>les classes</i>.</p> + +<p>La <i>secte</i> marque le premier degré dans l'organisation des +foules homogènes. Elle comprend des individus d'éducation, de +professions, de milieux parfois fort différents, n'ayant entre eux que +le lien unique des croyances. Telles sont les sectes religieuses et +politiques, par exemple.</p> + +<p>La <i>caste</i> représente le plus haut degré d'organisation dont la +foule soit susceptible. Alors que la secte comprend des individus de +professions, d'éducation, de milieux fort différents et rattachés +seulement par la communauté des croyances, la caste ne comprend que des +individus de même profession et par conséquent d'éducation et de +milieux à peu près semblables. Telles sont la caste militaire et la +caste sacerdotale, par exemple.</p> + +<p>La <i>classe</i> est formée par des individus d'origines diverses +réunis, non par la communauté des croyances, comme le sont les membres +d'une secte, ni par la communauté des occupations professionnelles, +comme le sont les membres d'une caste, mais par certains intérêts, +certaines habitudes de vie et d'éducation fort semblables. Telles sont, +par exemple, la classe bourgeoise, la classe agricole, etc.</p> + +<p>Ne m'occupant dans cet ouvrage que des foules hétérogènes, et +réservant l'étude des foules homogènes (sectes, castes et classes) pour +un autre volume, je n'insisterai pas ici sur les caractères de ces +dernières. Je terminerai l'étude des foules hétérogènes par l'examen de +quelques catégories de foule déterminées, choisies comme types.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 147 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147"> [p. 147]</a></div> + +<h2>CHAPITRE II</h2> + +<p class="center"><b>Les foules dites criminelles.</b></p> + +<p class="chaphead">Les foules dites criminelles.—Une foule peut +être légalement mais non psychologiquement criminelle.—Complète +inconscience des actes des foules.—Exemples +divers.—Psychologie des septembriseurs.—Leurs +raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.</p> + +<p>Les foules tombant, après une certaine période d'excitation, à +l'état de simples automates inconscients menés par des suggestions, il +semble difficile de les qualifier dans aucun cas de criminelles. Je ne +conserve ce qualificatif erroné que parce qu'il a été consacré par des +recherches psychologiques récentes. Certains actes des foules sont +assurément criminels si on ne les considère qu'en eux-mêmes, mais alors +au même titre que l'acte d'un tigre dévorant un Hindou, après l'avoir +d'abord laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les distraire.</p> + +<p>Les crimes des foules ont généralement pour mobile une suggestion +puissante, et les individus qui y ont pris part sont persuadés ensuite +qu'ils ont obéi à un devoir, ce qui n'est pas du tout le cas du +criminel ordinaire.</p> + +<p>L'histoire des crimes commis par les foules met en évidence ce qui +précède.</p> + +<p>On peut citer comme exemple typique le meurtre +du<!-- Page 148 --><span class="pagenum"> [p. 148]</span> gouverneur de +la Bastille, M. de Launay. Après la prise de cette forteresse, le +gouverneur, entouré d'une foule très excitée, recevait des coups de +tous côtés. On proposait de le pendre, de lui couper la tête, ou de +l'attacher à la queue d'un cheval. En se débattant, il donna par +mégarde un coup de pied à l'un des assistants. Quelqu'un proposa, et sa +suggestion fut acclamée aussitôt par la foule, que l'individu atteint +par le coup de pied coupât le cou au gouverneur.</p> + +<p>«Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est allé à la +Bastille pour voir ce qui s'y passait, juge que, puisque tel est l'avis +général, l'action est patriotique, et croit même mériter une médaille +en détruisant un monstre. Avec un sabre qu'on lui prête, il frappe sur +le col nu; mais le sabre mal affilé ne coupant pas, il tire de sa poche +un petit couteau à manche noir et (comme, en sa qualité de cuisinier, +il sait travailler les viandes) il achève heureusement l'opération.»</p> + +<p>On voit clairement ici le mécanisme indiqué plus haut. Obéissance à +une suggestion d'autant plus puissante qu'elle est collective, +conviction chez le meurtrier qu'il a commis un acte fort méritoire, et +conviction d'autant plus naturelle qu'il a pour lui l'approbation +unanime de ses concitoyens. Un acte semblable peut être légalement, +mais non psychologiquement, qualifié de criminel.</p> + +<p>Les caractères généraux des foules dites criminelles sont exactement +ceux que nous avons constatés chez toutes les foules: suggestibilité, +crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais, +manifestation de certaines formes de moralité, etc.</p> + +<p>Nous allons retrouver tous ces caractères chez +une<!-- Page 149 --><span class="pagenum"> [p. 149]</span> des foules +qui ont laissé un des plus sinistres souvenirs dans notre histoire: +celle des septembriseurs. Elle présente d'ailleurs beaucoup d'analogie +avec celles qui firent la Saint-Barthélemy. J'emprunte les détails du +récit à M. Taine, qui les a puisés dans les mémoires du temps.</p> + +<p>On ne sait pas exactement qui donna l'ordre ou suggéra de vider les +prisons en massacrant les prisonniers. Que ce soit Danton, comme cela +est probable, ou tout autre, il n'importe; le seul fait intéressant +pour nous est celui de la suggestion puissante que reçut la foule +chargée du massacre.</p> + +<p>La foule des massacreurs comprenait environ trois cents personnes, +et constituait le type parfait d'une foule hétérogène. À part un très +petit nombre de gredins professionnels, elle se composait surtout de +boutiquiers et d'artisans de tous les corps d'états: cordonniers, +serruriers, perruquiers, maçons, employés, commissionnaires, etc. Sous +l'influence de la suggestion reçue, ils sont, comme le cuisinier cité +plus haut, parfaitement convaincus qu'ils accomplissent un devoir +patriotique. Ils remplissent une double fonction, juges et bourreaux, +mais ne se considèrent en aucune façon comme des criminels.</p> + +<p>Pénétrés de l'importance de leur devoir, ils commencent par former +une sorte de tribunal, et immédiatement apparaissent l'esprit simpliste +et l'équité non moins simpliste des foules. Vu le nombre considérable +des accusés, on décide tout d'abord que les nobles, les prêtres, les +officiers, les serviteurs du roi, c'est-à-dire tous les individus dont +la profession seule est une preuve de culpabilité aux yeux d'un bon +patriote, seront<!-- Page 150 --><span class="pagenum"> [p. 150]</span> +massacrés en tas sans qu'il soit besoin de décision spéciale. Pour les +autres, ils seront jugés sur la mine et la réputation. La conscience +rudimentaire de la foule étant ainsi satisfaite, elle va pouvoir +procéder légalement au massacre et donner libre cours à ces instincts +de férocité dont j'ai montré ailleurs la genèse, et que les +collectivités ont toujours le pouvoir de développer à un haut degré. +Ils n'empêcheront pas d'ailleurs—ainsi que cela est la règle dans +les foules—la manifestation concomitante d'autres sentiments +contraires, tels qu'une sensibilité souvent aussi extrême que la +férocité.</p> + +<p>«Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité prompte de +l'ouvrier parisien. À l'Abbaye, un fédéré, apprenant que depuis +vingt-six heures on avait laissé les détenus sans eau, voulait +absolument exterminer le guichetier négligent, et l'eût fait sans les +supplications des détenus eux-mêmes. Lorsqu'un prisonnier est acquitté +(par leur tribunal improvisé), gardes et tueurs, tout le monde +l'embrasse avec transport, on applaudit à outrance,» puis on retourne +tuer les autres en tas. Pendant le massacre, une aimable gaieté ne +cesse de régner. Ils dansent et chantent autour des cadavres, disposent +des bancs «pour les dames» heureuses de voir tuer des aristocrates. Ils +continuent aussi à faire preuve d'une équité spéciale. Un tueur s'étant +plaint, à l'Abbaye, que les dames placées un peu loin voient mal, et +que quelques assistants seuls ont le plaisir de frapper les +aristocrates, ils se rendent à la justesse de cette observation, et +décident que l'on fera passer lentement les victimes entre deux haies +d'égorgeurs qui ne pourront frapper qu'avec le dos du sabre, afin de +prolonger le supplice. À la Force on met les victimes entièrement nues, +on les<!-- Page 151 --><span class="pagenum"> [p. 151]</span> +déchiquette pendant une demi-heure; puis, quand tout le monde a bien +vu, on les finit en leur ouvrant le ventre.</p> + +<p>Les massacreurs sont d'ailleurs fort scrupuleux, et manifestent la +moralité dont nous avons déjà signalé l'existence au sein des foules. +Ils refusent de s'emparer de l'argent et des bijoux des victimes, et +les rapportent sur la table des comités.</p> + +<p>Dans tous leurs actes, on retrouve toujours ces formes rudimentaires +de raisonnement, caractéristiques de l'âme des foules. C'est ainsi +qu'après l'égorgement des 12 ou 1500 ennemis de la nation, quelqu'un +fait observer, et immédiatement sa suggestion est acceptée, que les +autres prisons, celles qui contiennent de vieux mendiants, des +vagabonds, des jeunes détenus, renferment en réalité des bouches +inutiles, et dont il serait bon, pour cette raison, de se débarrasser. +D'ailleurs il doit y avoir certainement parmi eux des ennemis du +peuple, tels, par exemple, qu'une certaine dame Delarue, veuve d'un +empoisonneur: «Elle doit être furieuse d'être en prison; si elle +pouvait, elle mettrait le feu à Paris; elle doit l'avoir dit, elle l'a +dit. Encore un coup de balai.» La démonstration paraît évidente, et +tout est massacré en bloc, y compris une cinquantaine d'enfants de +douze à dix-sept ans, qui, d'ailleurs, eux-mêmes auraient pu devenir +des ennemis de la nation, et dont par conséquent il y avait un intérêt +évident à se débarrasser.</p> + +<p>Au bout d'une semaine de travail, toutes ces opérations étant +terminées, les massacreurs purent songer au repos. Très intimement +persuadés qu'ils avaient bien mérité de la patrie, ils vinrent réclamer +aux autorités<!-- Page 152 --><span class="pagenum"> [p. 152]</span> +une récompense; les plus zélés allèrent même jusqu'à exiger une +médaille.</p> + +<p>L'histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs faits +analogues à ceux qui précèdent. Avec l'influence grandissante des +foules et les capitulations successives des pouvoirs devant elles, nous +sommes appelés à en voir bien d'autres.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 153 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153"> [p. 153]</a></div> + +<h2>CHAPITRE III</h2> + +<p class="center"><b>Les Jurés de cour d'assises.</b></p> + +<p class="chaphead">Les jurés de cour d'assises.—Caractères +généraux des jurys.—La statistique montre que leurs décisions +sont indépendantes de leur composition.—Comment sont +impressionnés les jurés.—Faible action du +raisonnement.—Méthodes de persuasion des avocats +célèbres.—Nature des crimes pour lesquels les jurés sont +indulgents ou sévères.—Utilité de l'institution du jury et danger +extrême que présenterait son remplacement par des magistrats.</p> + +<p>Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j'examinerai +seulement la plus importante, celle des jurés de cours d'assises. Ces +jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme. +Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments +inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l'influence des +meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l'occasion d'observer +d'intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les +personnes non initiées à la psychologie des collectivités.</p> + +<p>Les jurés nous fournissent tout d'abord un excellent exemple de la +faible importance que présente, au point de vue des décisions, le +niveau mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu +que lorsqu'une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion +sur une question n'ayant pas un caractère +tout<!