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Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +https://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + +[Notes au lecteur de ce fichier digital. Afin de faciliter +l'utilisation des notes de fin de page contenant des numéros de page, +les numéros de pages du volume imprimé ont été conservés sous le +format {p.xxx} sur la première ligne de la page. Les notes ont de plus +été décalées vers la droite afin de permettre une lecture plus fluide. + +--Les numéros de page manquants correspondent à des pages blanches. + +Le rappel de la note 289 n'étant pas présent dans le livre, il a été +rajouté dans ce fichier à sa place probable.] + + + + + MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE + + + TOME II + + + + +[Illustration: M. de CHATEAUBRIAND à l'armée de Condé.] + + + + + CHATEAUBRIAND + + + MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE + + + + NOUVELLE ÉDITION + Avec une Introduction, des Notes et des Appendices + + Par + Edmond BIRÉ + + + + TOME II + + + + PARIS + LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES + 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6 + + + KRAUS REPRINT + Nendeln/Liechtenstein + 1975 + + + + Reprinted by permission of the original publishers + + KRAUS REPRINT + A Division of + KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED + Nendeln/Liechtenstein + 1975 + + Printed in Germany + Lessingdruckerei Wiesbaden + + + + +{p.001} MÉMOIRES + + + + +LIVRE VII[1] + + [Note 1: Ce livre a été écrit à Londres d'avril à + septembre 1822. Il a été revu en février 1845 et en + décembre 1846.] + + Je vais trouver ma mère. -- À Saint-Malo. -- Progrès de la + Révolution. -- Mon mariage. -- Paris. -- Anciennes et nouvelles + connaissances. -- L'abbé Barthélemy. -- Saint-Ange. -- Théâtre. -- + Changement et physionomie de Paris. -- Club des Cordeliers. -- + Marat. -- Danton. -- Camille Desmoulins. -- Fabre d'Églantine. -- + Opinion de M. de Malesherbes sur l'Émigration. -- Je joue et je + perds. -- Aventure du fiacre. -- Mme Roland. -- Barère à + l'Ermitage. -- Seconde fédération du 14 juillet. -- Préparatifs + d'émigration. -- J'émigre avec mon frère. -- Aventure de + Saint-Louis. -- Nous passons la frontière. -- Bruxelles. -- Dîner + chez le baron de Breteuil. -- Rivarol. -- Départ pour l'armée des + princes. -- Route. -- Rencontre de l'armée prussienne. -- J'arrive + à Trèves. -- Armée des princes. -- Amphithéâtre romain. -- + _Atala._ -- Les chemises de Henri IV. -- Vie de soldat. -- + Dernière représentation de l'ancienne France militaire. -- + Commencement du siège de Thionville. -- Le chevalier de la + Baronnais. -- Continuation du siège. -- Contraste. -- Saints dans + les bois. -- Bataille de Bouvines. -- Patrouille. -- Rencontre + imprévue. -- Effets d'un boulet et d'une bombe. -- Marché du camp. + -- Nuit aux faisceaux d'armes. -- Chiens hollandais. -- Souvenir + des _Martyrs_. -- Quelle était ma compagnie. -- Aux avant-postes. + -- Eudore. -- Ulysse. -- Passage de la Moselle. -- Combat. -- + Libba sourde et muette. -- Attaque sous Thionville. -- Levée du + siège. -- Entrée à Verdun. -- Maladie prussienne. -- Retraite. -- + Petite vérole. -- Les Ardennes. -- Fourgons du prince de Ligne. -- + Femmes de Namur. -- Je retrouve {p.002} mon frère à Bruxelles. -- + Nos derniers adieux. -- Ostende. -- Passage à Jersey. -- On me met + à terre à Guernesey. -- La femme du pilote. -- Jersey. -- Mon + oncle de Bedée et sa famille. -- Description de l'île. -- Le duc + de Berry. -- Parents et amis disparus. -- Malheur de vieillir. -- + Je passe en Angleterre. -- Dernière rencontre avec Gesril. + + +J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversée, lui +expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme +nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait +d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas +attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre. +Elle me mandait que Lucile était près d'elle avec mon oncle de Bedée +et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à +Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon +émigration prochaine. + +Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours; je +trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et +débordant ses rivages; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la +_Constituante_, je la retrouvai avec Danton sous la _Législative_. + +Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791, avait été connu à Paris. Le 14 +décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le roi annonça +qu'il avait écrit aux princes du corps germanique (notamment à +l'électeur de Trèves) sur les armements de l'Allemagne. Les frères de +Louis XVI, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau +et M. de Laqueuille[2] {p.003} furent presque aussitôt mis en +accusation. Dès le 9 novembre, un précédent décret avait frappé les +autres émigrés: c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais +me placer; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus +fort me fait toujours passer du côté du plus faible: l'orgueil de la +victoire m'est insupportable. + + [Note 2: Jean-Claude-Marin-Victor, marquis de + _Laqueuille_, né à Châteaugay (Puy-de-Dôme) le 2 + janvier 1742. Élu député de la noblesse de la + sénéchaussée de Riom le 25 mars 1789, il se démit + de son mandat le 6 mai 1790, émigra, rejoignit + l'armée des princes et commanda, sous le comte + d'Artois, le corps de la noblesse d'Auvergne. Il + fut décrété d'accusation le 1er janvier 1792. + Rentré en France sous le Consulat, il vécut dans la + retraite jusqu'à sa mort, arrivée le 30 avril + 1810.] + +En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les +divisions et les malheurs de la France: les châteaux brûlés ou +abandonnés; les propriétaires, à qui l'on avait envoyé des +quenouilles, étaient partis; les femmes vivaient réfugiées dans les +villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des +clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux +Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la _Société monarchique_ ou _des +Feuillants_, n'existait plus[3]; l'ignoble dénomination de +_sans-culotte_ était devenue {p.004} populaire; on n'appelait le roi +que _monsieur Veto_ ou _mons Capet_. + + [Note 3: Le 16 juillet 1791, à propos de la pétition + pour la déchéance rédigée par Laclos, une scission + se produisit dans la _Société des Amis de la + Constitution_, séante aux Jacobins. Barnave, + Dupont, les Lameth et tous les autres membres de la + société qui faisaient partie de l'Assemblée + constituante, à l'exception de Robespierre, Petion, + Roederer, Coroller, Buzot et Grégoire, abandonnèrent + les Jacobins et fondèrent une société rivale, qui + se réunit, elle aussi, rue Saint-Honoré, en face + de la place de Louis-le-Grand (la place Vendôme), + dans l'ancienne église des _Feuillants_. Les + journaus jacobins crièrent haro sur ce club + _monarchico-aristocratico-constitutionnel_; ils + demandèrent que cette société _turbulente et + pestilentielle_ fût chassée de l'enceinte des + Feuillants. Le 27 décembre 1791, l'Assemblée + législative décréta qu'aucune société politique ne + pourrait être établie dans l'enceinte des + ci-devants Feuillants et Capucins. Voir au tome II + du _Journal d'un bourgeois de Paris pendant la + Terreur_ par Edmond Biré, le chapitre sur _la + Société des Feuillants_.] + +Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille, qui cependant +déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de +Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme, son fils et ses +filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les +princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune; mes +propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la +suppression des droits féodaux; les bénéfices simples qui me devaient +échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte étaient tombés +avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de +circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie; on me maria, +afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une +cause que je n'aimais pas. + +Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne[4], chevalier de Saint-Louis, +ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui +dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne: charmé de son +hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait +dans la suite. + + [Note 4: _M. Buisson de la Vigne_, ancien capitaine + de vaisseau de la Compagnie des Indes. Il avait été + anobli en 1776.] + +M. de Lavigne eut deux fils: l'un d'eux[5] épousa {p.005} Mlle de la +Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge +orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du +Plessix-Parscau[6], capitaine de vaisseau, fils et petit-fils +d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et +commandant des élèves de la marine à Brest; la cadette[7], demeurée +chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour +d'Amériqne, j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate, +mince et fort jolie: elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux +cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à +six cent mille francs. + + [Note 5: Alexis-Jacques _Buisson de la Vigne_, + directeur de la Compagnie des Indes à Lorient, + avait épousé dans cette ville, en 1770, Céleste + _Rapion de la Placelière_, originaire de + Saint-Malo.] + + [Note 6: Anne _Buisson de la Vigne_, née en 1772 et + soeur aînée de Mme de Chateaubriand, avait épousé à + Saint-Malo, le 29 mai 1789, + Hervé-Louis-Joseph-Marie de _Parscau_, et non de + _Parseau_, comme le portent toutes les éditions + précédentes.--Voir, à l'_Appendice_, le nº 1: _Le + comte du Plessix de Parscau_.] + + [Note 7: Céleste _Buisson de la Vigne_, née à + Lorient en 1774. C'est elle qui sera Mme de + Chateaubriand.] + +Mes soeurs se mirent en tête de me faire épouser Mlle de Lavigne, qui +s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. À +peine avais-je aperçu trois ou quatre fois Mlle de Lavigne; je la +reconnaissais de loin sur le _Sillon_ à sa pelisse rose, sa robe +blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je +me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me +sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, +rien n'était épuisé en moi; l'énergie même de mon existence avait +doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait +Mlle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma +fortune: «Faites donc!» dis-je. Chez moi l'homme public {p.006} est +inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut +emparer de lui, et, pour éviter une tracasserie d'une heure, je me +rendrais esclave pendant un siècle. + +Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux +parents fut facilement obtenu: restait à conquérir un oncle maternel, +M. de Vauvert[8], grand démocrate; or, il s'opposa au mariage de sa +nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On +crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage +religieux fût fait par un prêtre _non assermenté_, ce qui ne pouvait +avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la +magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et +arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père, M. de +Lavigne, était tombé. Mlle de Lavigne, devenue Mme de Chateaubriand, +sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de +la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en +attendant l'arrêt des tribunaux. + + [Note 8: Michel Bossinot de _Vauvert_, né le 21 + décembre 1724 à Saint-Malo, où il mourut le 16 + septembre 1809. Il avait été conseiller du roi et + procureur à l'amirauté. Sa descendance est + représentés aujourd'hui par la famille Poulain du + Reposoir. Il était l'oncle à la mode de Bretagne de + Mlle Céleste Buisson de la Vigne.] + +Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour +dans tout cela; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman: la +vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au +civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se +désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé, ne +réclama plus contre la {p.007} première bénédiction nuptiale, et Mme +de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée avec +elle[9]. + + [Note 9: Voir l'_Appendice_ nº II: _Le Mariage de + Chateaubriand_.] + +C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle +m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais +existé une intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine +la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la +personne avec qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un +esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, +racontant à merveille, Mme de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais +lu deux lignes de mes ouvrages; elle craindrait d'y rencontrer des +idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez +d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est +instruite et bon juge. + +Les inconvénients de Mme de Chateaubriand, si elle en a, découlent de +la surabondance de ses qualités; mes inconvénients très réels +résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la +résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité +d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on +répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant: +«Qu'est-ce que cela fait?» + +Mme de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce +moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle? Ai-je reporté à ma +compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient +appartenir? {p.008} S'en est-elle jamais plainte? Quel bonheur +a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais +démentie? Elle a subi mes adversités; elle a été plongée dans les +cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de +la Restauration, elle n'a point trouvé dans les joies maternelles le +contre-poids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus +peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie; +n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille qui +consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile +et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux +lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un +dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes +sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses +maux: je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. +Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux +soucis que je lui ai causés? Pourrais-je opposer mes qualités telles +quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé +l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles? +Qu'est-ce que mes travaux auprès des oeuvres de cette chrétienne? +Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai +condamné. + +[Illustration: Madame ROLLAND.] + +Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma +nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée? J'aurais +sans doute eu plus de loisir et de repos; j'aurais été mieux accueilli +de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre; mais en +politique, si Mme de Chateaubriand m'a contrarié, elle ne m'a jamais +arrêté, parce que là, comme en {p.009} fait d'honneur, je ne juge +que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre +d'ouvrages si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils +été meilleurs? