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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:11:57 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Psychologie des foules, by Gustave Le Bon
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Psychologie des foules
+
+Author: Gustave Le Bon
+
+Release Date: December 24, 2007 [EBook #24007]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES ***
+
+
+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Camille François and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
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+PSYCHOLOGIE
+
+DES FOULES
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+1º TRAVAUX DE LABORATOIRE
+
+La Fumée du Tabac. 2e édition, augmentée de recherches sur l'acide
+prussique, l'oxyde de carbone et divers alcaloïdes autres que la
+nicotine, que la fumée du tabac contient.
+
+La Vie.--Traité de physiologie humaine.--Un volume in-8º, illustré de
+300 gravures. (_Épuisé._)
+
+Recherches expérimentales sur l'Asphyxie. (Comptes rendus de l'Académie
+des sciences.)
+
+Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du
+volume du crâne. (Mémoire couronné par l'_Académie des sciences_ et par
+la _Société d'Anthropologie_ de Paris.) In-8º.
+
+La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la
+description de nouveaux instruments. Un vol. in-8º, avec 63 figures
+dessinées au laboratoire de l'auteur. (Lacroix.)
+
+Les Levers Photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de
+cartes et de plans employées par l'auteur pendant ses voyages. 2 vol.
+in-18 (Gauthier-Villars).
+
+L'équitation actuelle et ses principes.--Recherches expérimentales. 3e
+édition. Un vol. in-8º, avec 73 figures et un atlas de 200
+photographies instantanées. (Firmin-Didot.)
+
+
+2º VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE
+
+Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par
+l'auteur (publié par la _Société géographique de Paris_).
+
+Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d'après les
+photographies et dessins exécutés par l'auteur pendant son exploration
+(publié par le _Tour du Monde_).
+
+L'Homme et les Sociétés.--Leurs origines et leur histoire. Tome Ier.
+Développement physique et intellectuel de l'homme.--Tome II.
+Développement des sociétés. (_Épuisé._)
+
+Les Premières Civilisations de l'Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.)
+In-4º illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies.
+(Flammarion.)
+
+La Civilisation des Arabes, grand in-4º illustré de 366 gravures, 4
+cartes et 11 planches en couleur, d'après les photographies et
+aquarelles de l'auteur. (Firmin-Didot.)
+
+Les Civilisations de l'Inde, grand in-4º illustré de 350 photogravures,
+2 cartes et 7 planches en couleur, d'après les photographies, dessins et
+aquarelles exécutés par l'auteur. (Firmin-Didot.)
+
+Les Monuments de l'Inde, in-folio illustré de 400 planches d'après les
+documents de l'auteur. (Firmin-Didot.)
+
+Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples. 1 vol. in-18 de la
+Bibliothèque de philosophie contemporaine, 2e édition refondue.
+(Alcan.)
+
+
+
+
+PSYCHOLOGIE
+DES FOULES
+
+PAR
+
+GUSTAVE LE BON
+
+
+PARIS
+
+ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Cie
+FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
+
+108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
+
+1895
+
+Tous droits réservés.
+
+
+
+
+
+TH. RIBOT
+
+Directeur de la _Revue philosophique_,
+Professeur de Psychologie au collège de France,
+
+
+_Affectueux hommage_,
+
+GUSTAVE LE BON.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire l'âme des races. Nous
+allons étudier maintenant l'âme des foules.
+
+L'ensemble de caractères communs que l'hérédité impose à tous les
+individus d'une race constitue l'âme de cette race. Mais lorsqu'un
+certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir,
+l'observation démontre que, du fait même de leur rapprochement,
+résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se superposent
+aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent profondément.
+
+Les foules organisées ont toujours joué un rôle considérable dans la vie
+des peuples; mais ce rôle n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui.
+L'action inconsciente des foules se substituant à l'activité consciente
+des individus est une des principales caractéristiques de l'âge actuel.
+
+J'ai essayé d'aborder le difficile problème des foules avec des procédés
+exclusivement scientifiques, c'est-à-dire en tâchant d'avoir une méthode
+et en laissant de côté les opinions, les théories et les doctrines.
+C'est là, je crois, le seul moyen d'arriver à découvrir quelques
+parcelles de vérité, surtout quand il s'agit, comme ici, d'une question
+passionnant vivement les esprits. Le savant, qui cherche à constater un
+phénomène, n'a pas à s'occuper des intérêts que ses constatations
+peuvent heurter. Dans une publication récente, un éminent penseur, M.
+Goblet d'Alviela, faisait observer que, n'appartenant à aucune des
+écoles contemporaines, je me trouvais parfois en opposition avec
+certaines conclusions de toutes ces écoles. Ce nouveau travail méritera,
+je l'espère, la même observation. Appartenir à une école, c'est en
+épouser nécessairement les préjugés et les partis pris.
+
+Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il me verra tirer de mes
+études des conclusions différentes de celles qu'au premier abord on
+pourrait croire qu'elles comportent; constater par exemple l'extrême
+infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, et
+déclarer pourtant que, malgré cette infériorité, il serait dangereux de
+toucher à leur organisation.
+
+C'est que l'observation la plus attentive des faits de l'histoire m'a
+toujours montré que les organismes sociaux étant aussi compliqués que
+ceux de tous les êtres, il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur
+faire subir brusquement des transformations profondes. La nature est
+radicale parfois, mais jamais comme nous l'entendons, et c'est pourquoi
+la manie des grandes réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un
+peuple, quelque excellentes que ces réformes puissent théoriquement
+paraître. Elles ne seraient utiles que s'il était possible de changer
+instantanément l'âme des nations. Or le temps seul possède un tel
+pouvoir. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les idées, les sentiments
+et les moeurs, choses qui sont en nous-mêmes. Les institutions et les
+lois sont la manifestation de notre âme, l'expression de ses besoins.
+Procédant de cette âme, institutions et lois ne sauraient la changer.
+
+L'étude des phénomènes sociaux ne peut être séparée de celle des peuples
+chez lesquels ils se sont produits. Philosophiquement, ces phénomènes
+peuvent avoir une valeur absolue; pratiquement ils n'ont qu'une valeur
+relative.
+
+Il faut donc, en étudiant un phénomène social, le considérer
+successivement sous deux aspects très différents. On voit alors que les
+enseignements de la raison pure sont bien souvent contraires à ceux de
+la raison pratique. Il n'est guère de données, même physiques,
+auxquelles cette distinction ne soit applicable. Au point de vue de la
+vérité absolue, un cube, un cercle, sont des figures géométriques
+invariables, rigoureusement définies par certaines formules. Au point de
+vue de notre oeil, ces figures géométriques peuvent revêtir des formes
+très variées. La perspective peut transformer en effet le cube en
+pyramide ou en carré, le cercle en ellipse ou en ligne droite; et ces
+formes fictives sont beaucoup plus importantes à considérer que les
+formes réelles, puisque ce sont les seules que nous voyons et que la
+photographie ou la peinture puissent reproduire. L'irréel est dans
+certains cas plus vrai que le réel. Figurer les objets avec leurs formes
+géométriques exactes serait déformer la nature et la rendre
+méconnaissable. Si nous supposons un monde dont les habitants ne
+puissent que copier ou photographier les objets sans avoir la
+possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que très difficilement à
+se faire une idée exacte de leur forme. La connaissance de cette forme,
+accessible seulement à un petit nombre de savants, ne présenterait
+d'ailleurs qu'un intérêt très faible.
+
+Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux doit avoir présent à
+l'esprit, qu'à côté de leur valeur théorique ils ont une valeur
+pratique, et que, au point de vue de l'évolution des civilisations,
+cette dernière est la seule possédant quelque importance. Une telle
+constatation doit le rendre fort circonspect dans les conclusions que la
+logique semble d'abord lui imposer.
+
+D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette réserve. La
+complexité des faits sociaux est telle qu'il est impossible de les
+embrasser dans leur ensemble, et de prévoir les effets de leur influence
+réciproque. Il semble aussi que derrière les faits visibles se cachent
+parfois des milliers de causes invisibles. Les phénomènes sociaux
+visibles paraissent être la résultante d'un immense travail inconscient,
+inaccessible le plus souvent à notre analyse. On peut comparer les
+phénomènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire à la surface de
+l'océan les bouleversements souterrains dont il est le siège, et que
+nous ne connaissons pas. Observées dans la plupart de leurs actes, les
+foules font preuve le plus souvent d'une mentalité singulièrement
+inférieure; mais il est d'autres actes aussi où elles paraissent guidées
+par ces forces mystérieuses que les anciens appelaient destin, nature,
+providence, que nous appelons voix des morts, et dont nous ne saurions
+méconnaître la puissance, bien que nous ignorions leur essence. Il
+semblerait parfois que dans le sein des nations se trouvent des forces
+latentes qui les guident. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus compliqué,
+de plus logique, de plus merveilleux qu'une langue? Et d'où sort
+cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de l'âme
+inconsciente des foules? Les académies les plus savantes, les
+grammairiens les plus estimés ne font qu'enregistrer péniblement les
+lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de les
+créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous bien
+certains qu'elles soient exclusivement leur oeuvre? Sans doute elles
+sont toujours créées par des esprits solitaires; mais les milliers de
+grains de poussière qui forment l'alluvion où ces idées ont germé,
+n'est-ce pas l'âme des foules qui les a formés?
+
+Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes; mais cette
+inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la
+nature, les êtres soumis exclusivement à l'instinct exécutent des actes
+dont la complexité merveilleuse nous étonne. La raison est chose trop
+neuve dans l'humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous
+révéler les lois de l'inconscient et surtout le remplacer. Dans tous nos
+actes la part de l'inconscient est immense et celle de la raison très
+petite. L'inconscient agit comme une force encore inconnue.
+
+Si donc nous voulons rester dans les limites étroites mais sûres des
+choses que la science peut connaître, et ne pas errer dans le domaine
+des conjectures vagues et des vaines hypothèses, il nous faut constater
+simplement les phénomènes qui nous sont accessibles, et nous borner à
+cette constatation. Toute conclusion tirée de nos observations est le
+plus souvent prématurée, car, derrière les phénomènes que nous voyons
+bien, il en est d'autres que nous voyons mal, et peut-être même,
+derrière ces derniers, d'autres encore que nous ne voyons pas.
+
+
+
+
+PSYCHOLOGIE DES FOULES
+
+
+
+
+INTRODUCTION
+
+L'ÈRE DES FOULES
+
+Évolution de l'âge actuel.--Les grands changements de civilisation sont
+la conséquence de changements dans la pensée des peuples.--La croyance
+moderne à la puissance des foules.--Elle transforme la politique
+traditionnelle des États.--Comment se produit l'avènement des classes
+populaires et comment s'exerce leur puissance.--Conséquences nécessaires
+de la puissance des foules.--Elles ne peuvent exercer qu'un rôle
+destructeur.--C'est par elles que s'achève la dissolution des
+civilisations devenues trop vieilles.--Ignorance générale de la
+psychologie des foules.--Importance de l'étude des foules pour les
+législateurs et les hommes d'État.
+
+
+Les grands bouleversements qui précèdent les changements de
+civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de
+l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés
+surtout par des transformations politiques considérables: invasions de
+peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de
+ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve
+le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les
+idées des peuples. Les véritables bouleversements historiques ne sont
+pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls
+changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations
+découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les croyances. Les
+événements mémorables de l'histoire sont les effets visibles des
+invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces grands événements
+se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien d'aussi stable dans
+une race que le fond héréditaire de ses pensées.
+
+L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée des
+hommes est en voie de se transformer.
+
+Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le
+premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et
+sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le
+second est la création de conditions d'existence et de pensée
+entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences
+et de l'industrie.
+
+Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes
+encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de
+formation, l'âge moderne représente une période de transition et
+d'anarchie.
+
+De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire
+maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées
+fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont à
+la nôtre? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant,
+nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à
+compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge
+moderne: la puissance des foules. Sur les ruines de tant d'idées,
+tenues pour vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de
+pouvoirs que les révolutions ont successivement brisés, cette puissance
+est la seule qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt
+les autres. Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et
+disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour
+à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et
+dont le prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera
+véritablement l'ÈRE DES FOULES.
+
+Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les
+rivalités des princes étaient les principaux facteurs des événements.
+L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus souvent, ne
+comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions politiques, les
+tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent
+plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue
+prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle qu'ils
+tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais
+dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations.
+
+L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire, en
+réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une
+des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition.
+Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent
+pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que cet
+avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance des
+foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées qui se
+sont lentement implantées dans les esprits, puis par l'association
+graduelle des individus, pour amener la réalisation des conceptions
+théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se
+former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs
+intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des
+syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des
+bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent
+à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les
+assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute
+initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être
+que les porte-parole des comités qui les ont choisis.
+
+Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus
+nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la
+société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut
+l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la
+civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines,
+des chemins de fer, des usines et du sol; partage égal de tous les
+produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit des
+classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.
+
+Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à
+l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue
+immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance
+des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui met
+à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer le
+droit divin des rois.
+
+Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux qui
+représentent le mieux ses idées un peu étroites, ses vues un peu
+courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme parfois un peu
+excessif, s'affolent tout à fait devant le pouvoir nouveau qu'ils voient
+grandir, et, pour combattre le désordre des esprits, ils adressent des
+appels désespérés aux forces morales de l'Église, tant dédaignées par
+eux jadis. Ils nous parlent de la banqueroute de la science, et revenus
+tout pénitents de Rome, nous rappellent aux enseignements des vérités
+révélées. Mais ces nouveaux convertis, oublient qu'il est trop tard. Si
+vraiment la grâce les a touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir
+sur des âmes peu soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents
+dévots. Les foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes
+ne voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de
+puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter
+vers leur source.
+
+La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans
+l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui
+grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou au
+moins la connaissance des relations que notre intelligence peut saisir;
+elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. Souverainement
+indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos lamentations. C'est
+à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne pourrait ramener les
+illusions qu'elle a fait fuir.
+
+D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous montrent
+l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous permettent
+pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de grandir.
+Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le subir. Toute dissertation
+contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il est possible que
+l'avènement des foules marque une des dernières étapes des civilisations
+de l'Occident, un retour complet vers ces périodes d'anarchie confuse
+qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de chaque société
+nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous?
+
+Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles ont
+constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet,
+d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire
+nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une
+civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée
+par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de
+barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que
+par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les
+foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente
+toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles
+fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la
+prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les
+foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument
+incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, elles
+agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps
+débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est
+vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement.
+C'est alors qu'apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la
+philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire.
+
+En sera-t-il de même pour notre civilisation? C'est ce que nous pouvons
+craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir.
+
+Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des
+foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé
+toutes les barrières qui pourraient les contenir.
+
+Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien
+peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les ont
+toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, dans ces derniers
+temps, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent
+commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il existe
+aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien
+d'autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas particulier de
+leur psychologie, et on ne connaît pas plus la constitution mentale des
+foules en étudiant seulement leurs crimes, qu'on ne connaîtrait celle
+d'un individu en décrivant seulement ses vices.
+
+À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs de
+religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes
+d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de
+petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues
+inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance instinctive,
+souvent très sûre; et c'est parce qu'ils la connaissaient bien qu'ils
+sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait
+merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais
+il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des
+races différentes[1]; et c'est parce qu'il la méconnut qu'il entreprit,
+en Espagne et en Russie notamment, des guerres où sa puissance reçut des
+chocs qui devaient bientôt l'abattre.
+
+La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la dernière
+ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner--la chose
+est devenue bien difficile,--mais tout au moins ne pas être trop
+gouverné par elles.
+
+Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules qu'on
+comprend à quel point les lois et les institutions ont peu d'action sur
+elles; combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en
+dehors de celles qui leur sont imposées; que ce n'est pas avec des
+règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les conduit, mais en
+recherchant ce qui peut les impressionner et les séduire. Si un
+législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il
+choisir celui qui sera théoriquement le plus juste? En aucune façon. Le
+plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules. S'il
+est en même temps le moins visible, et le moins lourd en apparence, il
+sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt indirect, si
+exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule, parce que,
+étant journellement payé sur des objets de consommation par fractions de
+centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne pas.
+Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres
+revenus, à payer en une seule fois, fût-il théoriquement dix fois
+moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux
+centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme
+relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très
+impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait
+faible que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé
+économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont
+incapables.
+
+L'exemple qui précède est des plus simples; la justesse en est aisément
+perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon; mais
+les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne sauraient
+l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné
+que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la
+raison pure.
+
+Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie des
+foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand nombre de
+phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans
+elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus remarquable des
+historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement compris parfois les
+événements de notre grande Révolution, c'est qu'il n'avait jamais songé
+à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide, dans l'étude de cette
+période compliquée, la méthode descriptive des naturalistes; mais, parmi
+les phénomènes que les naturalistes ont à étudier, les forces morales ne
+figurent guère. Or ce sont précisément ces forces-là qui constituent les
+vrais ressorts de l'histoire.
+
+À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des
+foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de
+curiosité pure, elle le mériterait encore. Il est aussi intéressant de
+déchiffrer les mobiles des actions des hommes que de déchiffrer un
+minéral ou une plante.
+
+Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève synthèse, un
+simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander que quelques
+vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. Nous ne
+faisons aujourd'hui, que le tracer sur un terrain bien vierge encore.
+
+NOTES:
+
+[1] Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs
+davantage. Talleyrand lui écrivait que «l'Espagne accueillerait en
+libérateurs ses soldats». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un
+psychologue, au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu
+aisément prévoir cet accueil.
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+L'ÂME DES FOULES
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Caractéristiques générales des foules. Loi psychologique de leur unité
+mentale.
+
+Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.--Une
+agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une
+foule.--Caractères spéciaux des foules psychologiques.--Orientation fixe
+des idées et sentiments chez les individus qui les composent et
+évanouissement de leur personnalité.--La foule est toujours dominée par
+l'inconscient.--Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la
+vie médullaire.--Abaissement de l'intelligence et transformation
+complète des sentiments.--Les sentiments transformés peuvent être
+meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est
+composée.--La foule est aussi aisément héroïque que criminelle.
+
+
+Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus
+quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur
+sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.
+
+Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une
+signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et
+seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des
+caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant
+cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les
+sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même
+direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais
+présentant des caractères très nets. La collectivité est alors devenue
+ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule
+organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un
+seul être et se trouve soumise à la _loi de l'unité mentale des foules_.
+
+Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup
+d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent
+les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement
+réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent
+nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les
+caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous
+aurons à déterminer la nature.
+
+L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des
+sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers
+traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la
+présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des
+milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous
+l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national
+par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Il
+suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes
+revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules. À
+certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une
+foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes réunis par hasard
+peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il
+y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l'action de
+certaines influences.
+
+Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des
+caractères généraux provisoires, mais déterminables. À ces caractères
+généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les
+éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la
+constitution mentale.
+
+Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification,
+et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette classification, nous
+verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire composée d'éléments
+dissemblables, présente avec les foules homogènes, c'est-à-dire
+composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et
+classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs,
+des particularités qui permettent de l'en différencier.
+
+Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous
+devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons
+comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux
+communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des
+caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et les
+espèces que renferme cette famille.
+
+Il n'est pas facile de décrire avec exactitude l'âme des foules, parce
+que son organisation varie non seulement suivant la race et la
+composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré
+des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la même
+difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu
+quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus
+traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des
+milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs
+que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de
+caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu change
+brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus féroces
+se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances
+ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux
+magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal de
+bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles
+serviteurs.
+
+Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation des foules, nous
+les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète
+organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce
+qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée
+d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se
+superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit
+l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans
+une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que
+j'ai nommé plus haut, la _loi psychologique de l'unité mentale des
+foules_.
+
+Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles
+peuvent présenter en commun avec des individus isolés; d'autres, au
+contraire, leur sont absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez
+les collectivités. Ce sont ces caractères spéciaux que nous allons
+étudier d'abord pour bien en montrer l'importance.
+
+Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le
+suivant: quels que soient les individus qui la composent, quelque
+semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs
+occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul
+qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme
+collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait
+différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux
+isolément. Il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se
+transforment en actes que chez les individus en foule. La foule
+psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui
+pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui
+constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau
+manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces
+cellules possède.
+
+Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume d'un
+philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui
+constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments,
+il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en
+chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par
+exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des
+propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le
+constituer.
+
+Il est facile de constater combien l'individu en foule diffère de
+l'individu isolé; mais il est moins facile de découvrir les causes de
+cette différence.
+
+Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler
+d'abord cette constatation de la psychologie moderne: à savoir que ce
+n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le
+fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent
+un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne
+représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente.
+L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive
+guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui
+le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient
+créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les
+innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race.
+Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes
+secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y
+en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons.
+La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles
+cachés qui nous échappent.
+
+C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une
+race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est
+principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais
+surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les
+plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des
+passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière
+de sentiment: religion, politique, morale, affections et antipathies,
+etc., les hommes les plus éminents ne dépassent que bien rarement le
+niveau des individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien
+et son bottier il peut exister un abîme au point de vue intellectuel,
+mais au point de vue du caractère la différence est le plus souvent
+nulle ou très faible.
+
+Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies par
+l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race
+possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en
+commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des
+individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent.
+L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes
+dominent.
+
+C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous
+explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes
+exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises
+par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes,
+ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une
+réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en effet que ces
+qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les foules, c'est la
+bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas tout le monde,
+comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que Voltaire, c'est
+certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le monde, si par
+«tout le monde» il faut entendre les foules.
+
+Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les
+qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement
+moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères
+nouveaux. Comment s'établissent ces caractères nouveaux? C'est ce que
+nous devons rechercher maintenant.
+
+Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux aux
+foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première est
+que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un
+sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des
+instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins
+porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent
+irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours
+les individus, disparaît entièrement.
+
+Une seconde cause, la contagion, intervient également pour déterminer
+chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps
+leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais
+non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes d'ordre hypnotique
+que nous étudierons dans un instant. Dans une foule, tout sentiment,
+tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu
+sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif.
+C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l'homme n'est
+guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule.
+
+Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante,
+détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois
+tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la
+suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs
+qu'un effet.
+
+Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit
+certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons
+aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut être placé
+dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente, il
+obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui a fait
+perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à
+ses habitudes. Or les observations les plus attentives paraissent
+prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule
+agissante, se trouve bientôt placé--par suite des effluves qui s'en
+dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas--dans un
+état particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de fascination où
+se trouve l'hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur. La vie du
+cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient
+l'esclave de toutes les activités inconscientes de sa moelle épinière,
+que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est
+entièrement évanouie, la volonté et le discernement sont perdus. Tous
+les sentiments et les pensées sont orientés dans le sens déterminé par
+l'hypnotiseur.
+
+Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une foule
+psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme
+chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites,
+d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation extrême. Sous
+l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une irrésistible
+impétuosité à l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus
+irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, parce
+que la suggestion étant la même pour tous les individus s'exagère en
+devenant réciproque. Les individualités qui, dans la foule,
+posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la
+suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre le courant.
+Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une suggestion
+différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une image
+évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus
+sanguinaires.
+
+Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la
+personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de
+contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à
+transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les
+principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, il
+est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.
+
+Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, l'homme
+descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé,
+c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un barbare,
+c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la
+férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres
+primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec
+laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images--qui sur
+chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans
+action--et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus
+évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule est un
+grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent soulève à
+son gré.
+
+Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que
+désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées
+parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en
+particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les
+hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes
+pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à approuver les
+propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus
+les plus manifestement innocents; et, contrairement à tous leurs
+intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.
+
+Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule diffère
+essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute
+indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la
+transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le
+sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros.
+La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment
+d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789,
+n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris
+isolément.
+
+Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours
+intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de vue
+des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut,
+suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la
+façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont parfaitement
+méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au point de vue
+criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, mais souvent
+aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on amène à se
+faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, qu'on
+enthousiasme pour la gloire et l'honneur, qu'on entraîne presque sans
+pain et sans armes comme à l'âge des croisades, pour délivrer de
+l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour défendre le sol de
+la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans doute, mais c'est avec
+ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne fallait mettre à
+l'actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les
+annales du monde en enregistreraient bien peu.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Sentiments et moralité des foules.
+
+§ 1. _Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules._--La foule est
+le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les
+incessantes variations.--Les impulsions auxquelles elle obéit sont assez
+impérieuses pour que l'intérêt personnel s'efface.--Rien n'est prémédité
+chez les foules.--Action de la race.--§ 2. _Suggestibilité et crédulité
+des foules._--Leur obéissance aux suggestions.--Les images évoquées dans
+leur esprit sont prises par elles pour des réalités.--Pourquoi ces
+images sont semblables pour tous les individus qui composent une
+foule.--Égalisation du savant et de l'imbécile dans une foule.--Exemples
+divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont
+sujets.--Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des
+foules.--L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises
+preuves qu'on puisse invoquer pour établir un fait.--Faible valeur des
+livres d'histoire.--§ 3. _Exagération et simplisme des sentiments des
+foules._--Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont
+toujours aux extrêmes.--Leurs sentiments sont toujours excessifs.--§ 4.
+_Intolérance, autoritarisme et conservatisme des foules._--Raisons de
+ces sentiments.--Servilité des foules devant une autorité forte.--Les
+instincts révolutionnaires momentanés des foules ne les empêchent pas
+d'être extrêmement conservatrices.--Elles sont d'instinct hostiles aux
+changements et au progrès.--§ 5. _Moralité des foules._--La moralité des
+foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou
+beaucoup plus haute que celle des individus qui les
+composent.--Explication et exemples.--Les foules ont rarement pour guide
+l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu
+isolé.--Rôle moralisateur des foules.
+
+
+Après avoir indiqué d'une façon très générale les principaux caractères
+des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces caractères.
+
+On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en est
+plusieurs, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de
+raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des
+sentiments, et d'autres encore, que l'on observe également chez les
+êtres appartenant à des formes inférieures d'évolution, tels que la
+femme, le sauvage et l'enfant; mais c'est là une analogie que je
+n'indique qu'en passant. Sa démonstration sortirait du cadre de cet
+ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant
+de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante
+pour celles qui ne la connaissent pas.
+
+J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers caractères que l'on
+peut observer dans la plupart des foules.
+
+
+§ 1.--IMPULSIVITÉ, MOBILITÉ ET IRRITABILITÉ DES FOULES
+
+La foule, avons-nous dit en étudiant ses caractères fondamentaux, est
+conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont
+beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du
+cerveau. Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs. Les
+actes exécutés peuvent être parfaits quant à leur exécution, mais, le
+cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les hasards des
+excitations. Une foule est le jouet de toutes les excitations
+extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle est donc
+esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolé peut être soumis
+aux mêmes excitants que l'homme en foule; mais comme son cerveau lui
+montre les inconvénients d'y céder, il n'y cède pas. C'est ce qu'on peut
+physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolé possède
+l'aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la possède pas.
+
+Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les foules pourront être,
+suivant les excitations, généreuses ou cruelles, héroïques ou
+pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impérieuses que
+l'intérêt personnel, l'intérêt de la conservation lui-même, ne les
+dominera pas.
+
+Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant fort variés, et les
+foules y obéissant toujours, celles-ci sont par suite, extrêmement
+mobiles; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la
+férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus
+absolu. La foule devient très aisément bourreau, mais non moins aisément
+elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulé les torrents de
+sang exigés par le triomphe de chaque croyance. Il n'est pas besoin de
+remonter aux âges héroïques pour voir de quoi, à ce dernier point de
+vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent jamais leur vie dans
+une émeute, et il y a bien peu d'années qu'un général, devenu subitement
+populaire, eût aisément trouvé cent mille hommes prêts à se faire tuer
+pour sa cause, s'il l'eût demandé.
+
+Rien donc ne saurait être prémédité chez les foules. Elles peuvent
+parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires,
+mais elles seront toujours sous l'influence des excitations du moment.
+Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulève, disperse en
+tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs certaines foules
+révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de la variabilité de
+leurs sentiments.
+
+Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, surtout
+lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si
+les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de
+régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère
+durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne
+les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté
+durable que de pensée.
+
+La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle
+n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir et la
+réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le nombre
+lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour l'individu en
+foule, la notion d'impossibilité disparaît. L'individu isolé sent bien
+qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais, piller un magasin, et,
+s'il en est tenté, il résistera aisément à sa tentation. Faisant partie
+d'une foule, il a conscience du pouvoir que lui donne le nombre, et il
+suffit de lui suggérer des idées de meurtre et de pillage pour qu'il
+cède immédiatement à la tentation. L'obstacle inattendu sera brisé avec
+frénésie. Si l'organisme humain permettait la perpétuité de la fureur,
+on pourrait dire que l'état normal de la foule contrariée est la
+fureur.
+
+Dans l'irritabilité des foules, dans leur impulsivité et leur mobilité,
+ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons à étudier,
+interviennent toujours les caractères fondamentaux de la race, qui
+constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos sentiments.
+Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, sans doute,
+mais avec de grandes variations de degré. La différence entre une foule
+latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, frappante. Les faits
+les plus récents de notre histoire jettent une vive lueur sur ce point.
+Il a suffi, il y a vingt-cinq ans, de la publication d'un simple
+télégramme relatant une insulte supposée faite à un ambassadeur pour
+déterminer une explosion de fureur dont une guerre terrible est
+immédiatement sortie. Quelques années plus tard, l'annonce télégraphique
+d'un insignifiant échec à Langson provoqua une nouvelle explosion qui
+amena le renversement instantané du gouvernement. Au même moment,
+l'échec beaucoup plus grave d'une expédition anglaise devant Kartoum ne
+produisit en Angleterre qu'une émotion très faible, et aucun ministère
+ne fut renversé. Les foules sont partout féminines, mais les plus
+féminines de toutes sont les foules latines. Qui s'appuie sur elles peut
+monter très haut et très vite, mais en côtoyant sans cesse la roche
+Tarpéienne et avec la certitude d'en être précipité un jour.
+
+
+§ 2.--SUGGESTIBILITÉ ET CRÉDULITÉ DES FOULES
+
+Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractères
+généraux est une suggestibilité excessive, et nous avons montré
+combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion est
+contagieuse; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments dans un
+sens déterminé.
+
+Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans cet
+état d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La première
+suggestion formulée qui surgit s'impose immédiatement par contagion à
+tous les cerveaux, et aussitôt l'orientation s'établit. Comme chez tous
+les êtres suggestionnés, l'idée qui a envahi le cerveau tend à se
+transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais à incendier ou d'un acte
+de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même facilité.
+Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme chez l'être
+isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la somme de raison
+qui peut être opposée à sa réalisation.
+
+Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant
+aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments
+propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la raison,
+dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'être d'une
+crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et il
+faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle se
+créent et se propagent les légendes et les récits les plus
+invraisemblables[2].
+
+La création des légendes qui circulent si aisément dans les foules n'est
+pas déterminée seulement par une crédulité complète. Elle l'est encore
+par les déformations prodigieuses que subissent les événements dans
+l'imagination de gens assemblés. L'événement le plus simple vu par la
+foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et
+l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres n'ayant aucun
+lien logique avec la première. Nous concevons aisément cet état en
+songeant aux bizarres successions d'idées où nous sommes parfois
+conduits par l'évocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce
+que dans ces images il y a d'incohérence, mais la foule ne le voit
+guère; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement réel,
+elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de
+l'objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son
+esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parenté lointaine avec le
+fait observé.
+
+Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque dont
+elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens
+divers, puisque les individus qui la composent sont de tempéraments fort
+différents. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les
+déformations sont de même nature et de même sens pour tous les
+individus. La première déformation perçue par un des individus de la
+collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant
+d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, saint
+Georges ne fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie
+de suggestion et de contagion le miracle signalé par un seul fut
+immédiatement accepté par tous.
+
+Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si
+fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères
+classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés
+par des milliers de personnes.
+
+Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir la
+qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette qualité
+est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le
+savant sont également incapables d'observation.
+
+La thèse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il faudrait
+reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs volumes n'y
+suffiraient pas.
+
+Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'impression
+d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au
+hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer.
+
+Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi parmi
+des hallucinations collectives sévissant sur une foule où se trouvaient
+des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les plus
+instruits. Il est rapporté incidemment par le lieutenant de vaisseau
+Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer, et a été
+autrefois reproduit dans la _Revue Scientifique_.
+
+La frégate _la Belle-Poule_ croisait en mer pour retrouver la corvette
+_le Berceau_ dont elle avait été séparée par un violent orage. On était
+en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie signale une
+embarcation désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point
+signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un
+radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles
+flottaient des signaux de détresse. Ce n'était pourtant qu'une
+hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation
+pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les
+officiers qui la montaient voyaient «des masses d'hommes s'agiter,
+tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand
+nombre de voix». Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva
+simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles
+arrachées à la côte voisine. Devant une évidence aussi palpable,
+l'hallucination s'évanouit.
+
+Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de
+l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un côté, une
+foule en état d'attention expectante; de l'autre, une suggestion faite
+par la vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, suggestion qui, par
+voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants, officiers ou
+matelots.
+
+Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour que la faculté de
+voir correctement ce qui se passe devant elle soit détruite, et les
+faits réels remplacés par des hallucinations sans parenté avec eux. Dès
+que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule, et, alors
+même qu'ils seraient des savants distingués, ils prennent tous les
+caractères des foules pour ce qui est en dehors de leur spécialité. La
+faculté d'observation et l'esprit critique possédés par chacun d'eux
+s'évanouissent aussitôt. Un psychologue ingénieux, M. Davey, nous en
+fournit un bien curieux exemple, récemment rapporté par les _Annales
+des Sciences psychiques_, et qui mérite d'être relaté ici. M. Davey
+ayant convoqué une réunion d'observateurs distingués, parmi lesquels un
+des premiers savants de l'Angleterre, M. Wallace, exécuta devant eux, et
+après leur avoir laissé examiner les objets et poser des cachets où ils
+voulaient, tous les phénomènes classiques des spirites: matérialisation
+des esprits, écriture sur des ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces
+observateurs distingués des rapports écrits affirmant que les phénomènes
+observés n'avaient pu être obtenus que par des moyens surnaturels, il
+leur révéla qu'ils étaient le résultat de supercheries très simples. «Le
+plus étonnant de l'investigation de M. Davey, écrit l'auteur de la
+relation, n'est pas la merveille des tours en eux-mêmes, mais l'extrême
+faiblesse des rapports qu'en ont faits les témoins non initiés. Donc
+dit-il, les témoins peuvent faire de nombreux et positifs récits qui
+sont complètement erronés, mais dont le résultat est que, _si l'on
+accepte leurs descriptions comme exactes_, les phénomènes qu'ils
+décrivent sont inexplicables par la supercherie. Les méthodes inventées
+par M. Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait eu la
+hardiesse de les employer; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de
+la foule qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait
+pas.» C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé. Mais
+quand on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supérieurs,
+préalablement mis en défiance pourtant, on conçoit à quel point il est
+facile d'illusionner les foules ordinaires.
+
+Les exemples analogues sont innombrables. Au moment où j'écris ces
+lignes, les journaux sont remplis par l'histoire de deux petites filles
+noyées retirées de la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la
+façon la plus catégorique par une douzaine de témoins. Toutes les
+affirmations étaient si concordantes qu'il n'était resté aucun doute
+dans l'esprit du juge d'instruction. Il fit établir l'acte de décès.
+Mais au moment où on allait procéder à l'inhumation, le hasard fit
+découvrir que les victimes supposées étaient parfaitement vivantes et
+n'avaient d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance avec les petites
+noyées. Comme dans plusieurs des exemples précédemment cités
+l'affirmation du premier témoin, victime d'une illusion, avait suffi à
+suggestionner tous les autres.
+
+Dans les cas semblables, le point de départ de la suggestion est
+toujours l'illusion produite chez un individu par des réminiscences plus
+ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette
+illusion primitive. Si le premier observateur est très impressionnable,
+il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaître présente--en
+dehors de toute ressemblance réelle--quelque particularité, une
+cicatrice ou un détail de toilette, qui puisse évoquer l'idée d'une
+autre personne. L'idée évoquée peut alors devenir le noyau d'une sorte
+de cristallisation qui envahit le champ de l'entendement et paralyse
+toute faculté critique. Ce que l'observateur voit alors, ce n'est plus
+l'objet lui-même, mais l'image évoquée dans son esprit. Ainsi
+s'expliquent les reconnaissances erronées de cadavres d'enfants par leur
+propre mère, tel que le cas suivant, déjà ancien, mais qui a été rappelé
+récemment par les journaux, et où l'on voit se manifester précisément
+les deux ordres de suggestion dont je viens d'indiquer le mécanisme.
+
+ «L'enfant fut reconnu par un autre enfant--qui se trompait. La
+ série des reconnaissances inexactes, se déroula alors.
+
+ Et l'on vit une chose très extraordinaire. Le lendemain du jour où
+ un écolier l'avait reconnu, une femme s'écria: «Ah! mon Dieu, c'est
+ mon enfant.»
+
+ On l'introduit près du cadavre, elle examine les effets, constate
+ une cicatrice au front. «C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils,
+ perdu depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué!»
+
+ La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On
+ fit venir son beau-frère qui, sans hésitation, dit: «Voilà le petit
+ Philibert.» Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert
+ Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre
+ maître d'école pour qui la médaille était un indice.
+
+ Eh bien, les voisins, le beau-frère, le maître d'école et la mère
+ se trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut
+ établie. C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les
+ messageries, apporté à Paris[3].»
+
+On remarquera que ces reconnaissances se font, le plus souvent, par des
+femmes et des enfants, c'est-à-dire précisément par les êtres les plus
+impressionnables. Elles nous montrent, du même coup, ce que peuvent
+valoir en justice de tels témoignages. En ce qui concerne les enfants,
+notamment, leurs affirmations ne devraient jamais être invoquées. Les
+magistrats répètent comme un lieu commun qu'à cet âge on ne ment pas.
+Avec une culture psychologique un peu moins sommaire, ils sauraient qu'à
+cet âge au contraire on ment toujours. Le mensonge, sans doute, est
+innocent, mais il n'en est pas moins un mensonge. Mieux vaudrait décider
+à pile ou face la condamnation d'un accusé que de la décider, comme on
+l'a fait tant de fois, d'après le témoignage d'un enfant.
+
+Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous conclurons
+que ses observations collectives sont les plus erronées de toutes et que
+le plus souvent elles représentent simplement l'illusion d'un individu
+qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On pourrait
+multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir la plus
+complète défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes ont
+assisté, il y a vingt-cinq ans, à la célèbre charge de cavalerie de la
+bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des
+témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle fut
+commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a prouvé
+que l'on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les faits
+les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des
+centaines de témoins avaient cependant attestés[4].
+
+De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des foules.
+Les traités de logique font rentrer l'unanimité de nombreux témoins
+dans la catégorie des preuves les plus solides qu'on puisse invoquer
+pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais ce que nous savons de la
+psychologie des foules montre que les traités de logique sont à refaire
+entièrement sur ce point. Les événements les plus douteux sont
+certainement ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de
+personnes. Dire qu'un fait a été simultanément constaté par des milliers
+de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait réel est fort
+différent du récit adopté.
+
+Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut considérer comme des
+ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des récits
+fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d'explications faites
+après coup. Gâcher du plâtre est faire oeuvre bien plus utile que de
+perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne nous avait pas
+légué ses oeuvres littéraires, artistiques et monumentales, nous ne
+saurions absolument rien de réel sur ce passé. Connaissons-nous un seul
+mot de vrai concernant la vie des grands hommes qui ont joué les rôles
+prépondérants dans l'humanité, tels que Hercule, Bouddha, Jésus ou
+Mahomet? Très probablement non. Au fond d'ailleurs, leur vie réelle nous
+importe fort peu. Ce que nous avons intérêt à connaître, ce sont les
+grands hommes tels que la légende populaire les a fabriqués. Ce sont les
+héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné
+l'âme des foules.
+
+Malheureusement les légendes--alors même qu'elles sont fixées par les
+livres--n'ont elles-mêmes aucune consistance. L'imagination des foules
+les transforme sans cesse suivant les temps, et surtout suivant les
+races. Il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la Bible au Dieu d'amour
+de sainte Thérèse, et le Bouddha adoré en Chine n'a plus aucuns traits
+communs avec celui qui est vénéré dans l'Inde.
+
+Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros pour
+que leur légende soit transformée par l'imagination des foules. La
+transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos
+jours la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se modifier
+plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, Napoléon
+devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et libéral, ami
+des humbles, qui, au dire des poètes, devaient conserver son souvenir
+sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après, le héros
+débonnaire était devenu un despote sanguinaire qui, après avoir usurpé
+le pouvoir et la liberté, fit périr trois millions d'hommes uniquement
+pour satisfaire son ambition. De nos jours, nous assistons à une
+nouvelle transformation de la légende. Quand quelques dizaines de
+siècles auront passé sur elle, les savants de l'avenir, en présence de
+ces récits contradictoires, douteront peut-être de l'existence du héros,
+comme ils doutent parfois de celle de Bouddha, et ne verront en lui que
+quelque mythe solaire ou un développement de la légende d'Hercule. Ils
+se consoleront aisément sans doute de cette incertitude, car, mieux
+initiés qu'aujourd'hui à la connaissance de la psychologie des foules,
+ils sauront que l'histoire ne peut guère éterniser que des mythes.
+
+
+§ 3.--EXAGÉRATION ET SIMPLISME DES SENTIMENTS DES FOULES
+
+Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une
+foule, ils présentent ce double caractère d'être très simples et très
+exagérés. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'individu en foule se
+rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les
+choses en bloc et ne connaît pas les transitions. Dans la foule,
+l'exagération des sentiments est fortifiée par ce fait, qu'un sentiment
+manifesté se propageant très vite par voie de suggestion et de
+contagion, l'approbation évidente dont il est l'objet accroît
+considérablement sa force.
+
+La simplicité et l'exagération des sentiments des foules font que ces
+dernières ne connaissent ni le doute ni l'incertitude. Comme les femmes,
+elles vont tout de suite aux extrêmes. Le soupçon énoncé se transforme
+aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement d'antipathie ou de
+désapprobation, qui, chez l'individu isolé, ne s'accentuerait pas,
+devient aussitôt haine féroce chez l'individu en foule.
+
+La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les
+foules hétérogènes surtout, par l'absence de responsabilité. La
+certitude de l'impunité, certitude d'autant plus forte que la foule est
+plus nombreuse, et la notion d'une puissance momentanée considérable due
+au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et des
+actes impossibles à l'individu isolé. Dans les foules, l'imbécile,
+l'ignorant et l'envieux sont libérés du sentiment de leur nullité et de
+leur impuissance, que remplace la notion d'une force brutale, passagère,
+mais immense.
+
+L'exagération, chez les foules, porte malheureusement souvent sur de
+mauvais sentiments, reliquat atavique des instincts de l'homme primitif,
+que la crainte du châtiment oblige l'individu isolé et responsable à
+refréner. C'est ce qui fait que les foules sont si facilement conduites
+aux pires excès.
+
+Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habilement, les foules ne
+soient capables d'héroïsme, de dévouement et de vertus très hautes.
+Elles en sont même plus capables que l'individu isolé. Nous aurons
+bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la moralité des
+foules.
+
+Exagérée dans ses sentiments, la foule n'est impressionnée que par des
+sentiments excessifs. L'orateur qui veut la séduire doit abuser des
+affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter
+de rien démontrer par un raisonnement, sont des procédés d'argumentation
+bien connus des orateurs des réunions populaires.
+
+La foule veut encore la même exagération dans les sentiments de ses
+héros. Leurs qualités et leurs vertus apparentes doivent toujours être
+amplifiées. On a très justement remarqué qu'au théâtre la foule exige du
+héros de la pièce des qualités de courage, de moralité, de vertu qui ne
+sont jamais pratiquées dans la vie.
+
+On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâtre. Il en existe
+une, sans doute, mais ses règles n'ont le plus souvent rien à faire avec
+le bon sens et la logique. L'art de parler aux foules est d'ordre
+inférieur sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales. Il est
+souvent impossible de s'expliquer à la lecture le succès de certaines
+pièces. Les directeurs des théâtres, quand ils les reçoivent, sont
+eux-mêmes le plus souvent très incertains de la réussite, parce que,
+pour juger, il faudrait qu'ils pussent se transformer en foule[5]. Ici
+encore, si nous pouvions entrer dans les développements, nous
+montrerions l'influence prépondérante de la race. La pièce de théâtre
+qui enthousiasme la foule dans un pays n'a parfois aucun succès dans un
+autre, ou n'a qu'un succès d'estime et de convention, parce qu'elle ne
+met pas en jeu les ressorts capables de soulever son nouveau public.
+
+Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des foules ne porte que
+sur les sentiments, et en aucune façon sur l'intelligence. J'ai déjà
+fait voir que, par le fait seul que l'individu est en foule, son niveau
+intellectuel baisse immédiatement et considérablement. C'est ce qu'un
+magistrat érudit, M. Tarde, a également constaté dans ses recherches sur
+les crimes des foules. Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que
+les foules peuvent monter très haut ou descendre au contraire très bas.
+
+
+§ 4.--INTOLÉRANCE, AUTORITARISME ET CONSERVATISME DES FOULES
+
+Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes; les
+opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou
+rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou
+des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances
+déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été engendrées par
+voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont
+intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes.
+
+N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d'autre
+part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire
+qu'intolérante. L'individu peut supporter la contradiction et la
+discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions
+publiques, la plus légère contradiction de la part d'un orateur est
+immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes
+invectives, bientôt suivis de voies de fait et d'expulsion pour peu que
+l'orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de
+l'autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré.
+
+L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux chez toutes les
+catégories de foules, mais ils s'y présentent à des degrés forts divers;
+et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, dominatrice de
+tous les sentiments et de toutes les pensées des hommes. C'est surtout
+chez les foules latines que l'autoritarisme et l'intolérance sont
+développés à un haut degré. Ils le sont au point d'avoir détruit
+entièrement ce sentiment de l'indépendance individuelle si puissant chez
+l'Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles qu'à l'indépendance
+collective de la secte à laquelle elles appartiennent, et la
+caractéristique de cette indépendance est le besoin d'asservir
+immédiatement et violemment à leurs croyances tous les dissidents. Chez
+les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, depuis ceux de
+l'Inquisition, n'ont jamais pu s'élever à une autre conception de la
+liberté.
+
+L'autoritarisme et l'intolérance sont pour les foules des sentiments
+très clairs, qu'elles conçoivent aisément et qu'elles acceptent aussi
+facilement qu'elles les pratiquent, dès qu'on les leur impose. Les
+foules respectent docilement la force et sont médiocrement
+impressionnées par la bonté, qui n'est guère pour elles qu'une forme de
+la faiblesse. Leurs sympathies n'ont jamais été aux maîtres débonnaires,
+mais aux tyrans qui les ont vigoureusement écrasées. C'est toujours à
+ces derniers qu'elles dressent les plus hautes statues. Si elles foulent
+volontiers aux pieds le despote renversé, c'est parce qu'ayant perdu sa
+force, il rentre dans cette catégorie des faibles qu'on méprise parce
+qu'on ne les craint pas. Le type du héros cher aux foules aura toujours
+la structure d'un César. Son panache les séduit, son autorité leur
+impose et son sabre leur fait peur.
+
+Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se
+courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la force de
+l'autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses
+sentiments extrêmes, passe alternativement de l'anarchie à la servitude,
+et de la servitude à l'anarchie.
+
+Ce serait d'ailleurs bien méconnaître la psychologie des foules que de
+croire à la prédominance de leurs instincts révolutionnaires. Leurs
+violences seules nous illusionnent sur ce point. Leurs explosions de
+révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Les foules sont
+trop régies par l'inconscient, et trop soumises par conséquent à
+l'influence d'hérédités séculaires, pour n'être pas extrêmement
+conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de
+leurs désordres et se dirigent d'instinct vers la servitude. Ce furent
+les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui acclamèrent le
+plus énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et
+fit durement sentir sa main de fer.
+
+Il est difficile de comprendre l'histoire, celle des révolutions
+populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts
+profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les
+noms de leurs institutions, et elles accomplissent parfois même de
+violentes révolutions pour obtenir ces changements; mais le fond de ces
+institutions est trop l'expression des besoins héréditaires de la race
+pour qu'elles n'y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne
+porte que sur les choses tout à fait superficielles. En fait, elles ont
+des instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux de tous les
+primitifs. Leur respect fétichiste pour les traditions est absolu, leur
+horreur inconsciente de toutes les nouveautés capables de changer leurs
+conditions réelles d'existence, est tout à fait profonde. Si les
+démocraties eussent possédé le pouvoir qu'elles ont aujourd'hui à
+l'époque où furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les
+chemins de fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou
+ne l'eût été qu'au prix de révolutions et de massacres répétés. Il est
+heureux, pour les progrès de la civilisation, que la puissance des
+foules n'ait commencé à naître que lorsque les grandes découvertes de la
+science et de l'industrie étaient déjà accomplies.
+
+
+§ 5.--MORALITÉ DES FOULES
+
+Si nous prenons le mot de moralité dans le sens de respect constant de
+certaines conventions sociales et de répression permanente des
+impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop
+impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité. Mais si,
+dans le terme de moralité, nous faisons entrer l'apparition momentanée
+de certaines qualités telles que l'abnégation, le dévouement, le
+désintéressement, le sacrifice de soi-même, le besoin d'équité, nous
+pouvons dire que les foules sont au contraire parfois susceptibles d'une
+moralité très haute.
+
+Les rares psychologues qui ont étudié les foules ne les ont envisagées
+qu'au point de vue de leurs actes criminels; et, voyant à quel point ces
+actes sont fréquents, ils les ont considérées comme ayant un niveau
+moral très bas.
+
+Sans doute il en est souvent ainsi: mais pourquoi? Simplement, parce
+que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges
+primitifs qui dorment au fond de chacun de nous. Dans la vie de
+l'individu isolé, il lui serait dangereux de les satisfaire, alors que
+son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent
+l'impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne
+pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos
+semblables, nous nous bornons à les exercer sur les animaux. C'est d'une
+même source que dérivent la passion si générale pour la chasse et les
+actes de férocité des foules. La foule qui écharpe lentement une victime
+sans défense fait preuve d'une férocité très lâche; mais, pour le
+philosophe, cette férocité est bien proche parente de celle des
+chasseurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plaisir
+d'assister à la poursuite et à l'éventrement d'un malheureux cerf par
+leurs chiens.
+
+Si la foule est capable de meurtre, d'incendie et de toutes sortes de
+crimes, elle est également capable d'actes de dévouement, de sacrifice
+et de désintéressement très élevés, beaucoup plus élevés même que ceux
+dont est capable l'individu isolé. C'est surtout sur l'individu en foule
+qu'on agit, et souvent jusqu'à obtenir le sacrifice de la vie, en
+invoquant des sentiments de gloire, d'honneur, de religion et de patrie.
+L'histoire fourmille d'exemples analogues à ceux des croisades et des
+volontaires de 93. Seules les collectivités sont capables de grands
+désintéressements et de grands dévouements. Que de foules se sont fait
+héroïquement massacrer pour des croyances, des idées et des mots
+qu'elles comprenaient à peine. Les foules qui font des grèves les font
+bien plus pour obéir à un mot d'ordre que pour obtenir une augmentation
+du maigre salaire dont elles se contentent. L'intérêt personnel est bien
+rarement un mobile puissant chez les foules, alors qu'il est le mobile à
+peu près exclusif de l'individu isolé. Ce n'est certes pas l'intérêt qui
+a guidé les foules dans tant de guerres, incompréhensibles le plus
+souvent pour leur intelligence, et où elles se sont laissé aussi
+facilement massacrer que les alouettes hypnotisées par le miroir que
+manoeuvre le chasseur.
+
+Même pour les parfaits gredins, il arrive fort souvent que le fait seul
+d'être réunis en foule leur donne momentanément des principes de
+moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de
+septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles et
+les bijoux qu'ils trouvaient sur leurs victimes, et qu'ils eussent pu
+aisément dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui
+envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s'empara d'aucun
+des objets qui l'éblouirent et dont un seul eût représenté du pain pour
+bien des jours.
+
+Cette moralisation de l'individu par la foule n'est certes pas une règle
+constante, mais c'est une règle qui s'observe fréquemment. Elle
+s'observe même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles
+que je viens de citer. J'ai déjà dit qu'au théâtre la foule veut chez le
+héros de la pièce des vertus exagérées, et il est d'une observation
+banale qu'une assistance, même composée d'éléments inférieurs, se montre
+généralement très prude. Le viveur professionnel, le souteneur, le voyou
+gouailleur murmurent souvent devant une scène un peu risquée ou un
+propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations
+habituelles.
+
+Donc, si les foules se livrent souvent à de bas instincts, elles donnent
+aussi parfois l'exemple d'actes de moralité élevés. Si le
+désintéressement, la résignation, le dévouement absolu à un idéal
+chimérique ou réel sont des vertus morales, on peut dire que les foules
+possèdent souvent ces vertus-là à un degré que les plus sages des
+philosophes ont rarement atteint. Elles les pratiquent sans doute avec
+inconscience, mais qu'importe. Ne nous plaignons pas trop que les foules
+soient guidées surtout par l'inconscient, et ne raisonnent guère. Si
+elles avaient raisonné quelquefois et consulté leurs intérêts immédiats,
+aucune civilisation ne se fût développée peut-être à la surface de notre
+planète, et l'humanité n'aurait pas eu d'histoire.
+
+NOTES:
+
+[2] Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu de nombreux
+exemples de cette crédulité des foules aux choses les plus
+invraisemblables. Une bougie allumée à un étage supérieur était
+considérée aussitôt comme un signal fait aux assiégeants, bien qu'il fût
+évident, après deux secondes de réflexion, qu'il leur était absolument
+impossible d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la lueur de
+cette bougie.
+
+[3] _Éclair_ du 21 avril 1895.
+
+[4] Savons-nous, pour une seule bataille, comment elle s'est passée
+exactement? J'en doute fort. Nous savons quels furent les vainqueurs et
+les vaincus, mais probablement rien de plus. Ce que M. d'Harcourt,
+acteur et témoin, rapporte de la bataille de Solférino peut s'appliquer
+à toutes les batailles: «Les généraux (renseignés naturellement par des
+centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels; les
+officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et
+rédigent le projet définitif; le chef d'état-major le conteste et le
+refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie: «Vous
+vous trompez absolument!» et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne
+reste presque rien du rapport primitif.» M. d'Harcourt relate ce fait
+comme une preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur
+l'événement le plus saisissant, le mieux observé.
+
+[5] C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive parfois que des
+pièces refusées par tous les directeurs de théâtre obtiennent de
+prodigieux succès lorsque, par hasard, elles sont jouées. On sait le
+succès récent de la pièce de M. Coppée, _Pour la couronne_, refusée
+pendant dix ans par les directeurs des premiers théâtres, malgré le nom
+de son auteur. _La marraine de Charley_, refusée par tous les théâtres
+et finalement montée aux frais d'un agent de change, a eu deux cents
+représentations en France et plus de mille en Angleterre. Sans
+l'explication donnée plus haut sur l'impossibilité où se trouvent les
+directeurs de théâtre de pouvoir se substituer mentalement à la foule,
+de telles aberrations de jugement de la part d'individus compétents et
+très intéressés à ne pas commettre d'aussi lourdes erreurs seraient
+inexplicables. C'est un sujet que je ne puis développer ici et qui
+mériterait de tenter la plume d'un homme de théâtre doublé d'un
+psychologue subtil, tel par exemple que M. Sarcey.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Idées, raisonnements et imagination des foules.
+
+§ 1. _Les idées des foules._--Les idées fondamentales et les idées
+accessoires.--Comment peuvent subsister simultanément des idées
+contradictoires.--Transformations que doivent subir les idées
+supérieures pour être accessibles aux foules.--Le rôle social des idées
+est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent contenir.--§ 2.
+_Les raisonnements des foules._--Les foules ne sont pas influençables
+par des raisonnements.--Les raisonnements des foules sont toujours
+d'ordre très inférieur.--Les idées qu'elles associent n'ont que des
+apparences d'analogie ou de succession.--§ 3. _L'imagination des
+foules._--Puissance de l'imagination des foules.--Elles pensent par
+images, et ces images se succèdent sans aucun lien.--Les foules sont
+frappées surtout par le côté merveilleux des choses.--Le merveilleux et
+le légendaire sont les vrais supports des civilisations.--L'imagination
+populaire a toujours été la base de la puissance des hommes
+d'État.--Comment se présentent les faits capables de frapper
+l'imagination des foules.
+
+
+§ 1.--LES IDÉES DES FOULES
+
+Étudiant dans notre précédent ouvrage le rôle des idées dans l'évolution
+des peuples, nous avons montré que chaque civilisation dérive d'un petit
+nombre d'idées fondamentales fort rarement renouvelées. Nous avons
+exposé comment ces idées s'établissent dans l'âme des foules; avec
+quelle difficulté elles y pénètrent, et la puissance qu'elles possèdent
+quand elles y ont pénétré. Nous avons vu enfin comment les grandes
+perturbations historiques dérivent le plus souvent des changements de
+ces idées fondamentales.
+
+Ayant suffisamment traité ce sujet, je n'y reviendrai pas maintenant et
+me bornerai à dire quelques mots des idées qui sont accessibles aux
+foules et sous quelles formes celles-ci les conçoivent.
+
+On peut les diviser en deux classes. Dans l'une nous placerons les idées
+accidentelles et passagères créées sous des influences du moment:
+l'engouement pour un individu ou une doctrine par exemple. Dans l'autre,
+les idées fondamentales auxquelles le milieu, l'hérédité, l'opinion
+donnent une stabilité très grande: telles les croyances religieuses
+jadis, les idées démocratiques et sociales aujourd'hui.
+
+Les idées fondamentales pourraient être figurées par la masse des eaux
+d'un fleuve déroulant lentement son cours; les idées passagères par les
+petites vagues, toujours changeantes, qui agitent sa surface, et qui,
+bien que sans importance réelle, sont plus visibles que la marche du
+fleuve lui-même.
+
+De nos jours, les grandes idées fondamentales dont ont vécu nos pères
+sont de plus en plus chancelantes. Elles ont perdu toute solidité, et,
+du même coup, les institutions qui reposaient sur elles se sont trouvées
+profondément ébranlées. Il se forme journellement beaucoup de ces
+petites idées transitoires dont je parlais à l'instant; mais très peu
+d'entre elles paraissent visiblement grandir et devoir acquérir une
+influence prépondérante.
+
+Quelles que soient les idées suggérées aux foules, elles ne peuvent
+devenir dominantes qu'à la condition de revêtir une forme très absolue
+et très simple. Elles se présentent alors sous l'aspect d'images, et ne
+sont accessibles aux masses que sous cette forme. Ces idées-images ne
+sont rattachées entre elles par aucun lien logique d'analogie ou de
+succession, et peuvent se substituer l'une à l'autre comme les verres de
+la lanterne magique que l'opérateur retire de la boîte où ils étaient
+superposés. Et c'est pourquoi on peut voir dans les foules se maintenir
+côte à côte les idées les plus contradictoires. Suivant les hasards du
+moment, la foule sera placée sous l'influence de l'une des idées
+diverses emmagasinées dans son entendement, et pourra par conséquent
+commettre les actes les plus dissemblables. Son absence complète
+d'esprit critique ne lui permet pas d'en percevoir les contradictions.
+
+Ce n'est pas là un phénomène spécial aux foules; on l'observe chez
+beaucoup d'individus isolés, non seulement parmi les êtres primitifs,
+mais chez tous ceux qui par un côté quelconque de leur esprit,--les
+sectateurs d'une foi religieuse intense par exemple,--se rapprochent des
+primitifs. Je l'ai observé à un degré curieux chez des Hindous lettrés,
+élevés dans nos universités européennes, et ayant obtenu tous les
+diplômes. Sur leur fonds immuable d'idées religieuses ou sociales
+héréditaires s'était superposé, sans nullement les altérer, un fonds
+d'idées occidentales sans parenté avec les premières. Suivant les
+hasards du moment, les unes ou les autres apparaissaient avec leur
+cortège spécial d'actes ou de discours, et le même individu présentait
+ainsi les contradictions les plus flagrantes. Contradictions,
+d'ailleurs, plus apparentes que réelles, car les idées héréditaires
+seules sont assez puissantes chez l'individu isolé pour devenir des
+mobiles de conduite. C'est seulement lorsque, par des croisements,
+l'homme se trouve entre les impulsions d'hérédités différentes, que les
+actes peuvent être réellement d'un moment à l'autre tout à fait
+contradictoires. Il serait inutile d'insister ici sur ces phénomènes,
+bien que leur importance psychologique soit capitale. Je considère qu'il
+faut au moins dix ans de voyages et d'observations pour arriver à les
+comprendre.
+
+Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après avoir revêtu une forme
+très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les plus
+complètes transformations. C'est surtout quand il s'agit d'idées
+philosophiques ou scientifiques un peu élevées, qu'on peut constater la
+profondeur des modifications qui leur sont nécessaires pour descendre de
+couche en couche jusqu'au niveau des foules. Ces modifications dépendent
+des catégories des foules ou de la race à laquelle ces foules
+appartiennent; mais elles sont toujours amoindrissantes et
+simplifiantes. Et c'est pourquoi, au point de vue social, il n'y a
+guère, en réalité, de hiérarchie des idées, c'est-à-dire d'idées plus ou
+moins élevées. Par le fait seul qu'une idée arrive aux foules et peut
+agir, si grande ou si vraie qu'elle ait été à son origine, elle est
+dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa grandeur.
+
+D'ailleurs, au point de vue social, la valeur hiérarchique d'une idée
+est sans importance. Ce qu'il faut considérer, ce sont les effets
+qu'elle produit. Les idées chrétiennes du moyen âge, les idées
+démocratiques du siècle dernier, les idées sociales d'aujourd'hui, ne
+sont pas certes très élevées. On ne peut philosophiquement les
+considérer que comme d'assez pauvres erreurs; et cependant leur rôle a
+été et sera immense, et elles compteront longtemps parmi les plus
+essentiels facteurs de la conduite des États.
+
+Alors même que l'idée a subi les transformations qui la rendent
+accessible aux foules, elle n'agit que lorsque, par des procédés divers
+qui seront étudiés ailleurs, elle a pénétré dans l'inconscient et est
+devenue un sentiment, ce qui est toujours fort long.
+
+Il ne faut pas croire, en effet, que c'est simplement parce que la
+justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets, même
+chez les esprits cultivés. On s'en rend vite compte en voyant combien la
+démonstration la plus claire a peu d'influence sur la majorité des
+hommes. L'évidence, si elle est éclatante pourra être reconnue par un
+auditeur instruit; mais ce nouveau converti sera vite ramené par son
+inconscient à ses conceptions primitives. Revoyez-le au bout de quelques
+jours, et il vous servira de nouveau ses anciens arguments, exactement
+dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous l'influence d'idées
+antérieures devenues des sentiments; et ce sont celles-là seules qui
+agissent sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours. Il ne
+saurait en être autrement pour les foules.
+
+Mais lorsque, par des procédés divers, une idée a fini par pénétrer dans
+l'âme des foules, elle possède une puissance irrésistible et déroule
+toute une série d'effets qu'il faut subir. Les idées philosophiques qui
+aboutirent à la Révolution française mirent près d'un siècle à
+s'implanter dans l'âme des foules. On sait leur irrésistible force
+quand elles y furent établies. L'élan d'un peuple entier vers la
+conquête de l'égalité sociale, vers la réalisation de droits abstraits
+et de libertés idéales, fit chanceler tous les trônes et bouleversa
+profondément le monde occidental. Pendant vingt ans les peuples se
+précipitèrent les uns sur les autres, et l'Europe connut des hécatombes
+qui eussent effrayé Gengiskhan et Tamerlan. Jamais le monde ne vit à un
+tel degré ce que peut produire le déchaînement d'une idée.
+
+Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme des
+foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir. Aussi
+les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en retard de
+plusieurs générations sur les savants et les philosophes. Tous les
+hommes d'État savent bien aujourd'hui ce que contiennent d'erroné les
+idées fondamentales que je citais à l'instant, mais comme leur influence
+est très puissante encore, ils sont obligés de gouverner suivant des
+principes à la vérité desquels ils ne croient plus.
+
+
+§ 2.--LES RAISONNEMENTS DES FOULES
+
+On ne peut dire d'une façon tout à fait absolue que les foules ne
+raisonnent pas et ne sont pas influençables par des raisonnements. Mais
+les arguments qu'elles emploient et ceux qui peuvent agir sur elles
+sont, au point de vue logique, d'un ordre tellement inférieur que c'est
+seulement par voie d'analogie qu'on peut les qualifier de raisonnements.
+
+Les raisonnements inférieurs des foules sont, comme les raisonnements
+élevés, basés sur des associations; mais les idées associées par les
+foules n'ont entre elles que des liens apparents d'analogie ou de
+succession. Elles s'enchaînent comme celles de l'Esquimau qui, sachant
+par expérience que la glace, corps transparent, fond dans la bouche, en
+conclut que le verre, corps également transparent, doit fondre aussi
+dans la bouche; ou celles du sauvage qui se figure qu'en mangeant le
+coeur d'un ennemi courageux, il acquiert sa bravoure; ou encore de
+l'ouvrier qui, ayant été exploité par un patron, en conclut
+immédiatement que tous les patrons sont des exploiteurs.
+
+Association de choses dissemblables, n'ayant entre elles que des
+rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers,
+telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont
+des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui
+savent les manier; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une
+chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux
+foules, et c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raisonnent
+pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un
+raisonnement. On s'étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de
+certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme sur les
+foules qui les écoutaient; mais on oublie qu'ils furent faits pour
+entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes.
+L'orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les
+images qui la séduisent. S'il réussit, son but a été atteint; et vingt
+volumes de harangues--toujours fabriquées après coup--ne valent pas les
+quelques phrases arrivées jusqu'aux cerveaux qu'il fallait convaincre.
+
+Il serait superflu d'ajouter que l'impuissance des foules à raisonner
+juste les empêche d'avoir aucune trace d'esprit critique, c'est-à-dire
+d'être aptes à discerner la vérité de l'erreur, à porter un jugement
+précis sur quoi que ce soit. Les jugements que les foules acceptent ne
+sont que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. À ce
+point de vue, nombreux sont les hommes qui ne s'élèvent pas au-dessus de
+la foule. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent
+générales tient surtout à l'impossibilité où sont la plupart des hommes
+de se former une opinion particulière basée sur leurs propres
+raisonnements.
+
+
+§ 3.--L'IMAGINATION DES FOULES
+
+De même que pour les êtres chez qui le raisonnement n'intervient pas,
+l'imagination représentative des foules est très puissante, très active,
+et susceptible d'être vivement impressionnée. Les images évoquées dans
+leur esprit par un personnage, un événement, un accident, ont presque la
+vivacité des choses réelles. Les foules sont un peu dans le cas du
+dormeur dont la raison, momentanément suspendue, laisse surgir dans
+l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se dissiperaient
+vite si elles pouvaient être soumises à la réflexion. Les foules,
+n'étant capables ni de réflexion ni de raisonnement, ne connaissent pas
+l'invraisemblable: or, ce sont les choses les plus invraisemblables qui
+sont généralement les plus frappantes.
+
+Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés merveilleux et légendaires
+des événements qui frappent le plus les foules. Quand on analyse une
+civilisation, on voit que c'est, en réalité, le merveilleux et le
+légendaire qui en sont les vrais supports. Dans l'histoire, l'apparence
+a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la réalité. L'irréel
+y prédomine toujours sur le réel.
+
+Les foules, ne pouvant penser que par images, ne se laissent
+impressionner que par des images. Seules les images les terrifient ou
+les séduisent, et deviennent des mobiles d'action.
+
+Aussi, les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa forme
+la plus nettement visible, ont-elles toujours une énorme influence sur
+les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis pour la plèbe
+romaine l'idéal du bonheur, et elle ne demandait rien de plus. Pendant
+la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne frappe davantage
+l'imagination des foules de toutes catégories que les représentations
+théâtrales. Toute la salle éprouve en même temps les mêmes émotions, et
+si ces émotions ne se transforment pas aussitôt en actes, c'est que le
+spectateur le plus inconscient ne peut ignorer qu'il est victime
+d'illusions, et qu'il a ri ou pleuré à d'imaginaires aventures. Parfois
+cependant les sentiments suggérés par les images sont si forts qu'ils
+tendent, comme les suggestions habituelles, à se transformer en actes.
+On a raconté bien des fois l'histoire de ce théâtre populaire qui, ne
+jouant que des drames sombres, était obligé de faire protéger à la
+sortie l'acteur qui représentait le traître, pour le soustraire aux
+violences des spectateurs indignés des crimes, imaginaires pourtant, que
+ce traître avait commis. C'est là, je crois, un des indices les plus
+remarquables de l'état mental des foules, et surtout de la facilité
+avec laquelle on les suggestionne. L'irréel a presque autant d'action
+sur elles que le réel. Elles ont une tendance évidente à ne pas les
+différencier.
+
+C'est sur l'imagination populaire qu'est fondée la puissance des
+conquérants et la force des États. C'est surtout en agissant sur elle
+qu'on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la
+création du Bouddhisme, du Christianisme, de l'Islamisme, la Réforme, la
+Révolution, et, de nos jours, l'invasion menaçante du Socialisme, sont
+les conséquences directes ou lointaines d'impressions fortes produites
+sur l'imagination des foules.
+
+Aussi, tous les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les
+pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré
+l'imagination populaire comme la base de leur puissance, et jamais ils
+n'ont essayé de gouverner contre elle. «C'est en me faisant catholique,
+disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée; en
+me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant
+ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un
+peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.» Jamais,
+peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n'a mieux su
+comment l'imagination des foules doit être impressionnée. Sa
+préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses
+victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. À
+son lit de mort il y songeait encore.
+
+Comment impressionne-t-on l'imagination des foules? Nous le verrons
+bientôt. Bornons-nous, pour le moment, à dire que ce n'est jamais en
+essayant d'agir sur l'intelligence et la raison, c'est-à-dire par voie
+de démonstration. Ce ne fut pas au moyen d'une rhétorique savante
+qu'Antoine réussit à ameuter le peuple contre les meurtriers de César.
+Ce fut en lui lisant son testament et en lui montrant son cadavre.
+
+Tout ce qui frappe l'imagination des foules se présente sous forme d'une
+image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation
+accessoire, ou n'ayant d'autre accompagnement que quelques faits
+merveilleux ou mystérieux: une grande victoire, un grand miracle, un
+grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et
+ne jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits
+accidents ne frapperont pas du tout l'imagination des foules; tandis
+qu'un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont
+profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que
+les cent petits accidents réunis. L'épidémie d'influenza qui, il y a peu
+d'années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes en quelques
+semaines, frappa très peu l'imagination populaire. Cette véritable
+hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible,
+mais seulement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un
+accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût seulement fait
+périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident
+bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire
+produit sur l'imagination une impression immense. La perte probable d'un
+transatlantique qu'on supposait, faute de nouvelles, coulé en pleine
+mer, frappa profondément pendant huit jours l'imagination des foules. Or
+les statistiques officielles montrent que dans la seule année 1894, 850
+navires à voile et 208 à vapeur ont été perdus. Mais, de ces pertes
+successives, bien autrement importantes comme destruction de vies et de
+marchandises qu'eût pu l'être celle du transatlantique en question, les
+foules ne se sont pas préoccupées un seul instant.
+
+Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l'imagination
+populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et présentés. Il
+faut que par leur condensation, si je puis m'exprimer ainsi, ils
+produisent une image saisissante qui remplisse et obsède l'esprit. Qui
+connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules connaît aussi
+l'art de les gouverner.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules.
+
+Ce qui constitue le sentiment religieux.--Il est indépendant de
+l'adoration d'une divinité.--Ses caractéristiques.--Puissance des
+convictions revêtant la forme religieuse.--Exemples divers.--Les dieux
+populaires n'ont jamais disparu.--Formes nouvelles sous lesquelles ils
+renaissent.--Formes religieuses de l'athéisme.--Importance de ces
+notions au point de vue historique.--La Réforme, la Saint-Barthélemy, la
+Terreur et tous les événements analogues, sont la conséquence des
+sentiments religieux des foules, et non de la volonté d'individus
+isolés.
+
+
+Nous avons montré que les foules ne raisonnent pas; qu'elles admettent
+ou rejettent les idées en bloc; ne supportent ni discussion, ni
+contradiction, et que les suggestions agissant sur elles envahissent
+entièrement le champ de leur entendement et tendent aussitôt à se
+transformer en actes. Nous avons montré que les foules convenablement
+suggestionnées sont prêtes à se sacrifier pour l'idéal qui leur a été
+suggéré. Nous avons vu aussi qu'elles ne connaissent que les sentiments
+violents et extrêmes, que, chez elles, la sympathie devient vite
+adoration, et qu'à peine née l'antipathie se transforme en haine. Ces
+indications générales permettent déjà de pressentir la nature de leurs
+convictions.
+
+Quand on examine de près les convictions des foules, aussi bien aux
+époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels que
+ceux du dernier siècle, on constate que ces convictions revêtent
+toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en
+lui donnant le nom de sentiment religieux.
+
+Ce sentiment a des caractéristiques très simples: adoration d'un être
+supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose,
+soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses
+dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous
+ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu
+invisible, à une idole de pierre ou de bois, à un héros ou à une idée
+politique, du moment qu'il présente les caractéristiques précédentes il
+reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y
+retrouvent au même degré. Inconsciemment les foules revêtent d'une
+puissance mystérieuse la formule politique ou le chef victorieux qui
+pour le moment les fanatise.
+
+On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand
+on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la
+volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un
+être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.
+
+L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire
+d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient
+posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se
+retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction
+quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi
+foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur
+cruelle ardeur dérivait de la même source.
+
+Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission
+aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente qui
+sont inhérents au sentiment religieux; et c'est pourquoi on peut dire
+que toutes leurs croyances ont une forme religieuse. Le héros que la
+foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut
+pendant quinze ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits
+adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les
+dieux du paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire
+plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises.
+
+Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les ont
+fondées que parce qu'ils ont su imposer aux foules ces sentiments de
+fanatisme qui font que l'homme trouve son bonheur dans l'adoration et
+l'obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été
+ainsi à toutes les époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine,
+Fustel de Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement par
+la force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration
+religieuse qu'il inspirait. «Il serait sans exemple dans l'histoire du
+monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des populations ait duré
+cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que trente légions de l'Empire
+eussent pu contraindre cent millions d'hommes à obéir.» S'ils
+obéissaient, c'est que l'empereur, qui personnifiait la grandeur
+romaine, était adoré comme une divinité, du consentement unanime. Dans
+la moindre bourgade de l'Empire, l'empereur avait ses autels. «On vit
+surgir en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre,
+une religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes.
+Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée
+par soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de Lyon,
+à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités gauloises,
+étaient les premiers personnages de leur pays... Il est impossible
+d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité. Des peuples
+entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant trois siècles.
+Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le prince, c'était Rome.
+Ce n'était pas Rome seulement, c'était la Gaule, c'était l'Espagne,
+c'était la Grèce et l'Asie.»
+
+Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes n'ont plus
+d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on leur
+rend n'est pas notablement différent de celui qu'on leur rendait jadis.
+On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire que quand
+on est bien pénétré de ce point fondamental de la psychologie des
+foules. Il faut être dieu pour elles ou ne rien être.
+
+Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un autre
+âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte éternelle
+contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les foules ne
+veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au nom
+desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies; mais elles
+n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais
+les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et d'autels.
+Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le mouvement populaire
+connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle facilité les
+instincts religieux des foules sont prêts à renaître. Il n'était pas
+d'auberge de village, qui ne possédât l'image du héros. On lui
+attribuait la puissance de remédier à toutes les injustices, à tous les
+maux; et des milliers d'hommes auraient donné leur vie pour lui. Quelle
+place n'eût-il pas pris dans l'histoire si son caractère eût été de
+force à soutenir tant soit peu sa légende!
+
+Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une
+religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines et
+sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir
+toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion.
+L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait
+toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses formes
+extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la petite
+secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui est arrivé
+bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond Dostoïewsky nous
+rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les lumières de la raison, il
+brisa les images des divinités et des saints qui ornaient l'autel d'une
+chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre un instant, remplaça les
+images détruites par les ouvrages de quelques philosophes athées, tels
+que Büchner et Moleschott, puis ralluma pieusement les cierges. L'objet
+de ses croyances religieuses s'était transformé, mais ses sentiments
+religieux, peut-on dire vraiment qu'ils avaient changé?
+
+On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements
+historiques--et ce sont précisément les plus importants--que lorsqu'on
+s'est rendu compte de cette forme religieuse que finissent toujours par
+prendre les convictions des foules. Il y a des phénomènes sociaux qu'il
+faut étudier en psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand
+historien Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est
+pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé. Il
+a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir étudié la
+psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter aux causes. Les
+faits l'ayant épouvanté par leur côté sanguinaire, anarchique et féroce,
+il n'a guère vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde de
+sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts. Les
+violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses
+déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent bien que si l'on
+réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une nouvelle croyance
+religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la Saint-Barthélemy, les
+guerres de Religion, l'Inquisition, la Terreur, sont des phénomènes
+d'ordre identique, accomplis par des foules animées de ces sentiments
+religieux qui conduisent nécessairement à extirper sans pitié, par le
+fer et le feu, tout ce qui s'oppose à l'établissement de la nouvelle
+croyance. Les méthodes de l'Inquisition sont celles de tous les vrais
+convaincus. Ils ne seraient pas des convaincus s'ils en employaient
+d'autres.
+
+Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont
+possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus absolus
+despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens nous
+racontent que la Saint-Barthélemy fut l'oeuvre d'un roi, ils montrent
+qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que celle des
+rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de l'âme des
+foules. Le pouvoir le plus absolu du monarque le plus despotique ne va
+guère plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne
+sont pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres de
+religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui
+firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours
+l'âme des foules, et jamais la puissance des rois.
+
+
+
+
+LIVRE II
+
+LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Facteurs lointains des croyances et opinions des foules.
+
+Facteurs préparatoires des croyances des foules.--L'éclosion des
+croyances des foules est la conséquence d'une élaboration
+antérieure.--Étude des divers facteurs de ces croyances.--§ 1. _La
+race._--Influence prédominante qu'elle exerce.--Elle représente les
+suggestions des ancêtres.--§ 2. _Les traditions._--Elles sont la
+synthèse de l'âme de la race.--Importance sociale des traditions.--En
+quoi, après avoir été nécessaires, elles deviennent nuisibles.--Les
+foules sont les conservateurs les plus tenaces des idées
+traditionnelles.--§ 3. _Le temps._--Il prépare successivement
+l'établissement des croyances, puis leur destruction.--C'est grâce à lui
+que l'ordre peut sortir du chaos.--§ 4. _Les institutions politiques et
+sociales._--Idée erronée de leur rôle.--Leur influence est extrêmement
+faible.--Elles sont des effets, et non des causes.--Les peuples ne
+sauraient choisir les institutions qui leur semblent les
+meilleures.--Les institutions sont des étiquettes qui, sous un même
+titre, abritent les choses les plus dissemblables.--Comment les
+constitutions peuvent se créer.--Nécessité pour certains peuples de
+certaines institutions théoriquement mauvaises, telles que la
+centralisation.--§ 5. _L'instruction et l'éducation._--Erreur des idées
+actuelles sur l'influence de l'instruction chez les foules.--Indications
+statistiques.--Rôle démoralisateur de l'éducation latine.--Rôle que
+l'instruction pourrait exercer.--Exemples fournis par divers peuples.
+
+
+Nous venons d'étudier la constitution mentale des foules. Nous
+connaissons leurs façons de sentir, de penser, de raisonner. Nous allons
+examiner maintenant comment naissent et s'établissent leurs opinions et
+leurs croyances.
+
+Les facteurs qui déterminent ces opinions et ces croyances sont de deux
+ordres: les facteurs lointains et les facteurs immédiats.
+
+Les facteurs lointains sont ceux qui rendent les foules capables
+d'adopter certaines convictions et absolument inaptes à se laisser
+pénétrer par certaines autres. Ces facteurs préparent le terrain où l'on
+voit germer tout à coup certaines idées nouvelles, dont la force et les
+résultats étonnent, mais qui n'ont de spontané que l'apparence.
+L'explosion et la mise en oeuvre de certaines idées chez les foules
+présentent quelquefois une soudaineté foudroyante. Ce n'est là qu'un
+effet superficiel, derrière lequel on doit chercher tout un long travail
+antérieur.
+
+Les facteurs immédiats sont ceux qui, se superposant à ce long travail,
+sans lequel ils n'auraient pas d'effet, provoquent la persuasion active
+chez les foules, c'est-à-dire font prendre forme à l'idée et la
+déchaînent avec toutes ses conséquences. Par ces facteurs immédiats
+surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement les collectivités;
+par eux éclate une émeute ou se décide une grève; par eux des majorités
+énormes portent un homme au pouvoir ou renversent un gouvernement.
+
+Dans tous les grands événements de l'histoire, nous constatons l'action
+successive de ces deux ordres de facteurs. La Révolution française--pour
+ne prendre qu'un des plus frappants exemples--eut parmi ses facteurs
+lointains les écrits des philosophes, les exactions de la noblesse, les
+progrès de la pensée scientifique. L'âme des foules, ainsi préparée, fut
+soulevée ensuite aisément par des facteurs immédiats, tels que les
+discours des orateurs, et les résistances de la cour à propos de
+réformes insignifiantes.
+
+Parmi les facteurs lointains, il y en a de généraux, qu'on retrouve au
+fond de toutes les croyances et opinions des foules; ce sont: la race,
+les traditions, le temps, les institutions, l'éducation.
+
+Nous allons étudier le rôle de ces différents facteurs.
+
+
+§ 1.--LA RACE
+
+Ce facteur, la race, doit être mis au premier rang, car à lui seul il
+dépasse de beaucoup en importance tous les autres. Nous l'avons
+suffisamment étudié dans un autre ouvrage pour qu'il soit inutile d'y
+revenir encore. Nous avons fait voir, dans notre précédent volume, ce
+qu'est une race historique, et comment, lorsque ses caractères sont
+formés, elle possède de par les lois de l'hérédité une puissance telle,
+que ses croyances, ses institutions, ses arts--en un mot tous les
+éléments de sa civilisation--ne sont que l'expression extérieure de son
+âme. Nous avons montré que la puissance de la race est telle qu'aucun
+élément ne peut passer d'un peuple à un autre sans subir les
+transformations les plus profondes[6]. Le milieu, les circonstances, les
+événements représentent les suggestions sociales du moment. Ils peuvent
+avoir une influence considérable, mais cette influence est toujours
+momentanée si elle est contraire aux suggestions de la race,
+c'est-à-dire de toute la série des ancêtres.
+
+Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous aurons encore occasion de
+revenir sur l'influence de la race, et de montrer que cette influence
+est si grande qu'elle domine les caractères spéciaux à l'âme des foules;
+de là ce fait que les foules de divers pays présentent dans leurs
+croyances et leur conduite des différences très considérables, et ne
+peuvent être influencées de la même façon.
+
+
+§ 2.--LES TRADITIONS
+
+Les traditions représentent les idées, les besoins, les sentiments du
+passé. Elles sont la synthèse de la race et pèsent de tout leur poids
+sur nous.
+
+Les sciences biologiques ont été transformées depuis que l'embryologie
+a montré l'influence immense du passé dans l'évolution des êtres; et les
+sciences historiques ne le seront pas moins quand cette notion sera plus
+répandue. Elle ne l'est pas suffisamment encore, et bien des hommes
+d'État en sont restés aux idées des théoriciens du dernier siècle, qui
+croyaient qu'une société peut rompre avec son passé et être refaite de
+toutes pièces en ne prenant pour guide que les lumières de la raison.
+
+Un peuple est un organisme créé par le passé, et qui, comme tout
+organisme, ne peut se modifier que par de lentes accumulations
+héréditaires.
+
+Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils sont en foule, ce sont les
+traditions; et, comme je l'ai répété bien des fois, ils n'en changent
+facilement que les noms, les formes extérieures.
+
+Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans traditions, il n'y a
+ni âme nationale, ni civilisation possibles. Aussi les deux grandes
+occupations de l'homme depuis qu'il existe ont-elles été de se créer un
+réseau de traditions, puis de tâcher de les détruire lorsque leurs
+effets bienfaisants se sont usés. Sans les traditions, pas de
+civilisation; sans la destruction de ces traditions, pas de progrès. La
+difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la
+variabilité; et cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé
+des coutumes se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de
+générations, il ne peut plus changer et devient, comme la Chine,
+incapable de perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent
+rien, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se
+ressoudent, et que le passé reprend sans changements son empire, ou que
+les fragments restent dispersés, et alors à l'anarchie succède bientôt
+la décadence.
+
+Aussi, l'idéal pour un peuple est-il de garder les institutions du
+passé, en ne les transformant qu'insensiblement et peu à peu. Cet idéal
+est difficilement accessible. Les Romains, dans les temps anciens, les
+Anglais, dans les temps modernes, sont à peu près les seuls qui l'aient
+réalisé.
+
+Les conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles, et qui
+s'opposent le plus obstinément à leur changement, sont précisément les
+foules, et notamment les catégories de foules qui constituent les
+castes. J'ai déjà insisté sur l'esprit conservateur des foules, et
+montré que les plus violentes révoltes n'aboutissent qu'à un changement
+de mots. À la fin du dernier siècle, devant les églises détruites,
+devant les prêtres expulsés ou guillotinés, devant la persécution
+universelle du culte catholique, on pouvait croire que les vieilles
+idées religieuses avaient perdu tout pouvoir; et cependant quelques
+années s'étaient à peine écoulées que, devant les réclamations
+universelles, il fallut rétablir le culte aboli[7]. Effacées un
+instant, les vieilles traditions avaient repris leur empire.
+
+Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l'âme des
+foules. Ce n'est pas dans les temples qu'habitent les idoles les plus
+redoutables, ni dans les palais les tyrans les plus despotiques; ceux-ci
+peuvent être brisés en un instant; mais les maîtres invisibles qui
+règnent dans nos âmes échappent à tout effort de révolte, et ne cèdent
+qu'à la lente usure des siècles.
+
+
+§ 3.--LE TEMPS
+
+Dans les problèmes sociaux, comme dans les problèmes biologiques, un des
+plus énergiques facteurs est le temps. Il est le seul vrai créateur et
+le seul grand destructeur. C'est lui qui a fait les montagnes avec les
+grains de sable, et élevé jusqu'à la dignité humaine l'obscure cellule
+des temps géologiques. Il suffit pour transformer un phénomène
+quelconque de faire intervenir les siècles. On a dit avec raison qu'une
+fourmi qui aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont Blanc.
+Un être qui aurait le pouvoir magique de faire varier le temps à son gré
+aurait la puissance que les croyants attribuent à Dieu.
+
+Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'influence du temps dans la
+genèse des opinions des foules. À ce point de vue son action est encore
+immense. Il tient sous sa dépendance les grandes forces, telles que la
+race, qui ne peuvent se former sans lui. Il fait naître, grandir, mourir
+toutes les croyances: c'est par lui qu'elles acquièrent leur puissance
+et par lui aussi qu'elles la perdent.
+
+C'est le temps surtout qui prépare les opinions et les croyances des
+foules, ou tout au moins le terrain sur lequel elles germeront. Et c'est
+pourquoi certaines idées sont réalisables à une époque et ne le sont
+plus à une autre. C'est le temps qui accumule cet immense détritus de
+croyances, de pensées, sur lequel naissent les idées d'une époque. Elles
+ne germent pas au hasard et à l'aventure; les racines de chacune d'elles
+plongent dans un long passé. Quand elles fleurissent, le temps avait
+préparé leur éclosion; et c'est toujours en arrière qu'il faut remonter
+pour en concevoir la genèse. Elles sont filles du passé et mères de
+l'avenir, esclaves du temps toujours.
+
+Le temps est donc notre véritable maître, et il suffit de le laisser
+agir pourvoir toutes choses se transformer. Aujourd'hui, nous nous
+inquiétons fort des aspirations menaçantes des foules, des destructions
+et des bouleversements qu'elles présagent. Le temps se changera à lui
+seul de rétablir l'équilibre. «Aucun régime, écrit très justement M.
+Lavisse, ne se fonda en un jour. Les organisations politiques et
+sociales sont des oeuvres qui demandent des siècles; la féodalité
+exista informe et chaotique pendant des siècles, avant de trouver ses
+règles; la monarchie absolue vécut pendant des siècles aussi, avant de
+trouver des moyens réguliers de gouvernement, et il y eut de grands
+troubles dans ces périodes d'attente.»
+
+
+§ 4.--LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET SOCIALES
+
+L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés;
+que le progrès des peuples est la conséquence du perfectionnement des
+institutions et des gouvernements et que les changements sociaux peuvent
+se faire à coups de décrets; cette idée, dis-je, est bien généralement
+répandue encore. La Révolution française l'eut pour point de départ et
+les théories sociales actuelles y prennent leur point d'appui.
+
+Les expériences les plus continues n'ont pas réussi encore à ébranler
+sérieusement cette redoutable chimère. C'est en vain que philosophes et
+historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité. Il ne leur a pas été
+difficile pourtant de montrer que les institutions sont filles des
+idées, des sentiments et des moeurs; et qu'on ne refait pas les idées,
+les sentiments et les moeurs en refaisant les codes. Un peuple ne
+choisit pas ses institutions à son gré, pas plus qu'il ne choisit la
+couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les
+gouvernements sont le produit de la race. Ils ne sont pas les créateurs
+d'une époque, mais en sont les créations. Les peuples ne sont pas
+gouvernés comme le voudraient leurs caprices d'un moment, mais comme
+l'exige leur caractère. Il faut des siècles pour former un régime
+politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont aucune
+vertu intrinsèque; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes.
+Celles qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple donné, peuvent
+être détestables pour un autre.
+
+Aussi n'est-il pas du tout dans le pouvoir d'un peuple de changer
+réellement ses institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions
+violentes, changer le nom de ces institutions, mais le fond ne se
+modifie pas. Les noms ne sont que de vaines étiquettes dont l'historien
+qui va un peu au fond des choses n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi
+par exemple que le plus démocratique des pays du monde est
+l'Angleterre[8], qui vit cependant sous un régime monarchique, alors que
+les pays où sévit le plus lourd despotisme sont les républiques
+hispano-américaines, malgré les constitutions républicaines qui les
+régissent. Le caractère des peuples et non les gouvernements conduit
+leurs destinées. C'est un point de vue que j'ai essayé d'établir dans
+mon précédent volume, en m'appuyant sur de catégoriques exemples.
+
+C'est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de rhétoricien
+ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes pièces des
+constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les élaborer,
+quand nous avons la sagesse de laisser agir ces deux facteurs. C'est
+ainsi que les Anglo-Saxons s'y sont pris, et c'est ce que nous dit leur
+grand historien Macaulay dans un passage que devraient apprendre par
+coeur les politiciens de tous les pays latins. Après avoir montré tout
+le bien qu'ont pu faire des lois qui semblent, au point de vue de la
+raison pure, un chaos d'absurdités et de contradictions, il compare les
+douzaines de constitutions mortes dans les convulsions des peuples
+latins de l'Europe et de l'Amérique avec celle de l'Angleterre, et fait
+voir que cette dernière n'a été changée que très lentement, par parties,
+sous l'influence de nécessités immédiates et jamais de raisonnements
+spéculatifs. «Ne point s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter
+beaucoup de l'utilité; n'ôter jamais une anomalie uniquement parce
+qu'elle est une anomalie; ne jamais innover si ce n'est lorsque quelque
+malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser
+du malaise; n'établir jamais une proposition plus large que le cas
+particulier auquel on remédie; telles sont les règles qui, depuis l'âge
+de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont généralement guidé les
+délibérations de nos 250 parlements.»
+
+Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque
+peuple, pour montrer à quel point elles sont l'expression des besoins de
+leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment
+transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les
+avantages et les inconvénients de la centralisation; mais quand nous
+voyons un peuple, composé de races très diverses, consacrer mille ans
+d'efforts pour arriver progressivement à cette centralisation; quand
+nous constatons qu'une grande révolution ayant pour but de briser toutes
+les institutions du passé, a été forcée de respecter cette
+centralisation, et l'a exagérée encore, disons-nous bien qu'elle est
+fille de nécessités impérieuses, une condition même d'existence, et
+plaignons la faible portée mentale des hommes politiques qui parlent de
+la détruire. S'ils pouvaient par hasard y réussir, l'heure de la
+réussite serait aussitôt le signal d'une effroyable guerre civile[9] qui
+ramènerait immédiatement d'ailleurs une nouvelle centralisation beaucoup
+plus lourde que l'ancienne.
+
+Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions qu'il
+faut chercher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules; et
+quand nous voyons certains pays, comme les États-Unis, arriver à un haut
+degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que nous
+en voyons d'autres, tels que les républiques hispano-américaines, vivre
+dans la plus triste anarchie sous des institutions absolument
+semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères
+à la grandeur des uns qu'à la décadence des autres. Les peuples sont
+gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas
+intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu'un vêtement
+d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes,
+des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour
+imposer des institutions auxquelles est attribué, comme aux reliques des
+saints, le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc dire
+en un sens que les institutions agissent sur l'âme des foules
+puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais, en réalité, ce ne
+sont pas les institutions qui agissent alors, puisque nous savons que,
+triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes aucune
+vertu. Ce qui a agi sur l'âme des foules, ce sont des illusions et des
+mots. Des mots surtout, ces mots chimériques et puissants dont nous
+montrerons bientôt l'étonnant empire.
+
+
+§ 5.--L'INSTRUCTION ET L'ÉDUCATION
+
+Au premier rang de ces idées dominantes d'une époque, dont nous avons
+marqué ailleurs le petit nombre et la force, bien qu'elles soient
+parfois des illusions pures, se trouve aujourd'hui celle-ci: que
+l'instruction est capable de changer considérablement les hommes, et a
+pour résultat certain de les améliorer, et même de les rendre égaux. Par
+le fait seul de la répétition, cette assertion a fini par devenir un des
+dogmes les plus inébranlables de la démocratie. Il serait aussi
+difficile d'y toucher maintenant qu'il l'eût été jadis de toucher à ceux
+de l'Église.
+
+Mais sur ce point, comme sur bien d'autres, les idées démocratiques se
+sont trouvées en profond désaccord avec les données de la psychologie et
+de l'expérience. Plusieurs philosophes éminents, Herbert Spencer entre
+autres, n'ont pas eu de peine à montrer que l'instruction ne rend
+l'homme ni plus moral ni plus heureux, qu'elle ne change pas ses
+instincts et ses passions héréditaires; qu'elle est parfois--pour peu
+qu'elle soit mal dirigée--beaucoup plus pernicieuse qu'utile. Les
+statisticiens sont venus confirmer ces vues en nous disant que la
+criminalité augmente avec la généralisation de l'instruction, ou tout au
+moins d'une certaine instruction; que les pires ennemis de la société,
+les anarchistes, se recrutent souvent parmi les lauréats des écoles; et,
+dans un travail récent, un magistrat distingué, M. Adolphe Guillot,
+faisait remarquer qu'on compte maintenant 3.000 criminels lettrés contre
+1.000 illettrés, et que, en cinquante ans, la criminalité est passée de
+227 pour 100.000 habitants, à 552, soit une augmentation de 133 p. 100.
+Il a noté également avec tous ses collègues que la criminalité augmente
+surtout chez les jeunes gens pour lesquels l'école gratuite et
+obligatoire a, comme on sait, remplacé le patronat.
+
+Ce n'est pas certes, et personne ne l'a jamais soutenu, que
+l'instruction bien dirigée ne puisse donner des résultats pratiques fort
+utiles, sinon pour élever la moralité, au moins pour développer les
+capacités professionnelles. Malheureusement les peuples latins, surtout
+depuis vingt-cinq ans, ont basé leurs systèmes d'instruction sur des
+principes très erronés, et, malgré les observations des esprits les plus
+éminents, tels que Bréal, Fustel de Coulanges, Taine et bien d'autres,
+ils persistent dans leurs lamentables erreurs. J'ai moi-même, dans un
+ouvrage déjà ancien, montré que notre éducation actuelle transforme en
+ennemis de la société la plupart de ceux qui l'ont reçue, et recrute de
+nombreux disciples pour les pires formes du socialisme.
+
+Ce qui constitue le premier danger de cette éducation--très justement
+qualifiée de latine--c'est qu'elle repose sur cette erreur psychologique
+fondamentale, que c'est en apprenant par coeur des manuels qu'on
+développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en apprendre le plus
+possible; et, de l'école primaire au doctorat ou à l'agrégation, le
+jeune homme ne fait qu'apprendre par coeur des livres, sans que son
+jugement et son initiative soient jamais exercés. L'instruction, pour
+lui, c'est réciter et obéir. «Apprendre des leçons, savoir par coeur
+une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà, écrit un
+ancien ministre de l'instruction publique, M. Jules Simon, une plaisante
+éducation où tout effort est un acte de foi devant l'infaillibilité du
+maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et nous rendre impuissants.»
+
+Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à plaindre
+les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant de choses nécessaires à
+apprendre à l'école primaire, on préfère enseigner la généalogie des
+fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de l'Austrasie, ou des
+classifications zoologiques; mais elle présente un danger beaucoup plus
+sérieux. Elle donne à celui qui l'a reçue un dégoût violent de la
+condition où il est né, et l'intense désir d'en sortir. L'ouvrier ne
+veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus être paysan, et le
+dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre carrière possible
+que les fonctions salariées par l'État. Au lieu de préparer des hommes
+pour la vie, l'école ne les prépare qu'à des fonctions publiques où l'on
+peut réussir sans avoir à se diriger ni à manifester aucune lueur
+d'initiative. Au bas de l'échelle, elle crée ces armées de prolétaires
+mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte; en haut, notre
+bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, ayant une confiance
+superstitieuse dans l'État-providence, que cependant elle fronde sans
+cesse, s'en prenant toujours au gouvernement de ses propres fautes et
+incapable de rien entreprendre sans l'intervention de l'autorité.
+
+L'État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en
+utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres.
+Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour
+ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple
+commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés assiège
+aujourd'hui les carrières. Alors qu'un négociant ne peut que très
+difficilement trouver un agent pour aller le représenter dans les
+colonies, c'est par des milliers de candidats que les plus modestes
+places officielles sont sollicitées. Le département de la Seine compte à
+lui seul 20.000 instituteurs et institutrices sans emploi, et qui,
+méprisant les champs et l'atelier, s'adressent à l'État pour vivre. Le
+nombre des élus étant restreint, celui des mécontents est forcément
+immense. Ces derniers sont prêts pour toutes les révolutions, quels
+qu'en soient les chefs et quelque but qu'elles poursuivent.
+L'acquisition de connaissances dont on ne peut trouver l'emploi est un
+moyen sûr de faire de l'homme un révolté[10].
+
+Il est évidemment trop tard pour remonter un tel courant. Seule
+l'expérience, dernière éducatrice des peuples, se chargera de nous
+montrer notre erreur. Elle seule sera assez puissante pour prouver la
+nécessité de remplacer nos odieux manuels, nos pitoyables concours par
+une instruction professionnelle capable de ramener la jeunesse vers les
+champs, les ateliers, les entreprises coloniales, qu'aujourd'hui elle
+cherche à tout prix à fuir.
+
+Cette instruction professionnelle que tous les esprits éclairés
+réclament maintenant fut celle qu'ont jadis reçue nos pères, et que les
+peuples qui dominent aujourd'hui le monde par leur volonté, leur
+initiative, leur esprit d'entreprise ont su conserver. Dans des pages
+remarquables, dont je reproduirai plus loin les parties les plus
+essentielles, un grand penseur, M. Taine, a montré nettement que notre
+éducation d'autrefois était à peu près ce qu'est l'éducation anglaise ou
+américaine d'aujourd'hui, et, dans un remarquable parallèle entre le
+système latin et le système anglo-saxon, il a fait voir clairement les
+conséquences des deux méthodes.
+
+On consentirait peut-être, à l'extrême rigueur, à accepter encore tous
+les inconvénients de notre éducation classique, alors même qu'elle ne
+ferait que des déclassés et des mécontents, si l'acquisition
+superficielle de tant de connaissances, la récitation parfaite de tant
+de manuels élevait le niveau de l'intelligence. Mais l'élève-t-elle
+réellement? Non, hélas! C'est le jugement, l'expérience, l'initiative,
+le caractère qui sont les conditions de succès dans la vie, et ce n'est
+pas là ce que donnent les livres. Les livres sont des dictionnaires
+utiles à consulter, mais dont il est parfaitement inutile d'avoir de
+longs fragments dans la tête.
+
+Comment l'instruction professionnelle peut-elle développer
+l'intelligence dans une mesure qui échappe tout à fait à l'instruction
+classique: c'est ce que M. Taine montre fort bien.
+
+ «Les idées ne se forment que dans leur milieu naturel et normal; ce
+ qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions
+ sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l'atelier,
+ dans la mine, au tribunal, à l'étude, sur le chantier, à l'hôpital,
+ au spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en
+ présence des clients, des ouvriers, du travail, de l'ouvrage bien
+ ou mal fait, dispendieux ou lucratif: voilà les petites perceptions
+ particulières des yeux, de l'oreille, des mains et même de
+ l'odorat, qui, involontairement recueillies et sourdement
+ élaborées, s'organisent en lui pour lui suggérer tôt ou tard telle
+ combinaison nouvelle, simplification, économie, perfectionnement ou
+ invention. De tous ces contacts précieux, de tous ces éléments
+ assimilables et indispensables, le jeune Français est privé, et
+ justement pendant l'âge fécond; sept ou huit années durant, il est
+ séquestré dans une école, loin de l'expérience directe et
+ personnelle qui lui aurait donné la notion exacte et vive des
+ choses, des hommes et des diverses façons de les manier.»
+
+ «... Au moins neuf sur dix ont perdu leur temps et leur peine,
+ plusieurs années de leur vie, et des années efficaces, importantes
+ ou même décisives: comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de
+ ceux qui se présentent à l'examen, je veux dire les refusés;
+ ensuite, parmi les admis, gradués, brevetés et diplômés, encore la
+ moitié ou les deux tiers, je veux dire les surmenés. On leur a
+ demandé trop en exigeant que tel jour, sur une chaise ou devant un
+ tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un groupe de
+ sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance humaine;
+ en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là, pendant deux
+ heures; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus; ils ne
+ pourraient pas subir de nouveau l'examen; leurs acquisitions, trop
+ nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur
+ esprit, et ils n'en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a
+ fléchi; la sève féconde est tarie; l'homme fait apparaît, et,
+ souvent c'est l'homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à
+ tourner en cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne
+ dans son office restreint; il le remplit correctement, rien au
+ delà. Tel est le rendement moyen; certainement la recette
+ n'équilibre pas la dépense. En Angleterre et en Amérique, où, comme
+ jadis avant 1789, en France, on emploie le procédé inverse, le
+ rendement obtenu est égal ou supérieur.»
+
+L'illustre psychologue nous montre ensuite la différence de notre
+système avec celui des Anglo-Saxons. Ces derniers ne possèdent pas nos
+innombrables écoles spéciales; chez eux l'enseignement n'est pas donné
+par le livre, mais par la chose elle-même. L'ingénieur, par exemple, se
+forme dans un atelier et jamais dans une école; ce qui permet à chacun
+d'arriver exactement au degré que comporte son intelligence, ouvrier ou
+contremaître s'il ne peut aller plus loin, ingénieur si ses aptitudes
+l'y conduisent. C'est là un procédé autrement démocratique et autrement
+utile pour la société que de faire dépendre toute la carrière d'un
+individu d'un concours de quelques heures subi à dix-huit ou vingt ans.
+
+ «À l'hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l'architecte,
+ chez l'homme de loi, l'élève, admis très jeune, fait son
+ apprentissage et son stage, à peu près comme chez nous un clerc
+ dans son étude ou un rapin dans son atelier. Au préalable et avant
+ d'entrer, il a pu suivre quelque cours général et sommaire, afin
+ d'avoir un cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à
+ l'heure il va faire. Cependant, à sa portée, il y a, le plus
+ souvent, quelques cours techniques qu'il pourra suivre à ses heures
+ libres, afin de coordonner au fur et à mesure les expériences
+ quotidiennes qu'il fait. Sous un pareil régime, la capacité
+ pratique croît et se développe d'elle-même, juste au degré que
+ comportent les facultés de l'élève, et dans la direction requise
+ par sa besogne future, par l'oeuvre spéciale à laquelle dès à
+ présent il veut s'adapter. De cette façon, en Angleterre et aux
+ États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout
+ ce qu'il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la
+ substance et le fonds ne lui manquent pas, il est, non seulement un
+ exécutant utile, mais encore un entrepreneur spontané, non
+ seulement un rouage, mais de plus un moteur.--En France, où le
+ procédé inverse a prévalu et, à chaque génération, devient plus
+ chinois, le total des forces perdues est énorme.»
+
+Et le grand philosophe arrive à la conclusion suivante sur la
+disconvenance croissante de notre éducation latine et de la vie.
+
+ «Aux trois étages de l'instruction, pour l'enfance, l'adolescence
+ et la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs,
+ par des livres, s'est prolongée et surchargée, en vue de l'examen,
+ du grade, du diplôme et du brevet, en vue de cela seulement, et
+ par les pires moyens, par l'application d'un régime antinaturel et
+ antisocial, par le retard excessif de l'apprentissage pratique, par
+ l'internat, par l'entraînement artificiel et le remplissage
+ mécanique, par le surmenage, sans considération du temps qui
+ suivra, de l'âge adulte et des offices virils que l'homme fait
+ exercera, abstraction faite du monde réel où tout à l'heure le
+ jeune homme va tomber, de la société ambiante à laquelle il faut
+ l'adapter ou le résigner d'avance, du conflit humain où pour se
+ défendre et se tenir debout, il doit être, au préalable, équipé,
+ armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable, cette
+ acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité
+ du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui
+ procurent pas; tout au rebours; bien loin de le qualifier, elles le
+ disqualifient pour sa condition prochaine et définitive. Partant,
+ son entrée dans le monde et ses premiers pas dans le champ de
+ l'action pratique ne sont, le plus souvent, qu'une suite de chutes
+ douloureuses; il en reste meurtri, et, pour longtemps, froissé,
+ parfois estropié à demeure. C'est une rude et dangereuse épreuve;
+ l'équilibre moral et mental s'y altère, et court risque de ne pas
+ se rétablir; la désillusion est venue, trop brusque et trop
+ complète; les déceptions ont été trop grandes et les déboires trop
+ forts[11].»
+
+Nous sommes-nous éloignés, dans ce qui précède, de la psychologie des
+foules? Non certes. Si nous voulons comprendre les idées, les croyances
+qui y germent aujourd'hui, et qui écloront demain, il faut savoir
+comment le terrain a été préparé. L'enseignement donné à la jeunesse
+d'un pays permet de savoir ce que sera ce pays un jour. L'éducation
+donnée à la génération actuelle justifie les prévisions les plus
+sombres. C'est en partie avec l'instruction et l'éducation que
+s'améliore ou s'altère l'âme des foules. Il était donc nécessaire de
+montrer comment le système actuel l'a façonnée, et comment la masse des
+indifférents et des neutres est devenue progressivement une immense
+armée de mécontents, prête à obéir à toutes les suggestions des
+utopistes et des rhéteurs. C'est à l'école que se forment aujourd'hui
+les socialistes et les anarchistes et que se préparent pour les peuples
+latins les heures prochaines de décadence.
+
+
+NOTES:
+
+[6] Cette proposition étant bien nouvelle encore, et l'histoire étant
+tout à fait inintelligible sans elle, j'ai consacré dans mon dernier
+ouvrage (_Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples_) quatre
+chapitres à sa démonstration. Le lecteur y verra que, malgré de
+trompeuses apparences, ni la langue, ni la religion, ni les arts, ni, en
+un mot, aucun élément de civilisation, ne peut passer intact d'un peuple
+à un autre.
+
+[7] Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par Taine, est à
+ce point de vue fort net:
+
+«Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la
+fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir
+aux anciens usages, et il n'est plus temps de résister à cette pente
+nationale... La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte
+et de prêtres. _C'est une erreur de quelques philosophes modernes, à
+laquelle j'ai été moi-même entraîné_, que de croire à la possibilité
+d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux;
+ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de
+consolation... Il faut donc laisser à la masse du peuple, ses prêtres,
+ses autels et son culte.»
+
+[8] C'est ce que reconnaissent, même aux États-Unis, les républicains
+les plus avancés. Le journal américain _Forum_ exprimait récemment cette
+opinion catégorique dans les termes que je reproduis ici, d'après la
+_Review of Reviews_ de décembre 1894:
+
+«On ne doit jamais oublier, même chez les plus fervents ennemis de
+l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le pays le plus
+démocratique de l'univers, celui où les droits de l'individu sont le
+plus respectés, et celui où les individus possèdent le plus de liberté.»
+
+[9] Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses et
+politiques qui séparent les diverses parties de la France, et sont
+surtout une question de races, des tendances séparatistes qui se sont
+manifestées à l'époque de la Révolution, et qui commençaient à se
+dessiner de nouveau vers la fin de la guerre franco-allemande, on voit
+que les races diverses qui subsistent sur notre sol sont bien loin
+d'être fusionnées encore. La centralisation énergique de la Révolution
+et la création de départements artificiels destinés à mêler les
+anciennes provinces fut certainement son oeuvre la plus utile. Si la
+décentralisation, dont parlent tant aujourd'hui les esprits
+imprévoyants, pouvait être créée, elle aboutirait promptement aux plus
+sanglantes discordes. Il faut pour le méconnaître oublier entièrement
+notre histoire.
+
+[10] Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins;
+on l'observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide
+hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat est, comme chez nous,
+obtenu par des concours dont la seule épreuve est la récitation
+imperturbable d'épais manuels. L'armée des lettrés sans emploi est
+considérée aujourd'hui en Chine comme une véritable calamité nationale.
+Il en est de même dans l'Inde, où, depuis que les Anglais ont ouvert des
+écoles, non pour éduquer, comme cela se fait en Angleterre, mais
+simplement pour instruire les indigènes, il s'est formé une classe
+spéciale de lettrés, les Babous, qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un
+emploi, deviennent d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise.
+Chez tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de
+l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur moralité.
+C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans mon livre _Les
+Civilisations de l'Inde_, et qu'ont également constaté tous les auteurs
+qui ont visité la grande péninsule.
+
+[11] TAINE. _Le Régime moderne_, t. II, 1894.--Ces pages sont à peu près
+les dernières qu'écrivit Taine. Elles résument admirablement les
+résultats de la longue expérience du grand philosophe. Je les crois
+malheureusement totalement incompréhensibles pour les professeurs de
+notre université n'ayant pas séjourne à l'étranger. L'éducation est le
+seul moyen que nous possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et
+il est profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu près
+personne en France qui puisse arriver à comprendre que notre
+enseignement actuel est un redoutable élément de rapide décadence et
+qu'au lieu d'élever la jeunesse il l'abaisse et la pervertit.
+
+On rapprochera utilement des pages de Taine les observations sur
+l'éducation en Amérique récemment consignées par M. Paul Bourget dans
+son beau livre _Outre-Mer_. Après avoir constaté lui aussi que notre
+éducation ne fait que des bourgeois bornés sans initiative et sans
+volonté ou des anarchistes, «ces deux types également funestes du
+civilisé qui avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité
+destructrice» l'auteur fait une comparaison qu'on ne saurait trop
+méditer entre nos lycées français, ces usines à dégénérescence et les
+écoles américaines qui préparent si admirablement l'homme à la vie. On y
+voit clairement l'abîme existant entre les peuples vraiment
+démocratiques et ceux qui n'ont de démocratie que dans leur discours et
+pas du tout dans leurs pensées.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Facteurs immédiats des opinions des foules.
+
+§ 1. _Les images, les mots et les formules._--Puissance magique des mots
+et des formules.--La puissance des mots est liée aux images qu'ils
+évoquent et est indépendante de leur sens réel.--Ces images varient
+d'âge en âge, de race en race.--L'usure des mots.--Exemples des
+variations considérables du sens de quelques mots très usuels.--Utilité
+politique de baptiser de noms nouveaux les choses anciennes, lorsque les
+mots sous lesquels on les désignait produisent une fâcheuse impression
+sur les foules.--Variations du sens des mots suivant la race.--Sens
+différents du mot démocratie en Europe et en Amérique.--§ 2. _Les
+illusions._--Leur importance.--On les retrouve à la base de toutes les
+civilisations.--Nécessité sociale des illusions.--Les foules les
+préfèrent toujours aux vérités.--§ 3. _L'expérience._--L'expérience
+seule peut établir dans l'âme des foules des vérités devenues
+nécessaires et détruire des illusions devenues
+dangereuses.--L'expérience n'agit qu'à condition d'être fréquemment
+répétée.--Ce que coûtent les expériences nécessaires pour persuader les
+foules.--§ 4. _La raison._--Nullité de son influence sur les foules.--On
+n'agit sur elles qu'en agissant sur leurs sentiments inconscients.--Le
+rôle de la logique dans l'histoire.--Les causes secrètes des événements
+invraisemblables.
+
+
+Nous venons de rechercher les facteurs lointains et préparatoires qui
+donnent à l'âme des foules une réceptivité spéciale, rendant possible
+chez elle l'éclosion de certains sentiments et de certaines idées. Il
+nous reste à étudier maintenant les facteurs capables d'agir d'une
+façon immédiate. Nous verrons dans un prochain chapitre comment doivent
+être maniés ces facteurs pour qu'ils puissent produire tous leurs
+effets.
+
+Dans la première partie de cet ouvrage nous avons étudié les sentiments,
+les idées, les raisonnements des collectivités; et, de cette
+connaissance, on pourrait évidemment déduire d'une façon générale les
+moyens d'impressionner leur âme. Nous savons déjà ce qui frappe
+l'imagination des foules, la puissance et la contagion des suggestions,
+surtout de celles qui se présentent sous forme d'images. Mais les
+suggestions pouvant être d'origine fort diverses, les facteurs capables
+d'agir sur l'âme des foules peuvent être assez différents. Il est donc
+nécessaire de les examiner séparément. Ce n'est pas là une inutile
+étude. Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique: il
+faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose, ou se
+résigner à être dévoré par elles.
+
+
+§ 1.--LES IMAGES, LES MOTS ET LES FORMULES
+
+En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elle est
+impressionnée surtout par des images. Ces images, on n'en dispose pas
+toujours, mais il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux des
+mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la
+puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la
+magie. Ils font naître dans l'âme des foules les plus formidables
+tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide beaucoup
+plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des
+hommes victimes de la puissance des mots et des formules.
+
+La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à fait
+indépendante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux dont le
+sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d'action. Tels par
+exemple, les termes: démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc.,
+dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le
+préciser. Et pourtant il est certain qu'une puissance vraiment magique
+s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la
+solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations
+inconscientes les plus diverses et l'espoir de leur réalisation.
+
+La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et
+certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les
+foules; et, dès qu'ils ont été prononcés, les visages deviennent
+respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme
+des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans
+les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les
+estompe augmente leur mystérieuse puissance. Ils sont les divinités
+mystérieuses cachées derrière le tabernacle et dont le dévot ne
+s'approche qu'en tremblant.
+
+Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens,
+varient d'âge en âge, de peuple à peuple, sous l'identité des formules.
+À certains mots s'attachent transitoirement certaines images: le mot
+n'est que le bouton d'appel qui les fait apparaître.
+
+Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas la puissance
+d'évoquer des images; et il en est qui, après en avoir évoqué, s'usent
+et ne réveillent plus rien dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains
+sons, dont l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie
+de l'obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux
+communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu'il faut pour
+traverser la vie sans la fatigante nécessité d'avoir à réfléchir sur
+quoi que ce soit.
+
+Si l'on considère une langue déterminée, on voit que les mots dont elle
+se compose changent assez lentement dans le cours des âges; mais ce qui
+change sans cesse, ce sont les images qu'ils évoquent ou le sens qu'on y
+attache; et c'est pourquoi je suis arrivé, dans un autre ouvrage, à
+cette conclusion que la traduction complète d'une langue, surtout quand
+il s'agit de peuples morts, est chose totalement impossible. Que
+faisons-nous, en réalité, quand nous substituons un terme français à un
+terme latin, grec ou sanscrit, ou même quand nous cherchons à comprendre
+un livre écrit dans notre propre langue il y a deux ou trois siècles?
+Nous substituons simplement les images et les idées que la vie moderne a
+mises dans notre intelligence, aux notions et aux images absolument
+différentes que la vie ancienne avait fait naître dans l'âme de races
+soumises à des conditions d'existence sans analogie avec les nôtres.
+Quand les hommes de la Révolution croyaient copier les Grecs et les
+Romains, que faisaient-ils, sinon donner à des mots anciens un sens que
+ceux-ci n'eurent jamais. Quelle ressemblance pouvait-il exister entre
+les institutions des Grecs et celles que désignent de nos jours les mots
+correspondants? Qu'était alors une république, sinon une institution
+essentiellement aristocratique formée d'une réunion de petits despotes
+dominant une foule d'esclaves maintenus dans la plus absolue sujétion.
+Ces aristocraties communales, basées sur l'esclavage, n'auraient pu
+exister un instant sans lui.
+
+Et le mot liberté, que pouvait-il signifier de semblable à ce que nous
+comprenons aujourd'hui, à une époque où la possibilité de la liberté de
+penser n'était même pas soupçonnée, et où il n'y avait pas de forfait
+plus grand et plus rare que de discuter les dieux, les lois et les
+coutumes de la cité? Un mot comme celui de patrie, que signifiait-il
+dans l'âme d'un Athénien ou d'un Spartiate, sinon le culte d'Athènes ou
+de Sparte, et nullement celui de la Grèce, composée de cités rivales et
+toujours en guerre. Le même mot de patrie, quel sens avait-il chez les
+anciens Gaulois divisés en tribus rivales, de races, de langues et de
+religions différentes, que César vainquit facilement parce qu'il eut
+toujours parmi elles des alliées. Rome seule donna à la Gaule une patrie
+en lui donnant l'unité politique et religieuse. Sans même remonter si
+loin, et en reculant de deux siècles à peine, croit-on que le même mot
+de patrie était conçu comme aujourd'hui par des princes français, tels
+que le grand Condé, s'alliant à l'étranger contre leur souverain? Et le
+même mot encore n'avait-il pas un sens bien différent du sens moderne
+pour les émigrés, qui croyaient obéir aux lois de l'honneur en
+combattant la France, et qui à leur point de vue y obéissaient en effet,
+puisque la loi féodale liait le vassal au seigneur et non à la terre, et
+que là où était le souverain, là était la vraie patrie.
+
+Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profondément changé d'âge
+en âge, et que nous ne pouvons arriver à comprendre comme on les
+comprenait jadis qu'après un long effort. On a dit avec raison qu'il
+faut beaucoup de lecture pour arriver seulement à concevoir ce que
+signifiaient pour nos arrière-grands-pères des mots tels que le roi et
+la famille royale. Qu'est-ce alors pour des termes plus complexes
+encore?
+
+Les mots n'ont donc que des significations mobiles et transitoires,
+changeantes d'âge en âge et de peuple à peuple; et, quand nous voulons
+agir par eux, sur la foule, ce qu'il faut savoir, c'est le sens qu'ils
+ont pour elle à un moment donné, et non celui qu'ils eurent jadis ou
+qu'ils peuvent avoir pour des individus de constitution mentale
+différente.
+
+Aussi, quand les foules ont fini, à la suite de bouleversements
+politiques, de changements de croyances, par acquérir une antipathie
+profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir
+de l'homme d'État véritable est de changer les mots sans, bien entendu,
+toucher aux choses en elles-mêmes, ces dernières étant trop liées à une
+constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux
+Tocqueville a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que le travail du
+Consulat et de l'Empire a surtout consisté à habiller de mots nouveaux
+la plupart des institutions du passé, c'est-à-dire à remplacer des mots
+évoquant de fâcheuses images dans l'imagination des foules par d'autres
+mots dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est
+devenue contribution foncière; la gabelle, l'impôt du sel; les aides,
+contributions indirectes et droit réunis; la taxe des maîtrises et
+jurandes s'est appelée patente, etc.
+
+Une des fonctions les plus essentielles des hommes d'État consiste donc
+à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses que les
+foules ne peuvent supporter avec leurs anciens noms. La puissance des
+mots est si grande qu'il suffit de désigner par des termes bien choisis
+les choses les plus odieuses pour les faire accepter des foules. Taine
+remarque justement que c'est en invoquant la liberté et la fraternité,
+mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu «installer un
+despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de
+l'Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l'ancien
+Mexique». L'art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste
+surtout à savoir manier les mots. Une des grandes difficultés de cet art
+est que, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des
+sens fort différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient
+en apparence les mêmes mots; mais elles ne parlent jamais la même
+langue.
+
+Dans les exemples qui précèdent nous avons fait surtout intervenir le
+temps comme principal facteur du changement de sens des mots. Mais si
+nous faisions intervenir aussi la race, nous verrions alors qu'à une
+même époque, chez des peuples également civilisés mais de races
+diverses, les mêmes mots correspondent fort souvent à des idées
+extrêmement dissemblables. Il est impossible de comprendre ces
+différences sans de nombreux voyages, et c'est pourquoi je ne saurais
+insister sur elles. Je me bornerai à faire remarquer que ce sont
+précisément les mots les plus employés par les foules qui d'un peuple à
+l'autre possèdent les sens les plus différents. Tels sont par exemple
+les mots de démocratie et de socialisme, d'un usage si fréquent
+aujourd'hui.
+
+Ils correspondent en réalité à des idées et des images tout à fait
+opposées dans les âmes latines et dans les âmes anglo-saxonnes. Chez les
+Latins le mot démocratie, signifie surtout effacement de la volonté et
+de l'initiative de l'individu devant celles de la communauté
+représentées par l'État. C'est l'État qui est chargé de plus en plus de
+diriger tout, de centraliser, de monopoliser et de fabriquer tout. C'est
+à lui que tous les partis sans exception, radicaux, socialistes ou
+monarchistes, font constamment appel. Chez l'Anglo-saxon, celui
+d'Amérique notamment, le même mot démocratie signifie au contraire
+développement intense de la volonté et de l'individu, effacement aussi
+complet que possible de l'État, auquel en dehors de la police, de
+l'armée et des relations diplomatiques, on ne laisse rien diriger, pas
+même l'instruction. Donc le même mot qui signifie, chez un peuple,
+effacement de la volonté et de l'initiative individuelle et
+prépondérance de l'État, signifie chez un autre développement excessif
+de cette volonté, de cette initiative, et effacement complet de
+l'État[12].
+
+
+§ 2.--LES ILLUSIONS
+
+Depuis l'aurore des civilisations les foules ont toujours subi
+l'influence des illusions. C'est aux créateurs d'illusions qu'elles ont
+élevé le plus de temples, de statues et d'autels. Illusions religieuses
+jadis, illusions philosophiques et sociales aujourd'hui, on retrouve
+toujours ces formidables souveraines à la tête de toutes les
+civilisations qui ont successivement fleuri sur notre planète. C'est en
+leur nom que se sont édifiés les temples de la Chaldée et de l'Égypte,
+les édifices religieux du moyen âge, que l'Europe entière a été
+bouleversée il y a un siècle, et il n'est pas une seule de nos
+conceptions artistiques, politiques ou sociales qui ne porte leur
+puissante empreinte. L'homme les renverse parfois, au prix de
+bouleversements effroyables, mais il semble condamné à les relever
+toujours. Sans elles il n'aurait pu sortir de la barbarie primitive, et
+sans elles encore il y retomberait bientôt. Ce sont des ombres vaines,
+sans doute; mais ces filles de nos rêves ont obligé les peuples à créer
+tout ce qui fait la splendeur des arts et la grandeur des civilisations.
+
+«Si l'on détruisait, dans les musées et les bibliothèques, et que l'on
+fît écrouler, sur les dalles des parvis, toutes les oeuvres et tous
+les monuments d'art qu'ont inspirés les religions, que resterait-il des
+grands rêves humains? Donner aux hommes la part d'espoir et d'illusion
+sans laquelle ils ne peuvent exister, telle est la raison d'être des
+dieux, des héros et des poètes. Pendant cinquante ans, la science parut
+assumer cette tâche. Mais ce qui l'a compromise dans les coeurs
+affamés d'idéal, c'est qu'elle n'ose plus assez promettre et qu'elle ne
+sait pas assez mentir[13].»
+
+Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés avec ferveur à
+détruire les illusions religieuses, politiques et sociales dont, pendant
+de longs siècles, avaient vécu nos pères. En les détruisant ils ont tari
+les sources de l'espérance et de la résignation. Derrière les chimères
+immolées, ils ont trouvé les forces aveugles et sourdes de la nature.
+Inexorables pour la faiblesse elles ne connaissent pas la pitié.
+
+Avec tous ses progrès la philosophie n'a pu encore offrir aux foules
+aucun idéal qui les puisse charmer; mais, comme il leur faut des
+illusions à tout prix, elles se dirigent d'instinct, comme l'insecte
+allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand
+facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais bien
+l'erreur. Et si le socialisme est si puissant aujourd'hui, c'est qu'il
+constitue la seule illusion qui soit vivante encore. Malgré toutes les
+démonstrations scientifiques, il continue à grandir. Sa principale force
+est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités des
+choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur. L'illusion
+sociale règne aujourd'hui sur toutes les ruines amoncelées du passé, et
+l'avenir lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif de vérités.
+Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se détournent, préférant
+déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui sait les illusionner est
+aisément leur maître; qui tente de les désillusionner est toujours leur
+victime.
+
+
+§ 3.--L'EXPÉRIENCE
+
+L'expérience constitue à peu près le seul procédé efficace pour établir
+solidement une vérité dans l'âme des foules, et détruire des illusions
+devenues trop dangereuses. Encore est-il nécessaire que l'expérience
+soit réalisée sur une très large échelle et fort souvent répétée. Les
+expériences faites par une génération sont généralement inutiles pour la
+suivante; et c'est pourquoi les faits historiques invoqués comme
+éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur seule utilité est de
+prouver à quel point les expériences doivent être répétées d'âge en âge
+pour exercer quelque influence, et réussir à ébranler seulement une
+erreur lorsqu'elle est solidement implantée dans l'âme des foules.
+
+Notre siècle, et celui qui l'a précédé, seront cités sans doute par des
+historiens de l'avenir comme une ère de curieuses expériences. À aucun
+âge il n'en avait été autant tenté.
+
+La plus gigantesque de ces expériences fut la Révolution française. Pour
+découvrir qu'on ne refait pas une société de toutes pièces sur les
+indications de la raison pure, il a fallu massacrer plusieurs millions
+d'hommes et bouleverser l'Europe entière pendant vingt ans. Pour nous
+prouver expérimentalement que les Césars coûtent cher aux peuples qui
+les acclament, il a fallu deux ruineuses expériences en cinquante ans,
+et, malgré leur clarté, elles ne semblent pas avoir été suffisamment
+convaincantes. La première a coûté pourtant trois millions d'hommes et
+une invasion, la seconde un démembrement et la nécessité des armées
+permanentes. La troisième a failli être tentée il n'y a pas longtemps et
+le sera sûrement un jour. Pour faire admettre à tout un peuple que
+l'immense armée allemande n'était pas, comme on l'enseignait il y a
+trente ans, une sorte de garde nationale inoffensive[14], il a fallu
+l'effroyable guerre qui nous a coûté si cher. Pour reconnaître que le
+protectionnisme ruine les peuples qui l'acceptent, il faudra au moins
+vingt ans de désastreuses expériences. On pourrait multiplier
+indéfiniment ces exemples.
+
+
+§ 4.--LA RAISON
+
+Dans l'énumération des facteurs capables d'impressionner l'âme des
+foules, on pourrait se dispenser entièrement de mentionner la raison,
+s'il n'était nécessaire d'indiquer la valeur négative de son influence.
+
+Nous avons déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des
+raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations d'idées.
+Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que font appel
+les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la logique n'ont
+aucune action sur elles[15]. Pour convaincre les foules, il faut d'abord
+se rendre bien compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de
+les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant, au moyen
+d'associations rudimentaires, certaines images bien suggestives; savoir
+revenir au besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les
+sentiments qu'on fait naître. Cette nécessité de varier sans cesse son
+langage suivant l'effet produit à l'instant où l'on parle frappe
+d'avance d'impuissance tout discours étudié et préparé: l'orateur y suit
+sa pensée, car non celle de ses auditeurs, et, par ce seul fait, son
+influence devient parfaitement nulle.
+
+Les esprits logiques, habitués à être convaincus par des chaînes de
+raisonnements un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à ce
+mode de persuasion quand ils s'adressent aux foules, et le manque
+d'effet de leurs arguments les surprend toujours. «Les conséquences
+mathématiques usuelles fondées sur le syllogisme, c'est-à-dire sur des
+associations d'identités, écrit un logicien, sont nécessaires... La
+nécessité forcerait l'assentiment même d'une masse inorganique, si
+celle-ci était capable de suivre des associations d'identités.» Sans
+doute; mais la foule n'est pas plus capable que la masse inorganique de
+les suivre, ni même de les entendre. Qu'on essaie de convaincre par un
+raisonnement des esprits primitifs, des sauvages ou des enfants, par
+exemple, et l'on se rendra compte de la faible valeur que possède ce
+mode d'argumentation.
+
+Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres primitifs pour
+voir la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter
+contre des sentiments. Rappelons-nous simplement combien ont été tenaces
+pendant de longs siècles des superstitions religieuses, contraires à la
+plus simple logique. Pendant près de deux mille ans les plus lumineux
+génies ont été courbés sous leurs lois, et il a fallu arriver aux temps
+modernes pour que leur véracité ait pu seulement être contestée. Le
+moyen âge et la Renaissance ont possédé bien des hommes éclairés; ils
+n'en ont pas possédé un seul auquel le raisonnement ait montré les côtés
+enfantins de ses superstitions, et fait naître un faible doute sur les
+méfaits du diable ou sur la nécessité de brûler les sorciers.
+
+Faut-il regretter que ce ne soit jamais la raison qui guide les foules?
+Nous n'oserions le dire. La raison humaine n'eût pas réussi sans doute à
+entraîner l'humanité dans les voies de la civilisation avec l'ardeur et
+la hardiesse dont l'ont soulevée ses chimères. Filles de l'inconscient
+qui nous mène, ces chimères étaient sans doute nécessaires. Chaque race
+porte dans sa constitution mentale les lois de ses destinées, et c'est
+peut-être à ces lois qu'elle obéit par un inéluctable instinct, même
+dans ses impulsions en apparence les plus irraisonnées. Il semble
+parfois que les peuples soient soumis à des forces secrètes analogues à
+celles qui obligent le gland à se transformer en chêne ou la comète à
+suivre son orbite.
+
+Le peu que nous pouvons pressentir de ces forces doit être cherché dans
+la marche générale de l'évolution d'un peuple et non dans les faits
+isolés d'où cette évolution semble parfois surgir. Si l'on ne
+considérait que ces faits isolés l'histoire semblerait régie par
+d'invraisemblables hasards. Il était invraisemblable qu'un ignorant
+charpentier de Galilée pût devenir pendant deux mille ans un dieu
+tout-puissant, au nom duquel fussent fondées les plus importantes
+civilisations; invraisemblable aussi que quelques bandes d'Arabes sortis
+de leurs déserts pussent conquérir la plus grande partie du vieux monde
+gréco-romain, et fonder un empire plus grand que celui d'Alexandre;
+invraisemblable encore que, dans une Europe très vieille et très
+hiérarchisée, un obscur lieutenant d'artillerie pût réussir à régner sur
+une foule de peuples et de rois.
+
+Laissons donc la raison aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop
+d'intervenir dans le gouvernement des hommes. Ce n'est pas avec la
+raison et c'est le plus souvent malgré elle, que se sont créés des
+sentiments tels que l'honneur, l'abnégation, la foi religieuse, l'amour
+de la gloire et de la patrie, qui ont été jusqu'ici les grands ressorts
+de toutes les civilisations.
+
+NOTES:
+
+[12] Dans _Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples_, j'ai
+longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal démocratique
+latin de l'idéal démocratique anglo-saxon. D'une façon indépendante et à
+la suite de ses voyages, M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre tout
+récent, _Outre-Mer_, à des conclusions à peu près identiques aux
+miennes.
+
+[13] Daniel Lesueur.
+
+[14] L'opinion des foules était formée, dans ce cas, par ces
+associations grossières de choses dissemblables dont j'ai précédemment
+exposé le mécanisme. Notre garde nationale d'alors, étant composée de
+pacifiques boutiquiers sans trace de discipline, et ne pouvant être
+prise au sérieux, tout ce qui portait un nom analogue éveillait les
+mêmes images, et était considéré par conséquent comme aussi inoffensif.
+L'erreur des foules était partagée alors, ainsi que cela arrive si
+souvent pour les opinions générales, par leurs meneurs. Dans un discours
+prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des députés, et reproduit par
+M. E. Ollivier dans un livre récent, un homme d'État qui a bien souvent
+suivi l'opinion des foules, mais ne l'a jamais précédée, M. Thiers,
+répétait que la Prusse, en dehors d'une armée active à peu près égale en
+nombre à la nôtre, ne possédait qu'une garde nationale analogue à celle
+que nous possédions et par conséquent sans importance; assertions aussi
+exactes que les prévisions du même homme d'État sur le peu d'avenir des
+chemins de fer.
+
+[15] Mes premières observations sur l'art d'impressionner les foules et
+sur les faibles ressources qu'offrent sur ce point les règles de la
+logique remontent à l'époque du siège de Paris, le jour où je vis
+conduire au Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V...
+qu'une foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des
+fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement,
+G. P..., orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui
+réclamait l'exécution immédiate du prisonnier. Je m'attendais à ce que
+l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation, en disant que le
+maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces
+fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs chez tous les
+libraires. À ma grande stupéfaction--j'étais fort jeune alors--le
+discours fut tout autre. «Justice sera faite, cria l'orateur en
+s'avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable. Laissez le
+gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête. Nous
+allons, en attendant, enfermer l'accusé.» Calmée aussitôt par cette
+satisfaction apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart d'heure
+le maréchal put regagner son domicile. Il eût été infailliblement
+écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les raisonnements
+logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très convaincants.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion.
+
+§ 1. _Les meneurs des foules._--Besoin instinctif de tous les êtres en
+foule d'obéir à un meneur.--Psychologie des meneurs.--Eux seuls peuvent
+créer la foi et donner une organisation aux foules.--Despotisme forcé
+des meneurs.--Classification des meneurs.--Rôle de la volonté.--§ 2.
+_Les moyens d'action des meneurs._--L'affirmation, la répétition, la
+contagion.--Rôle respectif de ces divers facteurs.--Comment la contagion
+peut remonter des couches inférieures aux couches supérieures d'une
+société.--Une opinion populaire devient bientôt une opinion
+générale.--§ 3. _Le prestige._--Définition et classification du
+prestige.--Le prestige acquis et le prestige personnel.--Exemples
+divers.--Comment meurt le prestige.
+
+
+La constitution mentale des foules nous est maintenant connue, et nous
+savons aussi quels sont les mobiles capables d'impressionner leur âme.
+Il nous reste à rechercher comment doivent être appliqués ces mobiles,
+et par qui ils peuvent être utilement mis en oeuvre.
+
+
+§ 1.--LES MENEURS DES FOULES
+
+Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse
+d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent
+d'instinct sous l'autorité d'un chef.
+
+Dans les foules humaines, le chef n'est souvent qu'un meneur, mais,
+comme tel, il joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour
+duquel se forment et s'identifient les opinions. Il constitue le premier
+élément d'organisation des foules hétérogènes et prépare leur
+organisation en sectes. En attendant, il les dirige. La foule est un
+troupeau servile qui ne saurait jamais se passer de maître.
+
+Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené. Il a lui-même été
+hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre. Elle l'a
+envahi au point que tout disparaît en dehors d'elle, et que toute
+opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel, par exemple,
+Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de Rousseau, et
+employant les procédés de l'Inquisition pour les propager.
+
+Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes de pensée, mais des
+hommes d'action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l'être, la
+clairvoyance conduisant généralement au doute et à l'inaction. Ils se
+recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui
+côtoient les bords de la folie. Quelque absurde que puisse être l'idée
+qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent, tout raisonnement
+s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne les
+touchent pas, ou ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel,
+famille, tout est sacrifié. L'instinct de la conservation lui-même est
+annulé chez eux, au point que la seule récompense qu'ils sollicitent
+souvent est de devenir des martyrs. L'intensité de leur foi donne à
+leurs paroles une grande puissance suggestive. La multitude est toujours
+prête à écouter l'homme doué de volonté forte qui sait s'imposer à
+elle. Les hommes réunis en foule perdent toute volonté et se tournent
+d'instinct vers qui en possède une.
+
+De meneurs, les peuples n'ont jamais manqué: mais il s'en faut que tous
+soient animés des convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont
+souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que des intérêts personnels
+et cherchant à persuader en flattant de bas instincts. L'influence
+qu'ils exercent ainsi peut être très grande, mais elle reste toujours
+très éphémère. Les grands convaincus qui ont soulevé l'âme des foules,
+les Pierre l'Ermite, les Luther, les Savonarole, les hommes de la
+Révolution, n'ont exercé de fascination qu'après avoir été eux-mêmes
+d'abord fascinés par une croyance. Ils purent alors créer dans les âmes
+cette puissance formidable nommée la foi, qui rend l'homme esclave
+absolu de son rêve.
+
+Créer la foi, qu'il s'agisse de foi religieuse, de foi politique ou
+sociale, de foi en une oeuvre, en un personnage, en une idée, tel est
+surtout le rôle des grands meneurs, et c'est pourquoi leur influence est
+toujours très grande. De toutes les forces dont l'humanité dispose, la
+foi a toujours été une des plus grandes, et c'est avec raison que
+l'Évangile lui attribue le pouvoir de transporter les montagnes. Donner
+à l'homme une foi, c'est décupler sa force. Les grands événements de
+l'histoire ont été réalisés par d'obscurs croyants n'ayant guère que
+leur foi pour eux. Ce n'est pas avec des lettrés et des philosophes, ni
+surtout avec des sceptiques, qu'ont été édifiées les grandes religions
+qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires qui se sont étendus
+d'un hémisphère à l'autre.
+
+Mais, dans de tels exemples, il s'agit des grands meneurs, et ils sont
+assez rares pour que l'histoire en puisse aisément marquer le nombre.
+Ils forment le sommet d'une série continue descendant de ces puissants
+manieurs d'hommes à l'ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine
+lentement ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu'il
+ne comprend guère, mais dont, selon lui, l'application doit amener
+sûrement la réalisation de tous les rêves et de toutes les espérances.
+
+Dans toutes les sphères sociales, des plus hautes aux plus basses, dès
+que l'homme n'est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d'un meneur.
+La plupart des hommes, dans les masses populaires surtout, ne possèdent,
+en dehors de leur spécialité, d'idée nette et raisonnée sur quoi que ce
+soit. Ils sont incapables de se conduire. Le meneur leur sert de guide.
+Il peut être remplacé à la rigueur, mais très insuffisamment par ces
+publications périodiques qui fabriquent des opinions pour leurs lecteurs
+et leur procurent ces phrases toutes faites qui dispensent de raisonner.
+
+L'autorité des meneurs est très despotique, et n'arrive même à s'imposer
+qu'à cause de ce despotisme. On a remarqué souvent combien facilement
+ils se faisaient obéir, bien que n'ayant aucun moyen d'appuyer leur
+autorité, dans les couches ouvrières les plus turbulentes. Ils fixent
+les heures de travail, le taux des salaires, décident les grèves, les
+font commencer et cesser à heure fixe.
+
+Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer de plus en plus les pouvoirs
+publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et affaiblir. La
+tyrannie de ces nouveaux maîtres fait que les foules leur obéissent
+beaucoup plus docilement qu'elles n'ont obéi à aucun gouvernement. Si,
+par suite d'un accident quelconque, le meneur disparaît et n'est pas
+immédiatement remplacé, la foule redevient une collectivité sans
+cohésion ni résistance. Pendant la dernière grève des employés des
+omnibus à Paris, il a suffi d'arrêter les deux meneurs qui la
+dirigeaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n'est pas le besoin de la
+liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours dans l'âme des
+foules. Elles ont une telle soif d'obéir qu'elles se soumettent
+d'instinct à qui se déclare leur maître.
+
+On peut établir une division assez tranchée dans la classe des meneurs.
+Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais momentanée;
+les autres, beaucoup plus rares que les précédents, sont des hommes
+possédant une volonté à la fois forte et durable. Les premiers sont
+violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour diriger un coup
+de main, entraîner les masses malgré le danger, et transformer en héros
+les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney et Murat, sous le
+premier Empire. Tel encore, de nos jours, Garibaldi, aventurier sans
+talent, mais énergique, réussissant avec une poignée d'hommes à
+s'emparer de l'ancien royaume de Naples défendu pourtant par une armée
+disciplinée.
+
+Mais si l'énergie de ces meneurs est puissante, elle est momentanée et
+ne survit guère à l'excitant qui l'a fait naître. Rentrés dans le
+courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font
+souvent preuve, comme ceux que je citais à l'instant, de la plus
+étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de réfléchir et de se
+conduire dans les circonstances les plus simples, alors qu'ils avaient
+si bien su conduire les autres. Ce sont des meneurs qui ne peuvent
+exercer leur fonction qu'à la condition d'être menés eux-mêmes et
+excités sans cesse, d'avoir toujours au-dessus d'eux un homme ou une
+idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée.
+
+La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté durable, a,
+malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup plus
+considérable. En elle on trouve les vrais fondateurs de religions ou de
+grandes oeuvres: saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, Lesseps.
+Qu'ils soient intelligents ou bornés, il n'importe, le monde sera
+toujours à eux. La volonté persistante qu'ils possèdent est une faculté
+infiniment rare et infiniment forte qui fait tout plier. On ne se rend
+pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté forte et
+continue: rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni les
+hommes.
+
+Le plus récent exemple de ce que peut une volonté forte et continue,
+nous est donné par l'homme illustre qui sépara deux mondes et réalisa la
+tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par les plus grands
+souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique; mais la
+vieillesse était venue, et tout s'éteint devant elle, même la volonté.
+
+Lorsqu'on voudra montrer ce que peut la seule volonté, il n'y aura qu'à
+présenter dans ses détails l'histoire des difficultés qu'il fallut
+surmonter pour creuser le canal de Suez. Un témoin oculaire, le docteur
+Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes la synthèse de cette
+grande oeuvre racontée par son immortel auteur. «Et il contait, de
+jour en jour, par épisodes, l'épopée du canal. Il contait tout ce qu'il
+avait dû vaincre, tout l'impossible qu'il avait fait possible, toutes
+les résistances, les coalitions contre lui, et les déboires, les revers,
+les défaites, mais qui n'avaient pu jamais le décourager, ni l'abattre;
+il rappelait l'Angleterre le combattant, l'attaquant sans relâche, et
+l'Égypte et la France hésitantes, et le consul de France s'opposant plus
+que tout autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant
+les ouvriers par la soif, leur faisant refuser l'eau douce; et le
+ministère de la marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux,
+d'expérience et de science, tous naturellement hostiles, et tous
+scientifiquement assurés du désastre, le calculant et le promettant,
+comme pour tel jour ou telle heure on promet l'éclipse.»
+
+Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs ne
+contiendrait pas beaucoup de noms; mais ces noms ont été à la tête des
+événements les plus importants de la civilisation et de l'histoire.
+
+
+§ 2.--LES MOYENS D'ACTION DES MENEURS: L'AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, LA
+CONTAGION.
+
+Lorsqu'il s'agit d'entraîner une foule pour un instant, et de la
+déterminer à commettre un acte quelconque: piller un palais, se faire
+massacrer pour défendre une place forte ou une barricade, il faut agir
+sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore
+l'exemple; mais il faut alors que la foule soit déjà préparée par
+certaines circonstances, et surtout que celui qui veut l'entraîner
+possède la qualité que j'étudierai plus loin sous le nom de prestige.
+
+Mais quand il s'agit de faire pénétrer des idées et des croyances dans
+l'esprit des foules--les théories sociales modernes, par exemple--les
+procédés des meneurs sont différents. Ils ont principalement recours à
+trois procédés très nets: l'affirmation, la répétition, la contagion.
+L'action en est assez lente, mais les effets de cette action une fois
+produits sont fort durables.
+
+L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute
+preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée dans
+l'esprit des foules. Plus l'affirmation est concise, plus elle est
+dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle a
+d'autorité. Les livres religieux et les codes de tous les âges ont
+toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d'État appelés à
+défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant
+leurs produits par l'annonce, savent la valeur de l'affirmation.
+
+L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la condition d'être
+constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes termes. C'est
+Napoléon, je crois, qui a dit qu'il n'y a qu'une seule figure sérieuse
+de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la
+répétition, à s'établir dans les esprits au point qu'ils finissent par
+l'accepter comme une vérité démontrée.
+
+On comprend bien l'influence de la répétition sur les foules, en voyant
+à quel point elle est puissante sur les esprits les plus éclairés. Cette
+puissance vient de ce que la chose répétée finit par s'incruster dans
+ces régions profondes de l'inconscient où s'élaborent les motifs de nos
+actions. Au bout de quelque temps, nous ne savons plus quel est l'auteur
+de l'assertion répétée, et nous finissons par y croire. De là la force
+étonnante de l'annonce. Quand nous avons lu cent fois, mille fois que le
+meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons l'avoir entendu
+dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir la certitude.
+Quand nous avons lu mille fois que la farine Y a guéri les plus grands
+personnages des maladies les plus tenaces, nous finissons par être
+tentés de l'essayer le jour où nous sommes atteints d'une maladie du
+même genre. Si nous lisons toujours dans le même journal que A est un
+parfait gredin et B un très honnête homme, nous finissons par en être
+convaincus, à moins, bien entendu, que nous ne lisions souvent un autre
+journal d'opinion contraire, où les deux qualificatifs soient inversés.
+L'affirmation et la répétition sont seules assez puissantes pour pouvoir
+se combattre.
+
+Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, et qu'il y a
+unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines
+entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les
+concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le
+puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les
+idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir
+contagieux aussi intense que celui des microbes. Ce phénomène est très
+naturel puisqu'on l'observe chez les animaux eux-mêmes dès qu'il sont en
+foule. Le tic d'un cheval dans une écurie est bientôt imité par les
+autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné
+de quelques moutons s'étend bientôt à tout le troupeau. Chez l'homme en
+foule toutes les émotions sont très rapidement contagieuses, et c'est ce
+qui explique la soudaineté des paniques. Les désordres cérébraux, comme
+la folie, sont eux-mêmes contagieux. On sait combien est fréquente
+l'aliénation chez les médecins aliénistes. On a même cité récemment des
+formes de folie, l'agoraphobie par exemple, communiquées de l'homme aux
+animaux.
+
+La contagion n'exige pas la présence simultanée d'individus sur un seul
+point; elle peut se faire à distance sous l'influence de certains
+événements qui orientent tous les esprits dans le même sens et leur
+donnent les caractères spéciaux aux foules, surtout quand les esprits
+sont préparés par les facteurs lointains que j'ai étudiés plus haut.
+C'est ainsi par exemple que l'explosion révolutionnaire de 1848, partie
+de Paris, s'étendit brusquement à une grande partie de l'Europe et
+ébranla plusieurs monarchies.
+
+L'imitation, à laquelle on a attribué tant d'influence dans les
+phénomènes sociaux, n'est en réalité qu'un simple effet de la contagion.
+Ayant montré ailleurs son influence je me bornerai à reproduire ce que
+j'en disais il y a quinze ans et qui depuis a été développé par d'autres
+écrivains dans des publications récentes:
+
+«Semblable aux animaux, l'homme est naturellement imitatif. L'imitation
+est un besoin pour lui, à condition bien entendu, que cette imitation
+soit tout à fait facile, c'est ce besoin qui rend si puissante
+l'influence de ce que nous appelons la mode. Qu'il s'agisse d'opinions,
+d'idées, de manifestations littéraires, ou simplement de costumes,
+combien osent se soustraire à son empire? Ce n'est pas avec des
+arguments, mais avec des modèles, qu'on guide les foules. À chaque
+époque il y a un petit nombre d'individualités qui impriment leur
+action et que la masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant
+que ces individualités s'écartassent par trop des idées reçues. Les
+imiter serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C'est
+précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur
+époque n'ont généralement aucune influence sur elle. L'écart est trop
+grand. C'est pour la même raison que les Européens, avec tous les
+avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur
+les peuples de l'Orient: ils en diffèrent trop.
+
+«La double action du passé et de l'imitation réciproque finit par rendre
+tous les hommes d'un même pays et d'une même époque à ce point
+semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s'y
+soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style
+ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps auquel
+ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un individu pour
+connaître à fond ses lectures, ses occupations habituelles et le milieu
+où il vit[16].»
+
+La contagion est si puissante qu'elle impose aux individus non seulement
+certaines opinions mais encore certaines façons de sentir. C'est la
+contagion qui fait mépriser à une époque certaines oeuvres, telles que
+le _Tanhauser_, par exemple, et qui, quelques années plus tard, les fait
+admirer par ceux-là mêmes qui les avaient dénigrées le plus.
+
+C'est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du
+raisonnement, que se propagent les opinions et les croyances des
+foules. C'est au cabaret, par affirmation, répétition et contagion que
+s'établissent les conceptions actuelles des ouvriers; et les croyances
+des foules de tous les âges ne se sont guère créées autrement. Renan
+compare avec justesse les premiers fondateurs du christianisme «aux
+ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret»; et
+Voltaire avait déjà fait observer à propos de la religion chrétienne que
+«la plus vile canaille l'avait seule embrassée pendant plus de cent
+ans».
+
+On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens de
+citer, la contagion, après s'être exercée dans les couches populaires,
+passe ensuite aux couches supérieures de la société. C'est ce que nous
+voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui commencent à
+gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les premières
+victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que, devant son
+action, l'intérêt personnel lui-même s'évanouit.
+
+Et c'est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par
+s'imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées,
+quelque visible que puisse être l'absurdité de l'opinion triomphante. Il
+y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches
+supérieures d'autant plus curieuse que les croyances de la foule
+dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée
+souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance.
+Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s'en emparent, la
+déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand
+dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en plus.
+Devenue vérité populaire, elle remonte en quelque façon à sa source et
+agit alors sur les couches supérieures d'une nation. C'est en définitive
+l'intelligence qui guide le monde, mais elle le guide vraiment de fort
+loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis bien longtemps
+retournés à la poussière, lorsque, par l'effet du mécanisme que je viens
+de décrire, leur pensée finit par triompher.
+
+
+§ 3.--LE PRESTIGE
+
+Ce qui contribue surtout à donner aux idées propagées par l'affirmation,
+la répétition et la contagion, une puissance très grande, c'est qu'elles
+finissent par acquérir le pouvoir mystérieux nommé prestige.
+
+Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s'est
+imposé principalement par cette force irrésistible qu'exprime le mot
+prestige. C'est un terme dont nous saisissons tous le sens, mais qu'on
+applique de façons trop diverses pour qu'il soit facile de le définir.
+Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l'admiration ou
+la crainte; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il
+peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par conséquent
+des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César, Mahomet, Bouddha,
+par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D'un autre côté, il y a
+des êtres ou des fictions que nous n'admirons pas, les divinités
+monstrueuses des temples souterrains de l'Inde, par exemple, et qui nous
+paraissent pourtant revêtues d'un grand prestige.