-- Page 154 --><span class="pagenum"> [p. 154]</span> à fait +technique, l'intelligence ne joue aucun rôle; et qu'une réunion de +savants ou d'artistes, par ce fait seul qu'ils sont réunis, n'a pas, +sur des sujets généraux, des jugements sensiblement différents de ceux +d'une assemblée de maçons ou d'épiciers. À diverses époques, avant 1848 +notamment, l'administration faisait un choix soigneux parmi les +personnes appelées à composer le jury, et on les recrutait parmi les +classes éclairées: professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc. +Aujourd'hui le jury se recrute surtout parmi les petits marchands, les +petits patrons, les employés. Or, au grand étonnement des écrivains +spéciaux, quelle qu'ait été la composition des jurys, la statistique +prouve que leurs décisions ont été identiques. Les magistrats +eux-mêmes, si hostiles pourtant à l'institution du jury, ont du +reconnaître l'exactitude de cette assertion. Voici comment s'exprime à +ce sujet un ancien président de cour d'assises, M. Bérard des Glajeux, +dans ses <i>Souvenirs</i>.</p> + +<blockquote> +<p>«Aujourd'hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des +conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré, suivant +les préoccupations politiques et électorales inhérentes à leur +situation... La majorité des élus se compose de commerçants moins +importants qu'on ne les choisissait autrefois, et des employés de +certaines administrations... Toutes les opinions se fondant avec toutes +les professions dans le rôle de juge, beaucoup ayant l'ardeur des +néophytes, et les hommes de meilleure volonté se rencontrant dans les +situations les plus humbles, l'esprit du jury n'a pas changé: <i>ses +verdicts sont restés les mêmes</i>.»</p> + +</blockquote> + +<p>Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont +très justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut +pas trop s'étonner de cette<!-- Page 155 --><span class="pagenum"> [p. +155]</span> faiblesse, car la psychologie des foules, et par conséquent +des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi inconnue des avocats +que des magistrats. J'en trouve la preuve dans ce fait rapporté par +l'auteur cité à l'instant, qu'un des plus illustres avocats de cour +d'assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit de récusation à +l'égard de tous les individus intelligents faisant partie du jury. Or, +l'expérience—l'expérience seule—a fini par apprendre +l'entière inutilité de ces récusations. La preuve en est qu'aujourd'hui +le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y ont entièrement +renoncé; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les verdicts n'ont +pas changé, «ils ne sont ni meilleurs ni pires».</p> + +<p>Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés +par des sentiments et très faiblement par des raisonnements. «Ils ne +résistent pas, écrit un avocat, à la vue d'une femme donnant à téter, +ou à un défilé d'orphelins.» «Il suffit qu'une femme soit agréable, dit +M. des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury.»</p> + +<p>Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre—et +qui sont précisément d'ailleurs les plus redoutables pour la +société—les jurés sont au contraire très indulgents pour les +crimes dits passionnels. Ils sont rarement sévères pour l'infanticide +des filles-mères, ni bien durs pour la fille abandonnée qui vitriolise +un peu son séducteur, sentant fort bien d'instinct que ces crimes-là +sont peu dangereux pour la +société<a name="N22" id="N22"></a><a href="#note_22" class="fnanchor">22</a>, +et que dans un<!-- Page 156 --><span class="pagenum"> [p. 156]</span> +pays où la loi ne protège pas les filles abandonnées, le crime de celle +qui se venge est plus utile que nuisible, en intimidant d'avance les +futurs séducteurs.</p> + +<p>Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le +prestige, et le président des Glajeux fait justement remarquer que, +très démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques +dans leurs affections: «Le nom, la naissance, la grande fortune, la +renommée, l'assistance d'un avocat illustre, les choses qui distinguent +et les choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans +la main des accusés.»</p> + +<p>Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules, +raisonner fort peu, ou n'employer que des formes rudimentaires de +raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat +anglais célèbre par ses succès en cour d'assises a bien montré la façon +d'agir.</p> + +<blockquote> +<p>«Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C'est le +moment favorable. Avec du flair et de l'habitude, l'avocat lit sur les +physionomies l'effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en tire ses +conclusions. Il s'agit tout<!-- Page 157 --><span class="pagenum"> [p. +157]</span> d'abord de distinguer les membres acquis d'avance à la +cause. Le défenseur achève en un tour de main de se les assurer, après +quoi il passe aux membres qui semblent au contraire mal disposés, et il +s'efforce de deviner pourquoi ils sont contraires à l'accusé. C'est la +partie délicate du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons +d'avoir envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la +justice.»</p> + +</blockquote> + +<p>Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de l'art oratoire, et +nous voyons pourquoi le discours fait d'avance est d'un effet si nul, +puisqu'il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés +suivant l'impression produite.</p> + +<p>L'orateur n'a pas besoin de convertir tous les membres d'un jury, +mais seulement les meneurs qui détermineront l'opinion générale. Comme +dans toutes les foules, il y a toujours un petit nombre d'individus qui +conduisent les autres. «J'ai fait l'expérience, dit l'avocat que je +citais plus haut, qu'au moment de rendre le verdict, il suffisait d'un +ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury.» Ce sont ces +deux ou trois-là qu'il faut convaincre par d'habiles suggestions. Il +faut d'abord et avant tout leur plaire. L'homme en foule à qui on a plu +est près d'être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les +raisons quelconques qu'on lui présente. Je trouve, dans un travail +intéressant sur M<sup>e</sup> Lachaud, l'anecdote suivante:</p> + +<blockquote> +<p>«On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu'il prononçait +aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois jurés qu'il +savait, ou sentait, influents, mais revêches. Généralement, il +parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant, une fois, en province, +il en trouva un qu'il dardait vainement de son argumentation +la<!-- Page 158 --><span class="pagenum"> [p. 158]</span> plus tenace +depuis trois quarts d'heure: le premier du deuxième banc, le septième +juré. C'était désespérant! Tout à coup, au milieu d'une démonstration +passionnante, Lachaud s'arrête, et s'adressant au président de la cour +d'assises: «Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire +tirer le rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par +le soleil.» Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis +à la défense.»</p> + +</blockquote> + +<p>Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement +combattu dans ces derniers temps l'institution du jury, seule +protection que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien +fréquentes d'une caste sans +contrôle<a name="N23" id="N23"></a><a href="#note_23" class="fnanchor">23</a>. +Les uns voudraient un jury recruté seulement parmi les classes +éclairées; mais nous avons déjà prouvé que, même dans ce cas, les +décisions seront identiques à celles qui sont maintenant rendues. +D'autres, se basant sur les erreurs commises par +les<!-- Page 159 --><span class="pagenum"> [p. 159]</span> jurés, +voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des juges. Mais +comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées au jury, ce +sont des juges qui les ont d'abord commises, et que, quand l'accusé +arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par plusieurs +magistrats: le juge d'instruction, le procureur de la République et la +chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas alors que, si +l'accusé était définitivement jugé par des magistrats au lieu de l'être +par des jurés, il perdrait sa seule chance d'être reconnu innocent. Les +erreurs des jurés ont toujours été d'abord des erreurs de magistrats. +C'est donc uniquement à ces derniers qu'il faut s'en prendre quand on +voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses, comme la +condamnation toute récente de ce docteur L... qui, poursuivi par un +juge d'instruction véritablement par trop borné, sur la dénonciation +d'une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l'avoir fait avorter +pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l'explosion +d'indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de +l'État. L'honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens +rendait évidente la grossièreté de l'erreur. Les magistrats la +reconnaissaient eux-mêmes; et cependant, par esprit de caste, ils +firent tout ce qu'ils purent pour empêcher la grâce d'être signée. Dans +toutes les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne +peut rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public, +se disant qu'après tout l'affaire a été instruite par des magistrats +rompus à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables +de l'erreur: les jurés ou les magistrats? Gardons précieusement le +jury. Il constitue peut-être<!-- Page 160 --><span class="pagenum"> [p. +160]</span> la seule catégorie de foule qu'aucune individualité ne +saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui, +égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les +cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le +texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de +la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l'abandon +de son séducteur et la misère ont conduite à l'infanticide; alors que +le jury sent très bien d'instinct que la fille séduite est beaucoup +moins coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi +et qu'elle mérite toute son indulgence.</p> + +<p>Sachant très bien ce qu'est la psychologie des castes, et ce qu'est +aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois pas un +seul cas où, accusé à tort d'un crime, je ne préférerais pas avoir +affaire à des jurés plutôt qu'à des magistrats. J'aurais quelques +chances d'être reconnu innocent avec les premiers, et pas une seule +chance avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais +redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les +premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent +jamais.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_22" id="note_22"></a><a href="#N22" class="label">22</a> +Remarquons en passant que cette division, très bien faite d'instinct +par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et les crimes +non dangereux pour elle n'est pas du tout dénuée de justesse. Le but +des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société contre +les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et +surtout l'esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de +l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte +(<i>vindicta</i>, vengeance) est encore d'un usage journalier. Nous +avons la preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de +beaucoup d'entre eux d'appliquer l'excellente loi Bérenger, qui permet +au condamné de ne subir sa peine que s'il récidive. Or, il n'est pas un +magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que +l'application d'une première peine crée infailliblement la récidive. +Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la +société n'a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils +préfèrent créer un récidiviste dangereux.