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, +où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma +patrie? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas +livré en proie à quelque indigne créature? N'aurais-je pas gaspillé et +sali mes heures comme lord Byron? Aujourd'hui que je m'enfonce dans +les années, toutes mes folies seraient passées; il ne m'en resterait +que le vide et les regrets: vieux garçon sans estime, ou trompé ou +détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson +usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de +plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes +sentiments, le mystère de mes pensées ont peut-être augmenté l'énergie +de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne, d'une flamme +cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un +lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les +douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon +existence que la partie inguérissable. Je dois donc une tendre et +éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi +touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus +noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon +toujours la force des devoirs. + + * * * * * + +Je me mariai à la fin de mars 1792, et, le 20 avril, l'Assemblée +législative déclara la guerre à François II, {p.010} qui venait de +succéder à son père Léopold; le 10 du même mois, on avait béatifié à +Rome Benoît Labre: voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de +la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent; +de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs +foyers sans être réputés poltrons; il fallut m'acheminer vers le camp +que j'étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille +s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme +et mes soeurs Lucile et Julie. + +Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, +cul-de-sac Férou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma +première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais +eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du +savant abbé Barthélemy[10] et du poète Saint-Ange[11]. {p.011} L'abbé +a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de +Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent; le +talent est un don, une chose isolée; il se peut rencontrer avec les +autres facultés mentales, il peut en être séparé: Saint-Ange en +fournissait la preuve; il se tenait à quatre pour n'être pas bête, +mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont +j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, manquait +d'esprit et malheureusement son caractère était au niveau de son +esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les _Études de la nature_ par +la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de +l'écrivain[12]. + + [Note 10: L'abbé Barthélemy (1716-1795), garde des + médailles et antiques du cabinet du roi, membre de + l'Académie française et de l'Académie des + inscriptions, auteur du _Voyage du jeune Anacharsis + en Grèce vers le milieu du IVe siècle avant l'ère + vulgaire_. Il passa la plus grande partie de sa vie + auprès du duc et de la duchesse de Choiseul dans + leur terre de Chanteloup.] + + [Note 11: Ange-François _Fariau_, dit _de + Saint-Ange_ (1747-1810), membre de l'Académie + française. Sa traduction en vers des + _Métamorphoses_ d'Ovide lui avait valu une assez + grande réputation. Si le poète Saint-Ange n'avait + guère d'esprit, il avait encore moins de modestie. + Le très spirituel abbé de Féletz le laissait + entendre, d'une façon bien piquante, dans le + feuilleton où il rendait compte de la réception du + poète à l'Académie: «C'est un grand écueil pour + tout le monde, écrivait-il, de parler de soi, et il + semblait que c'en était un plus grand encore pour + M. de Saint-Ange. Tout le monde l'attendait là, et + tout le monde a été surpris: il a bien attrapé les + malins et les mauvais plaisants; il a parlé de lui + fort peu et très modestement. J'ai cinq cents + témoins de ce que j'avance ici; certainement, de + toutes les _Métamorphoses_ que nous devons à M. de + Saint-Ange, ce n'est pas la moins étonnante.»] + + [Note 12: Jacques-Henri-Bernardin _de Saint-Pierre_ + (1737-1814), auteur des _Études sur la Nature_ et + de _Paul et Virginie_. Le jugement que porte ici + Chateaubriand sur le caractère de Bernardin de + Saint-Pierre est en complet désaccord avec + l'opinion reçue qui fait de ce dernier un bonhomme + très doux et d'une bienveillance universelle, sans + autre défaut que d'être trop sensible. Qui a raison + de Chateaubriand ou de la légende? Il semble bien + que ce soit l'auteur des _Mémoires d'Outre-Tombe_. + Voici, en effet, ce que je lis dans l'excellente + biographie de _Bernardin de Saint-Pierre_ par Mme + Arvède Barine: «Il était pensionné décoré, bien + traité par l'empereur. Le monde parisien le choyait + et l'adulait... Il serait parfaitement heureux s'il + avait bon caractère. Mais il a mauvais caractère, + plus que jamais. Il ne s'est jamais tant + disputé...» Et plus loin: «Il n'est pas étonnant + qu'il fût détesté de la plupart de ses confrères. + Andrieux se souvenait de M. de Saint-Pierre comme + d'un _homme dur, méchant_..... Ses ennemis lui + rendaient les coups avec usure et, comme il était + vindicatif, il mourut sans avoir fait la paix.»] + +Rulhière était mort subitement, en 1791[13], avant mon départ pour +l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la +fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces +vers: + +{p.012} D'Egmont avec l'Amour visita cette rive: + Une image de sa beauté + Se peignit un moment sur l'onde fugitive: + D'Egmont a disparu; l'Amour seul est resté. + +Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient +encore du _Réveil d'Épiménide_[14] et de ce couplet: + + J'aime la vertu guerrière + De nos braves défenseurs, + Mais d'un peuple sanguinaire + Je déteste les fureurs. + À l'Europe redoutables, + Soyons libres à jamais, + Mais soyons toujours aimables + Et gardons l'esprit français. + + [Note 13: Le 30 janvier 1791.] + + [Note 14: Sur le _Réveil d'Épiménide_ et sur son + auteur Carbon de Flins, voir, au tome I, la note de + la page 219.] + +À mon retour, il n'était plus question du _Réveil d'Épiménide_; et si +le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur. +_Charles IX_ avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait +principalement aux circonstances; le tocsin, un peuple armé de +poignards, la haine des rois et des prêtres, offraient une répétition +à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement; Talma, +débutant, continuait ses succès. + +Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au +théâtre; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales +pastourelles: champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or +sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les {p.013} +roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du +spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait +joué le rôle de Colin, et Mlle Théroigne de Méricourt[15] celui de +Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des +hommes: bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les +petits enfants; ils leur servaient de nourrices; ils pleuraient de +tendresse à leurs simples jeux; ils prenaient doucement dans leurs +bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le _dada_ des charrettes +qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, +la paix, la pitié, la bienfaisance, la {p.014} candeur, les vertus +domestiques; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à +leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur +de l'espèce humaine. + + [Note 15: Elle s'appelait de son vrai nom Théroigne + Terwagne. Elle était née, en 1762, non à Méricourt, + mais à Marcourt, village situé sur l'Ourthe, à + proximité de la petite ville de Laroche. De 1789 à + 1792, des journées d'octobre au 10 août, elle s'est + ruée à tous les excès, à tous les crimes. Aux + journées d'octobre, c'est elle qui mène à + Versailles les mégères qui demandent «les boyaux» + de la reine; au 10 août, c'est elle qui égorge + Suleau. _Mlle Théroigne_ tenait, du reste, pour la + Gironde contre la Montagne, pour Brissot contre + Robespierre. Peu de jours avant le 31 mai, elle + était aux Tuileries. Un peuple de femmes criait: «À + bas les Brissotins!» Brissot passe. Il est hué, et + des insultes on va passer aux coups. Théroigne + s'élance pour le défendre. «Ah! tu es + brissotine!--crient les femmes,--tu vas payer pour + tous!» Et Théroigne est fouettée. On ne la revit + plus. Elle était sortie folle des mains des + flagelleuses. Un hôpital avait refermé ses portes + sur elle. Sa raison était morte. De l'Hôtel-Dieu, + elle fut transférée à la Salpêtrière, de la + Salpêtrière aux Petites-Maisons, pour être ramenée + à la Salpêtrière en 1807. La malheureuse survécut + encore huit ans, «ravalée à la brute, ruminant des + paroles sans suite: _fortune, liberté, comité, + révolution, décret, coquin_, brûlée de feux, + inondant de seaux d'eau la bauge de paille où elle + gîtait, brisant la glace des hivers pour boire dans + le ruisseau à plat ventre, paissant ses + excréments!» Elle mourut à l'infirmerie générale de + la Salpêtrière le 8 juin 1815. (_Portraits intimes + du XVIIIe siècle_, par Edmond et Jules de Goncourt, + 1878.)] + + * * * * * + +Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790; ce +n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre +à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. +L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée; +elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures +effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons +afin de n'être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie: des +regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards +se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer. + +La variété des costumes avait cessé; le vieux monde s'effaçait; on +avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui +n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les +licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les +libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de +choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se +nivelaient déjà sous le sceptre populaire: on sentait l'approche d'une +jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie +d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme +caduc de l'ancienne royauté: car le peuple souverain étant partout, +quand il devient tyran, le tyran est partout; c'est la présence +universelle d'un universel Tibère. + +{p.015} Dans la population parisienne se mêlait une population +étrangère de coupe-jarrets du midi; l'avant-garde des Marseillais, que +Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de +septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à +son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil: _in +vultu vitium_, au visage le vice. + +À l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne: Mirabeau et +les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient +perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course +en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut. + + +VUE RÉTROSPECTIVE. + +La fuite du roi, le 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas +immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une +première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que ses décrets +auraient force de loi sans qu'il fût besoin de la sanction ou de +l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal +révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque madame +Roland demandait la tête de la reine[16], en attendant que la +Révolution lui demandât {p.016} la sienne. L'attroupement du Champ de +Mars[17] avait eu lieu contre le décret qui suspendait le roi de ses +fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la +Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de +déclarer la déchéance de Louis XVI; si elle eût eu lieu, le crime du +21 janvier n'aurait pas été commis; la position du peuple français +changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les +Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la +couronne, et ils la perdirent; ceux qui croyaient la perdre en +demandant la déchéance l'auraient sauvée. Presque toujours, en +politique, le résultat est contraire à la prévision. + + [Note 16: Mme Roland avait demandé la tête de la + reine dès les premiers jours de la Révolution. Le + 26 juillet 1789, au lendemain des égorgements qui + avaient accompagné et suivi la prise de la + Bastille, elle écrivait de Lyon à son ami Bosc, le + futur éditeur de ses _Mémoires_: «...Je vous ai + écrit _des choses plus rigoureuses que vous n'en + avez faites_; et cependant, si vous n'y prenez + garde, vous n'aurez fait qu'une levée de + boucliers... Vous vous occupez d'une municipalité, + et _vous laissez échapper des têtes qui vont + conjurer de nouvelles horreurs. Vous n'êtes que des + enfants_: votre enthousiasme est un feu de paille; + et _si l'Assemblée nationale ne fait pas en règle + le procès de deux têtes illustres ou que de + généreux décius ne les abattent_, vous êtes tous + f...» (_Correspondance de Mme Roland_, publiée à la + suite de ses _Mémoires_.)