+
+Le prestige est en réalité une sorte de domination qu'exerce sur notre
+esprit un individu, une oeuvre ou une idée. Cette domination paralyse
+toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d'étonnement et de
+respect. Le sentiment provoqué est inexplicable, comme tous les
+sentiments, mais il doit être du même ordre que la fascination subie par
+un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute
+domination. Les dieux, les rois et les femmes n'auraient jamais régné
+sans lui.
+
+On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de
+prestige: le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige
+acquis est celui que donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut
+être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au
+contraire quelque chose d'individuel qui peut coexister avec la
+réputation, la gloire, la fortune, ou être renforcé par elles, mais qui
+peut parfaitement exister sans elles.
+
+Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu. Par
+le fait seul qu'un individu occupe une certaine position, possède une
+certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige,
+quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en
+uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal
+avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des
+perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité.
+Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue
+d'un prince ou d'un marquis; et il suffit de prendre de tels titres pour
+escroquer à un commerçant tout ce qu'on veut[17].
+
+Le prestige dont je viens de parler est celui qu'exercent les personnes;
+on peut placer à côté le prestige qu'exercent les opinions, les
+oeuvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n'est le plus souvent que
+de la répétition accumulée. L'histoire, l'histoire littéraire et
+artistique surtout, n'étant que la répétition des mêmes jugements que
+personne n'essaie de contrôler, chacun finit par répéter ce qu'il a
+appris à l'école, et il y a des noms et des choses auxquels nul
+n'oserait toucher. Pour un lecteur moderne, la lecture d'Homère dégage
+un incontestable et immense ennui; mais qui oserait le dire? Le
+Parthénon, dans son état actuel, est une misérable ruine absolument
+dépourvue d'intérêt; mais il possède un tel prestige qu'on ne le voit
+plus tel qu'il est, mais bien avec tout son cortège de souvenirs
+historiques. Le propre du prestige est d'empêcher de voir les choses
+telles qu'elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les foules
+toujours, les individus le plus souvent, ont besoin, sur tous les
+sujets, d'opinions toutes faites. Le succès de ces opinions est
+indépendant de la part de vérité ou d'erreur qu'elles contiennent; il
+dépend uniquement de leur prestige.
+
+J'arrive maintenant au prestige personnel. Il est d'une nature fort
+différente du prestige artificiel ou acquis dont je viens de m'occuper.
+C'est une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité, que
+possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d'exercer une
+fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent, alors
+même qu'ils sont socialement leurs égaux et ne possèdent aucun moyen
+ordinaire de domination. Ils imposent leurs idées, leurs sentiments à
+ceux qui les entourent, et on leur obéit comme la bête féroce obéit au
+dompteur qu'elle pourrait si facilement dévorer.
+
+Les grands meneurs de foules, tels que Bouddha, Jésus, Mahomet, Jeanne
+d'Arc, Napoléon, ont possédé à un haut degré cette forme de prestige; et
+c'est surtout par elle qu'ils se sont imposés. Les dieux, les héros et
+les dogmes s'imposent et ne se discutent pas; ils s'évanouissent même
+dès qu'on les discute.
+
+Les grands personnages que je viens de citer possédaient leur puissance
+fascinatrice bien avant de devenir illustres, et ils ne le fussent pas
+devenus sans elle. Il est évident, par exemple, que Napoléon, au zénith
+de la gloire, exerçait, par le seul fait de sa puissance, un prestige
+immense; mais ce prestige, il en était doué déjà en partie alors qu'il
+n'avait aucun pouvoir et était complètement inconnu. Lorsque, général
+ignoré, il fut envoyé par protection commander l'armée d'Italie, il
+tomba au milieu de rudes généraux qui s'apprêtaient à faire un dur
+accueil au jeune intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la
+première minute, dès la première entrevue, sans phrases, sans gestes,
+sans menaces, au premier regard du futur grand homme, ils étaient
+domptés. Taine donne, d'après les mémoires des contemporains, un curieux
+récit de cette entrevue.
+
+ «Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard
+ héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure,
+ arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit
+ parvenu qu'on leur expédie de Paris. Sur la description qu'on leur
+ en a faite, Augereau est injurieux, insubordonné d'avance: un
+ favori de Barras, un général de vendémiaire, un général de rue,
+ regardé comme un ours, parce qu'il est toujours seul à penser, une
+ petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur. On les
+ introduit, et Bonaparte se fait attendre. Il paraît enfin, ceint de
+ son épée, se couvre, explique ses dispositions, leur donne ses
+ ordres et les congédie. Augereau est resté muet; c'est dehors
+ seulement qu'il se ressaisit et retrouve ses jurons ordinaires; il
+ convient, avec Masséna, que ce petit b... de général lui a fait
+ peur; il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti
+ écrasé au premier coup d'oeil.»
+
+Devenu grand homme, son prestige s'accrut de toute sa gloire et devint
+au moins égal à celui d'une divinité pour les dévots. Le général
+Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore
+qu'Augereau, disait de lui au maréchal d'Ornano, en 1815, un jour qu'ils
+montaient ensemble l'escalier des Tuileries: «Mon cher, ce diable
+d'homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre compte.
+C'est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand je
+l'approche, je suis prêt à trembler comme un enfant, et il me ferait
+passer par le trou d'une aiguille pour me jeter dans le feu.»
+
+Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux qui
+l'approchèrent[18].
+
+ Davoust disait, parlant du dévouement de Maret et du sien: «Si
+ l'Empereur nous disait à tous deux: Il importe aux intérêts de ma
+ politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s'en
+ échappe, Maret garderait le secret, j'en suis sûr, mais il ne
+ pourrait s'empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir
+ sa famille. Eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y
+ laisserais ma femme et mes enfants.»
+
+Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de fascination pour
+comprendre ce merveilleux retour de l'île d'Elbe; cette conquête
+immédiate de la France par un homme isolé, ayant devant lui toutes les
+forces organisées d'un grand pays, qu'on pouvait croire lassé de sa
+tyrannie. Il n'eut qu'à regarder les généraux envoyés pour s'emparer de
+lui, et qui avaient juré de s'en emparer. Tous se soumirent sans
+discussion.
+
+ «Napoléon, écrit le général anglais Wolseley, débarque en France
+ presque seul, et comme un fugitif, de la petite île d'Elbe qui
+ était son royaume, et réussit en quelques semaines à bouleverser,
+ sans effusion de sang, toute l'organisation du pouvoir de la France
+ sous son roi légitime: l'ascendant personnel d'un homme
+ s'affirma-t-il jamais plus étonnamment? Mais d'un bout à l'autre de
+ cette campagne, qui fut sa dernière, combien est remarquable
+ l'ascendant qu'il exerçait également sur les alliés, les obligeant
+ à suivre son initiative, et combien peu s'en fallut qu'il ne les
+ écrasât?»
+
+Son prestige lui survécut et continua à grandir. C'est lui qui fit
+sacrer empereur un neveu obscur. En voyant renaître aujourd'hui sa
+légende, on voit combien cette grande ombre est puissante encore.
+Malmenez les hommes tant qu'il vous plaira, massacrez-les par millions,
+amenez invasions sur invasions, tout vous est permis si vous possédez un
+degré suffisant de prestige et le talent nécessaire pour le maintenir.
+
+J'ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait exceptionnel, sans
+doute, mais qu'il était utile de citer pour faire comprendre la genèse
+des grandes religions, des grandes doctrines et des grands empires. Sans
+la puissance exercée sur la foule par le prestige, cette genèse ne
+serait pas compréhensible.
+
+Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l'ascendant personnel,
+la gloire militaire et la terreur religieuse; il peut avoir des origines
+plus modestes, et cependant être considérable encore. Notre siècle en
+peut fournir plusieurs exemples. Un des plus frappants, celui que la
+postérité rappellera d'âge en âge, sera donné par l'histoire de l'homme
+illustre qui modifia la face du globe et les relations commerciales des
+peuples en séparant deux continents. Il réussit dans son entreprise par
+son immense volonté, mais aussi par la fascination qu'il exerçait sur
+tous ceux qui l'entouraient. Pour vaincre l'opposition unanime qu'il
+rencontrait, il n'avait qu'à se montrer. Il parlait un instant, et,
+devant le charme qu'il exerçait, les opposants devenaient des amis. Les
+Anglais surtout combattaient son projet avec acharnement; il n'eut qu'à
+paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages. Quand, plus
+tard, il passa par Southampton, les cloches sonnèrent sur son passage,
+et aujourd'hui l'Angleterre s'occupe de lui élever une statue. «Ayant
+tout vaincu, hommes et choses, les marais, les rochers et les sables,»
+il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer Suez à Panama. Il
+recommença avec les mêmes moyens; mais l'âge était venu, et, d'ailleurs,
+la foi qui soulève les montagnes ne les soulève qu'à la condition
+qu'elles ne soient pas trop hautes. Les montagnes résistèrent, et la
+catastrophe qui s'en suivit détruisit l'éblouissante auréole de gloire
+qui enveloppait le héros. Sa vie enseigne comment peut grandir le
+prestige, et comment il peut disparaître. Après avoir égalé en grandeur
+les plus célèbres héros de l'histoire, il fut abaissé par les magistrats
+de son pays au rang des plus vils criminels. Quand il mourut, son
+cercueil passa isolé au milieu des foules indifférentes. Seuls, les
+souverains étrangers rendirent hommage à sa mémoire comme à celle de
+l'un des plus grands hommes qu'ait connus l'histoire[19].
+
+Mais les divers exemples qui viennent d'être cités représentent des
+formes extrêmes. Pour établir dans ses détails la psychologie du
+prestige, il faudrait les placer à l'extrémité d'une série qui
+descendrait des fondateurs de religions et d'empires jusqu'au
+particulier essayant d'éblouir ses voisins par un habit neuf ou une
+décoration.
+
+Entre les termes les plus éloignés de cette série, on placerait toutes
+les formes du prestige dans les divers éléments d'une civilisation:
+sciences, arts, littérature, etc., et l'on verrait qu'il constitue
+l'élément fondamental de la persuasion. Consciemment ou non, l'être,
+l'idée ou la chose possédant du prestige sont par voie de contagion
+imités immédiatement et imposent à toute une génération certaines façons
+de sentir et de traduire leur pensée. L'imitation est d'ailleurs le plus
+souvent inconsciente, et c'est précisément ce qui la rend parfaite. Les
+peintres modernes, qui reproduisent les couleurs effacées et les
+attitudes rigides de certains primitifs, ne se doutent guère d'où vient
+leur inspiration; ils croient à leur propre sincérité, alors que si un
+maître éminent n'avait pas ressuscité cette forme d'art, on aurait
+continué à n'en voir que les côtés naïfs et inférieurs. Ceux qui, à
+l'instar d'un autre maître illustre, inondent leurs toiles d'ombres
+violettes, ne voient pas dans la nature plus de violet qu'on n'en voyait
+il y a cinquante ans, mais ils sont suggestionnés par l'impression
+personnelle et spéciale d'un peintre qui, malgré cette bizarrerie, sut
+acquérir un grand prestige. Dans tous les éléments de la civilisation,
+de tels exemples pourraient être aisément invoqués.
+
+On voit, par ce qui précède, que bien des facteurs peuvent entrer dans
+la genèse du prestige: un des plus importants fut toujours le succès.
+Tout homme qui réussit, toute idée qui s'impose, cessent par ce fait
+même d'être contestés. La preuve que le succès est une des bases
+principales du prestige, c'est que ce dernier disparaît presque
+toujours avec lui. Le héros, que la foule acclamait la veille, est
+conspué par elle le lendemain si l'insuccès l'a frappé. La réaction sera
+même d'autant plus vive que le prestige aura été plus grand. La foule
+considère alors le héros tombé comme un égal, et se venge de s'être
+inclinée devant la supériorité qu'elle ne lui reconnaît plus. Lorsque
+Robespierre faisait couper le cou à ses collègues et à un grand nombre
+de ses contemporains, il possédait un immense prestige. Lorsqu'un
+déplacement de quelques voix lui ôta son pouvoir, il perdit
+immédiatement ce prestige, et la foule le suivit à la guillotine avec
+autant d'imprécations qu'elle suivait la veille ses victimes. C'est
+toujours avec fureur que les croyants brisent les statues de leurs
+anciens dieux.
+
+Le prestige enlevé par l'insuccès est perdu brusquement. Il peut s'user
+aussi par la discussion, mais d'une façon plus lente. Ce procédé est
+cependant d'un effet très sûr. Le prestige discuté n'est déjà plus du
+prestige. Les dieux et les hommes qui ont su garder longtemps leur
+prestige n'ont jamais toléré la discussion. Pour se faire admirer des
+foules, il faut toujours les tenir à distance.
+
+NOTES:
+
+[16] GUSTAVE LE BON. _L'homme et les Sociétés_, t. II, p. 116, 1881.
+
+[17] Cette influence des titres, des rubans, des uniformes sur les
+foules se rencontre dans tous les pays, même dans ceux où le sentiment
+de l'indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce
+propos un passage curieux du livre récent d'un voyageur sur le prestige
+de certains personnages en Angleterre.
+
+«En diverses rencontres, je ne m'étais aperçu de l'ivresse particulière
+à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'Angleterre exposent les
+Anglais les plus raisonnables.
+
+«Pourvu que son état soutienne son rang, ils l'aiment d'avance, et mis
+en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit rougir
+de plaisir à son approche et, s'il leur parle, la joie qu'ils
+contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d'un éclat
+inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l'on peut dire, comme
+l'Espagnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la Révolution.
+Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins violente, la
+satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent moins fondamentaux. Le Livre
+de la Pairie a un débit considérable, et si loin qu'on aille, on le
+trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.»
+
+[18] Très conscient de son prestige, Napoléon savait qu'il l'accroissait
+encore en traitant un peu moins bien que des palefreniers les grands
+personnages qui l'entouraient, et parmi lesquels figuraient plusieurs de
+ces célèbres conventionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les récits
+du temps sont pleins de faits significatifs sur ce point. Un jour, en
+plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot qu'il traite
+comme un valet mal appris. L'effet produit, il s'approche et lui dit:
+«Eh bien, grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête?» Là-dessus,
+Beugnot, haut comme un tambour-major se courbe très bas, et le petit
+homme, levant la main, prend le grand par l'oreille, «signe de faveur
+enivrante, écrit Beugnot, geste familier du maître qui s'humanise». De
+tels exemples donnent une notion nette du degré de basse platitude que
+peut provoquer le prestige. Ils font comprendre l'immense mépris du
+grand despote pour les hommes qui l'entouraient et qu'il traitait
+simplement de «chair à canon».
+
+[19] Un journal étranger, la _Neu Freie Presse_, de Vienne, s'est livré
+au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions d'une très
+judicieuse psychologie, et que, pour cette raison, je reproduis ici:
+
+«Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a plus le droit de
+s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb. Si Ferdinand de Lesseps
+est un escroc, toute noble illusion est un crime. L'antiquité aurait
+couronné la mémoire de Lesseps d'une auréole de gloire, et lui aurait
+fait boire à la coupe du nectar au milieu de l'Olympe, car il a changé
+la face de la terre, et il a accompli des oeuvres qui perfectionnent
+la création. En condamnant Ferdinand de Lesseps, le président de la Cour
+d'appel s'est fait immortel, car toujours les peuples demanderont le nom
+de l'homme qui ne craignit pas d'abaisser son siècle pour habiller de la
+casaque du forçat un vieillard dont la vie a été la gloire de ses
+contemporains.
+
+«Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible, là où règne
+la haine bureaucratique contre les grandes oeuvres hardies. Les
+nations ont besoin de ces hommes audacieux qui croient en eux-mêmes et
+franchissent tous les obstacles, sans égard pour leur propre personne.
+Le génie ne peut pas être prudent; avec la prudence il ne pourrait
+jamais élargir le cercle de l'activité humaine.
+
+«... Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe et l'amertume
+des déceptions: Suez et Panama. Ici le coeur se révolte contre la
+morale du succès. Lorsque de Lesseps eut réussi à relier deux mers,
+princes et nations lui rendirent leurs hommages; aujourd'hui qu'il
+échoue contre les rochers des Cordillères, il n'est plus qu'un vulgaire
+escroc... Il y a là une guerre des classes de la société, un
+mécontentement de bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code
+criminel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des autres... Les
+législateurs modernes se trouvent embarrassés devant ces grandes idées
+du génie humain; le public y comprend moins encore, et il est facile à
+un avocat général de prouver que Stanley est un assassin et Lesseps un
+trompeur.»
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Limites de variabilité des croyances et opinions des foules.
+
+§ 1. _Les croyances fixes._--Invariabilité de certaines croyances
+générales.--Elles sont les guides d'une civilisation.--Difficulté de les
+déraciner.--En quoi l'intolérance constitue pour les peuples une
+vertu.--L'absurdité philosophique d'une croyance générale ne peut nuire
+à sa propagation.--§ 2. _Les opinions mobiles des foules._--Extrême
+mobilité des opinions qui ne dérivent pas des croyances
+générales.--Variations apparentes des idées et des croyances en moins
+d'un siècle.--Limites réelles de ces variations.--Éléments sur lesquels
+la variation a porté.--La disparition actuelle des croyances générales
+et la diffusion extrême de la presse rendent de nos jours les opinions
+de plus en plus mobiles.--Comment les opinions des foules tendent sur la
+plupart des sujets vers l'indifférence.--Impuissance des gouvernements à
+diriger comme jadis l'opinion.--L'émiettement actuel des opinions
+empêche leur tyrannie.
+
+
+§ 1.--LES CROYANCES FIXES
+
+Il y a un parallélisme étroit entre les caractères anatomiques des êtres
+et leurs caractères psychologiques. Dans les caractères anatomiques nous
+trouvons certains éléments invariables, ou si peu variables, qu'il faut
+la durée des âges géologiques pour les changer, et, à côté de ces
+caractères fixes, irréductibles, se voient des caractères très mobiles
+que le milieu, l'art de l'éleveur et de l'horticulteur modifient
+aisément, et parfois au point de dissimuler, pour l'observateur peu
+attentif, les caractères fondamentaux.
+
+Nous observons le même phénomène dans les caractères moraux. À côté des
+éléments psychologiques irréductibles d'une race se rencontrent des
+éléments mobiles et changeants. Et c'est pourquoi, en étudiant les
+croyances et les opinions d'un peuple, on constate toujours un fonds
+très fixe sur lequel se greffent des opinions aussi mobiles que le sable
+qui recouvre le rocher.
+
+Les croyances et les opinions des foules forment donc deux classes bien
+distinctes. D'une part, les grandes croyances permanentes, qui durent
+plusieurs siècles, et sur lesquelles une civilisation entière repose,
+telles, par exemple, autrefois, la conception féodale, les idées
+chrétiennes, celles de la Réforme; tels de nos jours, le principe des
+nationalités, les idées démocratiques et sociales. D'autre part, les
+opinions momentanées et changeantes, dérivées le plus souvent des
+conceptions générales, que chaque âge voit naître et mourir: telles sont
+les théories qui guident les arts et la littérature à certains moments,
+celles, par exemple, qui ont produit le romantisme, le naturalisme, le
+mysticisme, etc. Elles sont aussi superficielles, le plus souvent, que
+la mode, et changent comme elle. Ce sont les petites vagues qui naissent
+et s'évanouissent sans cesse à la surface d'un lac aux eaux profondes.
+
+Les grandes croyances générales sont en nombre fort restreint. Leur
+naissance et leur mort forment pour chaque race historique les points
+culminants de son histoire. Elles constituent la vraie charpente des
+civilisations.
+
+Il est très facile d'établir une opinion passagère dans l'âme des
+foules, mais il est très difficile d'y établir une croyance durable. Il
+est également fort difficile de détruire cette dernière lorsqu'elle a
+été établie. Ce n'est, le plus souvent, qu'au prix de révolutions
+violentes qu'on peut la changer. Les révolutions n'ont même ce pouvoir
+que lorsque la croyance a perdu presque entièrement son empire sur les
+âmes. Les révolutions servent alors à balayer finalement ce qui était à
+peu près abandonné déjà, mais ce que le joug de la coutume empêchait
+d'abandonner entièrement. Les révolutions qui commencent sont en réalité
+des croyances qui finissent.
+
+Le jour précis où une grande croyance est marquée pour mourir est facile
+à reconnaître; c'est celui où sa valeur commence à être discutée. Toute
+croyance générale n'étant guère qu'une fiction ne saurait subsister qu'à
+la condition de n'être pas soumise à l'examen.
+
+Mais alors même qu'une croyance est fortement ébranlée, les institutions
+qui en dérivent conservent leur puissance et ne s'effacent que
+lentement. Lorsqu'elle a enfin perdu complètement son pouvoir, tout ce
+qu'elle soutenait s'écroule bientôt. Il n'a pas encore été donné à un
+peuple de pouvoir changer ses croyances sans être aussitôt condamnée à
+transformer tous les éléments de sa civilisation.
+
+Il les transforme jusqu'à ce qu'il ait trouvé une nouvelle croyance
+générale qui soit acceptée; et jusque-là il vit forcément dans
+l'anarchie. Les croyances générales sont les supports nécessaires des
+civilisations; elles impriment une orientation aux idées. Elles seules
+peuvent inspirer la foi et créer le devoir.
+
+Les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des croyances
+générales, et compris d'instinct que la disparition de celles-ci devait
+marquer pour eux l'heure de la décadence. Le culte fanatique de Rome fut
+pour les Romains la croyance qui les rendit maîtres du monde, et quand
+cette croyance fut morte, Rome fut condamnée à mourir. Ce furent
+seulement lorsqu'ils eurent acquis quelques croyances communes que les
+barbares, qui détruisirent la civilisation romaine, atteignirent à une
+certaine cohésion et purent sortir de l'anarchie.
+
+Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu leurs
+convictions avec intolérance. Cette intolérance, si critiquable au point
+de vue philosophique, représente dans la vie des peuples la plus
+nécessaire des vertus. C'est pour fonder ou maintenir des croyances
+générales que le moyen âge a élevé tant de bûchers, que tant
+d'inventeurs et de novateurs sont morts dans le désespoir quand ils
+évitaient les supplices. C'est pour les défendre que le monde a été tant
+de fois bouleversé, que tant de millions d'hommes sont morts sur les
+champs de bataille, et y mourront encore.
+
+Il y a de grandes difficultés à établir une croyance générale, mais,
+quand elle est définitivement établie, sa puissance est pour longtemps
+invincible; et quelle que soit sa fausseté philosophique, elle s'impose
+aux plus lumineux esprits. Les peuples de l'Europe n'ont-ils pas, depuis
+plus de quinze siècles, considéré comme des vérités indiscutables des
+légendes religieuses aussi barbares[20], quand on les examine de près,
+que celles de Moloch. L'effrayante absurdité de la légende d'un Dieu se
+vengeant sur son fils par d'horribles supplices de la désobéissance
+d'une de ses créatures, n'a pas été aperçue pendant bien des siècles.
+Les plus puissants génies, un Galilée, un Newton, un Leibniz, n'ont pas
+même supposé un instant que la vérité de tels dogmes pût être discutée.
+Rien ne démontre mieux l'hypnotisation produite par les croyances
+générales, mais rien ne marque mieux aussi les humiliantes limites de
+notre esprit.
+
+Dès qu'un dogme nouveau est implanté dans l'âme des foules, il devient
+l'inspirateur de ses institutions, de ses arts et de sa conduite.
+L'empire qu'il exerce alors sur les âmes est absolu. Les hommes d'action
+ne songent qu'à le réaliser, les législateurs ne font que l'appliquer,
+les philosophes, les artistes, les littérateurs ne sont préoccupés que
+de le traduire sous des formes diverses.
+
+De la croyance fondamentale, des idées momentanées accessoires peuvent
+surgir, mais elles portent toujours l'empreinte de la croyance dont
+elles sont issues. La civilisation égyptienne, la civilisation
+européenne du moyen âge, la civilisation musulmane des Arabes dérivent
+d'un tout petit nombre de croyances religieuses qui ont imprimé leur
+marque sur les moindres éléments de ces civilisations, et permettent de
+les reconnaître aussitôt.
+
+Et c'est ainsi que grâce aux croyances générales, les hommes de chaque
+âge sont entourés d'un réseau de traditions, d'opinions et de coutumes,
+au joug desquelles ils ne sauraient se soustraire et qui les rendent
+toujours très semblables les uns aux autres. Ce qui mène surtout les
+hommes, ce sont les croyances et les coutumes dérivées de ces croyances.
+Elles règlent les moindres actes de notre existence, et l'esprit le
+plus indépendant ne songe pas à s'y soustraire. Il n'y a de véritable
+tyrannie que celle qui s'exerce inconsciemment sur les âmes, parce que
+c'est la seule qui ne se puisse combattre. Tibère, Gengiskhan, Napoléon
+ont été des tyrans redoutables, sans doute, mais, du fond de leur
+tombeau, Moïse, Bouddha, Jésus, Mahomet, Luther ont exercé sur les âmes
+un despotisme bien autrement profond. Une conspiration peut abattre un
+tyran, mais que peut-elle sur une croyance bien établie? Dans sa lutte
+violente contre le catholicisme, et malgré l'assentiment apparent des
+foules, malgré des procédés de destruction aussi impitoyables que ceux
+de l'Inquisition, c'est notre grande Révolution qui a été vaincue. Les
+seuls tyrans réels que l'humanité ait connus ont toujours été les ombres
+des morts ou les illusions qu'elle s'est créées.
+
+L'absurdité philosophique que présentent souvent les croyances générales
+n'a jamais été un obstacle à leur triomphe. Ce triomphe ne semble même
+possible qu'à la condition qu'elles renferment quelque mystérieuse
+absurdité. Ce n'est donc pas l'évidente faiblesse des croyances
+socialistes actuelles qui les empêchera de triompher dans l'âme des
+foules. Leur véritable infériorité par rapport à toutes les croyances
+religieuses tient uniquement à ceci: l'idéal de bonheur que promettaient
+ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie future, personne
+ne pouvait contester cette réalisation. L'idéal de bonheur socialiste
+devant être réalisé sur terre, dès les premières tentatives de
+réalisation, la vanité des promesses apparaîtra aussitôt, et la croyance
+nouvelle perdra du même coup tout prestige. Sa puissance ne grandira
+donc que jusqu'au jour où, ayant triomphé, la réalisation pratique
+commencera. Et c'est pourquoi, si la religion nouvelle exerce d'abord,
+comme toutes celles qui l'ont précédée, un rôle destructeur, elle ne
+saurait exercer ensuite, comme elles, un rôle créateur.
+
+
+§ 2.--LES OPINIONS MOBILES DES FOULES
+
+Au-dessus des croyances fixes, dont nous venons de montrer la puissance
+se trouve une couche d'opinions, d'idées, de pensées qui naissent et
+meurent constamment. Quelques-unes ont la durée d'un jour, et les plus
+importantes ne dépassent guère la vie d'une génération. Nous avons
+marqué déjà que les changements qui surviennent dans ces opinions sont
+parfois beaucoup plus superficiels que réels, et que toujours ils
+portent l'empreinte des qualités de la race. Considérant par exemple les
+institutions politiques du pays où nous vivons, nous avons fait voir que
+les partis en apparence les plus contraires: monarchistes, radicaux,
+impérialistes, socialistes, etc., ont un idéal absolument identique, et
+que cet idéal tient uniquement à la structure mentale de notre race,
+puisque, sous des noms analogues, on retrouve dans d'autres races un
+idéal tout à fait contraire. Ce n'est pas le nom donné aux opinions, ni
+des adaptations trompeuses qui changent le fond des choses. Les
+bourgeois de la Révolution, tout imprégnés de littérature latine, et
+qui, les yeux fixés sur la république romaine, adoptèrent ses lois, ses
+faisceaux et ses toges, et tâchèrent d'imiter ses institutions et ses
+exemples, n'étaient pas devenus des Romains parce qu'ils étaient sous
+l'empire d'une puissante suggestion historique. Le rôle du philosophe
+est de rechercher ce qui subsiste des croyances anciennes sous les
+changements apparents, et de distinguer ce qui, dans le flot mouvant des
+opinions, est déterminé par les croyances générales et l'âme de la race.
+
+Sans ce critérium philosophique on pourrait croire que les foules
+changent de croyances politiques ou religieuses fréquemment et à
+volonté. L'histoire tout entière, politique, religieuse, artistique,
+littéraire, semble le prouver en effet.
+
+Prenons, par exemple, une bien courte période de notre histoire, de 1790
+à 1820 seulement, c'est-à-dire trente ans, la durée d'une génération.
+Nous y voyons les foules, d'abord monarchiques, devenir très
+révolutionnaires, puis très impérialistes, puis redevenir très
+monarchiques. En religion, elles vont pendant le même temps du
+catholicisme à l'athéisme, puis au déisme, puis retournent aux formes
+les plus exagérées du catholicisme. Et ce ne sont pas seulement les
+foules, mais également ceux qui les dirigent. Nous contemplons avec
+étonnement ces grands conventionnels, ennemis jurés des rois et ne
+voulant ni dieux ni maîtres, qui deviennent les humbles serviteurs de
+Napoléon, puis portent pieusement des cierges dans les processions sous
+Louis XVIII.
+
+Et dans les soixante-dix années qui suivent, quels changements encore
+dans les opinions des foules. La «Perfide Albion» du début de ce siècle
+devenant l'alliée de la France sous l'héritier de Napoléon; la Russie,
+deux fois envahie par nous, et qui avait tant applaudi à nos derniers
+revers, considérée subitement comme une amie.
+
+En littérature, en art, en philosophie, les successions d'opinions sont
+plus rapides encore. Romantisme, naturalisme, mysticisme, etc., naissent
+et meurent tour à tour. L'artiste et l'écrivain acclamés hier sont
+profondément dédaignés demain.
+
+Mais, quand nous analysons tous ces changements, en apparence si
+profonds, que voyons-nous? Tous ceux contraires aux croyances générales
+et aux sentiments de la race n'ont qu'une durée éphémère, et le fleuve
+détourné reprend bientôt son cours. Les opinions qui ne se rattachent à
+aucune croyance générale, à aucun sentiment de la race, et qui, par
+conséquent, ne sauraient avoir de fixité, sont à la merci de tous les
+hasards ou, si l'on préfère, des moindres changements de milieu. Formées
+par suggestion et contagion, elles sont toujours momentanées; elles
+naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes de
+sable formées par le vent au bord de la mer.
+
+De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus grande
+qu'elle ne le fut jamais; et cela, pour trois raisons différentes:
+
+La première est que les anciennes croyances perdant de plus en plus leur
+empire, n'agissent plus comme jadis sur les opinions passagères pour
+leur donner une certaine orientation. L'effacement des croyances
+générales laisse place à une foule d'opinions particulières sans passé
+ni avenir.
+
+La seconde raison est que la puissance des foules devenant de plus en
+plus grande et ayant de moins en moins de contrepoids, la mobilité
+extrême d'idées que nous avons constatée chez elles, peut se manifester
+librement.
+
+La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse qui met
+sans cesse sous les yeux des foules les opinions les plus contraires.
+Les suggestions que chacune d'elles pourrait engendrer sont bientôt
+détruites par des suggestions opposées. Il en résulte que chaque opinion
+n'arrive pas à s'étendre et est vouée à une existence très éphémère.
+Elle est morte avant d'avoir pu se répandre assez pour devenir générale.
+
+De ces causes diverses est résulté un phénomène très nouveau dans
+l'histoire du monde, et tout à fait caractéristique de l'âge actuel, je
+veux parler de l'impuissance des gouvernements à diriger l'opinion.
+
+Jadis, et ce jadis n'est pas fort loin, l'action des gouvernements,
+l'influence de quelques écrivains et d'un tout petit nombre de journaux
+constituaient les vrais régulateurs de l'opinion. Aujourd'hui, les
+écrivains ont perdu toute influence, et les journaux ne font plus que
+refléter l'opinion. Quant aux hommes d'État, loin de la diriger, ils ne
+cherchent qu'à la suivre. Ils ont une crainte de l'opinion qui va
+parfois jusqu'à la terreur et ôte toute fixité à leur ligne de conduite.
+
+L'opinion des foules tend donc à devenir de plus en plus le régulateur
+suprême de la politique. Elle arrive aujourd'hui à imposer des
+alliances, comme nous l'avons vu récemment pour l'alliance russe,
+exclusivement sortie d'un mouvement populaire. C'est un symptôme bien
+curieux de voir de nos jours papes, rois et empereurs, se soumettre au
+mécanisme de l'interview, pour exposer leur pensée, sur un sujet donné,
+au jugement des foules. On a pu dire jadis que la politique n'était pas
+chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore aujourd'hui où elle a de
+plus en plus pour guide les impulsions de foules mobiles qui ne
+connaissent pas la raison, et que le sentiment seul peut guider?
+
+Quant à la presse, autrefois directrice de l'opinion, elle a dû, comme
+les gouvernements, s'effacer devant le pouvoir des foules. Elle possède
+certes une puissance considérable, mais seulement parce qu'elle est
+exclusivement le reflet des opinions des foules et de leurs incessantes
+variations. Devenue simple agence d'information, elle a renoncé à
+chercher à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les
+changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence
+l'obligent à bien les suivre sous peine de perdre ses lecteurs. Les
+vieux organes solennels et influents d'autrefois, comme le
+_Constitutionnel_, les _Débats_, le _Siècle_, dont la précédente
+génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus
+feuilles d'informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans
+mondains et de réclames financières. Où serait aujourd'hui le journal
+assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles,
+et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs qui ne
+demandent qu'à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque
+recommandation, redoutent toujours le spéculateur. La critique n'a même
+plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut
+leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont tellement conscience
+de l'inutilité de tout ce qui est critique ou opinion personnelle,
+qu'ils ont progressivement supprimé les critiques littéraires, se
+bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de
+réclame, et, dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la
+critique théâtrale.
+
+Épier l'opinion est devenu aujourd'hui la préoccupation essentielle de
+la presse et des gouvernements. Quel est l'effet produit par un
+événement, un projet législatif, un discours, voilà ce qu'il leur faut
+savoir sans cesse; et la chose n'est pas facile, car rien n'est plus
+mobile et plus changeant que la pensée des foules, et rien n'est plus
+fréquent que de les voir accueillir avec des anathèmes ce qu'elles
+avaient acclamé la veille.
+
+Cette absence totale de direction de l'opinion, et en même temps la
+dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un
+émiettement complet de toutes les convictions, et l'indifférence
+croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs intérêts
+immédiats. Les questions de doctrines, telles que le socialisme, ne
+recrutent de défenseurs réellement convaincus que dans les couches tout
+à fait illettrées: ouvriers des mines et des usines, par exemple. Le
+petit bourgeois, l'ouvrier ayant quelque teinte d'instruction sont
+devenus d'un scepticisme ou tout au moins d'une mobilité complète.
+
+L'évolution qui s'est ainsi opérée depuis vingt-cinq ans est frappante.
+À l'époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions possédaient
+encore une orientation générale; elles dérivaient de l'adoption de
+quelque croyance fondamentale. Par le fait seul qu'on était monarchiste,
+on avait fatalement, aussi bien en histoire que dans les sciences,
+certaines idées très arrêtées; et, par le fait seul qu'on était
+républicain, on avait des idées tout à fait contraires. Un monarchiste
+savait pertinemment que l'homme ne descend pas du singe, et un
+républicain savait non moins pertinemment qu'il en descend. Le
+monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le
+républicain avec vénération. Il y avait des noms, tels que ceux de
+Robespierre et de Marat, qu'il fallait prononcer avec des mines de
+dévot, et d'autres noms, tels que ceux de César, d'Auguste et de
+Napoléon qu'on ne devait pas articuler sans les couvrir d'invectives.
+Jusque dans notre Sorbonne, cette naïve façon de concevoir l'histoire
+était générale[21].
+
+Aujourd'hui, devant la discussion et l'analyse, toutes les opinions
+perdent leur prestige; leurs angles s'usent vite, et il en survit bien
+peu qui nous puissent passionner. L'homme moderne est de plus en plus
+envahi par l'indifférence.
+
+Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce soit
+un symptôme de décadence dans la vie d'un peuple, on ne saurait le
+contester. Il est certain que les voyants, les apôtres, les meneurs, les
+convaincus en un mot, ont une bien autre force que les négateurs, les
+critiques et les indifférents; mais n'oublions pas non plus qu'avec la
+puissance actuelle des foules, si une seule opinion pouvait acquérir
+assez de prestige pour s'imposer, elle serait bientôt revêtue d'un
+pouvoir tellement tyrannique que tout devrait aussitôt plier devant
+elle, et que l'âge de la libre discussion serait clos pour longtemps.
+Les foules représentent des maîtres pacifiques parfois, comme l'étaient
+à leurs heures Héliogabale et Tibère; mais elles ont aussi de furieux
+caprices. Quand une civilisation est prête à tomber entre leurs mains,
+elle est à la merci de trop de hasards pour durer bien longtemps. Si
+quelque chose pouvait retarder un peu l'heure de l'effondrement, ce
+serait précisément l'extrême mobilité des opinions et l'indifférence
+croissante des foules pour toute croyance générale.
+
+NOTES:
+
+[20] Barbares philosophiquement, j'entends. Pratiquement, elles ont créé
+une civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé
+entrevoir à l'homme ces paradis enchantés du rêve et de l'espoir qu'il
+ne connaîtra plus.
+
+[21] Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce
+point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l'esprit critique
+est peu développé par notre éducation universitaire. Je citerai comme
+exemple les lignes suivantes extraites de la _Révolution française_ de
+M. Rambaud, professeur d'histoire à la Sorbonne:
+
+«La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire non
+seulement de la France, mais de l'Europe entière; elle inaugurait une
+époque nouvelle de l'histoire du monde!»
+
+Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que «sa dictature
+fut surtout d'opinion, de persuasion, d'autorité morale; elle fut une
+sorte de pontificat entre les mains d'un homme vertueux»! (P. 91 et
+220.)
+
+
+
+
+LIVRE III
+
+CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIVERSES CATÉGORIES DE FOULES
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Classification des foules.
+
+Divisions générales des foules.--Leur classification.--§ 1. _Les foules
+hétérogènes._--Comment elles se différencient.--Influence de la
+race.--L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme de la race
+est plus forte.--L'âme de la race représente l'état de civilisation et
+l'âme de la foule l'état de barbarie.--§ 2. _Les foules
+homogènes._--Division des foules homogènes.--Les sectes, les castes et
+les classes.
+
+
+Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères généraux communs aux
+foules psychologiques. Il nous reste à montrer les caractères
+particuliers qui s'ajoutent à ces caractères généraux suivant les
+diverses catégories de collectivités lorsque, sous l'influence
+d'excitants convenables, elles se transforment en foule.
+
+Exposons d'abord en quelques mots une classification des foules.
+
+Notre point de départ sera la simple multitude. Sa forme la plus
+inférieure se présente, lorsqu'elle est composée d'individus appartenant
+à des races différentes. Elle n'a d'autre lien commun que la volonté,
+plus ou moins respectée d'un chef. On peut donner comme type de telles
+multitudes, les barbares d'origines fort diverses, qui pendant plusieurs
+siècles envahirent l'empire Romain.
+
+Au-dessus de ces multitudes de races diverses, se trouvent celles qui,
+sous l'influence de certains facteurs, ont acquis des caractères communs
+et ont fini par former une race. Elles présenteront à l'occasion les
+caractéristiques spéciales des foules, mais ces caractéristiques seront
+plus ou moins dominées par celles de la race.
+
+Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous l'influence des facteurs
+étudiés dans cet ouvrage, se transformer en foules organisées ou
+psychologiques. Dans ces foules organisées, nous établirons les
+divisions suivantes;
+
+_A._ FOULES HÉTÉROGÈNES.
+
+ 1º _Anonymes._ (Foules des rues, par exemple.)
+ 2º _Non anonymes._ (Jurys, assemblées parlementaires, etc.)
+
+_B._ FOULES HOMOGÈNES.
+
+ 1º _Sectes._ (Sectes politiques, Sectes religieuses, etc.)
+ 2º _Castes._(Caste militaire, caste sacerdotale, castes ouvrières, etc.)
+ 3º _Classe._(Classe bourgeoise, classes des paysans, etc.)
+
+Indiquons en quelques mots les caractères différentiels de ces diverses
+catégories de foules.
+
+
+§ 1.--FOULES HÉTÉROGÈNES
+
+Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié les caractères dans
+ce volume. Elles se composent d'individus quelconques, quelle que soit
+leur profession ou leur intelligence.
+
+Nous savons maintenant que, par le fait seul que des hommes forment une
+foule agissante, leur psychologie collective diffère essentiellement de
+leur psychologie individuelle, et que l'intelligence ne les soustrait
+pas à cette différenciation. Nous avons vu que, dans les collectivités,
+l'intelligence ne joue aucun rôle. Seuls des sentiments inconscients
+agissent.
+
+Un facteur fondamental, la race, permet de différencier assez
+profondément les diverses foules hétérogènes.
+
+Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de la race, et nous
+avons montré qu'elle est le plus puissant des facteurs capables de
+déterminer les actions des hommes. Elle manifeste également son action
+dans les caractères des foules. Une foule composée d'individus
+quelconques, mais tous Anglais ou Chinois, différera profondément d'une
+autre foule composée d'individus également quelconques, mais de races
+différentes: Russes, Français, Espagnols, par exemple.
+
+Les profondes divergences que la constitution mentale héréditaire crée
+dans la façon de sentir et de penser des hommes, éclatent immédiatement
+dès que des circonstances, assez rares d'ailleurs, réunissent dans une
+même foule, en proportions à peu près égales, des individus de
+nationalités différentes, quelque identiques que soient en apparence
+les intérêts qui les rassemblent. Les tentatives faites par les
+socialistes pour réunir dans de grands congrès des représentants de la
+population ouvrière de chaque pays, ont toujours abouti aux plus
+furieuses discordes. Une foule latine, si révolutionnaire ou si
+conservatrice qu'on la suppose, fera invariablement appel, pour réaliser
+ses exigences, à l'intervention de l'État. Elle est toujours
+centralisatrice et plus ou moins césarienne. Une foule anglaise ou
+américaine, au contraire, ne connaît pas l'État et ne fait appel qu'à
+l'initiative privée. Une foule française tient avant tout à l'égalité,
+et une foule anglaise à la liberté. Ce sont précisément ces différences
+de races qui font qu'il y a presque autant de formes de socialisme et de
+démocratie que de nations.
+
+L'âme de la race domine donc entièrement l'âme de la foule. Elle est le
+substratum puissant qui limite ses oscillations. Considérons comme une
+loi essentielle que _les caractères inférieurs des foules sont d'autant
+moins accentués que l'âme de la race est plus forte_. L'état de foule et
+la domination des foules, c'est la barbarie ou le retour à la barbarie.
+C'est en acquérant une âme solidement constituée que la race se
+soustrait de plus en plus à la puissance irréfléchie des foules et sort
+de la barbarie.
+
+En dehors de la race, la seule classification importante à faire pour
+les foules hétérogènes est de les séparer en foules anonymes, comme
+celles des rues, et en foules non anonymes,--les assemblées délibérantes
+et les jurés par exemple. Le sentiment de la responsabilité, nul chez
+les premières et développé chez les secondes, donne à leurs actes des
+orientations souvent fort différentes.
+
+
+§ 2.--FOULES HOMOGÈNES
+
+Les foules homogènes comprennent: 1º _les sectes_; 2º _les castes_;
+3º _les classes_.
+
+La _secte_ marque le premier degré dans l'organisation des foules
+homogènes. Elle comprend des individus d'éducation, de professions, de
+milieux parfois fort différents, n'ayant entre eux que le lien unique
+des croyances. Telles sont les sectes religieuses et politiques, par
+exemple.
+
+La _caste_ représente le plus haut degré d'organisation dont la foule
+soit susceptible. Alors que la secte comprend des individus de
+professions, d'éducation, de milieux fort différents et rattachés
+seulement par la communauté des croyances, la caste ne comprend que des
+individus de même profession et par conséquent d'éducation et de milieux
+à peu près semblables. Telles sont la caste militaire et la caste
+sacerdotale, par exemple.
+
+La _classe_ est formée par des individus d'origines diverses réunis, non
+par la communauté des croyances, comme le sont les membres d'une secte,
+ni par la communauté des occupations professionnelles, comme le sont les
+membres d'une caste, mais par certains intérêts, certaines habitudes de
+vie et d'éducation fort semblables. Telles sont, par exemple, la classe
+bourgeoise, la classe agricole, etc.
+
+Ne m'occupant dans cet ouvrage que des foules hétérogènes, et réservant
+l'étude des foules homogènes (sectes, castes et classes) pour un autre
+volume, je n'insisterai pas ici sur les caractères de ces dernières. Je
+terminerai l'étude des foules hétérogènes par l'examen de quelques
+catégories de foule déterminées, choisies comme types.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Les foules dites criminelles.
+
+Les foules dites criminelles.--Une foule peut être légalement mais non
+psychologiquement criminelle.--Complète inconscience des actes des
+foules.--Exemples divers.--Psychologie des septembriseurs.--Leurs
+raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.
+
+
+Les foules tombant, après une certaine période d'excitation, à l'état de
+simples automates inconscients menés par des suggestions, il semble
+difficile de les qualifier dans aucun cas de criminelles. Je ne conserve
+ce qualificatif erroné que parce qu'il a été consacré par des recherches
+psychologiques récentes. Certains actes des foules sont assurément
+criminels si on ne les considère qu'en eux-mêmes, mais alors au même
+titre que l'acte d'un tigre dévorant un Hindou, après l'avoir d'abord
+laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les distraire.
+
+Les crimes des foules ont généralement pour mobile une suggestion
+puissante, et les individus qui y ont pris part sont persuadés ensuite
+qu'ils ont obéi à un devoir, ce qui n'est pas du tout le cas du criminel
+ordinaire.
+
+L'histoire des crimes commis par les foules met en évidence ce qui
+précède.
+
+On peut citer comme exemple typique le meurtre du gouverneur de la
+Bastille, M. de Launay. Après la prise de cette forteresse, le
+gouverneur, entouré d'une foule très excitée, recevait des coups de tous
+côtés. On proposait de le pendre, de lui couper la tête, ou de
+l'attacher à la queue d'un cheval. En se débattant, il donna par mégarde
+un coup de pied à l'un des assistants. Quelqu'un proposa, et sa
+suggestion fut acclamée aussitôt par la foule, que l'individu atteint
+par le coup de pied coupât le cou au gouverneur.
+
+«Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est allé à la Bastille
+pour voir ce qui s'y passait, juge que, puisque tel est l'avis général,
+l'action est patriotique, et croit même mériter une médaille en
+détruisant un monstre. Avec un sabre qu'on lui prête, il frappe sur le
+col nu; mais le sabre mal affilé ne coupant pas, il tire de sa poche un
+petit couteau à manche noir et (comme, en sa qualité de cuisinier, il
+sait travailler les viandes) il achève heureusement l'opération.»
+
+On voit clairement ici le mécanisme indiqué plus haut. Obéissance à une
+suggestion d'autant plus puissante qu'elle est collective, conviction
+chez le meurtrier qu'il a commis un acte fort méritoire, et conviction
+d'autant plus naturelle qu'il a pour lui l'approbation unanime de ses
+concitoyens. Un acte semblable peut être légalement, mais non
+psychologiquement, qualifié de criminel.
+
+Les caractères généraux des foules dites criminelles sont exactement
+ceux que nous avons constatés chez toutes les foules: suggestibilité,
+crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais,
+manifestation de certaines formes de moralité, etc.
+
+Nous allons retrouver tous ces caractères chez une des foules qui ont
+laissé un des plus sinistres souvenirs dans notre histoire: celle des
+septembriseurs. Elle présente d'ailleurs beaucoup d'analogie avec celles
+qui firent la Saint-Barthélemy. J'emprunte les détails du récit à M.
+Taine, qui les a puisés dans les mémoires du temps.
+
+On ne sait pas exactement qui donna l'ordre ou suggéra de vider les
+prisons en massacrant les prisonniers. Que ce soit Danton, comme cela
+est probable, ou tout autre, il n'importe; le seul fait intéressant pour
+nous est celui de la suggestion puissante que reçut la foule chargée du
+massacre.
+
+La foule des massacreurs comprenait environ trois cents personnes, et
+constituait le type parfait d'une foule hétérogène. À part un très petit
+nombre de gredins professionnels, elle se composait surtout de
+boutiquiers et d'artisans de tous les corps d'états: cordonniers,
+serruriers, perruquiers, maçons, employés, commissionnaires, etc. Sous
+l'influence de la suggestion reçue, ils sont, comme le cuisinier cité
+plus haut, parfaitement convaincus qu'ils accomplissent un devoir
+patriotique. Ils remplissent une double fonction, juges et bourreaux,
+mais ne se considèrent en aucune façon comme des criminels.
+
+Pénétrés de l'importance de leur devoir, ils commencent par former une
+sorte de tribunal, et immédiatement apparaissent l'esprit simpliste et
+l'équité non moins simpliste des foules. Vu le nombre considérable des
+accusés, on décide tout d'abord que les nobles, les prêtres, les
+officiers, les serviteurs du roi, c'est-à-dire tous les individus dont
+la profession seule est une preuve de culpabilité aux yeux d'un bon
+patriote, seront massacrés en tas sans qu'il soit besoin de décision
+spéciale. Pour les autres, ils seront jugés sur la mine et la
+réputation. La conscience rudimentaire de la foule étant ainsi
+satisfaite, elle va pouvoir procéder légalement au massacre et donner
+libre cours à ces instincts de férocité dont j'ai montré ailleurs la
+genèse, et que les collectivités ont toujours le pouvoir de développer à
+un haut degré. Ils n'empêcheront pas d'ailleurs--ainsi que cela est la
+règle dans les foules--la manifestation concomitante d'autres sentiments
+contraires, tels qu'une sensibilité souvent aussi extrême que la
+férocité.
+
+«Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité prompte de l'ouvrier
+parisien. À l'Abbaye, un fédéré, apprenant que depuis vingt-six heures
+on avait laissé les détenus sans eau, voulait absolument exterminer le
+guichetier négligent, et l'eût fait sans les supplications des détenus
+eux-mêmes. Lorsqu'un prisonnier est acquitté (par leur tribunal
+improvisé), gardes et tueurs, tout le monde l'embrasse avec transport,
+on applaudit à outrance,» puis on retourne tuer les autres en tas.
+Pendant le massacre, une aimable gaieté ne cesse de régner. Ils dansent
+et chantent autour des cadavres, disposent des bancs «pour les dames»
+heureuses de voir tuer des aristocrates. Ils continuent aussi à faire
+preuve d'une équité spéciale. Un tueur s'étant plaint, à l'Abbaye, que
+les dames placées un peu loin voient mal, et que quelques assistants
+seuls ont le plaisir de frapper les aristocrates, ils se rendent à la
+justesse de cette observation, et décident que l'on fera passer
+lentement les victimes entre deux haies d'égorgeurs qui ne pourront
+frapper qu'avec le dos du sabre, afin de prolonger le supplice. À la
+Force on met les victimes entièrement nues, on les déchiquette pendant
+une demi-heure; puis, quand tout le monde a bien vu, on les finit en
+leur ouvrant le ventre.
+
+Les massacreurs sont d'ailleurs fort scrupuleux, et manifestent la
+moralité dont nous avons déjà signalé l'existence au sein des foules.
+Ils refusent de s'emparer de l'argent et des bijoux des victimes, et les
+rapportent sur la table des comités.
+
+Dans tous leurs actes, on retrouve toujours ces formes rudimentaires de
+raisonnement, caractéristiques de l'âme des foules. C'est ainsi qu'après
+l'égorgement des 12 ou 1500 ennemis de la nation, quelqu'un fait
+observer, et immédiatement sa suggestion est acceptée, que les autres
+prisons, celles qui contiennent de vieux mendiants, des vagabonds, des
+jeunes détenus, renferment en réalité des bouches inutiles, et dont il
+serait bon, pour cette raison, de se débarrasser. D'ailleurs il doit y
+avoir certainement parmi eux des ennemis du peuple, tels, par exemple,
+qu'une certaine dame Delarue, veuve d'un empoisonneur: «Elle doit être
+furieuse d'être en prison; si elle pouvait, elle mettrait le feu à
+Paris; elle doit l'avoir dit, elle l'a dit. Encore un coup de balai.» La
+démonstration paraît évidente, et tout est massacré en bloc, y compris
+une cinquantaine d'enfants de douze à dix-sept ans, qui, d'ailleurs,
+eux-mêmes auraient pu devenir des ennemis de la nation, et dont par
+conséquent il y avait un intérêt évident à se débarrasser.
+
+Au bout d'une semaine de travail, toutes ces opérations étant terminées,
+les massacreurs purent songer au repos. Très intimement persuadés qu'ils
+avaient bien mérité de la patrie, ils vinrent réclamer aux autorités
+une récompense; les plus zélés allèrent même jusqu'à exiger une
+médaille.
+
+L'histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs faits analogues à
+ceux qui précèdent. Avec l'influence grandissante des foules et les
+capitulations successives des pouvoirs devant elles, nous sommes appelés
+à en voir bien d'autres.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Les Jurés de cour d'assises.
+
+Les jurés de cour d'assises.--Caractères généraux des jurys.--La
+statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur
+composition.--Comment sont impressionnés les jurés.--Faible action du
+raisonnement.--Méthodes de persuasion des avocats célèbres.--Nature des
+crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères.--Utilité de
+l'institution du jury et danger extrême que présenterait son
+remplacement par des magistrats.
+
+
+Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j'examinerai
+seulement la plus importante, celle des jurés de cours d'assises. Ces
+jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme.
+Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments
+inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l'influence des
+meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l'occasion d'observer
+d'intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les personnes
+non initiées à la psychologie des collectivités.
+
+Les jurés nous fournissent tout d'abord un excellent exemple de la
+faible importance que présente, au point de vue des décisions, le niveau
+mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu que
+lorsqu'une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion sur
+une question n'ayant pas un caractère tout à fait technique,
+l'intelligence ne joue aucun rôle; et qu'une réunion de savants ou
+d'artistes, par ce fait seul qu'ils sont réunis, n'a pas, sur des sujets
+généraux, des jugements sensiblement différents de ceux d'une assemblée
+de maçons ou d'épiciers. À diverses époques, avant 1848 notamment,
+l'administration faisait un choix soigneux parmi les personnes appelées
+à composer le jury, et on les recrutait parmi les classes éclairées:
+professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc. Aujourd'hui le jury se
+recrute surtout parmi les petits marchands, les petits patrons, les
+employés. Or, au grand étonnement des écrivains spéciaux, quelle qu'ait
+été la composition des jurys, la statistique prouve que leurs décisions
+ont été identiques. Les magistrats eux-mêmes, si hostiles pourtant à
+l'institution du jury, ont du reconnaître l'exactitude de cette
+assertion. Voici comment s'exprime à ce sujet un ancien président de
+cour d'assises, M. Bérard des Glajeux, dans ses _Souvenirs_.
+
+ «Aujourd'hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des
+ conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré,
+ suivant les préoccupations politiques et électorales inhérentes à
+ leur situation... La majorité des élus se compose de commerçants
+ moins importants qu'on ne les choisissait autrefois, et des
+ employés de certaines administrations... Toutes les opinions se
+ fondant avec toutes les professions dans le rôle de juge, beaucoup
+ ayant l'ardeur des néophytes, et les hommes de meilleure volonté se
+ rencontrant dans les situations les plus humbles, l'esprit du jury
+ n'a pas changé: _ses verdicts sont restés les mêmes_.»
+
+Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont très
+justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut pas
+trop s'étonner de cette faiblesse, car la psychologie des foules, et
+par conséquent des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi
+inconnue des avocats que des magistrats. J'en trouve la preuve dans ce
+fait rapporté par l'auteur cité à l'instant, qu'un des plus illustres
+avocats de cour d'assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit
+de récusation à l'égard de tous les individus intelligents faisant
+partie du jury. Or, l'expérience--l'expérience seule--a fini par
+apprendre l'entière inutilité de ces récusations. La preuve en est
+qu'aujourd'hui le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y
+ont entièrement renoncé; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les
+verdicts n'ont pas changé, «ils ne sont ni meilleurs ni pires».
+
+Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés par
+des sentiments et très faiblement par des raisonnements. «Ils ne
+résistent pas, écrit un avocat, à la vue d'une femme donnant à téter, ou
+à un défilé d'orphelins.» «Il suffit qu'une femme soit agréable, dit M.
+des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury.»
+
+Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre--et qui sont
+précisément d'ailleurs les plus redoutables pour la société--les jurés
+sont au contraire très indulgents pour les crimes dits passionnels. Ils
+sont rarement sévères pour l'infanticide des filles-mères, ni bien durs
+pour la fille abandonnée qui vitriolise un peu son séducteur, sentant
+fort bien d'instinct que ces crimes-là sont peu dangereux pour la
+société[22], et que dans un pays où la loi ne protège pas les filles
+abandonnées, le crime de celle qui se venge est plus utile que nuisible,
+en intimidant d'avance les futurs séducteurs.
+
+Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le prestige,
+et le président des Glajeux fait justement remarquer que, très
+démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques dans
+leurs affections: «Le nom, la naissance, la grande fortune, la renommée,
+l'assistance d'un avocat illustre, les choses qui distinguent et les
+choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans la main
+des accusés.»
+
+Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules,
+raisonner fort peu, ou n'employer que des formes rudimentaires de
+raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat
+anglais célèbre par ses succès en cour d'assises a bien montré la façon
+d'agir.
+
+ «Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C'est le
+ moment favorable. Avec du flair et de l'habitude, l'avocat lit sur
+ les physionomies l'effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en
+ tire ses conclusions. Il s'agit tout d'abord de distinguer les
+ membres acquis d'avance à la cause. Le défenseur achève en un tour
+ de main de se les assurer, après quoi il passe aux membres qui
+ semblent au contraire mal disposés, et il s'efforce de deviner
+ pourquoi ils sont contraires à l'accusé. C'est la partie délicate
+ du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons d'avoir
+ envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la justice.»
+
+Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de l'art oratoire, et
+nous voyons pourquoi le discours fait d'avance est d'un effet si nul,
+puisqu'il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés
+suivant l'impression produite.
+
+L'orateur n'a pas besoin de convertir tous les membres d'un jury, mais
+seulement les meneurs qui détermineront l'opinion générale. Comme dans
+toutes les foules, il y a toujours un petit nombre d'individus qui
+conduisent les autres. «J'ai fait l'expérience, dit l'avocat que je
+citais plus haut, qu'au moment de rendre le verdict, il suffisait d'un
+ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury.» Ce sont ces
+deux ou trois-là qu'il faut convaincre par d'habiles suggestions. Il
+faut d'abord et avant tout leur plaire. L'homme en foule à qui on a plu
+est près d'être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les
+raisons quelconques qu'on lui présente. Je trouve, dans un travail
+intéressant sur Me Lachaud, l'anecdote suivante:
+
+ «On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu'il
+ prononçait aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois
+ jurés qu'il savait, ou sentait, influents, mais revêches.
+ Généralement, il parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant,
+ une fois, en province, il en trouva un qu'il dardait vainement de
+ son argumentation la plus tenace depuis trois quarts d'heure: le
+ premier du deuxième banc, le septième juré. C'était désespérant!
+ Tout à coup, au milieu d'une démonstration passionnante, Lachaud
+ s'arrête, et s'adressant au président de la cour d'assises:
+ «Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire tirer le
+ rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par le
+ soleil.» Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis
+ à la défense.»
+
+Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement
+combattu dans ces derniers temps l'institution du jury, seule protection
+que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien fréquentes
+d'une caste sans contrôle[23]. Les uns voudraient un jury recruté
+seulement parmi les classes éclairées; mais nous avons déjà prouvé que,
+même dans ce cas, les décisions seront identiques à celles qui sont
+maintenant rendues. D'autres, se basant sur les erreurs commises par
+les jurés, voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des
+juges. Mais comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées
+au jury, ce sont des juges qui les ont d'abord commises, et que, quand
+l'accusé arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par
+plusieurs magistrats: le juge d'instruction, le procureur de la
+République et la chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas
+alors que, si l'accusé était définitivement jugé par des magistrats au
+lieu de l'être par des jurés, il perdrait sa seule chance d'être reconnu
+innocent. Les erreurs des jurés ont toujours été d'abord des erreurs de
+magistrats. C'est donc uniquement à ces derniers qu'il faut s'en prendre
+quand on voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses,
+comme la condamnation toute récente de ce docteur L... qui, poursuivi
+par un juge d'instruction véritablement par trop borné, sur la
+dénonciation d'une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l'avoir
+fait avorter pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l'explosion
+d'indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de
+l'État. L'honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens
+rendait évidente la grossièreté de l'erreur. Les magistrats la
+reconnaissaient eux-mêmes; et cependant, par esprit de caste, ils firent
+tout ce qu'ils purent pour empêcher la grâce d'être signée. Dans toutes
+les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne peut
+rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public, se
+disant qu'après tout l'affaire a été instruite par des magistrats rompus
+à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables de
+l'erreur: les jurés ou les magistrats? Gardons précieusement le jury. Il
+constitue peut-être la seule catégorie de foule qu'aucune individualité
+ne saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui,
+égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les
+cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le
+texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de
+la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l'abandon
+de son séducteur et la misère ont conduite à l'infanticide; alors que le
+jury sent très bien d'instinct que la fille séduite est beaucoup moins
+coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi et
+qu'elle mérite toute son indulgence.
+
+Sachant très bien ce qu'est la psychologie des castes, et ce qu'est
+aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois pas un
+seul cas où, accusé à tort d'un crime, je ne préférerais pas avoir
+affaire à des jurés plutôt qu'à des magistrats. J'aurais quelques
+chances d'être reconnu innocent avec les premiers, et pas une seule
+chance avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais
+redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les
+premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent
+jamais.
+
+NOTES:
+
+[22] Remarquons en passant que cette division, très bien faite
+d'instinct par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et
+les crimes non dangereux pour elle n'est pas du tout dénuée de justesse.
+Le but des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société
+contre les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et
+surtout l'esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de
+l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte
+(_vindicta_, vengeance) est encore d'un usage journalier. Nous avons la
+preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de beaucoup
+d'entre eux d'appliquer l'excellente loi Bérenger, qui permet au
+condamné de ne subir sa peine que s'il récidive. Or, il n'est pas un
+magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que
+l'application d'une première peine crée infailliblement la récidive.
+Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la
+société n'a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils
+préfèrent créer un récidiviste dangereux.
+
+[23] La magistrature représente, en effet, la seule administration dont
+les actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses
+révolutions, la France démocratique ne possède pas ce droit d'_habeas
+corpus_ dont l'Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les
+tyrans; mais dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose
+à son gré de l'honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge
+d'instruction, à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir
+révoltant d'envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de
+culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne,
+les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou
+même un an sous prétexte d'instruction, et les relâcher ensuite sans
+leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d'amener est absolument
+l'équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette
+dernière, si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la
+portée que de très grands personnages, alors qu'elle est aujourd'hui
+entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer
+pour la plus éclairée et la plus indépendante.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Les foules électorales.
+
+Caractères généraux des foules électorales.--Comment on les
+persuade.--Qualités que doit posséder le candidat.--Nécessité du
+prestige.--Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les
+candidats dans leur sein.--Puissance des mots et des formules sur
+l'électeur.--Aspect général des discussions électorales.--Comment se
+forment les opinions de l'électeur.--Puissance des comités.--Ils
+représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie.--Les comités de
+la Révolution.--Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage
+universel ne peut être remplacé.--Pourquoi les votes seraient
+identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une
+classe limitée de citoyens.--Ce que traduit le suffrage universel dans
+tous les pays.
+
+
+Les foules électorales, c'est-à-dire les collectivités appelées à élire
+les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules
+hétérogènes; mais, comme elles n'agissent que sur un point bien
+déterminé: choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez
+elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits. Les
+caractères des foules qu'elles manifestent surtout, sont la faible
+aptitude au raisonnement, l'absence d'esprit critique, l'irritabilité,
+la crédulité et le simplisme. On découvre aussi dans leurs décisions
+l'influence des meneurs et le rôle des facteurs que nous avons énumérés:
+l'affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.
+
+Recherchons comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le
+mieux, leur psychologie se déduira clairement.
+
+La première des conditions à posséder pour le candidat est le prestige.
+Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de la fortune.
+Le talent, le génie même ne sont pas des éléments bien sérieux de
+succès.
+
+Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige, c'est-à-dire
+de pouvoir s'imposer sans discussion, est capitale. Si les électeurs,
+dont la majorité est composée d'ouvriers et de paysans, choisissent si
+rarement un des leurs pour les représenter, c'est que les personnalités
+sorties de leurs rangs n'ont pour eux aucun prestige. Quand, par hasard,
+ils nomment un de leurs égaux, c'est le plus souvent pour des raisons
+accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme éminent, un patron
+puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque jour l'électeur, et
+dont il a ainsi l'illusion de devenir pour un instant le maître.
+
+Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au candidat le
+succès. L'électeur tient à ce qu'on flatte ses convoitises et ses
+vanités; il faut l'accabler des plus extravagantes flagorneries, ne pas
+hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S'il est ouvrier,
+on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au candidat
+adverse, il faut tâcher de l'écraser en établissant par affirmation,
+répétition et contagion qu'il est le dernier des gredins, et que
+personne n'ignore qu'il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien
+entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l'adversaire connaît
+mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des
+arguments, au lieu de se borner à répondre aux affirmations par
+d'autres affirmations; et il n'aura dès lors aucune chance de triompher.
+
+Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique, parce
+que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard, mais son
+programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus
+considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces
+exagérations produisent beaucoup d'effet, et pour l'avenir elles
+n'engagent en rien. Il est d'observation constante, en effet, que
+l'électeur ne s'est jamais préoccupé de savoir jusqu'à quel point l'élu
+a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l'élection est
+supposée avoir eu lieu.
+
+Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous avons
+décrits. Nous allons les retrouver encore dans l'action des _mots_ et
+des _formules_ dont nous avons déjà montré le magique empire. L'orateur
+qui sait les manier conduit à volonté les foules où il veut. Des
+expressions telles que l'infâme capital, les vils exploiteurs,
+l'admirable ouvrier, la socialisation des richesses, etc., produisent
+toujours le même effet, bien qu'un peu usés déjà. Mais le candidat qui
+trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens précis, et par
+conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus diverses, obtient
+un succès infaillible. La sanglante révolution espagnole de 1873 a été
+faite avec un de ces mots magiques, au sens complexe, que chacun peut
+interpréter à sa façon. Un écrivain contemporain en a raconté la genèse
+en termes qui méritent d'être rapportés.
+
+ «Les radicaux avaient découvert qu'une république unitaire est une
+ monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient
+ proclamé d'une seule voix la république fédérale sans qu'aucun des
+ votants eût pu dire ce qui venait d'être voté. Mais cette formule
+ enchantait tout le monde, c'était une ivresse, un délire. On venait
+ d'inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Un
+ républicain, à qui son ennemi refusait le titre de fédéral, s'en
+ offensait comme d'une mortelle injure. On s'abordait dans les rues
+ en se disant: _Salud y republica federal!_ Après quoi on entonnait
+ des hymnes à la sainte indiscipline et à l'autonomie du soldat.
+ Qu'était-ce que la «république fédérale?» Les uns entendaient par
+ là l'émancipation des provinces, des institutions pareilles à
+ celles des États-Unis ou la décentralisation administrative;
+ d'autres visaient à l'anéantissement de toute autorité, à
+ l'ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les
+ socialistes de Barcelone et de l'Andalousie prêchaient la
+ souveraineté absolue des communes, ils entendaient donner à
+ l'Espagne dix mille municipes indépendants, ne recevant de lois que
+ d'eux-mêmes, en supprimant du même coup et l'armée et la
+ gendarmerie. On vit bientôt dans les provinces du Midi
+ l'insurrection se propager de ville en ville, de village en
+ village. Dès qu'une commune avait fait son _pronunciamiento_, son
+ premier soin était de détruire le télégraphe et les chemins de fer
+ pour couper toutes ses communications avec ses voisins et avec
+ Madrid. Il n'était pas de méchant bourg qui n'entendît faire sa
+ cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à un cantonalisme
+ brutal, incendiaire et massacreur, et partout se célébraient de
+ sanglantes saturnales.»
+
+Quant à l'influence que pourraient avoir des raisonnements sur l'esprit
+des électeurs, il faudrait n'avoir jamais lu le compte rendu d'une
+réunion électorale pour n'être pas fixé à ce sujet. On y échange des
+affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des raisons.
+Si le silence s'établit pour un instant, c'est qu'un assistant au
+caractère difficile annonce qu'il va poser au candidat une de ces
+questions embarrassantes qui réjouissent toujours l'auditoire. Mais la
+satisfaction des opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du
+préopinant est bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On
+peut considérer comme type des réunions publiques les comptes rendus
+suivants, pris entre des centaines d'autres semblables, et que
+j'emprunte aux journaux quotidiens:
+
+ «Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président,
+ l'orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour
+ enlever le bureau d'assaut. Les socialistes le défendent avec
+ énergie; on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards,
+ vendus, etc... un citoyen se retire avec un oeil poché.
+
+ «Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du
+ tumulte, et la tribune reste au compagnon X.
+
+ «L'orateur exécute une charge à fond de train contre les
+ socialistes, qui l'interrompent en criant: «Crétin! bandit!
+ canaille!» etc., épithètes auxquelles le compagnon X... répond par
+ l'exposé d'une théorie selon laquelle les socialistes sont des
+ «idiots» ou des «farceurs».
+
+
+ «... Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du
+ Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion
+ préparatoire à la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot
+ d'ordre était: «Calme et tranquillité.»
+
+ «Le compagnon G... traite les socialistes de «crétins» et de
+ «fumistes».
+
+ «Sur ces mots, orateurs et auditeurs s'invectivent et en viennent
+ aux mains; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène,
+ etc., etc.»
+
+N'imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à une
+classe déterminée d'électeurs, et dépende de leur situation sociale.
+Dans toute assemblée anonyme, quelle qu'elle soit, fût-elle
+exclusivement composée de lettrés, la discussion revêt toujours les
+mêmes formes. J'ai montré que les hommes en foule tendent vers
+l'égalisation mentale, et à chaque instant nous en retrouvons la preuve.
+Voici, comme exemple, un extrait du compte rendu d'une réunion
+exclusivement composée d'étudiants, que j'emprunte au journal _le Temps_
+du 13 février 1895:
+
+ «Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée s'avançait;
+ je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire deux phrases sans
+ être interrompu. À chaque instant les cris partaient d'un point ou
+ de l'autre, ou de tous les points à la fois; on applaudissait, on
+ sifflait; des discussions violentes s'engageaient entre divers
+ auditeurs; les cannes étaient brandies, menaçantes; on frappait le
+ plancher en cadence; des clameurs poursuivaient les interrupteurs:
+ «À la porte! À la tribune!»
+
+ «M. C... prodigue à l'association les épithètes d'odieuse et lâche,
+ monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu'il veut la
+ détruire, etc., etc...».
+
+On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut se
+former l'opinion d'un électeur? Mais poser une pareille question serait
+se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir
+une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais des
+opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et les
+votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, dont les
+meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort influents
+sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. «Savez-vous ce qu'est un
+comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de la
+démocratie actuelle, M. Schérer? Tout simplement la clef de nos
+institutions, la maîtresse pièce de la machine politique. La France est
+aujourd'hui gouvernée par les comités[24].»
+
+Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux, pour peu que le
+candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D'après
+les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les élections
+multiples du général Boulanger.
+
+Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique à
+celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.
+
+Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le
+suffrage universel. Si j'avais à décider de son sort, je le conserverais
+tel qu'il est, pour des motifs pratiques qui découlent précisément de
+notre étude de la psychologie des foules, et que pour cette raison je
+vais exposer.
+
+Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop visibles
+pour être méconnus. On ne saurait contester que les civilisations ont
+été l'oeuvre d'une petite minorité d'esprits supérieurs constituant la
+pointe d'une pyramide, dont les étages, s'élargissant à mesure que
+décroît la valeur mentale, représentent les couches profondes d'une
+nation. Ce n'est pas assurément du suffrage d'éléments inférieurs,
+n'ayant pour eux que le nombre, que la grandeur d'une civilisation peut
+dépendre. Sans doute encore les suffrages des foules sont souvent bien
+dangereux. Ils nous ont déjà coûté plusieurs invasions; et, avec le
+triomphe du socialisme, qu'ils préparent, il est probable que les
+fantaisies de la souveraineté populaire nous coûteront beaucoup plus
+cher encore.
+
+Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement toute
+force, si l'on veut se souvenir de la puissance invincible des idées
+transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules est, au
+point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes
+religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'absolue puissance. Il
+est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées religieuses.
+Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un pouvoir magique en
+plein moyen âge. Croyez-vous qu'après avoir constaté la puissance
+souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il eût tenté de les
+combattre? Tombé dans les mains d'un juge voulant le faire brûler sous
+l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable, ou d'avoir été au
+sabbat, eût-il songé à contester l'existence du diable et du sabbat? On
+ne discute pas plus avec les croyances des foules qu'avec les cyclones.
+Le dogme du suffrage universel possède aujourd'hui le pouvoir qu'eurent
+jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un
+respect et des adulations que n'a pas connus Louis XIV. Il faut donc se
+conduire à son égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le
+temps seul agit sur eux.
+
+Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer d'ébranler ce dogme
+qu'il a des raisons apparentes pour lui: «Dans les temps d'égalité, dit
+justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les
+autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur
+donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il
+ne leur paraît pas vraisemblable, qu'ayant tous des lumières pareilles,
+la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.»
+
+Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage restreint--restreint aux
+capacités, si l'on veut--on améliorerait les votes des foules? Je ne
+puis l'admettre un seul instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà
+dites de l'infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que
+puisse être leur composition. En foule les hommes s'égalisent toujours,
+et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens
+n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas
+du tout qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que
+le rétablissement de l'Empire, par exemple, eût été différent si les
+votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des
+lettrés. Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les
+mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu'il
+acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos
+économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la
+plupart. Est-il une seule question générale: protectionnisme,
+bimétallisme, etc., sur laquelle ils aient réussi à se mettre d'accord?
+C'est que leur science n'est qu'une forme très atténuée de l'universelle
+ignorance. Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples
+inconnues, toutes les ignorances s'égalisent.
+
+Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps
+électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui.
+Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et l'esprit de leur
+parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et en
+plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des castes.
+
+Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un pays
+monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en Portugal ou
+en Espagne, le suffrage des foules est partout identique, et ce qu'il
+traduit en définitive, ce sont les aspirations et les besoins
+inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour chaque pays
+l'âme de la race. D'une génération à l'autre on la retrouve à peu près
+identique.
+
+Et c'est ainsi qu'une fois encore nous retombons sur cette notion
+fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre
+notion, qui découle de la première que les institutions et les
+gouvernements ne jouent qu'un rôle insignifiant dans la vie des peuples.
+Ces derniers sont surtout conduits par l'âme de leur race, c'est-à-dire
+par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La race et
+l'engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les maîtres
+mystérieux qui régissent nos destinées.
+
+
+NOTES:
+
+[24] Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc.,
+constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des
+foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et,
+par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui
+dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une
+collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se
+permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les
+proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient,
+dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut
+maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où l'effroyable
+dictateur se sépara d'eux pour des questions d'amour-propre, il fut
+perdu. Le règne des foules, c'est le règne des comités, c'est-à-dire des
+meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+Les assemblées parlementaires.