</p> + +<p class="footnote"><a name="note_23" id="note_23"></a><a href="#N23" class="label">23</a> +La magistrature représente, en effet, la seule administration dont les +actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses révolutions, +la France démocratique ne possède pas ce droit d'<i>habeas corpus</i> +dont l'Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les tyrans; mais +dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose à son gré +de l'honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge +d'instruction, à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir +révoltant d'envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de +culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne, +les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou +même un an sous prétexte d'instruction, et les relâcher ensuite sans +leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d'amener est absolument +l'équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette +dernière, si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la +portée que de très grands personnages, alors qu'elle est aujourd'hui +entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer +pour la plus éclairée et la plus indépendante.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 161 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161"> [p. 161]</a></div> + +<h2>CHAPITRE IV</h2> + +<p class="center"><b>Les foules électorales.</b></p> + +<p class="chaphead">Caractères généraux des foules +électorales.—Comment on les persuade.—Qualités que doit +posséder le candidat.—Nécessité du prestige.—Pourquoi +ouvriers et paysans choisissent si rarement les candidats dans leur +sein.—Puissance des mots et des formules sur +l'électeur.—Aspect général des discussions +électorales.—Comment se forment les opinions de +l'électeur.—Puissance des comités.—Ils représentent la +forme la plus redoutable de la tyrannie.—Les comités de la +Révolution.—Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage +universel ne peut être remplacé.—Pourquoi les votes seraient +identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une +classe limitée de citoyens.—Ce que traduit le suffrage universel +dans tous les pays.</p> + +<p>Les foules électorales, c'est-à-dire les collectivités appelées à +élire les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules +hétérogènes; mais, comme elles n'agissent que sur un point bien +déterminé: choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez +elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits. Les +caractères des foules qu'elles manifestent surtout, sont la faible +aptitude au raisonnement, l'absence d'esprit critique, l'irritabilité, +la crédulité et le simplisme. On découvre aussi dans leurs décisions +l'influence des meneurs et le rôle des facteurs que nous avons +énumérés: l'affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.</p> + +<p><!-- Page 162 --><span class="pagenum"> [p. 162]</span>Recherchons +comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le mieux, leur +psychologie se déduira clairement.</p> + +<p>La première des conditions à posséder pour le candidat est le +prestige. Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de +la fortune. Le talent, le génie même ne sont pas des éléments bien +sérieux de succès.</p> + +<p>Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige, +c'est-à-dire de pouvoir s'imposer sans discussion, est capitale. Si les +électeurs, dont la majorité est composée d'ouvriers et de paysans, +choisissent si rarement un des leurs pour les représenter, c'est que +les personnalités sorties de leurs rangs n'ont pour eux aucun prestige. +Quand, par hasard, ils nomment un de leurs égaux, c'est le plus souvent +pour des raisons accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme +éminent, un patron puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque +jour l'électeur, et dont il a ainsi l'illusion de devenir pour un +instant le maître.</p> + +<p>Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au +candidat le succès. L'électeur tient à ce qu'on flatte ses convoitises +et ses vanités; il faut l'accabler des plus extravagantes flagorneries, +ne pas hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S'il est +ouvrier, on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au +candidat adverse, il faut tâcher de l'écraser en établissant par +affirmation, répétition et contagion qu'il est le dernier des gredins, +et que personne n'ignore qu'il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien +entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l'adversaire connaît +mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des +arguments, au lieu de se borner à répondre +aux<!-- Page 163 --><span class="pagenum"> [p. 163]</span> affirmations +par d'autres affirmations; et il n'aura dès lors aucune chance de +triompher.</p> + +<p>Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique, +parce que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard, mais son +programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus +considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces +exagérations produisent beaucoup d'effet, et pour l'avenir elles +n'engagent en rien. Il est d'observation constante, en effet, que +l'électeur ne s'est jamais préoccupé de savoir jusqu'à quel point l'élu +a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l'élection est +supposée avoir eu lieu.</p> + +<p>Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous +avons décrits. Nous allons les retrouver encore dans l'action des +<i>mots</i> et des <i>formules</i> dont nous avons déjà montré le +magique empire. L'orateur qui sait les manier conduit à volonté les +foules où il veut. Des expressions telles que l'infâme capital, les +vils exploiteurs, l'admirable ouvrier, la socialisation des richesses, +etc., produisent toujours le même effet, bien qu'un peu usés déjà. Mais +le candidat qui trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens +précis, et par conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus +diverses, obtient un succès infaillible. La sanglante révolution +espagnole de 1873 a été faite avec un de ces mots magiques, au sens +complexe, que chacun peut interpréter à sa façon. Un écrivain +contemporain en a raconté la genèse en termes qui méritent d'être +rapportés.</p> + +<blockquote> +<p>«Les radicaux avaient découvert qu'une république unitaire est une +monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient +proclamé d'une seule voix la<!-- Page 164 --><span class="pagenum"> [p. +164]</span> république fédérale sans qu'aucun des votants eût pu dire +ce qui venait d'être voté. Mais cette formule enchantait tout le monde, +c'était une ivresse, un délire. On venait d'inaugurer sur la terre le +règne de la vertu et du bonheur. Un républicain, à qui son ennemi +refusait le titre de fédéral, s'en offensait comme d'une mortelle +injure. On s'abordait dans les rues en se disant: <i>Salud y republica +federal!</i> Après quoi on entonnait des hymnes à la sainte +indiscipline et à l'autonomie du soldat. Qu'était-ce que la «république +fédérale?» Les uns entendaient par là l'émancipation des provinces, des +institutions pareilles à celles des États-Unis ou la décentralisation +administrative; d'autres visaient à l'anéantissement de toute autorité, +à l'ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les +socialistes de Barcelone et de l'Andalousie prêchaient la souveraineté +absolue des communes, ils entendaient donner à l'Espagne dix mille +municipes indépendants, ne recevant de lois que d'eux-mêmes, en +supprimant du même coup et l'armée et la gendarmerie. On vit bientôt +dans les provinces du Midi l'insurrection se propager de ville en +ville, de village en village. Dès qu'une commune avait fait son +<i>pronunciamiento</i>, son premier soin était de détruire le +télégraphe et les chemins de fer pour couper toutes ses communications +avec ses voisins et avec Madrid. Il n'était pas de méchant bourg qui +n'entendît faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à +un cantonalisme brutal, incendiaire et massacreur, et partout se +célébraient de sanglantes saturnales.»</p> + +</blockquote> + +<p>Quant à l'influence que pourraient avoir des raisonnements sur +l'esprit des électeurs, il faudrait n'avoir jamais lu le compte rendu +d'une réunion électorale pour n'être pas fixé à ce sujet. On y échange +des affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des +raisons. Si le silence s'établit pour un instant, c'est qu'un assistant +au caractère difficile annonce qu'il va poser au candidat une de ces +questions embarrassantes qui<!-- Page 165 --><span class="pagenum"> [p. +165]</span> réjouissent toujours l'auditoire. Mais la satisfaction des +opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du préopinant est +bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On peut considérer +comme type des réunions publiques les comptes rendus suivants, pris +entre des centaines d'autres semblables, et que j'emprunte aux journaux +quotidiens:</p> + +<blockquote> +<p>«Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président, +l'orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour +enlever le bureau d'assaut. Les socialistes le défendent avec énergie; +on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards, vendus, etc... un +citoyen se retire avec un œil poché.</p> + +<p>«Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du +tumulte, et la tribune reste au compagnon X.</p> + +<p>«L'orateur exécute une charge à fond de train contre les +socialistes, qui l'interrompent en criant: «Crétin! bandit! canaille!» +etc., épithètes auxquelles le compagnon X... répond par l'exposé d'une +théorie selon laquelle les socialistes sont des «idiots» ou des +«farceurs».</p> + +</blockquote> + +<blockquote> +<p>«... Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du +Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion préparatoire à +la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot d'ordre était: «Calme +et tranquillité.»</p> + +<p>«Le compagnon G... traite les socialistes de «crétins» et de +«fumistes».</p> + +<p>«Sur ces mots, orateurs et auditeurs s'invectivent et en viennent +aux mains; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène, etc., +etc.»</p> + +</blockquote> + +<p>N'imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à +une classe déterminée d'électeurs, et dépende de leur situation +sociale. Dans toute assemblée anonyme, quelle qu'elle soit, fût-elle +exclusivement<!-- Page 166 --><span class="pagenum"> [p. 166]</span> +composée de lettrés, la discussion revêt toujours les mêmes formes. +J'ai montré que les hommes en foule tendent vers l'égalisation mentale, +et à chaque instant nous en retrouvons la preuve. Voici, comme exemple, +un extrait du compte rendu d'une réunion exclusivement composée +d'étudiants, que j'emprunte au journal <i>le Temps</i> du 13 février +1895:</p> + +<blockquote> +<p>«Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée s'avançait; +je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire deux phrases sans être +interrompu. À chaque instant les cris partaient d'un point ou de +l'autre, ou de tous les points à la fois; on applaudissait, on +sifflait; des discussions violentes s'engageaient entre divers +auditeurs; les cannes étaient brandies, menaçantes; on frappait le +plancher en cadence; des clameurs poursuivaient les interrupteurs: «À +la porte! À la tribune!»</p> + +<p>«M. C... prodigue à l'association les épithètes d'odieuse et lâche, +monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu'il veut la +détruire, etc., etc...».</p> + +</blockquote> + +<p>On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut +se former l'opinion d'un électeur? Mais poser une pareille question +serait se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut +jouir une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais +des opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et +les votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, +dont les meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort +influents sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. «Savez-vous ce +qu'est un comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de +la démocratie actuelle, M. Schérer? Tout simplement la clef de nos +institutions,<!