--Quand Louis XVI et + Marie-Antoinette, le 25 juin 1791, sont ramenés de + Varennes et rentrent aux Tuileries, humiliés, + captifs, la joie déborde du coeur de Mme Roland: + «Je ne sais plus me tenir chez moi, écrit-elle; je + vais voir les braves gens de ma connaissance pour + nous exciter aux _grandes mesures_.» «Il me semble, + écrit-elle encore, qu'il faudrait mettre le + mannequin royal en séquestre et _faire le procès à + sa femme_.» Puis elle se ravise; elle veut qu'on + fasse aussi le procès à Louis XVI: «Faire le procès + à Louis XVI, dit-elle, serait sans contredit la + plus grande, la plus juste des mesures; mais vous + êtes incapables de la prendre.»] + + [Note 17: Le 17 juillet 1791.] + +Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa +dernière séance; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait +la réélection des membres sortants[18], engendra la Convention. Rien +de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux +affaires générales, que les résolutions {p.017} particulières à des +individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables. + + [Note 18: Le décret déclarant les membres de + l'Assemblée nationale inéligibles à la prochaine + législature fut rendu le 16 mai 1791--et non le + 17.] + +Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires, +ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de +l'Assemblée constituante; elle se sépara le lendemain, et laissa à la +France une révolution. + + +ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE--CLUBS. + +L'Assemblée législative installée le 1er octobre 1791, roula dans le +tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles, +ensanglantèrent les départements; à Caen, on se rassasia de massacres +et l'on mangea le coeur de M. de Belsunce[19]. + + [Note 19: Le comte de _Belsunce_, major en second + du régiment de Bourbon Infanterie. «À partir du 14 + juillet, dit M. Taine, dans chaque ville, les + magistrats se sentent à la merci d'une bande de + sauvages, parfois d'une bande de cannibales. Ceux + de Troyes viennent de torturer Huez (le maire de la + ville) à la manière des Hurons; ceux de Caen ont + fait pis: le major de Belsunce, non moins innocent + et garanti par la foi jurée, a été dépecé comme + Lapérouse aux îles Fidji, et une femme a mangé son + coeur.» _La Révolution_, tome I, p. 89.] + +Le roi apposa son _veto_ au décret contre les émigrés et à celui qui +privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces +actes légaux augmentèrent l'agitation. Petion était devenu maire de +Paris[20]. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1er janvier 1792, +les princes émigrés; le 2, ils fixèrent à ce {p.018} 1er janvier le +commencement de l'an IV de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets +rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit +fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1er mars. +L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins +hostiles les unes aux autres[21]. Le 20 mars 1792, l'Assemblée +législative adopta la mécanique sépulcrale sans laquelle les jugements +de la Terreur n'auraient pu s'exécuter; on l'essaya d'abord sur des +morts, afin qu'elle apprît d'eux son oeuvre. On peut parler de cet +instrument comme d'un bourreau, puisque des personnes, touchées de ses +bons services, lui faisaient présent de sommes d'argent pour son +entretien[22]. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où +elle était nécessaire au crime, est une preuve mémorable de cette +intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une +preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la +face des empires. + + [Note 20: Jérôme _Petion de Villeneuve_ + (1756-1794), député aux États-Généraux et membre de + la Convention. Le 17 novembre 1791, il fut élu + maire, en remplacement de Bailly, par 6,708 voix, + alors que le nombre des électeurs était de 80,000. + Il avait pour concurrent La Fayette.] + + [Note 21: Avant 1789, Paris était partagé en + vingt-et-un quartiers. Le règlement fait par le + roi, le 23 avril 1789, pour la convocation des + trois états de la ville de Paris, divisa cette + ville en soixante arrondissements et districts, + division qui subsista jusqu'à la loi du 27 juin + 1790. À cette époque, l'Assemblée constituante + substitua aux soixante districts quarante-huit + sections.] + + [Note 22: Le 17 germinal an II (6 avril 1794), un + citoyen se présenta à la barre de la Convention et + offrit une somme qu'il destinait, dit-il, _aux + frais d'entretien et de réparation de la + guillotine_, (_Moniteur_ du 7 avril 1794).] + +Le ministre Roland, à l'instigation des Girondins, avait été appelé au +conseil du roi[23]. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de +Hongrie et de Bohême. Marat publia l'_Ami du peuple_, malgré le décret +dont {p.019} lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et +le régiment de Berchiny désertèrent. Isnard[24] parlait de la perfidie +de la cour, Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien[25]. +Une insurrection éclata à propos de la garde du roi, qui fut +licenciée[26]. {p.020} Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances +permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les +masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau; le prétexte était +le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres; le +roi courut risque de vie. La patrie était déclarée en danger. On +brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde +fédération arrivaient; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en +marche: ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par +Petion aux Cordeliers. + + [Note 23: Le 23 mars 1792.] + + [Note 24: Maximin _Isnard_ (1751-1825), député du + Var à la Législative, à la Convention et au Conseil + des Cinq-Cents. Il fut, dans les deux premières de + ces Assemblées, l'un des plus éloquents orateurs du + parti de la Gironde. «L'homme du parti girondin, a + écrit Charles Nodier, qui possédait au plus haut + degré le don de ces inspirations violentes qui + éclatent comme la foudre en explosions soudaines et + terribles, c'était Isnard, génie violent, orageux, + incompressible.» À la Législative, il s'était + signalé par la véhémence de son langage contre les + prêtres, il avait dit du haut de la tribune: + «Contre eux, _il ne faut pas de preuves_!» À la + Convention, il avait voté la mort du roi; mais, + avant même la chute de la République, sa conversion + religieuse et politique était complète; il ne + craignait pas de se dire hautement catholique et + royaliste. On lit dans une publication intitulée + _Préservatif contre la Biographie nouvelle des + contemporains_, par le comte de Fortia-Piles + (1822): «Isnard a frémi de sa conduite + révolutionnaire; ses crimes se sont représentés à + ses yeux; le plus irrémédiable de tous, celui du 21 + janvier, ne pouvait être effacé par un repentir + ordinaire. Qu'a-t-il fait? En pleine santé, + jouissant de toutes ses facultés, il s'est rendu en + plein midi (et plus d'une fois) le jour + anniversaire du crime, au lieu où il a été + consommé; là il s'est agenouillé sur les pierres + inondées du sang du roi martyr; il s'est prosterné + à la vue de tous les passants, a baisé la terre + sanctifiée par le supplice du juste, a mouillé de + ses larmes les pavés qui lui retraçaient encore + l'image de son auguste victime; il a fait amende + honorable et a imploré à haute voix le pardon de + Dieu et des hommes.»] + + [Note 25: Armand _Gensonné_, député de la Gironde à + la Législative et à La Convention, né à Bordeaux le + 10 août 1758, exécuté à Paris le 31 octobre + 1793.--Jean-Pierre _Brissot de Warville_, député de + Paris à l'Assemblée législative et député + d'Eure-et-Loir à la Convention, né à Chartres le 14 + janvier 1754, guillotiné le 31 octobre 1793. La + dénonciation de Gensonné et de Brissot contre le + prétendu _comité autrichien_ eut lieu dans la + séance du 23 mai 1792.] + + [Note 26: Le décret ordonnant la dissolution de la + garde constitutionnelle du roi fut voté le 29 mai + 1792.] + + +LES CORDELIERS. + +Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes +concurrentes: celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus +formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune +de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la +formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris, faute d'un point de +concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent +devenues des pouvoirs rivaux. + +Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende +en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint +Louis, en 1259[27]; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux +ligueurs. + + [Note 27: Elle fut brûlée en 1580. CH.] + +Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions: «Avis +fut donné, dit L'Estoile (12 juillet 1593), {p.021} au duc de +Mayenne, de deux cents cordeliers arrivés à Paris, se fournissant +d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de +Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés +aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes.» Les ligueurs +fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le +monastère des Cordeliers, comme une morgue. + +Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux +du couvent avaient été arrachés; la basilique, écorchée, ne présentait +plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, +où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des +établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance +se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets +rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. +Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et +traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le +président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus +instruments de l'ancienne justice, instruments suppléés par un seul, +la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées +par le bélier hydraulique. Le Club des Jacobins _épurés_ emprunta +quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers. + + +ORATEURS. + +Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à +choisir, ni sur les moyens à employer; ils se traitaient de gueux, de +filous, de voleurs, {p.022} de massacreurs, à la cacophonie des +sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les +métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des +objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou +tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. +Les gestes rendaient les images sensibles; tout était appelé par son +nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de +jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, +on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles +étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, +avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants: les petites +chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches +s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin; elles +interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le +tintamarre de l'impuissante sonnette; mais ne cessant point leur +criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire +silence: elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au +milieu du pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des +stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre +les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, +soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras +nus croisés. + +Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les +infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles: +l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires. + + +{p.023} MARAT ET SES AMIS. + +D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux +fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin +des gardes du corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat[28], les +pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier, +en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de _fou_ à la +cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce +demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation +mettait sur toutes les faces: «Peuple, il te faut couper deux cent +soixante-dix mille têtes!» À ce Caligula de carrefour succédait le +cordonnier athée, Chaumette[29]. Celui-ci était suivi du _procureur +général de la lanterne_, Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller +public de meurtres, épuisé de débauches, léger républicain à +calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel +déclara qu'aux massacres de septembre, _tout s'était passé avec +ordre_. Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la +façon du brouet noir au restaurateur Méot[30]. + + [Note 28: Jean-Paul _Marat_, membre de la + Convention, né à Boudry (Suisse) le 24 mai 1743, + mort à Paris le 14 juillet 1793.] + + [Note 29: Pierre-Gaspard _Chaumette_, né à Nevers + le 24 mai 1763, guillotiné le 13 avril 1794. Fils + d'un cordonnier, il n'exerça jamais lui-même cette + profession. Son père lui avait fait commencer ses + études, qu'il abandonna bientôt pour s'embarquer. + Il fut successivement mousse, timonier, copiste et + clerc de procureur. Il se faisait gloire d'être + athée et déclarait «qu'il n'y avait d'autre Dieu + que le peuple».] + + [Note 30: Benoît-Camille _Desmoulins_ (1760-1794), + député de Paris à la Convention.--Méot, qui avait + ses salons au Palais-Royal, était le meilleur + restaurateur de Paris. L'abbé Delille l'a célébré + au chant III de l'_Homme des Champs_: + + Leur appétit insulte à tout l'art des Méots. + + Ses succulents dîners faisaient venir l'eau à la + bouche de Camille Desmoulins, qui s'écriait, dès + les premiers temps de la Révolution: «Moi aussi, je + veux célébrer la République... pourvu que les + banquets se fassent chez Méot.» (_Histoire + politique et littéraire de la Presse en France_, + par Eugène Hatin, tome V, p. 308).] + +{p.024} Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre +sous ces docteurs: dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas +de la chaire, il avait l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les +futures effluves du sang; il humait déjà l'encens des processions à +ânes et à bourreaux, en attendant le jour où, chassé du club des +Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour +ministre[31]. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet +populaire devenait le jouet de ses maîtres: ils lui donnaient des +nasardes, lui marchaient sur les pieds, le bousculaient avec des +huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir {p.025} le chef de la +multitude, de monter à l'horloge de l'Hôtel de Ville, de sonner le +tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal +révolutionnaire. + + [Note 31: Joseph _Fouché_, duc d'Otrante + (1754-1820), membre de la Convention, membre du + Sénat conservateur, représentant et pair des + Cent-Jours, député de 1815 à 1816, ministre de la + police sous le Directoire, sous Napoléon et sous + Louis XVIII. Après avoir été professeur à Juilly, + il était principal du collège des Oratoriens à + Nantes, lorsqu'il fut envoyé à la Convention par le + département de la Loire-Inférieure.