+
+Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs
+aux foules hétérogènes non anonymes.--Simplisme des
+opinions.--Suggestibilité et limites de cette suggestibilité.--Opinions
+fixes irréductibles et opinions mobiles.--Pourquoi l'indécision
+prédomine.--Rôle des meneurs.--Raison de leur prestige.--Ils sont les
+vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux
+d'une petite minorité.--Puissance absolue qu'ils exercent.--Les éléments
+de leur art oratoire.--Les mots et les images.--Nécessité psychologique
+pour les meneurs d'être généralement convaincus et
+bornés.--Impossibilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre
+ses raisons.--Exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les
+assemblées.--Automatisme auquel elles arrivent à certains moments.--Les
+séances de la Convention.--Cas dans lesquels une assemblée perd les
+caractères des foules.--Influence des spécialistes dans les questions
+techniques.--Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les
+pays.--Il est adapté aux nécessités modernes; mais il entraîne le
+gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les
+libertés.--_Conclusion de l'ouvrage._
+
+
+Les assemblées parlementaires représentent des foules hétérogènes non
+anonymes. Malgré leur recrutement, variable suivant les époques et les
+peuples, elles se ressemblent beaucoup par leurs caractères. L'influence
+de la race s'y fait sentir, pour atténuer ou exagérer, mais non pour
+empêcher la manifestation des caractères. Les assemblées parlementaires
+des contrées les plus différentes, celles de Grèce, d'Italie, de
+Portugal, d'Espagne, de France et d'Amérique, présentent dans leurs
+discussions et leurs votes de grandes analogies et laissent les
+gouvernements aux prises avec des difficultés identiques.
+
+Le régime parlementaire représente d'ailleurs l'idéal de tous les
+peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement
+erronée mais généralement admise, que beaucoup d'hommes réunis sont bien
+plus capables qu'un petit nombre de prendre une décision sage et
+indépendante sur un sujet donné.
+
+Nous retrouvons dans les assemblées parlementaires les caractéristiques
+générales des foules: le simplisme des idées, l'irritabilité, la
+suggestibilité, l'exagération des sentiments, l'influence prépondérante
+des meneurs. Mais, en raison de leur composition spéciale, les foules
+parlementaires présentent quelques différences que nous indiquerons
+bientôt.
+
+Le simplisme des opinions est une de leurs caractéristiques les plus
+importantes. On y rencontre dans tous les partis, chez les peuples
+latins surtout, une tendance invariable à résoudre les problèmes sociaux
+les plus compliqués par les principes abstraits les plus simples, et par
+des lois générales applicables à tous les cas. Les principes varient
+naturellement avec chaque parti; mais, par le fait seul que les
+individus sont en foule, ils tendent toujours à exagérer la valeur de
+ces principes et à les pousser jusqu'à leurs dernières conséquences.
+Aussi ce que les parlements représentent surtout, ce sont des opinions
+extrêmes.
+
+Le type le plus parfait du simplisme des assemblées fut réalisé par les
+jacobins de notre grande Révolution. Tous dogmatiques et logiques, la
+cervelle pleine de généralités vagues, ils s'occupaient d'appliquer des
+principes fixes sans se soucier des événements; et on a pu dire avec
+raison qu'ils avaient traversé la Révolution sans la voir. Avec les
+dogmes très simples qui leur servaient de guide, ils s'imaginaient
+refaire une société de toutes pièces, et ramener une civilisation
+raffinée à une phase très antérieure de l'évolution sociale. Les moyens
+qu'ils employèrent pour réaliser leur rêve étaient également empreints
+d'un absolu simplisme. Ils se bornaient en effet, à détruire violemment
+ce qui les gênait. Tous, d'ailleurs, girondins, montagnards,
+thermidoriens, etc., étaient animés du même esprit.
+
+Les foules parlementaires sont très suggestibles; et, comme pour toutes
+les foules, la suggestion émane de meneurs possédant du prestige; mais,
+dans les assemblées parlementaires, la suggestibilité a des limites très
+nettes qu'il importe de marquer.
+
+Sur toutes les questions d'intérêt local ou régional, chaque membre
+d'une assemblée a des opinions fixes, irréductibles, et qu'aucune
+argumentation ne pourrait ébranler. Le talent d'un Démosthène
+n'arriverait pas à changer le vote d'un député sur des questions telles
+que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs de cru, qui
+représentent des exigences d'électeurs influents. La suggestion
+antérieure de ces électeurs est assez prépondérante pour annuler toutes
+les autres suggestions, et maintenir une fixité absolue d'opinion[25].
+
+Sur des questions générales: renversement d'un ministère, établissement
+d'un impôt, etc., il n'y a plus du tout de fixité d'opinion, et les
+suggestions des meneurs peuvent agir, mais pas tout à fait comme dans
+une foule ordinaire. Chaque parti a ses meneurs, qui ont parfois une
+égale influence. Il en résulte que le député se trouve entre des
+suggestions contraires et devient fatalement très hésitant. C'est
+pourquoi on le voit souvent, à un quart d'heure de distance, voter de
+façon contraire, ajouter à une loi un article qui la détruit: ôter par
+exemple aux industriels le droit de choisir et de congédier leurs
+ouvriers, puis annuler à peu près cette mesure par un amendement.
+
+Et c'est pourquoi, à chaque législature, une Chambre a des opinions très
+fixes et d'autres opinions très indécises. Au fond, les questions
+générales étant les plus nombreuses, c'est l'indécision qui domine,
+indécision entretenue par la crainte constante de l'électeur, dont la
+suggestion latente tend toujours à contre-balancer l'influence des
+meneurs.
+
+Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive les vrais maîtres
+dans les discussions nombreuses où les membres d'une assemblée n'ont pas
+d'opinions antérieures bien arrêtées.
+
+La nécessité de ces meneurs est évidente puisque, sous le nom de chefs
+de groupes, on les retrouve dans les assemblées de tous les pays. Ils
+sont les vrais souverains d'une assemblée. Les hommes en foule ne
+sauraient se passer d'un maître. Et c'est pourquoi les votes d'une
+assemblée ne représentent généralement que les opinions d'une petite
+minorité.
+
+Les meneurs agissent très peu par leurs raisonnements, beaucoup par leur
+prestige. Et la meilleure preuve, c'est que si une circonstance
+quelconque les en dépouille, ils n'ont plus d'influence.
+
+Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au nom ni à la
+célébrité. M. Jules Simon parlant des grands hommes de l'assemblée de
+1848, où il a siégé, nous en donne de bien curieux exemples.
+
+ «Deux mois avant d'être tout-puissant, Louis-Napoléon n'était rien.
+
+ «Victor Hugo monta à la tribune. Il n'y eut pas de succès. On
+ l'écouta, comme on écoutait Félix Pyat; on ne l'applaudit pas
+ autant. «Je n'aime pas ses idées, me dit Vaulabelle en parlant de
+ Félix Pyat; mais c'est un des plus grands écrivains et le plus
+ grand orateur de la France.» Edgar Quinet, ce rare et puissant
+ esprit, n'était compté pour rien. Il avait eu son moment de
+ popularité avant l'ouverture de l'Assemblée; dans l'Assemblée, il
+ n'en eut aucune.
+
+ «Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où l'éclat du
+ génie se fait le moins sentir. On n'y tient compte que d'une
+ éloquence appropriée au temps et au lieu, et des services rendus
+ non à la patrie, mais aux partis. Pour qu'on rendît hommage à
+ Lamartine en 1848 et à Thiers en 1871, il fallut le stimulant de
+ l'intérêt urgent, inexorable. Le danger passé, on fut guéri à la
+ fois de la reconnaissance et de la peur.»
+
+J'ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu'il contient,
+mais non pour les explications qu'il propose. Elles sont d'une
+psychologie médiocre. Une foule perdrait aussitôt son caractère de foule
+si elle tenait compte aux meneurs des services rendus, que ce soit à la
+patrie ou aux partis. La foule qui obéit au meneur subit son prestige,
+et n'y fait intervenir aucun sentiment d'intérêt ou de reconnaissance.
+
+Aussi le meneur doué d'un prestige suffisant possède-t-il un pouvoir
+presque absolu. On sait l'influence immense qu'eut pendant de longues
+années, grâce à son prestige, un député célèbre, battu dans les
+dernières élections à la suite de certains événements financiers. Sur un
+simple signe de lui, les ministres étaient renversés. Un écrivain a
+marqué nettement dans les lignes suivantes la portée de son action:
+
+ «C'est à M. X... principalement que nous devons d'avoir acheté le
+ Tonkin trois fois plus cher qu'il n'aurait dû coûter, de n'avoir
+ pris dans Madagascar qu'un pied incertain, de nous être laissé
+ frustrer de tout un empire sur le bas Niger, d'avoir perdu la
+ situation prépondérante que nous occupions en Égypte.--Les théories
+ de M. X... nous ont coûté plus de territoires que les désastres de
+ Napoléon Ier.»
+
+Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en question. Il nous a
+coûté fort cher évidemment; mais une grande partie de son influence
+tenait à ce qu'il suivait l'opinion publique, qui, en matière coloniale,
+n'était pas du tout alors ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Il est
+rare qu'un meneur précède l'opinion; presque toujours il se borne à la
+suivre et à en épouser toutes les erreurs.
+
+Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors du prestige, sont les
+facteurs que nous avons déjà énumérés plusieurs fois. Pour les manier
+habilement, le meneur doit avoir pénétré, au moins d'une façon
+inconsciente, la psychologie des foules, et savoir comment leur parler.
+Il doit surtout connaître la fascinante influence des mots, des formules
+et des images. Il doit posséder une éloquence spéciale, composée:
+d'affirmations énergiques--dégagées de preuves--et d'images
+impressionnantes encadrées de raisonnements fort sommaires. C'est un
+genre d'éloquence qu'on rencontre dans toutes les assemblées, y compris
+le parlement anglais, le plus pondéré pourtant de tous.
+
+ «Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe anglais Maine,
+ des débats à la Chambre des communes, où toute la discussion
+ consiste à échanger des généralités assez faibles et des
+ personnalités assez violentes. Sur l'imagination d'une démocratie
+ pure, ce genre de formules générales exerce un effet prodigieux. Il
+ sera toujours aisé de faire accepter à une foule des assertions
+ générales présentées en termes saisissants, quoiqu'elles n'aient
+ jamais été vérifiées et ne soient peut-être susceptibles d'aucune
+ vérification.»
+
+L'importance des «termes saisissants», indiquée dans la citation qui
+précède, ne saurait être exagérée. Nous avons plusieurs fois déjà
+insisté sur la puissance spéciale des mots et des formules. Il faut les
+choisir de façon à ce qu'ils évoquent des images très vives. La phrase
+suivante, empruntée au discours d'un des meneurs de nos assemblées, en
+constitue un excellent spécimen:
+
+«Le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la
+relégation le politicien véreux et l'anarchiste meurtrier, ils pourront
+lier conversation et ils s'apparaîtront l'un à l'autre comme les deux
+aspects complémentaires d'un même ordre social.»
+
+L'image ainsi évoquée est bien visible, et tous les adversaires de
+l'orateur se sentent menacés par elle. Ils voient du même coup les pays
+fiévreux, le bâtiment qui pourra les emporter, car ne font-ils pas
+peut-être partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens
+menacés? Ils éprouvent alors la sourde crainte que devaient ressentir
+les conventionnels, que les vagues discours de Robespierre menaçaient
+plus ou moins du couperet de la guillotine, et qui, sous l'influence de
+cette crainte, lui cédaient toujours.
+
+Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus invraisemblables
+exagérations. L'orateur, dont je viens de citer une phrase, a pu
+affirmer, sans soulever de grandes protestations, que les banquiers et
+les prêtres soudoyaient les lanceurs de bombes, et que les
+administrateurs des grandes compagnies financières méritent les mêmes
+peines que les anarchistes. Sur les foules, de pareilles affirmations
+agissent toujours. L'affirmation n'est jamais trop furieuse, ni la
+déclamation trop menaçante. Rien n'intimide plus les auditeurs que cette
+éloquence. En protestant, ils craignent de passer pour traîtres ou
+complices.
+
+Cette éloquence spéciale a toujours régné, comme je le disais à
+l'instant, sur toutes les assemblées; et, dans les périodes critiques,
+elle ne fait que s'accentuer. La lecture des discours des grands
+orateurs qui composaient les assemblées de la Révolution est très
+intéressant à ce point de vue. À chaque instant ils se croyaient obligés
+de s'interrompre pour flétrir le crime et exalter la vertu; puis, ils
+éclataient en imprécations contre les tyrans, et juraient de vivre
+libres ou de mourir. L'assistance se levait, applaudissait avec fureur,
+puis, calmée, se rasseyait.
+
+Le meneur peut être quelquefois intelligent et instruit; mais cela lui
+est généralement plus nuisible qu'utile. En montrant la complexité des
+choses, en permettant d'expliquer et de comprendre, l'intelligence rend
+toujours indulgent, et émousse fortement l'intensité et la violence des
+convictions nécessaires aux apôtres. Les grands meneurs de tous les
+âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés; et
+ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande
+influence.
+
+Les discours du plus célèbre d'entre eux, Robespierre, stupéfient
+souvent par leur incohérence; en se bornant à les lire, on n'y
+trouverait aucune explication plausible du rôle immense du puissant
+dictateur:
+
+ «Lieux communs et redondances de l'éloquence pédagogique et de la
+ culture latine au service d'une âme plutôt puérile que plate, et
+ qui semble se borner, dans l'attaque ou la défense, au: «Viens-y
+ donc!» des écoliers. Pas une idée, pas un tour, pas un trait, c'est
+ l'ennui dans la tempête. Quand on sort de cette lecture morne, on a
+ envie de pousser le ouf! de l'aimable Camille Desmoulins.»
+
+Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que donne à un homme
+possédant du prestige une conviction forte unie à une extrême étroitesse
+d'esprit. Il faut pourtant réaliser ces conditions pour ignorer les
+obstacles et savoir vouloir. D'instinct les foules reconnaissent dans
+ces convaincus énergiques le maître qu'il leur faut toujours.
+
+Dans une assemblée parlementaire, le succès d'un discours dépend presque
+uniquement du prestige que l'orateur possède, et pas du tout des raisons
+qu'il propose. Et, la meilleure preuve, c'est que lorsqu'une cause
+quelconque fait perdre à un orateur son prestige, il perd du même coup
+toute son influence, c'est-à-dire le pouvoir de diriger à son gré les
+votes.
+
+Quant à l'orateur inconnu qui arrive avec un discours contenant de
+bonnes raisons, mais seulement des raisons, il a des chances d'être
+seulement écouté. Un député, doublé d'un psychologue perspicace, M.
+Descubes, a récemment tracé dans les lignes suivantes l'image du député
+sans prestige:
+
+ «Quand il a pris place à la tribune, il tire de sa serviette un
+ dossier qu'il étale méthodiquement devant lui et débute avec
+ assurance.
+
+ Il se flatte de faire passer dans l'âme des auditeurs la conviction
+ qui l'anime. Il a pesé et repesé ses arguments; il est tout bourré
+ de chiffres et de preuves; il est sûr d'avoir raison. Toute
+ résistance, devant l'évidence qu'il apporte, sera vaine. Il
+ commence, confiant dans son bon droit et aussi dans l'attention de
+ ses collègues, qui certainement ne demandent qu'à s'incliner devant
+ la vérité.
+
+ Il parle, et, tout de suite il est surpris du mouvement de la
+ salle, un peu agacé par le brouhaha qui s'en élève.
+
+ Comment le silence ne se fait-il pas? Pourquoi cette inattention
+ générale? À quoi pensent donc ceux-là qui causent entre eux? Quel
+ motif si urgent fait quitter sa place à cet autre?
+
+ Une inquiétude passe sur son front. Il fronce les sourcils,
+ s'arrête. Encouragé par le président, il repart, haussant la voix.
+ On ne l'en écoute que moins. Il force le ton, il s'agite: le bruit
+ redouble autour de lui. Il ne s'entend plus lui-même, s'arrête
+ encore; puis, craignant que son silence ne provoque le fâcheux cri
+ de: _Clôture!_ il reprend de plus belle. Le vacarme devient
+ insupportable.»
+
+Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent montées à un certain
+degré d'excitation, elles deviennent identiques aux foules hétérogènes
+ordinaires, et leurs sentiments présentent par conséquent la
+particularité d'être toujours extrêmes. On les verra se porter aux plus
+grands actes d'héroïsme ou aux pires excès. L'individu n'est plus
+lui-même, et il l'est si peu qu'il votera les mesures les plus
+contraires à ses intérêts personnels.
+
+L'histoire de la Révolution montre à quel point les assemblées peuvent
+devenir inconscientes et obéir aux suggestions les plus contraires à
+leurs intérêts. C'était un sacrifice énorme pour la noblesse de renoncer
+à ses privilèges, et pourtant, dans une nuit célèbre de la Constituante,
+elle le fit sans hésiter. C'était une menace permanente de mort pour les
+conventionnels de renoncer à leur inviolabilité, et pourtant ils le
+firent et ne craignirent pas de se décimer réciproquement, sachant bien
+cependant que l'échafaud où ils envoyaient aujourd'hui des collègues
+leur était réservé demain. Mais ils étaient arrivés à ce degré
+d'automatisme complet que j'ai décrit ailleurs, et aucune considération
+ne pouvait les empêcher de céder aux suggestions qui les hypnotisaient.
+Le passage suivant des mémoires de l'un d'eux, Billaud-Varennes, est
+absolument typique sur ce point: «Les décisions que l'on nous reproche
+tant, dit-il, _nous ne les voulions pas le plus souvent deux jours, un
+jour auparavant: la crise seule les suscitait_.» Rien n'est plus juste.
+
+Les mêmes phénomènes d'inconscience se manifestèrent pendant toutes les
+séances orageuses de la Convention.
+
+ «Ils approuvent et décrètent, dit Taine, ce dont ils ont horreur,
+ non seulement les sottises et les folies, mais les crimes, le
+ meurtre des innocents, le meurtre de leurs amis. À l'unanimité et
+ avec les plus vifs applaudissements, la gauche, réunie à la droite,
+ envoie à l'échafaud Danton, son chef naturel, le grand promoteur et
+ conducteur de la Révolution. À l'unanimité et avec les plus grands
+ applaudissements, la droite, réunie à la gauche, vote les pires
+ décrets du gouvernement révolutionnaire. À l'unanimité, et avec des
+ cris d'admiration et d'enthousiasme, avec des témoignages de
+ sympathie passionnée pour Collot d'Herbois, pour Couthon et pour
+ Robespierre, la Convention, par des réélections spontanées et
+ multiples, maintient en place le gouvernement homicide que la
+ Plaine déteste parce qu'il est homicide, et que la Montagne déteste
+ parce qu'il la décime. Plaine et Montagne, la majorité et la
+ minorité finissent par consentir à aider à leur propre suicide. Le
+ 22 prairial, la Convention tout entière a tendu la gorge; le 8
+ thermidor, pendant le premier quart d'heure qui a suivi le discours
+ de Robespierre, elle l'a tendue encore.»
+
+Le tableau peut paraître sombre. Il est exact pourtant. Les assemblées
+parlementaires suffisamment excitées et hypnotisées présentent les mêmes
+caractères. Elles deviennent un troupeau mobile obéissant à toutes les
+impulsions. La description suivante de l'assemblée de 1848, due à un
+parlementaire dont on ne suspectera pas la foi démocratique, M. Spuller,
+et que je reproduis d'après la _Revue littéraire_, est bien typique. On
+y retrouve tous les sentiments exagérés que j'ai décrits dans les
+foules, et cette mobilité excessive qui permet de passer d'un instant à
+l'autre par la gamme des sentiments les plus contraires.
+
+ «Les divisions, les jalousies, les soupçons, et tour à tour la
+ confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le parti
+ républicain à sa perte. Sa naïveté et sa candeur n'avaient d'égale
+ que sa défiance universelle. Aucun sens de la légalité, nulle
+ intelligence de la discipline: des terreurs et des illusions sans
+ bornes: le paysan et l'enfant se rencontrent en ce point. Leur
+ calme rivalise avec leur impatience. Leur sauvagerie est pareille à
+ leur docilité. C'est le propre d'un tempérament qui n'est point
+ fait et d'une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les
+ déconcerte. Tremblants, peureux, intrépides, héroïques, ils se
+ jetteront à travers les flammes et ils reculeront devant une ombre.
+
+ «Ils ne connaissent point les effets et les rapports des choses.
+ Aussi prompts aux découragements qu'aux exaltations, sujets à
+ toutes les paniques, toujours trop haut ou trop bas, jamais au
+ degré qu'il faut et dans la mesure qui convient. Plus fluides que
+ l'eau, ils reflètent toutes les couleurs et prennent toutes les
+ formes. Quelle base de gouvernement pouvait-on espérer d'asseoir en
+ eux?»
+
+Il s'en faut de beaucoup heureusement que tous les caractères que nous
+venons de décrire dans les assemblées parlementaires se manifestent
+constamment. Elles ne sont foules qu'à certains moments. Les individus
+qui les composent arrivent à garder leur individualité dans un grand
+nombre de cas; et c'est pourquoi une assemblée peut élaborer des lois
+techniques excellentes. Ces lois ont, il est vrai, pour auteur un homme
+spécial qui les a préparées dans le silence du cabinet; et la loi votée
+est en réalité l'oeuvre d'un individu, et non plus celle d'une
+assemblée. Ce sont naturellement ces lois qui sont les meilleures. Elles
+ne deviennent désastreuses que lorsqu'une série d'amendements malheureux
+les rendent collectives. L'oeuvre d'une foule est partout et toujours
+inférieure à celle d'un individu isolé. Ce sont les spécialistes qui
+sauvent les assemblées des mesures trop désordonnées et trop
+inexpérimentées. Le spécialiste est alors un meneur momentané.
+L'assemblée n'agit pas sur lui et il agit sur elle.
+
+Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement, les assemblées
+parlementaires représentent ce que les peuples ont encore trouvé de
+meilleur pour se gouverner et surtout pour se soustraire le plus
+possible au joug des tyrannies personnelles. Elles sont certainement
+l'idéal d'un gouvernement, au moins pour les philosophes, les penseurs,
+les écrivains, les artistes et les savants, en un mot pour tout ce qui
+constitue le sommet d'une civilisation.
+
+En fait, d'ailleurs, elles ne présentent que deux dangers sérieux, l'un
+est un gaspillage forcé des finances, l'autre une restriction
+progressive des libertés individuelles.
+
+Le premier de ces dangers est la conséquence forcée des exigences et de
+l'imprévoyance des foules électorales. Qu'un membre d'une assemblée
+propose une mesure donnant une satisfaction apparente à des idées
+démocratiques, telle qu'assurer, par exemple, des retraites à tous les
+ouvriers, augmenter le traitement des cantonniers, des instituteurs,
+etc., les autres députés, suggestionnés par la crainte des électeurs,
+n'oseront pas avoir l'air de dédaigner les intérêts de ces derniers en
+repoussant la mesure proposée, bien que sachant qu'elle grèvera
+lourdement le budget et nécessitera la création de nouveaux impôts.
+Hésiter dans le vote leur est impossible. Les conséquences de
+l'accroissement des dépenses sont lointaines et sans résultats bien
+fâcheux pour eux, alors que les conséquences d'un vote négatif
+pourraient apparaître clairement le jour prochain où il faudra se
+représenter devant l'électeur.
+
+À côté de cette première cause d'exagération des dépenses il en est une
+autre, non moins impérative: l'obligation d'accorder toutes les dépenses
+d'intérêt purement local. Un député ne saurait s'y opposer, parce
+qu'elles représentent encore des exigences d'électeurs, et que chaque
+député ne peut obtenir ce dont il a besoin pour sa circonscription qu'à
+la condition de céder aux demandes analogues de ses collègues[26].
+
+Le second des dangers mentionnés plus haut, la restriction forcée des
+libertés par les assemblées parlementaires, moins visible en apparence
+est cependant fort réel. Il est la conséquence des innombrables
+lois--toujours restrictives--dont les parlements, avec leur esprit
+simpliste, voient mal les conséquences, et qu'ils se croient obligés de
+voter.
+
+Il faut que ce danger soit bien inévitable, puisque l'Angleterre
+elle-même, qui offre assurément le type le plus parfait du régime
+parlementaire, celui où le représentant est le plus indépendant de son
+électeur, n'a pas réussi à s'y soustraire. Herbert Spencer, dans un
+travail déjà ancien, avait montré que l'accroissement de la liberté
+apparente devait être suivi d'une diminution de la liberté réelle.
+Reprenant la même thèse dans son livre récent, _l'Individu contre
+l'État_, il s'exprime ainsi au sujet du parlement anglais:
+
+ «Depuis cette époque la législation a suivi le cours que
+ j'indiquais. Des mesures dictatoriales, se multipliant rapidement,
+ ont continuellement tendu à restreindre les libertés individuelles,
+ et cela de deux manières: des réglementations ont été établies,
+ chaque année en plus grand nombre, qui imposent une contrainte au
+ citoyen là où ses actes étaient auparavant complètement libres, et
+ le forcent à accomplir des actes qu'il pouvait auparavant accomplir
+ ou ne pas accomplir, à volonté. En même temps des charges
+ publiques, de plus en plus lourdes, surtout locales, ont restreint
+ davantage sa liberté en diminuant cette portion de ses profits
+ qu'il peut dépenser à sa guise, et en augmentant la portion qui lui
+ est enlevée pour être dépensée selon le bon plaisir des agents
+ publics.»
+
+Cette restriction progressive des libertés se manifeste pour tous les
+pays sous une forme spéciale, que Herbert Spencer n'a pas indiquée, et
+qui est celle-ci: La création de ces séries innombrables de mesures
+législatives, toutes généralement d'ordre restrictif, conduit
+nécessairement à augmenter le nombre, le pouvoir et l'influence des
+fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent ainsi
+progressivement à devenir les véritables maîtres des pays civilisés.
+Leur puissance est d'autant plus grande, que, dans les incessants
+changements de pouvoir, la caste administrative est la seule qui échappe
+à ces changements, la seule qui possède l'irresponsabilité,
+l'impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despotismes, il n'en
+est pas de plus lourds que ceux qui se présentent sous cette triple
+forme.
+
+Cette création incessante de lois et de règlements restrictifs entourant
+des formalités les plus byzantines les moindres actes de la vie, a pour
+résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans laquelle les
+citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette illusion qu'en
+multipliant les lois l'égalité et la liberté se trouvent mieux assurées,
+les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes entraves.
+
+Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent. Habitués à supporter tous
+les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à
+perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que
+des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance
+et sans force.
+
+Mais alors les ressorts que l'homme ne trouve plus en lui-même, il est
+bien forcé de les chercher hors de lui-même. Avec l'indifférence et
+l'impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est
+obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément
+l'esprit d'initiative, d'entreprise et de conduite que les particuliers
+n'ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout protéger.
+L'État devient un dieu tout-puissant. Mais l'expérience enseigne que le
+pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni bien fort.
+
+Cette restriction progressive de toutes les libertés chez certains
+peuples, malgré une licence extérieure qui leur donne l'illusion de les
+posséder, semble être une conséquence de leur vieillesse tout autant que
+celle d'un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes
+précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation
+n'a pu échapper jusqu'ici.
+
+Si l'on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes qui
+éclatent de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes sont
+arrivées à cette phase d'extrême vieillesse qui précède la décadence. Il
+semble que des phases identiques soient fatales pour tous les peuples,
+puisque l'on voit si souvent l'histoire en répéter le cours.
+
+Ces phases d'évolution générale des civilisations, il est facile de les
+marquer sommairement, et c'est avec leur résumé que se terminera notre
+ouvrage. Ce rapide tableau jettera peut-être quelques lueurs sur les
+causes de la puissance actuelle des foules.
+
+ * * * * *
+
+Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la genèse de la grandeur
+et de la décadence des civilisations qui ont précédé la nôtre, que
+voyons-nous?
+
+À l'aurore de ces civilisations une poussière d'hommes, d'origines
+variées, réunie par les hasards des migrations, des invasions et des
+conquêtes. De sangs divers, de langues et de croyances également
+diverses, ces hommes n'ont de lien commun que la loi à demi reconnue
+d'un chef. Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au plus haut
+degré les caractères psychologiques des foules. Elles en ont la cohésion
+momentanée, les héroïsmes, les faiblesses, les impulsions et les
+violences. Rien n'est stable en elles. Ce sont des barbares.
+
+Puis le temps accomplit son oeuvre. L'identité des milieux, la
+répétition des croisements, les nécessités d'une vie commune, agissent
+lentement. L'agglomération d'unités dissemblables commence à se
+fusionner et à former une race, c'est-à-dire un agrégat possédant des
+caractères et des sentiments communs, que l'hérédité va fixer de plus en
+plus. La foule est devenue un peuple, et ce peuple va pouvoir sortir de
+la barbarie.
+
+Il n'en sortira tout à fait pourtant que quand, après de longs efforts,
+des luttes sans cesse répétées et d'innombrables recommencements, il
+aura acquis un idéal. Peu importe la nature de cet idéal, que ce soit le
+culte de Rome, la puissance d'Athènes ou le triomphe d'Allah, il suffira
+pour donner à tous les individus de la race en voie de formation une
+parfaite unité de sentiments et de pensées.
+
+C'est alors que peut naître une civilisation nouvelle avec ses
+institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la race
+acquerra successivement tout ce qui donne l'éclat, la force et la
+grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais
+alors, derrière les caractères mobiles et changeants des foules, se
+trouvera ce substratum solide, l'âme de la race, qui limite étroitement
+l'étendue des oscillations d'un peuple et règle le hasard.
+
+Mais, après avoir exercé son action créatrice, le temps commence cette
+oeuvre de destruction à laquelle n'échappent ni les dieux ni les
+hommes. Arrivée à un certain niveau de puissance et de complexité, la
+civilisation cesse de grandir, et, dès qu'elle ne grandit plus, elle est
+condamnée à décliner bientôt. L'heure de la vieillesse va sonner pour
+elle.
+
+Cette heure inévitable est toujours marquée par l'affaiblissement de
+l'idéal qui soutenait l'âme de la race. À mesure que cet idéal pâlit,
+tous les édifices religieux, politiques ou sociaux dont il était
+l'inspirateur commencent à s'ébranler.
+
+Avec l'évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus en
+plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L'individu peut
+croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps aussi
+l'égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement
+excessif de l'égoïsme individuel accompagné par l'affaissement du
+caractère et par l'amoindrissement de l'aptitude à l'action. Ce qui
+formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une
+agglomération d'individualités sans cohésion et que maintiennent
+artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les
+institutions. C'est alors que, divisé par leurs intérêts et leurs
+aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être
+dirigés dans leurs moindres actes, et que l'État exerce son influence
+absorbante.
+
+Avec la perte définitive de l'idéal ancien, la race finit par perdre
+entièrement son âme; elle n'est plus qu'une poussière d'individus isolés
+et redevient ce qu'elle était à son point de départ: une foule. Elle en
+a tous les caractères transitoires sans consistance et sans lendemain.
+La civilisation n'a plus aucune fixité et est à la merci de tous les
+hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La civilisation
+peut sembler brillante encore parce qu'elle possède la façade extérieure
+qu'un long passé a créée, mais c'est en réalité un édifice vermoulu que
+rien ne soutient plus et qui s'effondrera au premier orage.
+
+Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis
+décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de
+la vie d'un peuple.
+
+NOTES:
+
+[25] C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles
+par des nécessités électorales, que s'applique sans doute cette
+réflexion d'un vieux parlementaire anglais: «Depuis cinquante ans que je
+siège à Westminster, j'ai entendu des milliers de discours; il en est
+peu qui aient changé mon opinion; mais pas un seul n'a changé mon vote.»
+
+[26] Dans son numéro du 6 avril 1895, l'_Économiste_ faisait une revue
+curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d'intérêt
+purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier
+Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy,
+vote d'un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont
+(3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village
+de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants), 7 millions.
+Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habitants), 6 millions,
+etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de tout
+intérêt général ont été votés. D'autres dépenses de nécessités également
+électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les retraites
+ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions d'après le
+ministre des finances, et de 800 millions suivant l'académicien
+Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de telles dépenses a
+forcément pour issue la faillite. Beaucoup de pays en Europe: le
+Portugal, la Grèce, l'Espagne, la Turquie, y sont arrivés; d'autres,
+comme l'Italie, vont y être acculés bientôt; mais il ne faut pas trop
+s'en préoccuper, puisque le public a successivement accepté sans grandes
+protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le paiement des
+coupons par ces divers pays. Ces ingénieuses faillites permettent alors
+de remettre instantanément les budgets avariés en équilibre. Les
+guerres, le socialisme, les luttes économiques nous préparent d'ailleurs
+de bien autres catastrophes, et à l'époque de désagrégation universelle
+où nous sommes entrés, il faut se résigner à vivre au jour le jour sans
+trop se soucier de lendemains qui nous échappent.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+PRÉFACE I
+
+INTRODUCTION.--L'ÈRE DES FOULES 1
+
+Évolution de l'âge actuel.--Les grands changements de civilisation sont
+la conséquence des changements dans la pensée des peuples.--La croyance
+moderne à la puissance des foules.--Elle transforme la politique
+traditionnelle des États.--Comment se produit l'avènement des classes
+populaires et comment s'exerce leur puissance.--Les
+syndicats.--Conséquences nécessaires de la puissance des foules.--Elles
+ne peuvent exercer qu'un rôle destructeur.--C'est par elles que s'achève
+la dissolution des civilisations devenues trop vieilles.--Ignorance
+générale de la psychologie des foules.--Importance de l'étude des foules
+pour les législateurs et les hommes d'État.
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+L'âme des foules.
+
+CHAPITRE PREMIER. 11
+
+Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique.--Une
+agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une
+foule.--Caractères spéciaux des foules psychologiques.--Orientation fixe
+des idées et sentiments des individus qui les composent et
+évanouissement de leur personnalité.--La foule est toujours dominée par
+l'inconscient.--Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la
+vie médullaire.--Abaissement de l'intelligence et transformation
+complète des sentiments.--Les sentiments transformés peuvent être
+meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est
+composée.--La foule est aussi aisément héroïque que criminelle.
+
+CHAPITRE II.--SENTIMENTS ET MORALITÉ DES FOULES 23
+
+§ 1. _Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules._--La foule est
+le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les
+incessantes variations.--Les impulsions auxquelles elle obéit sont assez
+impérieuses pour que l'intérêt personnel s'efface.--Rien n'est prémédité
+chez les foules.--Action de la race.--§ 2. _Suggestibilité et crédulité
+des foules._--Leur obéissance aux suggestions.--Les images évoquées dans
+leur esprit sont prises par elles pour des réalités.--Pourquoi ces
+images sont semblables pour tous les individus qui composent une
+foule.--Égalisation du savant et de l'imbécile dans une foule.--Exemples
+divers des illusions auxquelles tous les individus d'une foule sont
+sujets.--Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des
+foules.--L'unanimité de nombreux témoins est une des plus mauvaises
+preuves que l'on puisse invoquer pour établir un fait.--Faible valeur
+des livres d'histoire.--§ 3. _Exagération et simplisme des sentiments
+des foules._--Les foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et
+vont toujours aux extrêmes.--Leurs sentiments sont toujours
+excessifs.--§ 4. _Intolérance, autoritarisme et conservatisme des
+foules._--Raisons de ces sentiments.--Servilité des foules devant une
+autorité forte.--Les instincts révolutionnaires momentanés des foules ne
+les empêchent pas d'être extrêmement conservatrices.--Elles sont
+d'instinct hostiles aux changements et aux progrès.--§ 5. _Moralité des
+foules._--La moralité des foules peut, suivant les suggestions, être
+beaucoup plus basse ou beaucoup plus haute que celle des individus qui
+les composent.--Explication et exemples. Les foules ont rarement pour
+guide l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de
+l'individu isolé.--Rôle moralisateur des foules.
+
+CHAPITRE III. 48
+
+§ 1. _Les idées des foules._--Les idées fondamentales et les idées
+accessoires.--Comment peuvent subsister simultanément des idées
+contradictoires.--Transformations que doivent subir les idées
+supérieures pour être accessibles aux foules.--Le rôle social des idées
+est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent contenir.--§ 2.
+_Les raisonnements des foules._--Les foules ne sont pas influençables
+par des raisonnements.--Les raisonnements des foules sont toujours
+d'ordre très inférieur.--Les idées qu'elles associent n'ont que des
+apparences d'analogie ou de succession.--§ 3. _L'imagination des
+foules._--Puissance de l'imagination des foules.--Elles pensent par
+images, et ces images se succèdent sans aucun lien.--Les foules sont
+frappées surtout par le côté merveilleux des choses.--Le merveilleux et
+le légendaire sont les vrais supports des civilisations.--L'imagination
+populaire a toujours été la base de la puissance des hommes
+d'État.--Comment se présentent les faits capables de frapper
+l'imagination des foules.
+
+CHAPITRE IV. 60
+
+Ce qui constitue le sentiment religieux.--Il est indépendant de
+l'adoration d'une divinité.--Ses caractéristiques.--Puissance des
+convictions revêtant la forme religieuse.--Exemples divers.--Les dieux
+populaires n'ont jamais disparu.--Formes nouvelles sous lesquelles ils
+renaissent.--Formes religieuses de l'athéisme.--Importance de ces
+notions au point de vue historique.--La Réforme, la Saint-Barthélemy, la
+Terreur et tous les événements analogues, sont la conséquence des
+sentiments religieux des foules, et non de la volonté d'individus
+isolés.
+
+
+LIVRE II
+
+Les opinions et les croyances des foules.
+
+CHAPITRE PREMIER. 67
+
+Facteurs préparatoires des croyances des foules.--L'éclosion des
+croyances des foules est la conséquence d'une élaboration
+antérieure.--Étude des divers facteurs de ces croyances.--§ 1. _La
+race._--Influence prédominante qu'elle exerce.--Elle représente les
+suggestions des ancêtres.--§ 2. _Les traditions._--Elles sont la synthèse
+de l'âme de la race.--Importance sociale des traditions.--En quoi, après
+avoir été nécessaires, elles deviennent nuisibles.--Les foules sont les
+conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles.--§ 3. _Le
+temps._--Il prépare successivement l'établissement des croyances, puis
+leur destruction.--C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du
+chaos.--§ 4. _Les institutions politiques et sociales._--Idée erronée de
+leur rôle.--Leur influence est extrêmement faible.--Elles sont des
+effets, et non des causes.--Les peuples ne sauraient choisir les
+institutions qui leur semblent les meilleures.--Les institutions sont
+des étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus
+dissemblables.--Comment les constitutions peuvent se créer.--Nécessité
+pour certains peuples de certaines institutions théoriquement mauvaises,
+telles que la centralisation.--§ 5. _L'instruction et
+l'éducation._--Erreur des idées actuelles sur l'influence de
+l'instruction chez les foules.--Indications statistiques.--Rôle
+démoralisateur de l'éducation latine.--Rôle que l'instruction pourrait
+exercer.--Exemples fournis par divers peuples.
+
+CHAPITRE II. 89
+
+§ 1. _Les images, les mots et les formules_.--Puissance magique des mots
+et des formules.--La puissance des mots est liée aux images qu'ils
+évoquent et est indépendante de leur sens réel.--Ces images varient
+d'âge en âge, de race en race.--L'usure des mots.--Exemples des
+variations considérables du sens de quelques mots très usuels.--Utilité
+politique de baptiser de noms nouveaux les choses anciennes, lorsque les
+mots sous lesquels on les désignait produisent une fâcheuse impression
+sur les foules.--Variations du sens des mots suivant la race.--Sens
+différents du mot démocratie en Europe et en Amérique.--§ 2. _Les
+illusions._--Leur importance.--On les retrouve à la base de toutes les
+civilisations.--Nécessité sociale des illusions.--Les foules les
+préfèrent toujours aux vérités.--§ 3. _L'expérience._--L'expérience
+seule peut établir dans l'âme des foules des vérités devenues
+nécessaires et détruire des illusions devenues
+dangereuses.--L'expérience n'agit qu'à condition d'être fréquemment
+répétée.--Ce que coûtent les expériences nécessaires pour persuader les
+foules.--§ 4. _La raison._--Nullité de son influence sur les foules.--On
+n'agit sur elles qu'en agissant sur leurs sentiments inconscients.--Le
+rôle de la logique dans l'histoire.--Les causes secrètes des événements
+invraisemblables.
+
+CHAPITRE III. 105
+
+§ 1. _Les meneurs des foules._--Besoin instinctif de tous les êtres en
+foule d'obéir à un meneur.--Psychologie des meneurs.--Eux seuls peuvent
+créer la foi et donner une organisation aux foules.--Despotisme forcé
+des meneurs.--Classification des meneurs.--Rôle de la volonté.--§ 2.
+_Les moyens d'action des meneurs._--L'affirmation, la répétition, la
+contagion.--Rôle respectif de ces divers facteurs.--Comment la contagion
+peut remonter des couches inférieures aux couches supérieures d'une
+société.--Une opinion populaire devient bientôt une opinion
+générale.--§ 3. _Le prestige._--Définition et classification du
+prestige.--Le prestige acquis et le prestige personnel.--Exemples
+divers.--Comment meurt le prestige.
+
+CHAPITRE IV. 128
+
+§ 1. _Les croyances fixes._--Invariabilité de certaines croyances
+générales.--Elles sont les guides d'une civilisation.--Difficulté de
+les déraciner.--En quoi l'intolérance constitue pour les peuples une
+vertu.--L'absurdité philosophique d'une croyance générale ne peut nuire
+à sa propagation.--§ 2. _Les opinions mobiles des foules._--Extrême
+mobilité des opinions qui ne dérivent pas des croyances
+générales.--Variations apparentes des idées et des croyances en moins
+d'un siècle.--Limites réelles de ces variations.--Éléments sur lesquels
+la variation a porté.--La disparition actuelle des croyances générales
+et la diffusion extrême de la presse rendent de nos jours les opinions
+de plus en plus mobiles.--Comment les opinions des foules tendent sur la
+plupart des sujets vers l'indifférence.--Impuissance des gouvernements à
+diriger comme jadis l'opinion.--L'émiettement actuel des opinions
+empêche leur tyrannie.
+
+
+LIVRE III
+
+Classification et description des diverses catégories
+de foules.
+
+CHAPITRE PREMIER.--CLASSIFICATION DES FOULES 142
+
+Divisions générales des foules.--Leur classification.--§ 1. _Les foules
+hétérogènes._--Comment elles se différencient.--Influence de la
+race.--L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme de la race
+est plus forte.--L'âme de la race représente l'état de civilisation et
+l'âme de la foule l'état de barbarie.--§ 2. _Les foules
+homogènes._--Division des foules homogènes.--Les sectes, les castes et
+les classes.
+
+CHAPITRE II.--LES FOULES DITES CRIMINELLES 147
+
+Les foules dites criminelles.--Une foule peut être légalement mais non
+psychologiquement criminelle.--Complète inconscience des actes des
+foules.--Exemples divers.--Psychologie des septembriseurs.--Leurs
+raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.
+
+CHAPITRE III.--LES JURÉS DE COUR D'ASSISES 153
+
+Les jurés de cour d'assises.--Caractères généraux des jurés.--La
+statistique montre que leurs décisions sont indépendantes de leur
+composition.--Comment sont impressionnés les jurés.--Faible action du
+raisonnement.--Méthodes de persuasion des avocats célèbres.--Nature des
+crimes pour lesquels les jurés sont indulgents ou sévères.--Utilité de
+l'institution du jury et danger extrême que présenterait son
+remplacement par des magistrats.
+
+CHAPITRE IV.--LES FOULES ÉLECTORALES 161
+
+Caractères généraux des foules électorales.--Comment on les
+persuade.--Qualités que doit posséder le candidat.--Nécessité du
+prestige.--Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement les
+candidats dans leur sein.--Puissance des mots et des formules sur
+l'électeur.--Aspect général des discussions électorales.--Comment se
+forment les opinions de l'électeur.--Puissance des comités.--Ils
+représentent la forme la plus redoutable de la tyrannie.--Les comités de
+la Révolution.--Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage
+universel ne peut être remplacé.--Pourquoi les votes seraient
+identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à un
+classe limitée de citoyens.--Ce que traduit le suffrage universel dans
+tous les pays.
+
+CHAPITRE V.--LES ASSEMBLÉES PARLEMENTAIRES 171
+
+Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères communs
+aux foules hétérogènes non anonymes.--Simplisme des
+opinions.--Suggestibilité et limites de cette suggestibilité.--Opinions
+fixes irréductibles et opinions mobiles.--Pourquoi l'indécision
+prédomine.--Rôle des meneurs.--Raison de leur prestige.--Ils sont les
+vrais maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux
+d'une petite minorité.--Puissance absolue qu'ils exercent.--Les éléments
+de leur art oratoire.--Les mots et les images.--Nécessité psychologique
+pour les meneurs d'être généralement convaincus et
+bornés.--Impossibilité pour l'orateur sans prestige de faire admettre
+ses raisons.--Exagération des sentiments, bons ou mauvais, dans les
+assemblées.--Automatisme auquel elles arrivent à certains moments.--Les
+séances de la Convention.--Cas dans lesquels une assemblée perd les
+caractères des foules.--Influence des spécialistes dans les questions
+techniques.--Avantages et dangers du régime parlementaire dans tous les
+pays.--Il est adapté aux nécessités modernes; mais il entraîne le
+gaspillage des finances et la restriction progressive de toutes les
+libertés.--_Conclusion de l'ouvrage._
+
+
+
+
+
+
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+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
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+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
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+
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+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
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+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
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+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
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+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Psychologie des foules, by Gustave Le Bon.</title>
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+Title: Psychologie des foules
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+Author: Gustave Le Bon
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+Release Date: December 24, 2007 [EBook #24007]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES ***
+
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+
+
+Produced by Adrian Mastronardi, Camille François and the
+Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
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+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<h1>PSYCHOLOGIE<br />
+
+<br />
+
+<big>DES FOULES</big></h1>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+<h3>DU MÊME AUTEUR</h3>
+
+<p class="center">1<sup>o</sup> TRAVAUX DE LABORATOIRE</p>
+
+<p><b>La Fumée du Tabac.</b> 2<sup>e</sup> édition, augmentée de
+recherches sur l'acide prussique, l'oxyde de carbone et divers
+alcaloïdes autres que la nicotine, que la fumée du tabac contient.</p>
+
+<p><b>La Vie.&mdash;Traité de physiologie humaine.</b>&mdash;Un volume
+in-8<sup>o</sup>, illustré de 300 gravures. (<i>Épuisé.</i>)</p>
+
+<p><b>Recherches expérimentales sur l'Asphyxie.</b> (Comptes rendus de
+l'Académie des sciences.)</p>
+
+<p><b>Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des
+variations du volume du crâne.</b> (Mémoire couronné par l'<i>Académie
+des sciences</i> et par la <i>Société d'Anthropologie</i> de Paris.)
+In-8<sup>o</sup>.</p>
+
+<p><b>La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs</b>,
+contenant la description de nouveaux instruments. Un vol.
+in-8<sup>o</sup>, avec 63 figures dessinées au laboratoire de l'auteur.
+(Lacroix.)</p>
+
+<p><b>Les Levers Photographiques.</b> Exposé des nouvelles méthodes de
+levers de cartes et de plans employées par l'auteur pendant ses
+voyages. 2 vol. in-18 (Gauthier-Villars).</p>
+
+<p><b>L'équitation actuelle et ses principes.&mdash;Recherches
+expérimentales.</b> 3<sup>e</sup> édition. Un vol. in-8<sup>o</sup>,
+avec 73 figures et un atlas de 200 photographies instantanées.
+(Firmin-Didot.)</p>
+
+<p class="center">2<sup>o</sup> VOYAGES, HISTOIRE, PHILOSOPHIE</p>
+
+<p><b>Voyage aux monts Tatras</b>, avec une carte et un panorama
+dressés par l'auteur (publié par la <i>Société géographique de
+Paris</i>).</p>
+
+<p><b>Voyage au Népal</b>, avec nombreuses illustrations, d'après les
+photographies et dessins exécutés par l'auteur pendant son exploration
+(publié par le <i>Tour du Monde</i>).</p>
+
+<p><b>L'Homme et les Sociétés.&mdash;Leurs origines et leur
+histoire.</b> Tome I<sup>er</sup>. Développement physique et
+intellectuel de l'homme.&mdash;Tome II. Développement des sociétés.
+(<i>Épuisé.</i>)</p>
+
+<p><b>Les Premières Civilisations de l'Orient</b> (Égypte, Assyrie,
+Judée, etc.) In-4<sup>o</sup> illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9
+photographies. (Flammarion.)</p>
+
+<p><b>La Civilisation des Arabes</b>, grand in-4<sup>o</sup> illustré
+de 366 gravures, 4 cartes et 11 planches en couleur, d'après les
+photographies et aquarelles de l'auteur. (Firmin-Didot.)</p>
+
+<p><b>Les Civilisations de l'Inde</b>, grand in-4<sup>o</sup> illustré
+de 350 photogravures, 2 cartes et 7 planches en couleur, d'après les
+photographies, dessins et aquarelles exécutés par l'auteur.
+(Firmin-Didot.)</p>
+
+<p><b>Les Monuments de l'Inde</b>, in-folio illustré de 400 planches
+d'après les documents de l'auteur. (Firmin-Didot.)</p>
+
+<p><b>Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples.</b> 1 vol.
+in-18 de la Bibliothèque de philosophie contemporaine, 2<sup>e</sup>
+édition refondue. (Alcan.)</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h1>PSYCHOLOGIE<br />
+
+<big>DES FOULES</big><br />
+
+</h1>
+
+<p class="center">PAR<br /> <b>GUSTAVE LE BON</b><br /> <br />
+<br /> PARIS<br /> <br /> ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET
+C<sup>ie</sup><br /> FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR<br /> <br /> 108,
+BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108<br /> <br /> 1895<br /> <br /> Tous
+droits réservés.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" />
+<p class="center">À<br /> <br /> TH. RIBOT<br /> <br /> Directeur
+de la <i>Revue philosophique</i>,<br /> Professeur de Psychologie au
+collège de France,<br /> <br /> <br /> <i>Affectueux
+hommage</i>,<br /> <br /> GUSTAVE LE BON.</p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+<!-- Page I -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_I" id="Page_I"> [p.
+I]</a></div>
+
+<h2>PRÉFACE</h2>
+
+<p>Notre précédent ouvrage a été consacré à décrire l'âme des races.
+Nous allons étudier maintenant l'âme des foules.</p>
+
+<p>L'ensemble de caractères communs que l'hérédité impose à tous les
+individus d'une race constitue l'âme de cette race. Mais lorsqu'un
+certain nombre de ces individus se trouvent réunis en foule pour agir,
+l'observation démontre que, du fait même de leur rapprochement,
+résultent certains caractères psychologiques nouveaux qui se
+superposent aux caractères de race, et qui parfois en diffèrent
+profondément.</p>
+
+<p>Les foules organisées ont toujours joué un rôle considérable dans la
+vie des peuples; mais ce rôle n'a jamais été aussi important
+qu'aujourd'hui. L'action inconsciente des foules se substituant à
+l'activité consciente des individus est une des principales
+caractéristiques de l'âge actuel.</p>
+
+<p><!-- Page II --><span class="pagenum"> [p. II]</span>J'ai essayé
+d'aborder le difficile problème des foules avec des procédés
+exclusivement scientifiques, c'est-à-dire en tâchant d'avoir une
+méthode et en laissant de côté les opinions, les théories et les
+doctrines. C'est là, je crois, le seul moyen d'arriver à découvrir
+quelques parcelles de vérité, surtout quand il s'agit, comme ici, d'une
+question passionnant vivement les esprits. Le savant, qui cherche à
+constater un phénomène, n'a pas à s'occuper des intérêts que ses
+constatations peuvent heurter. Dans une publication récente, un éminent
+penseur, M. Goblet d'Alviela, faisait observer que, n'appartenant à
+aucune des écoles contemporaines, je me trouvais parfois en opposition
+avec certaines conclusions de toutes ces écoles. Ce nouveau travail
+méritera, je l'espère, la même observation. Appartenir à une école,
+c'est en épouser nécessairement les préjugés et les partis pris.</p>
+
+<p>Je dois cependant expliquer au lecteur pourquoi il me verra tirer de
+mes études des conclusions différentes de celles qu'au premier abord on
+pourrait croire qu'elles comportent; constater par exemple l'extrême
+infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, et
+déclarer pourtant que, malgré cette infériorité, il serait dangereux de
+toucher à leur organisation.</p>
+
+<p><!-- Page III --><span class="pagenum"> [p. III]</span>C'est que
+l'observation la plus attentive des faits de l'histoire m'a toujours
+montré que les organismes sociaux étant aussi compliqués que ceux de
+tous les êtres, il n'est pas du tout en notre pouvoir de leur faire
+subir brusquement des transformations profondes. La nature est radicale
+parfois, mais jamais comme nous l'entendons, et c'est pourquoi la manie
+des grandes réformes est ce qu'il y a de plus funeste pour un peuple,
+quelque excellentes que ces réformes puissent théoriquement paraître.
+Elles ne seraient utiles que s'il était possible de changer
+instantanément l'âme des nations. Or le temps seul possède un tel
+pouvoir. Ce qui gouverne les hommes, ce sont les idées, les sentiments
+et les m&oelig;urs, choses qui sont en nous-mêmes. Les institutions et
+les lois sont la manifestation de notre âme, l'expression de ses
+besoins. Procédant de cette âme, institutions et lois ne sauraient la
+changer.</p>
+
+<p>L'étude des phénomènes sociaux ne peut être séparée de celle des
+peuples chez lesquels ils se sont produits. Philosophiquement, ces
+phénomènes peuvent avoir une valeur absolue; pratiquement ils n'ont
+qu'une valeur relative.</p>
+
+<p>Il faut donc, en étudiant un phénomène social, le considérer
+successivement sous deux aspects très différents. On voit alors que les
+enseignements de la raison<!-- Page IV --><span class="pagenum"> [p.
+IV]</span> pure sont bien souvent contraires à ceux de la raison
+pratique. Il n'est guère de données, même physiques, auxquelles cette
+distinction ne soit applicable. Au point de vue de la vérité absolue,
+un cube, un cercle, sont des figures géométriques invariables,
+rigoureusement définies par certaines formules. Au point de vue de
+notre &oelig;il, ces figures géométriques peuvent revêtir des formes
+très variées. La perspective peut transformer en effet le cube en
+pyramide ou en carré, le cercle en ellipse ou en ligne droite; et ces
+formes fictives sont beaucoup plus importantes à considérer que les
+formes réelles, puisque ce sont les seules que nous voyons et que la
+photographie ou la peinture puissent reproduire. L'irréel est dans
+certains cas plus vrai que le réel. Figurer les objets avec leurs
+formes géométriques exactes serait déformer la nature et la rendre
+méconnaissable. Si nous supposons un monde dont les habitants ne
+puissent que copier ou photographier les objets sans avoir la
+possibilité de les toucher, ils n'arriveraient que très difficilement à
+se faire une idée exacte de leur forme. La connaissance de cette forme,
+accessible seulement à un petit nombre de savants, ne présenterait
+d'ailleurs qu'un intérêt très faible.</p>
+
+<p>Le philosophe qui étudie les phénomènes sociaux doit avoir présent à
+l'esprit, qu'à côté de leur valeur<!-- Page V --><span class="pagenum">
+[p. V]</span> théorique ils ont une valeur pratique, et que, au point
+de vue de l'évolution des civilisations, cette dernière est la seule
+possédant quelque importance. Une telle constatation doit le rendre
+fort circonspect dans les conclusions que la logique semble d'abord lui
+imposer.</p>
+
+<p>D'autres motifs encore contribuent à lui dicter cette réserve. La
+complexité des faits sociaux est telle qu'il est impossible de les
+embrasser dans leur ensemble, et de prévoir les effets de leur
+influence réciproque. Il semble aussi que derrière les faits visibles
+se cachent parfois des milliers de causes invisibles. Les phénomènes
+sociaux visibles paraissent être la résultante d'un immense travail
+inconscient, inaccessible le plus souvent à notre analyse. On peut
+comparer les phénomènes perceptibles aux vagues qui viennent traduire à
+la surface de l'océan les bouleversements souterrains dont il est le
+siège, et que nous ne connaissons pas. Observées dans la plupart de
+leurs actes, les foules font preuve le plus souvent d'une mentalité
+singulièrement inférieure; mais il est d'autres actes aussi où elles
+paraissent guidées par ces forces mystérieuses que les anciens
+appelaient destin, nature, providence, que nous appelons voix des
+morts, et dont nous ne saurions méconnaître la puissance, bien que nous
+ignorions leur<!-- Page VI --><span class="pagenum"> [p. VI]</span>
+essence. Il semblerait parfois que dans le sein des nations se trouvent
+des forces latentes qui les guident. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus
+compliqué, de plus logique, de plus merveilleux qu'une langue? Et d'où
+sort cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de
+l'âme inconsciente des foules? Les académies les plus savantes, les
+grammairiens les plus estimés ne font qu'enregistrer péniblement les
+lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de
+les créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous
+bien certains qu'elles soient exclusivement leur &oelig;uvre? Sans doute
+elles sont toujours créées par des esprits solitaires; mais les
+milliers de grains de poussière qui forment l'alluvion où ces idées ont
+germé, n'est-ce pas l'âme des foules qui les a formés?</p>
+
+<p>Les foules, sans doute, sont toujours inconscientes; mais cette
+inconscience même est peut-être un des secrets de leur force. Dans la
+nature, les êtres soumis exclusivement à l'instinct exécutent des actes
+dont la complexité merveilleuse nous étonne. La raison est chose trop
+neuve dans l'humanité, et trop imparfaite encore pour pouvoir nous
+révéler les lois de l'inconscient et surtout le remplacer. Dans tous
+nos actes la part de l'inconscient est immense et celle de la
+raison<!-- Page VII --><span class="pagenum"> [p. VII]</span> très
+petite. L'inconscient agit comme une force encore inconnue.</p>
+
+<p>Si donc nous voulons rester dans les limites étroites mais sûres des
+choses que la science peut connaître, et ne pas errer dans le domaine
+des conjectures vagues et des vaines hypothèses, il nous faut constater
+simplement les phénomènes qui nous sont accessibles, et nous borner à
+cette constatation. Toute conclusion tirée de nos observations est le
+plus souvent prématurée, car, derrière les phénomènes que nous voyons
+bien, il en est d'autres que nous voyons mal, et peut-être même,
+derrière ces derniers, d'autres encore que nous ne voyons pas.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" />
+<!-- Page 1 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1"> [p.
+1]</a></div>
+
+<h2>INTRODUCTION</h2>
+<div class="center">
+L'ÈRE DES FOULES
+</div>
+<p class="chaphead">Évolution de l'âge actuel.&mdash;Les grands
+changements de civilisation sont la conséquence de changements dans la
+pensée des peuples.&mdash;La croyance moderne à la puissance des
+foules.&mdash;Elle transforme la politique traditionnelle des
+États.&mdash;Comment se produit l'avènement des classes populaires et
+comment s'exerce leur puissance.&mdash;Conséquences nécessaires de la
+puissance des foules.&mdash;Elles ne peuvent exercer qu'un rôle
+destructeur.&mdash;C'est par elles que s'achève la dissolution des
+civilisations devenues trop vieilles.&mdash;Ignorance générale de la
+psychologie des foules.&mdash;Importance de l'étude des foules pour les
+législateurs et les hommes d'État.</p>
+
+<p>Les grands bouleversements qui précèdent les changements de
+civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de
+l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés
+surtout par des transformations politiques considérables: invasions de
+peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de
+ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve
+le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les
+idées des peuples. Les véritables bouleversements
+historiques<!-- Page 2 --><span class="pagenum"> [p. 2]</span> ne sont
+pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les
+seuls changements importants, ceux d'où le renouvellement des
+civilisations découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les
+croyances. Les événements mémorables de l'histoire sont les effets
+visibles des invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces
+grands événements se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien
+d'aussi stable dans une race que le fond héréditaire de ses pensées.</p>
+
+<p>L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée
+des hommes est en voie de se transformer.</p>
+
+<p>Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation.
+Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et
+sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le
+second est la création de conditions d'existence et de pensée
+entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences
+et de l'industrie.</p>
+
+<p>Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes
+encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de
+formation, l'âge moderne représente une période de transition et
+d'anarchie.</p>
+
+<p>De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de
+dire maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées
+fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont
+à la nôtre? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant,
+nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à
+compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge
+moderne: la puissance des foules. Sur les ruines de tant
+d'idées,<!-- Page 3 --><span class="pagenum"> [p. 3]</span> tenues pour
+vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de pouvoirs que
+les révolutions ont successivement brisés, cette puissance est la seule
+qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt les autres.
+Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et disparaissent,
+que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, la
+puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le
+prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera véritablement
+l'<span class="smcap lowercase">ÈRE DES FOULES</span>.</p>
+
+<p>Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et
+les rivalités des princes étaient les principaux facteurs des
+événements. L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus
+souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions
+politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités
+qui ne comptent plus, et, au contraire, la voix des foules qui est
+devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle
+qu'ils tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes,
+mais dans l'âme des foules que se préparent les destinées des
+nations.</p>
+
+<p>L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire,
+en réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est
+une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de
+transition. Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu
+influent pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que
+cet avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance
+des foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées
+qui se sont lentement implantées dans les esprits, puis par
+l'association<!-- Page 4 --><span class="pagenum"> [p. 4]</span>
+graduelle des individus, pour amener la réalisation des conceptions
+théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se
+former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs
+intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des
+syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des
+bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent
+à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les
+assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute
+initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être
+que les porte-parole des comités qui les ont choisis.</p>
+
+<p>Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus
+nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la
+société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut
+l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la
+civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des
+mines, des chemins de fer, des usines et du sol; partage égal de tous
+les produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit
+des classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.</p>
+
+<p>Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à
+l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue
+immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance
+des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui
+met à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer
+le droit divin des rois.</p>
+
+<p>Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux
+qui représentent le mieux ses idées
+un<!-- Page 5 --><span class="pagenum"> [p. 5]</span> peu étroites, ses
+vues un peu courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme
+parfois un peu excessif, s'affolent tout à fait devant le pouvoir
+nouveau qu'ils voient grandir, et, pour combattre le désordre des
+esprits, ils adressent des appels désespérés aux forces morales de
+l'Église, tant dédaignées par eux jadis. Ils nous parlent de la
+banqueroute de la science, et revenus tout pénitents de Rome, nous
+rappellent aux enseignements des vérités révélées. Mais ces nouveaux
+convertis, oublient qu'il est trop tard. Si vraiment la grâce les a
+touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir sur des âmes peu
+soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents dévots. Les
+foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes ne
+voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de
+puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter
+vers leur source.</p>
+
+<p>La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans
+l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui
+grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou
+au moins la connaissance des relations que notre intelligence peut
+saisir; elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur.
+Souverainement indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos
+lamentations. C'est à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne
+pourrait ramener les illusions qu'elle a fait fuir.</p>
+
+<p>D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous
+montrent l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous
+permettent pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de
+grandir. Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le
+subir.<!-- Page 6 --><span class="pagenum"> [p. 6]</span> Toute
+dissertation contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il
+est possible que l'avènement des foules marque une des dernières étapes
+des civilisations de l'Occident, un retour complet vers ces périodes
+d'anarchie confuse qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de
+chaque société nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous?</p>
+
+<p>Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles
+ont constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet,
+d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire
+nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une
+civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée
+par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de
+barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que
+par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les
+foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente
+toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles
+fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la
+prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les
+foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument
+incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive,
+elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps
+débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est
+vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement.
+C'est alors qu'apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant,
+la philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire.</p>
+
+<p>En sera-t-il de même pour notre civilisation? C'est
+ce<!-- Page 7 --><span class="pagenum"> [p. 7]</span> que nous pouvons
+craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des
+foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé
+toutes les barrières qui pourraient les contenir.</p>
+
+<p>Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons
+bien peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les
+ont toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, dans ces
+derniers temps, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles
+peuvent commettre. Sans doute il existe des foules criminelles, mais il
+existe aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore
+bien d'autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas
+particulier de leur psychologie, et on ne connaît pas plus la
+constitution mentale des foules en étudiant seulement leurs crimes,
+qu'on ne connaîtrait celle d'un individu en décrivant seulement ses
+vices.</p>
+
+<p>À dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs
+de religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les
+hommes d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples
+chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des
+psychologues inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance
+instinctive, souvent très sûre; et c'est parce qu'ils la connaissaient
+bien qu'ils sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait
+merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais
+il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des
+races
+différentes<a name="N1" id="N1"></a><a href="#note_1" class="fnanchor">1</a>;
+et c'est<!-- Page 8 --><span class="pagenum"> [p. 8]</span> parce qu'il
+la méconnut qu'il entreprit, en Espagne et en Russie notamment, des
+guerres où sa puissance reçut des chocs qui devaient bientôt
+l'abattre.</p>
+
+<p>La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la
+dernière ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les
+gouverner&mdash;la chose est devenue bien difficile,&mdash;mais tout au
+moins ne pas être trop gouverné par elles.</p>
+
+<p>Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules
+qu'on comprend à quel point les lois et les institutions ont peu
+d'action sur elles; combien elles sont incapables d'avoir des opinions
+quelconques en dehors de celles qui leur sont imposées; que ce n'est
+pas avec des règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les
+conduit, mais en recherchant ce qui peut les impressionner et les
+séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt,
+devra-t-il choisir celui qui sera théoriquement le plus juste? En
+aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour
+les foules. S'il est en même temps le moins visible, et le moins lourd
+en apparence, il sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt
+indirect, si exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule,
+parce que, étant journellement payé sur des objets de consommation par
+fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne
+pas. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres
+revenus, à payer en une seule fois, fût-il théoriquement
+<!-- Page 9 --><span class="pagenum"> [p. 9]</span> dix fois moins
+lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes
+invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme
+relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très
+impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait
+faible que si elle avait été mise de côté sou à sou; mais ce procédé
+économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont
+incapables.</p>
+
+<p>L'exemple qui précède est des plus simples; la justesse en est
+aisément perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme
+Napoléon; mais les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne
+sauraient l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment
+enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions
+de la raison pure.</p>
+
+<p>Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie
+des foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand
+nombre de phénomènes historiques et économiques totalement
+inintelligibles sans elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus
+remarquable des historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement
+compris parfois les événements de notre grande Révolution, c'est qu'il
+n'avait jamais songé à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide,
+dans l'étude de cette période compliquée, la méthode descriptive des
+naturalistes; mais, parmi les phénomènes que les naturalistes ont à
+étudier, les forces morales ne figurent guère. Or ce sont précisément
+ces forces-là qui constituent les vrais ressorts de l'histoire.</p>
+
+<p>À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des
+foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de
+curiosité pure, elle le
+mériterait<!-- Page 10 --><span class="pagenum"> [p. 10]</span> encore.
+Il est aussi intéressant de déchiffrer les mobiles des actions des
+hommes que de déchiffrer un minéral ou une plante.</p>
+
+<p>Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève
+synthèse, un simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander
+que quelques vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon.
+Nous ne faisons aujourd'hui, que le tracer sur un terrain bien vierge
+encore.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_1" id="note_1"></a><a href="#N1" class="label">1</a>
+Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs davantage.
+Talleyrand lui écrivait que «l'Espagne accueillerait en libérateurs ses
+soldats». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un psychologue,
+au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu aisément
+prévoir cet accueil.</p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+<h2>LIVRE PREMIER</h2>
+
+<p class="center"><b>L'ÂME DES FOULES</b></p>
+
+<hr style="width: 25%;" />
+
+<h2><a name="Page_11" id="Page_11"> [p.
+11]</a><!-- Page 11 --><span class="pagenum"></span>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<p class="center"><b>Caractéristiques générales des foules. Loi
+psychologique de leur unité mentale.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Ce qui constitue une foule au point de vue
+psychologique.&mdash;Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit
+pas à former une foule.&mdash;Caractères spéciaux des foules
+psychologiques.&mdash;Orientation fixe des idées et sentiments chez les
+individus qui les composent et évanouissement de leur
+personnalité.&mdash;La foule est toujours dominée par
+l'inconscient.&mdash;Disparition de la vie cérébrale et prédominance de
+la vie médullaire.&mdash;Abaissement de l'intelligence et
+transformation complète des sentiments.&mdash;Les sentiments
+transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des individus dont
+la foule est composée.&mdash;La foule est aussi aisément héroïque que
+criminelle.</p>
+
+<p>Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus
+quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur
+sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.</p>
+
+<p>Au point de vue psychologique, l'expression
+foule<!-- Page 12 --><span class="pagenum"> [p. 12]</span> prend une
+signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et
+seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède
+des caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant
+cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les
+sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une
+même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute,
+mais présentant des caractères très nets. La collectivité est alors
+devenue ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une
+foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle
+forme un seul être et se trouve soumise à la <i>loi de l'unité mentale
+des foules</i>.</p>
+
+<p>Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup
+d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent
+les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement
+réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent
+nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les
+caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont
+nous aurons à déterminer la nature.</p>
+
+<p>L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des
+sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers
+traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la
+présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des
+milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous
+l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement
+national par exemple, acquérir les caractères d'une foule
+psychologique. Il suffira alors qu'un hasard quelconque les
+réunisse<!-- Page 13 --><span class="pagenum"> [p. 13]</span> pour que
+leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des
+foules. À certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent
+constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes
+réunis par hasard peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple
+entier, sans qu'il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous
+l'action de certaines influences.</p>
+
+<p>Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des
+caractères généraux provisoires, mais déterminables. À ces caractères
+généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les
+éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la
+constitution mentale.</p>
+
+<p>Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une
+classification, et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette
+classification, nous verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire
+composée d'éléments dissemblables, présente avec les foules homogènes,
+c'est-à-dire composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes,
+castes et classes), des caractères communs, et, à côté de ces
+caractères communs, des particularités qui permettent de l'en
+différencier.</p>
+
+<p>Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous
+devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons
+comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux
+communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des
+caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et
+les espèces que renferme cette famille.</p>
+
+<p>Il n'est pas facile de décrire avec exactitude
+l'âme<!-- Page 14 --><span class="pagenum"> [p. 14]</span> des foules,
+parce que son organisation varie non seulement suivant la race et la
+composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le
+degré des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la
+même difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu
+quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus
+traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des
+milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré
+ailleurs que toutes les constitutions mentales contiennent des
+possibilités de caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu
+change brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus
+féroces se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les
+circonstances ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de
+vertueux magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal
+de bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles
+serviteurs.</p>
+
+<p>Ne pouvant étudier ici tous les degrés d'organisation des foules,
+nous les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète
+organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non
+ce qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée
+d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se
+superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit
+l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans
+une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que
+j'ai nommé plus haut, la <i>loi psychologique de l'unité mentale des
+foules</i>.</p>
+
+<p>Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles
+peuvent présenter en commun avec<!-- Page 15 --><span class="pagenum">
+[p. 15]</span> des individus isolés; d'autres, au contraire, leur sont
+absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez les collectivités. Ce
+sont ces caractères spéciaux que nous allons étudier d'abord pour bien
+en montrer l'importance.</p>
+
+<p>Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le
+suivant: quels que soient les individus qui la composent, quelque
+semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs
+occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul
+qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme
+collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait
+différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux
+isolément. Il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se
+transforment en actes que chez les individus en foule. La foule
+psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui
+pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui
+constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau
+manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces
+cellules possède.</p>
+
+<p>Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume
+d'un philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui
+constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments,
+il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en
+chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par
+exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des
+propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le
+constituer.</p>
+
+<p><!-- Page 16 --><span class="pagenum"> [p. 16]</span>Il est facile
+de constater combien l'individu en foule diffère de l'individu isolé;
+mais il est moins facile de découvrir les causes de cette
+différence.</p>
+
+<p>Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler
+d'abord cette constatation de la psychologie moderne: à savoir que ce
+n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le
+fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent
+un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne
+représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente.
+L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive
+guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui
+le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient
+créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les
+innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race.
+Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes
+secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y
+en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons.
+La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles
+cachés qui nous échappent.</p>
+
+<p>C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une
+race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est
+principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais
+surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les
+plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des
+passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière
+de sentiment: religion, politique, morale, affections et antipathies,
+etc.,<!-- Page 17 --><span class="pagenum"> [p. 17]</span> les hommes
+les plus éminents ne dépassent que bien rarement le niveau des
+individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien et son
+bottier il peut exister un abîme au point de vue intellectuel, mais au
+point de vue du caractère la différence est le plus souvent nulle ou
+très faible.</p>
+
+<p>Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies
+par l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race
+possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en
+commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des
+individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent.
+L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes
+dominent.</p>
+
+<p>C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous
+explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes
+exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général
+prises par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités
+différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que
+prendrait une réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en
+effet que ces qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les
+foules, c'est la bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas
+tout le monde, comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que
+Voltaire, c'est certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le
+monde, si par «tout le monde» il faut entendre les foules.</p>
+
+<p>Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les
+qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement
+moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères
+nouveaux.<!-- Page 18 --><span class="pagenum"> [p. 18]</span> Comment
+s'établissent ces caractères nouveaux? C'est ce que nous devons
+rechercher maintenant.</p>
+
+<p>Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux
+aux foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première
+est que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un
+sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des
+instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins
+porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent
+irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours
+les individus, disparaît entièrement.</p>
+
+<p>Une seconde cause, la contagion, intervient également pour
+déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et
+en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à
+constater, mais non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes
+d'ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Dans une foule,
+tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que
+l'individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt
+collectif. C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont
+l'homme n'est guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule.</p>
+
+<p>Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante,
+détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois
+tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la
+suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs
+qu'un effet.</p>
+
+<p>Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit
+certaines découvertes récentes de
+la<!-- Page 19 --><span class="pagenum"> [p. 19]</span> physiologie.
+Nous savons aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut
+être placé dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité
+consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la
+lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son
+caractère et à ses habitudes. Or les observations les plus attentives
+paraissent prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein
+d'une foule agissante, se trouve bientôt placé&mdash;par suite des
+effluves qui s'en dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne
+connaissons pas&mdash;dans un état particulier, qui se rapproche
+beaucoup de l'état de fascination où se trouve l'hypnotisé dans les
+mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le
+sujet hypnotisé, celui-ci devient l'esclave de toutes les activités
+inconscientes de sa moelle épinière, que l'hypnotiseur dirige à son
+gré. La personnalité consciente est entièrement évanouie, la volonté et
+le discernement sont perdus. Tous les sentiments et les pensées sont
+orientés dans le sens déterminé par l'hypnotiseur.</p>
+
+<p>Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une
+foule psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui,
+comme chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont
+détruites, d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation
+extrême. Sous l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une
+irrésistible impétuosité à l'accomplissement de certains actes.
+Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet
+hypnotisé, parce que la suggestion étant la même pour tous les
+individus s'exagère en devenant réciproque. Les
+individualités<!-- Page 20 --><span class="pagenum"> [p. 20]</span>
+qui, dans la foule, posséderaient une personnalité assez forte pour
+résister à la suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre
+le courant. Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une
+suggestion différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une
+image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les
+plus sanguinaires.</p>
+
+<p>Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de
+la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de
+contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à
+transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les
+principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même,
+il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus.</p>
+
+<p>Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée,
+l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation.
+Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un
+barbare, c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence,
+la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres
+primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec
+laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images&mdash;qui
+sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait
+sans action&mdash;et conduire à des actes contraires à ses intérêts les
+plus évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule
+est un grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent
+soulève à son gré.</p>
+
+<p>Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que
+désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées
+parlementaires adopter des lois et
+des<!-- Page 21 --><span class="pagenum"> [p. 21]</span> mesures que
+réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris
+séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés,
+aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à
+approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine
+les individus les plus manifestement innocents; et, contrairement à
+tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer
+eux-mêmes.</p>
+
+<p>Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule
+diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute
+indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la
+transformation est profonde au point de changer l'avare en prodigue, le
+sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros.