-- Page 167 --><span class="pagenum"> [p. 167]</span> la +maîtresse pièce de la machine politique. La France est aujourd'hui +gouvernée par les +comités<a name="N24" id="N24"></a><a href="#note_24" class="fnanchor">24</a>.»</p> + +<p>Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux, pour peu que le +candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D'après +les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les +élections multiples du général Boulanger.</p> + +<p>Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique +à celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.</p> + +<p>Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le +suffrage universel. Si j'avais à décider de son sort, je le +conserverais tel qu'il est, pour des motifs pratiques qui découlent +précisément de notre étude de la psychologie des foules, et que pour +cette raison je vais exposer.</p> + +<p>Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop +visibles pour être méconnus. On ne saurait contester que les +civilisations ont été l'œuvre d'une petite minorité d'esprits +supérieurs constituant la pointe +d'une<!-- Page 168 --><span class="pagenum"> [p. 168]</span> pyramide, +dont les étages, s'élargissant à mesure que décroît la valeur mentale, +représentent les couches profondes d'une nation. Ce n'est pas +assurément du suffrage d'éléments inférieurs, n'ayant pour eux que le +nombre, que la grandeur d'une civilisation peut dépendre. Sans doute +encore les suffrages des foules sont souvent bien dangereux. Ils nous +ont déjà coûté plusieurs invasions; et, avec le triomphe du socialisme, +qu'ils préparent, il est probable que les fantaisies de la souveraineté +populaire nous coûteront beaucoup plus cher encore.</p> + +<p>Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement +toute force, si l'on veut se souvenir de la puissance invincible des +idées transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules +est, au point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes +religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'absolue puissance. +Il est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées +religieuses. Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un +pouvoir magique en plein moyen âge. Croyez-vous qu'après avoir constaté +la puissance souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il +eût tenté de les combattre? Tombé dans les mains d'un juge voulant le +faire brûler sous l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable, +ou d'avoir été au sabbat, eût-il songé à contester l'existence du +diable et du sabbat? On ne discute pas plus avec les croyances des +foules qu'avec les cyclones. Le dogme du suffrage universel possède +aujourd'hui le pouvoir qu'eurent jadis les dogmes chrétiens. Orateurs +et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que n'a pas +connus Louis XIV. Il faut donc se +conduire<!-- Page 169 --><span class="pagenum"> [p. 169]</span> à son +égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le temps seul agit +sur eux.</p> + +<p>Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer d'ébranler ce +dogme qu'il a des raisons apparentes pour lui: «Dans les temps +d'égalité, dit justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les +uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même +similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement +du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable, qu'ayant tous des +lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand +nombre.»</p> + +<p>Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage +restreint—restreint aux capacités, si l'on veut—on +améliorerait les votes des foules? Je ne puis l'admettre un seul +instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà dites de l'infériorité +mentale de toutes les collectivités, quelle que puisse être leur +composition. En foule les hommes s'égalisent toujours, et, sur des +questions générales, le suffrage de quarante académiciens n'est pas +meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas du tout +qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que le +rétablissement de l'Empire, par exemple, eût été différent si les +votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des +lettrés. Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les +mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu'il +acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos +économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour +la plupart. Est-il une seule question générale: protectionnisme, +bimétallisme, etc., sur laquelle ils +aient<!-- Page 170 --><span class="pagenum"> [p. 170]</span> réussi à +se mettre d'accord? C'est que leur science n'est qu'une forme très +atténuée de l'universelle ignorance. Devant des problèmes sociaux, où +entrent de si multiples inconnues, toutes les ignorances +s'égalisent.</p> + +<p>Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps +électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux +d'aujourd'hui. Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et +l'esprit de leur parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles +en moins, et en plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des +castes.</p> + +<p>Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un +pays monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en +Portugal ou en Espagne, le suffrage des foules est partout identique, +et ce qu'il traduit en définitive, ce sont les aspirations et les +besoins inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour +chaque pays l'âme de la race. D'une génération à l'autre on la retrouve +à peu près identique.</p> + +<p>Et c'est ainsi qu'une fois encore nous retombons sur cette notion +fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre +notion, qui découle de la première que les institutions et les +gouvernements ne jouent qu'un rôle insignifiant dans la vie des +peuples. Ces derniers sont surtout conduits par l'âme de leur race, +c'est-à-dire par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La +race et l'engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les +maîtres mystérieux qui régissent nos destinées.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_24" id="note_24"></a><a href="#N24" class="label">24</a> +Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc., +constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des +foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et, +par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui +dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une +collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se +permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les +proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, +dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre +fut maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où +l'effroyable dictateur se sépara d'eux pour des questions +d'amour-propre, il fut perdu. Le règne des foules, c'est le règne des +comités, c'est-à-dire des meneurs. On ne saurait rêver de despotisme +plus dur.</p> + +<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 171 --> +<div class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171"> [p. 171]</a></div> + +<h2>CHAPITRE V</h2> + +<p class="center"><b>Les assemblées parlementaires.</b></p> + +<p class="chaphead">Les foules parlementaires présentent la plupart des +caractères communs aux foules hétérogènes non anonymes.—Simplisme +des opinions.—Suggestibilité et limites de cette +suggestibilité.—Opinions fixes irréductibles et opinions +mobiles.—Pourquoi l'indécision prédomine.—Rôle des +meneurs.—Raison de leur prestige.—Ils sont les vrais +maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux d'une +petite minorité.—Puissance absolue qu'ils exercent.—Les +éléments de leur art oratoire.—Les mots et les +images.—Nécessité psychologique pour les meneurs d'être +généralement convaincus et bornés.—Impossibilité pour l'orateur +sans prestige de faire admettre ses raisons.—Exagération des +sentiments, bons ou mauvais, dans les assemblées.—Automatisme +auquel elles arrivent à certains moments.—Les séances de la +Convention.—Cas dans lesquels une assemblée perd les caractères +des foules.—Influence des spécialistes dans les questions +techniques.—Avantages et dangers du régime parlementaire dans +tous les pays.—Il est adapté aux nécessités modernes; mais il +entraîne le gaspillage des finances et la restriction progressive de +toutes les libertés.—<i>Conclusion de l'ouvrage.</i></p> + +<p>Les assemblées parlementaires représentent des foules hétérogènes +non anonymes. Malgré leur recrutement, variable suivant les époques et +les peuples, elles se ressemblent beaucoup par leurs caractères. +L'influence de la race s'y fait sentir, pour atténuer ou exagérer, mais +non pour empêcher la manifestation des +caractères.<!-- Page 172 --><span class="pagenum"> [p. 172]</span> Les +assemblées parlementaires des contrées les plus différentes, celles de +Grèce, d'Italie, de Portugal, d'Espagne, de France et d'Amérique, +présentent dans leurs discussions et leurs votes de grandes analogies +et laissent les gouvernements aux prises avec des difficultés +identiques.</p> + +<p>Le régime parlementaire représente d'ailleurs l'idéal de tous les +peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement +erronée mais généralement admise, que beaucoup d'hommes réunis sont +bien plus capables qu'un petit nombre de prendre une décision sage et +indépendante sur un sujet donné.</p> + +<p>Nous retrouvons dans les assemblées parlementaires les +caractéristiques générales des foules: le simplisme des idées, +l'irritabilité, la suggestibilité, l'exagération des sentiments, +l'influence prépondérante des meneurs. Mais, en raison de leur +composition spéciale, les foules parlementaires présentent quelques +différences que nous indiquerons bientôt.</p> + +<p>Le simplisme des opinions est une de leurs caractéristiques les plus +importantes. On y rencontre dans tous les partis, chez les peuples +latins surtout, une tendance invariable à résoudre les problèmes +sociaux les plus compliqués par les principes abstraits les plus +simples, et par des lois générales applicables à tous les cas. Les +principes varient naturellement avec chaque parti; mais, par le fait +seul que les individus sont en foule, ils tendent toujours à exagérer +la valeur de ces principes et à les pousser jusqu'à leurs dernières +conséquences. Aussi ce que les parlements représentent surtout, ce sont +des opinions extrêmes.</p> + +<p>Le type le plus parfait du simplisme des +assemblées<!-- Page 173 --><span class="pagenum"> [p. 173]</span> fut +réalisé par les jacobins de notre grande Révolution. Tous dogmatiques +et logiques, la cervelle pleine de généralités vagues, ils s'occupaient +d'appliquer des principes fixes sans se soucier des événements; et on a +pu dire avec raison qu'ils avaient traversé la Révolution sans la voir. +Avec les dogmes très simples qui leur servaient de guide, ils +s'imaginaient refaire une société de toutes pièces, et ramener une +civilisation raffinée à une phase très antérieure de l'évolution +sociale. Les moyens qu'ils employèrent pour réaliser leur rêve étaient +également empreints d'un absolu simplisme. Ils se bornaient en effet, à +détruire violemment ce qui les gênait. Tous, d'ailleurs, girondins, +montagnards, thermidoriens, etc., étaient animés du même esprit.</p> + +<p>Les foules parlementaires sont très suggestibles; et, comme pour +toutes les foules, la suggestion émane de meneurs possédant du +prestige; mais, dans les assemblées parlementaires, la suggestibilité a +des limites très nettes qu'il importe de marquer.</p> + +<p>Sur toutes les questions d'intérêt local ou régional, chaque membre +d'une assemblée a des opinions fixes, irréductibles, et qu'aucune +argumentation ne pourrait ébranler. Le talent d'un Démosthène +n'arriverait pas à changer le vote d'un député sur des questions telles +que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs de cru, qui +représentent des exigences d'électeurs influents. La suggestion +antérieure de ces électeurs est assez prépondérante pour annuler toutes +les autres suggestions, et maintenir une fixité absolue +d'opinion<a name="N25" id="N25"></a><a href="#note_25" class="fnanchor">25</a>.