--Chateaubriand + lui trouvait l'air d'une hyène habillée; tout au + moins avait-il l'air d'une fouine. On lit dans le + _Mémorial_ de Norvius (tome III, p. 318): «J'avais + vu souvent à Paris le duc d'Otrante, et en le + revoyant à Rome (à la fin de 1813), je ne pus + m'empêcher de rire, me rappelant qu'étant à dîner à + Auteuil, chez Mme de Brienne, avec lui et la + princesse de Vaudémont, celle-ci, en sortant de + table, le mena devant une des glaces du salon et, + lui prenant familièrement le menton, s'écria: _Mon + Dieu! mon petit Fouché, comme vous avez l'air d'une + fouine!_»] + +Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la mort: Chénier fit +son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au +divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière: «Coeur de +Jésus, coeur de Marat; ô sacré coeur de Jésus, ô sacré coeur de +Marat!» Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du +garde-meuble[32]. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la +place du Carrousel, {p.026} le buste, la baignoire, la lampe et +l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna: l'immondice, versée +de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout. + + [Note 32: Le dimanche 28 juillet 1793, une fête, à + laquelle assistait une députation de vingt-quatre + membres de la Convention nationale, fut célébrée + dans le Jardin du Luxembourg, en l'honneur de + Marat. Un reposoir, richement décoré, était dressé + à l'entrée de la grande allée, du côté des + parterres. Le coeur de Marat y avait été déposé; il + était enfermé dans une urne magnifique, provenant + du Garde-Meuble. La Société des Cordeliers avait + été autorisée à y choisir un des plus beaux vases, + «pour que les restes du plus implacable ennemi des + rois fussent renfermés dans des bijoux attachés à + leur couronne.» (_Nouvelles politiques nationales + et étrangères_, nº 212, 31 juillet 1793.) Un + orateur, monté sur une chaise, lut un discours, + dont voici le début: «_Ô cor Jésus! ô cor Marat! + Coeur sacré de Jésus! coeur sacré de Marat, vous + avez les mêmes droits à nos hommages!_» Puis, + comparant les travaux et les enseignements du Fils + de Marie à ceux de l'_Ami du peuple_, l'orateur + montra que les Cordeliers et les Jacobins étaient + les apôtres du nouvel Évangile, que les Publicains + revivaient dans les Boutiquiers et les Pharisiens + dans les Aristocrates. «_Jésus-Christ est un + prophète_, ajouta-t-il, _et Marat est un Dieu!_» Et + il s'écriait en finissant: «Ce n'est pas tout; je + puis dire ici que la compagne de Marat est + parfaitement semblable à Marie: celle-ci a sauvé + l'enfant Jésus en Égypte; l'autre a soustrait Marat + au glaive de Lafayette, l'Hérode des temps + nouveaux.» (_Révolutions de Paris_, nº 211, du 20 + juillet au 3 août 1793.)--Pour tous les détails de + cette fête, voir, au tome III du _Journal d'un + bourgeois de Paris_, par Edmond Biré, le chapitre + intitulé: _Coeur de Marat_.] + + * * * * * + +Les scènes des Cordeliers, dont je fus trois ou quatre fois le témoin, +étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez +camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme +mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, +comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies +mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Églantine, organisa les +assassinats de septembre. Billaud de Varennes[33] proposa de {p.027} +mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans; un +autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus; Marat se +déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les +victimes: «Je me f... des prisonniers,» répondit-il[34]. Auteur de la +circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans +les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye. + + [Note 33: Jacques-Nicolas _Billaud-Varenne_, né à + La Rochelle le 23 avril 1756. Député de Paris à la + Convention nationale et membre du Comité de salut + public, il ne cessa de pousser aux mesures les plus + atroces. Condamné à la déportation le 1er avril + 1795, il fut conduit à la Guyane et resta vingt ans + à Sinnamari. En 1816, ayant réussi à s'enfuir, il + se réfugia à Port-au-Prince, dans la République de + Haïti, dont le président, Péthion, lui fit une + pension, ne voulant pas se souvenir que Billaud + avait été, en France, le plus ardent persécuteur de + son homonyme, Petion de Villeneuve.--Billaud, + lorsqu'il avait quitté l'Oratoire et le collège de + Juilly, où il avait été professeur laïque, + dispensé, à ce titre, de porter le costume de + l'ordre, était venu se fixer à Paris, et s'était + fait inscrire, en 1785, sur le tableau des avocats + au Parlement, sous le nom de Billaud de Varenne. + _Varenne_ était un petit village des environs de La + Rochelle dans lequel son père possédait une ferme. + C'est donc à tort que tous les historiens, et + Chateaubriand avec eux, orthographient son nom: + Billaud-_Varennes_, comme s'il eût tiré cette + addition à son nom de la ville où Louis XVI fut + arrêté le 21 juin 1791.--À la veille de la + Révolution, le futur membre du Comité de salut + public ne négligea rien pour se glisser dans les + rangs de la noblesse. Lors de son mariage, célébré + dans l'église Saint-André-des-Arts le 12 septembre + 1786, il signa bravement _Billaud de Varenne_. + Bientôt même il ne tarda pas à faire disparaître, + le plus qu'il le pouvait, le nom paternel, et à lui + substituer dans ses relations mondaines le nom de + _M. de Varenne_. Son historien, M. Alfred Bégis, a + retrouvé un billet de lui, recopié par sa femme, + qui ne savait pas assez l'orthographe, et ainsi + conçu: «_Mme de Varenne_ a l'honneur de saluer M. + de Chaufontaine et de s'excuser de n'avoir pu faire + ce qu'elle lui avait promis, etc.» Tout cela + n'empêchera pas Billaud-Varenne de publier, en + 1789, sans nom d'auteur, il est vrai, un ouvrage + intitulé: _Le dernier coup porté aux préjugés et à + la superstition_. (Voir _Billaud-Varenne, membre du + Comité de salut public_, Mémoires et + Correspondance, accompagnés de notices + biographiques sur Billaud-Varenne et + Collot-d'Herbois, par _M. Alfred Bégis_, 1893.)] + + [Note 34: «Danton, importuné de la représentation + malencontreuse (on venait de lui signaler les + dangers que couraient les détenus), Danton s'écrie, + avec sa voix beuglante et un geste approprié à + l'expression: «Je me f... bien des prisonniers! + qu'ils deviennent ce qu'il pourront!» Et il passe + son chemin avec humeur. C'était dans le second + antichambre, en présence de vingt personnes, qui + frémirent d'entendre un si rude ministre de la + justice.» (_Mémoires de Mme Roland_, éd. Faugère, + t. I, p. 103).] + +Prenons garde à l'histoire: Sixte-Quint égala pour le salut des hommes +le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on +compara Marat au sauveur du monde; Charles IX écrivit aux gouverneurs +des provinces d'imiter les massacres de la Saint-Barthélemy, comme +Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les +Jacobins étaient des plagiaires; ils le furent encore en immolant +Louis XVI à l'instar de Charles Ier. {p.028} Comme ses crimes se sont +trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à +propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la +Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches: d'une belle +nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont +admiré que la convulsion. + +Danton, plus franc que les Anglais, disait: «Nous ne jugerons pas le +roi, nous le tuerons.» Il disait aussi: «Ces prêtres, ces nobles ne +sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont +hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir.» +Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune +étendue de génie: car elles supposent que l'innocence n'est rien, et +que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le +faire périr, ce qui est faux. + +Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait; il ne +s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la +fortune. «Venez _brailler_ avec nous, conseillait-il à un jeune homme: +quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez[35].» Il +confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle +n'avait pas voulu l'acheter assez cher: effronterie d'une intelligence +qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à _gueule bée_. + + [Note 35: C'est à M. Royer-Collard, alors + secrétaire adjoint de la municipalité, que Danton + adressa un jour ces paroles, comme ils sortaient + ensemble de l'hôtel du _Département_. Danton était + à ce moment substitut du procureur de la Commune. + (Beaulieu, _Essais sur les causes et les effets de + la Révolution de France_, t. III, p. 192).--Voir + aussi _Journal d'un bourgeois de Paris pendant la + Terreur_, par Edmond Biré, tome II, p. 89.] + +{p.029} Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été +l'agent, Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que +lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux: +«Nous n'avons pas,» disait-il, «détruit la superstition pour établir +l'athéisme.» Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul +qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans +les actions des hommes: les coupables à imagination comme Danton +semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et +déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et, dans +le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au +peuple: pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur +ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne +sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le délire d'une +foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques; chose +si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque +chose de superflu donné au tableau et à l'émotion. + +Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servait +de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de +répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de +mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement +sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été +créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir: «C'est moi qui ai +fait instituer ce tribunal infâme: j'en demande pardon à Dieu et aux +hommes!» phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être +traduit au tribunal qu'il fallait en déclarer l'infamie. + +{p.030} Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa +propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser +son front plus haut que le coutelas suspendu: c'est ce qu'il fit. Du +théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi +de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination +sur la foule, il dit au bourreau: «Tu montreras ma tête au peuple; +elle en vaut la peine.» Le chef de Danton demeura aux mains de +l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres +décapitées de ses victimes: c'était encore de l'égalité. + +Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre +d'Églantine[36], périrent de la même manière que leur prêtre. + + [Note 36: Philippe-François-Nazaire _Fabre + d'Églantine_ (1750-1794), comédien, poète comique + et député de Paris à la Convention. Il fut + guillotiné avec Danton et Camille Desmoulins, le 5 + avril 1794.] + +À l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on +portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de +fleur, une petite guillotine en or[37], ou un petit morceau de coeur +de guillotiné; à l'époque où l'on vociférait: _Vive l'enfer!_ où l'on +célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où +l'on trinquait au néant, où l'on dansait tout nu la danse des +trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les +rejoindre; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au +dernier {p.031} banquet, à la dernière facétie de la douleur. +Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville: «Quel âge +as-tu? lui demanda le président.--L'âge du sans-culotte Jésus,» +répondit Camille, bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces +égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ. + + [Note 37: Voir _la Guillotine pendant la + Révolution_, par G. Lenotre, p. 306 et suiv. et au + tome V du _Journal d'un bourgeois de Paris pendant + la Terreur_, par Edmond Biré, les deux chapitres + sur _la Guillotine_.] + +Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver +Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le +signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, +pleine d'énergie, en le rendant capable d'amour, le rendit capable de +vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide +et grivoise ironie du tribun; il assaillit d'un grand air les +échafauds qu'il avait aidé à élever[38]. Conformant sa conduite à ses +{p.032} paroles, il ne consentit point à son supplice; il se colleta +avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier +gouffre qu'à moitié déchiré. + + [Note 38: Chateaubriand fait ici à Camille + Desmoulins un excès d'honneur qu'il n'a point + mérité. L'_ex-procureur général de la lanterne_ + fonda le _Vieux-Cordelier_, non pour défendre les + victimes de la Terreur, mais pour se défendre + lui-même. Bien loin qu'il ose braver Robespierre, + il le couvre à chaque page d'éloges outrés.