+La renonciation à tous ses privilèges que, dans un moment
+d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août
+1789, n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris
+isolément.</p>
+
+<p>Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours
+intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de
+vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle
+peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de
+la façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont
+parfaitement méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au
+point de vue criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute,
+mais souvent aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on
+amène à se faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée,
+qu'on enthousiasme pour la gloire et
+l'honneur,<!-- Page 22 --><span class="pagenum"> [p. 22]</span> qu'on
+entraîne presque sans pain et sans armes comme à l'âge des croisades,
+pour délivrer de l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour
+défendre le sol de la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans
+doute, mais c'est avec ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne
+fallait mettre à l'actif des peuples que les grandes actions froidement
+raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" />
+<!-- Page 23 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23"> [p. 23]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE II</h2>
+
+<p class="center"><b>Sentiments et moralité des foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">§ 1. <i>Impulsivité, mobilité et irritabilité des
+foules.</i>&mdash;La foule est le jouet de toutes les excitations
+extérieures et en reflète les incessantes variations.&mdash;Les
+impulsions auxquelles elle obéit sont assez impérieuses pour que
+l'intérêt personnel s'efface.&mdash;Rien n'est prémédité chez les
+foules.&mdash;Action de la race.&mdash;§ 2. <i>Suggestibilité et
+crédulité des foules.</i>&mdash;Leur obéissance aux
+suggestions.&mdash;Les images évoquées dans leur esprit sont prises par
+elles pour des réalités.&mdash;Pourquoi ces images sont semblables pour
+tous les individus qui composent une foule.&mdash;Égalisation du savant
+et de l'imbécile dans une foule.&mdash;Exemples divers des illusions
+auxquelles tous les individus d'une foule sont
+sujets.&mdash;Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des
+foules.&mdash;L'unanimité de nombreux témoins est une des plus
+mauvaises preuves qu'on puisse invoquer pour établir un
+fait.&mdash;Faible valeur des livres d'histoire.&mdash;§ 3.
+<i>Exagération et simplisme des sentiments des foules.</i>&mdash;Les
+foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont toujours aux
+extrêmes.&mdash;Leurs sentiments sont toujours excessifs.&mdash;§ 4.
+<i>Intolérance, autoritarisme et conservatisme des
+foules.</i>&mdash;Raisons de ces sentiments.&mdash;Servilité des foules
+devant une autorité forte.&mdash;Les instincts révolutionnaires
+momentanés des foules ne les empêchent pas d'être extrêmement
+conservatrices.&mdash;Elles sont d'instinct hostiles aux changements et
+au progrès.&mdash;§ 5. <i>Moralité des foules.</i>&mdash;La moralité
+des foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou
+beaucoup plus haute que celle des individus qui les
+composent.&mdash;Explication et exemples.&mdash;Les foules ont rarement
+pour guide <!-- Page 24 --><span class="pagenum"> [p. 24]</span>
+l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de l'individu
+isolé.&mdash;Rôle moralisateur des foules.</p>
+
+<p>Après avoir indiqué d'une façon très générale les principaux
+caractères des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces
+caractères.</p>
+
+<p>On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en
+est plusieurs, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de
+raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération
+des sentiments, et d'autres encore, que l'on observe également chez les
+êtres appartenant à des formes inférieures d'évolution, tels que la
+femme, le sauvage et l'enfant; mais c'est là une analogie que je
+n'indique qu'en passant. Sa démonstration sortirait du cadre de cet
+ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant
+de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante
+pour celles qui ne la connaissent pas.</p>
+
+<p>J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers caractères que
+l'on peut observer dans la plupart des foules.</p>
+
+<h3>§ 1.&mdash;IMPULSIVITÉ,
+MOBILITÉ ET IRRITABILITÉ DES FOULES</h3>
+
+<p>La foule, avons-nous dit en étudiant ses caractères fondamentaux,
+est conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont
+beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du
+cerveau. Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs. Les
+actes exécutés peuvent être parfaits quant à
+leur<!-- Page 25 --><span class="pagenum"> [p. 25]</span> exécution,
+mais, le cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les
+hasards des excitations. Une foule est le jouet de toutes les
+excitations extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle
+est donc esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolé peut
+être soumis aux mêmes excitants que l'homme en foule; mais comme son
+cerveau lui montre les inconvénients d'y céder, il n'y cède pas. C'est
+ce qu'on peut physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolé
+possède l'aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la
+possède pas.</p>
+
+<p>Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les foules pourront
+être, suivant les excitations, généreuses ou cruelles, héroïques ou
+pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impérieuses que
+l'intérêt personnel, l'intérêt de la conservation lui-même, ne les
+dominera pas.</p>
+
+<p>Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant fort variés, et
+les foules y obéissant toujours, celles-ci sont par suite, extrêmement
+mobiles; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la
+férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus
+absolu. La foule devient très aisément bourreau, mais non moins
+aisément elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulé les
+torrents de sang exigés par le triomphe de chaque croyance. Il n'est
+pas besoin de remonter aux âges héroïques pour voir de quoi, à ce
+dernier point de vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent
+jamais leur vie dans une émeute, et il y a bien peu d'années qu'un
+général, devenu subitement populaire, eût aisément trouvé cent mille
+hommes prêts à se faire tuer pour sa cause, s'il l'eût demandé.</p>
+
+<p>Rien donc ne saurait être prémédité chez les
+foules.<!-- Page 26 --><span class="pagenum"> [p. 26]</span> Elles
+peuvent parcourir successivement la gamme des sentiments les plus
+contraires, mais elles seront toujours sous l'influence des excitations
+du moment. Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulève,
+disperse en tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs
+certaines foules révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de
+la variabilité de leurs sentiments.</p>
+
+<p>Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner,
+surtout lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs
+mains. Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une
+sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient
+guère durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie,
+elles ne les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de
+volonté durable que de pensée.</p>
+
+<p>La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage,
+elle n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir
+et la réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le
+nombre lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour
+l'individu en foule, la notion d'impossibilité disparaît. L'individu
+isolé sent bien qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais,
+piller un magasin, et, s'il en est tenté, il résistera aisément à sa
+tentation. Faisant partie d'une foule, il a conscience du pouvoir que
+lui donne le nombre, et il suffit de lui suggérer des idées de meurtre
+et de pillage pour qu'il cède immédiatement à la tentation. L'obstacle
+inattendu sera brisé avec frénésie. Si l'organisme humain permettait la
+perpétuité de la fureur, on pourrait dire que l'état normal de la foule
+contrariée est la fureur.</p>
+
+<p><!-- Page 27 --><span class="pagenum"> [p. 27]</span>Dans
+l'irritabilité des foules, dans leur impulsivité et leur mobilité,
+ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons à
+étudier, interviennent toujours les caractères fondamentaux de la race,
+qui constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos
+sentiments. Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives,
+sans doute, mais avec de grandes variations de degré. La différence
+entre une foule latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple,
+frappante. Les faits les plus récents de notre histoire jettent une
+vive lueur sur ce point. Il a suffi, il y a vingt-cinq ans, de la
+publication d'un simple télégramme relatant une insulte supposée faite
+à un ambassadeur pour déterminer une explosion de fureur dont une
+guerre terrible est immédiatement sortie. Quelques années plus tard,
+l'annonce télégraphique d'un insignifiant échec à Langson provoqua une
+nouvelle explosion qui amena le renversement instantané du
+gouvernement. Au même moment, l'échec beaucoup plus grave d'une
+expédition anglaise devant Kartoum ne produisit en Angleterre qu'une
+émotion très faible, et aucun ministère ne fut renversé. Les foules
+sont partout féminines, mais les plus féminines de toutes sont les
+foules latines. Qui s'appuie sur elles peut monter très haut et très
+vite, mais en côtoyant sans cesse la roche Tarpéienne et avec la
+certitude d'en être précipité un jour.</p>
+
+<h3>§ 2.&mdash;SUGGESTIBILITÉ ET
+CRÉDULITÉ DES FOULES</h3>
+
+<p>Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractères
+généraux est une suggestibilité
+excessive,<!-- Page 28 --><span class="pagenum"> [p. 28]</span> et nous
+avons montré combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion
+est contagieuse; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments
+dans un sens déterminé.</p>
+
+<p>Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans
+cet état d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La
+première suggestion formulée qui surgit s'impose immédiatement par
+contagion à tous les cerveaux, et aussitôt l'orientation s'établit.
+Comme chez tous les êtres suggestionnés, l'idée qui a envahi le cerveau
+tend à se transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais à incendier
+ou d'un acte de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même
+facilité. Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme
+chez l'être isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la
+somme de raison qui peut être opposée à sa réalisation.</p>
+
+<p>Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant
+aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments
+propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la
+raison, dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'être
+d'une crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et
+il faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle
+se créent et se propagent les légendes et les récits les plus
+invraisemblables<a name="N2" id="N2"></a><a href="#note_2" class="fnanchor">2</a>.</p>
+
+<p><!-- Page 29 --><span class="pagenum"> [p. 29]</span>La création des
+légendes qui circulent si aisément dans les foules n'est pas déterminée
+seulement par une crédulité complète. Elle l'est encore par les
+déformations prodigieuses que subissent les événements dans
+l'imagination de gens assemblés. L'événement le plus simple vu par la
+foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et
+l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres n'ayant aucun
+lien logique avec la première. Nous concevons aisément cet état en
+songeant aux bizarres successions d'idées où nous sommes parfois
+conduits par l'évocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce
+que dans ces images il y a d'incohérence, mais la foule ne le voit
+guère; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement réel,
+elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de
+l'objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son
+esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parenté lointaine avec le
+fait observé.</p>
+
+<p>Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque
+dont elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de
+sens divers, puisque les individus qui la composent sont de
+tempéraments fort différents. Mais il n'en est rien. Par suite de la
+contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour
+tous les individus. La première déformation perçue par un des individus
+de la collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant
+d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés,
+saint<!-- Page 30 --><span class="pagenum"> [p. 30]</span> Georges ne
+fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie de
+suggestion et de contagion le miracle signalé par un seul fut
+immédiatement accepté par tous.</p>
+
+<p>Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si
+fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères
+classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés
+par des milliers de personnes.</p>
+
+<p>Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir
+la qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette
+qualité est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant
+et le savant sont également incapables d'observation.</p>
+
+<p>La thèse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il
+faudrait reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs
+volumes n'y suffiraient pas.</p>
+
+<p>Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l'impression
+d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au
+hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer.</p>
+
+<p>Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi
+parmi des hallucinations collectives sévissant sur une foule où se
+trouvaient des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les
+plus instruits. Il est rapporté incidemment par le lieutenant de
+vaisseau Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer, et a
+été autrefois reproduit dans la <i>Revue Scientifique</i>.</p>
+
+<p>La frégate <i>la Belle-Poule</i> croisait en mer pour retrouver la
+corvette <i>le Berceau</i> dont elle avait été séparée par un violent
+orage. On était en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie
+signale une embarcation<!-- Page 31 --><span class="pagenum"> [p.
+31]</span> désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point
+signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un
+radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles
+flottaient des signaux de détresse. Ce n'était pourtant qu'une
+hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation
+pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les
+officiers qui la montaient voyaient «des masses d'hommes s'agiter,
+tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand
+nombre de voix». Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva
+simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles
+arrachées à la côte voisine. Devant une évidence aussi palpable,
+l'hallucination s'évanouit.</p>
+
+<p>Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de
+l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un côté,
+une foule en état d'attention expectante; de l'autre, une suggestion
+faite par la vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, suggestion
+qui, par voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants,
+officiers ou matelots.</p>
+
+<p>Il n'est pas besoin qu'une foule soit nombreuse pour que la faculté
+de voir correctement ce qui se passe devant elle soit détruite, et les
+faits réels remplacés par des hallucinations sans parenté avec eux. Dès
+que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule, et,
+alors même qu'ils seraient des savants distingués, ils prennent tous
+les caractères des foules pour ce qui est en dehors de leur spécialité.
+La faculté d'observation et l'esprit critique possédés par chacun d'eux
+s'évanouissent aussitôt. Un psychologue ingénieux, M. Davey, nous en
+fournit un bien curieux exemple,
+récemment<!-- Page 32 --><span class="pagenum"> [p. 32]</span> rapporté
+par les <i>Annales des Sciences psychiques</i>, et qui mérite d'être
+relaté ici. M. Davey ayant convoqué une réunion d'observateurs
+distingués, parmi lesquels un des premiers savants de l'Angleterre, M.
+Wallace, exécuta devant eux, et après leur avoir laissé examiner les
+objets et poser des cachets où ils voulaient, tous les phénomènes
+classiques des spirites: matérialisation des esprits, écriture sur des
+ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces observateurs distingués des
+rapports écrits affirmant que les phénomènes observés n'avaient pu être
+obtenus que par des moyens surnaturels, il leur révéla qu'ils étaient
+le résultat de supercheries très simples. «Le plus étonnant de
+l'investigation de M. Davey, écrit l'auteur de la relation, n'est pas
+la merveille des tours en eux-mêmes, mais l'extrême faiblesse des
+rapports qu'en ont faits les témoins non initiés. Donc dit-il, les
+témoins peuvent faire de nombreux et positifs récits qui sont
+complètement erronés, mais dont le résultat est que, <i>si l'on accepte
+leurs descriptions comme exactes</i>, les phénomènes qu'ils décrivent
+sont inexplicables par la supercherie. Les méthodes inventées par M.
+Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait eu la hardiesse de
+les employer; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de la foule
+qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait pas.»
+C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé. Mais quand
+on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supérieurs, préalablement
+mis en défiance pourtant, on conçoit à quel point il est facile
+d'illusionner les foules ordinaires.</p>
+
+<p>Les exemples analogues sont innombrables. Au moment où j'écris ces
+lignes, les journaux sont remplis<!-- Page 33 --><span class="pagenum">
+[p. 33]</span> par l'histoire de deux petites filles noyées retirées de
+la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la façon la plus
+catégorique par une douzaine de témoins. Toutes les affirmations
+étaient si concordantes qu'il n'était resté aucun doute dans l'esprit
+du juge d'instruction. Il fit établir l'acte de décès. Mais au moment
+où on allait procéder à l'inhumation, le hasard fit découvrir que les
+victimes supposées étaient parfaitement vivantes et n'avaient
+d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance avec les petites noyées.
+Comme dans plusieurs des exemples précédemment cités l'affirmation du
+premier témoin, victime d'une illusion, avait suffi à suggestionner
+tous les autres.</p>
+
+<p>Dans les cas semblables, le point de départ de la suggestion est
+toujours l'illusion produite chez un individu par des réminiscences
+plus ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette
+illusion primitive. Si le premier observateur est très impressionnable,
+il suffira souvent que le cadavre qu'il croit reconnaître
+présente&mdash;en dehors de toute ressemblance réelle&mdash;quelque
+particularité, une cicatrice ou un détail de toilette, qui puisse
+évoquer l'idée d'une autre personne. L'idée évoquée peut alors devenir
+le noyau d'une sorte de cristallisation qui envahit le champ de
+l'entendement et paralyse toute faculté critique. Ce que l'observateur
+voit alors, ce n'est plus l'objet lui-même, mais l'image évoquée dans
+son esprit. Ainsi s'expliquent les reconnaissances erronées de cadavres
+d'enfants par leur propre mère, tel que le cas suivant, déjà ancien,
+mais qui a été rappelé récemment par les journaux, et où l'on voit se
+manifester précisément les deux ordres de suggestion dont je viens
+d'indiquer le mécanisme.</p>
+
+<blockquote>
+<p><!-- Page 34 --><span class="pagenum"> [p. 34]</span>«L'enfant fut
+reconnu par un autre enfant&mdash;qui se trompait. La série des
+reconnaissances inexactes, se déroula alors.</p>
+
+<p>Et l'on vit une chose très extraordinaire. Le lendemain du jour où
+un écolier l'avait reconnu, une femme s'écria: «Ah! mon Dieu, c'est mon
+enfant.»</p>
+
+<p>On l'introduit près du cadavre, elle examine les effets, constate
+une cicatrice au front. «C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils, perdu
+depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué!»</p>
+
+<p>La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On
+fit venir son beau-frère qui, sans hésitation, dit: «Voilà le petit
+Philibert.» Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert
+Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre maître
+d'école pour qui la médaille était un indice.</p>
+
+<p>Eh bien, les voisins, le beau-frère, le maître d'école et la mère se
+trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut établie.
+C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les messageries,
+apporté à
+Paris<a name="N3" id="N3"></a><a href="#note_3" class="fnanchor">3</a>.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>On remarquera que ces reconnaissances se font, le plus souvent, par
+des femmes et des enfants, c'est-à-dire précisément par les êtres les
+plus impressionnables. Elles nous montrent, du même coup, ce que
+peuvent valoir en justice de tels témoignages. En ce qui concerne les
+enfants, notamment, leurs affirmations ne devraient jamais être
+invoquées. Les magistrats répètent comme un lieu commun qu'à cet âge on
+ne ment pas. Avec une culture psychologique un peu moins sommaire, ils
+sauraient qu'à cet âge au contraire on ment toujours. Le mensonge, sans
+doute, est innocent, mais il n'en est pas moins un mensonge. Mieux
+vaudrait décider à pile ou face la condamnation d'un accusé que de la
+décider,<!-- Page 35 --><span class="pagenum"> [p. 35]</span> comme on
+l'a fait tant de fois, d'après le témoignage d'un enfant.</p>
+
+<p>Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous
+conclurons que ses observations collectives sont les plus erronées de
+toutes et que le plus souvent elles représentent simplement l'illusion
+d'un individu qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On
+pourrait multiplier à l'infini les faits prouvant qu'il faut avoir la
+plus complète défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes
+ont assisté, il y a vingt-cinq ans, à la célèbre charge de cavalerie de
+la bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des
+témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle
+fut commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a
+prouvé que l'on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les
+faits les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des
+centaines de témoins avaient cependant
+attestés<a name="N4" id="N4"></a><a href="#note_4" class="fnanchor">4</a>.</p>
+
+<p>De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des
+foules. Les traités de logique font
+rentrer<!-- Page 36 --><span class="pagenum"> [p. 36]</span>
+l'unanimité de nombreux témoins dans la catégorie des preuves les plus
+solides qu'on puisse invoquer pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais
+ce que nous savons de la psychologie des foules montre que les traités
+de logique sont à refaire entièrement sur ce point. Les événements les
+plus douteux sont certainement ceux qui ont été observés par le plus
+grand nombre de personnes. Dire qu'un fait a été simultanément constaté
+par des milliers de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait
+réel est fort différent du récit adopté.</p>
+
+<p>Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut considérer comme
+des ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des
+récits fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d'explications
+faites après coup. Gâcher du plâtre est faire &oelig;uvre bien plus
+utile que de perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne
+nous avait pas légué ses &oelig;uvres littéraires, artistiques et
+monumentales, nous ne saurions absolument rien de réel sur ce passé.
+Connaissons-nous un seul mot de vrai concernant la vie des grands
+hommes qui ont joué les rôles prépondérants dans l'humanité, tels que
+Hercule, Bouddha, Jésus ou Mahomet? Très probablement non. Au fond
+d'ailleurs, leur vie réelle nous importe fort peu. Ce que nous avons
+intérêt à connaître, ce sont les grands hommes tels que la légende
+populaire les a fabriqués. Ce sont les héros légendaires, et pas du
+tout les héros réels, qui ont impressionné l'âme des foules.</p>
+
+<p>Malheureusement les légendes&mdash;alors même qu'elles sont fixées
+par les livres&mdash;n'ont elles-mêmes aucune consistance.
+L'imagination des foules les transforme sans cesse suivant les temps,
+et surtout suivant les races. Il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la
+Bible au Dieu<!-- Page 37 --><span class="pagenum"> [p. 37]</span>
+d'amour de sainte Thérèse, et le Bouddha adoré en Chine n'a plus aucuns
+traits communs avec celui qui est vénéré dans l'Inde.</p>
+
+<p>Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros
+pour que leur légende soit transformée par l'imagination des foules. La
+transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos
+jours la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se
+modifier plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons,
+Napoléon devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et
+libéral, ami des humbles, qui, au dire des poètes, devaient conserver
+son souvenir sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après,
+le héros débonnaire était devenu un despote sanguinaire qui, après
+avoir usurpé le pouvoir et la liberté, fit périr trois millions
+d'hommes uniquement pour satisfaire son ambition. De nos jours, nous
+assistons à une nouvelle transformation de la légende. Quand quelques
+dizaines de siècles auront passé sur elle, les savants de l'avenir, en
+présence de ces récits contradictoires, douteront peut-être de
+l'existence du héros, comme ils doutent parfois de celle de Bouddha, et
+ne verront en lui que quelque mythe solaire ou un développement de la
+légende d'Hercule. Ils se consoleront aisément sans doute de cette
+incertitude, car, mieux initiés qu'aujourd'hui à la connaissance de la
+psychologie des foules, ils sauront que l'histoire ne peut guère
+éterniser que des mythes.</p>
+
+
+<h3><!-- Page 38 --><span class="pagenum"> [p. 38]</span>§ 3.&mdash;EXAGÉRATION ET SIMPLISME
+DES SENTIMENTS DES FOULES</h3>
+
+<p>Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une
+foule, ils présentent ce double caractère d'être très simples et très
+exagérés. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'individu en foule se
+rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les
+choses en bloc et ne connaît pas les transitions. Dans la foule,
+l'exagération des sentiments est fortifiée par ce fait, qu'un sentiment
+manifesté se propageant très vite par voie de suggestion et de
+contagion, l'approbation évidente dont il est l'objet accroît
+considérablement sa force.</p>
+
+<p>La simplicité et l'exagération des sentiments des foules font que
+ces dernières ne connaissent ni le doute ni l'incertitude. Comme les
+femmes, elles vont tout de suite aux extrêmes. Le soupçon énoncé se
+transforme aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement
+d'antipathie ou de désapprobation, qui, chez l'individu isolé, ne
+s'accentuerait pas, devient aussitôt haine féroce chez l'individu en
+foule.</p>
+
+<p>La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les
+foules hétérogènes surtout, par l'absence de responsabilité. La
+certitude de l'impunité, certitude d'autant plus forte que la foule est
+plus nombreuse, et la notion d'une puissance momentanée considérable
+due au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et
+des actes impossibles à l'individu isolé. Dans les foules, l'imbécile,
+l'ignorant et l'envieux sont<!-- Page 39 --><span class="pagenum"> [p.
+39]</span> libérés du sentiment de leur nullité et de leur impuissance,
+que remplace la notion d'une force brutale, passagère, mais immense.</p>
+
+<p>L'exagération, chez les foules, porte malheureusement souvent sur de
+mauvais sentiments, reliquat atavique des instincts de l'homme
+primitif, que la crainte du châtiment oblige l'individu isolé et
+responsable à refréner. C'est ce qui fait que les foules sont si
+facilement conduites aux pires excès.</p>
+
+<p>Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habilement, les foules ne
+soient capables d'héroïsme, de dévouement et de vertus très hautes.
+Elles en sont même plus capables que l'individu isolé. Nous aurons
+bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la moralité des
+foules.</p>
+
+<p>Exagérée dans ses sentiments, la foule n'est impressionnée que par
+des sentiments excessifs. L'orateur qui veut la séduire doit abuser des
+affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais
+tenter de rien démontrer par un raisonnement, sont des procédés
+d'argumentation bien connus des orateurs des réunions populaires.</p>
+
+<p>La foule veut encore la même exagération dans les sentiments de ses
+héros. Leurs qualités et leurs vertus apparentes doivent toujours être
+amplifiées. On a très justement remarqué qu'au théâtre la foule exige
+du héros de la pièce des qualités de courage, de moralité, de vertu qui
+ne sont jamais pratiquées dans la vie.</p>
+
+<p>On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâtre. Il en
+existe une, sans doute, mais ses règles n'ont le plus souvent rien à
+faire avec le bon sens et la logique. L'art de parler aux foules est
+d'ordre inférieur<!-- Page 40 --><span class="pagenum"> [p. 40]</span>
+sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales. Il est souvent
+impossible de s'expliquer à la lecture le succès de certaines pièces.
+Les directeurs des théâtres, quand ils les reçoivent, sont eux-mêmes le
+plus souvent très incertains de la réussite, parce que, pour juger, il
+faudrait qu'ils pussent se transformer en
+foule<a name="N5" id="N5"></a><a href="#note_5" class="fnanchor">5</a>.
+Ici encore, si nous pouvions entrer dans les développements, nous
+montrerions l'influence prépondérante de la race. La pièce de théâtre
+qui enthousiasme la foule dans un pays n'a parfois aucun succès dans un
+autre, ou n'a qu'un succès d'estime et de convention, parce qu'elle ne
+met pas en jeu les ressorts capables de soulever son nouveau public.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des foules ne porte
+que sur les sentiments, et en aucune façon sur l'intelligence. J'ai
+déjà fait voir que, par le fait seul que l'individu est en foule, son
+niveau intellectuel baisse immédiatement et considérablement. C'est
+ce<!-- Page 41 --><span class="pagenum"> [p. 41]</span> qu'un magistrat
+érudit, M. Tarde, a également constaté dans ses recherches sur les
+crimes des foules. Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que les
+foules peuvent monter très haut ou descendre au contraire très bas.</p>
+
+<h3>§ 4.&mdash;INTOLÉRANCE, AUTORITARISME
+ET CONSERVATISME DES FOULES</h3>
+
+<p>Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes;
+les opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées
+ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités
+absolues ou des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi
+des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été
+engendrées par voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances
+religieuses sont intolérantes et quel empire despotique elles exercent
+sur les âmes.</p>
+
+<p>N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d'autre
+part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire
+qu'intolérante. L'individu peut supporter la contradiction et la
+discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions
+publiques, la plus légère contradiction de la part d'un orateur est
+immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes
+invectives, bientôt suivis de voies de fait et d'expulsion pour peu que
+l'orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de
+l'autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré.</p>
+
+<p>L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux
+chez<!-- Page 42 --><span class="pagenum"> [p. 42]</span> toutes les
+catégories de foules, mais ils s'y présentent à des degrés forts
+divers; et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race,
+dominatrice de tous les sentiments et de toutes les pensées des hommes.
+C'est surtout chez les foules latines que l'autoritarisme et
+l'intolérance sont développés à un haut degré. Ils le sont au point
+d'avoir détruit entièrement ce sentiment de l'indépendance individuelle
+si puissant chez l'Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles
+qu'à l'indépendance collective de la secte à laquelle elles
+appartiennent, et la caractéristique de cette indépendance est le
+besoin d'asservir immédiatement et violemment à leurs croyances tous
+les dissidents. Chez les peuples latins, les Jacobins de tous les âges,
+depuis ceux de l'Inquisition, n'ont jamais pu s'élever à une autre
+conception de la liberté.</p>
+
+<p>L'autoritarisme et l'intolérance sont pour les foules des sentiments
+très clairs, qu'elles conçoivent aisément et qu'elles acceptent aussi
+facilement qu'elles les pratiquent, dès qu'on les leur impose. Les
+foules respectent docilement la force et sont médiocrement
+impressionnées par la bonté, qui n'est guère pour elles qu'une forme de
+la faiblesse. Leurs sympathies n'ont jamais été aux maîtres
+débonnaires, mais aux tyrans qui les ont vigoureusement écrasées. C'est
+toujours à ces derniers qu'elles dressent les plus hautes statues. Si
+elles foulent volontiers aux pieds le despote renversé, c'est parce
+qu'ayant perdu sa force, il rentre dans cette catégorie des faibles
+qu'on méprise parce qu'on ne les craint pas. Le type du héros cher aux
+foules aura toujours la structure d'un César. Son panache les séduit,
+son autorité leur impose et son sabre leur fait peur.</p>
+
+<p>Toujours prête à se soulever contre une
+autorité<!-- Page 43 --><span class="pagenum"> [p. 43]</span> faible,
+la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. Si la
+force de l'autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à
+ses sentiments extrêmes, passe alternativement de l'anarchie à la
+servitude, et de la servitude à l'anarchie.</p>
+
+<p>Ce serait d'ailleurs bien méconnaître la psychologie des foules que
+de croire à la prédominance de leurs instincts révolutionnaires. Leurs
+violences seules nous illusionnent sur ce point. Leurs explosions de
+révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Les foules sont
+trop régies par l'inconscient, et trop soumises par conséquent à
+l'influence d'hérédités séculaires, pour n'être pas extrêmement
+conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, elles sont bientôt lasses de
+leurs désordres et se dirigent d'instinct vers la servitude. Ce furent
+les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins qui acclamèrent le
+plus énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et
+fit durement sentir sa main de fer.</p>
+
+<p>Il est difficile de comprendre l'histoire, celle des révolutions
+populaires surtout, quand on ne se rend pas bien compte des instincts
+profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les
+noms de leurs institutions, et elles accomplissent parfois même de
+violentes révolutions pour obtenir ces changements; mais le fond de ces
+institutions est trop l'expression des besoins héréditaires de la race
+pour qu'elles n'y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne
+porte que sur les choses tout à fait superficielles. En fait, elles ont
+des instincts conservateurs aussi irréductibles que ceux de tous les
+primitifs. Leur respect fétichiste pour les traditions est absolu, leur
+horreur inconsciente de<!-- Page 44 --><span class="pagenum"> [p.
+44]</span> toutes les nouveautés capables de changer leurs conditions
+réelles d'existence, est tout à fait profonde. Si les démocraties
+eussent possédé le pouvoir qu'elles ont aujourd'hui à l'époque où
+furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les chemins de
+fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou ne l'eût
+été qu'au prix de révolutions et de massacres répétés. Il est heureux,
+pour les progrès de la civilisation, que la puissance des foules n'ait
+commencé à naître que lorsque les grandes découvertes de la science et
+de l'industrie étaient déjà accomplies.</p>
+
+<h3>§ 5.&mdash;MORALITÉ DES FOULES</h3>
+
+<p>Si nous prenons le mot de moralité dans le sens de respect constant
+de certaines conventions sociales et de répression permanente des
+impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop
+impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité. Mais si,
+dans le terme de moralité, nous faisons entrer l'apparition momentanée
+de certaines qualités telles que l'abnégation, le dévouement, le
+désintéressement, le sacrifice de soi-même, le besoin d'équité, nous
+pouvons dire que les foules sont au contraire parfois susceptibles
+d'une moralité très haute.</p>
+
+<p>Les rares psychologues qui ont étudié les foules ne les ont
+envisagées qu'au point de vue de leurs actes criminels; et, voyant à
+quel point ces actes sont fréquents, ils les ont considérées comme
+ayant un niveau moral très bas.</p>
+
+<p>Sans doute il en est souvent ainsi: mais pourquoi?
+Simplement,<!-- Page 45 --><span class="pagenum"> [p. 45]</span> parce
+que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges
+primitifs qui dorment au fond de chacun de nous. Dans la vie de
+l'individu isolé, il lui serait dangereux de les satisfaire, alors que
+son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent
+l'impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne
+pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos
+semblables, nous nous bornons à les exercer sur les animaux. C'est
+d'une même source que dérivent la passion si générale pour la chasse et
+les actes de férocité des foules. La foule qui écharpe lentement une
+victime sans défense fait preuve d'une férocité très lâche; mais, pour
+le philosophe, cette férocité est bien proche parente de celle des
+chasseurs qui se réunissent par douzaines pour avoir le plaisir
+d'assister à la poursuite et à l'éventrement d'un malheureux cerf par
+leurs chiens.</p>
+
+<p>Si la foule est capable de meurtre, d'incendie et de toutes sortes
+de crimes, elle est également capable d'actes de dévouement, de
+sacrifice et de désintéressement très élevés, beaucoup plus élevés même
+que ceux dont est capable l'individu isolé. C'est surtout sur
+l'individu en foule qu'on agit, et souvent jusqu'à obtenir le sacrifice
+de la vie, en invoquant des sentiments de gloire, d'honneur, de
+religion et de patrie. L'histoire fourmille d'exemples analogues à ceux
+des croisades et des volontaires de 93. Seules les collectivités sont
+capables de grands désintéressements et de grands dévouements. Que de
+foules se sont fait héroïquement massacrer pour des croyances, des
+idées et des mots qu'elles comprenaient à peine. Les foules qui font
+des grèves les font bien plus pour obéir à un mot d'ordre que pour
+obtenir<!-- Page 46 --><span class="pagenum"> [p. 46]</span> une
+augmentation du maigre salaire dont elles se contentent. L'intérêt
+personnel est bien rarement un mobile puissant chez les foules, alors
+qu'il est le mobile à peu près exclusif de l'individu isolé. Ce n'est
+certes pas l'intérêt qui a guidé les foules dans tant de guerres,
+incompréhensibles le plus souvent pour leur intelligence, et où elles
+se sont laissé aussi facilement massacrer que les alouettes hypnotisées
+par le miroir que man&oelig;uvre le chasseur.</p>
+
+<p>Même pour les parfaits gredins, il arrive fort souvent que le fait
+seul d'être réunis en foule leur donne momentanément des principes de
+moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de
+septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles
+et les bijoux qu'ils trouvaient sur leurs victimes, et qu'ils eussent
+pu aisément dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui
+envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s'empara
+d'aucun des objets qui l'éblouirent et dont un seul eût représenté du
+pain pour bien des jours.</p>
+
+<p>Cette moralisation de l'individu par la foule n'est certes pas une
+règle constante, mais c'est une règle qui s'observe fréquemment. Elle
+s'observe même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles
+que je viens de citer. J'ai déjà dit qu'au théâtre la foule veut chez
+le héros de la pièce des vertus exagérées, et il est d'une observation
+banale qu'une assistance, même composée d'éléments inférieurs, se
+montre généralement très prude. Le viveur professionnel, le souteneur,
+le voyou gouailleur murmurent souvent devant une scène un peu risquée
+ou un propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations
+habituelles.</p>
+
+<p><!-- Page 47 --><span class="pagenum"> [p. 47]</span>Donc, si les
+foules se livrent souvent à de bas instincts, elles donnent aussi
+parfois l'exemple d'actes de moralité élevés. Si le désintéressement,
+la résignation, le dévouement absolu à un idéal chimérique ou réel sont
+des vertus morales, on peut dire que les foules possèdent souvent ces
+vertus-là à un degré que les plus sages des philosophes ont rarement
+atteint. Elles les pratiquent sans doute avec inconscience, mais
+qu'importe. Ne nous plaignons pas trop que les foules soient guidées
+surtout par l'inconscient, et ne raisonnent guère. Si elles avaient
+raisonné quelquefois et consulté leurs intérêts immédiats, aucune
+civilisation ne se fût développée peut-être à la surface de notre
+planète, et l'humanité n'aurait pas eu d'histoire.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_2" id="note_2"></a><a href="#N2" class="label">2</a>
+Les personnes qui ont assisté au siège de Paris ont vu de nombreux
+exemples de cette crédulité des foules aux choses les plus
+invraisemblables. Une bougie allumée à un étage supérieur était
+considérée aussitôt comme un signal fait aux assiégeants, bien qu'il
+fût évident, après deux secondes de réflexion, qu'il leur était
+absolument impossible d'apercevoir de plusieurs lieues de distance la
+lueur de cette bougie.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_3" id="note_3"></a><a href="#N3" class="label">3</a>
+<i>Éclair</i> du 21 avril 1895.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_4" id="note_4"></a><a href="#N4" class="label">4</a>
+Savons-nous, pour une seule bataille, comment elle s'est passée
+exactement? J'en doute fort. Nous savons quels furent les vainqueurs et
+les vaincus, mais probablement rien de plus. Ce que M. d'Harcourt,
+acteur et témoin, rapporte de la bataille de Solférino peut s'appliquer
+à toutes les batailles: «Les généraux (renseignés naturellement par des
+centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels; les
+officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et
+rédigent le projet définitif; le chef d'état-major le conteste et le
+refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie: «Vous
+vous trompez absolument!» et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne
+reste presque rien du rapport primitif.» M. d'Harcourt relate ce fait
+comme une preuve de l'impossibilité où l'on est d'établir la vérité sur
+l'événement le plus saisissant, le mieux observé.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_5" id="note_5"></a><a href="#N5" class="label">5</a>
+C'est ce qui permet de comprendre pourquoi il arrive parfois que des
+pièces refusées par tous les directeurs de théâtre obtiennent de
+prodigieux succès lorsque, par hasard, elles sont jouées. On sait le
+succès récent de la pièce de M. Coppée, <i>Pour la couronne</i>,
+refusée pendant dix ans par les directeurs des premiers théâtres,
+malgré le nom de son auteur. <i>La marraine de Charley</i>, refusée par
+tous les théâtres et finalement montée aux frais d'un agent de change,
+a eu deux cents représentations en France et plus de mille en
+Angleterre. Sans l'explication donnée plus haut sur l'impossibilité où
+se trouvent les directeurs de théâtre de pouvoir se substituer
+mentalement à la foule, de telles aberrations de jugement de la part
+d'individus compétents et très intéressés à ne pas commettre d'aussi
+lourdes erreurs seraient inexplicables. C'est un sujet que je ne puis
+développer ici et qui mériterait de tenter la plume d'un homme de
+théâtre doublé d'un psychologue subtil, tel par exemple que M.
+Sarcey.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 48 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48"> [p. 48]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE III</h2>
+
+<p class="center"><b>Idées, raisonnements et imagination des
+foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">§ 1. <i>Les idées des foules.</i>&mdash;Les idées
+fondamentales et les idées accessoires.&mdash;Comment peuvent subsister
+simultanément des idées contradictoires.&mdash;Transformations que
+doivent subir les idées supérieures pour être accessibles aux
+foules.&mdash;Le rôle social des idées est indépendant de la part de
+vérité qu'elles peuvent contenir.&mdash;§ 2. <i>Les raisonnements des
+foules.</i>&mdash;Les foules ne sont pas influençables par des
+raisonnements.&mdash;Les raisonnements des foules sont toujours d'ordre
+très inférieur.&mdash;Les idées qu'elles associent n'ont que des
+apparences d'analogie ou de succession.&mdash;§ 3. <i>L'imagination des
+foules.</i>&mdash;Puissance de l'imagination des foules.&mdash;Elles
+pensent par images, et ces images se succèdent sans aucun
+lien.&mdash;Les foules sont frappées surtout par le côté merveilleux
+des choses.&mdash;Le merveilleux et le légendaire sont les vrais
+supports des civilisations.&mdash;L'imagination populaire a toujours
+été la base de la puissance des hommes d'État.&mdash;Comment se
+présentent les faits capables de frapper l'imagination des foules.</p>
+
+<h3>§ 1.&mdash;LES IDÉES DES FOULES</h3>
+
+<p>Étudiant dans notre précédent ouvrage le rôle des idées dans
+l'évolution des peuples, nous avons montré que chaque civilisation
+dérive d'un petit nombre d'idées fondamentales fort rarement
+renouvelées. Nous avons exposé comment ces idées s'établissent dans
+l'âme des<!-- Page 49 --><span class="pagenum"> [p. 49]</span> foules;
+avec quelle difficulté elles y pénètrent, et la puissance qu'elles
+possèdent quand elles y ont pénétré. Nous avons vu enfin comment les
+grandes perturbations historiques dérivent le plus souvent des
+changements de ces idées fondamentales.</p>
+
+<p>Ayant suffisamment traité ce sujet, je n'y reviendrai pas maintenant
+et me bornerai à dire quelques mots des idées qui sont accessibles aux
+foules et sous quelles formes celles-ci les conçoivent.</p>
+
+<p>On peut les diviser en deux classes. Dans l'une nous placerons les
+idées accidentelles et passagères créées sous des influences du moment:
+l'engouement pour un individu ou une doctrine par exemple. Dans
+l'autre, les idées fondamentales auxquelles le milieu, l'hérédité,
+l'opinion donnent une stabilité très grande: telles les croyances
+religieuses jadis, les idées démocratiques et sociales aujourd'hui.</p>
+
+<p>Les idées fondamentales pourraient être figurées par la masse des
+eaux d'un fleuve déroulant lentement son cours; les idées passagères
+par les petites vagues, toujours changeantes, qui agitent sa surface,
+et qui, bien que sans importance réelle, sont plus visibles que la
+marche du fleuve lui-même.</p>
+
+<p>De nos jours, les grandes idées fondamentales dont ont vécu nos
+pères sont de plus en plus chancelantes. Elles ont perdu toute
+solidité, et, du même coup, les institutions qui reposaient sur elles
+se sont trouvées profondément ébranlées. Il se forme journellement
+beaucoup de ces petites idées transitoires dont je parlais à l'instant;
+mais très peu d'entre elles paraissent visiblement grandir et devoir
+acquérir une influence prépondérante.</p>
+
+<p><!-- Page 50 --><span class="pagenum"> [p. 50]</span>Quelles que
+soient les idées suggérées aux foules, elles ne peuvent devenir
+dominantes qu'à la condition de revêtir une forme très absolue et très
+simple. Elles se présentent alors sous l'aspect d'images, et ne sont
+accessibles aux masses que sous cette forme. Ces idées-images ne sont
+rattachées entre elles par aucun lien logique d'analogie ou de
+succession, et peuvent se substituer l'une à l'autre comme les verres
+de la lanterne magique que l'opérateur retire de la boîte où ils
+étaient superposés. Et c'est pourquoi on peut voir dans les foules se
+maintenir côte à côte les idées les plus contradictoires. Suivant les
+hasards du moment, la foule sera placée sous l'influence de l'une des
+idées diverses emmagasinées dans son entendement, et pourra par
+conséquent commettre les actes les plus dissemblables. Son absence
+complète d'esprit critique ne lui permet pas d'en percevoir les
+contradictions.</p>
+
+<p>Ce n'est pas là un phénomène spécial aux foules; on l'observe chez
+beaucoup d'individus isolés, non seulement parmi les êtres primitifs,
+mais chez tous ceux qui par un côté quelconque de leur
+esprit,&mdash;les sectateurs d'une foi religieuse intense par
+exemple,&mdash;se rapprochent des primitifs. Je l'ai observé à un degré
+curieux chez des Hindous lettrés, élevés dans nos universités
+européennes, et ayant obtenu tous les diplômes. Sur leur fonds immuable
+d'idées religieuses ou sociales héréditaires s'était superposé, sans
+nullement les altérer, un fonds d'idées occidentales sans parenté avec
+les premières. Suivant les hasards du moment, les unes ou les autres
+apparaissaient avec leur cortège spécial d'actes ou de discours, et le
+même individu présentait ainsi les contradictions les plus flagrantes.
+Contradictions, d'ailleurs,<!-- Page 51 --><span class="pagenum"> [p.
+51]</span> plus apparentes que réelles, car les idées héréditaires
+seules sont assez puissantes chez l'individu isolé pour devenir des
+mobiles de conduite. C'est seulement lorsque, par des croisements,
+l'homme se trouve entre les impulsions d'hérédités différentes, que les
+actes peuvent être réellement d'un moment à l'autre tout à fait
+contradictoires. Il serait inutile d'insister ici sur ces phénomènes,
+bien que leur importance psychologique soit capitale. Je considère
+qu'il faut au moins dix ans de voyages et d'observations pour arriver à
+les comprendre.</p>
+
+<p>Les idées n'étant accessibles aux foules qu'après avoir revêtu une
+forme très simple, doivent, pour devenir populaires, subir souvent les
+plus complètes transformations. C'est surtout quand il s'agit d'idées
+philosophiques ou scientifiques un peu élevées, qu'on peut constater la
+profondeur des modifications qui leur sont nécessaires pour descendre
+de couche en couche jusqu'au niveau des foules. Ces modifications
+dépendent des catégories des foules ou de la race à laquelle ces foules
+appartiennent; mais elles sont toujours amoindrissantes et
+simplifiantes. Et c'est pourquoi, au point de vue social, il n'y a
+guère, en réalité, de hiérarchie des idées, c'est-à-dire d'idées plus
+ou moins élevées. Par le fait seul qu'une idée arrive aux foules et
+peut agir, si grande ou si vraie qu'elle ait été à son origine, elle
+est dépouillée de presque tout ce qui faisait son élévation et sa
+grandeur.</p>
+
+<p>D'ailleurs, au point de vue social, la valeur hiérarchique d'une
+idée est sans importance. Ce qu'il faut considérer, ce sont les effets
+qu'elle produit. Les idées chrétiennes du moyen âge, les idées
+démocratiques du<!-- Page 52 --><span class="pagenum"> [p. 52]</span>
+siècle dernier, les idées sociales d'aujourd'hui, ne sont pas certes
+très élevées. On ne peut philosophiquement les considérer que comme
+d'assez pauvres erreurs; et cependant leur rôle a été et sera immense,
+et elles compteront longtemps parmi les plus essentiels facteurs de la
+conduite des États.</p>
+
+<p>Alors même que l'idée a subi les transformations qui la rendent
+accessible aux foules, elle n'agit que lorsque, par des procédés divers
+qui seront étudiés ailleurs, elle a pénétré dans l'inconscient et est
+devenue un sentiment, ce qui est toujours fort long.</p>
+
+<p>Il ne faut pas croire, en effet, que c'est simplement parce que la
+justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets,
+même chez les esprits cultivés. On s'en rend vite compte en voyant
+combien la démonstration la plus claire a peu d'influence sur la
+majorité des hommes. L'évidence, si elle est éclatante pourra être
+reconnue par un auditeur instruit; mais ce nouveau converti sera vite
+ramené par son inconscient à ses conceptions primitives. Revoyez-le au
+bout de quelques jours, et il vous servira de nouveau ses anciens
+arguments, exactement dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous
+l'influence d'idées antérieures devenues des sentiments; et ce sont
+celles-là seules qui agissent sur les mobiles profonds de nos actes et
+de nos discours. Il ne saurait en être autrement pour les foules.</p>
+
+<p>Mais lorsque, par des procédés divers, une idée a fini par pénétrer
+dans l'âme des foules, elle possède une puissance irrésistible et
+déroule toute une série d'effets qu'il faut subir. Les idées
+philosophiques qui aboutirent à la Révolution française mirent près
+d'un siècle à s'implanter dans l'âme des foules. On sait
+leur<!-- Page 53 --><span class="pagenum"> [p. 53]</span> irrésistible
+force quand elles y furent établies. L'élan d'un peuple entier vers la
+conquête de l'égalité sociale, vers la réalisation de droits abstraits
+et de libertés idéales, fit chanceler tous les trônes et bouleversa
+profondément le monde occidental. Pendant vingt ans les peuples se
+précipitèrent les uns sur les autres, et l'Europe connut des hécatombes
+qui eussent effrayé Gengiskhan et Tamerlan. Jamais le monde ne vit à un
+tel degré ce que peut produire le déchaînement d'une idée.</p>
+
+<p>Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme
+des foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir.
+Aussi les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en
+retard de plusieurs générations sur les savants et les philosophes.
+Tous les hommes d'État savent bien aujourd'hui ce que contiennent
+d'erroné les idées fondamentales que je citais à l'instant, mais comme
+leur influence est très puissante encore, ils sont obligés de gouverner
+suivant des principes à la vérité desquels ils ne croient plus.</p>
+
+<h3>§ 2.&mdash;LES RAISONNEMENTS DES FOULES</h3>
+
+<p>On ne peut dire d'une façon tout à fait absolue que les foules ne
+raisonnent pas et ne sont pas influençables par des raisonnements. Mais
+les arguments qu'elles emploient et ceux qui peuvent agir sur elles
+sont, au point de vue logique, d'un ordre tellement inférieur que c'est
+seulement par voie d'analogie qu'on peut les qualifier de
+raisonnements.</p>
+
+<p>Les raisonnements inférieurs des foules sont, comme les
+raisonnements élevés, basés sur des
+associations;<!-- Page 54 --><span class="pagenum"> [p. 54]</span> mais
+les idées associées par les foules n'ont entre elles que des liens
+apparents d'analogie ou de succession. Elles s'enchaînent comme celles
+de l'Esquimau qui, sachant par expérience que la glace, corps
+transparent, fond dans la bouche, en conclut que le verre, corps
+également transparent, doit fondre aussi dans la bouche; ou celles du
+sauvage qui se figure qu'en mangeant le c&oelig;ur d'un ennemi
+courageux, il acquiert sa bravoure; ou encore de l'ouvrier qui, ayant
+été exploité par un patron, en conclut immédiatement que tous les
+patrons sont des exploiteurs.</p>
+
+<p>Association de choses dissemblables, n'ayant entre elles que des
+rapports apparents, et généralisation immédiate de cas particuliers,
+telles sont les caractéristiques des raisonnements des foules. Ce sont
+des raisonnements de cet ordre que leur présentent toujours ceux qui
+savent les manier; ce sont les seuls qui peuvent les influencer. Une
+chaîne de raisonnements logiques est totalement incompréhensible aux
+foules, et c'est pourquoi il est permis de dire qu'elles ne raisonnent
+pas ou raisonnent faux, et ne sont pas influençables par un
+raisonnement. On s'étonne parfois, à la lecture, de la faiblesse de
+certains discours qui ont eu pourtant une influence énorme sur les
+foules qui les écoutaient; mais on oublie qu'ils furent faits pour
+entraîner des collectivités, et non pour être lus par des philosophes.
+L'orateur, en communication intime avec la foule, sait évoquer les
+images qui la séduisent. S'il réussit, son but a été atteint; et vingt
+volumes de harangues&mdash;toujours fabriquées après coup&mdash;ne
+valent pas les quelques phrases arrivées jusqu'aux cerveaux qu'il
+fallait convaincre.</p>
+
+<p><!-- Page 55 --><span class="pagenum"> [p. 55]</span>Il serait
+superflu d'ajouter que l'impuissance des foules à raisonner juste les
+empêche d'avoir aucune trace d'esprit critique, c'est-à-dire d'être
+aptes à discerner la vérité de l'erreur, à porter un jugement précis
+sur quoi que ce soit. Les jugements que les foules acceptent ne sont
+que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. À ce point
+de vue, nombreux sont les hommes qui ne s'élèvent pas au-dessus de la
+foule. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent
+générales tient surtout à l'impossibilité où sont la plupart des hommes
+de se former une opinion particulière basée sur leurs propres
+raisonnements.</p>
+
+<h3>§ 3.&mdash;L'IMAGINATION DES FOULES</h3>
+
+<p>De même que pour les êtres chez qui le raisonnement n'intervient
+pas, l'imagination représentative des foules est très puissante, très
+active, et susceptible d'être vivement impressionnée. Les images
+évoquées dans leur esprit par un personnage, un événement, un accident,
+ont presque la vivacité des choses réelles. Les foules sont un peu dans
+le cas du dormeur dont la raison, momentanément suspendue, laisse
+surgir dans l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se
+dissiperaient vite si elles pouvaient être soumises à la réflexion. Les
+foules, n'étant capables ni de réflexion ni de raisonnement, ne
+connaissent pas l'invraisemblable: or, ce sont les choses les plus
+invraisemblables qui sont généralement les plus frappantes.</p>
+
+<p>Et c'est pourquoi ce sont toujours les côtés
+merveilleux<!-- Page 56 --><span class="pagenum"> [p. 56]</span> et
+légendaires des événements qui frappent le plus les foules. Quand on
+analyse une civilisation, on voit que c'est, en réalité, le merveilleux
+et le légendaire qui en sont les vrais supports. Dans l'histoire,
+l'apparence a toujours joué un rôle beaucoup plus important que la
+réalité. L'irréel y prédomine toujours sur le réel.</p>
+
+<p>Les foules, ne pouvant penser que par images, ne se laissent
+impressionner que par des images. Seules les images les terrifient ou
+les séduisent, et deviennent des mobiles d'action.</p>
+
+<p>Aussi, les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa
+forme la plus nettement visible, ont-elles toujours une énorme
+influence sur les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis
+pour la plèbe romaine l'idéal du bonheur, et elle ne demandait rien de
+plus. Pendant la succession des âges cet idéal a peu varié. Rien ne
+frappe davantage l'imagination des foules de toutes catégories que les
+représentations théâtrales. Toute la salle éprouve en même temps les
+mêmes émotions, et si ces émotions ne se transforment pas aussitôt en
+actes, c'est que le spectateur le plus inconscient ne peut ignorer
+qu'il est victime d'illusions, et qu'il a ri ou pleuré à d'imaginaires
+aventures. Parfois cependant les sentiments suggérés par les images
+sont si forts qu'ils tendent, comme les suggestions habituelles, à se
+transformer en actes. On a raconté bien des fois l'histoire de ce
+théâtre populaire qui, ne jouant que des drames sombres, était obligé
+de faire protéger à la sortie l'acteur qui représentait le traître,
+pour le soustraire aux violences des spectateurs indignés des crimes,
+imaginaires pourtant, que ce traître avait commis. C'est là, je crois,
+un des indices les plus remarquables de
+l'état<!-- Page 57 --><span class="pagenum"> [p. 57]</span> mental des
+foules, et surtout de la facilité avec laquelle on les suggestionne.
+L'irréel a presque autant d'action sur elles que le réel. Elles ont une
+tendance évidente à ne pas les différencier.</p>
+
+<p>C'est sur l'imagination populaire qu'est fondée la puissance des
+conquérants et la force des États. C'est surtout en agissant sur elle
+qu'on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la
+création du Bouddhisme, du Christianisme, de l'Islamisme, la Réforme,
+la Révolution, et, de nos jours, l'invasion menaçante du Socialisme,
+sont les conséquences directes ou lointaines d'impressions fortes
+produites sur l'imagination des foules.</p>
+
+<p>Aussi, tous les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les
+pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré
+l'imagination populaire comme la base de leur puissance, et jamais ils
+n'ont essayé de gouverner contre elle. «C'est en me faisant catholique,
+disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée;
+en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant
+ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un
+peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.» Jamais,
+peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n'a mieux su
+comment l'imagination des foules doit être impressionnée. Sa
+préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses
+victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes.
+À son lit de mort il y songeait encore.</p>
+
+<p>Comment impressionne-t-on l'imagination des foules? Nous le verrons
+bientôt. Bornons-nous, pour le moment, à dire que ce n'est jamais en
+essayant d'agir sur l'intelligence et la raison, c'est-à-dire par voie
+de démonstration.<!-- Page 58 --><span class="pagenum"> [p. 58]</span>
+Ce ne fut pas au moyen d'une rhétorique savante qu'Antoine réussit à
+ameuter le peuple contre les meurtriers de César. Ce fut en lui lisant
+son testament et en lui montrant son cadavre.</p>
+
+<p>Tout ce qui frappe l'imagination des foules se présente sous forme
+d'une image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation
+accessoire, ou n'ayant d'autre accompagnement que quelques faits
+merveilleux ou mystérieux: une grande victoire, un grand miracle, un
+grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et
+ne jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits
+accidents ne frapperont pas du tout l'imagination des foules; tandis
+qu'un seul grand crime, un seul grand accident les frapperont
+profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que
+les cent petits accidents réunis. L'épidémie d'influenza qui, il y a
+peu d'années, fit périr, à Paris seulement, 5.000 personnes en quelques
+semaines, frappa très peu l'imagination populaire. Cette véritable
+hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible,
+mais seulement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un
+accident qui, au lieu de ces 5.000 personnes, en eût seulement fait
+périr 500, mais le même jour, sur une place publique, par un accident
+bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, eût au contraire
+produit sur l'imagination une impression immense. La perte probable
+d'un transatlantique qu'on supposait, faute de nouvelles, coulé en
+pleine mer, frappa profondément pendant huit jours l'imagination des
+foules. Or les statistiques officielles montrent que dans la seule
+année 1894, 850 navires à voile et 208 à vapeur ont été perdus. Mais,
+de ces pertes successives,<!-- Page 59 --><span class="pagenum"> [p.
+59]</span> bien autrement importantes comme destruction de vies et de
+marchandises qu'eût pu l'être celle du transatlantique en question, les
+foules ne se sont pas préoccupées un seul instant.</p>
+
+<p>Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent
+l'imagination populaire, mais bien la façon dont ils sont répartis et
+présentés. Il faut que par leur condensation, si je puis m'exprimer
+ainsi, ils produisent une image saisissante qui remplisse et obsède
+l'esprit. Qui connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules
+connaît aussi l'art de les gouverner.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 60 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60"> [p. 60]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE IV</h2>
+
+<p class="center"><b>Formes religieuses que revêtent toutes les
+convictions des foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Ce qui constitue le sentiment religieux.&mdash;Il
+est indépendant de l'adoration d'une divinité.&mdash;Ses
+caractéristiques.&mdash;Puissance des convictions revêtant la forme
+religieuse.&mdash;Exemples divers.&mdash;Les dieux populaires n'ont
+jamais disparu.&mdash;Formes nouvelles sous lesquelles ils
+renaissent.&mdash;Formes religieuses de l'athéisme.&mdash;Importance de
+ces notions au point de vue historique.&mdash;La Réforme, la
+Saint-Barthélemy, la Terreur et tous les événements analogues, sont la
+conséquence des sentiments religieux des foules, et non de la volonté
+d'individus isolés.</p>
+
+<p>Nous avons montré que les foules ne raisonnent pas; qu'elles
+admettent ou rejettent les idées en bloc; ne supportent ni discussion,
+ni contradiction, et que les suggestions agissant sur elles envahissent
+entièrement le champ de leur entendement et tendent aussitôt à se
+transformer en actes. Nous avons montré que les foules convenablement
+suggestionnées sont prêtes à se sacrifier pour l'idéal qui leur a été
+suggéré. Nous avons vu aussi qu'elles ne connaissent que les sentiments
+violents et extrêmes, que, chez elles, la sympathie devient vite
+adoration, et qu'à peine née l'antipathie se transforme en haine. Ces
+indications générales permettent déjà de pressentir la nature de leurs
+convictions.</p>
+
+<p>Quand on examine de près les convictions des
+foules,<!-- Page 61 --><span class="pagenum"> [p. 61]</span> aussi bien
+aux époques de foi que dans les grands soulèvements politiques, tels
+que ceux du dernier siècle, on constate que ces convictions revêtent
+toujours une forme spéciale, que je ne puis pas mieux déterminer qu'en
+lui donnant le nom de sentiment religieux.</p>
+
+<p>Ce sentiment a des caractéristiques très simples: adoration d'un
+être supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui
+suppose, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de
+discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme
+ennemis tous ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment
+s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre ou de bois, à un
+héros ou à une idée politique, du moment qu'il présente les
+caractéristiques précédentes il reste toujours d'essence religieuse. Le
+surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent au même degré.
+Inconsciemment les foules revêtent d'une puissance mystérieuse la
+formule politique ou le chef victorieux qui pour le moment les
+fanatise.</p>
+
+<p>On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais
+quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions
+de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause
+ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des
+actions.</p>
+
+<p>L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement
+nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui
+croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux
+traits se retrouvent chez tous les hommes en groupe lorsqu'une
+conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient
+aussi foncièrement religieux que les
+catholiques<!-- Page 62 --><span class="pagenum"> [p. 62]</span> de
+l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source.</p>
+
+<p>Les convictions des foules revêtent ces caractères de soumission
+aveugle, d'intolérance farouche, de besoin de propagande violente qui
+sont inhérents au sentiment religieux; et c'est pourquoi on peut dire
+que toutes leurs croyances ont une forme religieuse. Le héros que la
+foule acclame est véritablement un dieu pour elle. Napoléon le fut
+pendant quinze ans, et jamais divinité n'eut de plus parfaits
+adorateurs. Aucune n'envoya plus facilement les hommes à la mort. Les
+dieux du paganisme et du christianisme n'exercèrent jamais un empire
+plus absolu sur les âmes qu'ils avaient conquises.</p>
+
+<p>Tous les fondateurs de croyances religieuses ou politiques ne les
+ont fondées que parce qu'ils ont su imposer aux foules ces sentiments
+de fanatisme qui font que l'homme trouve son bonheur dans l'adoration
+et l'obéissance et est prêt à donner sa vie pour son idole. Il en a été
+ainsi à toutes les époques. Dans son beau livre sur la Gaule romaine,
+Fustel de Coulanges fait justement remarquer que ce ne fut nullement
+par la force que se maintint l'Empire romain, mais par l'admiration
+religieuse qu'il inspirait. «Il serait sans exemple dans l'histoire du
+monde, dit-il avec raison, qu'un régime détesté des populations ait
+duré cinq siècles... On ne s'expliquerait pas que trente légions de
+l'Empire eussent pu contraindre cent millions d'hommes à obéir.» S'ils
+obéissaient, c'est que l'empereur, qui personnifiait la grandeur
+romaine, était adoré comme une divinité, du consentement unanime. Dans
+la moindre bourgade de l'Empire, l'empereur avait ses autels. «On vit
+surgir en ce temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire
+à<!-- Page 63 --><span class="pagenum"> [p. 63]</span> l'autre, une
+religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs eux-mêmes.
+Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule entière, représentée
+par soixante cités, éleva en commun un temple, près de la ville de
+Lyon, à Auguste... Ses prêtres, élus par la réunion des cités
+gauloises, étaient les premiers personnages de leur pays... Il est
+impossible d'attribuer tout cela à la crainte et à la servilité. Des
+peuples entiers ne sont pas serviles, et ne le sont pas pendant trois
+siècles. Ce n'étaient pas les courtisans qui adoraient le prince,
+c'était Rome. Ce n'était pas Rome seulement, c'était la Gaule, c'était
+l'Espagne, c'était la Grèce et l'Asie.»</p>
+
+<p>Aujourd'hui la plupart des grands conquérants d'âmes n'ont plus
+d'autels, mais ils ont des statues ou des images, et le culte qu'on
+leur rend n'est pas notablement différent de celui qu'on leur rendait
+jadis. On n'arrive à comprendre un peu la philosophie de l'histoire que
+quand on est bien pénétré de ce point fondamental de la psychologie des
+foules. Il faut être dieu pour elles ou ne rien être.</p>
+
+<p>Et il ne faudrait pas croire que ce sont là des superstitions d'un
+autre âge que la raison a définitivement chassées. Dans sa lutte
+éternelle contre la raison, le sentiment n'a jamais été vaincu. Les
+foules ne veulent plus entendre les mots de divinité et de religion, au
+nom desquelles elles ont été pendant si longtemps asservies; mais elles
+n'ont jamais autant possédé de fétiches que depuis cent ans, et jamais
+les vieilles divinités ne firent s'élever autant de statues et
+d'autels. Ceux qui ont étudié dans ces dernières années le mouvement
+populaire connu sous le nom de boulangisme ont pu voir avec quelle
+facilité les instincts religieux des foules
+sont<!-- Page 64 --><span class="pagenum"> [p. 64]</span> prêts à
+renaître. Il n'était pas d'auberge de village, qui ne possédât l'image
+du héros. On lui attribuait la puissance de remédier à toutes les
+injustices, à tous les maux; et des milliers d'hommes auraient donné
+leur vie pour lui. Quelle place n'eût-il pas pris dans l'histoire si
+son caractère eût été de force à soutenir tant soit peu sa légende!</p>
+
+<p>Aussi est-ce une bien inutile banalité de répéter qu'il faut une
+religion aux foules, puisque toutes les croyances politiques, divines
+et sociales ne s'établissent chez elles qu'à la condition de revêtir
+toujours la forme religieuse, qui les met à l'abri de la discussion.
+L'athéisme, s'il était possible de le faire accepter aux foules, aurait
+toute l'ardeur intolérante d'un sentiment religieux, et, dans ses
+formes extérieures, deviendrait bientôt un culte. L'évolution de la
+petite secte positiviste nous en fournit une preuve curieuse. Il lui
+est arrivé bien vite ce qui arriva à ce nihiliste, dont le profond
+Dostoïewsky nous rapporte l'histoire. Éclairé un jour par les lumières
+de la raison, il brisa les images des divinités et des saints qui
+ornaient l'autel d'une chapelle, éteignit les cierges, et, sans perdre
+un instant, remplaça les images détruites par les ouvrages de quelques
+philosophes athées, tels que Büchner et Moleschott, puis ralluma
+pieusement les cierges. L'objet de ses croyances religieuses s'était
+transformé, mais ses sentiments religieux, peut-on dire vraiment qu'ils
+avaient changé?</p>
+
+<p>On ne comprend bien, je le répète encore, certains événements
+historiques&mdash;et ce sont précisément les plus importants&mdash;que
+lorsqu'on s'est rendu compte de cette forme religieuse que finissent
+toujours par prendre les convictions des foules. Il y a des phénomènes
+sociaux<!-- Page 65 --><span class="pagenum"> [p. 65]</span> qu'il faut
+étudier en psychologue beaucoup plus qu'en naturaliste. Notre grand
+historien Taine n'a étudié la Révolution qu'en naturaliste, et c'est
+pourquoi la genèse réelle des événements lui a bien souvent échappé. Il
+a parfaitement observé les faits, mais, faute d'avoir étudié la
+psychologie des foules, il n'a pas toujours su remonter aux causes. Les
+faits l'ayant épouvanté par leur côté sanguinaire, anarchique et
+féroce, il n'a guère vu dans les héros de la grande épopée qu'une horde
+de sauvages épileptiques se livrant sans entraves à leurs instincts.
+Les violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de
+propagande, ses déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent
+bien que si l'on réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une
+nouvelle croyance religieuse dans l'âme des foules. La Réforme, la
+Saint-Barthélemy, les guerres de Religion, l'Inquisition, la Terreur,
+sont des phénomènes d'ordre identique, accomplis par des foules animées
+de ces sentiments religieux qui conduisent nécessairement à extirper
+sans pitié, par le fer et le feu, tout ce qui s'oppose à
+l'établissement de la nouvelle croyance. Les méthodes de l'Inquisition
+sont celles de tous les vrais convaincus. Ils ne seraient pas des
+convaincus s'ils en employaient d'autres.</p>
+
+<p>Les bouleversements analogues à ceux que je viens de citer ne sont
+possibles que lorsque l'âme des foules les fait surgir. Les plus
+absolus despotes ne pourraient pas les déchaîner. Quand les historiens
+nous racontent que la Saint-Barthélemy fut l'&oelig;uvre d'un roi, ils
+montrent qu'ils ignorent la psychologie des foules tout autant que
+celle des rois. De semblables manifestations ne peuvent sortir que de
+l'âme des foules. Le pouvoir le<!-- Page 66 --><span class="pagenum">
+[p. 66]</span> plus absolu du monarque le plus despotique ne va guère
+plus loin que d'en hâter ou d'en retarder un peu le moment. Ce ne sont
+pas les rois qui firent ni la Saint-Barthélemy, ni les guerres de
+religion, pas plus que ce ne fut Robespierre, Danton ou Saint-Just qui
+firent la Terreur. Derrière de tels événements on retrouve toujours
+l'âme des foules, et jamais la puissance des rois.</p>
+
+<hr style="width: 45%;" /><!-- Page 67 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67"> [p. 67]</a></div>
+
+<h2>LIVRE II</h2>
+
+<p class="center"><b>LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES</b></p>
+
+<hr style="width: 25%;" />
+<h2>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<p class="center"><b>Facteurs lointains des croyances et opinions des
+foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Facteurs préparatoires des croyances des
+foules.&mdash;L'éclosion des croyances des foules est la conséquence
+d'une élaboration antérieure.&mdash;Étude des divers facteurs de ces
+croyances.&mdash;§ 1. <i>La race.</i>&mdash;Influence prédominante
+qu'elle exerce.&mdash;Elle représente les suggestions des
+ancêtres.&mdash;§ 2. <i>Les traditions.</i>&mdash;Elles sont la
+synthèse de l'âme de la race.&mdash;Importance sociale des
+traditions.&mdash;En quoi, après avoir été nécessaires, elles
+deviennent nuisibles.&mdash;Les foules sont les conservateurs les plus
+tenaces des idées traditionnelles.&mdash;§ 3. <i>Le temps.</i>&mdash;Il
+prépare successivement l'établissement des croyances, puis leur
+destruction.&mdash;C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du
+chaos.&mdash;§ 4. <i>Les institutions politiques et
+sociales.</i>&mdash;Idée erronée de leur rôle.&mdash;Leur influence est
+extrêmement faible.&mdash;Elles sont des effets, et non des
+causes.&mdash;Les peuples ne sauraient choisir les institutions qui
+leur semblent les meilleures.&mdash;Les institutions sont des
+étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus
+dissemblables.&mdash;Comment les constitutions peuvent se
+créer.&mdash;Nécessité pour certains peuples de certaines institutions
+théoriquement mauvaises, telles que la centralisation.&mdash;§ 5.
+<i>L'instruction<!-- Page 68 --><span class="pagenum"> [p. 68]</span>
+et l'éducation.</i>&mdash;Erreur des idées actuelles sur l'influence de
+l'instruction chez les foules.&mdash;Indications
+statistiques.&mdash;Rôle démoralisateur de l'éducation
+latine.&mdash;Rôle que l'instruction pourrait exercer.&mdash;Exemples
+fournis par divers peuples.</p>
+
+<p>Nous venons d'étudier la constitution mentale des foules. Nous
+connaissons leurs façons de sentir, de penser, de raisonner. Nous
+allons examiner maintenant comment naissent et s'établissent leurs
+opinions et leurs croyances.</p>
+
+<p>Les facteurs qui déterminent ces opinions et ces croyances sont de
+deux ordres: les facteurs lointains et les facteurs immédiats.</p>
+
+<p>Les facteurs lointains sont ceux qui rendent les foules capables
+d'adopter certaines convictions et absolument inaptes à se laisser
+pénétrer par certaines autres. Ces facteurs préparent le terrain où
+l'on voit germer tout à coup certaines idées nouvelles, dont la force
+et les résultats étonnent, mais qui n'ont de spontané que l'apparence.
+L'explosion et la mise en &oelig;uvre de certaines idées chez les foules
+présentent quelquefois une soudaineté foudroyante. Ce n'est là qu'un
+effet superficiel, derrière lequel on doit chercher tout un long
+travail antérieur.</p>
+
+<p>Les facteurs immédiats sont ceux qui, se superposant à ce long
+travail, sans lequel ils n'auraient pas d'effet, provoquent la
+persuasion active chez les foules, c'est-à-dire font prendre forme à
+l'idée et la déchaînent avec toutes ses conséquences. Par ces facteurs
+immédiats surgissent les résolutions qui soulèvent brusquement les
+collectivités; par eux éclate une émeute ou se décide une grève; par
+eux des majorités énormes<!-- Page 69 --><span class="pagenum"> [p.
+69]</span> portent un homme au pouvoir ou renversent un
+gouvernement.</p>
+
+<p>Dans tous les grands événements de l'histoire, nous constatons
+l'action successive de ces deux ordres de facteurs. La Révolution
+française&mdash;pour ne prendre qu'un des plus frappants
+exemples&mdash;eut parmi ses facteurs lointains les écrits des
+philosophes, les exactions de la noblesse, les progrès de la pensée
+scientifique. L'âme des foules, ainsi préparée, fut soulevée ensuite
+aisément par des facteurs immédiats, tels que les discours des
+orateurs, et les résistances de la cour à propos de réformes
+insignifiantes.</p>
+
+<p>Parmi les facteurs lointains, il y en a de généraux, qu'on retrouve
+au fond de toutes les croyances et opinions des foules; ce sont: la
+race, les traditions, le temps, les institutions, l'éducation.</p>
+
+<p>Nous allons étudier le rôle de ces différents facteurs.</p>
+
+<h3>§ 1.&mdash;LA RACE</h3>
+
+<p>Ce facteur, la race, doit être mis au premier rang, car à lui seul
+il dépasse de beaucoup en importance tous les autres. Nous l'avons
+suffisamment étudié dans un autre ouvrage pour qu'il soit inutile d'y
+revenir encore. Nous avons fait voir, dans notre précédent volume, ce
+qu'est une race historique, et comment, lorsque ses caractères sont
+formés, elle possède de par les lois de l'hérédité une puissance telle,
+que ses croyances, ses institutions, ses arts&mdash;en un mot tous les
+éléments de sa civilisation&mdash;ne sont que l'expression extérieure
+de son âme. Nous avons montré que
+la<!-- Page 70 --><span class="pagenum"> [p. 70]</span> puissance de la
+race est telle qu'aucun élément ne peut passer d'un peuple à un autre
+sans subir les transformations les plus
+profondes<a name="N6" id="N6"></a><a href="#note_6" class="fnanchor">6</a>.
+Le milieu, les circonstances, les événements représentent les
+suggestions sociales du moment. Ils peuvent avoir une influence
+considérable, mais cette influence est toujours momentanée si elle est
+contraire aux suggestions de la race, c'est-à-dire de toute la série
+des ancêtres.</p>
+
+<p>Dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous aurons encore occasion
+de revenir sur l'influence de la race, et de montrer que cette
+influence est si grande qu'elle domine les caractères spéciaux à l'âme
+des foules; de là ce fait que les foules de divers pays présentent dans
+leurs croyances et leur conduite des différences très considérables, et
+ne peuvent être influencées de la même façon.</p>
+
+<h3>§ 2.&mdash;LES TRADITIONS</h3>
+
+<p>Les traditions représentent les idées, les besoins, les sentiments
+du passé. Elles sont la synthèse de la race et pèsent de tout leur
+poids sur nous.</p>
+
+<p>Les sciences biologiques ont été transformées
+depuis<!-- Page 71 --><span class="pagenum"> [p. 71]</span> que
+l'embryologie a montré l'influence immense du passé dans l'évolution
+des êtres; et les sciences historiques ne le seront pas moins quand
+cette notion sera plus répandue. Elle ne l'est pas suffisamment encore,
+et bien des hommes d'État en sont restés aux idées des théoriciens du
+dernier siècle, qui croyaient qu'une société peut rompre avec son passé
+et être refaite de toutes pièces en ne prenant pour guide que les
+lumières de la raison.</p>
+
+<p>Un peuple est un organisme créé par le passé, et qui, comme tout
+organisme, ne peut se modifier que par de lentes accumulations
+héréditaires.</p>
+
+<p>Ce qui conduit les hommes, surtout lorsqu'ils sont en foule, ce sont
+les traditions; et, comme je l'ai répété bien des fois, ils n'en
+changent facilement que les noms, les formes extérieures.</p>
+
+<p>Il n'est pas à regretter qu'il en soit ainsi. Sans traditions, il
+n'y a ni âme nationale, ni civilisation possibles. Aussi les deux
+grandes occupations de l'homme depuis qu'il existe ont-elles été de se
+créer un réseau de traditions, puis de tâcher de les détruire lorsque
+leurs effets bienfaisants se sont usés. Sans les traditions, pas de
+civilisation; sans la destruction de ces traditions, pas de progrès. La
+difficulté est de trouver un juste équilibre entre la stabilité et la
+variabilité; et cette difficulté est immense. Quand un peuple a laissé
+des coutumes se fixer trop solidement chez lui pendant beaucoup de
+générations, il ne peut plus changer et devient, comme la Chine,
+incapable de perfectionnement. Les révolutions violentes n'y peuvent
+rien, car il arrive alors, ou que les fragments brisés de la chaîne se
+ressoudent, et que le passé reprend sans changements son empire,
+ou<!-- Page 72 --><span class="pagenum"> [p. 72]</span> que les
+fragments restent dispersés, et alors à l'anarchie succède bientôt la
+décadence.</p>
+
+<p>Aussi, l'idéal pour un peuple est-il de garder les institutions du
+passé, en ne les transformant qu'insensiblement et peu à peu. Cet idéal
+est difficilement accessible. Les Romains, dans les temps anciens, les
+Anglais, dans les temps modernes, sont à peu près les seuls qui l'aient
+réalisé.</p>
+
+<p>Les conservateurs les plus tenaces des idées traditionnelles, et qui
+s'opposent le plus obstinément à leur changement, sont précisément les
+foules, et notamment les catégories de foules qui constituent les
+castes. J'ai déjà insisté sur l'esprit conservateur des foules, et
+montré que les plus violentes révoltes n'aboutissent qu'à un changement
+de mots. À la fin du dernier siècle, devant les églises détruites,
+devant les prêtres expulsés ou guillotinés, devant la persécution
+universelle du culte catholique, on pouvait croire que les vieilles
+idées religieuses avaient perdu tout pouvoir; et cependant quelques
+années s'étaient à peine écoulées que, devant les réclamations
+universelles, il fallut rétablir le culte
+aboli<a name="N7" id="N7"></a><a href="#note_7" class="fnanchor">7</a>.<!-- Page 73 --><span class="pagenum">
+[p. 73]</span> Effacées un instant, les vieilles traditions avaient
+repris leur empire.</p>
+
+<p>Aucun exemple ne montre mieux la puissance des traditions sur l'âme
+des foules. Ce n'est pas dans les temples qu'habitent les idoles les
+plus redoutables, ni dans les palais les tyrans les plus despotiques;
+ceux-ci peuvent être brisés en un instant; mais les maîtres invisibles
+qui règnent dans nos âmes échappent à tout effort de révolte, et ne
+cèdent qu'à la lente usure des siècles.</p>
+
+<h3>§ 3.&mdash;LE TEMPS</h3>
+
+<p>Dans les problèmes sociaux, comme dans les problèmes biologiques, un
+des plus énergiques facteurs est le temps. Il est le seul vrai créateur
+et le seul grand destructeur. C'est lui qui a fait les montagnes avec
+les grains de sable, et élevé jusqu'à la dignité humaine l'obscure
+cellule des temps géologiques. Il suffit pour transformer un phénomène
+quelconque de faire intervenir les siècles. On a dit avec raison qu'une
+fourmi qui aurait le temps devant elle pourrait niveler le mont Blanc.