</p> + +<p><!-- Page 174 --><span class="pagenum"> [p. 174]</span>Sur des +questions générales: renversement d'un ministère, établissement d'un +impôt, etc., il n'y a plus du tout de fixité d'opinion, et les +suggestions des meneurs peuvent agir, mais pas tout à fait comme dans +une foule ordinaire. Chaque parti a ses meneurs, qui ont parfois une +égale influence. Il en résulte que le député se trouve entre des +suggestions contraires et devient fatalement très hésitant. C'est +pourquoi on le voit souvent, à un quart d'heure de distance, voter de +façon contraire, ajouter à une loi un article qui la détruit: ôter par +exemple aux industriels le droit de choisir et de congédier leurs +ouvriers, puis annuler à peu près cette mesure par un amendement.</p> + +<p>Et c'est pourquoi, à chaque législature, une Chambre a des opinions +très fixes et d'autres opinions très indécises. Au fond, les questions +générales étant les plus nombreuses, c'est l'indécision qui domine, +indécision entretenue par la crainte constante de l'électeur, dont la +suggestion latente tend toujours à contre-balancer l'influence des +meneurs.</p> + +<p>Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive les vrais +maîtres dans les discussions nombreuses où les membres d'une assemblée +n'ont pas d'opinions antérieures bien arrêtées.</p> + +<p>La nécessité de ces meneurs est évidente puisque, sous le nom de +chefs de groupes, on les retrouve dans les assemblées de tous les pays. +Ils sont les vrais souverains d'une assemblée. Les hommes en foule ne +sauraient se passer d'un maître. Et c'est pourquoi +les<!-- Page 175 --><span class="pagenum"> [p. 175]</span> votes d'une +assemblée ne représentent généralement que les opinions d'une petite +minorité.</p> + +<p>Les meneurs agissent très peu par leurs raisonnements, beaucoup par +leur prestige. Et la meilleure preuve, c'est que si une circonstance +quelconque les en dépouille, ils n'ont plus d'influence.</p> + +<p>Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au nom ni à la +célébrité. M. Jules Simon parlant des grands hommes de l'assemblée de +1848, où il a siégé, nous en donne de bien curieux exemples.</p> + +<blockquote> +<p>«Deux mois avant d'être tout-puissant, Louis-Napoléon n'était +rien.</p> + +<p>«Victor Hugo monta à la tribune. Il n'y eut pas de succès. On +l'écouta, comme on écoutait Félix Pyat; on ne l'applaudit pas autant. +«Je n'aime pas ses idées, me dit Vaulabelle en parlant de Félix Pyat; +mais c'est un des plus grands écrivains et le plus grand orateur de la +France.» Edgar Quinet, ce rare et puissant esprit, n'était compté pour +rien. Il avait eu son moment de popularité avant l'ouverture de +l'Assemblée; dans l'Assemblée, il n'en eut aucune.</p> + +<p>«Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où l'éclat du +génie se fait le moins sentir. On n'y tient compte que d'une éloquence +appropriée au temps et au lieu, et des services rendus non à la patrie, +mais aux partis. Pour qu'on rendît hommage à Lamartine en 1848 et à +Thiers en 1871, il fallut le stimulant de l'intérêt urgent, inexorable. +Le danger passé, on fut guéri à la fois de la reconnaissance et de la +peur.»</p> + +</blockquote> + +<p>J'ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu'il contient, +mais non pour les explications qu'il propose. Elles sont d'une +psychologie médiocre. Une foule perdrait aussitôt son caractère de +foule si elle tenait compte aux meneurs des services rendus, que ce +soit à la<!-- Page 176 --><span class="pagenum"> [p. 176]</span> patrie +ou aux partis. La foule qui obéit au meneur subit son prestige, et n'y +fait intervenir aucun sentiment d'intérêt ou de reconnaissance.</p> + +<p>Aussi le meneur doué d'un prestige suffisant possède-t-il un pouvoir +presque absolu. On sait l'influence immense qu'eut pendant de longues +années, grâce à son prestige, un député célèbre, battu dans les +dernières élections à la suite de certains événements financiers. Sur +un simple signe de lui, les ministres étaient renversés. Un écrivain a +marqué nettement dans les lignes suivantes la portée de son action:</p> + +<blockquote> +<p>«C'est à M. X... principalement que nous devons d'avoir acheté le +Tonkin trois fois plus cher qu'il n'aurait dû coûter, de n'avoir pris +dans Madagascar qu'un pied incertain, de nous être laissé frustrer de +tout un empire sur le bas Niger, d'avoir perdu la situation +prépondérante que nous occupions en Égypte.—Les théories de M. +X... nous ont coûté plus de territoires que les désastres de Napoléon +I<sup>er</sup>.»</p> + +</blockquote> + +<p>Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en question. Il nous a +coûté fort cher évidemment; mais une grande partie de son influence +tenait à ce qu'il suivait l'opinion publique, qui, en matière +coloniale, n'était pas du tout alors ce qu'elle est devenue +aujourd'hui. Il est rare qu'un meneur précède l'opinion; presque +toujours il se borne à la suivre et à en épouser toutes les erreurs.</p> + +<p>Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors du prestige, sont +les facteurs que nous avons déjà énumérés plusieurs fois. Pour les +manier habilement, le meneur doit avoir pénétré, au moins d'une façon +inconsciente, la psychologie des foules, et savoir +comment<!-- Page 177 --><span class="pagenum"> [p. 177]</span> leur +parler. Il doit surtout connaître la fascinante influence des mots, des +formules et des images. Il doit posséder une éloquence spéciale, +composée: d'affirmations énergiques—dégagées de preuves—et +d'images impressionnantes encadrées de raisonnements fort sommaires. +C'est un genre d'éloquence qu'on rencontre dans toutes les assemblées, +y compris le parlement anglais, le plus pondéré pourtant de tous.</p> + +<blockquote> +<p>«Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe anglais Maine, des +débats à la Chambre des communes, où toute la discussion consiste à +échanger des généralités assez faibles et des personnalités assez +violentes. Sur l'imagination d'une démocratie pure, ce genre de +formules générales exerce un effet prodigieux. Il sera toujours aisé de +faire accepter à une foule des assertions générales présentées en +termes saisissants, quoiqu'elles n'aient jamais été vérifiées et ne +soient peut-être susceptibles d'aucune vérification.»</p> + +</blockquote> + +<p>L'importance des «termes saisissants», indiquée dans la citation qui +précède, ne saurait être exagérée. Nous avons plusieurs fois déjà +insisté sur la puissance spéciale des mots et des formules. Il faut les +choisir de façon à ce qu'ils évoquent des images très vives. La phrase +suivante, empruntée au discours d'un des meneurs de nos assemblées, en +constitue un excellent spécimen:</p> + +<p>«Le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de +la relégation le politicien véreux et l'anarchiste meurtrier, ils +pourront lier conversation et ils s'apparaîtront l'un à l'autre comme +les deux aspects complémentaires d'un même ordre social.»</p> + +<p>L'image ainsi évoquée est bien visible, et tous +les<!-- Page 178 --><span class="pagenum"> [p. 178]</span> adversaires +de l'orateur se sentent menacés par elle. Ils voient du même coup les +pays fiévreux, le bâtiment qui pourra les emporter, car ne font-ils pas +peut-être partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens +menacés? Ils éprouvent alors la sourde crainte que devaient ressentir +les conventionnels, que les vagues discours de Robespierre menaçaient +plus ou moins du couperet de la guillotine, et qui, sous l'influence de +cette crainte, lui cédaient toujours.</p> + +<p>Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus invraisemblables +exagérations. L'orateur, dont je viens de citer une phrase, a pu +affirmer, sans soulever de grandes protestations, que les banquiers et +les prêtres soudoyaient les lanceurs de bombes, et que les +administrateurs des grandes compagnies financières méritent les mêmes +peines que les anarchistes. Sur les foules, de pareilles affirmations +agissent toujours. L'affirmation n'est jamais trop furieuse, ni la +déclamation trop menaçante. Rien n'intimide plus les auditeurs que +cette éloquence. En protestant, ils craignent de passer pour traîtres +ou complices.</p> + +<p>Cette éloquence spéciale a toujours régné, comme je le disais à +l'instant, sur toutes les assemblées; et, dans les périodes critiques, +elle ne fait que s'accentuer. La lecture des discours des grands +orateurs qui composaient les assemblées de la Révolution est très +intéressant à ce point de vue. À chaque instant ils se croyaient +obligés de s'interrompre pour flétrir le crime et exalter la vertu; +puis, ils éclataient en imprécations contre les tyrans, et juraient de +vivre libres ou de mourir. L'assistance se levait, applaudissait avec +fureur, puis, calmée, se rasseyait.</p> + +<p><!-- Page 179 --><span class="pagenum"> [p. 179]</span>Le meneur +peut être quelquefois intelligent et instruit; mais cela lui est +généralement plus nuisible qu'utile. En montrant la complexité des +choses, en permettant d'expliquer et de comprendre, l'intelligence rend +toujours indulgent, et émousse fortement l'intensité et la violence des +convictions nécessaires aux apôtres. Les grands meneurs de tous les +âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés; et +ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande +influence.</p> + +<p>Les discours du plus célèbre d'entre eux, Robespierre, stupéfient +souvent par leur incohérence; en se bornant à les lire, on n'y +trouverait aucune explication plausible du rôle immense du puissant +dictateur:</p> + +<blockquote> +<p>«Lieux communs et redondances de l'éloquence pédagogique et de la +culture latine au service d'une âme plutôt puérile que plate, et qui +semble se borner, dans l'attaque ou la défense, au: «Viens-y donc!» des +écoliers. Pas une idée, pas un tour, pas un trait, c'est l'ennui dans +la tempête. Quand on sort de cette lecture morne, on a envie de pousser +le ouf! de l'aimable Camille Desmoulins.»</p> + +</blockquote> + +<p>Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que donne à un +homme possédant du prestige une conviction forte unie à une extrême +étroitesse d'esprit. Il faut pourtant réaliser ces conditions pour +ignorer les obstacles et savoir vouloir. D'instinct les foules +reconnaissent dans ces convaincus énergiques le maître qu'il leur faut +toujours.</p> + +<p>Dans une assemblée parlementaire, le succès d'un discours dépend +presque uniquement du prestige que l'orateur possède, et pas du tout +des raisons qu'il propose.<!-- Page 180 --><span class="pagenum"> [p. +180]</span> Et, la meilleure preuve, c'est que lorsqu'une cause +quelconque fait perdre à un orateur son prestige, il perd du même coup +toute son influence, c'est-à-dire le pouvoir de diriger à son gré les +votes.</p> + +<p>Quant à l'orateur inconnu qui arrive avec un discours contenant de +bonnes raisons, mais seulement des raisons, il a des chances d'être +seulement écouté. Un député, doublé d'un psychologue perspicace, M. +Descubes, a récemment tracé dans les lignes suivantes l'image du député +sans prestige:</p> + +<blockquote> +<p>«Quand il a pris place à la tribune, il tire de sa serviette un +dossier qu'il étale méthodiquement devant lui et débute avec +assurance.</p> + +<p>Il se flatte de faire passer dans l'âme des auditeurs la conviction +qui l'anime. Il a pesé et repesé ses arguments; il est tout bourré de +chiffres et de preuves; il est sûr d'avoir raison. Toute résistance, +devant l'évidence qu'il apporte, sera vaine. Il commence, confiant dans +son bon droit et aussi dans l'attention de ses collègues, qui +certainement ne demandent qu'à s'incliner devant la vérité.</p> + +<p>Il parle, et, tout de suite il est surpris du mouvement de la salle, +un peu agacé par le brouhaha qui s'en élève.