--La + mort de sa femme, la pauvre Lucile, fut admirable. + Quant à lui, dans un temps où les femmes + elles-mêmes affrontaient fièrement l'échafaud, il + fit preuve «d'une insigne faiblesse». Vainement + Hérault de Séchelles s'approcha de lui, dans la + cour de la Conciergerie, et lui dit: «Montrons que + nous savons mourir!» Camille Desmoulins n'était + plus en état de l'entendre; il pleurait comme une + femme, et, l'instant d'après, il écumait de rage. + Quand les valets du bourreau voulurent le faire + monter sur la charrette, il engagea avec eux une + lutte terrible, et c'est à demi nu, les vêtements + en lambeaux, la chemise déchirée jusqu'à la + ceinture, qu'il fallut l'attacher sur un des bancs + du tombereau. (Des Essarts, _procès fameux jugés + depuis la Révolution_, t. I, p. 184.) Un témoin + oculaire, Beffroy de Reigny (_le Cousin Jacques_) + dépeint ainsi Camille allant à l'échafaud: «Je le + vis traverser l'espace du Palais à la place _de + Sang_, ayant un _air effaré_, parlant à ses voisins + avec beaucoup d'agitation, et _portant sur son + visage le rire convulsif d'un homme qui n'a plus sa + tête à lui_.» (_Dictionnaire néologique des hommes + et des choses, ou Notice alphabétique des hommes de + la Révolution_, par le Cousin _Jacques_, Paris, an + VIII, tome II, p. 480.)] + +Fabre d'Églantine, auteur d'une pièce qui restera[39], montra, tout au +rebours de Desmoulins, une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de +Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux +assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il +paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres. + + [Note 39: _Le Philinte de Molière, ou la suite du + Misanthrope_, comédie en cinq actes, en vers, + représentée au Théâtre-Français le 22 février 1790, + est la meilleure pièce de Fabre d'Églantine; c'est + une de nos bonnes comédies de second ordre. Le plan + est simple et bien conçu; l'action, sans être + compliquée ne languit pas: toute l'intrigue se + rapporte à une seule idée, très dramatique et très + morale, qui consiste à punir l'égoïsme par + lui-même. Malheureusement, les vers sont durs et + souvent incorrects. Ce qui restera surtout de Fabre + d'Églantine, c'est sa chanson: «Il pleut, il pleut, + bergère.» Pourquoi faut-il que l'auteur de cette + jolie romance ait sur les mains le sang de Louis + XVI et le sang de Septembre?] + +Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans +le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée +constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790; je +trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en +1792 aux boyaudiers législateurs: ils l'éventraient et le disséquaient +dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers +dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les combles du +château de Blois. + +{p.033} De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille +Desmoulins, Fabre d'Églantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les +rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en +Amérique et une société mourante en Europe; entre les forêts du +Nouveau-Monde et les solitudes de l'exil: je n'avais pas compté +quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient +déjà épuisés avec elle. À la distance où je suis maintenant de leur +apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeunesse, +j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du +Cocyte: elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se +faire inscrire sur mes tablettes d'outre-tombe. + + * * * * * + +Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de +lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second +voyage qui devait durer neuf ans; je n'avais à faire avant qu'un autre +petit voyage en Allemagne: je courais à l'armée des princes, je +revenais en courant pourfendre la Révolution; le tout étant terminé en +deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde +avec une révolution de moins et un mariage de plus. + +Et cependant mon zèle surpassait ma foi; je sentais que l'émigration +était une sottise et une folie: «Pelaudé à toutes mains, dit +Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin.» Mon peu +de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur +le parti que je prenais: je nourrissais des scrupules, et, bien que +résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration +l'opinion de M. de Malesherbes. {p.034} Je le trouvai très animé: les +crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance +politique de l'ami de Rousseau; entre la cause des victimes et celle +des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que +l'ordre de choses alors existant; il pensait, dans mon cas +particulier, qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de +rejoindre les frères d'un roi opprimé et livré à ses ennemis. Il +approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec +moi. + +Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur +les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit; des raisonnements +généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. +Il me présenta les Guelfes et les Gibelins, s'appuyant des troupes de +l'empereur ou du pape; en Angleterre, les barons se soulevant contre +_Jean sans Terre_. Enfin, de nos jours, il citait la République des +États-Unis implorant le secours de la France. «Ainsi, continuait M. de +Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la +philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais +crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à +leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau +Monde serait-il aujourd'hui émancipé? Moi, Malesherbes, moi qui vous +parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les +relations de Silas Deane[40], et pourtant Franklin était-il {p.035} +un traître? La liberté américaine était-elle moins honorable parce +qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers +français? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir des garanties aux +lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de +l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à +l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de +recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la +tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous.» + + [Note 40: Silas _Deane_, membre du premier Congrès + américain, avait été, en 1776, envoyé à Paris par + ses collègues, avec mission de rallier la Cour de + France à la cause des _insurgents_. Ses + négociations n'ayant pas donné les résultats que + l'on en espérait, on lui adjoignit Franklin, qui + fut plus heureux et parvint à signer, le 6 février + 1778, avec le cabinet de Versailles, deux traités, + l'un de commerce et de neutralité, l'autre + d'alliance défensive.--Silas Deane mourut à Paris, + en 1789, dans la plus profonde misère.] + +Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands +publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et +appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me +convaincre: je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au +point d'honneur.--J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des +exemples récents: pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti +républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne +s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie; les +Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et +1831, les secours de la France, et les Portugais de la _charte_ ont +envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous +avons deux poids et deux mesures: nous approuvons, pour une idée, un +système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre +idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme[41]. + + [Note 41: Dans l'_Essai sur les Révolutions_, sous + ce titre: _Un mot sur les émigrés_. Chateaubriand a + écrit de belles et fortes pages, où son talent + s'annonce déjà tout entier. «Un bon étranger au + coin de son feu, écrivait-il alors, dans un pays + bien tranquille, sûr de se lever le matin comme il + s'est couché le soir, en possession de sa fortune, + la porte bien fermée, des amis au-dedans et la + sûreté au-dehors, prononce, en buvant un verre de + vin, que les émigrés Français ont tort, et qu'on ne + doit jamais quitter son pays: et ce bon étranger + raisonne conséquemment. Il est à son aise, personne + ne le persécute, il peut se promener où il veut + sans crainte d'être insulté, même assassiné, on + n'incendie point sa demeure, on ne le chasse point + comme une bête féroce, le tout parce qu'il + s'appelle Jacques et non pas Pierre, et que son + grand-père, qui mourut il y a quarante ans, avait + le droit de s'asseoir dans tel banc d'une église, + avec deux ou trois Arlequins en livrée, derrière + lui. Certes, dis-je, cet étranger pense qu'on a + tort de quitter son pays. + + «C'est au malheur à juger du malheur...» Tout ce + chapitre est à lire.--_Essai sur les Révolutions_, + pages 428-434.] + +{p.036} Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du roi +avaient lieu chez ma belle-soeur: elle venait d'accoucher d'un second +fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, +Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait voir son +père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir et apparaît +de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon départ +traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage: il se trouva +que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé; la nation se +chargea de les payer à sa façon. Mme de Chateaubriand avait de plus, +du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une forte partie +de ces rentes à sa soeur, la comtesse du Plessix-Parscau, émigrée. +L'argent manquait donc toujours; il en fallut emprunter. + +Un notaire nous procura dix mille francs: je les apportais en +assignats chez moi, cul-de-sac Férou, {p.037} lorsque je rencontrai, +rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, +le comte Achard[42]. Il était grand joueur; il me proposa d'aller aux +salons de M... où nous pourrions causer: le diable me pousse: je +monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec +lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première +voiture venue. Je n'avais jamais joué: le jeu produisit sur moi une +espèce d'enivrement douloureux; si cette passion m'eût atteint, elle +m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la +voiture à Saint-Sulpice, et j'y oublie mon portefeuille renfermant +l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai +laissé les dix mille francs dans un fiacre. + + [Note 42: L'_État militaire de la France_ pour 1787 + indique, en effet, M. Achard comme sous-lieutenant + au régiment de Navarre. Voir, au tome I des + _Mémoires_ la note de la page 185.] + +Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non +sans avoir l'envie de me jeter à l'eau; je vais sur la place du +Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les +Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on +m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier +m'apprend que ce numéro appartient à un loueur demeurant en haut du +faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme; je demeure +toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres: il en +arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien; enfin, +à deux heures du matin, je vois entrer mon char. À peine eus-je le +temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, +éreintées, se laissèrent choir sur la {p.038} paille, roides, le +ventre ballonné, les jambes tendues comme si elles étaient mortes. + +Le cocher se souvint de m'avoir mené. Après moi, il avait chargé un +citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins; après le citoyen, une +dame qu'il avait conduite rue de Cléry, nº 13; après cette dame, un +monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je +promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, +procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la +recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le +citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté. +La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le +fiacre. J'arrive à la troisième station sans aucune espérance; le +cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu'il a +voituré. Le portier s'écrie: «C'est le Père tel!» Il me conduit, à +travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un +récollet, resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce +religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines, écoute le +récit que je lui fais. «Êtes-vous, me dit-il, le chevalier de +Chateaubriand?--Oui, répondis-je.--Voilà votre portefeuille, +répliqua-t-il; je vous l'aurais porté après mon travail; j'y avais +trouvé votre adresse.» Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à +compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son +cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais +m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas +émigré: que serais-je devenu? toute ma vie était changée. Si je +faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être +pendu. + +{p.039} Ceci se passait le 16 juin 1792. + +Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée +à Louis XVI, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le +licenciement de la nouvelle garde du roi, dans laquelle se trouvait +Murat[43]; les ministères successifs de Roland[44], de Dumouriez[45], +de Duport du Tertre[46], les petites conspirations {p.040} de cour, +ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et +mépris. J'entendais beaucoup parler de Mme Roland, que je ne vis +point; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit +extraordinaire. On la disait fort agréable; reste à savoir si elle +l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus +hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait +une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son +voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son +trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme +montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu +d'exemples. Mme Roland avait du caractère plutôt que du génie: le +premier peut donner le second, le second ne peut donner le +premier[47]. + + [Note 43: Joachim Murat, roi de Naples, né le 25 + mars 1767 à la Bastide-Fortunières, près de Cahors, + fusillé à Pizzo (Calabre) le 13 octobre 1815. + Destiné d'abord à l'Église, mais entraîné par un + goût irrésistible pour le métier des armes, il + s'engagea, le 23 février 1787, dans les chasseurs + des Ardennes. Sa chaleur de tête l'ayant entraîné, + dit-on, dans une mauvaise affaire, il dut quitter + bientôt le régiment, et en 1791 on le retrouve dans + son pays en congé, soit provisoire, soit définitif. + À ce moment, en même temps que son compatriote + Bessières, le futur duc d'Istrie, il fut désigné + par le directoire de son département comme l'un des + trois sujets que le Lot devait fournir à la garde + constitutionnelle du roi. Il entra dans cette garde + le 8 février et en sortit le 4 mars 1792. Tenant à + justifier son départ devant le directoire du Lot, + il accusa son lieutenant-colonel, M. Descours, + d'avoir tenté de l'embaucher pour l'armée des + princes. Sa dénonciation, renvoyée au Comité de + surveillance de la Législative, ne fut pas un des + moindres griefs invoqués par Basire pour obtenir de + l'Assemblée le licenciement de la garde du roi. + (Frédéric Masson, _Napoléon et sa famille_, tome I, + p. 308.)] + + [Note 44: Jean-Marie _Roland de la Platière_ + (1734-1793). Il fut deux fois ministre de + l'intérieur, du 23 mars au 12 juin 1792, et du 10 + août 1792 au 23 janvier 1793. Après le 31 mai, il + avait dû se cacher d'abord chez son ami le + naturaliste Bosc dans la vallée de Montmorency, + puis à Rouen. Ayant appris dans sa retraite + l'exécution de sa femme, il se rendit à + Bourg-Baudouin, à quatre lieues de Rouen, et se + perça le coeur à l'aide d'une canne-épée (15 + novembre 1793).] + + [Note 45: Charles-François _Dumouriez_ (1739-1823). + Il fut ministre des relations extérieures, du 17 + mars au 16 juin 1792, et ministre de la guerre du + 17 juin au 24 juillet.] + + [Note 46: Marguerite-Louis-François + _Duport-Dutertre_ (1754-1793). Il fut ministre de + l'intérieur du 21 novembre 1790 au 22 mars 1792. + Emprisonné après le 10 août, il fut guillotiné le + même jour que Barnave, le 28 novembre 1793. Sa + femme se tua de désespoir, à coups de couteau, + quelques jours après.] + + [Note 47: Marie-Jeanne _Phlipon_, dame _Roland_, + née à Paris le 17 mars 1754, guillotinée le 8 + novembre 1793. Tous les historiens ont raconté, + comme Chateaubriand, qu'arrivée au pied de + l'échafaud, elle avait demandé qu'il lui fût permis + de jeter sur le papier les pensées extraordinaires + qu'elle avait eues dans le trajet de la + Conciergerie à la place de la Révolution; tous ont + répété que, se tournant vers la statue de la + liberté, dressée en face de la guillotine, elle + s'était écriée: «Ô liberté, que de crimes commis en + ton nom!» Aucun écrit ni témoignage contemporain ne + parle de cette apostrophe à la liberté, ni de sa + demande de consigner par écrit ses dernières + pensées, non plus que de son colloque avec le + bourreau pour obtenir d'être guillotinée la + dernière, et pour épargner ainsi le spectacle de sa + mort à son compagnon d'échafaud, le faible + Lamarche. C'est seulement après la chute de + Robespierre, à l'époque de la réaction + thermidorienne, que Riouffe et les autres écrivains + du parti de la Gironde ont mis dans la bouche de + Mme Roland des paroles dont rien n'établit + l'authenticité. Sainte-Beuve, précisément à + l'occasion de la mort de Mme Roland, dit très bien, + dans ses _Nouveaux Lundis_ (tome VIII, p. 255): «La + légende tend sans cesse à pousser dans ces + émouvants récits, comme une herbe folle: il faut, à + tout moment, l'en arracher.»] + +{p.041} Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency visiter +l'Ermitage de J.