+Un être qui aurait le pouvoir magique de faire varier le temps à son
+gré aurait la puissance que les croyants attribuent à Dieu.</p>
+
+<p>Mais nous n'avons à nous occuper ici que de l'influence du temps
+dans la genèse des opinions des foules. À ce point de vue son action
+est encore immense. Il tient sous sa dépendance les grandes forces,
+telles que la race, qui ne peuvent se former sans lui. Il fait naître,
+grandir, mourir toutes les croyances: c'est par
+lui<!-- Page 74 --><span class="pagenum"> [p. 74]</span> qu'elles
+acquièrent leur puissance et par lui aussi qu'elles la perdent.</p>
+
+<p>C'est le temps surtout qui prépare les opinions et les croyances des
+foules, ou tout au moins le terrain sur lequel elles germeront. Et
+c'est pourquoi certaines idées sont réalisables à une époque et ne le
+sont plus à une autre. C'est le temps qui accumule cet immense détritus
+de croyances, de pensées, sur lequel naissent les idées d'une époque.
+Elles ne germent pas au hasard et à l'aventure; les racines de chacune
+d'elles plongent dans un long passé. Quand elles fleurissent, le temps
+avait préparé leur éclosion; et c'est toujours en arrière qu'il faut
+remonter pour en concevoir la genèse. Elles sont filles du passé et
+mères de l'avenir, esclaves du temps toujours.</p>
+
+<p>Le temps est donc notre véritable maître, et il suffit de le laisser
+agir pourvoir toutes choses se transformer. Aujourd'hui, nous nous
+inquiétons fort des aspirations menaçantes des foules, des destructions
+et des bouleversements qu'elles présagent. Le temps se changera à lui
+seul de rétablir l'équilibre. «Aucun régime, écrit très justement M.
+Lavisse, ne se fonda en un jour. Les organisations politiques et
+sociales sont des &oelig;uvres qui demandent des siècles; la féodalité
+exista informe et chaotique pendant des siècles, avant de trouver ses
+règles; la monarchie absolue vécut pendant des siècles aussi, avant de
+trouver des moyens réguliers de gouvernement, et il y eut de grands
+troubles dans ces périodes d'attente.»</p>
+
+
+<h3><!-- Page 75 --><span class="pagenum"> [p. 75]</span>§ 4.&mdash;LES INSTITUTIONS POLITIQUES ET
+SOCIALES</h3>
+
+<p>L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des
+sociétés; que le progrès des peuples est la conséquence du
+perfectionnement des institutions et des gouvernements et que les
+changements sociaux peuvent se faire à coups de décrets; cette idée,
+dis-je, est bien généralement répandue encore. La Révolution française
+l'eut pour point de départ et les théories sociales actuelles y
+prennent leur point d'appui.</p>
+
+<p>Les expériences les plus continues n'ont pas réussi encore à
+ébranler sérieusement cette redoutable chimère. C'est en vain que
+philosophes et historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité. Il ne
+leur a pas été difficile pourtant de montrer que les institutions sont
+filles des idées, des sentiments et des m&oelig;urs; et qu'on ne refait
+pas les idées, les sentiments et les m&oelig;urs en refaisant les codes.
+Un peuple ne choisit pas ses institutions à son gré, pas plus qu'il ne
+choisit la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et
+les gouvernements sont le produit de la race. Ils ne sont pas les
+créateurs d'une époque, mais en sont les créations. Les peuples ne sont
+pas gouvernés comme le voudraient leurs caprices d'un moment, mais
+comme l'exige leur caractère. Il faut des siècles pour former un régime
+politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont
+aucune vertu intrinsèque; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en
+elles-mêmes. Celles qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple
+donné, peuvent être détestables pour un autre.</p>
+
+<p><!-- Page 76 --><span class="pagenum"> [p. 76]</span>Aussi n'est-il
+pas du tout dans le pouvoir d'un peuple de changer réellement ses
+institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions violentes,
+changer le nom de ces institutions, mais le fond ne se modifie pas. Les
+noms ne sont que de vaines étiquettes dont l'historien qui va un peu au
+fond des choses n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi par exemple que le
+plus démocratique des pays du monde est
+l'Angleterre<a name="N8" id="N8"></a><a href="#note_8" class="fnanchor">8</a>,
+qui vit cependant sous un régime monarchique, alors que les pays où
+sévit le plus lourd despotisme sont les républiques
+hispano-américaines, malgré les constitutions républicaines qui les
+régissent. Le caractère des peuples et non les gouvernements conduit
+leurs destinées. C'est un point de vue que j'ai essayé d'établir dans
+mon précédent volume, en m'appuyant sur de catégoriques exemples.</p>
+
+<p>C'est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de
+rhétoricien ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes
+pièces des constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les
+élaborer, quand nous avons la sagesse de laisser agir ces deux
+facteurs. C'est ainsi que les Anglo-Saxons s'y sont pris, et c'est ce
+que nous dit leur grand historien Macaulay dans
+un<!-- Page 77 --><span class="pagenum"> [p. 77]</span> passage que
+devraient apprendre par c&oelig;ur les politiciens de tous les pays
+latins. Après avoir montré tout le bien qu'ont pu faire des lois qui
+semblent, au point de vue de la raison pure, un chaos d'absurdités et
+de contradictions, il compare les douzaines de constitutions mortes
+dans les convulsions des peuples latins de l'Europe et de l'Amérique
+avec celle de l'Angleterre, et fait voir que cette dernière n'a été
+changée que très lentement, par parties, sous l'influence de nécessités
+immédiates et jamais de raisonnements spéculatifs. «Ne point
+s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter beaucoup de l'utilité;
+n'ôter jamais une anomalie uniquement parce qu'elle est une anomalie;
+ne jamais innover si ce n'est lorsque quelque malaise se fait sentir,
+et alors innover juste assez pour se débarrasser du malaise; n'établir
+jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on
+remédie; telles sont les règles qui, depuis l'âge de Jean jusqu'à l'âge
+de Victoria, ont généralement guidé les délibérations de nos 250
+parlements.»</p>
+
+<p>Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque
+peuple, pour montrer à quel point elles sont l'expression des besoins
+de leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment
+transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les
+avantages et les inconvénients de la centralisation; mais quand nous
+voyons un peuple, composé de races très diverses, consacrer mille ans
+d'efforts pour arriver progressivement à cette centralisation; quand
+nous constatons qu'une grande révolution ayant pour but de briser
+toutes les institutions du passé, a été forcée de respecter cette
+centralisation, et l'a exagérée
+encore,<!-- Page 78 --><span class="pagenum"> [p. 78]</span>
+disons-nous bien qu'elle est fille de nécessités impérieuses, une
+condition même d'existence, et plaignons la faible portée mentale des
+hommes politiques qui parlent de la détruire. S'ils pouvaient par
+hasard y réussir, l'heure de la réussite serait aussitôt le signal
+d'une effroyable guerre
+civile<a name="N9" id="N9"></a><a href="#note_9" class="fnanchor">9</a>
+qui ramènerait immédiatement d'ailleurs une nouvelle centralisation
+beaucoup plus lourde que l'ancienne.</p>
+
+<p>Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions
+qu'il faut chercher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules;
+et quand nous voyons certains pays, comme les États-Unis, arriver à un
+haut degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que
+nous en voyons d'autres, tels que les républiques hispano-américaines,
+vivre dans la plus triste anarchie sous des institutions absolument
+semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères
+à la grandeur des uns qu'à la décadence des autres. Les peuples sont
+gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont
+pas intimement moulées sur ce caractère ne représentent qu'un
+vêtement<!-- Page 79 --><span class="pagenum"> [p. 79]</span>
+d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes,
+des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour
+imposer des institutions auxquelles est attribué, comme aux reliques
+des saints, le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc
+dire en un sens que les institutions agissent sur l'âme des foules
+puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais, en réalité, ce
+ne sont pas les institutions qui agissent alors, puisque nous savons
+que, triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes
+aucune vertu. Ce qui a agi sur l'âme des foules, ce sont des illusions
+et des mots. Des mots surtout, ces mots chimériques et puissants dont
+nous montrerons bientôt l'étonnant empire.</p>
+
+<h3>§ 5.&mdash;L'INSTRUCTION ET
+L'ÉDUCATION</h3>
+
+<p>Au premier rang de ces idées dominantes d'une époque, dont nous
+avons marqué ailleurs le petit nombre et la force, bien qu'elles soient
+parfois des illusions pures, se trouve aujourd'hui celle-ci: que
+l'instruction est capable de changer considérablement les hommes, et a
+pour résultat certain de les améliorer, et même de les rendre égaux.
+Par le fait seul de la répétition, cette assertion a fini par devenir
+un des dogmes les plus inébranlables de la démocratie. Il serait aussi
+difficile d'y toucher maintenant qu'il l'eût été jadis de toucher à
+ceux de l'Église.</p>
+
+<p>Mais sur ce point, comme sur bien d'autres, les idées démocratiques
+se sont trouvées en profond désaccord avec les données de la
+psychologie et de l'expérience.<!-- Page 80 --><span class="pagenum">
+[p. 80]</span> Plusieurs philosophes éminents, Herbert Spencer entre
+autres, n'ont pas eu de peine à montrer que l'instruction ne rend
+l'homme ni plus moral ni plus heureux, qu'elle ne change pas ses
+instincts et ses passions héréditaires; qu'elle est parfois&mdash;pour
+peu qu'elle soit mal dirigée&mdash;beaucoup plus pernicieuse qu'utile.
+Les statisticiens sont venus confirmer ces vues en nous disant que la
+criminalité augmente avec la généralisation de l'instruction, ou tout
+au moins d'une certaine instruction; que les pires ennemis de la
+société, les anarchistes, se recrutent souvent parmi les lauréats des
+écoles; et, dans un travail récent, un magistrat distingué, M. Adolphe
+Guillot, faisait remarquer qu'on compte maintenant 3.000 criminels
+lettrés contre 1.000 illettrés, et que, en cinquante ans, la
+criminalité est passée de 227 pour 100.000 habitants, à 552, soit une
+augmentation de 133 p. 100. Il a noté également avec tous ses collègues
+que la criminalité augmente surtout chez les jeunes gens pour lesquels
+l'école gratuite et obligatoire a, comme on sait, remplacé le
+patronat.</p>
+
+<p>Ce n'est pas certes, et personne ne l'a jamais soutenu, que
+l'instruction bien dirigée ne puisse donner des résultats pratiques
+fort utiles, sinon pour élever la moralité, au moins pour développer
+les capacités professionnelles. Malheureusement les peuples latins,
+surtout depuis vingt-cinq ans, ont basé leurs systèmes d'instruction
+sur des principes très erronés, et, malgré les observations des esprits
+les plus éminents, tels que Bréal, Fustel de Coulanges, Taine et bien
+d'autres, ils persistent dans leurs lamentables erreurs. J'ai moi-même,
+dans un ouvrage déjà ancien, montré que notre éducation actuelle
+transforme en ennemis de la
+société<!-- Page 81 --><span class="pagenum"> [p. 81]</span> la plupart
+de ceux qui l'ont reçue, et recrute de nombreux disciples pour les
+pires formes du socialisme.</p>
+
+<p>Ce qui constitue le premier danger de cette éducation&mdash;très
+justement qualifiée de latine&mdash;c'est qu'elle repose sur cette
+erreur psychologique fondamentale, que c'est en apprenant par c&oelig;ur
+des manuels qu'on développe l'intelligence. Dès lors on a tâché d'en
+apprendre le plus possible; et, de l'école primaire au doctorat ou à
+l'agrégation, le jeune homme ne fait qu'apprendre par c&oelig;ur des
+livres, sans que son jugement et son initiative soient jamais exercés.
+L'instruction, pour lui, c'est réciter et obéir. «Apprendre des leçons,
+savoir par c&oelig;ur une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien
+imiter, voilà, écrit un ancien ministre de l'instruction publique, M.
+Jules Simon, une plaisante éducation où tout effort est un acte de foi
+devant l'infaillibilité du maître, et n'aboutit qu'à nous diminuer et
+nous rendre impuissants.»</p>
+
+<p>Si cette éducation n'était qu'inutile, on pourrait se borner à
+plaindre les malheureux enfants auxquels, au lieu de tant de choses
+nécessaires à apprendre à l'école primaire, on préfère enseigner la
+généalogie des fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de
+l'Austrasie, ou des classifications zoologiques; mais elle présente un
+danger beaucoup plus sérieux. Elle donne à celui qui l'a reçue un
+dégoût violent de la condition où il est né, et l'intense désir d'en
+sortir. L'ouvrier ne veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus
+être paysan, et le dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d'autre
+carrière possible que les fonctions salariées par l'État. Au lieu de
+préparer des hommes pour la vie, l'école ne les prépare qu'à des
+fonctions publiques où l'on peut
+réussir<!-- Page 82 --><span class="pagenum"> [p. 82]</span> sans avoir
+à se diriger ni à manifester aucune lueur d'initiative. Au bas de
+l'échelle, elle crée ces armées de prolétaires mécontents de leur sort
+et toujours prêts à la révolte; en haut, notre bourgeoisie frivole, à
+la fois sceptique et crédule, ayant une confiance superstitieuse dans
+l'État-providence, que cependant elle fronde sans cesse, s'en prenant
+toujours au gouvernement de ses propres fautes et incapable de rien
+entreprendre sans l'intervention de l'autorité.</p>
+
+<p>L'État qui fabrique à coups de manuels tous ces diplômés, ne peut en
+utiliser qu'un petit nombre et laisse forcément sans emploi les autres.
+Il lui faut donc se résigner à nourrir les premiers et à avoir pour
+ennemis les seconds. Du haut en bas de la pyramide sociale, du simple
+commis au professeur et au préfet, la masse immense des diplômés
+assiège aujourd'hui les carrières. Alors qu'un négociant ne peut que
+très difficilement trouver un agent pour aller le représenter dans les
+colonies, c'est par des milliers de candidats que les plus modestes
+places officielles sont sollicitées. Le département de la Seine compte
+à lui seul 20.000 instituteurs et institutrices sans emploi, et qui,
+méprisant les champs et l'atelier, s'adressent à l'État pour vivre. Le
+nombre des élus étant restreint, celui des mécontents est forcément
+immense. Ces derniers sont prêts pour toutes les révolutions, quels
+qu'en soient les chefs et quelque but qu'elles poursuivent.
+L'acquisition de connaissances dont on ne peut trouver l'emploi est un
+moyen sûr de faire de l'homme un
+révolté<a name="N10" id="N10"></a><a href="#note_10" class="fnanchor">10</a>.</p>
+
+<p><!-- Page 83 --><span class="pagenum"> [p. 83]</span>Il est
+évidemment trop tard pour remonter un tel courant. Seule l'expérience,
+dernière éducatrice des peuples, se chargera de nous montrer notre
+erreur. Elle seule sera assez puissante pour prouver la nécessité de
+remplacer nos odieux manuels, nos pitoyables concours par une
+instruction professionnelle capable de ramener la jeunesse vers les
+champs, les ateliers, les entreprises coloniales, qu'aujourd'hui elle
+cherche à tout prix à fuir.</p>
+
+<p>Cette instruction professionnelle que tous les esprits éclairés
+réclament maintenant fut celle qu'ont jadis reçue nos pères, et que les
+peuples qui dominent aujourd'hui le monde par leur volonté, leur
+initiative, leur esprit d'entreprise ont su conserver. Dans des pages
+remarquables, dont je reproduirai plus loin les parties les plus
+essentielles, un grand penseur, M. Taine, a montré nettement que notre
+éducation d'autrefois était à peu près ce qu'est l'éducation anglaise
+ou américaine d'aujourd'hui, et, dans un remarquable parallèle entre le
+système latin et le système anglo-saxon, il a fait voir clairement les
+conséquences des deux méthodes.</p>
+
+<p><!-- Page 84 --><span class="pagenum"> [p. 84]</span>On consentirait
+peut-être, à l'extrême rigueur, à accepter encore tous les
+inconvénients de notre éducation classique, alors même qu'elle ne
+ferait que des déclassés et des mécontents, si l'acquisition
+superficielle de tant de connaissances, la récitation parfaite de tant
+de manuels élevait le niveau de l'intelligence. Mais l'élève-t-elle
+réellement? Non, hélas! C'est le jugement, l'expérience, l'initiative,
+le caractère qui sont les conditions de succès dans la vie, et ce n'est
+pas là ce que donnent les livres. Les livres sont des dictionnaires
+utiles à consulter, mais dont il est parfaitement inutile d'avoir de
+longs fragments dans la tête.</p>
+
+<p>Comment l'instruction professionnelle peut-elle développer
+l'intelligence dans une mesure qui échappe tout à fait à l'instruction
+classique: c'est ce que M. Taine montre fort bien.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Les idées ne se forment que dans leur milieu naturel et normal; ce
+qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions
+sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l'atelier, dans la
+mine, au tribunal, à l'étude, sur le chantier, à l'hôpital, au
+spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en présence des
+clients, des ouvriers, du travail, de l'ouvrage bien ou mal fait,
+dispendieux ou lucratif: voilà les petites perceptions particulières
+des yeux, de l'oreille, des mains et même de l'odorat, qui,
+involontairement recueillies et sourdement élaborées, s'organisent en
+lui pour lui suggérer tôt ou tard telle combinaison nouvelle,
+simplification, économie, perfectionnement ou invention. De tous ces
+contacts précieux, de tous ces éléments assimilables et indispensables,
+le jeune Français est privé, et justement pendant l'âge fécond; sept ou
+huit années durant, il est séquestré dans une école, loin de
+l'expérience directe et personnelle qui lui aurait donné la notion
+exacte et vive des choses, des hommes et des diverses façons de les
+manier.»</p>
+
+<p><!-- Page 85 --><span class="pagenum"> [p. 85]</span>«... Au moins
+neuf sur dix ont perdu leur temps et leur peine, plusieurs années de
+leur vie, et des années efficaces, importantes ou même décisives:
+comptez d'abord la moitié ou les deux tiers de ceux qui se présentent à
+l'examen, je veux dire les refusés; ensuite, parmi les admis, gradués,
+brevetés et diplômés, encore la moitié ou les deux tiers, je veux dire
+les surmenés. On leur a demandé trop en exigeant que tel jour, sur une
+chaise ou devant un tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un
+groupe de sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance
+humaine; en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là, pendant
+deux heures; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus; ils ne
+pourraient pas subir de nouveau l'examen; leurs acquisitions, trop
+nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur esprit,
+et ils n'en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a fléchi; la
+sève féconde est tarie; l'homme fait apparaît, et, souvent c'est
+l'homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à tourner en cercle et
+indéfiniment dans le même cercle, se cantonne dans son office
+restreint; il le remplit correctement, rien au delà. Tel est le
+rendement moyen; certainement la recette n'équilibre pas la dépense. En
+Angleterre et en Amérique, où, comme jadis avant 1789, en France, on
+emploie le procédé inverse, le rendement obtenu est égal ou
+supérieur.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>L'illustre psychologue nous montre ensuite la différence de notre
+système avec celui des Anglo-Saxons. Ces derniers ne possèdent pas nos
+innombrables écoles spéciales; chez eux l'enseignement n'est pas donné
+par le livre, mais par la chose elle-même. L'ingénieur, par exemple, se
+forme dans un atelier et jamais dans une école; ce qui permet à chacun
+d'arriver exactement au degré que comporte son intelligence, ouvrier ou
+contremaître s'il ne peut aller plus loin, ingénieur si ses aptitudes
+l'y conduisent. C'est là un procédé autrement
+<!-- Page 86 --><span class="pagenum"> [p. 86]</span> démocratique et
+autrement utile pour la société que de faire dépendre toute la carrière
+d'un individu d'un concours de quelques heures subi à dix-huit ou vingt
+ans.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«À l'hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l'architecte,
+chez l'homme de loi, l'élève, admis très jeune, fait son apprentissage
+et son stage, à peu près comme chez nous un clerc dans son étude ou un
+rapin dans son atelier. Au préalable et avant d'entrer, il a pu suivre
+quelque cours général et sommaire, afin d'avoir un cadre tout prêt pour
+y loger les observations que tout à l'heure il va faire. Cependant, à
+sa portée, il y a, le plus souvent, quelques cours techniques qu'il
+pourra suivre à ses heures libres, afin de coordonner au fur et à
+mesure les expériences quotidiennes qu'il fait. Sous un pareil régime,
+la capacité pratique croît et se développe d'elle-même, juste au degré
+que comportent les facultés de l'élève, et dans la direction requise
+par sa besogne future, par l'&oelig;uvre spéciale à laquelle dès à
+présent il veut s'adapter. De cette façon, en Angleterre et aux
+États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout ce
+qu'il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la substance
+et le fonds ne lui manquent pas, il est, non seulement un exécutant
+utile, mais encore un entrepreneur spontané, non seulement un rouage,
+mais de plus un moteur.&mdash;En France, où le procédé inverse a
+prévalu et, à chaque génération, devient plus chinois, le total des
+forces perdues est énorme.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Et le grand philosophe arrive à la conclusion suivante sur la
+disconvenance croissante de notre éducation latine et de la vie.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Aux trois étages de l'instruction, pour l'enfance, l'adolescence et
+la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs, par
+des livres, s'est prolongée et surchargée, en vue de l'examen, du
+grade, du diplôme et<!-- Page 87 --><span class="pagenum"> [p.
+87]</span> du brevet, en vue de cela seulement, et par les pires
+moyens, par l'application d'un régime antinaturel et antisocial, par le
+retard excessif de l'apprentissage pratique, par l'internat, par
+l'entraînement artificiel et le remplissage mécanique, par le
+surmenage, sans considération du temps qui suivra, de l'âge adulte et
+des offices virils que l'homme fait exercera, abstraction faite du
+monde réel où tout à l'heure le jeune homme va tomber, de la société
+ambiante à laquelle il faut l'adapter ou le résigner d'avance, du
+conflit humain où pour se défendre et se tenir debout, il doit être, au
+préalable, équipé, armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable,
+cette acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité
+du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui procurent
+pas; tout au rebours; bien loin de le qualifier, elles le disqualifient
+pour sa condition prochaine et définitive. Partant, son entrée dans le
+monde et ses premiers pas dans le champ de l'action pratique ne sont,
+le plus souvent, qu'une suite de chutes douloureuses; il en reste
+meurtri, et, pour longtemps, froissé, parfois estropié à demeure. C'est
+une rude et dangereuse épreuve; l'équilibre moral et mental s'y altère,
+et court risque de ne pas se rétablir; la désillusion est venue, trop
+brusque et trop complète; les déceptions ont été trop grandes et les
+déboires trop
+forts<a name="N11" id="N11"></a><a href="#note_11" class="fnanchor">11</a>.»</p>
+
+</blockquote>
+
+
+
+<p><!-- Page 88 --><span class="pagenum"> [p. 88]</span>Nous
+sommes-nous éloignés, dans ce qui précède, de la psychologie des
+foules? Non certes. Si nous voulons comprendre les idées, les croyances
+qui y germent aujourd'hui, et qui écloront demain, il faut savoir
+comment le terrain a été préparé. L'enseignement donné à la jeunesse
+d'un pays permet de savoir ce que sera ce pays un jour. L'éducation
+donnée à la génération actuelle justifie les prévisions les plus
+sombres. C'est en partie avec l'instruction et l'éducation que
+s'améliore ou s'altère l'âme des foules. Il était donc nécessaire de
+montrer comment le système actuel l'a façonnée, et comment la masse des
+indifférents et des neutres est devenue progressivement une immense
+armée de mécontents, prête à obéir à toutes les suggestions des
+utopistes et des rhéteurs. C'est à l'école que se forment aujourd'hui
+les socialistes et les anarchistes et que se préparent pour les peuples
+latins les heures prochaines de décadence.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_6" id="note_6"></a><a href="#N6" class="label">6</a>
+Cette proposition étant bien nouvelle encore, et l'histoire étant tout
+à fait inintelligible sans elle, j'ai consacré dans mon dernier ouvrage
+(<i>Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples</i>) quatre
+chapitres à sa démonstration. Le lecteur y verra que, malgré de
+trompeuses apparences, ni la langue, ni la religion, ni les arts, ni,
+en un mot, aucun élément de civilisation, ne peut passer intact d'un
+peuple à un autre.</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><a name="note_7" id="note_7"></a><a href="#N7" class="label">7</a>
+Le rapport de l'ancien conventionnel Fourcroy, cité par Taine, est à ce
+point de vue fort net:</p>
+
+<p>«Ce qu'on voit partout sur la célébration du dimanche et sur la
+fréquentation des églises prouve que la masse des Français veut revenir
+aux anciens usages, et il n'est plus temps de résister à cette pente
+nationale... La grande masse des hommes a besoin de religion, de culte
+et de prêtres. <i>C'est une erreur de quelques philosophes modernes, à
+laquelle j'ai été moi-même entraîné</i>, que de croire à la possibilité
+d'une instruction assez répandue pour détruire les préjugés religieux;
+ils sont, pour le grand nombre des malheureux, une source de
+consolation... Il faut donc laisser à la masse du peuple, ses prêtres,
+ses autels et son culte.»</p>
+
+</div>
+
+<div class="footnote">
+<p><a name="note_8" id="note_8"></a><a href="#N8" class="label">8</a>
+C'est ce que reconnaissent, même aux États-Unis, les républicains les
+plus avancés. Le journal américain <i>Forum</i> exprimait récemment
+cette opinion catégorique dans les termes que je reproduis ici, d'après
+la <i>Review of Reviews</i> de décembre 1894:</p>
+
+<p>«On ne doit jamais oublier, même chez les plus fervents ennemis de
+l'aristocratie, que l'Angleterre est aujourd'hui le pays le plus
+démocratique de l'univers, celui où les droits de l'individu sont le
+plus respectés, et celui où les individus possèdent le plus de
+liberté.»</p>
+
+</div>
+
+<p class="footnote"><a name="note_9" id="note_9"></a><a href="#N9" class="label">9</a>
+Si l'on rapproche les profondes dissensions religieuses et politiques
+qui séparent les diverses parties de la France, et sont surtout une
+question de races, des tendances séparatistes qui se sont manifestées à
+l'époque de la Révolution, et qui commençaient à se dessiner de nouveau
+vers la fin de la guerre franco-allemande, on voit que les races
+diverses qui subsistent sur notre sol sont bien loin d'être fusionnées
+encore. La centralisation énergique de la Révolution et la création de
+départements artificiels destinés à mêler les anciennes provinces fut
+certainement son &oelig;uvre la plus utile. Si la décentralisation, dont
+parlent tant aujourd'hui les esprits imprévoyants, pouvait être créée,
+elle aboutirait promptement aux plus sanglantes discordes. Il faut pour
+le méconnaître oublier entièrement notre histoire.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_10" id="note_10"></a><a href="#N10" class="label">10</a>
+Ce n'est pas là d'ailleurs un phénomène spécial aux peuples latins; on
+l'observe aussi en Chine, pays conduit également par une solide
+hiérarchie de mandarins, et où le mandarinat est, comme chez nous,
+obtenu par des concours dont la seule épreuve est la récitation
+imperturbable d'épais manuels. L'armée des lettrés sans emploi est
+considérée aujourd'hui en Chine comme une véritable calamité nationale.
+Il en est de même dans l'Inde, où, depuis que les Anglais ont ouvert
+des écoles, non pour éduquer, comme cela se fait en Angleterre, mais
+simplement pour instruire les indigènes, il s'est formé une classe
+spéciale de lettrés, les Babous, qui, lorsqu'ils ne peuvent recevoir un
+emploi, deviennent d'irréconciliables ennemis de la puissance anglaise.
+Chez tous les Babous, munis ou non d'emplois, le premier effet de
+l'instruction a été d'abaisser immensément le niveau de leur moralité.
+C'est un fait sur lequel j'ai longuement insisté dans mon livre <i>Les
+Civilisations de l'Inde</i>, et qu'ont également constaté tous les
+auteurs qui ont visité la grande péninsule.</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><a name="note_11" id="note_11"></a><a href="#N11" class="label">11</a>
+<span class="smcap">Taine</span>. <i>Le Régime moderne</i>, t. II,
+1894.&mdash;Ces pages sont à peu près les dernières qu'écrivit Taine.
+Elles résument admirablement les résultats de la longue expérience du
+grand philosophe. Je les crois malheureusement totalement
+incompréhensibles pour les professeurs de notre université n'ayant pas
+séjourne à l'étranger. L'éducation est le seul moyen que nous
+possédions pour agir un peu sur l'âme d'un peuple et il est
+profondément triste d'avoir à songer qu'il n'est à peu près personne en
+France qui puisse arriver à comprendre que notre enseignement actuel
+est un redoutable élément de rapide décadence et qu'au lieu d'élever la
+jeunesse il l'abaisse et la pervertit.</p>
+
+<p>On rapprochera utilement des pages de Taine les observations sur
+l'éducation en Amérique récemment consignées par M. Paul Bourget dans
+son beau livre <i>Outre-Mer</i>. Après avoir constaté lui aussi que
+notre éducation ne fait que des bourgeois bornés sans initiative et
+sans volonté ou des anarchistes, «ces deux types également funestes du
+civilisé qui avorte dans la platitude impuissante ou dans l'insanité
+destructrice» l'auteur fait une comparaison qu'on ne saurait trop
+méditer entre nos lycées français, ces usines à dégénérescence et les
+écoles américaines qui préparent si admirablement l'homme à la vie. On
+y voit clairement l'abîme existant entre les peuples vraiment
+démocratiques et ceux qui n'ont de démocratie que dans leur discours et
+pas du tout dans leurs pensées.</p>
+
+</div>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 89 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89"> [p. 89]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE II</h2>
+
+<p class="center"><b>Facteurs immédiats des opinions des foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">§ 1. <i>Les images, les mots et les
+formules.</i>&mdash;Puissance magique des mots et des
+formules.&mdash;La puissance des mots est liée aux images qu'ils
+évoquent et est indépendante de leur sens réel.&mdash;Ces images
+varient d'âge en âge, de race en race.&mdash;L'usure des
+mots.&mdash;Exemples des variations considérables du sens de quelques
+mots très usuels.&mdash;Utilité politique de baptiser de noms nouveaux
+les choses anciennes, lorsque les mots sous lesquels on les désignait
+produisent une fâcheuse impression sur les foules.&mdash;Variations du
+sens des mots suivant la race.&mdash;Sens différents du mot démocratie
+en Europe et en Amérique.&mdash;§ 2. <i>Les illusions.</i>&mdash;Leur
+importance.&mdash;On les retrouve à la base de toutes les
+civilisations.&mdash;Nécessité sociale des illusions.&mdash;Les foules
+les préfèrent toujours aux vérités.&mdash;§ 3.
+<i>L'expérience.</i>&mdash;L'expérience seule peut établir dans l'âme
+des foules des vérités devenues nécessaires et détruire des illusions
+devenues dangereuses.&mdash;L'expérience n'agit qu'à condition d'être
+fréquemment répétée.&mdash;Ce que coûtent les expériences nécessaires
+pour persuader les foules.&mdash;§ 4. <i>La raison.</i>&mdash;Nullité
+de son influence sur les foules.&mdash;On n'agit sur elles qu'en
+agissant sur leurs sentiments inconscients.&mdash;Le rôle de la logique
+dans l'histoire.&mdash;Les causes secrètes des événements
+invraisemblables.</p>
+
+<p>Nous venons de rechercher les facteurs lointains et préparatoires
+qui donnent à l'âme des foules une réceptivité spéciale, rendant
+possible chez elle l'éclosion de certains sentiments et de certaines
+idées. Il nous reste<!-- Page 90 --><span class="pagenum"> [p.
+90]</span> à étudier maintenant les facteurs capables d'agir d'une
+façon immédiate. Nous verrons dans un prochain chapitre comment doivent
+être maniés ces facteurs pour qu'ils puissent produire tous leurs
+effets.</p>
+
+<p>Dans la première partie de cet ouvrage nous avons étudié les
+sentiments, les idées, les raisonnements des collectivités; et, de
+cette connaissance, on pourrait évidemment déduire d'une façon générale
+les moyens d'impressionner leur âme. Nous savons déjà ce qui frappe
+l'imagination des foules, la puissance et la contagion des suggestions,
+surtout de celles qui se présentent sous forme d'images. Mais les
+suggestions pouvant être d'origine fort diverses, les facteurs capables
+d'agir sur l'âme des foules peuvent être assez différents. Il est donc
+nécessaire de les examiner séparément. Ce n'est pas là une inutile
+étude. Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique: il
+faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose, ou
+se résigner à être dévoré par elles.</p>
+
+<h3>§ 1.&mdash;LES IMAGES, LES MOTS ET LES FORMULES</h3>
+
+<p>En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elle est
+impressionnée surtout par des images. Ces images, on n'en dispose pas
+toujours, mais il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux
+des mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la
+puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la
+magie. Ils font naître dans l'âme des foules les plus formidables
+tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide
+beaucoup plus<!-- Page 91 --><span class="pagenum"> [p. 91]</span>
+haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des hommes
+victimes de la puissance des mots et des formules.</p>
+
+<p>La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à
+fait indépendante de leur signification réelle. Ce sont parfois ceux
+dont le sens est le plus mal défini qui possèdent le plus d'action.
+Tels par exemple, les termes: démocratie, socialisme, égalité, liberté,
+etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à
+le préciser. Et pourtant il est certain qu'une puissance vraiment
+magique s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient
+la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent les aspirations
+inconscientes les plus diverses et l'espoir de leur réalisation.</p>
+
+<p>La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots
+et certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les
+foules; et, dès qu'ils ont été prononcés, les visages deviennent
+respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme
+des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent
+dans les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui
+les estompe augmente leur mystérieuse puissance. Ils sont les divinités
+mystérieuses cachées derrière le tabernacle et dont le dévot ne
+s'approche qu'en tremblant.</p>
+
+<p>Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens,
+varient d'âge en âge, de peuple à peuple, sous l'identité des formules.
+À certains mots s'attachent transitoirement certaines images: le mot
+n'est que le bouton d'appel qui les fait apparaître.</p>
+
+<p>Tous les mots et toutes les formules ne possèdent
+pas<!-- Page 92 --><span class="pagenum"> [p. 92]</span> la puissance
+d'évoquer des images; et il en est qui, après en avoir évoqué, s'usent
+et ne réveillent plus rien dans l'esprit. Ils deviennent alors de vains
+sons, dont l'utilité principale est de dispenser celui qui les emploie
+de l'obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux
+communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu'il faut pour
+traverser la vie sans la fatigante nécessité d'avoir à réfléchir sur
+quoi que ce soit.</p>
+
+<p>Si l'on considère une langue déterminée, on voit que les mots dont
+elle se compose changent assez lentement dans le cours des âges; mais
+ce qui change sans cesse, ce sont les images qu'ils évoquent ou le sens
+qu'on y attache; et c'est pourquoi je suis arrivé, dans un autre
+ouvrage, à cette conclusion que la traduction complète d'une langue,
+surtout quand il s'agit de peuples morts, est chose totalement
+impossible. Que faisons-nous, en réalité, quand nous substituons un
+terme français à un terme latin, grec ou sanscrit, ou même quand nous
+cherchons à comprendre un livre écrit dans notre propre langue il y a
+deux ou trois siècles? Nous substituons simplement les images et les
+idées que la vie moderne a mises dans notre intelligence, aux notions
+et aux images absolument différentes que la vie ancienne avait fait
+naître dans l'âme de races soumises à des conditions d'existence sans
+analogie avec les nôtres. Quand les hommes de la Révolution croyaient
+copier les Grecs et les Romains, que faisaient-ils, sinon donner à des
+mots anciens un sens que ceux-ci n'eurent jamais. Quelle ressemblance
+pouvait-il exister entre les institutions des Grecs et celles que
+désignent de nos jours les mots correspondants? Qu'était alors une
+république,<!-- Page 93 --><span class="pagenum"> [p. 93]</span> sinon
+une institution essentiellement aristocratique formée d'une réunion de
+petits despotes dominant une foule d'esclaves maintenus dans la plus
+absolue sujétion. Ces aristocraties communales, basées sur l'esclavage,
+n'auraient pu exister un instant sans lui.</p>
+
+<p>Et le mot liberté, que pouvait-il signifier de semblable à ce que
+nous comprenons aujourd'hui, à une époque où la possibilité de la
+liberté de penser n'était même pas soupçonnée, et où il n'y avait pas
+de forfait plus grand et plus rare que de discuter les dieux, les lois
+et les coutumes de la cité? Un mot comme celui de patrie, que
+signifiait-il dans l'âme d'un Athénien ou d'un Spartiate, sinon le
+culte d'Athènes ou de Sparte, et nullement celui de la Grèce, composée
+de cités rivales et toujours en guerre. Le même mot de patrie, quel
+sens avait-il chez les anciens Gaulois divisés en tribus rivales, de
+races, de langues et de religions différentes, que César vainquit
+facilement parce qu'il eut toujours parmi elles des alliées. Rome seule
+donna à la Gaule une patrie en lui donnant l'unité politique et
+religieuse. Sans même remonter si loin, et en reculant de deux siècles
+à peine, croit-on que le même mot de patrie était conçu comme
+aujourd'hui par des princes français, tels que le grand Condé,
+s'alliant à l'étranger contre leur souverain? Et le même mot encore
+n'avait-il pas un sens bien différent du sens moderne pour les émigrés,
+qui croyaient obéir aux lois de l'honneur en combattant la France, et
+qui à leur point de vue y obéissaient en effet, puisque la loi féodale
+liait le vassal au seigneur et non à la terre, et que là où était le
+souverain, là était la vraie patrie.</p>
+
+<p>Nombreux sont les mots dont le sens a ainsi profondément
+<!-- Page 94 --><span class="pagenum"> [p. 94]</span> changé d'âge en
+âge, et que nous ne pouvons arriver à comprendre comme on les
+comprenait jadis qu'après un long effort. On a dit avec raison qu'il
+faut beaucoup de lecture pour arriver seulement à concevoir ce que
+signifiaient pour nos arrière-grands-pères des mots tels que le roi et
+la famille royale. Qu'est-ce alors pour des termes plus complexes
+encore?</p>
+
+<p>Les mots n'ont donc que des significations mobiles et transitoires,
+changeantes d'âge en âge et de peuple à peuple; et, quand nous voulons
+agir par eux, sur la foule, ce qu'il faut savoir, c'est le sens qu'ils
+ont pour elle à un moment donné, et non celui qu'ils eurent jadis ou
+qu'ils peuvent avoir pour des individus de constitution mentale
+différente.</p>
+
+<p>Aussi, quand les foules ont fini, à la suite de bouleversements
+politiques, de changements de croyances, par acquérir une antipathie
+profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir
+de l'homme d'État véritable est de changer les mots sans, bien entendu,
+toucher aux choses en elles-mêmes, ces dernières étant trop liées à une
+constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux
+Tocqueville a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que le travail du
+Consulat et de l'Empire a surtout consisté à habiller de mots nouveaux
+la plupart des institutions du passé, c'est-à-dire à remplacer des mots
+évoquant de fâcheuses images dans l'imagination des foules par d'autres
+mots dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est
+devenue contribution foncière; la gabelle, l'impôt du sel; les aides,
+contributions indirectes et droit réunis; la taxe des maîtrises et
+jurandes s'est appelée patente, etc.</p>
+
+<p><!-- Page 95 --><span class="pagenum"> [p. 95]</span>Une des
+fonctions les plus essentielles des hommes d'État consiste donc à
+baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses que les
+foules ne peuvent supporter avec leurs anciens noms. La puissance des
+mots est si grande qu'il suffit de désigner par des termes bien choisis
+les choses les plus odieuses pour les faire accepter des foules. Taine
+remarque justement que c'est en invoquant la liberté et la fraternité,
+mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu «installer un
+despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de
+l'Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l'ancien
+Mexique». L'art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste
+surtout à savoir manier les mots. Une des grandes difficultés de cet
+art est que, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent
+des sens fort différents pour les diverses couches sociales. Elles
+emploient en apparence les mêmes mots; mais elles ne parlent jamais la
+même langue.</p>
+
+<p>Dans les exemples qui précèdent nous avons fait surtout intervenir
+le temps comme principal facteur du changement de sens des mots. Mais
+si nous faisions intervenir aussi la race, nous verrions alors qu'à une
+même époque, chez des peuples également civilisés mais de races
+diverses, les mêmes mots correspondent fort souvent à des idées
+extrêmement dissemblables. Il est impossible de comprendre ces
+différences sans de nombreux voyages, et c'est pourquoi je ne saurais
+insister sur elles. Je me bornerai à faire remarquer que ce sont
+précisément les mots les plus employés par les foules qui d'un peuple à
+l'autre possèdent les sens les plus différents. Tels sont par exemple
+les mots de<!-- Page 96 --><span class="pagenum"> [p. 96]</span>
+démocratie et de socialisme, d'un usage si fréquent aujourd'hui.</p>
+
+<p>Ils correspondent en réalité à des idées et des images tout à fait
+opposées dans les âmes latines et dans les âmes anglo-saxonnes. Chez
+les Latins le mot démocratie, signifie surtout effacement de la volonté
+et de l'initiative de l'individu devant celles de la communauté
+représentées par l'État. C'est l'État qui est chargé de plus en plus de
+diriger tout, de centraliser, de monopoliser et de fabriquer tout.
+C'est à lui que tous les partis sans exception, radicaux, socialistes
+ou monarchistes, font constamment appel. Chez l'Anglo-saxon, celui
+d'Amérique notamment, le même mot démocratie signifie au contraire
+développement intense de la volonté et de l'individu, effacement aussi
+complet que possible de l'État, auquel en dehors de la police, de
+l'armée et des relations diplomatiques, on ne laisse rien diriger, pas
+même l'instruction. Donc le même mot qui signifie, chez un peuple,
+effacement de la volonté et de l'initiative individuelle et
+prépondérance de l'État, signifie chez un autre développement excessif
+de cette volonté, de cette initiative, et effacement complet de
+l'État<a name="N12" id="N12"></a><a href="#note_12" class="fnanchor">12</a>.</p>
+
+
+<h3><!-- Page 97 --><span class="pagenum"> [p. 97]</span>§ 2.&mdash;LES ILLUSIONS</h3>
+
+<p>Depuis l'aurore des civilisations les foules ont toujours subi
+l'influence des illusions. C'est aux créateurs d'illusions qu'elles ont
+élevé le plus de temples, de statues et d'autels. Illusions religieuses
+jadis, illusions philosophiques et sociales aujourd'hui, on retrouve
+toujours ces formidables souveraines à la tête de toutes les
+civilisations qui ont successivement fleuri sur notre planète. C'est en
+leur nom que se sont édifiés les temples de la Chaldée et de l'Égypte,
+les édifices religieux du moyen âge, que l'Europe entière a été
+bouleversée il y a un siècle, et il n'est pas une seule de nos
+conceptions artistiques, politiques ou sociales qui ne porte leur
+puissante empreinte. L'homme les renverse parfois, au prix de
+bouleversements effroyables, mais il semble condamné à les relever
+toujours. Sans elles il n'aurait pu sortir de la barbarie primitive, et
+sans elles encore il y retomberait bientôt. Ce sont des ombres vaines,
+sans doute; mais ces filles de nos rêves ont obligé les peuples à créer
+tout ce qui fait la splendeur des arts et la grandeur des
+civilisations.</p>
+
+<p>«Si l'on détruisait, dans les musées et les bibliothèques, et que
+l'on fît écrouler, sur les dalles des parvis, toutes les &oelig;uvres et
+tous les monuments d'art qu'ont inspirés les religions, que
+resterait-il des grands rêves humains? Donner aux hommes la part
+d'espoir et d'illusion sans laquelle ils ne peuvent exister, telle est
+la raison d'être des dieux, des héros et des poètes. Pendant cinquante
+ans, la science parut assumer
+cette<!-- Page 98 --><span class="pagenum"> [p. 98]</span> tâche. Mais
+ce qui l'a compromise dans les c&oelig;urs affamés d'idéal, c'est
+qu'elle n'ose plus assez promettre et qu'elle ne sait pas assez
+mentir<a name="N13" id="N13"></a><a href="#note_13" class="fnanchor">13</a>.»</p>
+
+<p>Les philosophes du dernier siècle se sont consacrés avec ferveur à
+détruire les illusions religieuses, politiques et sociales dont,
+pendant de longs siècles, avaient vécu nos pères. En les détruisant ils
+ont tari les sources de l'espérance et de la résignation. Derrière les
+chimères immolées, ils ont trouvé les forces aveugles et sourdes de la
+nature. Inexorables pour la faiblesse elles ne connaissent pas la
+pitié.</p>
+
+<p>Avec tous ses progrès la philosophie n'a pu encore offrir aux foules
+aucun idéal qui les puisse charmer; mais, comme il leur faut des
+illusions à tout prix, elles se dirigent d'instinct, comme l'insecte
+allant à la lumière, vers les rhéteurs qui leur en présentent. Le grand
+facteur de l'évolution des peuples n'a jamais été la vérité, mais bien
+l'erreur. Et si le socialisme est si puissant aujourd'hui, c'est qu'il
+constitue la seule illusion qui soit vivante encore. Malgré toutes les
+démonstrations scientifiques, il continue à grandir. Sa principale
+force est d'être défendu par des esprits ignorant assez les réalités
+des choses pour oser promettre hardiment à l'homme le bonheur.
+L'illusion sociale règne aujourd'hui sur toutes les ruines amoncelées
+du passé, et l'avenir lui appartient. Les foules n'ont jamais eu soif
+de vérités. Devant les évidences qui leur déplaisent, elles se
+détournent, préférant déifier l'erreur, si l'erreur les séduit. Qui
+sait les illusionner est aisément leur maître; qui tente de les
+désillusionner est toujours leur victime.</p>
+
+<h3><!-- Page 99 --><span class="pagenum"> [p.
+99]</span>§ 3.&mdash;L'EXPÉRIENCE</h3>
+
+<p>L'expérience constitue à peu près le seul procédé efficace pour
+établir solidement une vérité dans l'âme des foules, et détruire des
+illusions devenues trop dangereuses. Encore est-il nécessaire que
+l'expérience soit réalisée sur une très large échelle et fort souvent
+répétée. Les expériences faites par une génération sont généralement
+inutiles pour la suivante; et c'est pourquoi les faits historiques
+invoqués comme éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur
+seule utilité est de prouver à quel point les expériences doivent être
+répétées d'âge en âge pour exercer quelque influence, et réussir à
+ébranler seulement une erreur lorsqu'elle est solidement implantée dans
+l'âme des foules.</p>
+
+<p>Notre siècle, et celui qui l'a précédé, seront cités sans doute par
+des historiens de l'avenir comme une ère de curieuses expériences. À
+aucun âge il n'en avait été autant tenté.</p>
+
+<p>La plus gigantesque de ces expériences fut la Révolution française.
+Pour découvrir qu'on ne refait pas une société de toutes pièces sur les
+indications de la raison pure, il a fallu massacrer plusieurs millions
+d'hommes et bouleverser l'Europe entière pendant vingt ans. Pour nous
+prouver expérimentalement que les Césars coûtent cher aux peuples qui
+les acclament, il a fallu deux ruineuses expériences en cinquante ans,
+et, malgré leur clarté, elles ne semblent pas avoir été suffisamment
+convaincantes. La première a coûté pourtant trois millions d'hommes et
+une invasion, la seconde un
+démembrement<!-- Page 100 --><span class="pagenum"> [p. 100]</span> et
+la nécessité des armées permanentes. La troisième a failli être tentée
+il n'y a pas longtemps et le sera sûrement un jour. Pour faire admettre
+à tout un peuple que l'immense armée allemande n'était pas, comme on
+l'enseignait il y a trente ans, une sorte de garde nationale
+inoffensive<a name="N14" id="N14"></a><a href="#note_14" class="fnanchor">14</a>,
+il a fallu l'effroyable guerre qui nous a coûté si cher. Pour
+reconnaître que le protectionnisme ruine les peuples qui l'acceptent,
+il faudra au moins vingt ans de désastreuses expériences. On pourrait
+multiplier indéfiniment ces exemples.</p>
+
+<h3>§ 4.&mdash;LA RAISON</h3>
+
+<p>Dans l'énumération des facteurs capables d'impressionner l'âme des
+foules, on pourrait se dispenser entièrement de mentionner la raison,
+s'il n'était nécessaire d'indiquer la valeur négative de son
+influence.</p>
+
+<p><!-- Page 101 --><span class="pagenum"> [p. 101]</span>Nous avons
+déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des
+raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations
+d'idées. Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que
+font appel les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la
+logique n'ont aucune action sur
+elles<a name="N15" id="N15"></a><a href="#note_15" class="fnanchor">15</a>.
+Pour convaincre les foules, il faut d'abord se rendre bien compte des
+sentiments dont elles sont animées, feindre de les partager, puis
+tenter de les modifier, en provoquant, au moyen d'associations
+rudimentaires, certaines images bien suggestives; savoir revenir au
+besoin sur ses pas, deviner surtout à chaque instant les sentiments
+qu'on fait naître. Cette nécessité de varier sans cesse son langage
+suivant l'effet produit à l'instant où
+l'on<!-- Page 102 --><span class="pagenum"> [p. 102]</span> parle
+frappe d'avance d'impuissance tout discours étudié et préparé:
+l'orateur y suit sa pensée, car non celle de ses auditeurs, et, par ce
+seul fait, son influence devient parfaitement nulle.</p>
+
+<p>Les esprits logiques, habitués à être convaincus par des chaînes de
+raisonnements un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à
+ce mode de persuasion quand ils s'adressent aux foules, et le manque
+d'effet de leurs arguments les surprend toujours. «Les conséquences
+mathématiques usuelles fondées sur le syllogisme, c'est-à-dire sur des
+associations d'identités, écrit un logicien, sont nécessaires... La
+nécessité forcerait l'assentiment même d'une masse inorganique, si
+celle-ci était capable de suivre des associations d'identités.» Sans
+doute; mais la foule n'est pas plus capable que la masse inorganique de
+les suivre, ni même de les entendre. Qu'on essaie de convaincre par un
+raisonnement des esprits primitifs, des sauvages ou des enfants, par
+exemple, et l'on se rendra compte de la faible valeur que possède ce
+mode d'argumentation.</p>
+
+<p>Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres primitifs pour
+voir la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter
+contre des sentiments. Rappelons-nous simplement combien ont été
+tenaces pendant de longs siècles des superstitions religieuses,
+contraires à la plus simple logique. Pendant près de deux mille ans les
+plus lumineux génies ont été courbés sous leurs lois, et il a fallu
+arriver aux temps modernes pour que leur véracité ait pu seulement être
+contestée. Le moyen âge et la Renaissance ont possédé bien des hommes
+éclairés; ils n'en ont pas possédé un seul auquel le raisonnement ait
+montré les côtés enfantins<!-- Page 103 --><span class="pagenum"> [p.
+103]</span> de ses superstitions, et fait naître un faible doute sur
+les méfaits du diable ou sur la nécessité de brûler les sorciers.</p>
+
+<p>Faut-il regretter que ce ne soit jamais la raison qui guide les
+foules? Nous n'oserions le dire. La raison humaine n'eût pas réussi
+sans doute à entraîner l'humanité dans les voies de la civilisation
+avec l'ardeur et la hardiesse dont l'ont soulevée ses chimères. Filles
+de l'inconscient qui nous mène, ces chimères étaient sans doute
+nécessaires. Chaque race porte dans sa constitution mentale les lois de
+ses destinées, et c'est peut-être à ces lois qu'elle obéit par un
+inéluctable instinct, même dans ses impulsions en apparence les plus
+irraisonnées. Il semble parfois que les peuples soient soumis à des
+forces secrètes analogues à celles qui obligent le gland à se
+transformer en chêne ou la comète à suivre son orbite.</p>
+
+<p>Le peu que nous pouvons pressentir de ces forces doit être cherché
+dans la marche générale de l'évolution d'un peuple et non dans les
+faits isolés d'où cette évolution semble parfois surgir. Si l'on ne
+considérait que ces faits isolés l'histoire semblerait régie par
+d'invraisemblables hasards. Il était invraisemblable qu'un ignorant
+charpentier de Galilée pût devenir pendant deux mille ans un dieu
+tout-puissant, au nom duquel fussent fondées les plus importantes
+civilisations; invraisemblable aussi que quelques bandes d'Arabes
+sortis de leurs déserts pussent conquérir la plus grande partie du
+vieux monde gréco-romain, et fonder un empire plus grand que celui
+d'Alexandre; invraisemblable encore que, dans une Europe très vieille
+et très hiérarchisée, un obscur lieutenant d'artillerie pût réussir à
+régner sur une foule de peuples et de rois.</p>
+
+<p><!-- Page 104 --><span class="pagenum"> [p. 104]</span>Laissons donc
+la raison aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop d'intervenir
+dans le gouvernement des hommes. Ce n'est pas avec la raison et c'est
+le plus souvent malgré elle, que se sont créés des sentiments tels que
+l'honneur, l'abnégation, la foi religieuse, l'amour de la gloire et de
+la patrie, qui ont été jusqu'ici les grands ressorts de toutes les
+civilisations.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_12" id="note_12"></a><a href="#N12" class="label">12</a>
+Dans <i>Les Lois psychologiques de l'évolution des peuples</i>, j'ai
+longuement insisté sur la différence qui sépare l'idéal démocratique
+latin de l'idéal démocratique anglo-saxon. D'une façon indépendante et
+à la suite de ses voyages, M. Paul Bourget est arrivé, dans son livre
+tout récent, <i>Outre-Mer</i>, à des conclusions à peu près identiques
+aux miennes.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_13" id="note_13"></a><a href="#N13" class="label">13</a>
+Daniel Lesueur.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_14" id="note_14"></a><a href="#N14" class="label">14</a>
+L'opinion des foules était formée, dans ce cas, par ces associations
+grossières de choses dissemblables dont j'ai précédemment exposé le
+mécanisme. Notre garde nationale d'alors, étant composée de pacifiques
+boutiquiers sans trace de discipline, et ne pouvant être prise au
+sérieux, tout ce qui portait un nom analogue éveillait les mêmes
+images, et était considéré par conséquent comme aussi inoffensif.
+L'erreur des foules était partagée alors, ainsi que cela arrive si
+souvent pour les opinions générales, par leurs meneurs. Dans un
+discours prononcé le 31 décembre 1867 à la Chambre des députés, et
+reproduit par M. E. Ollivier dans un livre récent, un homme d'État qui
+a bien souvent suivi l'opinion des foules, mais ne l'a jamais précédée,
+M. Thiers, répétait que la Prusse, en dehors d'une armée active à peu
+près égale en nombre à la nôtre, ne possédait qu'une garde nationale
+analogue à celle que nous possédions et par conséquent sans importance;
+assertions aussi exactes que les prévisions du même homme d'État sur le
+peu d'avenir des chemins de fer.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_15" id="note_15"></a><a href="#N15" class="label">15</a>
+Mes premières observations sur l'art d'impressionner les foules et sur
+les faibles ressources qu'offrent sur ce point les règles de la logique
+remontent à l'époque du siège de Paris, le jour où je vis conduire au
+Louvre, où siégeait alors le gouvernement, le maréchal V... qu'une
+foule furieuse prétendait avoir surpris levant le plan des
+fortifications pour le vendre aux Prussiens. Un membre du gouvernement,
+G. P..., orateur fort célèbre, sortit pour haranguer la foule qui
+réclamait l'exécution immédiate du prisonnier. Je m'attendais à ce que
+l'orateur démontrât l'absurdité de l'accusation, en disant que le
+maréchal accusé était précisément un des constructeurs de ces
+fortifications dont le plan se vendait d'ailleurs chez tous les
+libraires. À ma grande stupéfaction&mdash;j'étais fort jeune
+alors&mdash;le discours fut tout autre. «Justice sera faite, cria
+l'orateur en s'avançant vers le prisonnier, et une justice impitoyable.
+Laissez le gouvernement de la défense nationale terminer votre enquête.
+Nous allons, en attendant, enfermer l'accusé.» Calmée aussitôt par
+cette satisfaction apparente, la foule s'écoula, et au bout d'un quart
+d'heure le maréchal put regagner son domicile. Il eût été
+infailliblement écharpé si l'orateur eût tenu à la foule en fureur les
+raisonnements logiques que ma grande jeunesse me faisaient trouver très
+convaincants.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 105 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105"> [p. 105]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE III</h2>
+
+<p class="center"><b>Les meneurs des foules et leurs moyens de
+persuasion.</b></p>
+
+<p class="chaphead">§ 1. <i>Les meneurs des foules.</i>&mdash;Besoin
+instinctif de tous les êtres en foule d'obéir à un
+meneur.&mdash;Psychologie des meneurs.&mdash;Eux seuls peuvent créer la
+foi et donner une organisation aux foules.&mdash;Despotisme forcé des
+meneurs.&mdash;Classification des meneurs.&mdash;Rôle de la
+volonté.&mdash;§ 2. <i>Les moyens d'action des
+meneurs.</i>&mdash;L'affirmation, la répétition, la
+contagion.&mdash;Rôle respectif de ces divers facteurs.&mdash;Comment
+la contagion peut remonter des couches inférieures aux couches
+supérieures d'une société.&mdash;Une opinion populaire devient bientôt
+une opinion générale.&mdash;§ 3. <i>Le prestige.</i>&mdash;Définition
+et classification du prestige.&mdash;Le prestige acquis et le prestige
+personnel.&mdash;Exemples divers.&mdash;Comment meurt le prestige.</p>
+
+<p>La constitution mentale des foules nous est maintenant connue, et
+nous savons aussi quels sont les mobiles capables d'impressionner leur
+âme. Il nous reste à rechercher comment doivent être appliqués ces
+mobiles, et par qui ils peuvent être utilement mis en &oelig;uvre.</p>
+
+<h3>§ 1.&mdash;LES MENEURS DES FOULES</h3>
+
+<p>Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse
+d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent
+d'instinct sous l'autorité d'un chef.</p>
+
+<p><!-- Page 106 --><span class="pagenum"> [p. 106]</span>Dans les
+foules humaines, le chef n'est souvent qu'un meneur, mais, comme tel,
+il joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour duquel se
+forment et s'identifient les opinions. Il constitue le premier élément
+d'organisation des foules hétérogènes et prépare leur organisation en
+sectes. En attendant, il les dirige. La foule est un troupeau servile
+qui ne saurait jamais se passer de maître.</p>
+
+<p>Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené. Il a lui-même été
+hypnotisé par l'idée dont il est ensuite devenu l'apôtre. Elle l'a
+envahi au point que tout disparaît en dehors d'elle, et que toute
+opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel, par exemple,
+Robespierre, hypnotisé par les idées philosophiques de Rousseau, et
+employant les procédés de l'Inquisition pour les propager.</p>
+
+<p>Les meneurs ne sont pas le plus souvent des hommes de pensée, mais
+des hommes d'action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient
+l'être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à
+l'inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités,
+ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Quelque absurde
+que puisse être l'idée qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent,
+tout raisonnement s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les
+persécutions ne les touchent pas, ou ne font que les exciter davantage.
+Intérêt personnel, famille, tout est sacrifié. L'instinct de la
+conservation lui-même est annulé chez eux, au point que la seule
+récompense qu'ils sollicitent souvent est de devenir des martyrs.
+L'intensité de leur foi donne à leurs paroles une grande puissance
+suggestive. La multitude est toujours prête à écouter l'homme doué de
+volonté forte<!-- Page 107 --><span class="pagenum"> [p. 107]</span>
+qui sait s'imposer à elle. Les hommes réunis en foule perdent toute
+volonté et se tournent d'instinct vers qui en possède une.</p>
+
+<p>De meneurs, les peuples n'ont jamais manqué: mais il s'en faut que
+tous soient animés des convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont
+souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que des intérêts
+personnels et cherchant à persuader en flattant de bas instincts.
+L'influence qu'ils exercent ainsi peut être très grande, mais elle
+reste toujours très éphémère. Les grands convaincus qui ont soulevé
+l'âme des foules, les Pierre l'Ermite, les Luther, les Savonarole, les
+hommes de la Révolution, n'ont exercé de fascination qu'après avoir été
+eux-mêmes d'abord fascinés par une croyance. Ils purent alors créer
+dans les âmes cette puissance formidable nommée la foi, qui rend
+l'homme esclave absolu de son rêve.</p>
+
+<p>Créer la foi, qu'il s'agisse de foi religieuse, de foi politique ou
+sociale, de foi en une &oelig;uvre, en un personnage, en une idée, tel
+est surtout le rôle des grands meneurs, et c'est pourquoi leur
+influence est toujours très grande. De toutes les forces dont
+l'humanité dispose, la foi a toujours été une des plus grandes, et
+c'est avec raison que l'Évangile lui attribue le pouvoir de transporter
+les montagnes. Donner à l'homme une foi, c'est décupler sa force. Les
+grands événements de l'histoire ont été réalisés par d'obscurs croyants
+n'ayant guère que leur foi pour eux. Ce n'est pas avec des lettrés et
+des philosophes, ni surtout avec des sceptiques, qu'ont été édifiées
+les grandes religions qui ont gouverné le monde, ni les vastes empires
+qui se sont étendus d'un hémisphère à l'autre.</p>
+
+<p><!-- Page 108 --><span class="pagenum"> [p. 108]</span>Mais, dans de
+tels exemples, il s'agit des grands meneurs, et ils sont assez rares
+pour que l'histoire en puisse aisément marquer le nombre. Ils forment
+le sommet d'une série continue descendant de ces puissants manieurs
+d'hommes à l'ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine lentement
+ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu'il ne
+comprend guère, mais dont, selon lui, l'application doit amener
+sûrement la réalisation de tous les rêves et de toutes les
+espérances.</p>
+
+<p>Dans toutes les sphères sociales, des plus hautes aux plus basses,
+dès que l'homme n'est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d'un
+meneur. La plupart des hommes, dans les masses populaires surtout, ne
+possèdent, en dehors de leur spécialité, d'idée nette et raisonnée sur
+quoi que ce soit. Ils sont incapables de se conduire. Le meneur leur
+sert de guide. Il peut être remplacé à la rigueur, mais très
+insuffisamment par ces publications périodiques qui fabriquent des
+opinions pour leurs lecteurs et leur procurent ces phrases toutes
+faites qui dispensent de raisonner.</p>
+
+<p>L'autorité des meneurs est très despotique, et n'arrive même à
+s'imposer qu'à cause de ce despotisme. On a remarqué souvent combien
+facilement ils se faisaient obéir, bien que n'ayant aucun moyen
+d'appuyer leur autorité, dans les couches ouvrières les plus
+turbulentes. Ils fixent les heures de travail, le taux des salaires,
+décident les grèves, les font commencer et cesser à heure fixe.</p>
+
+<p>Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer de plus en plus les
+pouvoirs publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et
+affaiblir. La tyrannie de ces
+nouveaux<!-- Page 109 --><span class="pagenum"> [p. 109]</span> maîtres
+fait que les foules leur obéissent beaucoup plus docilement qu'elles
+n'ont obéi à aucun gouvernement. Si, par suite d'un accident
+quelconque, le meneur disparaît et n'est pas immédiatement remplacé, la
+foule redevient une collectivité sans cohésion ni résistance. Pendant
+la dernière grève des employés des omnibus à Paris, il a suffi
+d'arrêter les deux meneurs qui la dirigeaient pour la faire aussitôt
+cesser. Ce n'est pas le besoin de la liberté, mais celui de la
+servitude qui domine toujours dans l'âme des foules. Elles ont une
+telle soif d'obéir qu'elles se soumettent d'instinct à qui se déclare
+leur maître.</p>
+
+<p>On peut établir une division assez tranchée dans la classe des
+meneurs. Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais
+momentanée; les autres, beaucoup plus rares que les précédents, sont
+des hommes possédant une volonté à la fois forte et durable. Les
+premiers sont violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour
+diriger un coup de main, entraîner les masses malgré le danger, et
+transformer en héros les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney
+et Murat, sous le premier Empire. Tel encore, de nos jours, Garibaldi,
+aventurier sans talent, mais énergique, réussissant avec une poignée
+d'hommes à s'emparer de l'ancien royaume de Naples défendu pourtant par
+une armée disciplinée.</p>
+
+<p>Mais si l'énergie de ces meneurs est puissante, elle est momentanée
+et ne survit guère à l'excitant qui l'a fait naître. Rentrés dans le
+courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font
+souvent preuve, comme ceux que je citais à l'instant, de la plus
+étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de
+réfléchir<!-- Page 110 --><span class="pagenum"> [p. 110]</span> et de
+se conduire dans les circonstances les plus simples, alors qu'ils
+avaient si bien su conduire les autres. Ce sont des meneurs qui ne
+peuvent exercer leur fonction qu'à la condition d'être menés eux-mêmes
+et excités sans cesse, d'avoir toujours au-dessus d'eux un homme ou une
+idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée.</p>
+
+<p>La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté
+durable, a, malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup
+plus considérable. En elle on trouve les vrais fondateurs de religions
+ou de grandes &oelig;uvres: saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb,
+Lesseps. Qu'ils soient intelligents ou bornés, il n'importe, le monde
+sera toujours à eux. La volonté persistante qu'ils possèdent est une
+faculté infiniment rare et infiniment forte qui fait tout plier. On ne
+se rend pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté
+forte et continue: rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni
+les hommes.</p>
+
+<p>Le plus récent exemple de ce que peut une volonté forte et continue,
+nous est donné par l'homme illustre qui sépara deux mondes et réalisa
+la tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par les plus grands
+souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique; mais la
+vieillesse était venue, et tout s'éteint devant elle, même la
+volonté.</p>
+
+<p>Lorsqu'on voudra montrer ce que peut la seule volonté, il n'y aura
+qu'à présenter dans ses détails l'histoire des difficultés qu'il fallut
+surmonter pour creuser le canal de Suez. Un témoin oculaire, le docteur
+Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes la synthèse de cette
+grande &oelig;uvre racontée par
+son<!-- Page 111 --><span class="pagenum"> [p. 111]</span> immortel
+auteur. «Et il contait, de jour en jour, par épisodes, l'épopée du
+canal. Il contait tout ce qu'il avait dû vaincre, tout l'impossible
+qu'il avait fait possible, toutes les résistances, les coalitions
+contre lui, et les déboires, les revers, les défaites, mais qui
+n'avaient pu jamais le décourager, ni l'abattre; il rappelait
+l'Angleterre le combattant, l'attaquant sans relâche, et l'Égypte et la
+France hésitantes, et le consul de France s'opposant plus que tout
+autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant les
+ouvriers par la soif, leur faisant refuser l'eau douce; et le ministère
+de la marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux, d'expérience
+et de science, tous naturellement hostiles, et tous scientifiquement
+assurés du désastre, le calculant et le promettant, comme pour tel jour
+ou telle heure on promet l'éclipse.»</p>
+
+<p>Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs ne
+contiendrait pas beaucoup de noms; mais ces noms ont été à la tête des
+événements les plus importants de la civilisation et de l'histoire.</p>
+
+<h3>§ 2.&mdash;LES MOYENS D'ACTION DES MENEURS:
+L'AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, LA
+CONTAGION.</h3>
+
+<p>Lorsqu'il s'agit d'entraîner une foule pour un instant, et de la
+déterminer à commettre un acte quelconque: piller un palais, se faire
+massacrer pour défendre une place forte ou une barricade, il faut agir
+sur elle par des suggestions rapides, dont la plus énergique est encore
+l'exemple; mais il faut alors que la foule soit déjà préparée par
+certaines circonstances, et surtout que
+celui<!-- Page 112 --><span class="pagenum"> [p. 112]</span> qui veut
+l'entraîner possède la qualité que j'étudierai plus loin sous le nom de
+prestige.</p>
+
+<p>Mais quand il s'agit de faire pénétrer des idées et des croyances
+dans l'esprit des foules&mdash;les théories sociales modernes, par
+exemple&mdash;les procédés des meneurs sont différents. Ils ont
+principalement recours à trois procédés très nets: l'affirmation, la
+répétition, la contagion. L'action en est assez lente, mais les effets
+de cette action une fois produits sont fort durables.</p>
+
+<p>L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de
+toute preuve, est un des plus sûrs moyens de faire pénétrer une idée
+dans l'esprit des foules. Plus l'affirmation est concise, plus elle est
+dépourvue de toute apparence de preuves et de démonstration, plus elle
+a d'autorité. Les livres religieux et les codes de tous les âges ont
+toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d'État appelés à
+défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant
+leurs produits par l'annonce, savent la valeur de l'affirmation.</p>
+
+<p>L'affirmation n'a cependant d'influence réelle qu'à la condition
+d'être constamment répétée, et, le plus possible, dans les mêmes
+termes. C'est Napoléon, je crois, qui a dit qu'il n'y a qu'une seule
+figure sérieuse de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive,
+par la répétition, à s'établir dans les esprits au point qu'ils
+finissent par l'accepter comme une vérité démontrée.</p>
+
+<p>On comprend bien l'influence de la répétition sur les foules, en
+voyant à quel point elle est puissante sur les esprits les plus
+éclairés. Cette puissance vient de ce que la chose répétée finit par
+s'incruster dans ces régions profondes de l'inconscient où s'élaborent
+les motifs de<!-- Page 113 --><span class="pagenum"> [p. 113]</span>
+nos actions. Au bout de quelque temps, nous ne savons plus quel est
+l'auteur de l'assertion répétée, et nous finissons par y croire. De là
+la force étonnante de l'annonce. Quand nous avons lu cent fois, mille
+fois que le meilleur chocolat est le chocolat X, nous nous imaginons
+l'avoir entendu dire de bien des côtés, et nous finissons par en avoir
+la certitude. Quand nous avons lu mille fois que la farine Y a guéri
+les plus grands personnages des maladies les plus tenaces, nous
+finissons par être tentés de l'essayer le jour où nous sommes atteints
+d'une maladie du même genre. Si nous lisons toujours dans le même
+journal que A est un parfait gredin et B un très honnête homme, nous
+finissons par en être convaincus, à moins, bien entendu, que nous ne
+lisions souvent un autre journal d'opinion contraire, où les deux
+qualificatifs soient inversés. L'affirmation et la répétition sont
+seules assez puissantes pour pouvoir se combattre.</p>
+
+<p>Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, et qu'il y a
+unanimité dans la répétition, comme cela est arrivé pour certaines
+entreprises financières célèbres assez riches pour acheter tous les
+concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le
+puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les
+idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir
+contagieux aussi intense que celui des microbes. Ce phénomène est très
+naturel puisqu'on l'observe chez les animaux eux-mêmes dès qu'il sont
+en foule. Le tic d'un cheval dans une écurie est bientôt imité par les
+autres chevaux de la même écurie. Une panique, un mouvement désordonné
+de quelques moutons s'étend bientôt à tout le troupeau. Chez l'homme
+en<!-- Page 114 --><span class="pagenum"> [p. 114]</span> foule toutes
+les émotions sont très rapidement contagieuses, et c'est ce qui
+explique la soudaineté des paniques. Les désordres cérébraux, comme la
+folie, sont eux-mêmes contagieux. On sait combien est fréquente
+l'aliénation chez les médecins aliénistes. On a même cité récemment des
+formes de folie, l'agoraphobie par exemple, communiquées de l'homme aux
+animaux.</p>
+
+<p>La contagion n'exige pas la présence simultanée d'individus sur un
+seul point; elle peut se faire à distance sous l'influence de certains
+événements qui orientent tous les esprits dans le même sens et leur
+donnent les caractères spéciaux aux foules, surtout quand les esprits
+sont préparés par les facteurs lointains que j'ai étudiés plus haut.
+C'est ainsi par exemple que l'explosion révolutionnaire de 1848, partie
+de Paris, s'étendit brusquement à une grande partie de l'Europe et
+ébranla plusieurs monarchies.</p>
+
+<p>L'imitation, à laquelle on a attribué tant d'influence dans les
+phénomènes sociaux, n'est en réalité qu'un simple effet de la
+contagion. Ayant montré ailleurs son influence je me bornerai à
+reproduire ce que j'en disais il y a quinze ans et qui depuis a été
+développé par d'autres écrivains dans des publications récentes:</p>
+
+<p>«Semblable aux animaux, l'homme est naturellement imitatif.
+L'imitation est un besoin pour lui, à condition bien entendu, que cette
+imitation soit tout à fait facile, c'est ce besoin qui rend si
+puissante l'influence de ce que nous appelons la mode. Qu'il s'agisse
+d'opinions, d'idées, de manifestations littéraires, ou simplement de
+costumes, combien osent se soustraire à son empire? Ce n'est pas avec
+des arguments, mais avec des modèles, qu'on guide les foules. À chaque
+époque il y a un petit<!-- Page 115 --><span class="pagenum"> [p.
+115]</span> nombre d'individualités qui impriment leur action et que la
+masse inconsciente imite. Il ne faudrait pas cependant que ces
+individualités s'écartassent par trop des idées reçues. Les imiter
+serait alors trop difficile et leur influence serait nulle. C'est
+précisément pour cette raison que les hommes trop supérieurs à leur
+époque n'ont généralement aucune influence sur elle. L'écart est trop
+grand. C'est pour la même raison que les Européens, avec tous les
+avantages de leur civilisation, ont une influence si insignifiante sur
+les peuples de l'Orient: ils en diffèrent trop.</p>
+
+<p>«La double action du passé et de l'imitation réciproque finit par
+rendre tous les hommes d'un même pays et d'une même époque à ce point
+semblables que, même chez ceux qui sembleraient devoir le plus s'y
+soustraire, philosophes, savants et littérateurs, la pensée et le style
+ont un air de famille qui fait immédiatement reconnaître le temps
+auquel ils appartiennent. Il ne faut pas causer longtemps avec un
+individu pour connaître à fond ses lectures, ses occupations
+habituelles et le milieu où il
+vit<a name="N16" id="N16"></a><a href="#note_16" class="fnanchor">16</a>.»</p>
+
+<p>La contagion est si puissante qu'elle impose aux individus non
+seulement certaines opinions mais encore certaines façons de sentir.
+C'est la contagion qui fait mépriser à une époque certaines
+&oelig;uvres, telles que le <i>Tanhauser</i>, par exemple, et qui,
+quelques années plus tard, les fait admirer par ceux-là mêmes qui les
+avaient dénigrées le plus.</p>
+
+<p>C'est surtout par le mécanisme de la contagion, jamais par celui du
+raisonnement, que se propagent les
+opinions<!-- Page 116 --><span class="pagenum"> [p. 116]</span> et les
+croyances des foules. C'est au cabaret, par affirmation, répétition et
+contagion que s'établissent les conceptions actuelles des ouvriers; et
+les croyances des foules de tous les âges ne se sont guère créées
+autrement. Renan compare avec justesse les premiers fondateurs du
+christianisme «aux ouvriers socialistes répandant leurs idées de
+cabaret en cabaret»; et Voltaire avait déjà fait observer à propos de
+la religion chrétienne que «la plus vile canaille l'avait seule
+embrassée pendant plus de cent ans».</p>
+
+<p>On remarquera que, dans les exemples analogues à ceux que je viens
+de citer, la contagion, après s'être exercée dans les couches
+populaires, passe ensuite aux couches supérieures de la société. C'est
+ce que nous voyons de nos jours pour les doctrines socialistes, qui
+commencent à gagner ceux qui pourtant sont marqués pour en devenir les
+premières victimes. Le mécanisme de la contagion est si puissant que,
+devant son action, l'intérêt personnel lui-même s'évanouit.</p>
+
+<p>Et c'est pourquoi toute opinion devenue populaire finit toujours par
+s'imposer avec une grande force aux couches sociales les plus élevées,
+quelque visible que puisse être l'absurdité de l'opinion triomphante.
+Il y a là une réaction des couches sociales inférieures sur les couches
+supérieures d'autant plus curieuse que les croyances de la foule
+dérivent toujours plus ou moins de quelque idée supérieure restée
+souvent sans influence dans le milieu où elle avait pris naissance.