</p> + +<p>Comment le silence ne se fait-il pas? Pourquoi cette inattention +générale? À quoi pensent donc ceux-là qui causent entre eux? Quel motif +si urgent fait quitter sa place à cet autre?</p> + +<p>Une inquiétude passe sur son front. Il fronce les sourcils, +s'arrête. Encouragé par le président, il repart, haussant la voix. On +ne l'en écoute que moins. Il force le ton, il s'agite: le bruit +redouble autour de lui. Il ne s'entend plus lui-même, s'arrête encore; +puis, craignant que son silence ne provoque le fâcheux cri de: +<i>Clôture!</i> il reprend de plus belle. Le vacarme devient +insupportable.»</p> + +</blockquote> + +<p>Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent montées à un +certain degré d'excitation, elles +deviennent<!-- Page 181 --><span class="pagenum"> [p. 181]</span> +identiques aux foules hétérogènes ordinaires, et leurs sentiments +présentent par conséquent la particularité d'être toujours extrêmes. On +les verra se porter aux plus grands actes d'héroïsme ou aux pires +excès. L'individu n'est plus lui-même, et il l'est si peu qu'il votera +les mesures les plus contraires à ses intérêts personnels.</p> + +<p>L'histoire de la Révolution montre à quel point les assemblées +peuvent devenir inconscientes et obéir aux suggestions les plus +contraires à leurs intérêts. C'était un sacrifice énorme pour la +noblesse de renoncer à ses privilèges, et pourtant, dans une nuit +célèbre de la Constituante, elle le fit sans hésiter. C'était une +menace permanente de mort pour les conventionnels de renoncer à leur +inviolabilité, et pourtant ils le firent et ne craignirent pas de se +décimer réciproquement, sachant bien cependant que l'échafaud où ils +envoyaient aujourd'hui des collègues leur était réservé demain. Mais +ils étaient arrivés à ce degré d'automatisme complet que j'ai décrit +ailleurs, et aucune considération ne pouvait les empêcher de céder aux +suggestions qui les hypnotisaient. Le passage suivant des mémoires de +l'un d'eux, Billaud-Varennes, est absolument typique sur ce point: «Les +décisions que l'on nous reproche tant, dit-il, <i>nous ne les voulions +pas le plus souvent deux jours, un jour auparavant: la crise seule les +suscitait</i>.» Rien n'est plus juste.</p> + +<p>Les mêmes phénomènes d'inconscience se manifestèrent pendant toutes +les séances orageuses de la Convention.</p> + +<blockquote> +<p>«Ils approuvent et décrètent, dit Taine, ce dont ils ont horreur, +non seulement les sottises et les folies, mais +les<!-- Page 182 --><span class="pagenum"> [p. 182]</span> crimes, le +meurtre des innocents, le meurtre de leurs amis. À l'unanimité et avec +les plus vifs applaudissements, la gauche, réunie à la droite, envoie à +l'échafaud Danton, son chef naturel, le grand promoteur et conducteur +de la Révolution. À l'unanimité et avec les plus grands +applaudissements, la droite, réunie à la gauche, vote les pires décrets +du gouvernement révolutionnaire. À l'unanimité, et avec des cris +d'admiration et d'enthousiasme, avec des témoignages de sympathie +passionnée pour Collot d'Herbois, pour Couthon et pour Robespierre, la +Convention, par des réélections spontanées et multiples, maintient en +place le gouvernement homicide que la Plaine déteste parce qu'il est +homicide, et que la Montagne déteste parce qu'il la décime. Plaine et +Montagne, la majorité et la minorité finissent par consentir à aider à +leur propre suicide. Le 22 prairial, la Convention tout entière a tendu +la gorge; le 8 thermidor, pendant le premier quart d'heure qui a suivi +le discours de Robespierre, elle l'a tendue encore.»</p> + +</blockquote> + +<p>Le tableau peut paraître sombre. Il est exact pourtant. Les +assemblées parlementaires suffisamment excitées et hypnotisées +présentent les mêmes caractères. Elles deviennent un troupeau mobile +obéissant à toutes les impulsions. La description suivante de +l'assemblée de 1848, due à un parlementaire dont on ne suspectera pas +la foi démocratique, M. Spuller, et que je reproduis d'après la +<i>Revue littéraire</i>, est bien typique. On y retrouve tous les +sentiments exagérés que j'ai décrits dans les foules, et cette mobilité +excessive qui permet de passer d'un instant à l'autre par la gamme des +sentiments les plus contraires.</p> + +<blockquote> +<p>«Les divisions, les jalousies, les soupçons, et tour à tour la +confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le parti +républicain à sa perte. Sa naïveté et sa candeur n'avaient d'égale que +sa défiance universelle. Aucun +sens<!-- Page 183 --><span class="pagenum"> [p. 183]</span> de la +légalité, nulle intelligence de la discipline: des terreurs et des +illusions sans bornes: le paysan et l'enfant se rencontrent en ce +point. Leur calme rivalise avec leur impatience. Leur sauvagerie est +pareille à leur docilité. C'est le propre d'un tempérament qui n'est +point fait et d'une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les +déconcerte. Tremblants, peureux, intrépides, héroïques, ils se +jetteront à travers les flammes et ils reculeront devant une ombre.</p> + +<p>«Ils ne connaissent point les effets et les rapports des choses. +Aussi prompts aux découragements qu'aux exaltations, sujets à toutes +les paniques, toujours trop haut ou trop bas, jamais au degré qu'il +faut et dans la mesure qui convient. Plus fluides que l'eau, ils +reflètent toutes les couleurs et prennent toutes les formes. Quelle +base de gouvernement pouvait-on espérer d'asseoir en eux?»</p> + +</blockquote> + +<p>Il s'en faut de beaucoup heureusement que tous les caractères que +nous venons de décrire dans les assemblées parlementaires se +manifestent constamment. Elles ne sont foules qu'à certains moments. +Les individus qui les composent arrivent à garder leur individualité +dans un grand nombre de cas; et c'est pourquoi une assemblée peut +élaborer des lois techniques excellentes. Ces lois ont, il est vrai, +pour auteur un homme spécial qui les a préparées dans le silence du +cabinet; et la loi votée est en réalité l'œuvre d'un individu, et +non plus celle d'une assemblée. Ce sont naturellement ces lois qui sont +les meilleures. Elles ne deviennent désastreuses que lorsqu'une série +d'amendements malheureux les rendent collectives. L'œuvre d'une +foule est partout et toujours inférieure à celle d'un individu isolé. +Ce sont les spécialistes qui sauvent les assemblées des mesures trop +désordonnées et trop +inexpérimentées.<!-- Page 184 --><span class="pagenum"> [p. 184]</span> +Le spécialiste est alors un meneur momentané. L'assemblée n'agit pas +sur lui et il agit sur elle.</p> + +<p>Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement, les assemblées +parlementaires représentent ce que les peuples ont encore trouvé de +meilleur pour se gouverner et surtout pour se soustraire le plus +possible au joug des tyrannies personnelles. Elles sont certainement +l'idéal d'un gouvernement, au moins pour les philosophes, les penseurs, +les écrivains, les artistes et les savants, en un mot pour tout ce qui +constitue le sommet d'une civilisation.</p> + +<p>En fait, d'ailleurs, elles ne présentent que deux dangers sérieux, +l'un est un gaspillage forcé des finances, l'autre une restriction +progressive des libertés individuelles.</p> + +<p>Le premier de ces dangers est la conséquence forcée des exigences et +de l'imprévoyance des foules électorales. Qu'un membre d'une assemblée +propose une mesure donnant une satisfaction apparente à des idées +démocratiques, telle qu'assurer, par exemple, des retraites à tous les +ouvriers, augmenter le traitement des cantonniers, des instituteurs, +etc., les autres députés, suggestionnés par la crainte des électeurs, +n'oseront pas avoir l'air de dédaigner les intérêts de ces derniers en +repoussant la mesure proposée, bien que sachant qu'elle grèvera +lourdement le budget et nécessitera la création de nouveaux impôts. +Hésiter dans le vote leur est impossible. Les conséquences de +l'accroissement des dépenses sont lointaines et sans résultats bien +fâcheux pour eux, alors que les conséquences d'un vote négatif +pourraient apparaître clairement le jour prochain où il faudra se +représenter devant l'électeur.</p> + +<p><!-- Page 185 --><span class="pagenum"> [p. 185]</span>À côté de +cette première cause d'exagération des dépenses il en est une autre, +non moins impérative: l'obligation d'accorder toutes les dépenses +d'intérêt purement local. Un député ne saurait s'y opposer, parce +qu'elles représentent encore des exigences d'électeurs, et que chaque +député ne peut obtenir ce dont il a besoin pour sa circonscription qu'à +la condition de céder aux demandes analogues de ses +collègues<a name="N26" id="N26"></a><a href="#note_26" class="fnanchor">26</a>.</p> + +<p>Le second des dangers mentionnés plus +haut,<!-- Page 186 --><span class="pagenum"> [p. 186]</span> la +restriction forcée des libertés par les assemblées parlementaires, +moins visible en apparence est cependant fort réel. Il est la +conséquence des innombrables lois—toujours +restrictives—dont les parlements, avec leur esprit simpliste, +voient mal les conséquences, et qu'ils se croient obligés de voter.</p> + +<p>Il faut que ce danger soit bien inévitable, puisque l'Angleterre +elle-même, qui offre assurément le type le plus parfait du régime +parlementaire, celui où le représentant est le plus indépendant de son +électeur, n'a pas réussi à s'y soustraire. Herbert Spencer, dans un +travail déjà ancien, avait montré que l'accroissement de la liberté +apparente devait être suivi d'une diminution de la liberté réelle. +Reprenant la même thèse dans son livre récent, <i>l'Individu contre +l'État</i>, il s'exprime ainsi au sujet du parlement anglais:</p> + +<blockquote> +<p>«Depuis cette époque la législation a suivi le cours que +j'indiquais. Des mesures dictatoriales, se multipliant rapidement, ont +continuellement tendu à restreindre les libertés individuelles, et cela +de deux manières: des réglementations ont été établies, chaque année en +plus grand nombre, qui imposent une contrainte au citoyen là où ses +actes étaient auparavant complètement libres, et le forcent à accomplir +des actes qu'il pouvait auparavant accomplir ou ne pas accomplir, à +volonté. En même temps des charges publiques, de plus en plus lourdes, +surtout locales, ont restreint davantage sa liberté en diminuant cette +portion de ses profits qu'il peut dépenser à sa guise, et en augmentant +la portion qui lui est enlevée pour être dépensée selon le bon plaisir +des agents publics.»</p> + +</blockquote> + +<p>Cette restriction progressive des libertés se manifeste pour tous +les pays sous une forme spéciale, que Herbert Spencer n'a pas indiquée, +et qui est celle-ci:<!-- Page 187 --><span class="pagenum"> [p. +187]</span> La création de ces séries innombrables de mesures +législatives, toutes généralement d'ordre restrictif, conduit +nécessairement à augmenter le nombre, le pouvoir et l'influence des +fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent ainsi +progressivement à devenir les véritables maîtres des pays civilisés. +Leur puissance est d'autant plus grande, que, dans les incessants +changements de pouvoir, la caste administrative est la seule qui +échappe à ces changements, la seule qui possède l'irresponsabilité, +l'impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despotismes, il n'en +est pas de plus lourds que ceux qui se présentent sous cette triple +forme.</p> + +<p>Cette création incessante de lois et de règlements restrictifs +entourant des formalités les plus byzantines les moindres actes de la +vie, a pour résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans +laquelle les citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette +illusion qu'en multipliant les lois l'égalité et la liberté se trouvent +mieux assurées, les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes +entraves.</p> + +<p>Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent. Habitués à supporter +tous les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à +perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que +des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance +et sans force.