-J. Rousseau: non que je me plusse au souvenir de Mme +d'Épinay[48] et de cette société factice et dépravée; mais je voulais +dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs à mes +moeurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma +jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage; j'y +rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu +désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils +étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde: l'un +était M. Maret[49], de l'Empire, l'autre, {p.042} M. Barère, de la +République. Le gentil Barère[50] était venu, loin du bruit, dans sa +philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à +l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport +duquel la Convention décréta que _la Terreur était à l'ordre du jour_, +échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes; du +fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement +croasser _la mort!_ Barère était de l'espèce de ces tigres qu'Oppien +fait naître du souffle léger du vent: _velocis Zephyri proles_. + + [Note 48: Louise-Florence-Pétronille _Tardieu + d'Esclavelles_, femme de Denis-Joseph _La Live + d'Épinay_, fermier général (1725-1783). Liée + d'amitié avec Jean-Jacques Rousseau, elle fit + construire pour lui, près de son parc de la + Chevrette, dans la forêt de Montmorency, + l'habitation restée célèbre sous le nom de + l'Ermitage. Ses _Mémoires_, parus en 1818, sont + parmi les plus curieux que nous ait laissés le + XVIIIe siècle.] + + [Note 49: Bernard-Hugues _Maret_, duc de _Bassano_ + (1763-1839). Il était avocat au Parlement de + Bourgogne, quand il vint en 1788 à Paris, pour + acheter une charge au conseil du roi. Les + événements modifièrent sa résolution. Au mois de + septembre 1789, il fonda le _Bulletin de + l'Assemblée nationale_, destiné à donner chaque + jour un résume des séances. Panckoucke, peu après, + lui proposa d'exécuter ce travail, plus étendu et + plus complet, pour le _Moniteur_; ce fut l'origine + du _Journal officiel_. Après le 18 brumaire, il + devint secrétaire général des consuls. Sous + l'Empire, il fut ministre des affaires étrangères + du 17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Pair de + France sous Louis-Philippe, il fut en 1834 ministre + et président du conseil pendant trois jours. + Napoléon l'avait créé duc de Bassano le 15 août + 1809. Talleyrand, précisément cette année-là, + disait du nouveau duc: «Je ne connais pas de plus + grande bête au monde que M. Maret, si ce n'est le + duc de Bassano.»] + + [Note 50: _Bertrand Barère de Vieuzac_ (1755-1841), + député à la Constituante, membre de la Convention, + député au Conseil des Cinq-Cents, représentant à la + Chambre des Cent-Jours. Toutes nos révolutions + pendant un demi-siècle, le 10 août et le 31 mai, le + 9 thermidor et le 18 brumaire, 1814, 1815 et 1830, + ont fourni à Barère des occasions d'apostasies + successives. Après avoir été, sous la Terreur, un + des pourvoyeurs de l'échafaud, sous Bonaparte il + s'est fait, moyennant salaire, mouchard et + délateur. Ce misérable homme, après avoir été un + valet de guillotine, a été un valet de police.] + +Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient +charmés de la journée du 20 juin. La Harpe, continuant ses leçons au +Lycée, criait d'une voix de Stentor: «Insensés! vous répondiez à +toutes les représentations du peuple: Les baïonnettes! les +baïonnettes! Eh bien! les voilà les baïonnettes!» Quoique mon voyage +en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne +pouvais m'élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence. +Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la +_Société monarchique_. Mon frère faisait partie d'un club d'_enragés_. +Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de +Vienne et de {p.043} Berlin; déjà une affaire assez chaude avait eu +lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était +plus que temps de prendre une détermination. + +Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passe-ports pour Lille: +nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont +nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les +fournitures de l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis +Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom; bien que +de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. +Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la +seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli, +avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait +à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes[51]. Vers la +fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre de +fédérés, sur les chapeaux desquels on avait écrit à la craie: «Petion, +ou la mort!» Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un +rendez-vous de jeux et de fêtes[52]. Nos parents se séparèrent de nous +{p.044} sans tristesse; ils étaient persuadés que nous faisions un +voyage d'agrément. Mes quinze cents francs retrouvés semblaient un +trésor suffisant pour me ramener triomphant à Paris. + + [Note 51: Tivoli appartenait bien à M. Boutin, + trésorier de la marine, mais ce n'était point à la + fille de cet opulent financier que s'était marié M. + de Malesherbes. Il avait épousé, par contrat du 4 + février 1749, Françoise-Thérèse Grimod, fille de + Gaspard Grimod, seigneur de la Reynière, fermier + général, et de Marie-Madeleine Mazade, sa seconde + femme. Mme de Malesherbes fut la tante de + Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, + l'auteur de l'_Almanach des Gourmands_, à qui son + père, lui-même gourmand fameux, n'avait pas donné + pour rien le prénom de _Balthazar_.] + + [Note 52: Le jardin que Boutin avait créé dans le + milieu de la rue de Clichy, en plein quartier de + finance, et auquel on avait donné le nom de + _Tivoli_, était le plus merveilleux que l'on eût + encore vu: «Nous sommes allés avant déjeuner, dit + la baronne d'Oberkirch dans ses _Mémoires_, visiter + le jardin de M. Boutin, que le populaire a qualifié + de Folie-Boutin et qui est bien une folie. Il y a + dépensé, ou plutôt enfoui plusieurs millions. C'est + un lieu de plaisirs ravissants, les surprises s'y + trouvent à chaque pas; les grottes, les bosquets, + les statues, un charmant pavillon meublé avec un + luxe de prince. Il faut être roi ou financier pour + se créer des fantaisies semblables. Nous y prîmes + d'excellent lait et des fruits dans de la vaisselle + d'or.» Boutin était riche: il fut guillotiné le 22 + juillet 1794. Ses biens furent confisqués. Son parc + de la rue de Clichy fut détruit de fond en comble, + les ombrages anéantis, les pelouses retournées. On + épargna uniquement une faible partie de la + propriété, dont on fit une promenade à la mode sous + son appellation de Tivoli, promenade où se + donnèrent maintes fêtes et qui, par son nom, + éveille encore tant de souvenirs dans nos esprits, + mais dont aujourd'hui il ne reste plus que ce qu'en + ont dit les livres et les journaux du temps. (_La + Vie privée des Financiers au XVIIIe siècle_, par H. + Thirion, p. 276.)] + + * * * * * + +Le 15 juillet, à six heures du matin, nous montâmes en diligence: nous +avions arrêté nos places dans le cabriolet, auprès du conducteur: le +valet de chambre, que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna +dans le carrosse avec les autres voyageurs. Saint-Louis était +somnambule; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux +ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le +mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait +pendant ses attaques: «Je sais, je sais,» ne s'éveillant que quand on +lui jetait de l'eau froide au visage: homme d'une quarantaine +d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand. +Ce pauvre {p.045} garçon, très respectueux, n'avait jamais servi +d'autre maître que mon frère; il fut tout troublé lorsqu'au souper il +lui fallut s'asseoir à table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, +parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa +frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à +travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des +princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta +dans la diligence; nous rentrâmes dans le coupé. + +Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la tête à la +portière: «Arrêtez, postillon, arrêtez!» On arrête, la portière de la +diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes: +«Descendez, citoyen, descendez! on n'y tient pas, descendez, cochon! +c'est un brigand! descendez, descendez!» Nous descendons aussi, nous +voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, +promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à +fuir à toutes jambes, sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le +pouvions réclamer, car nous nous serions trahis; il le fallait +abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il +déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et +qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de +brigade en brigade chez le président de Rosambo; les dépositions de ce +malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer +mon frère et ma belle-soeur à l'échafaud. + +Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt +fois toute l'histoire: «Cet homme avait {p.046} l'imagination +troublée; il rêvait tout haut; il disait des choses étranges; c'était +sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice.» Les +citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de +papier vert _à la Constitution_. Nous reconnûmes aisément dans ces +récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin. + +Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au +delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui +devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti +monarchique était encore puissant, la question non décidée; les +faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement. + +Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes: nous nous +arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à +dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close; nous ne +portions rien avec nous; nous avions une petite canne à la main; il +n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans +les forêts américaines. + +Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à +peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la +campagne: nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou +nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin +des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing; nous ouîmes des +pas de chevaux dans des chemins creux; en mettant l'oreille à terre, +nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après +trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur +la pointe du pied, {p.047} nous arrivâmes au carrefour d'un bois où +quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans +qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous +criâmes: «Officiers qui vont rejoindre les princes!» Nous demandâmes à +être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire +reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et +nous emmena. + +Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes +nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la +France allait faire porter à l'Europe vassale. + +Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant +les premières années de son règne; il partit de Tournay avec ses +compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules: «Les armes +attirent à elles tous les droits,» dit Tacite. Dans cette ville d'où +sortit en 486 le premier roi de la première race, pour fonder sa +longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre +les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai +en 1815, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du +premier roi des Franks: _omnia migrant_. + +Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités, +et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon +d'Orléans, écolâtre de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant +le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des +astres, leur montrant du doigt la voix lactée et les étoiles. J'aurais +mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du XIe siècle que des +Pandours. Je me plais à {p.048} ces temps où les chroniques +m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été +métamorphosé en âne: c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on +l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture. +Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle +sortaient des épis de blé: c'était peut-être Cérès. La Meuse, que +j'allais bientôt traverser, fut suspendue en l'air l'année 1118, +témoin Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194, +entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle +entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. +Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait +éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de +_Camissa_, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse +d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place +lorsqu'on y jetait quelque chose de sale: les consciences +d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu.--Lecteur, je ne perds +pas de temps; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en +attendant mon frère qui négocie: le voici; il revient après s'être +expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est +permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin. + + * * * * * + +Bruxelles était le quartier général de la haute émigration: les femmes +les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui +ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les +plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout +neufs: ils paradaient de toute la rigueur {p.049} de leur légèreté. +Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant +quelques années, ils les mangèrent en quelques jours: ce n'était pas +la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces +brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la +gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient +dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits +gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces +Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils +nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous +contentant de nos épées. + +Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi: +il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de +linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me +séparer. + +Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil[53]; +j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui +meurt en ce moment; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix +{p.050} d'or; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, +et Rivarol[54] que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie. On ne +l'avait point nommé; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait +seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. +L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il +disait, à propos des révolutions: «Le premier coup porte sur le Dieu, +le second ne frappe plus qu'un marbre insensible.» J'avais repris +l'habit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie; je devais partir en +sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais +encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer; je portais +les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol; +le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le +satisfit: «D'où vient votre frère le chevalier?» dit-il à mon frère. +Je répondis: «De Niagara.» Rivarol s'écria: «De la cataracte!» Je me +tus. Il hasarda un commencement de question: {p.051} «Monsieur +va...?--Où l'on se bat,» interrompis-je. On se leva de table. + + [Note 53: Louis-Auguste _Le Tonnelier_, baron _de + Breteuil_ (1733-1867). Après avoir été, de 1760 à + 1783, ambassadeur en Russie et en Suède, à Naples + et à Vienne, il fut, à sa rentrée en France, nommé + ministre d'État et de la maison du roi, avec le + gouvernement de Paris. Démissionnaire en 1788, il + n'en conserva pas moins la confiance du roi et de + la reine. Au moment du renvoi de Necker, il fut + mis, comme «chef du conseil général des finances» à + la tête du ministère éphémère du 12 juillet 1789, + dit «ministère des Cent-Heures». Il ne tarda pas à + émigrer, séjourna successivement à Soleure, à + Bruxelles et à Hambourg, rentra en France sous le + Consulat et mourut à Paris le 2 novembre 1807.] + + [Note 54: Antoine _de Rivarol_ (1753-1801). + Ironiste étincelant dans les _Actes des Apôtres_, + il a donné en 1789, au _Journal Politique-National_ + de l'abbé Sabatier des articles, on plutôt des + _Tableaux d'histoire_, qui lui ont valu d'être + appelé par Burke «le Tacite de la Révolution». Il + émigra le 10 juin 1792, un mois avant + Chateaubriand, et résida d'abord à Bruxelles. C'est + là qu'il publia une _Lettre au duc de Brunswick_, + une _Lettre à la noblesse française_ et la _Vie + politique et privée du général La Fayette_, dont il + rappelait ironiquement le sommeil au 6 octobre, en + lui donnant le nom de «général + Morphée».--Chateaubriand a peut-être un peu arrangé + les choses en se donnant à lui-même le dernier mot, + dans le récit de son échange de paroles avec + Rivarol. Il n'était pas si facile que cela de + _toucher_ celui qui avait si bien mérité et qui + justifiait en toute rencontre son surnom de + _Saint-Georges de l'épigramme_.] + +Cette émigration fate m'était odieuse; j'avais hâte de voir mes pairs, +des émigrés comme moi à six cents livres de rente. Nous étions bien +stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent, +et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions +profité de la victoire. + +Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier[55] dont +il devint l'aide de camp; je partis seul pour Coblentz. + + [Note 55: Le baron de Montboissier, gendre de + Malesherbes, était l'oncle par alliance du frère de + Chateaubriand.--Sur le baron de Montboissier, voir + au tome I des _Mémoires_, la note 1 de la page + 232.] + +Rien de plus historique que le chemin que je suivis; il rappelait +partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je +traversai Liège, une de ces républiques municipales qui tant de fois +se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre. +Louis XI, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur +ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne. + +J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent +leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège +et la France étaient plus paisibles: l'abbé de Saint-Hubert était +obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du +roi Dagobert. + +À Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France: le drap +mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très chrétien +était envoyé au tombeau {p.052} de Charlemagne, comme un drapeau-lige +au fief dominant. Nos rois prêtaient ainsi foi et hommage, en prenant +possession de l'héritage de l'Éternité; ils juraient, entre les genoux +de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidèles, après lui avoir +donné le baiser féodal sur la bouche. Du reste, c'était la seule +suzeraineté dont la France se reconnût vassale. La cathédrale +d'Aix-la-Chapelle fût bâtie par Karl le Grand et consacrée par Léon +III. Deux prélats ayant manqué à la cérémonie, ils furent remplacés +par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps décédés, et qui +ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une belle maîtresse, +pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point séparer. On +attribua cette passion à un charme: la jeune morte examinée, une +petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetée dans un +marais; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler: +il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie dans l'un et sa +mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque Turpin et +Pétrarque. + +À Cologne, j'admirai la cathédrale: si elle était achevée, ce serait +le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les +peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs +basiliques; ils se glorifiaient du titre de maître maçon, +_coementarius_. + +Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des +démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces +prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque +tout, avaient été des gentilshommes. + +{p.053} Cologne me remit en mémoire Caligula et saint Bruno[56]: j'ai +vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du +second à la Grande-Chartreuse. + + [Note 56: Caligula était fils d'Agrippine, laquelle + avait agrandi Cologne: d'où le nom romain de la + ville: _Colonia agrippina_.--Saint Bruno, fondateur + de l'ordre des Chartreux, était né à Cologne vers + 1030. Après avoir été revêtu de plusieurs dignités + ecclésiastiques et avoir refusé l'archevêché de + Reims (1080), il se retira avec six de ses + compagnons dans un désert voisin de Grenoble, + aujourd'hui appelé la _Chartreuse_ (1084), et y + fonda un monastère.] + +Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz (_Confluentia_). L'armée des +princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides, _inania +regna_; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses +barbares, où des chevaliers apparaissaient autour des ruines de leurs +châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre +doit survenir. + +Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne: je filais +le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je +m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne; le +roi[57] et le duc de Brunswick[58] occupaient le centre du carré, +composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira +les yeux du roi: il me fit appeler; le duc de Brunswick et lui mirent +le chapeau à la {p.054} main, et saluèrent l'ancienne armée française +dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon régiment, +le lieu où j'allais rejoindre les princes. Cet accueil militaire me +toucha: je répondis avec émotion qu'ayant appris en Amérique le +malheur de mon roi, j'étais revenu pour verser mon sang à son service. +Les officiers et généraux qui environnaient Frédéric-Guillaume firent +un mouvement approbatif, et le monarque prussien me dit: «Monsieur, on +reconnaît toujours les sentiments de la noblesse française.» Il ôta de +nouveau son chapeau, resta découvert et arrêté, jusqu'à ce que j'eusse +disparu derrière la masse des grenadiers. On crie maintenant contre +les émigrés; ce sont _des tigres qui déchiraient le sein de leur +mère_; à l'époque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et +l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidélité au +serment passait encore pour un devoir; aujourd'hui, elle est devenue +si rare qu'elle est regardée comme une vertu. + + [Note 57: Frédéric-Guillaume II, neveu du grand + Frédéric, auquel il avait succédé en 1786. Il + mourut en 1797.] + + [Note 58: Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de + _Brunswick-Lunebourg_ (1735-1806), général au + service de la Prusse. Il commandait en chef les + armées coalisées contre la France en 1792. Ayant + repris un commandement en 1805, il fut battu à Iéna + et mortellement blessé d'un coup de feu près + d'Auerstædt (14 octobre 1806).] + +Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi, +faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à +Trèves, où l'armée des princes était parvenue: «J'étais un de ces +hommes qui attendent l'événement pour se décider; il y avait trois ans +que j'aurais dû être au cantonnement; j'arrivais quand la victoire +était assurée. On n'avait pas besoin de moi; on n'avait que trop de +ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie +désertaient; l'artillerie même passait en masse, et, si cela +continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là.» + +{p.055} Prodigieuse illusion des partis! + +Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand: il me prit sous sa +protection, assembla les Bretons et plaida ma cause. On me fit venir; +je m'expliquai: je dis que j'arrivais de l'Amérique pour avoir +l'honneur de servir avec mes camarades; que la campagne était ouverte, +non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier +feu; qu'au surplus, je me retirerais si on l'exigeait, mais après +avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea: +comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je +n'eus plus que l'embarras du choix. + + * * * * * + +L'armée des princes était composée de gentilshommes, classés par +provinces et servant en qualité de simples soldats: la noblesse +remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même +où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard +retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers +émigrés de divers régiments, également redevenus soldats: de ce nombre +étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le +marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La +Martinière[59], dût-il encore être amoureux; mais le patriotisme +armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie +bretonne, que commandait M. de Goyon-Miniac[60]. La noblesse {p.056} +de ma province avait fourni sept compagnies; on en comptait une +huitième de jeunes gens du tiers état: l'uniforme gris de fer de cette +dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu de +roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause +et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques +par des signalements odieux: les vrais héros étaient les soldats +plébéiens, puisque aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur +sacrifice. + + [Note 59: Sur le marquis de Mortemart et sur La + Martinière, voir, au tome I des _Mémoires_, les + notes 3 de la page 185 et 1 de la page 186.] + + [Note 60: Au siècle précédent, on écrivait + indifféremment _Goyon_ ou _Gouyon_; mais ici le + vrai nom est _Gouyon_, celui de _Goyon_ appartenant + à une famille d'une autre origine, les Goyon de + l'Abbaye et des Harlières, dont faisait partie le + général comte de Goyon, qui a commandé de 1856 à + 1862 le corps d'occupation à Rome.--La 7e compagnie + bretonne, dans laquelle s'était engagé + Chateaubriand, avait pour chef + Pierre-Louis-Alexandre de Gouyon de Miniac, né à + Plancoët vers 1754, décédé à Rennes le 26 juin + 1818.] + +Dénombrement de notre petite armée: + +Infanterie de soldats nobles et d'officiers; quatre compagnies de +déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils +provenaient; une compagnie d'artillerie; quelques officiers du génie, +avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres +(l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presque en entier la cause +de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très-belle +cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres +du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de +Rochefort et de Toulon, appuyait notre infanterie. L'émigration +générale de ces derniers officiers replongea la France maritime dans +cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retirée. Jamais, depuis +Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus +{p.057} de gloire. Mes camarades étaient dans la joie: moi j'avais +les larmes aux yeux quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui +ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les +Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des +continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnies de La +Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le +cheval consacré à Neptune; mais ils avaient changé d'élément, et la +terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête +le pavillon déchiré de _la Belle-Poule_, sainte relique du drapeau +blanc, aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était +tombée la victoire. + +Nous avions des tentes; du reste, nous manquions de tout. Nos fusils, +de manufacture allemande, armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, +nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer. +J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne +s'abattait pas. + +Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de +voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de +l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien +disait: «Fugitifs de Trèves, vous voulez des spectacles, vous +redemandez aux empereurs les jeux du cirque: pour quel état, je vous +prie, pour quel peuple, pour quelle ville?» _Theatra igitur quoeritis, +circum a principibus postulatis? cui, quæso, statui, cui populo, cui +civitati?