+Cette idée supérieure, les meneurs subjugués par elle s'en emparent, la
+déforment et créent une secte qui la déforme de nouveau, puis la répand
+dans le sein des foules qui continuent à la déformer de plus en
+plus.<!-- Page 117 --><span class="pagenum"> [p. 117]</span> Devenue
+vérité populaire, elle remonte en quelque façon à sa source et agit
+alors sur les couches supérieures d'une nation. C'est en définitive
+l'intelligence qui guide le monde, mais elle le guide vraiment de fort
+loin. Les philosophes qui créent les idées sont depuis bien longtemps
+retournés à la poussière, lorsque, par l'effet du mécanisme que je
+viens de décrire, leur pensée finit par triompher.</p>
+
+<h3>§ 3.&mdash;LE PRESTIGE</h3>
+
+<p>Ce qui contribue surtout à donner aux idées propagées par
+l'affirmation, la répétition et la contagion, une puissance très
+grande, c'est qu'elles finissent par acquérir le pouvoir mystérieux
+nommé prestige.</p>
+
+<p>Tout ce qui a dominé dans le monde, les idées ou les hommes, s'est
+imposé principalement par cette force irrésistible qu'exprime le mot
+prestige. C'est un terme dont nous saisissons tous le sens, mais qu'on
+applique de façons trop diverses pour qu'il soit facile de le définir.
+Le prestige peut comporter certains sentiments tels que l'admiration ou
+la crainte; il lui arrive parfois même de les avoir pour base, mais il
+peut parfaitement exister sans eux. Ce sont des morts, et par
+conséquent des êtres que nous ne craignons pas, Alexandre, César,
+Mahomet, Bouddha, par exemple, qui possèdent le plus de prestige. D'un
+autre côté, il y a des êtres ou des fictions que nous n'admirons pas,
+les divinités monstrueuses des temples souterrains de l'Inde, par
+exemple, et qui nous paraissent pourtant revêtues d'un grand
+prestige.</p>
+
+<p>Le prestige est en réalité une sorte de
+domination<!-- Page 118 --><span class="pagenum"> [p. 118]</span>
+qu'exerce sur notre esprit un individu, une &oelig;uvre ou une idée.
+Cette domination paralyse toutes nos facultés critiques et remplit
+notre âme d'étonnement et de respect. Le sentiment provoqué est
+inexplicable, comme tous les sentiments, mais il doit être du même
+ordre que la fascination subie par un sujet magnétisé. Le prestige est
+le plus puissant ressort de toute domination. Les dieux, les rois et
+les femmes n'auraient jamais régné sans lui.</p>
+
+<p>On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de
+prestige: le prestige acquis et le prestige personnel. Le prestige
+acquis est celui que donnent le nom, la fortune, la réputation. Il peut
+être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel est au
+contraire quelque chose d'individuel qui peut coexister avec la
+réputation, la gloire, la fortune, ou être renforcé par elles, mais qui
+peut parfaitement exister sans elles.</p>
+
+<p>Le prestige acquis, ou artificiel, est de beaucoup le plus répandu.
+Par le fait seul qu'un individu occupe une certaine position, possède
+une certaine fortune, est affublé de certains titres, il a du prestige,
+quelque nulle que puisse être sa valeur personnelle. Un militaire en
+uniforme, un magistrat en robe rouge ont toujours du prestige. Pascal
+avait très justement noté la nécessité pour les juges des robes et des
+perruques. Sans elles ils perdraient les trois quarts de leur autorité.
+Le socialiste le plus farouche est toujours un peu émotionné par la vue
+d'un prince ou d'un marquis; et il suffit de prendre de tels titres
+pour escroquer à un commerçant tout ce qu'on
+veut<a name="N17" id="N17"></a><a href="#note_17" class="fnanchor">17</a>.<!-- Page 119 --><span class="pagenum">
+[p. 119]</span></p>
+
+<p>Le prestige dont je viens de parler est celui qu'exercent les
+personnes; on peut placer à côté le prestige qu'exercent les opinions,
+les &oelig;uvres littéraires ou artistiques, etc. Ce n'est le plus
+souvent que de la répétition accumulée. L'histoire, l'histoire
+littéraire et artistique surtout, n'étant que la répétition des mêmes
+jugements que personne n'essaie de contrôler, chacun finit par répéter
+ce qu'il a appris à l'école, et il y a des noms et des choses auxquels
+nul n'oserait toucher. Pour un lecteur moderne, la lecture d'Homère
+dégage un incontestable et immense ennui; mais qui oserait le dire? Le
+Parthénon, dans son état actuel, est une misérable ruine absolument
+dépourvue d'intérêt; mais il possède un tel prestige qu'on ne le voit
+plus tel qu'il est, mais bien avec tout son cortège de souvenirs
+historiques. Le propre du prestige est d'empêcher de voir les choses
+telles qu'elles sont et de paralyser tous nos jugements. Les
+foules<!-- Page 120 --><span class="pagenum"> [p. 120]</span> toujours,
+les individus le plus souvent, ont besoin, sur tous les sujets,
+d'opinions toutes faites. Le succès de ces opinions est indépendant de
+la part de vérité ou d'erreur qu'elles contiennent; il dépend
+uniquement de leur prestige.</p>
+
+<p>J'arrive maintenant au prestige personnel. Il est d'une nature fort
+différente du prestige artificiel ou acquis dont je viens de m'occuper.
+C'est une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité, que
+possèdent un petit nombre de personnes, et qui leur permet d'exercer
+une fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent,
+alors même qu'ils sont socialement leurs égaux et ne possèdent aucun
+moyen ordinaire de domination. Ils imposent leurs idées, leurs
+sentiments à ceux qui les entourent, et on leur obéit comme la bête
+féroce obéit au dompteur qu'elle pourrait si facilement dévorer.</p>
+
+<p>Les grands meneurs de foules, tels que Bouddha, Jésus, Mahomet,
+Jeanne d'Arc, Napoléon, ont possédé à un haut degré cette forme de
+prestige; et c'est surtout par elle qu'ils se sont imposés. Les dieux,
+les héros et les dogmes s'imposent et ne se discutent pas; ils
+s'évanouissent même dès qu'on les discute.</p>
+
+<p>Les grands personnages que je viens de citer possédaient leur
+puissance fascinatrice bien avant de devenir illustres, et ils ne le
+fussent pas devenus sans elle. Il est évident, par exemple, que
+Napoléon, au zénith de la gloire, exerçait, par le seul fait de sa
+puissance, un prestige immense; mais ce prestige, il en était doué déjà
+en partie alors qu'il n'avait aucun pouvoir et était complètement
+inconnu. Lorsque, général ignoré, il fut envoyé par protection
+commander l'armée d'Italie, il
+tomba<!-- Page 121 --><span class="pagenum"> [p. 121]</span> au milieu
+de rudes généraux qui s'apprêtaient à faire un dur accueil au jeune
+intrus que le Directoire leur expédiait. Dès la première minute, dès la
+première entrevue, sans phrases, sans gestes, sans menaces, au premier
+regard du futur grand homme, ils étaient domptés. Taine donne, d'après
+les mémoires des contemporains, un curieux récit de cette entrevue.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Les généraux de division, entre autres Augereau, sorte de soudard
+héroïque et grossier, fier de sa haute taille et de sa bravoure,
+arrivent au quartier général très mal disposés pour le petit parvenu
+qu'on leur expédie de Paris. Sur la description qu'on leur en a faite,
+Augereau est injurieux, insubordonné d'avance: un favori de Barras, un
+général de vendémiaire, un général de rue, regardé comme un ours, parce
+qu'il est toujours seul à penser, une petite mine, une réputation de
+mathématicien et de rêveur. On les introduit, et Bonaparte se fait
+attendre. Il paraît enfin, ceint de son épée, se couvre, explique ses
+dispositions, leur donne ses ordres et les congédie. Augereau est resté
+muet; c'est dehors seulement qu'il se ressaisit et retrouve ses jurons
+ordinaires; il convient, avec Masséna, que ce petit b... de général lui
+a fait peur; il ne peut pas comprendre l'ascendant dont il s'est senti
+écrasé au premier coup d'&oelig;il.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Devenu grand homme, son prestige s'accrut de toute sa gloire et
+devint au moins égal à celui d'une divinité pour les dévots. Le général
+Vandamme, soudard révolutionnaire, plus brutal et plus énergique encore
+qu'Augereau, disait de lui au maréchal d'Ornano, en 1815, un jour
+qu'ils montaient ensemble l'escalier des Tuileries: «Mon cher, ce
+diable d'homme exerce sur moi une fascination dont je ne puis me rendre
+compte. C'est au point que moi, qui ne crains ni dieu ni diable, quand
+je<!-- Page 122 --><span class="pagenum"> [p. 122]</span> l'approche,
+je suis prêt à trembler comme un enfant, et il me ferait passer par le
+trou d'une aiguille pour me jeter dans le feu.»</p>
+
+<p>Napoléon exerça la même fascination sur tous ceux qui
+l'approchèrent<a name="N18" id="N18"></a><a href="#note_18" class="fnanchor">18</a>.</p>
+
+<blockquote>
+<p>Davoust disait, parlant du dévouement de Maret et du sien: «Si
+l'Empereur nous disait à tous deux: Il importe aux intérêts de ma
+politique de détruire Paris sans que personne en sorte et s'en échappe,
+Maret garderait le secret, j'en suis sûr, mais il ne pourrait
+s'empêcher de le compromettre cependant en faisant sortir sa famille.
+Eh bien, moi, de peur de le laisser deviner, j'y laisserais ma femme et
+mes enfants.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Il faut se souvenir de cette étonnante puissance de fascination pour
+comprendre ce merveilleux retour de l'île d'Elbe; cette conquête
+immédiate de la France par un homme isolé, ayant devant lui toutes les
+forces organisées d'un grand pays, qu'on pouvait croire
+lassé<!-- Page 123 --><span class="pagenum"> [p. 123]</span> de sa
+tyrannie. Il n'eut qu'à regarder les généraux envoyés pour s'emparer de
+lui, et qui avaient juré de s'en emparer. Tous se soumirent sans
+discussion.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Napoléon, écrit le général anglais Wolseley, débarque en France
+presque seul, et comme un fugitif, de la petite île d'Elbe qui était
+son royaume, et réussit en quelques semaines à bouleverser, sans
+effusion de sang, toute l'organisation du pouvoir de la France sous son
+roi légitime: l'ascendant personnel d'un homme s'affirma-t-il jamais
+plus étonnamment? Mais d'un bout à l'autre de cette campagne, qui fut
+sa dernière, combien est remarquable l'ascendant qu'il exerçait
+également sur les alliés, les obligeant à suivre son initiative, et
+combien peu s'en fallut qu'il ne les écrasât?»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Son prestige lui survécut et continua à grandir. C'est lui qui fit
+sacrer empereur un neveu obscur. En voyant renaître aujourd'hui sa
+légende, on voit combien cette grande ombre est puissante encore.
+Malmenez les hommes tant qu'il vous plaira, massacrez-les par millions,
+amenez invasions sur invasions, tout vous est permis si vous possédez
+un degré suffisant de prestige et le talent nécessaire pour le
+maintenir.</p>
+
+<p>J'ai invoqué ici un exemple de prestige tout à fait exceptionnel,
+sans doute, mais qu'il était utile de citer pour faire comprendre la
+genèse des grandes religions, des grandes doctrines et des grands
+empires. Sans la puissance exercée sur la foule par le prestige, cette
+genèse ne serait pas compréhensible.</p>
+
+<p>Mais le prestige ne se fonde pas uniquement sur l'ascendant
+personnel, la gloire militaire et la terreur religieuse; il peut avoir
+des origines plus modestes, et cependant être considérable encore.
+Notre siècle en peut fournir plusieurs exemples. Un des plus frappants,
+celui<!-- Page 124 --><span class="pagenum"> [p. 124]</span> que la
+postérité rappellera d'âge en âge, sera donné par l'histoire de l'homme
+illustre qui modifia la face du globe et les relations commerciales des
+peuples en séparant deux continents. Il réussit dans son entreprise par
+son immense volonté, mais aussi par la fascination qu'il exerçait sur
+tous ceux qui l'entouraient. Pour vaincre l'opposition unanime qu'il
+rencontrait, il n'avait qu'à se montrer. Il parlait un instant, et,
+devant le charme qu'il exerçait, les opposants devenaient des amis. Les
+Anglais surtout combattaient son projet avec acharnement; il n'eut qu'à
+paraître en Angleterre pour rallier tous les suffrages. Quand, plus
+tard, il passa par Southampton, les cloches sonnèrent sur son passage,
+et aujourd'hui l'Angleterre s'occupe de lui élever une statue. «Ayant
+tout vaincu, hommes et choses, les marais, les rochers et les sables,»
+il ne croyait plus aux obstacles et voulut recommencer Suez à Panama.
+Il recommença avec les mêmes moyens; mais l'âge était venu, et,
+d'ailleurs, la foi qui soulève les montagnes ne les soulève qu'à la
+condition qu'elles ne soient pas trop hautes. Les montagnes
+résistèrent, et la catastrophe qui s'en suivit détruisit l'éblouissante
+auréole de gloire qui enveloppait le héros. Sa vie enseigne comment
+peut grandir le prestige, et comment il peut disparaître. Après avoir
+égalé en grandeur les plus célèbres héros de l'histoire, il fut abaissé
+par les magistrats de son pays au rang des plus vils criminels. Quand
+il mourut, son cercueil passa isolé au milieu des foules indifférentes.
+Seuls, les souverains étrangers rendirent hommage à sa mémoire comme à
+celle de l'un des plus grands hommes qu'ait connus
+l'histoire<a name="N19" id="N19"></a><a href="#note_19" class="fnanchor">19</a>.</p>
+
+<p><!-- Page 125 --><span class="pagenum"> [p. 125]</span>Mais les
+divers exemples qui viennent d'être cités représentent des formes
+extrêmes. Pour établir dans ses détails la psychologie du prestige, il
+faudrait les placer à l'extrémité d'une série qui descendrait des
+fondateurs de religions et d'empires jusqu'au
+particulier<!-- Page 126 --><span class="pagenum"> [p. 126]</span>
+essayant d'éblouir ses voisins par un habit neuf ou une décoration.</p>
+
+<p>Entre les termes les plus éloignés de cette série, on placerait
+toutes les formes du prestige dans les divers éléments d'une
+civilisation: sciences, arts, littérature, etc., et l'on verrait qu'il
+constitue l'élément fondamental de la persuasion. Consciemment ou non,
+l'être, l'idée ou la chose possédant du prestige sont par voie de
+contagion imités immédiatement et imposent à toute une génération
+certaines façons de sentir et de traduire leur pensée. L'imitation est
+d'ailleurs le plus souvent inconsciente, et c'est précisément ce qui la
+rend parfaite. Les peintres modernes, qui reproduisent les couleurs
+effacées et les attitudes rigides de certains primitifs, ne se doutent
+guère d'où vient leur inspiration; ils croient à leur propre sincérité,
+alors que si un maître éminent n'avait pas ressuscité cette forme
+d'art, on aurait continué à n'en voir que les côtés naïfs et
+inférieurs. Ceux qui, à l'instar d'un autre maître illustre, inondent
+leurs toiles d'ombres violettes, ne voient pas dans la nature plus de
+violet qu'on n'en voyait il y a cinquante ans, mais ils sont
+suggestionnés par l'impression personnelle et spéciale d'un peintre
+qui, malgré cette bizarrerie, sut acquérir un grand prestige. Dans tous
+les éléments de la civilisation, de tels exemples pourraient être
+aisément invoqués.</p>
+
+<p>On voit, par ce qui précède, que bien des facteurs peuvent entrer
+dans la genèse du prestige: un des plus importants fut toujours le
+succès. Tout homme qui réussit, toute idée qui s'impose, cessent par ce
+fait même d'être contestés. La preuve que le succès est une des bases
+principales du prestige, c'est que
+ce<!-- Page 127 --><span class="pagenum"> [p. 127]</span> dernier
+disparaît presque toujours avec lui. Le héros, que la foule acclamait
+la veille, est conspué par elle le lendemain si l'insuccès l'a frappé.
+La réaction sera même d'autant plus vive que le prestige aura été plus
+grand. La foule considère alors le héros tombé comme un égal, et se
+venge de s'être inclinée devant la supériorité qu'elle ne lui reconnaît
+plus. Lorsque Robespierre faisait couper le cou à ses collègues et à un
+grand nombre de ses contemporains, il possédait un immense prestige.
+Lorsqu'un déplacement de quelques voix lui ôta son pouvoir, il perdit
+immédiatement ce prestige, et la foule le suivit à la guillotine avec
+autant d'imprécations qu'elle suivait la veille ses victimes. C'est
+toujours avec fureur que les croyants brisent les statues de leurs
+anciens dieux.</p>
+
+<p>Le prestige enlevé par l'insuccès est perdu brusquement. Il peut
+s'user aussi par la discussion, mais d'une façon plus lente. Ce procédé
+est cependant d'un effet très sûr. Le prestige discuté n'est déjà plus
+du prestige. Les dieux et les hommes qui ont su garder longtemps leur
+prestige n'ont jamais toléré la discussion. Pour se faire admirer des
+foules, il faut toujours les tenir à distance.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_16" id="note_16"></a><a href="#N16" class="label">16</a>
+<span class="smcap">Gustave le Bon.</span> <i>L'homme et les
+Sociétés</i>, t. II, p. 116, 1881.</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><a name="note_17" id="note_17"></a><a href="#N17" class="label">17</a>
+Cette influence des titres, des rubans, des uniformes sur les foules se
+rencontre dans tous les pays, même dans ceux où le sentiment de
+l'indépendance personnelle est le plus développé. Je reproduis à ce
+propos un passage curieux du livre récent d'un voyageur sur le prestige
+de certains personnages en Angleterre.</p>
+
+<p>«En diverses rencontres, je ne m'étais aperçu de l'ivresse
+particulière à laquelle le contact ou la vue d'un pair d'Angleterre
+exposent les Anglais les plus raisonnables.</p>
+
+<p>«Pourvu que son état soutienne son rang, ils l'aiment d'avance, et
+mis en présence supportent tout de lui avec enchantement. On les voit
+rougir de plaisir à son approche et, s'il leur parle, la joie qu'ils
+contiennent augmente cette rougeur et fait briller leurs yeux d'un
+éclat inaccoutumé. Ils ont le lord dans le sang, si l'on peut dire,
+comme l'Espagnol la danse, l'Allemand la musique et le Français la
+Révolution. Leur passion pour les chevaux et Shakspeare est moins
+violente, la satisfaction et l'orgueil qu'ils en tirent moins
+fondamentaux. Le Livre de la Pairie a un débit considérable, et si loin
+qu'on aille, on le trouve, comme la Bible, entre toutes les mains.»</p>
+
+</div>
+
+<p class="footnote"><a name="note_18" id="note_18"></a><a href="#N18" class="label">18</a>
+Très conscient de son prestige, Napoléon savait qu'il l'accroissait
+encore en traitant un peu moins bien que des palefreniers les grands
+personnages qui l'entouraient, et parmi lesquels figuraient plusieurs
+de ces célèbres conventionnels qu'avait tant redoutés l'Europe. Les
+récits du temps sont pleins de faits significatifs sur ce point. Un
+jour, en plein conseil d'État, Napoléon rudoie grossièrement Beugnot
+qu'il traite comme un valet mal appris. L'effet produit, il s'approche
+et lui dit: «Eh bien, grand imbécile, avez-vous retrouvé votre tête?»
+Là-dessus, Beugnot, haut comme un tambour-major se courbe très bas, et
+le petit homme, levant la main, prend le grand par l'oreille, «signe de
+faveur enivrante, écrit Beugnot, geste familier du maître qui
+s'humanise». De tels exemples donnent une notion nette du degré de
+basse platitude que peut provoquer le prestige. Ils font comprendre
+l'immense mépris du grand despote pour les hommes qui l'entouraient et
+qu'il traitait simplement de «chair à canon».</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><a name="note_19" id="note_19"></a><a href="#N19" class="label">19</a>
+Un journal étranger, la <i>Neu Freie Presse</i>, de Vienne, s'est livré
+au sujet de la destinée de Lesseps à des réflexions d'une très
+judicieuse psychologie, et que, pour cette raison, je reproduis ici:</p>
+
+<p>«Après la condamnation de Ferdinand de Lesseps, on n'a plus le droit
+de s'étonner de la triste fin de Christophe Colomb. Si Ferdinand de
+Lesseps est un escroc, toute noble illusion est un crime. L'antiquité
+aurait couronné la mémoire de Lesseps d'une auréole de gloire, et lui
+aurait fait boire à la coupe du nectar au milieu de l'Olympe, car il a
+changé la face de la terre, et il a accompli des &oelig;uvres qui
+perfectionnent la création. En condamnant Ferdinand de Lesseps, le
+président de la Cour d'appel s'est fait immortel, car toujours les
+peuples demanderont le nom de l'homme qui ne craignit pas d'abaisser
+son siècle pour habiller de la casaque du forçat un vieillard dont la
+vie a été la gloire de ses contemporains.</p>
+
+<p>«Qu'on ne nous parle plus désormais de justice inflexible, là où
+règne la haine bureaucratique contre les grandes &oelig;uvres hardies.
+Les nations ont besoin de ces hommes audacieux qui croient en eux-mêmes
+et franchissent tous les obstacles, sans égard pour leur propre
+personne. Le génie ne peut pas être prudent; avec la prudence il ne
+pourrait jamais élargir le cercle de l'activité humaine.</p>
+
+<p>«... Ferdinand de Lesseps a connu l'ivresse du triomphe et
+l'amertume des déceptions: Suez et Panama. Ici le c&oelig;ur se révolte
+contre la morale du succès. Lorsque de Lesseps eut réussi à relier deux
+mers, princes et nations lui rendirent leurs hommages; aujourd'hui
+qu'il échoue contre les rochers des Cordillères, il n'est plus qu'un
+vulgaire escroc... Il y a là une guerre des classes de la société, un
+mécontentement de bureaucrates et d'employés qui se vengent par le code
+criminel contre ceux qui voudraient s'élever au-dessus des autres...
+Les législateurs modernes se trouvent embarrassés devant ces grandes
+idées du génie humain; le public y comprend moins encore, et il est
+facile à un avocat général de prouver que Stanley est un assassin et
+Lesseps un trompeur.»</p>
+
+</div>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 128 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128"> [p. 128]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE IV</h2>
+
+<p class="center"><b>Limites de variabilité des croyances et opinions
+des foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">§ 1. <i>Les croyances
+fixes.</i>&mdash;Invariabilité de certaines croyances
+générales.&mdash;Elles sont les guides d'une
+civilisation.&mdash;Difficulté de les déraciner.&mdash;En quoi
+l'intolérance constitue pour les peuples une vertu.&mdash;L'absurdité
+philosophique d'une croyance générale ne peut nuire à sa
+propagation.&mdash;§ 2. <i>Les opinions mobiles des
+foules.</i>&mdash;Extrême mobilité des opinions qui ne dérivent pas des
+croyances générales.&mdash;Variations apparentes des idées et des
+croyances en moins d'un siècle.&mdash;Limites réelles de ces
+variations.&mdash;Éléments sur lesquels la variation a porté.&mdash;La
+disparition actuelle des croyances générales et la diffusion extrême de
+la presse rendent de nos jours les opinions de plus en plus
+mobiles.&mdash;Comment les opinions des foules tendent sur la plupart
+des sujets vers l'indifférence.&mdash;Impuissance des gouvernements à
+diriger comme jadis l'opinion.&mdash;L'émiettement actuel des opinions
+empêche leur tyrannie.</p>
+
+<h3>§ 1.&mdash;LES CROYANCES FIXES</h3>
+
+<p>Il y a un parallélisme étroit entre les caractères anatomiques des
+êtres et leurs caractères psychologiques. Dans les caractères
+anatomiques nous trouvons certains éléments invariables, ou si peu
+variables, qu'il faut la durée des âges géologiques pour les changer,
+et, à côté de ces caractères fixes, irréductibles, se voient des
+caractères très mobiles que le milieu, l'art de l'éleveur et
+de<!-- Page 129 --><span class="pagenum"> [p. 129]</span>
+l'horticulteur modifient aisément, et parfois au point de dissimuler,
+pour l'observateur peu attentif, les caractères fondamentaux.</p>
+
+<p>Nous observons le même phénomène dans les caractères moraux. À côté
+des éléments psychologiques irréductibles d'une race se rencontrent des
+éléments mobiles et changeants. Et c'est pourquoi, en étudiant les
+croyances et les opinions d'un peuple, on constate toujours un fonds
+très fixe sur lequel se greffent des opinions aussi mobiles que le
+sable qui recouvre le rocher.</p>
+
+<p>Les croyances et les opinions des foules forment donc deux classes
+bien distinctes. D'une part, les grandes croyances permanentes, qui
+durent plusieurs siècles, et sur lesquelles une civilisation entière
+repose, telles, par exemple, autrefois, la conception féodale, les
+idées chrétiennes, celles de la Réforme; tels de nos jours, le principe
+des nationalités, les idées démocratiques et sociales. D'autre part,
+les opinions momentanées et changeantes, dérivées le plus souvent des
+conceptions générales, que chaque âge voit naître et mourir: telles
+sont les théories qui guident les arts et la littérature à certains
+moments, celles, par exemple, qui ont produit le romantisme, le
+naturalisme, le mysticisme, etc. Elles sont aussi superficielles, le
+plus souvent, que la mode, et changent comme elle. Ce sont les petites
+vagues qui naissent et s'évanouissent sans cesse à la surface d'un lac
+aux eaux profondes.</p>
+
+<p>Les grandes croyances générales sont en nombre fort restreint. Leur
+naissance et leur mort forment pour chaque race historique les points
+culminants de son histoire. Elles constituent la vraie charpente des
+civilisations.</p>
+
+<p>Il est très facile d'établir une opinion passagère
+dans<!-- Page 130 --><span class="pagenum"> [p. 130]</span> l'âme des
+foules, mais il est très difficile d'y établir une croyance durable. Il
+est également fort difficile de détruire cette dernière lorsqu'elle a
+été établie. Ce n'est, le plus souvent, qu'au prix de révolutions
+violentes qu'on peut la changer. Les révolutions n'ont même ce pouvoir
+que lorsque la croyance a perdu presque entièrement son empire sur les
+âmes. Les révolutions servent alors à balayer finalement ce qui était à
+peu près abandonné déjà, mais ce que le joug de la coutume empêchait
+d'abandonner entièrement. Les révolutions qui commencent sont en
+réalité des croyances qui finissent.</p>
+
+<p>Le jour précis où une grande croyance est marquée pour mourir est
+facile à reconnaître; c'est celui où sa valeur commence à être
+discutée. Toute croyance générale n'étant guère qu'une fiction ne
+saurait subsister qu'à la condition de n'être pas soumise à
+l'examen.</p>
+
+<p>Mais alors même qu'une croyance est fortement ébranlée, les
+institutions qui en dérivent conservent leur puissance et ne s'effacent
+que lentement. Lorsqu'elle a enfin perdu complètement son pouvoir, tout
+ce qu'elle soutenait s'écroule bientôt. Il n'a pas encore été donné à
+un peuple de pouvoir changer ses croyances sans être aussitôt condamnée
+à transformer tous les éléments de sa civilisation.</p>
+
+<p>Il les transforme jusqu'à ce qu'il ait trouvé une nouvelle croyance
+générale qui soit acceptée; et jusque-là il vit forcément dans
+l'anarchie. Les croyances générales sont les supports nécessaires des
+civilisations; elles impriment une orientation aux idées. Elles seules
+peuvent inspirer la foi et créer le devoir.</p>
+
+<p>Les peuples ont toujours senti l'utilité d'acquérir des croyances
+générales, et compris d'instinct que la
+disparition<!-- Page 131 --><span class="pagenum"> [p. 131]</span> de
+celles-ci devait marquer pour eux l'heure de la décadence. Le culte
+fanatique de Rome fut pour les Romains la croyance qui les rendit
+maîtres du monde, et quand cette croyance fut morte, Rome fut condamnée
+à mourir. Ce furent seulement lorsqu'ils eurent acquis quelques
+croyances communes que les barbares, qui détruisirent la civilisation
+romaine, atteignirent à une certaine cohésion et purent sortir de
+l'anarchie.</p>
+
+<p>Ce n'est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu
+leurs convictions avec intolérance. Cette intolérance, si critiquable
+au point de vue philosophique, représente dans la vie des peuples la
+plus nécessaire des vertus. C'est pour fonder ou maintenir des
+croyances générales que le moyen âge a élevé tant de bûchers, que tant
+d'inventeurs et de novateurs sont morts dans le désespoir quand ils
+évitaient les supplices. C'est pour les défendre que le monde a été
+tant de fois bouleversé, que tant de millions d'hommes sont morts sur
+les champs de bataille, et y mourront encore.</p>
+
+<p>Il y a de grandes difficultés à établir une croyance générale, mais,
+quand elle est définitivement établie, sa puissance est pour longtemps
+invincible; et quelle que soit sa fausseté philosophique, elle s'impose
+aux plus lumineux esprits. Les peuples de l'Europe n'ont-ils pas,
+depuis plus de quinze siècles, considéré comme des vérités
+indiscutables des légendes religieuses aussi
+barbares<a name="N20" id="N20"></a><a href="#note_20" class="fnanchor">20</a>,
+quand on les examine de près, que
+celles<!-- Page 132 --><span class="pagenum"> [p. 132]</span> de
+Moloch. L'effrayante absurdité de la légende d'un Dieu se vengeant sur
+son fils par d'horribles supplices de la désobéissance d'une de ses
+créatures, n'a pas été aperçue pendant bien des siècles. Les plus
+puissants génies, un Galilée, un Newton, un Leibniz, n'ont pas même
+supposé un instant que la vérité de tels dogmes pût être discutée. Rien
+ne démontre mieux l'hypnotisation produite par les croyances générales,
+mais rien ne marque mieux aussi les humiliantes limites de notre
+esprit.</p>
+
+<p>Dès qu'un dogme nouveau est implanté dans l'âme des foules, il
+devient l'inspirateur de ses institutions, de ses arts et de sa
+conduite. L'empire qu'il exerce alors sur les âmes est absolu. Les
+hommes d'action ne songent qu'à le réaliser, les législateurs ne font
+que l'appliquer, les philosophes, les artistes, les littérateurs ne
+sont préoccupés que de le traduire sous des formes diverses.</p>
+
+<p>De la croyance fondamentale, des idées momentanées accessoires
+peuvent surgir, mais elles portent toujours l'empreinte de la croyance
+dont elles sont issues. La civilisation égyptienne, la civilisation
+européenne du moyen âge, la civilisation musulmane des Arabes dérivent
+d'un tout petit nombre de croyances religieuses qui ont imprimé leur
+marque sur les moindres éléments de ces civilisations, et permettent de
+les reconnaître aussitôt.</p>
+
+<p>Et c'est ainsi que grâce aux croyances générales, les hommes de
+chaque âge sont entourés d'un réseau de traditions, d'opinions et de
+coutumes, au joug desquelles ils ne sauraient se soustraire et qui les
+rendent toujours très semblables les uns aux autres. Ce qui mène
+surtout les hommes, ce sont les croyances et les coutumes dérivées de
+ces croyances. Elles règlent les
+moindres<!-- Page 133 --><span class="pagenum"> [p. 133]</span> actes
+de notre existence, et l'esprit le plus indépendant ne songe pas à s'y
+soustraire. Il n'y a de véritable tyrannie que celle qui s'exerce
+inconsciemment sur les âmes, parce que c'est la seule qui ne se puisse
+combattre. Tibère, Gengiskhan, Napoléon ont été des tyrans redoutables,
+sans doute, mais, du fond de leur tombeau, Moïse, Bouddha, Jésus,
+Mahomet, Luther ont exercé sur les âmes un despotisme bien autrement
+profond. Une conspiration peut abattre un tyran, mais que peut-elle sur
+une croyance bien établie? Dans sa lutte violente contre le
+catholicisme, et malgré l'assentiment apparent des foules, malgré des
+procédés de destruction aussi impitoyables que ceux de l'Inquisition,
+c'est notre grande Révolution qui a été vaincue. Les seuls tyrans réels
+que l'humanité ait connus ont toujours été les ombres des morts ou les
+illusions qu'elle s'est créées.</p>
+
+<p>L'absurdité philosophique que présentent souvent les croyances
+générales n'a jamais été un obstacle à leur triomphe. Ce triomphe ne
+semble même possible qu'à la condition qu'elles renferment quelque
+mystérieuse absurdité. Ce n'est donc pas l'évidente faiblesse des
+croyances socialistes actuelles qui les empêchera de triompher dans
+l'âme des foules. Leur véritable infériorité par rapport à toutes les
+croyances religieuses tient uniquement à ceci: l'idéal de bonheur que
+promettaient ces dernières ne devant être réalisé que dans une vie
+future, personne ne pouvait contester cette réalisation. L'idéal de
+bonheur socialiste devant être réalisé sur terre, dès les premières
+tentatives de réalisation, la vanité des promesses apparaîtra aussitôt,
+et la croyance nouvelle perdra du même coup tout prestige. Sa puissance
+ne grandira donc que jusqu'au jour où,
+ayant<!-- Page 134 --><span class="pagenum"> [p. 134]</span> triomphé,
+la réalisation pratique commencera. Et c'est pourquoi, si la religion
+nouvelle exerce d'abord, comme toutes celles qui l'ont précédée, un
+rôle destructeur, elle ne saurait exercer ensuite, comme elles, un rôle
+créateur.</p>
+
+<h3>§ 2.&mdash;LES OPINIONS MOBILES DES FOULES</h3>
+
+<p>Au-dessus des croyances fixes, dont nous venons de montrer la
+puissance se trouve une couche d'opinions, d'idées, de pensées qui
+naissent et meurent constamment. Quelques-unes ont la durée d'un jour,
+et les plus importantes ne dépassent guère la vie d'une génération.
+Nous avons marqué déjà que les changements qui surviennent dans ces
+opinions sont parfois beaucoup plus superficiels que réels, et que
+toujours ils portent l'empreinte des qualités de la race. Considérant
+par exemple les institutions politiques du pays où nous vivons, nous
+avons fait voir que les partis en apparence les plus contraires:
+monarchistes, radicaux, impérialistes, socialistes, etc., ont un idéal
+absolument identique, et que cet idéal tient uniquement à la structure
+mentale de notre race, puisque, sous des noms analogues, on retrouve
+dans d'autres races un idéal tout à fait contraire. Ce n'est pas le nom
+donné aux opinions, ni des adaptations trompeuses qui changent le fond
+des choses. Les bourgeois de la Révolution, tout imprégnés de
+littérature latine, et qui, les yeux fixés sur la république romaine,
+adoptèrent ses lois, ses faisceaux et ses toges, et tâchèrent d'imiter
+ses institutions et ses exemples, n'étaient pas
+devenus<!-- Page 135 --><span class="pagenum"> [p. 135]</span> des
+Romains parce qu'ils étaient sous l'empire d'une puissante suggestion
+historique. Le rôle du philosophe est de rechercher ce qui subsiste des
+croyances anciennes sous les changements apparents, et de distinguer ce
+qui, dans le flot mouvant des opinions, est déterminé par les croyances
+générales et l'âme de la race.</p>
+
+<p>Sans ce critérium philosophique on pourrait croire que les foules
+changent de croyances politiques ou religieuses fréquemment et à
+volonté. L'histoire tout entière, politique, religieuse, artistique,
+littéraire, semble le prouver en effet.</p>
+
+<p>Prenons, par exemple, une bien courte période de notre histoire, de
+1790 à 1820 seulement, c'est-à-dire trente ans, la durée d'une
+génération. Nous y voyons les foules, d'abord monarchiques, devenir
+très révolutionnaires, puis très impérialistes, puis redevenir très
+monarchiques. En religion, elles vont pendant le même temps du
+catholicisme à l'athéisme, puis au déisme, puis retournent aux formes
+les plus exagérées du catholicisme. Et ce ne sont pas seulement les
+foules, mais également ceux qui les dirigent. Nous contemplons avec
+étonnement ces grands conventionnels, ennemis jurés des rois et ne
+voulant ni dieux ni maîtres, qui deviennent les humbles serviteurs de
+Napoléon, puis portent pieusement des cierges dans les processions sous
+Louis XVIII.</p>
+
+<p>Et dans les soixante-dix années qui suivent, quels changements
+encore dans les opinions des foules. La «Perfide Albion» du début de ce
+siècle devenant l'alliée de la France sous l'héritier de Napoléon; la
+Russie, deux fois envahie par nous, et qui avait
+tant<!-- Page 136 --><span class="pagenum"> [p. 136]</span> applaudi à
+nos derniers revers, considérée subitement comme une amie.</p>
+
+<p>En littérature, en art, en philosophie, les successions d'opinions
+sont plus rapides encore. Romantisme, naturalisme, mysticisme, etc.,
+naissent et meurent tour à tour. L'artiste et l'écrivain acclamés hier
+sont profondément dédaignés demain.</p>
+
+<p>Mais, quand nous analysons tous ces changements, en apparence si
+profonds, que voyons-nous? Tous ceux contraires aux croyances générales
+et aux sentiments de la race n'ont qu'une durée éphémère, et le fleuve
+détourné reprend bientôt son cours. Les opinions qui ne se rattachent à
+aucune croyance générale, à aucun sentiment de la race, et qui, par
+conséquent, ne sauraient avoir de fixité, sont à la merci de tous les
+hasards ou, si l'on préfère, des moindres changements de milieu.
+Formées par suggestion et contagion, elles sont toujours momentanées;
+elles naissent et disparaissent parfois aussi rapidement que les dunes
+de sable formées par le vent au bord de la mer.</p>
+
+<p>De nos jours, la somme des opinions mobiles des foules est plus
+grande qu'elle ne le fut jamais; et cela, pour trois raisons
+différentes:</p>
+
+<p>La première est que les anciennes croyances perdant de plus en plus
+leur empire, n'agissent plus comme jadis sur les opinions passagères
+pour leur donner une certaine orientation. L'effacement des croyances
+générales laisse place à une foule d'opinions particulières sans passé
+ni avenir.</p>
+
+<p>La seconde raison est que la puissance des foules devenant de plus
+en plus grande et ayant de moins en moins de contrepoids, la mobilité
+extrême d'idées que<!-- Page 137 --><span class="pagenum"> [p.
+137]</span> nous avons constatée chez elles, peut se manifester
+librement.</p>
+
+<p>La troisième raison enfin est la diffusion récente de la presse qui
+met sans cesse sous les yeux des foules les opinions les plus
+contraires. Les suggestions que chacune d'elles pourrait engendrer sont
+bientôt détruites par des suggestions opposées. Il en résulte que
+chaque opinion n'arrive pas à s'étendre et est vouée à une existence
+très éphémère. Elle est morte avant d'avoir pu se répandre assez pour
+devenir générale.</p>
+
+<p>De ces causes diverses est résulté un phénomène très nouveau dans
+l'histoire du monde, et tout à fait caractéristique de l'âge actuel, je
+veux parler de l'impuissance des gouvernements à diriger l'opinion.</p>
+
+<p>Jadis, et ce jadis n'est pas fort loin, l'action des gouvernements,
+l'influence de quelques écrivains et d'un tout petit nombre de journaux
+constituaient les vrais régulateurs de l'opinion. Aujourd'hui, les
+écrivains ont perdu toute influence, et les journaux ne font plus que
+refléter l'opinion. Quant aux hommes d'État, loin de la diriger, ils ne
+cherchent qu'à la suivre. Ils ont une crainte de l'opinion qui va
+parfois jusqu'à la terreur et ôte toute fixité à leur ligne de
+conduite.</p>
+
+<p>L'opinion des foules tend donc à devenir de plus en plus le
+régulateur suprême de la politique. Elle arrive aujourd'hui à imposer
+des alliances, comme nous l'avons vu récemment pour l'alliance russe,
+exclusivement sortie d'un mouvement populaire. C'est un symptôme bien
+curieux de voir de nos jours papes, rois et empereurs, se soumettre au
+mécanisme de l'interview, pour exposer leur pensée, sur un sujet donné,
+au jugement des foules. On a pu dire jadis que la politique
+n'était<!-- Page 138 --><span class="pagenum"> [p. 138]</span> pas
+chose de sentiment. Pourrait-on le dire encore aujourd'hui où elle a de
+plus en plus pour guide les impulsions de foules mobiles qui ne
+connaissent pas la raison, et que le sentiment seul peut guider?</p>
+
+<p>Quant à la presse, autrefois directrice de l'opinion, elle a dû,
+comme les gouvernements, s'effacer devant le pouvoir des foules. Elle
+possède certes une puissance considérable, mais seulement parce qu'elle
+est exclusivement le reflet des opinions des foules et de leurs
+incessantes variations. Devenue simple agence d'information, elle a
+renoncé à chercher à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit
+tous les changements de la pensée publique, et les nécessités de la
+concurrence l'obligent à bien les suivre sous peine de perdre ses
+lecteurs. Les vieux organes solennels et influents d'autrefois, comme
+le <i>Constitutionnel</i>, les <i>Débats</i>, le <i>Siècle</i>, dont la
+précédente génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou
+sont devenus feuilles d'informations encadrées de chroniques amusantes,
+de cancans mondains et de réclames financières. Où serait aujourd'hui
+le journal assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions
+personnelles, et de quel poids seraient ces opinions auprès de lecteurs
+qui ne demandent qu'à être renseignés ou amusés, et qui, derrière
+chaque recommandation, redoutent toujours le spéculateur. La critique
+n'a même plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre.
+Elle peut leur nuire, mais non les servir. Les journaux ont tellement
+conscience de l'inutilité de tout ce qui est critique ou opinion
+personnelle, qu'ils ont progressivement supprimé les critiques
+littéraires, se bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois
+lignes de<!-- Page 139 --><span class="pagenum"> [p. 139]</span>
+réclame, et, dans vingt ans, il en sera probablement de même pour la
+critique théâtrale.</p>
+
+<p>Épier l'opinion est devenu aujourd'hui la préoccupation essentielle
+de la presse et des gouvernements. Quel est l'effet produit par un
+événement, un projet législatif, un discours, voilà ce qu'il leur faut
+savoir sans cesse; et la chose n'est pas facile, car rien n'est plus
+mobile et plus changeant que la pensée des foules, et rien n'est plus
+fréquent que de les voir accueillir avec des anathèmes ce qu'elles
+avaient acclamé la veille.</p>
+
+<p>Cette absence totale de direction de l'opinion, et en même temps la
+dissolution des croyances générales, ont eu pour résultat final un
+émiettement complet de toutes les convictions, et l'indifférence
+croissante des foules pour ce qui ne touche pas nettement leurs
+intérêts immédiats. Les questions de doctrines, telles que le
+socialisme, ne recrutent de défenseurs réellement convaincus que dans
+les couches tout à fait illettrées: ouvriers des mines et des usines,
+par exemple. Le petit bourgeois, l'ouvrier ayant quelque teinte
+d'instruction sont devenus d'un scepticisme ou tout au moins d'une
+mobilité complète.</p>
+
+<p>L'évolution qui s'est ainsi opérée depuis vingt-cinq ans est
+frappante. À l'époque précédente, peu éloignée pourtant, les opinions
+possédaient encore une orientation générale; elles dérivaient de
+l'adoption de quelque croyance fondamentale. Par le fait seul qu'on
+était monarchiste, on avait fatalement, aussi bien en histoire que dans
+les sciences, certaines idées très arrêtées; et, par le fait seul qu'on
+était républicain, on avait des idées tout à fait contraires. Un
+monarchiste savait pertinemment que l'homme ne descend pas du singe,
+et<!-- Page 140 --><span class="pagenum"> [p. 140]</span> un
+républicain savait non moins pertinemment qu'il en descend. Le
+monarchiste devait parler de la Révolution avec horreur, et le
+républicain avec vénération. Il y avait des noms, tels que ceux de
+Robespierre et de Marat, qu'il fallait prononcer avec des mines de
+dévot, et d'autres noms, tels que ceux de César, d'Auguste et de
+Napoléon qu'on ne devait pas articuler sans les couvrir d'invectives.
+Jusque dans notre Sorbonne, cette naïve façon de concevoir l'histoire
+était
+générale<a name="N21" id="N21"></a><a href="#note_21" class="fnanchor">21</a>.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, devant la discussion et l'analyse, toutes les opinions
+perdent leur prestige; leurs angles s'usent vite, et il en survit bien
+peu qui nous puissent passionner. L'homme moderne est de plus en plus
+envahi par l'indifférence.</p>
+
+<p>Ne déplorons pas trop cet effritement général des opinions. Que ce
+soit un symptôme de décadence dans la vie d'un peuple, on ne saurait le
+contester. Il est certain que les voyants, les apôtres, les meneurs,
+les convaincus en un mot, ont une bien autre force que les négateurs,
+les critiques et les indifférents; mais n'oublions pas non plus qu'avec
+la puissance actuelle des<!-- Page 141 --><span class="pagenum"> [p.
+141]</span> foules, si une seule opinion pouvait acquérir assez de
+prestige pour s'imposer, elle serait bientôt revêtue d'un pouvoir
+tellement tyrannique que tout devrait aussitôt plier devant elle, et
+que l'âge de la libre discussion serait clos pour longtemps. Les foules
+représentent des maîtres pacifiques parfois, comme l'étaient à leurs
+heures Héliogabale et Tibère; mais elles ont aussi de furieux caprices.
+Quand une civilisation est prête à tomber entre leurs mains, elle est à
+la merci de trop de hasards pour durer bien longtemps. Si quelque chose
+pouvait retarder un peu l'heure de l'effondrement, ce serait
+précisément l'extrême mobilité des opinions et l'indifférence
+croissante des foules pour toute croyance générale.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_20" id="note_20"></a><a href="#N20" class="label">20</a>
+Barbares philosophiquement, j'entends. Pratiquement, elles ont créé une
+civilisation entièrement nouvelle et pendant quinze siècles laissé
+entrevoir à l'homme ces paradis enchantés du rêve et de l'espoir qu'il
+ne connaîtra plus.</p>
+
+<div class="footnote">
+<p><a name="note_21" id="note_21"></a><a href="#N21" class="label">21</a>
+Certaines pages des livres de nos professeurs officiels sont, à ce
+point de vue, bien curieuses, et montrent à quel point l'esprit
+critique est peu développé par notre éducation universitaire. Je
+citerai comme exemple les lignes suivantes extraites de la
+<i>Révolution française</i> de M. Rambaud, professeur d'histoire à la
+Sorbonne:</p>
+
+<p>«La prise de la Bastille est un fait culminant dans l'histoire non
+seulement de la France, mais de l'Europe entière; elle inaugurait une
+époque nouvelle de l'histoire du monde!»</p>
+
+<p>Quant à Robespierre, nous y apprenions avec stupeur, que «sa
+dictature fut surtout d'opinion, de persuasion, d'autorité morale; elle
+fut une sorte de pontificat entre les mains d'un homme vertueux»! (P.
+91 et 220.)</p>
+
+</div>
+
+<hr style="width: 45%;" /><!-- Page 142 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142"> [p. 142]</a></div>
+
+<h2>LIVRE III</h2>
+
+<p class="center"><b>CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIVERSES
+CATÉGORIES DE FOULES</b></p>
+
+<hr style="width: 25%;" />
+<h2>CHAPITRE PREMIER</h2>
+
+<p class="center"><b>Classification des foules.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Divisions générales des foules.&mdash;Leur
+classification.&mdash;§ 1. <i>Les foules hétérogènes.</i>&mdash;Comment
+elles se différencient.&mdash;Influence de la race.&mdash;L'âme de la
+foule est d'autant plus faible que l'âme de la race est plus
+forte.&mdash;L'âme de la race représente l'état de civilisation et
+l'âme de la foule l'état de barbarie.&mdash;§ 2. <i>Les foules
+homogènes.</i>&mdash;Division des foules homogènes.&mdash;Les sectes,
+les castes et les classes.</p>
+
+<p>Nous avons indiqué dans cet ouvrage les caractères généraux communs
+aux foules psychologiques. Il nous reste à montrer les caractères
+particuliers qui s'ajoutent à ces caractères généraux suivant les
+diverses catégories de collectivités lorsque, sous l'influence
+d'excitants convenables, elles se transforment en foule.</p>
+
+<p>Exposons d'abord en quelques mots une classification des foules.</p>
+
+<p><!-- Page 143 --><span class="pagenum"> [p. 143]</span>Notre point
+de départ sera la simple multitude. Sa forme la plus inférieure se
+présente, lorsqu'elle est composée d'individus appartenant à des races
+différentes. Elle n'a d'autre lien commun que la volonté, plus ou moins
+respectée d'un chef. On peut donner comme type de telles multitudes,
+les barbares d'origines fort diverses, qui pendant plusieurs siècles
+envahirent l'empire Romain.</p>
+
+<p>Au-dessus de ces multitudes de races diverses, se trouvent celles
+qui, sous l'influence de certains facteurs, ont acquis des caractères
+communs et ont fini par former une race. Elles présenteront à
+l'occasion les caractéristiques spéciales des foules, mais ces
+caractéristiques seront plus ou moins dominées par celles de la
+race.</p>
+
+<p>Ces deux catégories de multitudes peuvent, sous l'influence des
+facteurs étudiés dans cet ouvrage, se transformer en foules organisées
+ou psychologiques. Dans ces foules organisées, nous établirons les
+divisions suivantes;</p>
+
+<div class="center">
+<table summary="" border="0" cellpadding="4" cellspacing="0">
+
+ <tbody>
+
+ <tr>
+
+ <td align="left"><i>A.</i> Foules
+hétérogènes.</td>
+
+ <td align="left">1<sup>o</sup> <i>Anonymes.</i> (Foules
+des rues, par exemple.)</td>
+
+ </tr>
+
+ <tr>
+
+ <td align="left"></td>
+
+ <td align="left">2<sup>o</sup> <i>Non
+anonymes.</i> (Jurys, assemblées parlementaires, etc.)</td>
+
+ </tr>
+
+ <tr>
+
+ <td align="left"><i>B.</i> Foules
+homogènes.</td>
+
+ <td align="left">1<sup>o</sup> <i>Sectes.</i>
+(Sectes politiques, Sectes religieuses, etc.)</td>
+
+ </tr>
+
+ <tr>
+
+ <td align="left"></td>
+
+ <td align="left">2<sup>o</sup> <i>Castes.</i>(Caste
+militaire, caste sacerdotale, castes ouvrières, etc.)</td>
+
+ </tr>
+
+ <tr>
+
+ <td align="left"></td>
+
+ <td align="left">3<sup>o</sup> <i>Classe.</i>(Classe
+bourgeoise, classes des paysans, etc.)</td>
+
+ </tr>
+
+ </tbody>
+</table>
+
+</div>
+
+<p>Indiquons en quelques mots les caractères différentiels de ces
+diverses catégories de foules.</p>
+
+<h3><!-- Page 144 --><span class="pagenum"> [p. 144]</span>§ 1.&mdash;FOULES
+HÉTÉROGÈNES</h3>
+
+<p>Ces collectivités sont celles dont nous avons étudié les caractères
+dans ce volume. Elles se composent d'individus quelconques, quelle que
+soit leur profession ou leur intelligence.</p>
+
+<p>Nous savons maintenant que, par le fait seul que des hommes forment
+une foule agissante, leur psychologie collective diffère
+essentiellement de leur psychologie individuelle, et que l'intelligence
+ne les soustrait pas à cette différenciation. Nous avons vu que, dans
+les collectivités, l'intelligence ne joue aucun rôle. Seuls des
+sentiments inconscients agissent.</p>
+
+<p>Un facteur fondamental, la race, permet de différencier assez
+profondément les diverses foules hétérogènes.</p>
+
+<p>Nous sommes plusieurs fois déjà revenus sur le rôle de la race, et
+nous avons montré qu'elle est le plus puissant des facteurs capables de
+déterminer les actions des hommes. Elle manifeste également son action
+dans les caractères des foules. Une foule composée d'individus
+quelconques, mais tous Anglais ou Chinois, différera profondément d'une
+autre foule composée d'individus également quelconques, mais de races
+différentes: Russes, Français, Espagnols, par exemple.</p>
+
+<p>Les profondes divergences que la constitution mentale héréditaire
+crée dans la façon de sentir et de penser des hommes, éclatent
+immédiatement dès que des circonstances, assez rares d'ailleurs,
+réunissent dans une même foule, en proportions à peu près égales, des
+individus de nationalités différentes, quelque
+identiques<!-- Page 145 --><span class="pagenum"> [p. 145]</span> que
+soient en apparence les intérêts qui les rassemblent. Les tentatives
+faites par les socialistes pour réunir dans de grands congrès des
+représentants de la population ouvrière de chaque pays, ont toujours
+abouti aux plus furieuses discordes. Une foule latine, si
+révolutionnaire ou si conservatrice qu'on la suppose, fera
+invariablement appel, pour réaliser ses exigences, à l'intervention de
+l'État. Elle est toujours centralisatrice et plus ou moins césarienne.
+Une foule anglaise ou américaine, au contraire, ne connaît pas l'État
+et ne fait appel qu'à l'initiative privée. Une foule française tient
+avant tout à l'égalité, et une foule anglaise à la liberté. Ce sont
+précisément ces différences de races qui font qu'il y a presque autant
+de formes de socialisme et de démocratie que de nations.</p>
+
+<p>L'âme de la race domine donc entièrement l'âme de la foule. Elle est
+le substratum puissant qui limite ses oscillations. Considérons comme
+une loi essentielle que <i>les caractères inférieurs des foules sont
+d'autant moins accentués que l'âme de la race est plus forte</i>.
+L'état de foule et la domination des foules, c'est la barbarie ou le
+retour à la barbarie. C'est en acquérant une âme solidement constituée
+que la race se soustrait de plus en plus à la puissance irréfléchie des
+foules et sort de la barbarie.</p>
+
+<p>En dehors de la race, la seule classification importante à faire
+pour les foules hétérogènes est de les séparer en foules anonymes,
+comme celles des rues, et en foules non anonymes,&mdash;les assemblées
+délibérantes et les jurés par exemple. Le sentiment de la
+responsabilité, nul chez les premières et développé chez les secondes,
+donne à leurs actes des orientations souvent fort différentes.</p>
+
+<h3><!-- Page 146 --><span class="pagenum"> [p. 146]</span>§ 2.&mdash;FOULES HOMOGÈNES</h3>
+
+<p>Les foules homogènes comprennent: 1<sup>o</sup> <i>les sectes</i>;
+2<sup>o</sup> <i>les castes</i>; 3<sup>o</sup> <i>les classes</i>.</p>
+
+<p>La <i>secte</i> marque le premier degré dans l'organisation des
+foules homogènes. Elle comprend des individus d'éducation, de
+professions, de milieux parfois fort différents, n'ayant entre eux que
+le lien unique des croyances. Telles sont les sectes religieuses et
+politiques, par exemple.</p>
+
+<p>La <i>caste</i> représente le plus haut degré d'organisation dont la
+foule soit susceptible. Alors que la secte comprend des individus de
+professions, d'éducation, de milieux fort différents et rattachés
+seulement par la communauté des croyances, la caste ne comprend que des
+individus de même profession et par conséquent d'éducation et de
+milieux à peu près semblables. Telles sont la caste militaire et la
+caste sacerdotale, par exemple.</p>
+
+<p>La <i>classe</i> est formée par des individus d'origines diverses
+réunis, non par la communauté des croyances, comme le sont les membres
+d'une secte, ni par la communauté des occupations professionnelles,
+comme le sont les membres d'une caste, mais par certains intérêts,
+certaines habitudes de vie et d'éducation fort semblables. Telles sont,
+par exemple, la classe bourgeoise, la classe agricole, etc.</p>
+
+<p>Ne m'occupant dans cet ouvrage que des foules hétérogènes, et
+réservant l'étude des foules homogènes (sectes, castes et classes) pour
+un autre volume, je n'insisterai pas ici sur les caractères de ces
+dernières. Je terminerai l'étude des foules hétérogènes par l'examen de
+quelques catégories de foule déterminées, choisies comme types.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 147 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147"> [p. 147]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE II</h2>
+
+<p class="center"><b>Les foules dites criminelles.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Les foules dites criminelles.&mdash;Une foule peut
+être légalement mais non psychologiquement criminelle.&mdash;Complète
+inconscience des actes des foules.&mdash;Exemples
+divers.&mdash;Psychologie des septembriseurs.&mdash;Leurs
+raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.</p>
+
+<p>Les foules tombant, après une certaine période d'excitation, à
+l'état de simples automates inconscients menés par des suggestions, il
+semble difficile de les qualifier dans aucun cas de criminelles. Je ne
+conserve ce qualificatif erroné que parce qu'il a été consacré par des
+recherches psychologiques récentes. Certains actes des foules sont
+assurément criminels si on ne les considère qu'en eux-mêmes, mais alors
+au même titre que l'acte d'un tigre dévorant un Hindou, après l'avoir
+d'abord laissé un peu déchiqueter par ses petits pour les distraire.</p>
+
+<p>Les crimes des foules ont généralement pour mobile une suggestion
+puissante, et les individus qui y ont pris part sont persuadés ensuite
+qu'ils ont obéi à un devoir, ce qui n'est pas du tout le cas du
+criminel ordinaire.</p>
+
+<p>L'histoire des crimes commis par les foules met en évidence ce qui
+précède.</p>
+
+<p>On peut citer comme exemple typique le meurtre
+du<!-- Page 148 --><span class="pagenum"> [p. 148]</span> gouverneur de
+la Bastille, M. de Launay. Après la prise de cette forteresse, le
+gouverneur, entouré d'une foule très excitée, recevait des coups de
+tous côtés. On proposait de le pendre, de lui couper la tête, ou de
+l'attacher à la queue d'un cheval. En se débattant, il donna par
+mégarde un coup de pied à l'un des assistants. Quelqu'un proposa, et sa
+suggestion fut acclamée aussitôt par la foule, que l'individu atteint
+par le coup de pied coupât le cou au gouverneur.</p>
+
+<p>«Celui-ci, cuisinier sans place, demi-badaud qui est allé à la
+Bastille pour voir ce qui s'y passait, juge que, puisque tel est l'avis
+général, l'action est patriotique, et croit même mériter une médaille
+en détruisant un monstre. Avec un sabre qu'on lui prête, il frappe sur
+le col nu; mais le sabre mal affilé ne coupant pas, il tire de sa poche
+un petit couteau à manche noir et (comme, en sa qualité de cuisinier,
+il sait travailler les viandes) il achève heureusement l'opération.»</p>
+
+<p>On voit clairement ici le mécanisme indiqué plus haut. Obéissance à
+une suggestion d'autant plus puissante qu'elle est collective,
+conviction chez le meurtrier qu'il a commis un acte fort méritoire, et
+conviction d'autant plus naturelle qu'il a pour lui l'approbation
+unanime de ses concitoyens. Un acte semblable peut être légalement,
+mais non psychologiquement, qualifié de criminel.</p>
+
+<p>Les caractères généraux des foules dites criminelles sont exactement
+ceux que nous avons constatés chez toutes les foules: suggestibilité,
+crédulité, mobilité, exagération des sentiments bons ou mauvais,
+manifestation de certaines formes de moralité, etc.</p>
+
+<p>Nous allons retrouver tous ces caractères chez
+une<!-- Page 149 --><span class="pagenum"> [p. 149]</span> des foules
+qui ont laissé un des plus sinistres souvenirs dans notre histoire:
+celle des septembriseurs. Elle présente d'ailleurs beaucoup d'analogie
+avec celles qui firent la Saint-Barthélemy. J'emprunte les détails du
+récit à M. Taine, qui les a puisés dans les mémoires du temps.</p>
+
+<p>On ne sait pas exactement qui donna l'ordre ou suggéra de vider les
+prisons en massacrant les prisonniers. Que ce soit Danton, comme cela
+est probable, ou tout autre, il n'importe; le seul fait intéressant
+pour nous est celui de la suggestion puissante que reçut la foule
+chargée du massacre.</p>
+
+<p>La foule des massacreurs comprenait environ trois cents personnes,
+et constituait le type parfait d'une foule hétérogène. À part un très
+petit nombre de gredins professionnels, elle se composait surtout de
+boutiquiers et d'artisans de tous les corps d'états: cordonniers,
+serruriers, perruquiers, maçons, employés, commissionnaires, etc. Sous
+l'influence de la suggestion reçue, ils sont, comme le cuisinier cité
+plus haut, parfaitement convaincus qu'ils accomplissent un devoir
+patriotique. Ils remplissent une double fonction, juges et bourreaux,
+mais ne se considèrent en aucune façon comme des criminels.</p>
+
+<p>Pénétrés de l'importance de leur devoir, ils commencent par former
+une sorte de tribunal, et immédiatement apparaissent l'esprit simpliste
+et l'équité non moins simpliste des foules. Vu le nombre considérable
+des accusés, on décide tout d'abord que les nobles, les prêtres, les
+officiers, les serviteurs du roi, c'est-à-dire tous les individus dont
+la profession seule est une preuve de culpabilité aux yeux d'un bon
+patriote, seront<!-- Page 150 --><span class="pagenum"> [p. 150]</span>
+massacrés en tas sans qu'il soit besoin de décision spéciale. Pour les
+autres, ils seront jugés sur la mine et la réputation. La conscience
+rudimentaire de la foule étant ainsi satisfaite, elle va pouvoir
+procéder légalement au massacre et donner libre cours à ces instincts
+de férocité dont j'ai montré ailleurs la genèse, et que les
+collectivités ont toujours le pouvoir de développer à un haut degré.
+Ils n'empêcheront pas d'ailleurs&mdash;ainsi que cela est la règle dans
+les foules&mdash;la manifestation concomitante d'autres sentiments
+contraires, tels qu'une sensibilité souvent aussi extrême que la
+férocité.</p>
+
+<p>«Ils ont la sympathie expansive et la sensibilité prompte de
+l'ouvrier parisien. À l'Abbaye, un fédéré, apprenant que depuis
+vingt-six heures on avait laissé les détenus sans eau, voulait
+absolument exterminer le guichetier négligent, et l'eût fait sans les
+supplications des détenus eux-mêmes. Lorsqu'un prisonnier est acquitté
+(par leur tribunal improvisé), gardes et tueurs, tout le monde
+l'embrasse avec transport, on applaudit à outrance,» puis on retourne
+tuer les autres en tas. Pendant le massacre, une aimable gaieté ne
+cesse de régner. Ils dansent et chantent autour des cadavres, disposent
+des bancs «pour les dames» heureuses de voir tuer des aristocrates. Ils
+continuent aussi à faire preuve d'une équité spéciale. Un tueur s'étant
+plaint, à l'Abbaye, que les dames placées un peu loin voient mal, et
+que quelques assistants seuls ont le plaisir de frapper les
+aristocrates, ils se rendent à la justesse de cette observation, et
+décident que l'on fera passer lentement les victimes entre deux haies
+d'égorgeurs qui ne pourront frapper qu'avec le dos du sabre, afin de
+prolonger le supplice. À la Force on met les victimes entièrement nues,
+on les<!-- Page 151 --><span class="pagenum"> [p. 151]</span>
+déchiquette pendant une demi-heure; puis, quand tout le monde a bien
+vu, on les finit en leur ouvrant le ventre.</p>
+
+<p>Les massacreurs sont d'ailleurs fort scrupuleux, et manifestent la
+moralité dont nous avons déjà signalé l'existence au sein des foules.
+Ils refusent de s'emparer de l'argent et des bijoux des victimes, et
+les rapportent sur la table des comités.</p>
+
+<p>Dans tous leurs actes, on retrouve toujours ces formes rudimentaires
+de raisonnement, caractéristiques de l'âme des foules. C'est ainsi
+qu'après l'égorgement des 12 ou 1500 ennemis de la nation, quelqu'un
+fait observer, et immédiatement sa suggestion est acceptée, que les
+autres prisons, celles qui contiennent de vieux mendiants, des
+vagabonds, des jeunes détenus, renferment en réalité des bouches
+inutiles, et dont il serait bon, pour cette raison, de se débarrasser.
+D'ailleurs il doit y avoir certainement parmi eux des ennemis du
+peuple, tels, par exemple, qu'une certaine dame Delarue, veuve d'un
+empoisonneur: «Elle doit être furieuse d'être en prison; si elle
+pouvait, elle mettrait le feu à Paris; elle doit l'avoir dit, elle l'a
+dit. Encore un coup de balai.» La démonstration paraît évidente, et
+tout est massacré en bloc, y compris une cinquantaine d'enfants de
+douze à dix-sept ans, qui, d'ailleurs, eux-mêmes auraient pu devenir
+des ennemis de la nation, et dont par conséquent il y avait un intérêt
+évident à se débarrasser.</p>
+
+<p>Au bout d'une semaine de travail, toutes ces opérations étant
+terminées, les massacreurs purent songer au repos. Très intimement
+persuadés qu'ils avaient bien mérité de la patrie, ils vinrent réclamer
+aux autorités<!-- Page 152 --><span class="pagenum"> [p. 152]</span>
+une récompense; les plus zélés allèrent même jusqu'à exiger une
+médaille.</p>
+
+<p>L'histoire de la Commune de 1871 nous offre plusieurs faits
+analogues à ceux qui précèdent. Avec l'influence grandissante des
+foules et les capitulations successives des pouvoirs devant elles, nous
+sommes appelés à en voir bien d'autres.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 153 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153"> [p. 153]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE III</h2>
+
+<p class="center"><b>Les Jurés de cour d'assises.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Les jurés de cour d'assises.&mdash;Caractères
+généraux des jurys.&mdash;La statistique montre que leurs décisions
+sont indépendantes de leur composition.&mdash;Comment sont
+impressionnés les jurés.&mdash;Faible action du
+raisonnement.&mdash;Méthodes de persuasion des avocats
+célèbres.&mdash;Nature des crimes pour lesquels les jurés sont
+indulgents ou sévères.&mdash;Utilité de l'institution du jury et danger
+extrême que présenterait son remplacement par des magistrats.</p>
+
+<p>Ne pouvant étudier ici toutes les catégories de jurés, j'examinerai
+seulement la plus importante, celle des jurés de cours d'assises. Ces
+jurés constituent un excellent exemple de foule hétérogène non anonyme.
+Nous y retrouvons la suggestibilité, la prédominance des sentiments
+inconscients, la faible aptitude au raisonnement, l'influence des
+meneurs, etc. En les étudiant nous aurons l'occasion d'observer
+d'intéressants spécimens des erreurs que peuvent commettre les
+personnes non initiées à la psychologie des collectivités.</p>
+
+<p>Les jurés nous fournissent tout d'abord un excellent exemple de la
+faible importance que présente, au point de vue des décisions, le
+niveau mental des divers éléments composant une foule. Nous avons vu
+que lorsqu'une assemblée délibérante est appelée à donner son opinion
+sur une question n'ayant pas un caractère
+tout<!-- Page 154 --><span class="pagenum"> [p. 154]</span> à fait
+technique, l'intelligence ne joue aucun rôle; et qu'une réunion de
+savants ou d'artistes, par ce fait seul qu'ils sont réunis, n'a pas,
+sur des sujets généraux, des jugements sensiblement différents de ceux
+d'une assemblée de maçons ou d'épiciers. À diverses époques, avant 1848
+notamment, l'administration faisait un choix soigneux parmi les
+personnes appelées à composer le jury, et on les recrutait parmi les
+classes éclairées: professeurs, fonctionnaires, lettrés, etc.
+Aujourd'hui le jury se recrute surtout parmi les petits marchands, les
+petits patrons, les employés. Or, au grand étonnement des écrivains
+spéciaux, quelle qu'ait été la composition des jurys, la statistique
+prouve que leurs décisions ont été identiques. Les magistrats
+eux-mêmes, si hostiles pourtant à l'institution du jury, ont du
+reconnaître l'exactitude de cette assertion. Voici comment s'exprime à
+ce sujet un ancien président de cour d'assises, M. Bérard des Glajeux,
+dans ses <i>Souvenirs</i>.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Aujourd'hui les choix du jury sont, en réalité, dans les mains des
+conseillers municipaux, qui admettent ou éliminent, à leur gré, suivant
+les préoccupations politiques et électorales inhérentes à leur
+situation... La majorité des élus se compose de commerçants moins
+importants qu'on ne les choisissait autrefois, et des employés de
+certaines administrations... Toutes les opinions se fondant avec toutes
+les professions dans le rôle de juge, beaucoup ayant l'ardeur des
+néophytes, et les hommes de meilleure volonté se rencontrant dans les
+situations les plus humbles, l'esprit du jury n'a pas changé: <i>ses
+verdicts sont restés les mêmes</i>.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Retenons du passage que je viens de citer les conclusions qui sont
+très justes, et non les explications qui sont très faibles. Il ne faut
+pas trop s'étonner de cette<!-- Page 155 --><span class="pagenum"> [p.
+155]</span> faiblesse, car la psychologie des foules, et par conséquent
+des jurés, semble avoir été le plus souvent aussi inconnue des avocats
+que des magistrats. J'en trouve la preuve dans ce fait rapporté par
+l'auteur cité à l'instant, qu'un des plus illustres avocats de cour
+d'assises, Lachaud, usait systématiquement de son droit de récusation à
+l'égard de tous les individus intelligents faisant partie du jury. Or,
+l'expérience&mdash;l'expérience seule&mdash;a fini par apprendre
+l'entière inutilité de ces récusations. La preuve en est qu'aujourd'hui
+le ministère public et les avocats, à Paris du moins, y ont entièrement
+renoncé; et, comme le fait remarquer M. des Glajeux, les verdicts n'ont
+pas changé, «ils ne sont ni meilleurs ni pires».</p>
+
+<p>Comme toutes les foules, les jurés sont très fortement impressionnés
+par des sentiments et très faiblement par des raisonnements. «Ils ne
+résistent pas, écrit un avocat, à la vue d'une femme donnant à téter,
+ou à un défilé d'orphelins.» «Il suffit qu'une femme soit agréable, dit
+M. des Glajeux, pour obtenir la bienveillance du jury.»</p>
+
+<p>Impitoyables aux crimes qui semblent pouvoir les atteindre&mdash;et
+qui sont précisément d'ailleurs les plus redoutables pour la
+société&mdash;les jurés sont au contraire très indulgents pour les
+crimes dits passionnels. Ils sont rarement sévères pour l'infanticide
+des filles-mères, ni bien durs pour la fille abandonnée qui vitriolise
+un peu son séducteur, sentant fort bien d'instinct que ces crimes-là
+sont peu dangereux pour la
+société<a name="N22" id="N22"></a><a href="#note_22" class="fnanchor">22</a>,
+et que dans un<!-- Page 156 --><span class="pagenum"> [p. 156]</span>
+pays où la loi ne protège pas les filles abandonnées, le crime de celle
+qui se venge est plus utile que nuisible, en intimidant d'avance les
+futurs séducteurs.</p>
+
+<p>Les jurys, comme toutes les foules, sont fort éblouis par le
+prestige, et le président des Glajeux fait justement remarquer que,
+très démocratiques dans leur composition, ils sont très aristocratiques
+dans leurs affections: «Le nom, la naissance, la grande fortune, la
+renommée, l'assistance d'un avocat illustre, les choses qui distinguent
+et les choses qui reluisent forment un appoint très considérable dans
+la main des accusés.»</p>
+
+<p>Agir sur les sentiments des jurés, et, comme avec toutes les foules,
+raisonner fort peu, ou n'employer que des formes rudimentaires de
+raisonnement, doit être la préoccupation de tout bon avocat. Un avocat
+anglais célèbre par ses succès en cour d'assises a bien montré la façon
+d'agir.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Il observait attentivement le jury tout en plaidant. C'est le
+moment favorable. Avec du flair et de l'habitude, l'avocat lit sur les
+physionomies l'effet de chaque phrase, de chaque mot, et il en tire ses
+conclusions. Il s'agit tout<!-- Page 157 --><span class="pagenum"> [p.
+157]</span> d'abord de distinguer les membres acquis d'avance à la
+cause. Le défenseur achève en un tour de main de se les assurer, après
+quoi il passe aux membres qui semblent au contraire mal disposés, et il
+s'efforce de deviner pourquoi ils sont contraires à l'accusé. C'est la
+partie délicate du travail, car il peut y avoir une infinité de raisons
+d'avoir envie de condamner un homme, en dehors du sentiment de la
+justice.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Ces quelques lignes résument tout le mécanisme de l'art oratoire, et
+nous voyons pourquoi le discours fait d'avance est d'un effet si nul,
+puisqu'il faut pouvoir à chaque instant modifier les termes employés
+suivant l'impression produite.</p>
+
+<p>L'orateur n'a pas besoin de convertir tous les membres d'un jury,
+mais seulement les meneurs qui détermineront l'opinion générale. Comme
+dans toutes les foules, il y a toujours un petit nombre d'individus qui
+conduisent les autres. «J'ai fait l'expérience, dit l'avocat que je
+citais plus haut, qu'au moment de rendre le verdict, il suffisait d'un
+ou deux hommes énergiques pour entraîner le reste du jury.» Ce sont ces
+deux ou trois-là qu'il faut convaincre par d'habiles suggestions. Il
+faut d'abord et avant tout leur plaire. L'homme en foule à qui on a plu
+est près d'être convaincu, et tout disposé à trouver excellentes les
+raisons quelconques qu'on lui présente. Je trouve, dans un travail
+intéressant sur M<sup>e</sup> Lachaud, l'anecdote suivante:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«On sait que pendant toute la durée des plaidoiries qu'il prononçait
+aux assises, Lachaud ne perdait pas de vue deux ou trois jurés qu'il
+savait, ou sentait, influents, mais revêches. Généralement, il
+parvenait à réduire ces récalcitrants. Pourtant, une fois, en province,
+il en trouva un qu'il dardait vainement de son argumentation
+la<!-- Page 158 --><span class="pagenum"> [p. 158]</span> plus tenace
+depuis trois quarts d'heure: le premier du deuxième banc, le septième
+juré. C'était désespérant! Tout à coup, au milieu d'une démonstration
+passionnante, Lachaud s'arrête, et s'adressant au président de la cour
+d'assises: «Monsieur le président, dit-il, ne pourriez-vous pas faire
+tirer le rideau, là, en face. Monsieur le septième juré est aveuglé par
+le soleil.» Le septième juré rougit, sourit, remercia. Il était acquis
+à la défense.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Plusieurs écrivains, et parmi eux de très distingués, ont fortement
+combattu dans ces derniers temps l'institution du jury, seule
+protection que nous ayons pourtant contre les erreurs vraiment bien
+fréquentes d'une caste sans
+contrôle<a name="N23" id="N23"></a><a href="#note_23" class="fnanchor">23</a>.
+Les uns voudraient un jury recruté seulement parmi les classes
+éclairées; mais nous avons déjà prouvé que, même dans ce cas, les
+décisions seront identiques à celles qui sont maintenant rendues.
+D'autres, se basant sur les erreurs commises par
+les<!-- Page 159 --><span class="pagenum"> [p. 159]</span> jurés,
+voudraient supprimer ces derniers et les remplacer par des juges. Mais
+comment peuvent-ils oublier que ces erreurs tant reprochées au jury, ce
+sont des juges qui les ont d'abord commises, et que, quand l'accusé
+arrive devant le jury, il a été considéré comme coupable par plusieurs
+magistrats: le juge d'instruction, le procureur de la République et la
+chambre des mises en accusation. Et ne voit-on pas alors que, si
+l'accusé était définitivement jugé par des magistrats au lieu de l'être
+par des jurés, il perdrait sa seule chance d'être reconnu innocent. Les
+erreurs des jurés ont toujours été d'abord des erreurs de magistrats.
+C'est donc uniquement à ces derniers qu'il faut s'en prendre quand on
+voit des erreurs judiciaires particulièrement monstrueuses, comme la
+condamnation toute récente de ce docteur L... qui, poursuivi par un
+juge d'instruction véritablement par trop borné, sur la dénonciation
+d'une fille demi-idiote qui accusait ce médecin de l'avoir fait avorter
+pour 30 francs, aurait été envoyé au bagne sans l'explosion
+d'indignation publique qui le fit gracier immédiatement par le chef de
+l'État. L'honorabilité du condamné proclamée par tous ses concitoyens
+rendait évidente la grossièreté de l'erreur. Les magistrats la
+reconnaissaient eux-mêmes; et cependant, par esprit de caste, ils
+firent tout ce qu'ils purent pour empêcher la grâce d'être signée. Dans
+toutes les affaires analogues, entourées de détails techniques où il ne
+peut rien comprendre, le jury écoute naturellement le ministère public,
+se disant qu'après tout l'affaire a été instruite par des magistrats
+rompus à toutes les subtilités. Quels sont alors les auteurs véritables
+de l'erreur: les jurés ou les magistrats? Gardons précieusement le
+jury. Il constitue peut-être<!-- Page 160 --><span class="pagenum"> [p.