</p> + +<p>Mais alors les ressorts que l'homme ne trouve plus en lui-même, il +est bien forcé de les chercher hors de lui-même. Avec l'indifférence et +l'impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est +obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément +l'esprit d'initiative, d'entreprise et de conduite que +les<!-- Page 188 --><span class="pagenum"> [p. 188]</span> particuliers +n'ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout +protéger. L'État devient un dieu tout-puissant. Mais l'expérience +enseigne que le pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni +bien fort.</p> + +<p>Cette restriction progressive de toutes les libertés chez certains +peuples, malgré une licence extérieure qui leur donne l'illusion de les +posséder, semble être une conséquence de leur vieillesse tout autant +que celle d'un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes +précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation +n'a pu échapper jusqu'ici.</p> + +<p>Si l'on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes +qui éclatent de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes +sont arrivées à cette phase d'extrême vieillesse qui précède la +décadence. Il semble que des phases identiques soient fatales pour tous +les peuples, puisque l'on voit si souvent l'histoire en répéter le +cours.</p> + +<p>Ces phases d'évolution générale des civilisations, il est facile de +les marquer sommairement, et c'est avec leur résumé que se terminera +notre ouvrage. Ce rapide tableau jettera peut-être quelques lueurs sur +les causes de la puissance actuelle des foules.</p> + +<hr style="width: 15%;" /> +<p>Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la genèse de la +grandeur et de la décadence des civilisations qui ont précédé la nôtre, +que voyons-nous?</p> + +<p>À l'aurore de ces civilisations une poussière d'hommes, d'origines +variées, réunie par les hasards des migrations, des invasions et des +conquêtes. De sangs divers, de langues et de croyances également +diverses, ces hommes<!-- Page 189 --><span class="pagenum"> [p. +189]</span> n'ont de lien commun que la loi à demi reconnue d'un chef. +Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au plus haut degré les +caractères psychologiques des foules. Elles en ont la cohésion +momentanée, les héroïsmes, les faiblesses, les impulsions et les +violences. Rien n'est stable en elles. Ce sont des barbares.</p> + +<p>Puis le temps accomplit son œuvre. L'identité des milieux, la +répétition des croisements, les nécessités d'une vie commune, agissent +lentement. L'agglomération d'unités dissemblables commence à se +fusionner et à former une race, c'est-à-dire un agrégat possédant des +caractères et des sentiments communs, que l'hérédité va fixer de plus +en plus. La foule est devenue un peuple, et ce peuple va pouvoir sortir +de la barbarie.</p> + +<p>Il n'en sortira tout à fait pourtant que quand, après de longs +efforts, des luttes sans cesse répétées et d'innombrables +recommencements, il aura acquis un idéal. Peu importe la nature de cet +idéal, que ce soit le culte de Rome, la puissance d'Athènes ou le +triomphe d'Allah, il suffira pour donner à tous les individus de la +race en voie de formation une parfaite unité de sentiments et de +pensées.</p> + +<p>C'est alors que peut naître une civilisation nouvelle avec ses +institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la +race acquerra successivement tout ce qui donne l'éclat, la force et la +grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais +alors, derrière les caractères mobiles et changeants des foules, se +trouvera ce substratum solide, l'âme de la race, qui limite étroitement +l'étendue des oscillations d'un peuple et règle le hasard.</p> + +<p>Mais, après avoir exercé son action créatrice, le +temps<!-- Page 190 --><span class="pagenum"> [p. 190]</span> commence +cette œuvre de destruction à laquelle n'échappent ni les dieux ni +les hommes. Arrivée à un certain niveau de puissance et de complexité, +la civilisation cesse de grandir, et, dès qu'elle ne grandit plus, elle +est condamnée à décliner bientôt. L'heure de la vieillesse va sonner +pour elle.</p> + +<p>Cette heure inévitable est toujours marquée par l'affaiblissement de +l'idéal qui soutenait l'âme de la race. À mesure que cet idéal pâlit, +tous les édifices religieux, politiques ou sociaux dont il était +l'inspirateur commencent à s'ébranler.</p> + +<p>Avec l'évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus +en plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L'individu +peut croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps +aussi l'égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement +excessif de l'égoïsme individuel accompagné par l'affaissement du +caractère et par l'amoindrissement de l'aptitude à l'action. Ce qui +formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une +agglomération d'individualités sans cohésion et que maintiennent +artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les +institutions. C'est alors que, divisé par leurs intérêts et leurs +aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être +dirigés dans leurs moindres actes, et que l'État exerce son influence +absorbante.</p> + +<p>Avec la perte définitive de l'idéal ancien, la race finit par perdre +entièrement son âme; elle n'est plus qu'une poussière d'individus +isolés et redevient ce qu'elle était à son point de départ: une foule. +Elle en a tous les caractères transitoires sans consistance et sans +lendemain. La civilisation n'a plus aucune fixité et est à +la<!-- Page 191 --><span class="pagenum"> [p. 191]</span> merci de tous +les hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La +civilisation peut sembler brillante encore parce qu'elle possède la +façade extérieure qu'un long passé a créée, mais c'est en réalité un +édifice vermoulu que rien ne soutient plus et qui s'effondrera au +premier orage.</p> + +<p>Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis +décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle +de la vie d'un peuple.</p> + +<h4>NOTES:</h4> + +<p class="footnote"><a name="note_25" id="note_25"></a><a href="#N25" class="label">25</a> +C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles par +des nécessités électorales, que s'applique sans doute cette réflexion +d'un vieux parlementaire anglais: «Depuis cinquante ans que je siège à +Westminster, j'ai entendu des milliers de discours; il en est peu qui +aient changé mon opinion; mais pas un seul n'a changé mon vote.»</p> + +<p class="footnote"><a name="note_26" id="note_26"></a><a href="#N26" class="label">26</a> +Dans son numéro du 6 avril 1895, l'<i>Économiste</i> faisait une revue +curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d'intérêt +purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier +Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy, +vote d'un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont +(3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village +de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants), 7 millions. +Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habitants), 6 millions, +etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de +tout intérêt général ont été votés. D'autres dépenses de nécessités +également électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les +retraites ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions +d'après le ministre des finances, et de 800 millions suivant +l'académicien Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de +telles dépenses a forcément pour issue la faillite. Beaucoup de pays en +Europe: le Portugal, la Grèce, l'Espagne, la Turquie, y sont arrivés; +d'autres, comme l'Italie, vont y être acculés bientôt; mais il ne faut +pas trop s'en préoccuper, puisque le public a successivement accepté +sans grandes protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le +paiement des coupons par ces divers pays. Ces ingénieuses faillites +permettent alors de remettre instantanément les budgets avariés en +équilibre. Les guerres, le socialisme, les luttes économiques nous +préparent d'ailleurs de bien autres catastrophes, et à l'époque de +désagrégation universelle où nous sommes entrés, il faut se résigner à +vivre au jour le jour sans trop se soucier de lendemains qui nous +échappent.</p> + +<hr style="width: 45%;" /> +<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2> + +<ul class="TOC"> + + <li><span class="smcap">Préface</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_I">I</a></span> + </li> + + <li>INTRODUCTION.—<span class="smcap">L'ère +des foules</span> <span class="tocright"><a href="#Page_1">1</a></span> + <p>Évolution de l'âge actuel.—Les grands changements de +civilisation sont la conséquence des changements dans la pensée des +peuples.—La croyance moderne à la puissance des +foules.—Elle transforme la politique traditionnelle des +États.—Comment se produit l'avènement des classes populaires et +comment s'exerce leur puissance.—Les +syndicats.—Conséquences nécessaires de la puissance des +foules.—Elles ne peuvent exercer qu'un rôle +destructeur.—C'est par elles que s'achève la dissolution des +civilisations devenues trop vieilles.—Ignorance générale de la +psychologie des foules.—Importance de l'étude des foules pour les +législateurs et les hommes d'État.</p> + + </li> + +</ul> + +<h3>LIVRE PREMIER</h3> + +<p class="center"><b>L'âme des foules.</b></p> + +<ul class="TOC"> + + <li>CHAPITRE PREMIER.—<span class="smcap">Caractéristiques +générales des +foules.—Loi psychologique de leur unité mentale</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_11">11</a></span> + <p>Ce qui constitue une foule au point de vue +psychologique.—Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit +pas à former une foule.—Caractères spéciaux des foules +psychologiques.—Orientation fixe des idées et sentiments des +individus qui les composent et évanouissement de leur +personnalité.—La foule est toujours dominée par +l'inconscient.—Disparition de la vie cérébrale et prédominance de +la vie médullaire.—Abaissement de l'intelligence et +transformation complète des sentiments.—Les sentiments +transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des individus dont +la foule est composée.—La foule est aussi aisément héroïque que +criminelle.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE II.—<span class="smcap">Sentiments +et moralité des foules</span> <span class="tocright"><a href="#Page_23">23</a></span> + <p>§ 1. <i>Impulsivité, mobilité et irritabilité des +foules.</i>—La foule est le jouet de toutes les excitations +extérieures et en reflète les incessantes variations.—Les +impulsions auxquelles elle obéit sont assez impérieuses pour que +l'intérêt personnel s'efface.—Rien n'est prémédité chez les +foules.—Action de la race.—§ 2. <i>Suggestibilité et +crédulité des foules.</i>—Leur obéissance aux +suggestions.—Les images évoquées dans leur esprit sont prises par +elles pour des réalités.—Pourquoi ces images sont semblables pour +tous les individus qui composent une foule.—Égalisation du savant +et de l'imbécile dans une foule.—Exemples divers des illusions +auxquelles tous les individus d'une foule sont +sujets.—Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des +foules.—L'unanimité de nombreux témoins est une des plus +mauvaises preuves que l'on puisse invoquer pour établir un +fait.—Faible valeur des livres d'histoire.—§ 3. +<i>Exagération et simplisme des sentiments des foules.</i>—Les +foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont toujours aux +extrêmes.—Leurs sentiments sont toujours excessifs.—§ 4. +<i>Intolérance, autoritarisme et conservatisme des +foules.</i>—Raisons de ces sentiments.—Servilité des foules +devant une autorité forte.—Les instincts révolutionnaires +momentanés des foules ne les empêchent pas d'être extrêmement +conservatrices.—Elles sont d'instinct hostiles aux changements et +aux progrès.—§ 5. <i>Moralité des foules.</i>—La moralité +des foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou +beaucoup plus haute que celle des individus qui les +composent.