+160]</span> la seule catégorie de foule qu'aucune individualité ne
+saurait remplacer. Lui seul peut tempérer les duretés de la loi qui,
+égale pour tous, doit être aveugle en principe, et ne pas connaître les
+cas particuliers. Inaccessible à la pitié, et ne connaissant que le
+texte de la loi, le juge, avec sa dureté professionnelle, frapperait de
+la même peine le cambrioleur assassin et la fille pauvre que l'abandon
+de son séducteur et la misère ont conduite à l'infanticide; alors que
+le jury sent très bien d'instinct que la fille séduite est beaucoup
+moins coupable que le séducteur, qui, lui, cependant, échappe à la loi
+et qu'elle mérite toute son indulgence.</p>
+
+<p>Sachant très bien ce qu'est la psychologie des castes, et ce qu'est
+aussi la psychologie des autres catégories de foules, je ne vois pas un
+seul cas où, accusé à tort d'un crime, je ne préférerais pas avoir
+affaire à des jurés plutôt qu'à des magistrats. J'aurais quelques
+chances d'être reconnu innocent avec les premiers, et pas une seule
+chance avec les seconds. Redoutons la puissance des foules, mais
+redoutons beaucoup plus encore la puissance de certaines castes. Les
+premières peuvent se laisser convaincre, les secondes ne fléchissent
+jamais.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_22" id="note_22"></a><a href="#N22" class="label">22</a>
+Remarquons en passant que cette division, très bien faite d'instinct
+par les jurés, entre les crimes dangereux pour la société et les crimes
+non dangereux pour elle n'est pas du tout dénuée de justesse. Le but
+des lois criminelles doit être évidemment de protéger la société contre
+les criminels dangereux et non pas de la venger. Or nos codes, et
+surtout l'esprit de nos magistrats, sont tout imprégnés encore de
+l'esprit de vengeance du vieux droit primitif, et le terme de vindicte
+(<i>vindicta</i>, vengeance) est encore d'un usage journalier. Nous
+avons la preuve de cette tendance des magistrats dans le refus de
+beaucoup d'entre eux d'appliquer l'excellente loi Bérenger, qui permet
+au condamné de ne subir sa peine que s'il récidive. Or, il n'est pas un
+magistrat qui puisse ignorer, car la statistique le prouve, que
+l'application d'une première peine crée infailliblement la récidive.
+Quand les juges relâchent un condamné, il leur semble toujours que la
+société n'a pas été vengée. Plutôt que de ne la pas venger, ils
+préfèrent créer un récidiviste dangereux.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_23" id="note_23"></a><a href="#N23" class="label">23</a>
+La magistrature représente, en effet, la seule administration dont les
+actes ne soient soumis à aucun contrôle. Malgré toutes ses révolutions,
+la France démocratique ne possède pas ce droit d'<i>habeas corpus</i>
+dont l'Angleterre est si fière. Nous avons banni tous les tyrans; mais
+dans chaque cité nous avons établi un magistrat qui dispose à son gré
+de l'honneur et de la liberté des citoyens. Un petit juge
+d'instruction, à peine sorti de l'école de droit, possède le pouvoir
+révoltant d'envoyer à son gré en prison, sur une simple supposition de
+culpabilité de sa part, et dont il ne doit la justification à personne,
+les citoyens les plus considérables. Il peut les y garder six mois ou
+même un an sous prétexte d'instruction, et les relâcher ensuite sans
+leur devoir ni indemnité, ni excuses. Le mandat d'amener est absolument
+l'équivalent de la lettre de cachet, avec cette différence que cette
+dernière, si justement reprochée à l'ancienne monarchie, n'était à la
+portée que de très grands personnages, alors qu'elle est aujourd'hui
+entre les mains de toute une classe de citoyens, qui est loin de passer
+pour la plus éclairée et la plus indépendante.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 161 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161"> [p. 161]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE IV</h2>
+
+<p class="center"><b>Les foules électorales.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Caractères généraux des foules
+électorales.&mdash;Comment on les persuade.&mdash;Qualités que doit
+posséder le candidat.&mdash;Nécessité du prestige.&mdash;Pourquoi
+ouvriers et paysans choisissent si rarement les candidats dans leur
+sein.&mdash;Puissance des mots et des formules sur
+l'électeur.&mdash;Aspect général des discussions
+électorales.&mdash;Comment se forment les opinions de
+l'électeur.&mdash;Puissance des comités.&mdash;Ils représentent la
+forme la plus redoutable de la tyrannie.&mdash;Les comités de la
+Révolution.&mdash;Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage
+universel ne peut être remplacé.&mdash;Pourquoi les votes seraient
+identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à une
+classe limitée de citoyens.&mdash;Ce que traduit le suffrage universel
+dans tous les pays.</p>
+
+<p>Les foules électorales, c'est-à-dire les collectivités appelées à
+élire les titulaires de certaines fonctions, constituent des foules
+hétérogènes; mais, comme elles n'agissent que sur un point bien
+déterminé: choisir entre divers candidats, on ne peut observer chez
+elles que quelques-uns des caractères précédemment décrits. Les
+caractères des foules qu'elles manifestent surtout, sont la faible
+aptitude au raisonnement, l'absence d'esprit critique, l'irritabilité,
+la crédulité et le simplisme. On découvre aussi dans leurs décisions
+l'influence des meneurs et le rôle des facteurs que nous avons
+énumérés: l'affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.</p>
+
+<p><!-- Page 162 --><span class="pagenum"> [p. 162]</span>Recherchons
+comment on les séduit. Des procédés qui réussissent le mieux, leur
+psychologie se déduira clairement.</p>
+
+<p>La première des conditions à posséder pour le candidat est le
+prestige. Le prestige personnel ne peut être remplacé que par celui de
+la fortune. Le talent, le génie même ne sont pas des éléments bien
+sérieux de succès.</p>
+
+<p>Cette nécessité pour le candidat de posséder du prestige,
+c'est-à-dire de pouvoir s'imposer sans discussion, est capitale. Si les
+électeurs, dont la majorité est composée d'ouvriers et de paysans,
+choisissent si rarement un des leurs pour les représenter, c'est que
+les personnalités sorties de leurs rangs n'ont pour eux aucun prestige.
+Quand, par hasard, ils nomment un de leurs égaux, c'est le plus souvent
+pour des raisons accessoires, par exemple pour contrecarrer un homme
+éminent, un patron puissant dans la dépendance duquel se trouve chaque
+jour l'électeur, et dont il a ainsi l'illusion de devenir pour un
+instant le maître.</p>
+
+<p>Mais la possession du prestige ne suffit pas pour assurer au
+candidat le succès. L'électeur tient à ce qu'on flatte ses convoitises
+et ses vanités; il faut l'accabler des plus extravagantes flagorneries,
+ne pas hésiter à lui faire les plus fantastiques promesses. S'il est
+ouvrier, on ne saurait trop injurier et flétrir ses patrons. Quant au
+candidat adverse, il faut tâcher de l'écraser en établissant par
+affirmation, répétition et contagion qu'il est le dernier des gredins,
+et que personne n'ignore qu'il a commis plusieurs crimes. Inutile, bien
+entendu, de chercher aucun semblant de preuve. Si l'adversaire connaît
+mal la psychologie des foules, il essaiera de se justifier par des
+arguments, au lieu de se borner à répondre
+aux<!-- Page 163 --><span class="pagenum"> [p. 163]</span> affirmations
+par d'autres affirmations; et il n'aura dès lors aucune chance de
+triompher.</p>
+
+<p>Le programme écrit du candidat ne doit pas être trop catégorique,
+parce que ses adversaires pourraient le lui opposer plus tard, mais son
+programme verbal ne saurait être trop excessif. Les réformes les plus
+considérables peuvent être promises sans crainte. Sur le moment, ces
+exagérations produisent beaucoup d'effet, et pour l'avenir elles
+n'engagent en rien. Il est d'observation constante, en effet, que
+l'électeur ne s'est jamais préoccupé de savoir jusqu'à quel point l'élu
+a suivi la profession de foi acclamée, et sur laquelle l'élection est
+supposée avoir eu lieu.</p>
+
+<p>Nous reconnaissons ici tous les facteurs de persuasion que nous
+avons décrits. Nous allons les retrouver encore dans l'action des
+<i>mots</i> et des <i>formules</i> dont nous avons déjà montré le
+magique empire. L'orateur qui sait les manier conduit à volonté les
+foules où il veut. Des expressions telles que l'infâme capital, les
+vils exploiteurs, l'admirable ouvrier, la socialisation des richesses,
+etc., produisent toujours le même effet, bien qu'un peu usés déjà. Mais
+le candidat qui trouve une formule neuve, bien dépourvue de sens
+précis, et par conséquent pouvant répondre aux aspirations les plus
+diverses, obtient un succès infaillible. La sanglante révolution
+espagnole de 1873 a été faite avec un de ces mots magiques, au sens
+complexe, que chacun peut interpréter à sa façon. Un écrivain
+contemporain en a raconté la genèse en termes qui méritent d'être
+rapportés.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Les radicaux avaient découvert qu'une république unitaire est une
+monarchie déguisée, et, pour leur faire plaisir, les Cortès avaient
+proclamé d'une seule voix la<!-- Page 164 --><span class="pagenum"> [p.
+164]</span> république fédérale sans qu'aucun des votants eût pu dire
+ce qui venait d'être voté. Mais cette formule enchantait tout le monde,
+c'était une ivresse, un délire. On venait d'inaugurer sur la terre le
+règne de la vertu et du bonheur. Un républicain, à qui son ennemi
+refusait le titre de fédéral, s'en offensait comme d'une mortelle
+injure. On s'abordait dans les rues en se disant: <i>Salud y republica
+federal!</i> Après quoi on entonnait des hymnes à la sainte
+indiscipline et à l'autonomie du soldat. Qu'était-ce que la «république
+fédérale?» Les uns entendaient par là l'émancipation des provinces, des
+institutions pareilles à celles des États-Unis ou la décentralisation
+administrative; d'autres visaient à l'anéantissement de toute autorité,
+à l'ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Les
+socialistes de Barcelone et de l'Andalousie prêchaient la souveraineté
+absolue des communes, ils entendaient donner à l'Espagne dix mille
+municipes indépendants, ne recevant de lois que d'eux-mêmes, en
+supprimant du même coup et l'armée et la gendarmerie. On vit bientôt
+dans les provinces du Midi l'insurrection se propager de ville en
+ville, de village en village. Dès qu'une commune avait fait son
+<i>pronunciamiento</i>, son premier soin était de détruire le
+télégraphe et les chemins de fer pour couper toutes ses communications
+avec ses voisins et avec Madrid. Il n'était pas de méchant bourg qui
+n'entendît faire sa cuisine à part. Le fédéralisme avait fait place à
+un cantonalisme brutal, incendiaire et massacreur, et partout se
+célébraient de sanglantes saturnales.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Quant à l'influence que pourraient avoir des raisonnements sur
+l'esprit des électeurs, il faudrait n'avoir jamais lu le compte rendu
+d'une réunion électorale pour n'être pas fixé à ce sujet. On y échange
+des affirmations, des invectives, parfois des horions, jamais des
+raisons. Si le silence s'établit pour un instant, c'est qu'un assistant
+au caractère difficile annonce qu'il va poser au candidat une de ces
+questions embarrassantes qui<!-- Page 165 --><span class="pagenum"> [p.
+165]</span> réjouissent toujours l'auditoire. Mais la satisfaction des
+opposants ne dure pas bien longtemps, car la voix du préopinant est
+bientôt couverte par les hurlements des adversaires. On peut considérer
+comme type des réunions publiques les comptes rendus suivants, pris
+entre des centaines d'autres semblables, et que j'emprunte aux journaux
+quotidiens:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président,
+l'orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour
+enlever le bureau d'assaut. Les socialistes le défendent avec énergie;
+on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards, vendus, etc... un
+citoyen se retire avec un &oelig;il poché.</p>
+
+<p>«Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du
+tumulte, et la tribune reste au compagnon X.</p>
+
+<p>«L'orateur exécute une charge à fond de train contre les
+socialistes, qui l'interrompent en criant: «Crétin! bandit! canaille!»
+etc., épithètes auxquelles le compagnon X... répond par l'exposé d'une
+théorie selon laquelle les socialistes sont des «idiots» ou des
+«farceurs».</p>
+
+</blockquote>
+
+<blockquote>
+<p>«... Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du
+Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion préparatoire à
+la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot d'ordre était: «Calme
+et tranquillité.»</p>
+
+<p>«Le compagnon G... traite les socialistes de «crétins» et de
+«fumistes».</p>
+
+<p>«Sur ces mots, orateurs et auditeurs s'invectivent et en viennent
+aux mains; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène, etc.,
+etc.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>N'imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à
+une classe déterminée d'électeurs, et dépende de leur situation
+sociale. Dans toute assemblée anonyme, quelle qu'elle soit, fût-elle
+exclusivement<!-- Page 166 --><span class="pagenum"> [p. 166]</span>
+composée de lettrés, la discussion revêt toujours les mêmes formes.
+J'ai montré que les hommes en foule tendent vers l'égalisation mentale,
+et à chaque instant nous en retrouvons la preuve. Voici, comme exemple,
+un extrait du compte rendu d'une réunion exclusivement composée
+d'étudiants, que j'emprunte au journal <i>le Temps</i> du 13 février
+1895:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée s'avançait;
+je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire deux phrases sans être
+interrompu. À chaque instant les cris partaient d'un point ou de
+l'autre, ou de tous les points à la fois; on applaudissait, on
+sifflait; des discussions violentes s'engageaient entre divers
+auditeurs; les cannes étaient brandies, menaçantes; on frappait le
+plancher en cadence; des clameurs poursuivaient les interrupteurs: «À
+la porte! À la tribune!»</p>
+
+<p>«M. C... prodigue à l'association les épithètes d'odieuse et lâche,
+monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu'il veut la
+détruire, etc., etc...».</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut
+se former l'opinion d'un électeur? Mais poser une pareille question
+serait se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut
+jouir une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais
+des opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et
+les votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux,
+dont les meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort
+influents sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. «Savez-vous ce
+qu'est un comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de
+la démocratie actuelle, M. Schérer? Tout simplement la clef de nos
+institutions,<!-- Page 167 --><span class="pagenum"> [p. 167]</span> la
+maîtresse pièce de la machine politique. La France est aujourd'hui
+gouvernée par les
+comités<a name="N24" id="N24"></a><a href="#note_24" class="fnanchor">24</a>.»</p>
+
+<p>Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux, pour peu que le
+candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D'après
+les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les
+élections multiples du général Boulanger.</p>
+
+<p>Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique
+à celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.</p>
+
+<p>Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le
+suffrage universel. Si j'avais à décider de son sort, je le
+conserverais tel qu'il est, pour des motifs pratiques qui découlent
+précisément de notre étude de la psychologie des foules, et que pour
+cette raison je vais exposer.</p>
+
+<p>Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop
+visibles pour être méconnus. On ne saurait contester que les
+civilisations ont été l'&oelig;uvre d'une petite minorité d'esprits
+supérieurs constituant la pointe
+d'une<!-- Page 168 --><span class="pagenum"> [p. 168]</span> pyramide,
+dont les étages, s'élargissant à mesure que décroît la valeur mentale,
+représentent les couches profondes d'une nation. Ce n'est pas
+assurément du suffrage d'éléments inférieurs, n'ayant pour eux que le
+nombre, que la grandeur d'une civilisation peut dépendre. Sans doute
+encore les suffrages des foules sont souvent bien dangereux. Ils nous
+ont déjà coûté plusieurs invasions; et, avec le triomphe du socialisme,
+qu'ils préparent, il est probable que les fantaisies de la souveraineté
+populaire nous coûteront beaucoup plus cher encore.</p>
+
+<p>Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement
+toute force, si l'on veut se souvenir de la puissance invincible des
+idées transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules
+est, au point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes
+religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'absolue puissance.
+Il est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées
+religieuses. Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un
+pouvoir magique en plein moyen âge. Croyez-vous qu'après avoir constaté
+la puissance souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il
+eût tenté de les combattre? Tombé dans les mains d'un juge voulant le
+faire brûler sous l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable,
+ou d'avoir été au sabbat, eût-il songé à contester l'existence du
+diable et du sabbat? On ne discute pas plus avec les croyances des
+foules qu'avec les cyclones. Le dogme du suffrage universel possède
+aujourd'hui le pouvoir qu'eurent jadis les dogmes chrétiens. Orateurs
+et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que n'a pas
+connus Louis XIV. Il faut donc se
+conduire<!-- Page 169 --><span class="pagenum"> [p. 169]</span> à son
+égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le temps seul agit
+sur eux.</p>
+
+<p>Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer d'ébranler ce
+dogme qu'il a des raisons apparentes pour lui: «Dans les temps
+d'égalité, dit justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les
+uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même
+similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement
+du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable, qu'ayant tous des
+lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand
+nombre.»</p>
+
+<p>Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage
+restreint&mdash;restreint aux capacités, si l'on veut&mdash;on
+améliorerait les votes des foules? Je ne puis l'admettre un seul
+instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà dites de l'infériorité
+mentale de toutes les collectivités, quelle que puisse être leur
+composition. En foule les hommes s'égalisent toujours, et, sur des
+questions générales, le suffrage de quarante académiciens n'est pas
+meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas du tout
+qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que le
+rétablissement de l'Empire, par exemple, eût été différent si les
+votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des
+lettrés. Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les
+mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu'il
+acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos
+économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour
+la plupart. Est-il une seule question générale: protectionnisme,
+bimétallisme, etc., sur laquelle ils
+aient<!-- Page 170 --><span class="pagenum"> [p. 170]</span> réussi à
+se mettre d'accord? C'est que leur science n'est qu'une forme très
+atténuée de l'universelle ignorance. Devant des problèmes sociaux, où
+entrent de si multiples inconnues, toutes les ignorances
+s'égalisent.</p>
+
+<p>Si donc des gens bourrés de science formaient à eux seuls le corps
+électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux
+d'aujourd'hui. Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et
+l'esprit de leur parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles
+en moins, et en plus nous aurions sûrement la lourde tyrannie des
+castes.</p>
+
+<p>Restreint ou général, sévissant dans un pays républicain ou dans un
+pays monarchique, pratiqué en France, en Belgique, en Grèce, en
+Portugal ou en Espagne, le suffrage des foules est partout identique,
+et ce qu'il traduit en définitive, ce sont les aspirations et les
+besoins inconscients de la race. La moyenne des élus représente pour
+chaque pays l'âme de la race. D'une génération à l'autre on la retrouve
+à peu près identique.</p>
+
+<p>Et c'est ainsi qu'une fois encore nous retombons sur cette notion
+fondamentale de race, déjà rencontrée si souvent, et sur cette autre
+notion, qui découle de la première que les institutions et les
+gouvernements ne jouent qu'un rôle insignifiant dans la vie des
+peuples. Ces derniers sont surtout conduits par l'âme de leur race,
+c'est-à-dire par les résidus ancestraux dont cette âme est la somme. La
+race et l'engrenage des nécessités de chaque jour, tels sont les
+maîtres mystérieux qui régissent nos destinées.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_24" id="note_24"></a><a href="#N24" class="label">24</a>
+Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc.,
+constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des
+foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et,
+par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui
+dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une
+collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se
+permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les
+proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient,
+dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre
+fut maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où
+l'effroyable dictateur se sépara d'eux pour des questions
+d'amour-propre, il fut perdu. Le règne des foules, c'est le règne des
+comités, c'est-à-dire des meneurs. On ne saurait rêver de despotisme
+plus dur.</p>
+
+<hr style="width: 25%;" /><!-- Page 171 -->
+<div class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171"> [p. 171]</a></div>
+
+<h2>CHAPITRE V</h2>
+
+<p class="center"><b>Les assemblées parlementaires.</b></p>
+
+<p class="chaphead">Les foules parlementaires présentent la plupart des
+caractères communs aux foules hétérogènes non anonymes.&mdash;Simplisme
+des opinions.&mdash;Suggestibilité et limites de cette
+suggestibilité.&mdash;Opinions fixes irréductibles et opinions
+mobiles.&mdash;Pourquoi l'indécision prédomine.&mdash;Rôle des
+meneurs.&mdash;Raison de leur prestige.&mdash;Ils sont les vrais
+maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux d'une
+petite minorité.&mdash;Puissance absolue qu'ils exercent.&mdash;Les
+éléments de leur art oratoire.&mdash;Les mots et les
+images.&mdash;Nécessité psychologique pour les meneurs d'être
+généralement convaincus et bornés.&mdash;Impossibilité pour l'orateur
+sans prestige de faire admettre ses raisons.&mdash;Exagération des
+sentiments, bons ou mauvais, dans les assemblées.&mdash;Automatisme
+auquel elles arrivent à certains moments.&mdash;Les séances de la
+Convention.&mdash;Cas dans lesquels une assemblée perd les caractères
+des foules.&mdash;Influence des spécialistes dans les questions
+techniques.&mdash;Avantages et dangers du régime parlementaire dans
+tous les pays.&mdash;Il est adapté aux nécessités modernes; mais il
+entraîne le gaspillage des finances et la restriction progressive de
+toutes les libertés.&mdash;<i>Conclusion de l'ouvrage.</i></p>
+
+<p>Les assemblées parlementaires représentent des foules hétérogènes
+non anonymes. Malgré leur recrutement, variable suivant les époques et
+les peuples, elles se ressemblent beaucoup par leurs caractères.
+L'influence de la race s'y fait sentir, pour atténuer ou exagérer, mais
+non pour empêcher la manifestation des
+caractères.<!-- Page 172 --><span class="pagenum"> [p. 172]</span> Les
+assemblées parlementaires des contrées les plus différentes, celles de
+Grèce, d'Italie, de Portugal, d'Espagne, de France et d'Amérique,
+présentent dans leurs discussions et leurs votes de grandes analogies
+et laissent les gouvernements aux prises avec des difficultés
+identiques.</p>
+
+<p>Le régime parlementaire représente d'ailleurs l'idéal de tous les
+peuples civilisés modernes. Il traduit cette idée, psychologiquement
+erronée mais généralement admise, que beaucoup d'hommes réunis sont
+bien plus capables qu'un petit nombre de prendre une décision sage et
+indépendante sur un sujet donné.</p>
+
+<p>Nous retrouvons dans les assemblées parlementaires les
+caractéristiques générales des foules: le simplisme des idées,
+l'irritabilité, la suggestibilité, l'exagération des sentiments,
+l'influence prépondérante des meneurs. Mais, en raison de leur
+composition spéciale, les foules parlementaires présentent quelques
+différences que nous indiquerons bientôt.</p>
+
+<p>Le simplisme des opinions est une de leurs caractéristiques les plus
+importantes. On y rencontre dans tous les partis, chez les peuples
+latins surtout, une tendance invariable à résoudre les problèmes
+sociaux les plus compliqués par les principes abstraits les plus
+simples, et par des lois générales applicables à tous les cas. Les
+principes varient naturellement avec chaque parti; mais, par le fait
+seul que les individus sont en foule, ils tendent toujours à exagérer
+la valeur de ces principes et à les pousser jusqu'à leurs dernières
+conséquences. Aussi ce que les parlements représentent surtout, ce sont
+des opinions extrêmes.</p>
+
+<p>Le type le plus parfait du simplisme des
+assemblées<!-- Page 173 --><span class="pagenum"> [p. 173]</span> fut
+réalisé par les jacobins de notre grande Révolution. Tous dogmatiques
+et logiques, la cervelle pleine de généralités vagues, ils s'occupaient
+d'appliquer des principes fixes sans se soucier des événements; et on a
+pu dire avec raison qu'ils avaient traversé la Révolution sans la voir.
+Avec les dogmes très simples qui leur servaient de guide, ils
+s'imaginaient refaire une société de toutes pièces, et ramener une
+civilisation raffinée à une phase très antérieure de l'évolution
+sociale. Les moyens qu'ils employèrent pour réaliser leur rêve étaient
+également empreints d'un absolu simplisme. Ils se bornaient en effet, à
+détruire violemment ce qui les gênait. Tous, d'ailleurs, girondins,
+montagnards, thermidoriens, etc., étaient animés du même esprit.</p>
+
+<p>Les foules parlementaires sont très suggestibles; et, comme pour
+toutes les foules, la suggestion émane de meneurs possédant du
+prestige; mais, dans les assemblées parlementaires, la suggestibilité a
+des limites très nettes qu'il importe de marquer.</p>
+
+<p>Sur toutes les questions d'intérêt local ou régional, chaque membre
+d'une assemblée a des opinions fixes, irréductibles, et qu'aucune
+argumentation ne pourrait ébranler. Le talent d'un Démosthène
+n'arriverait pas à changer le vote d'un député sur des questions telles
+que le protectionnisme ou le privilège des bouilleurs de cru, qui
+représentent des exigences d'électeurs influents. La suggestion
+antérieure de ces électeurs est assez prépondérante pour annuler toutes
+les autres suggestions, et maintenir une fixité absolue
+d'opinion<a name="N25" id="N25"></a><a href="#note_25" class="fnanchor">25</a>.</p>
+
+<p><!-- Page 174 --><span class="pagenum"> [p. 174]</span>Sur des
+questions générales: renversement d'un ministère, établissement d'un
+impôt, etc., il n'y a plus du tout de fixité d'opinion, et les
+suggestions des meneurs peuvent agir, mais pas tout à fait comme dans
+une foule ordinaire. Chaque parti a ses meneurs, qui ont parfois une
+égale influence. Il en résulte que le député se trouve entre des
+suggestions contraires et devient fatalement très hésitant. C'est
+pourquoi on le voit souvent, à un quart d'heure de distance, voter de
+façon contraire, ajouter à une loi un article qui la détruit: ôter par
+exemple aux industriels le droit de choisir et de congédier leurs
+ouvriers, puis annuler à peu près cette mesure par un amendement.</p>
+
+<p>Et c'est pourquoi, à chaque législature, une Chambre a des opinions
+très fixes et d'autres opinions très indécises. Au fond, les questions
+générales étant les plus nombreuses, c'est l'indécision qui domine,
+indécision entretenue par la crainte constante de l'électeur, dont la
+suggestion latente tend toujours à contre-balancer l'influence des
+meneurs.</p>
+
+<p>Ce sont cependant les meneurs qui sont en définitive les vrais
+maîtres dans les discussions nombreuses où les membres d'une assemblée
+n'ont pas d'opinions antérieures bien arrêtées.</p>
+
+<p>La nécessité de ces meneurs est évidente puisque, sous le nom de
+chefs de groupes, on les retrouve dans les assemblées de tous les pays.
+Ils sont les vrais souverains d'une assemblée. Les hommes en foule ne
+sauraient se passer d'un maître. Et c'est pourquoi
+les<!-- Page 175 --><span class="pagenum"> [p. 175]</span> votes d'une
+assemblée ne représentent généralement que les opinions d'une petite
+minorité.</p>
+
+<p>Les meneurs agissent très peu par leurs raisonnements, beaucoup par
+leur prestige. Et la meilleure preuve, c'est que si une circonstance
+quelconque les en dépouille, ils n'ont plus d'influence.</p>
+
+<p>Ce prestige des meneurs est individuel et ne tient ni au nom ni à la
+célébrité. M. Jules Simon parlant des grands hommes de l'assemblée de
+1848, où il a siégé, nous en donne de bien curieux exemples.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Deux mois avant d'être tout-puissant, Louis-Napoléon n'était
+rien.</p>
+
+<p>«Victor Hugo monta à la tribune. Il n'y eut pas de succès. On
+l'écouta, comme on écoutait Félix Pyat; on ne l'applaudit pas autant.
+«Je n'aime pas ses idées, me dit Vaulabelle en parlant de Félix Pyat;
+mais c'est un des plus grands écrivains et le plus grand orateur de la
+France.» Edgar Quinet, ce rare et puissant esprit, n'était compté pour
+rien. Il avait eu son moment de popularité avant l'ouverture de
+l'Assemblée; dans l'Assemblée, il n'en eut aucune.</p>
+
+<p>«Les assemblées politiques sont le lieu de la terre où l'éclat du
+génie se fait le moins sentir. On n'y tient compte que d'une éloquence
+appropriée au temps et au lieu, et des services rendus non à la patrie,
+mais aux partis. Pour qu'on rendît hommage à Lamartine en 1848 et à
+Thiers en 1871, il fallut le stimulant de l'intérêt urgent, inexorable.
+Le danger passé, on fut guéri à la fois de la reconnaissance et de la
+peur.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>J'ai reproduit le passage qui précède pour les faits qu'il contient,
+mais non pour les explications qu'il propose. Elles sont d'une
+psychologie médiocre. Une foule perdrait aussitôt son caractère de
+foule si elle tenait compte aux meneurs des services rendus, que ce
+soit à la<!-- Page 176 --><span class="pagenum"> [p. 176]</span> patrie
+ou aux partis. La foule qui obéit au meneur subit son prestige, et n'y
+fait intervenir aucun sentiment d'intérêt ou de reconnaissance.</p>
+
+<p>Aussi le meneur doué d'un prestige suffisant possède-t-il un pouvoir
+presque absolu. On sait l'influence immense qu'eut pendant de longues
+années, grâce à son prestige, un député célèbre, battu dans les
+dernières élections à la suite de certains événements financiers. Sur
+un simple signe de lui, les ministres étaient renversés. Un écrivain a
+marqué nettement dans les lignes suivantes la portée de son action:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«C'est à M. X... principalement que nous devons d'avoir acheté le
+Tonkin trois fois plus cher qu'il n'aurait dû coûter, de n'avoir pris
+dans Madagascar qu'un pied incertain, de nous être laissé frustrer de
+tout un empire sur le bas Niger, d'avoir perdu la situation
+prépondérante que nous occupions en Égypte.&mdash;Les théories de M.
+X... nous ont coûté plus de territoires que les désastres de Napoléon
+I<sup>er</sup>.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Il ne faudrait pas trop en vouloir au meneur en question. Il nous a
+coûté fort cher évidemment; mais une grande partie de son influence
+tenait à ce qu'il suivait l'opinion publique, qui, en matière
+coloniale, n'était pas du tout alors ce qu'elle est devenue
+aujourd'hui. Il est rare qu'un meneur précède l'opinion; presque
+toujours il se borne à la suivre et à en épouser toutes les erreurs.</p>
+
+<p>Les moyens de persuasion des meneurs, en dehors du prestige, sont
+les facteurs que nous avons déjà énumérés plusieurs fois. Pour les
+manier habilement, le meneur doit avoir pénétré, au moins d'une façon
+inconsciente, la psychologie des foules, et savoir
+comment<!-- Page 177 --><span class="pagenum"> [p. 177]</span> leur
+parler. Il doit surtout connaître la fascinante influence des mots, des
+formules et des images. Il doit posséder une éloquence spéciale,
+composée: d'affirmations énergiques&mdash;dégagées de preuves&mdash;et
+d'images impressionnantes encadrées de raisonnements fort sommaires.
+C'est un genre d'éloquence qu'on rencontre dans toutes les assemblées,
+y compris le parlement anglais, le plus pondéré pourtant de tous.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Nous pouvons lire constamment, dit le philosophe anglais Maine, des
+débats à la Chambre des communes, où toute la discussion consiste à
+échanger des généralités assez faibles et des personnalités assez
+violentes. Sur l'imagination d'une démocratie pure, ce genre de
+formules générales exerce un effet prodigieux. Il sera toujours aisé de
+faire accepter à une foule des assertions générales présentées en
+termes saisissants, quoiqu'elles n'aient jamais été vérifiées et ne
+soient peut-être susceptibles d'aucune vérification.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>L'importance des «termes saisissants», indiquée dans la citation qui
+précède, ne saurait être exagérée. Nous avons plusieurs fois déjà
+insisté sur la puissance spéciale des mots et des formules. Il faut les
+choisir de façon à ce qu'ils évoquent des images très vives. La phrase
+suivante, empruntée au discours d'un des meneurs de nos assemblées, en
+constitue un excellent spécimen:</p>
+
+<p>«Le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de
+la relégation le politicien véreux et l'anarchiste meurtrier, ils
+pourront lier conversation et ils s'apparaîtront l'un à l'autre comme
+les deux aspects complémentaires d'un même ordre social.»</p>
+
+<p>L'image ainsi évoquée est bien visible, et tous
+les<!-- Page 178 --><span class="pagenum"> [p. 178]</span> adversaires
+de l'orateur se sentent menacés par elle. Ils voient du même coup les
+pays fiévreux, le bâtiment qui pourra les emporter, car ne font-ils pas
+peut-être partie de la catégorie assez mal limitée des politiciens
+menacés? Ils éprouvent alors la sourde crainte que devaient ressentir
+les conventionnels, que les vagues discours de Robespierre menaçaient
+plus ou moins du couperet de la guillotine, et qui, sous l'influence de
+cette crainte, lui cédaient toujours.</p>
+
+<p>Les meneurs ont tout intérêt à verser dans les plus invraisemblables
+exagérations. L'orateur, dont je viens de citer une phrase, a pu
+affirmer, sans soulever de grandes protestations, que les banquiers et
+les prêtres soudoyaient les lanceurs de bombes, et que les
+administrateurs des grandes compagnies financières méritent les mêmes
+peines que les anarchistes. Sur les foules, de pareilles affirmations
+agissent toujours. L'affirmation n'est jamais trop furieuse, ni la
+déclamation trop menaçante. Rien n'intimide plus les auditeurs que
+cette éloquence. En protestant, ils craignent de passer pour traîtres
+ou complices.</p>
+
+<p>Cette éloquence spéciale a toujours régné, comme je le disais à
+l'instant, sur toutes les assemblées; et, dans les périodes critiques,
+elle ne fait que s'accentuer. La lecture des discours des grands
+orateurs qui composaient les assemblées de la Révolution est très
+intéressant à ce point de vue. À chaque instant ils se croyaient
+obligés de s'interrompre pour flétrir le crime et exalter la vertu;
+puis, ils éclataient en imprécations contre les tyrans, et juraient de
+vivre libres ou de mourir. L'assistance se levait, applaudissait avec
+fureur, puis, calmée, se rasseyait.</p>
+
+<p><!-- Page 179 --><span class="pagenum"> [p. 179]</span>Le meneur
+peut être quelquefois intelligent et instruit; mais cela lui est
+généralement plus nuisible qu'utile. En montrant la complexité des
+choses, en permettant d'expliquer et de comprendre, l'intelligence rend
+toujours indulgent, et émousse fortement l'intensité et la violence des
+convictions nécessaires aux apôtres. Les grands meneurs de tous les
+âges, ceux de la Révolution surtout, ont été lamentablement bornés; et
+ce sont justement les plus bornés qui ont exercé la plus grande
+influence.</p>
+
+<p>Les discours du plus célèbre d'entre eux, Robespierre, stupéfient
+souvent par leur incohérence; en se bornant à les lire, on n'y
+trouverait aucune explication plausible du rôle immense du puissant
+dictateur:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Lieux communs et redondances de l'éloquence pédagogique et de la
+culture latine au service d'une âme plutôt puérile que plate, et qui
+semble se borner, dans l'attaque ou la défense, au: «Viens-y donc!» des
+écoliers. Pas une idée, pas un tour, pas un trait, c'est l'ennui dans
+la tempête. Quand on sort de cette lecture morne, on a envie de pousser
+le ouf! de l'aimable Camille Desmoulins.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Il est quelquefois effrayant de songer au pouvoir que donne à un
+homme possédant du prestige une conviction forte unie à une extrême
+étroitesse d'esprit. Il faut pourtant réaliser ces conditions pour
+ignorer les obstacles et savoir vouloir. D'instinct les foules
+reconnaissent dans ces convaincus énergiques le maître qu'il leur faut
+toujours.</p>
+
+<p>Dans une assemblée parlementaire, le succès d'un discours dépend
+presque uniquement du prestige que l'orateur possède, et pas du tout
+des raisons qu'il propose.<!-- Page 180 --><span class="pagenum"> [p.
+180]</span> Et, la meilleure preuve, c'est que lorsqu'une cause
+quelconque fait perdre à un orateur son prestige, il perd du même coup
+toute son influence, c'est-à-dire le pouvoir de diriger à son gré les
+votes.</p>
+
+<p>Quant à l'orateur inconnu qui arrive avec un discours contenant de
+bonnes raisons, mais seulement des raisons, il a des chances d'être
+seulement écouté. Un député, doublé d'un psychologue perspicace, M.
+Descubes, a récemment tracé dans les lignes suivantes l'image du député
+sans prestige:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Quand il a pris place à la tribune, il tire de sa serviette un
+dossier qu'il étale méthodiquement devant lui et débute avec
+assurance.</p>
+
+<p>Il se flatte de faire passer dans l'âme des auditeurs la conviction
+qui l'anime. Il a pesé et repesé ses arguments; il est tout bourré de
+chiffres et de preuves; il est sûr d'avoir raison. Toute résistance,
+devant l'évidence qu'il apporte, sera vaine. Il commence, confiant dans
+son bon droit et aussi dans l'attention de ses collègues, qui
+certainement ne demandent qu'à s'incliner devant la vérité.</p>
+
+<p>Il parle, et, tout de suite il est surpris du mouvement de la salle,
+un peu agacé par le brouhaha qui s'en élève.</p>
+
+<p>Comment le silence ne se fait-il pas? Pourquoi cette inattention
+générale? À quoi pensent donc ceux-là qui causent entre eux? Quel motif
+si urgent fait quitter sa place à cet autre?</p>
+
+<p>Une inquiétude passe sur son front. Il fronce les sourcils,
+s'arrête. Encouragé par le président, il repart, haussant la voix. On
+ne l'en écoute que moins. Il force le ton, il s'agite: le bruit
+redouble autour de lui. Il ne s'entend plus lui-même, s'arrête encore;
+puis, craignant que son silence ne provoque le fâcheux cri de:
+<i>Clôture!</i> il reprend de plus belle. Le vacarme devient
+insupportable.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Lorsque les assemblées parlementaires se trouvent montées à un
+certain degré d'excitation, elles
+deviennent<!-- Page 181 --><span class="pagenum"> [p. 181]</span>
+identiques aux foules hétérogènes ordinaires, et leurs sentiments
+présentent par conséquent la particularité d'être toujours extrêmes. On
+les verra se porter aux plus grands actes d'héroïsme ou aux pires
+excès. L'individu n'est plus lui-même, et il l'est si peu qu'il votera
+les mesures les plus contraires à ses intérêts personnels.</p>
+
+<p>L'histoire de la Révolution montre à quel point les assemblées
+peuvent devenir inconscientes et obéir aux suggestions les plus
+contraires à leurs intérêts. C'était un sacrifice énorme pour la
+noblesse de renoncer à ses privilèges, et pourtant, dans une nuit
+célèbre de la Constituante, elle le fit sans hésiter. C'était une
+menace permanente de mort pour les conventionnels de renoncer à leur
+inviolabilité, et pourtant ils le firent et ne craignirent pas de se
+décimer réciproquement, sachant bien cependant que l'échafaud où ils
+envoyaient aujourd'hui des collègues leur était réservé demain. Mais
+ils étaient arrivés à ce degré d'automatisme complet que j'ai décrit
+ailleurs, et aucune considération ne pouvait les empêcher de céder aux
+suggestions qui les hypnotisaient. Le passage suivant des mémoires de
+l'un d'eux, Billaud-Varennes, est absolument typique sur ce point: «Les
+décisions que l'on nous reproche tant, dit-il, <i>nous ne les voulions
+pas le plus souvent deux jours, un jour auparavant: la crise seule les
+suscitait</i>.» Rien n'est plus juste.</p>
+
+<p>Les mêmes phénomènes d'inconscience se manifestèrent pendant toutes
+les séances orageuses de la Convention.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Ils approuvent et décrètent, dit Taine, ce dont ils ont horreur,
+non seulement les sottises et les folies, mais
+les<!-- Page 182 --><span class="pagenum"> [p. 182]</span> crimes, le
+meurtre des innocents, le meurtre de leurs amis. À l'unanimité et avec
+les plus vifs applaudissements, la gauche, réunie à la droite, envoie à
+l'échafaud Danton, son chef naturel, le grand promoteur et conducteur
+de la Révolution. À l'unanimité et avec les plus grands
+applaudissements, la droite, réunie à la gauche, vote les pires décrets
+du gouvernement révolutionnaire. À l'unanimité, et avec des cris
+d'admiration et d'enthousiasme, avec des témoignages de sympathie
+passionnée pour Collot d'Herbois, pour Couthon et pour Robespierre, la
+Convention, par des réélections spontanées et multiples, maintient en
+place le gouvernement homicide que la Plaine déteste parce qu'il est
+homicide, et que la Montagne déteste parce qu'il la décime. Plaine et
+Montagne, la majorité et la minorité finissent par consentir à aider à
+leur propre suicide. Le 22 prairial, la Convention tout entière a tendu
+la gorge; le 8 thermidor, pendant le premier quart d'heure qui a suivi
+le discours de Robespierre, elle l'a tendue encore.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Le tableau peut paraître sombre. Il est exact pourtant. Les
+assemblées parlementaires suffisamment excitées et hypnotisées
+présentent les mêmes caractères. Elles deviennent un troupeau mobile
+obéissant à toutes les impulsions. La description suivante de
+l'assemblée de 1848, due à un parlementaire dont on ne suspectera pas
+la foi démocratique, M. Spuller, et que je reproduis d'après la
+<i>Revue littéraire</i>, est bien typique. On y retrouve tous les
+sentiments exagérés que j'ai décrits dans les foules, et cette mobilité
+excessive qui permet de passer d'un instant à l'autre par la gamme des
+sentiments les plus contraires.</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Les divisions, les jalousies, les soupçons, et tour à tour la
+confiance aveugle et les espoirs illimités ont conduit le parti
+républicain à sa perte. Sa naïveté et sa candeur n'avaient d'égale que
+sa défiance universelle. Aucun
+sens<!-- Page 183 --><span class="pagenum"> [p. 183]</span> de la
+légalité, nulle intelligence de la discipline: des terreurs et des
+illusions sans bornes: le paysan et l'enfant se rencontrent en ce
+point. Leur calme rivalise avec leur impatience. Leur sauvagerie est
+pareille à leur docilité. C'est le propre d'un tempérament qui n'est
+point fait et d'une éducation absente. Rien ne les étonne et tout les
+déconcerte. Tremblants, peureux, intrépides, héroïques, ils se
+jetteront à travers les flammes et ils reculeront devant une ombre.</p>
+
+<p>«Ils ne connaissent point les effets et les rapports des choses.
+Aussi prompts aux découragements qu'aux exaltations, sujets à toutes
+les paniques, toujours trop haut ou trop bas, jamais au degré qu'il
+faut et dans la mesure qui convient. Plus fluides que l'eau, ils
+reflètent toutes les couleurs et prennent toutes les formes. Quelle
+base de gouvernement pouvait-on espérer d'asseoir en eux?»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Il s'en faut de beaucoup heureusement que tous les caractères que
+nous venons de décrire dans les assemblées parlementaires se
+manifestent constamment. Elles ne sont foules qu'à certains moments.
+Les individus qui les composent arrivent à garder leur individualité
+dans un grand nombre de cas; et c'est pourquoi une assemblée peut
+élaborer des lois techniques excellentes. Ces lois ont, il est vrai,
+pour auteur un homme spécial qui les a préparées dans le silence du
+cabinet; et la loi votée est en réalité l'&oelig;uvre d'un individu, et
+non plus celle d'une assemblée. Ce sont naturellement ces lois qui sont
+les meilleures. Elles ne deviennent désastreuses que lorsqu'une série
+d'amendements malheureux les rendent collectives. L'&oelig;uvre d'une
+foule est partout et toujours inférieure à celle d'un individu isolé.
+Ce sont les spécialistes qui sauvent les assemblées des mesures trop
+désordonnées et trop
+inexpérimentées.<!-- Page 184 --><span class="pagenum"> [p. 184]</span>
+Le spécialiste est alors un meneur momentané. L'assemblée n'agit pas
+sur lui et il agit sur elle.</p>
+
+<p>Malgré toutes les difficultés de leur fonctionnement, les assemblées
+parlementaires représentent ce que les peuples ont encore trouvé de
+meilleur pour se gouverner et surtout pour se soustraire le plus
+possible au joug des tyrannies personnelles. Elles sont certainement
+l'idéal d'un gouvernement, au moins pour les philosophes, les penseurs,
+les écrivains, les artistes et les savants, en un mot pour tout ce qui
+constitue le sommet d'une civilisation.</p>
+
+<p>En fait, d'ailleurs, elles ne présentent que deux dangers sérieux,
+l'un est un gaspillage forcé des finances, l'autre une restriction
+progressive des libertés individuelles.</p>
+
+<p>Le premier de ces dangers est la conséquence forcée des exigences et
+de l'imprévoyance des foules électorales. Qu'un membre d'une assemblée
+propose une mesure donnant une satisfaction apparente à des idées
+démocratiques, telle qu'assurer, par exemple, des retraites à tous les
+ouvriers, augmenter le traitement des cantonniers, des instituteurs,
+etc., les autres députés, suggestionnés par la crainte des électeurs,
+n'oseront pas avoir l'air de dédaigner les intérêts de ces derniers en
+repoussant la mesure proposée, bien que sachant qu'elle grèvera
+lourdement le budget et nécessitera la création de nouveaux impôts.
+Hésiter dans le vote leur est impossible. Les conséquences de
+l'accroissement des dépenses sont lointaines et sans résultats bien
+fâcheux pour eux, alors que les conséquences d'un vote négatif
+pourraient apparaître clairement le jour prochain où il faudra se
+représenter devant l'électeur.</p>
+
+<p><!-- Page 185 --><span class="pagenum"> [p. 185]</span>À côté de
+cette première cause d'exagération des dépenses il en est une autre,
+non moins impérative: l'obligation d'accorder toutes les dépenses
+d'intérêt purement local. Un député ne saurait s'y opposer, parce
+qu'elles représentent encore des exigences d'électeurs, et que chaque
+député ne peut obtenir ce dont il a besoin pour sa circonscription qu'à
+la condition de céder aux demandes analogues de ses
+collègues<a name="N26" id="N26"></a><a href="#note_26" class="fnanchor">26</a>.</p>
+
+<p>Le second des dangers mentionnés plus
+haut,<!-- Page 186 --><span class="pagenum"> [p. 186]</span> la
+restriction forcée des libertés par les assemblées parlementaires,
+moins visible en apparence est cependant fort réel. Il est la
+conséquence des innombrables lois&mdash;toujours
+restrictives&mdash;dont les parlements, avec leur esprit simpliste,
+voient mal les conséquences, et qu'ils se croient obligés de voter.</p>
+
+<p>Il faut que ce danger soit bien inévitable, puisque l'Angleterre
+elle-même, qui offre assurément le type le plus parfait du régime
+parlementaire, celui où le représentant est le plus indépendant de son
+électeur, n'a pas réussi à s'y soustraire. Herbert Spencer, dans un
+travail déjà ancien, avait montré que l'accroissement de la liberté
+apparente devait être suivi d'une diminution de la liberté réelle.
+Reprenant la même thèse dans son livre récent, <i>l'Individu contre
+l'État</i>, il s'exprime ainsi au sujet du parlement anglais:</p>
+
+<blockquote>
+<p>«Depuis cette époque la législation a suivi le cours que
+j'indiquais. Des mesures dictatoriales, se multipliant rapidement, ont
+continuellement tendu à restreindre les libertés individuelles, et cela
+de deux manières: des réglementations ont été établies, chaque année en
+plus grand nombre, qui imposent une contrainte au citoyen là où ses
+actes étaient auparavant complètement libres, et le forcent à accomplir
+des actes qu'il pouvait auparavant accomplir ou ne pas accomplir, à
+volonté. En même temps des charges publiques, de plus en plus lourdes,
+surtout locales, ont restreint davantage sa liberté en diminuant cette
+portion de ses profits qu'il peut dépenser à sa guise, et en augmentant
+la portion qui lui est enlevée pour être dépensée selon le bon plaisir
+des agents publics.»</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Cette restriction progressive des libertés se manifeste pour tous
+les pays sous une forme spéciale, que Herbert Spencer n'a pas indiquée,
+et qui est celle-ci:<!-- Page 187 --><span class="pagenum"> [p.
+187]</span> La création de ces séries innombrables de mesures
+législatives, toutes généralement d'ordre restrictif, conduit
+nécessairement à augmenter le nombre, le pouvoir et l'influence des
+fonctionnaires chargés de les appliquer. Ils tendent ainsi
+progressivement à devenir les véritables maîtres des pays civilisés.
+Leur puissance est d'autant plus grande, que, dans les incessants
+changements de pouvoir, la caste administrative est la seule qui
+échappe à ces changements, la seule qui possède l'irresponsabilité,
+l'impersonnalité et la perpétuité. Or, de tous les despotismes, il n'en
+est pas de plus lourds que ceux qui se présentent sous cette triple
+forme.</p>
+
+<p>Cette création incessante de lois et de règlements restrictifs
+entourant des formalités les plus byzantines les moindres actes de la
+vie, a pour résultat fatal de rétrécir de plus en plus la sphère dans
+laquelle les citoyens peuvent se mouvoir librement. Victimes de cette
+illusion qu'en multipliant les lois l'égalité et la liberté se trouvent
+mieux assurées, les peuples acceptent chaque jour de plus pesantes
+entraves.</p>
+
+<p>Ce n'est pas impunément qu'ils les acceptent. Habitués à supporter
+tous les jougs, ils finissent bientôt par les rechercher, et arrivent à
+perdre toute spontanéité et toute énergie. Ils ne sont plus alors que
+des ombres vaines, des automates passifs, sans volonté, sans résistance
+et sans force.</p>
+
+<p>Mais alors les ressorts que l'homme ne trouve plus en lui-même, il
+est bien forcé de les chercher hors de lui-même. Avec l'indifférence et
+l'impuissance croissantes des citoyens, le rôle des gouvernements est
+obligé de grandir encore. Ce sont eux qui doivent avoir forcément
+l'esprit d'initiative, d'entreprise et de conduite que
+les<!-- Page 188 --><span class="pagenum"> [p. 188]</span> particuliers
+n'ont plus. Il leur faut tout entreprendre, tout diriger, tout
+protéger. L'État devient un dieu tout-puissant. Mais l'expérience
+enseigne que le pouvoir de tels dieux ne fut jamais ni bien durable, ni
+bien fort.</p>
+
+<p>Cette restriction progressive de toutes les libertés chez certains
+peuples, malgré une licence extérieure qui leur donne l'illusion de les
+posséder, semble être une conséquence de leur vieillesse tout autant
+que celle d'un régime quelconque. Elle constitue un des symptômes
+précurseurs de cette phase de décadence à laquelle aucune civilisation
+n'a pu échapper jusqu'ici.</p>
+
+<p>Si l'on en juge par les enseignements du passé et par des symptômes
+qui éclatent de toutes parts, plusieurs de nos civilisations modernes
+sont arrivées à cette phase d'extrême vieillesse qui précède la
+décadence. Il semble que des phases identiques soient fatales pour tous
+les peuples, puisque l'on voit si souvent l'histoire en répéter le
+cours.</p>
+
+<p>Ces phases d'évolution générale des civilisations, il est facile de
+les marquer sommairement, et c'est avec leur résumé que se terminera
+notre ouvrage. Ce rapide tableau jettera peut-être quelques lueurs sur
+les causes de la puissance actuelle des foules.</p>
+
+<hr style="width: 15%;" />
+<p>Si nous envisageons dans leurs grandes lignes la genèse de la
+grandeur et de la décadence des civilisations qui ont précédé la nôtre,
+que voyons-nous?</p>
+
+<p>À l'aurore de ces civilisations une poussière d'hommes, d'origines
+variées, réunie par les hasards des migrations, des invasions et des
+conquêtes. De sangs divers, de langues et de croyances également
+diverses, ces hommes<!-- Page 189 --><span class="pagenum"> [p.
+189]</span> n'ont de lien commun que la loi à demi reconnue d'un chef.
+Dans ces agglomérations confuses se retrouvent au plus haut degré les
+caractères psychologiques des foules. Elles en ont la cohésion
+momentanée, les héroïsmes, les faiblesses, les impulsions et les
+violences. Rien n'est stable en elles. Ce sont des barbares.</p>
+
+<p>Puis le temps accomplit son &oelig;uvre. L'identité des milieux, la
+répétition des croisements, les nécessités d'une vie commune, agissent
+lentement. L'agglomération d'unités dissemblables commence à se
+fusionner et à former une race, c'est-à-dire un agrégat possédant des
+caractères et des sentiments communs, que l'hérédité va fixer de plus
+en plus. La foule est devenue un peuple, et ce peuple va pouvoir sortir
+de la barbarie.</p>
+
+<p>Il n'en sortira tout à fait pourtant que quand, après de longs
+efforts, des luttes sans cesse répétées et d'innombrables
+recommencements, il aura acquis un idéal. Peu importe la nature de cet
+idéal, que ce soit le culte de Rome, la puissance d'Athènes ou le
+triomphe d'Allah, il suffira pour donner à tous les individus de la
+race en voie de formation une parfaite unité de sentiments et de
+pensées.</p>
+
+<p>C'est alors que peut naître une civilisation nouvelle avec ses
+institutions, ses croyances et ses arts. Entraînée par son rêve, la
+race acquerra successivement tout ce qui donne l'éclat, la force et la
+grandeur. Elle sera foule encore sans doute à certaines heures, mais
+alors, derrière les caractères mobiles et changeants des foules, se
+trouvera ce substratum solide, l'âme de la race, qui limite étroitement
+l'étendue des oscillations d'un peuple et règle le hasard.</p>
+
+<p>Mais, après avoir exercé son action créatrice, le
+temps<!-- Page 190 --><span class="pagenum"> [p. 190]</span> commence
+cette &oelig;uvre de destruction à laquelle n'échappent ni les dieux ni
+les hommes. Arrivée à un certain niveau de puissance et de complexité,
+la civilisation cesse de grandir, et, dès qu'elle ne grandit plus, elle
+est condamnée à décliner bientôt. L'heure de la vieillesse va sonner
+pour elle.</p>
+
+<p>Cette heure inévitable est toujours marquée par l'affaiblissement de
+l'idéal qui soutenait l'âme de la race. À mesure que cet idéal pâlit,
+tous les édifices religieux, politiques ou sociaux dont il était
+l'inspirateur commencent à s'ébranler.</p>
+
+<p>Avec l'évanouissement progressif de son idéal, la race perd de plus
+en plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. L'individu
+peut croître en personnalité et en intelligence, mais en même temps
+aussi l'égoïsme collectif de la race est remplacé par un développement
+excessif de l'égoïsme individuel accompagné par l'affaissement du
+caractère et par l'amoindrissement de l'aptitude à l'action. Ce qui
+formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une
+agglomération d'individualités sans cohésion et que maintiennent
+artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les
+institutions. C'est alors que, divisé par leurs intérêts et leurs
+aspirations, ne sachant plus se gouverner, les hommes demandent à être
+dirigés dans leurs moindres actes, et que l'État exerce son influence
+absorbante.</p>
+
+<p>Avec la perte définitive de l'idéal ancien, la race finit par perdre
+entièrement son âme; elle n'est plus qu'une poussière d'individus
+isolés et redevient ce qu'elle était à son point de départ: une foule.
+Elle en a tous les caractères transitoires sans consistance et sans
+lendemain. La civilisation n'a plus aucune fixité et est à
+la<!-- Page 191 --><span class="pagenum"> [p. 191]</span> merci de tous
+les hasards. La plèbe est reine et les barbares avancent. La
+civilisation peut sembler brillante encore parce qu'elle possède la
+façade extérieure qu'un long passé a créée, mais c'est en réalité un
+édifice vermoulu que rien ne soutient plus et qui s'effondrera au
+premier orage.</p>
+
+<p>Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis
+décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle
+de la vie d'un peuple.</p>
+
+<h4>NOTES:</h4>
+
+<p class="footnote"><a name="note_25" id="note_25"></a><a href="#N25" class="label">25</a>
+C'est à ces opinions antérieurement fixées et rendues irréductibles par
+des nécessités électorales, que s'applique sans doute cette réflexion
+d'un vieux parlementaire anglais: «Depuis cinquante ans que je siège à
+Westminster, j'ai entendu des milliers de discours; il en est peu qui
+aient changé mon opinion; mais pas un seul n'a changé mon vote.»</p>
+
+<p class="footnote"><a name="note_26" id="note_26"></a><a href="#N26" class="label">26</a>
+Dans son numéro du 6 avril 1895, l'<i>Économiste</i> faisait une revue
+curieuse de ce que peuvent coûter en une année ces dépenses d'intérêt
+purement électoral, notamment celles des chemins de fer. Pour relier
+Langayes (ville de 3.000 habitants), juchée sur une montagne, au Puy,
+vote d'un chemin de fer qui coûtera 15 millions. Pour relier Beaumont
+(3.500 habitants) à Castel-Sarrazin, 7 millions. Pour relier le village
+de Oust (523 habitants) à celui de Seix (1.200 habitants), 7 millions.
+Pour relier Prades à la bourgade d'Olette (747 habitants), 6 millions,
+etc. Rien que pour 1895, 90 millions de voies ferrées dépourvues de
+tout intérêt général ont été votés. D'autres dépenses de nécessités
+également électorales ne sont pas moins importantes. La loi sur les
+retraites ouvrières coûtera bientôt un minimum annuel de 165 millions
+d'après le ministre des finances, et de 800 millions suivant
+l'académicien Leroy-Beaulieu. Évidemment la progression continue de
+telles dépenses a forcément pour issue la faillite. Beaucoup de pays en
+Europe: le Portugal, la Grèce, l'Espagne, la Turquie, y sont arrivés;
+d'autres, comme l'Italie, vont y être acculés bientôt; mais il ne faut
+pas trop s'en préoccuper, puisque le public a successivement accepté
+sans grandes protestations des réductions des quatre cinquièmes dans le
+paiement des coupons par ces divers pays. Ces ingénieuses faillites
+permettent alors de remettre instantanément les budgets avariés en
+équilibre. Les guerres, le socialisme, les luttes économiques nous
+préparent d'ailleurs de bien autres catastrophes, et à l'époque de
+désagrégation universelle où nous sommes entrés, il faut se résigner à
+vivre au jour le jour sans trop se soucier de lendemains qui nous
+échappent.</p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+<h2>TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+<ul class="TOC">
+
+ <li><span class="smcap">Préface</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_I">I</a></span>
+ </li>
+
+ <li>INTRODUCTION.&mdash;<span class="smcap">L'ère
+des foules</span> <span class="tocright"><a href="#Page_1">1</a></span>
+ <p>Évolution de l'âge actuel.&mdash;Les grands changements de
+civilisation sont la conséquence des changements dans la pensée des
+peuples.&mdash;La croyance moderne à la puissance des
+foules.&mdash;Elle transforme la politique traditionnelle des
+États.&mdash;Comment se produit l'avènement des classes populaires et
+comment s'exerce leur puissance.&mdash;Les
+syndicats.&mdash;Conséquences nécessaires de la puissance des
+foules.&mdash;Elles ne peuvent exercer qu'un rôle
+destructeur.&mdash;C'est par elles que s'achève la dissolution des
+civilisations devenues trop vieilles.&mdash;Ignorance générale de la
+psychologie des foules.&mdash;Importance de l'étude des foules pour les
+législateurs et les hommes d'État.</p>
+
+ </li>
+
+</ul>
+
+<h3>LIVRE PREMIER</h3>
+
+<p class="center"><b>L'âme des foules.</b></p>
+
+<ul class="TOC">
+
+ <li>CHAPITRE PREMIER.&mdash;<span class="smcap">Caractéristiques
+générales des
+foules.&mdash;Loi psychologique de leur unité mentale</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_11">11</a></span>
+ <p>Ce qui constitue une foule au point de vue
+psychologique.&mdash;Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit
+pas à former une foule.&mdash;Caractères spéciaux des foules
+psychologiques.&mdash;Orientation fixe des idées et sentiments des
+individus qui les composent et évanouissement de leur
+personnalité.&mdash;La foule est toujours dominée par
+l'inconscient.&mdash;Disparition de la vie cérébrale et prédominance de
+la vie médullaire.&mdash;Abaissement de l'intelligence et
+transformation complète des sentiments.&mdash;Les sentiments
+transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des individus dont
+la foule est composée.&mdash;La foule est aussi aisément héroïque que
+criminelle.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE II.&mdash;<span class="smcap">Sentiments
+et moralité des foules</span> <span class="tocright"><a href="#Page_23">23</a></span>
+ <p>§ 1. <i>Impulsivité, mobilité et irritabilité des
+foules.</i>&mdash;La foule est le jouet de toutes les excitations
+extérieures et en reflète les incessantes variations.&mdash;Les
+impulsions auxquelles elle obéit sont assez impérieuses pour que
+l'intérêt personnel s'efface.&mdash;Rien n'est prémédité chez les
+foules.&mdash;Action de la race.&mdash;§ 2. <i>Suggestibilité et
+crédulité des foules.</i>&mdash;Leur obéissance aux
+suggestions.&mdash;Les images évoquées dans leur esprit sont prises par
+elles pour des réalités.&mdash;Pourquoi ces images sont semblables pour
+tous les individus qui composent une foule.&mdash;Égalisation du savant
+et de l'imbécile dans une foule.&mdash;Exemples divers des illusions
+auxquelles tous les individus d'une foule sont
+sujets.&mdash;Impossibilité d'accorder aucune créance au témoignage des
+foules.&mdash;L'unanimité de nombreux témoins est une des plus
+mauvaises preuves que l'on puisse invoquer pour établir un
+fait.&mdash;Faible valeur des livres d'histoire.&mdash;§ 3.
+<i>Exagération et simplisme des sentiments des foules.</i>&mdash;Les
+foules ne connaissent ni le doute ni l'incertitude et vont toujours aux
+extrêmes.&mdash;Leurs sentiments sont toujours excessifs.&mdash;§ 4.
+<i>Intolérance, autoritarisme et conservatisme des
+foules.</i>&mdash;Raisons de ces sentiments.&mdash;Servilité des foules
+devant une autorité forte.&mdash;Les instincts révolutionnaires
+momentanés des foules ne les empêchent pas d'être extrêmement
+conservatrices.&mdash;Elles sont d'instinct hostiles aux changements et
+aux progrès.&mdash;§ 5. <i>Moralité des foules.</i>&mdash;La moralité
+des foules peut, suivant les suggestions, être beaucoup plus basse ou
+beaucoup plus haute que celle des individus qui les
+composent.&mdash;Explication et exemples. Les foules ont rarement pour
+guide l'intérêt qui est, le plus souvent, le mobile exclusif de
+l'individu isolé.&mdash;Rôle moralisateur des foules.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE III.&mdash;<span class="smcap">Idées,
+raisonnements et imagination des foules</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_48">48</a></span>
+ <p>§ 1. <i>Les idées des foules.</i>&mdash;Les idées fondamentales
+et les idées accessoires.&mdash;Comment peuvent subsister simultanément
+des idées contradictoires.&mdash;Transformations que doivent subir les
+idées supérieures pour être accessibles aux foules.&mdash;Le rôle
+social des idées est indépendant de la part de vérité qu'elles peuvent
+contenir.&mdash;§ 2. <i>Les raisonnements des foules.</i>&mdash;Les
+foules ne sont pas influençables par des raisonnements.&mdash;Les
+raisonnements des foules sont toujours d'ordre très
+inférieur.&mdash;Les idées qu'elles associent n'ont que des apparences
+d'analogie ou de succession.&mdash;§ 3. <i>L'imagination des
+foules.</i>&mdash;Puissance de l'imagination des foules.&mdash;Elles
+pensent par images, et ces images se succèdent sans aucun
+lien.&mdash;Les foules sont frappées surtout par le côté merveilleux
+des choses.&mdash;Le merveilleux et le légendaire sont les vrais
+supports des civilisations.&mdash;L'imagination populaire a toujours
+été la base de la puissance des hommes d'État.&mdash;Comment se
+présentent les faits capables de frapper l'imagination des foules.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE IV.&mdash;<span class="smcap">Formes
+religieuses que revêtent toutes
+les convictions des foules</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_60">60</a></span>
+ <p>Ce qui constitue le sentiment religieux.&mdash;Il est
+indépendant de l'adoration d'une divinité.&mdash;Ses
+caractéristiques.&mdash;Puissance des convictions revêtant la forme
+religieuse.&mdash;Exemples divers.&mdash;Les dieux populaires n'ont
+jamais disparu.&mdash;Formes nouvelles sous lesquelles ils
+renaissent.&mdash;Formes religieuses de l'athéisme.&mdash;Importance de
+ces notions au point de vue historique.&mdash;La Réforme, la
+Saint-Barthélemy, la Terreur et tous les événements analogues, sont la
+conséquence des sentiments religieux des foules, et non de la volonté
+d'individus isolés.</p>
+
+ </li>
+
+</ul>
+
+<h3>LIVRE II</h3>
+
+<p class="center"><b>Les opinions et les croyances des foules.</b></p>
+
+<ul class="TOC">
+
+ <li>CHAPITRE PREMIER.&mdash;<span class="smcap">Facteurs
+lointains des croyances et
+opinions des foules</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_67">67</a></span>
+ <p>Facteurs préparatoires des croyances des
+foules.&mdash;L'éclosion des croyances des foules est la conséquence
+d'une élaboration antérieure.&mdash;Étude des divers facteurs de ces
+croyances.&mdash;§ 1. <i>La race.</i>&mdash;Influence prédominante
+qu'elle exerce.&mdash;Elle représente les suggestions des
+ancêtres.&mdash;§ 2. <i>Les traditions.</i>&mdash;Elles sont la
+synthèse de l'âme de la race.&mdash;Importance sociale des
+traditions.&mdash;En quoi, après avoir été nécessaires, elles
+deviennent nuisibles.&mdash;Les foules sont les conservateurs les plus
+tenaces des idées traditionnelles.&mdash;§ 3. <i>Le temps.</i>&mdash;Il
+prépare successivement l'établissement des croyances, puis leur
+destruction.&mdash;C'est grâce à lui que l'ordre peut sortir du
+chaos.&mdash;§ 4. <i>Les institutions politiques et
+sociales.</i>&mdash;Idée erronée de leur rôle.&mdash;Leur influence est
+extrêmement faible.&mdash;Elles sont des effets, et non des
+causes.&mdash;Les peuples ne sauraient choisir les institutions qui
+leur semblent les meilleures.&mdash;Les institutions sont des
+étiquettes qui, sous un même titre, abritent les choses les plus
+dissemblables.&mdash;Comment les constitutions peuvent se
+créer.&mdash;Nécessité pour certains peuples de certaines institutions
+théoriquement mauvaises, telles que la centralisation.&mdash;§ 5.
+<i>L'instruction et l'éducation.</i>&mdash;Erreur des idées actuelles
+sur l'influence de l'instruction chez les foules.&mdash;Indications
+statistiques.&mdash;Rôle démoralisateur de l'éducation
+latine.&mdash;Rôle que l'instruction pourrait exercer.&mdash;Exemples
+fournis par divers peuples.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE II.&mdash;<span class="smcap">Facteurs
+immédiats des opinions des
+foules</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_89">89</a></span>
+ <p>§ 1. <i>Les images, les mots et les
+formules</i>.&mdash;Puissance magique des mots et des
+formules.&mdash;La puissance des mots est liée aux images qu'ils
+évoquent et est indépendante de leur sens réel.&mdash;Ces images
+varient d'âge en âge, de race en race.&mdash;L'usure des
+mots.&mdash;Exemples des variations considérables du sens de quelques
+mots très usuels.&mdash;Utilité politique de baptiser de noms nouveaux
+les choses anciennes, lorsque les mots sous lesquels on les désignait
+produisent une fâcheuse impression sur les foules.&mdash;Variations du
+sens des mots suivant la race.&mdash;Sens différents du mot démocratie
+en Europe et en Amérique.&mdash;§ 2. <i>Les illusions.</i>&mdash;Leur
+importance.&mdash;On les retrouve à la base de toutes les
+civilisations.&mdash;Nécessité sociale des illusions.&mdash;Les foules
+les préfèrent toujours aux vérités.&mdash;§ 3.
+<i>L'expérience.</i>&mdash;L'expérience seule peut établir dans l'âme
+des foules des vérités devenues nécessaires et détruire des illusions
+devenues dangereuses.&mdash;L'expérience n'agit qu'à condition d'être
+fréquemment répétée.&mdash;Ce que coûtent les expériences nécessaires
+pour persuader les foules.&mdash;§ 4. <i>La raison.</i>&mdash;Nullité
+de son influence sur les foules.&mdash;On n'agit sur elles qu'en
+agissant sur leurs sentiments inconscients.&mdash;Le rôle de la logique
+dans l'histoire.&mdash;Les causes secrètes des événements
+invraisemblables.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE III.&mdash;<span class="smcap">Les
+meneurs des foules et leurs moyens
+de persuasion</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_105">105</a></span>
+ <p>§ 1. <i>Les meneurs des foules.</i>&mdash;Besoin instinctif de
+tous les êtres en foule d'obéir à un meneur.&mdash;Psychologie des
+meneurs.&mdash;Eux seuls peuvent créer la foi et donner une
+organisation aux foules.&mdash;Despotisme forcé des
+meneurs.&mdash;Classification des meneurs.&mdash;Rôle de la
+volonté.&mdash;§ 2. <i>Les moyens d'action des
+meneurs.</i>&mdash;L'affirmation, la répétition, la
+contagion.&mdash;Rôle respectif de ces divers facteurs.&mdash;Comment
+la contagion peut remonter des couches inférieures aux couches
+supérieures d'une société.&mdash;Une opinion populaire devient bientôt
+une opinion générale.&mdash;§ 3. <i>Le prestige.</i>&mdash;Définition
+et classification du prestige.&mdash;Le prestige acquis et le prestige
+personnel.&mdash;Exemples divers.&mdash;Comment meurt le prestige.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE IV.&mdash;<span class="smcap">Limites
+de variabilité des croyances et
+opinions des foules</span>
+ <span class="tocright"><a href="#Page_128">128</a></span>
+ <p>§ 1. <i>Les croyances fixes.</i>&mdash;Invariabilité de
+certaines croyances générales.&mdash;Elles sont les guides d'une
+civilisation.&mdash;Difficulté de les déraciner.&mdash;En quoi
+l'intolérance constitue pour les peuples une vertu.&mdash;L'absurdité
+philosophique d'une croyance générale ne peut nuire à sa
+propagation.&mdash;§ 2. <i>Les opinions mobiles des
+foules.</i>&mdash;Extrême mobilité des opinions qui ne dérivent pas des
+croyances générales.&mdash;Variations apparentes des idées et des
+croyances en moins d'un siècle.&mdash;Limites réelles de ces
+variations.&mdash;Éléments sur lesquels la variation a porté.&mdash;La
+disparition actuelle des croyances générales et la diffusion extrême de
+la presse rendent de nos jours les opinions de plus en plus
+mobiles.&mdash;Comment les opinions des foules tendent sur la plupart
+des sujets vers l'indifférence.&mdash;Impuissance des gouvernements à
+diriger comme jadis l'opinion.&mdash;L'émiettement actuel des opinions
+empêche leur tyrannie.</p>
+
+ </li>
+
+</ul>
+
+<h3>LIVRE III</h3>
+
+<p class="center"><b>Classification et description des diverses
+catégories de foules.</b></p>
+
+<ul class="TOC">
+
+ <li>
+CHAPITRE PREMIER.&mdash;<span class="smcap">Classification
+des foules</span> <span class="tocright"><a href="#Page_142">142</a></span>
+ <p>Divisions générales des foules.&mdash;Leur
+classification.&mdash;§ 1. <i>Les foules
+hétérogènes.</i>&mdash;Comment elles se différencient.&mdash;Influence
+de la race.&mdash;L'âme de la foule est d'autant plus faible que l'âme
+de la race est plus forte.&mdash;L'âme de la race représente l'état de
+civilisation et l'âme de la foule l'état de barbarie.&mdash;§ 2. <i>Les
+foules homogènes.</i>&mdash;Division des foules homogènes.&mdash;Les
+sectes, les castes et les classes.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>
+CHAPITRE II.&mdash;<span class="smcap">Les foules
+dites criminelles</span> <span class="tocright"><a href="#Page_147">147</a></span>
+ <p>Les foules dites criminelles.&mdash;Une foule peut être
+légalement mais non psychologiquement criminelle.&mdash;Complète
+inconscience des actes des foules.&mdash;Exemples
+divers.&mdash;Psychologie des septembriseurs.&mdash;Leurs
+raisonnements, leur sensibilité, leur férocité et leur moralité.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE III.&mdash;<span class="smcap">Les
+jurés de cour d'assises</span> <span class="tocright"><a href="#Page_153">153</a></span>
+ <p>Les jurés de cour d'assises.&mdash;Caractères généraux des
+jurés.&mdash;La statistique montre que leurs décisions sont
+indépendantes de leur composition.&mdash;Comment sont impressionnés les
+jurés.&mdash;Faible action du raisonnement.&mdash;Méthodes de
+persuasion des avocats célèbres.&mdash;Nature des crimes pour lesquels
+les jurés sont indulgents ou sévères.&mdash;Utilité de l'institution du
+jury et danger extrême que présenterait son remplacement par des
+magistrats.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE IV.&mdash;<span class="smcap">Les
+foules électorales</span> <span class="tocright"><a href="#Page_161">161</a></span>
+ <p>Caractères généraux des foules électorales.&mdash;Comment on les
+persuade.&mdash;Qualités que doit posséder le candidat.&mdash;Nécessité
+du prestige.&mdash;Pourquoi ouvriers et paysans choisissent si rarement
+les candidats dans leur sein.&mdash;Puissance des mots et des formules
+sur l'électeur.&mdash;Aspect général des discussions
+électorales.&mdash;Comment se forment les opinions de
+l'électeur.&mdash;Puissance des comités.&mdash;Ils représentent la
+forme la plus redoutable de la tyrannie.&mdash;Les comités de la
+Révolution.&mdash;Malgré sa faible valeur psychologique, le suffrage
+universel ne peut être remplacé.&mdash;Pourquoi les votes seraient
+identiques, alors même qu'on restreindrait le droit de suffrage à un
+classe limitée de citoyens.&mdash;Ce que traduit le suffrage universel
+dans tous les pays.</p>
+
+ </li>
+
+ <li>CHAPITRE V.&mdash;<span class="smcap">Les
+assemblées parlementaires</span> <span class="tocright"><a href="#Page_171">171</a></span>
+ <p>Les foules parlementaires présentent la plupart des caractères
+communs aux foules hétérogènes non anonymes.&mdash;Simplisme des
+opinions.&mdash;Suggestibilité et limites de cette
+suggestibilité.&mdash;Opinions fixes irréductibles et opinions
+mobiles.&mdash;Pourquoi l'indécision prédomine.&mdash;Rôle des
+meneurs.&mdash;Raison de leur prestige.&mdash;Ils sont les vrais
+maîtres d'une assemblée dont les votes ne sont ainsi que ceux d'une
+petite minorité.&mdash;Puissance absolue qu'ils exercent.&mdash;Les
+éléments de leur art oratoire.&mdash;Les mots et les
+images.&mdash;Nécessité psychologique pour les meneurs d'être
+généralement convaincus et bornés.&mdash;Impossibilité pour l'orateur
+sans prestige de faire admettre ses raisons.&mdash;Exagération des
+sentiments, bons ou mauvais, dans les assemblées.&mdash;Automatisme
+auquel elles arrivent à certains moments.&mdash;Les séances de la
+Convention.&mdash;Cas dans lesquels une assemblée perd les caractères
+des foules.&mdash;Influence des spécialistes dans les questions
+techniques.&mdash;Avantages et dangers du régime parlementaire dans
+tous les pays.&mdash;Il est adapté aux nécessités modernes; mais il
+entraîne le gaspillage des finances et la restriction progressive de
+toutes les libertés.&mdash;<i>Conclusion de l'ouvrage.</i></p>
+
+ </li>
+
+</ul>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Psychologie des foules, by Gustave Le Bon
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PSYCHOLOGIE DES FOULES ***
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+
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+
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+
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
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+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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