—Explication et exemples. Les foules ont rarement pour +guide l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de +l'individu isolé.—Rôle moralisateur des foules.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE III.—<span class="smcap">Idées, +raisonnements et imagination des foules</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_48">48</a></span> + <p>§ 1. <i>Les idées des foules.</i>—Les idées fondamentales +et les idées accessoires.—Comment peuvent subsister simultanément +des idées contradictoires.—Transformations que doivent subir les +idées supérieures pour être accessibles aux foules.—Le rôle +social des idées est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent +contenir.—§ 2. <i>Les raisonnements des foules.</i>—Les +foules ne sont pas influençables par des raisonnements.—Les +raisonnements des foules sont toujours d'ordre très +inférieur.—Les idées qu'elles associent n'ont que des apparences +d'analogie ou de succession.—§ 3. <i>L'imagination des +foules.</i>—Puissance de l'imagination des foules.—Elles +pensent par images, et ces images se succèdent sans aucun +lien.—Les foules sont frappées surtout par le côté merveilleux +des choses.—Le merveilleux et le légendaire sont les vrais +supports des civilisations.—L'imagination populaire a toujours +été la base de la puissance des hommes d'État.—Comment se +présentent les faits capables de frapper l'imagination des foules.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE IV.—<span class="smcap">Formes +religieuses que revêtent toutes +les convictions des foules</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_60">60</a></span> + <p>Ce qui constitue le sentiment religieux.—Il est +indépendant de l'adoration d'une divinité.—Ses +caractéristiques.—Puissance des convictions revêtant la forme +religieuse.—Exemples divers.—Les dieux populaires n'ont +jamais disparu.—Formes nouvelles sous lesquelles ils +renaissent.—Formes religieuses de l'athéisme.—Importance de +ces notions au point de vue historique.—La Réforme, la +Saint-Barthélemy, la Terreur et tous les événements analogues, sont la +conséquence des sentiments religieux des foules, et non de la volonté +d'individus isolés.</p> + + </li> + +</ul> + +<h3>LIVRE II</h3> + +<p class="center"><b>Les opinions et les croyances des foules.</b></p> + +<ul class="TOC"> + + <li>CHAPITRE PREMIER.—<span class="smcap">Facteurs +lointains des croyances et +opinions des foules</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_67">67</a></span> + <p>Facteurs préparatoires des croyances des +foules.—L'éclosion des croyances des foules est la conséquence +d'une élaboration antérieure.—Étude des divers facteurs de ces +croyances.—§ 1. <i>La race.</i>—Influence prédominante +qu'elle exerce.—Elle représente les suggestions des +ancêtres.—§ 2. <i>Les traditions.</i>—Elles sont la +synthèse de l'âme de la race.—Importance sociale des +traditions.—En quoi, après avoir été nécessaires, elles +deviennent nuisibles.—Les foules sont les conservateurs les plus +tenaces des idées traditionnelles.—§ 3. <i>Le temps.</i>—Il +prépare successivement l'établissement des croyances, puis leur +destruction.—C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du +chaos.—§ 4. <i>Les institutions politiques et +sociales.</i>—Idée erronée de leur rôle.—Leur influence est +extrêmement faible.—Elles sont des effets, et non des +causes.—Les peuples ne sauraient choisir les institutions qui +leur semblent les meilleures.—Les institutions sont des +étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus +dissemblables.—Comment les constitutions peuvent se +créer.—Nécessité pour certains peuples de certaines institutions +théoriquement mauvaises, telles que la centralisation.—§ 5. +<i>L'instruction et l'éducation.</i>—Erreur des idées actuelles +sur l'influence de l'instruction chez les foules.—Indications +statistiques.—Rôle démoralisateur de l'éducation +latine.—Rôle que l'instruction pourrait exercer.—Exemples +fournis par divers peuples.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE II.—<span class="smcap">Facteurs +immédiats des opinions des +foules</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_89">89</a></span> + <p>§ 1. <i>Les images, les mots et les +formules</i>.—Puissance magique des mots et des +formules.—La puissance des mots est liée aux images qu'ils +évoquent et est indépendante de leur sens réel.—Ces images +varient d'âge en âge, de race en race.—L'usure des +mots.—Exemples des variations considérables du sens de quelques +mots très usuels.—Utilité politique de baptiser de noms nouveaux +les choses anciennes, lorsque les mots sous lesquels on les désignait +produisent une fâcheuse impression sur les foules.—Variations du +sens des mots suivant la race.—Sens différents du mot démocratie +en Europe et en Amérique.—§ 2. <i>Les illusions.</i>—Leur +importance.—On les retrouve à la base de toutes les +civilisations.—Nécessité sociale des illusions.—Les foules +les préfèrent toujours aux vérités.—§ 3. +<i>L'expérience.</i>—L'expérience seule peut établir dans l'âme +des foules des vérités devenues nécessaires et détruire des illusions +devenues dangereuses.—L'expérience n'agit qu'à condition d'être +fréquemment répétée.—Ce que coûtent les expériences nécessaires +pour persuader les foules.—§ 4. <i>La raison.</i>—Nullité +de son influence sur les foules.—On n'agit sur elles qu'en +agissant sur leurs sentiments inconscients.—Le rôle de la logique +dans l'histoire.—Les causes secrètes des événements +invraisemblables.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE III.—<span class="smcap">Les +meneurs des foules et leurs moyens +de persuasion</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_105">105</a></span> + <p>§ 1. <i>Les meneurs des foules.</i>—Besoin instinctif de +tous les êtres en foule d'obéir à un meneur.—Psychologie des +meneurs.—Eux seuls peuvent créer la foi et donner une +organisation aux foules.—Despotisme forcé des +meneurs.—Classification des meneurs.—Rôle de la +volonté.—§ 2. <i>Les moyens d'action des +meneurs.</i>—L'affirmation, la répétition, la +contagion.—Rôle respectif de ces divers facteurs.—Comment +la contagion peut remonter des couches inférieures aux couches +supérieures d'une société.—Une opinion populaire devient bientôt +une opinion générale.—§ 3. <i>Le prestige.</i>—Définition +et classification du prestige.—Le prestige acquis et le prestige +personnel.—Exemples divers.—Comment meurt le prestige.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE IV.—<span class="smcap">Limites +de variabilité des croyances et +opinions des foules</span> + <span class="tocright"><a href="#Page_128">128</a></span> + <p>§ 1. <i>Les croyances fixes.</i>—Invariabilité de +certaines croyances générales.—Elles sont les guides d'une +civilisation.—Difficulté de les déraciner.—En quoi +l'intolérance constitue pour les peuples une vertu.—L'absurdité +philosophique d'une croyance générale ne peut nuire à sa +propagation.—§ 2. <i>Les opinions mobiles des +foules.</i>—Extrême mobilité des opinions qui ne dérivent pas des +croyances générales.—Variations apparentes des idées et des +croyances en moins d'un siècle.—Limites réelles de ces +variations.—Éléments sur lesquels la variation a porté.—La +disparition actuelle des croyances générales et la diffusion extrême de +la presse rendent de nos jours les opinions de plus en plus +mobiles.—Comment les opinions des foules tendent sur la plupart +des sujets vers l'indifférence.—Impuissance des gouvernements à +diriger comme jadis l'opinion.—L'émiettement actuel des opinions +empêche leur tyrannie.</p> + + </li> + +</ul> + +<h3>LIVRE III</h3> + +<p class="center"><b>Classification et description des diverses +catégories de foules.</b></p> + +<ul class="TOC"> + + <li> +CHAPITRE PREMIER.—<span class="smcap">Classification +des foules</span> <span class="tocright"><a href="#Page_142">142</a></span> + <p>Divisions générales des foules.—Leur +classification.—§ 1. <i>Les foules +hétérogènes.</i>—Comment elles se différencient.—Influence +de la race.—L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme +de la race est plus forte.—L'âme de la race représente l'état de +civilisation et l'âme de la foule l'état de barbarie.—§ 2. <i>Les +foules homogènes.</i>—Division des foules homogènes.—Les +sectes, les castes et les classes.</p> + + </li> + + <li> +CHAPITRE II.—<span class="smcap">Les foules +dites criminelles</span> <span class="tocright"><a href="#Page_147">147</a></span> + <p>Les foules dites criminelles.—Une foule peut être +légalement mais non psychologiquement criminelle.—Complète +inconscience des actes des foules.—Exemples +divers.—Psychologie des septembriseurs.—Leurs +raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE III.—<span class="smcap">Les +jurés de cour d'assises</span> <span class="tocright"><a href="#Page_153">153</a></span> + <p>Les jurés de cour d'assises.—Caractères généraux des +jurés.—La statistique montre que leurs décisions sont +indépendantes de leur composition.—Comment sont impressionnés les +jurés.—Faible action du raisonnement.—Méthodes de +persuasion des avocats célèbres.—Nature des crimes pour lesquels +les jurés sont indulgents ou sévères.—Utilité de l'institution du +jury et danger extrême que présenterait son remplacement par des +magistrats.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE IV.—<span class="smcap">Les +foules électorales</span> <span class="tocright"><a href="#Page_161">161</a></span> + <p>Caractères généraux des foules électorales.—Comment on les +persuade.—Qualités que doit posséder le candidat.—Nécessité +du prestige.—Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement +les candidats dans leur sein.—Puissance des mots et des formules +sur l'électeur.—Aspect général des discussions +électorales.—Comment se forment les opinions de +l'électeur.—Puissance des comités.—Ils représentent la +forme la plus redoutable de la tyrannie.—Les comités de la +Révolution.—Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage +universel ne peut être remplacé.—Pourquoi les votes seraient +identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à un +classe limitée de citoyens.—Ce que traduit le suffrage universel +dans tous les pays.</p> + + </li> + + <li>CHAPITRE V.—<span class="smcap">Les +assemblées parlementaires</span> <span class="tocright"><a href="#Page_171">171</a></span> + <p>Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères +communs aux foules hétérogènes non anonymes.—Simplisme des +opinions.—Suggestibilité et limites de cette +suggestibilité.—Opinions fixes irréductibles et opinions +mobiles.—Pourquoi l'indécision prédomine.—Rôle des +meneurs.—Raison de leur prestige.—Ils sont les vrais +maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux d'une +petite minorité.—Puissance absolue qu'ils exercent.—Les +éléments de leur art oratoire.—Les mots et les +images.—Nécessité psychologique pour les meneurs d'être +généralement convaincus et bornés.—Impossibilité pour l'orateur +sans prestige de faire admettre ses raisons.—Exagération des +sentiments, bons ou mauvais, dans les assemblées.—Automatisme +auquel elles arrivent à certains moments.—Les séances de la +Convention.—Cas dans lesquels une assemblée perd les caractères +des foules.—Influence des spécialistes dans les questions +techniques.—Avantages et dangers du régime parlementaire dans +tous les pays.—Il est adapté aux nécessités modernes; mais il +entraîne le gaspillage des finances et la restriction progressive de +toutes les libertés.—<i>Conclusion de l'ouvrage.</i></p> + + </li> + +</ul> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Psychologie des foules, by Gustave Le Bon + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES *** + +***** This file should be named 24007-h.htm or 24007-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/4/0/0/24007/ + +Produced by Adrian Mastronardi, Camille François and the +Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..267713d --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #24007 (https://www.gutenberg.org/ebooks/24007) |