_ + +Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir +les monuments de saint Louis? + +{p.058} Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines; je tirais +de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique; j'en déposais +les pages séparées sur l'herbe autour de moi; je relisais et +corrigeais une description de forêt, un passage d'_Atala_, dans les +décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la +France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes +chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille +clissée et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang. + +J'essayais de fourrer _Atala_ avec mes inutiles cartouches dans ma +giberne; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les +feuilles qui débordaient des deux côtés du couvercle de cuir. La +Providence vint à mon secours: une nuit, ayant couché dans un grenier +à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil; on +avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu: cet accident, en assurant +ma _gloire_, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient +entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. «Combien ai-je de +chemises? disait Henri IV à son valet de chambre.--Une douzaine, sire, +encore y en a-t-il de déchirées.--Et de mouchoirs, est-ce pas huit que +j'ai?--Il n'y en a pour cette heure que cinq.» Le Béarnais gagna la +bataille d'Ivry sans chemises; je n'ai pu rendre son royaume à ses +enfants en perdant les miennes. + + * * * * * + +L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six +lieues par jour. Le temps était affreux; nous cheminions au milieu de +la pluie et de la fange, {p.059} en chantant: _Ô Richard! ô mon roi! +Pauvre Jacques[61]!_ Arrivés à l'endroit du campement, n'ayant ni +fourgons ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la +colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les +fermes et les villages. Nous payions très-scrupuleusement: je subis +néanmoins une faction correctionnelle pour avoir pris, sans y penser, +deux poires dans le jardin d'un château. Un grand clocher, une grande +rivière et un grand seigneur, dit le proverbe, sont de mauvais +voisins. + + [Note 61: _Ô Richard! ô mon roi!_ et _Pauvre + Jacques!_ étaient deux romances différentes. La + première avait été popularisée par l'opéra-comique + de Sedaine et de Grétry, _Richard-Coeur-de-Lion_; + les paroles et la musique de la seconde étaient de + madame la marquise de Travanet, née de Bombelles, + dame de madame Élisabeth. En voici le premier + couplet: + + Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi, + Je ne sentais pas ma misère: + Mais à présent que tu vis loin de moi, + Je manque de tout sur la terre.] + +Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse +obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher +l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente; chacun à son +tour était chargé du soin de la cuisine: celui-ci allait à la viande, +celui-là au pain, celui-là au bois, celui-là à la paille. Je faisais +la soupe à merveille; j'en recevais de grands compliments, surtout +quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de +Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la fumée de sorte +que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et +mouillées. Cette vie de soldat est très amusante; je me croyais encore +parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, {p.060} +mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages; ils me les +payaient en beaux contes; nous mentions tous comme un caporal au +cabaret avec un conscrit qui paye l'écot. + +Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge; il le fallait, et +souvent: car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise +empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. +Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord +d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des +étourdissements; le mouvement des bras me causait une douleur +insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les +prêles et les cressons, et, au milieu du mouvement de la guerre, je +m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le +bandeau de l'Amour par une bergère; cette bergère m'eût été bien utile +pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes +Floridiennes. + +Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même +âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la +nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants +descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, +auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses +fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère +avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout +ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de +touchant, parce qu'il était animé de convictions sincères; il offrait +le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière +représentation {p.061} d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux +gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le +dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous +le bras par un de leurs fils, j'ai vu M. de Boishue[62], le père de +mon camarade massacré aux États de Rennes auprès de moi, marcher seul +et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de +sa baïonnette, de peur de les user; j'ai vu de jeunes blessés couchés +sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à +leur chevet, les envoyant à saint Louis dont ils s'étaient efforcés de +défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un +sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les +décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos +mères dans les cachots. + + [Note 62: Jean-Baptiste-René de Guehenneue, comte + de Boishue, marié à Sylvie-Gabrielle de Bruc. Son + fils fut tué à Rennes le 27 janvier 1789.--Voir, au + tome I des _Mémoires_, la note de la page 265.] + +Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés +que ceux d'aujourd'hui: si, en demeurant sur la terre, ils avaient +perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux; +étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. +Maintenant, un traînard dans ce monde a non-seulement vu mourir les +hommes, mais il a vu mourir les idées: principes, moeurs, goûts, +plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il +est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il +achève ses jours. + +Et pourtant, France du XIXe siècle, apprenez à estimer {p.062} cette +vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour +et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées +surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus; ne les reniez pas, +vous êtes sortie de leur sang. S'ils n'eussent été généreusement +fidèles aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puisé dans cette +fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les moeurs +nouvelles; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de +vertu. + + * * * * * + +Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant +et riche. À l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de +comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp. +Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie +expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de +Du Guesclin. Les aides de camp nous étaient devenus odieux; quand il y +avait quelque affaire devant Thionville, nous criions: «En avant, les +aides de camp!» comme les patriotes criaient: «En avant, les +officiers!» + +[Illustration: La hutte du berger.] + +J'éprouvai un saisissement de coeur lorsque arrivés par un jour sombre +en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois +étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un +effet que je ne puis rendre: j'eus comme une espèce de révélation de +l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes +camarades, ni relativement à la cause qu'ils soutenaient, ni pour le +triomphe dont ils se berçaient; j'étais là, comme Falkland[63] dans +l'armée {p.063} de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la +Manche, malade, écloppé, coiffé d'un bonnet de nuit sous son castor à +trois cornes, qui ne se crût très-fermement capable de mettre en +fuite, à lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce +respectable et plaisant orgueil, source de prodiges à une autre +époque, ne m'avait pas atteint: je ne me sentais pas aussi convaincu +de la force de mon invincible bras. + + [Note 63: Lucius _Carey_, vicomte de _Falkland_ + (1610-1643), membre du Parlement et secrétaire + d'État de Charles Ier. Après s'être d'abord + prononcé en faveur de la rébellion, il épousa + chaudement la cause royale; il fut tué à la + bataille de Newbury.] + +Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1er septembre; car, chemin +faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite, +l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du +côté de l'Allemagne. De l'assiette du camp on ne découvrait pas la +forteresse; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête +d'une colline d'où l'oeil plongeait dans la vallée de la Moselle. Les +cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps +autrichien du prince de Waldeck[64], et la gauche de la même +infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge +et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un +fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit +compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et +au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, +mes camarades. + + [Note 64: Chrétien-Auguste, prince de _Waldeck_ + (1744-1798). Il perdit un bras au siège de + Thionville.] + +Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le +comte d'Artois arrivèrent; ils firent la {p.064} reconnaissance de la +place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen[65] la semblât vouloir +rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de +Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville; mais nous ne +fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières[66]. On se logea sur +la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la +ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la +Moselle. On se fusilla de maison en maison; notre poste se maintint en +possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette +première affaire; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. +Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée +pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet +d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes +descendaient {p.065} jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications +extérieures de Thionville. + + [Note 65: Louis-Félix, baron de _Wimpfen_ + (1744-1814) était maréchal de camp lorsqu'il fut + élu député aux États-Généraux par la noblesse du + bailliage de Caen. Nommé commandant de Thionville, + lors de l'entrée des Prussiens en France, il + défendit intrépidement cette place pendant + cinquante-cinq jours, jusqu'au moment où il fut + dégagé par la victoire de Valmy. Après la + révolution du 31 mai, il mit, quoique royaliste, + son épée au service des députés girondins réfugiés + à Caen; mais les beaux parleurs de la Gironde, + après une bataille pour rire qui reçut le nom de + _bataille sans larmes_, se refusèrent à pousser + plus loin l'aventure. Wimpfen réussit à se cacher + pendant le règne de la Terreur. Le gouvernement + consulaire lui rendit son grade de général de + division, et l'Empereur le nomma inspecteur des + haras. Il fut créé baron en 1809. Le général de + Wimpfen a laissé des _Mémoires_.] + + [Note 66: Manassès _de Pas_, marquis de + _Feuquières_ (1590-1639), lieutenant général sous + Louis XIII. Il contribua puissamment à la prise de + La Rochelle, et chargé, en 1633, d'une mission + diplomatique, il réussit à resserrer l'alliance + entre la France, la Suède et les princes + protestants de l'Allemagne. Ayant mis, en 1639, le + siège devant Thionville, il y fut blessé et pris, + et mourut quelques mois après de ses blessures.] + +L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné, +destiné à nos canons; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert, +pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient +lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu +accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de +brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous +servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous; il nous +incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter: deux pièces +de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient +toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en +dehors des glacis; il excita les huées de la garnison. Peu de jours +après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent +hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, +toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés +se disposèrent à l'attaquer; on remarquait avec le télescope du +mouvement sur les remparts. À l'entrée de la nuit, on vit une colonne +sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin +couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort. + +À la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action +dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville; puis, +tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre +batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée +et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu; +nous marchâmes la baïonnette en {p.066} avant. Les assaillants se +retirèrent je ne sais pourquoi; s'ils eussent tenu, ils nous +enlevaient. + +Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le +chevalier de La Baronnais[67], capitaine d'une des compagnies +bretonnes. Je lui portai malheur: la balle qui lui ôta la vie fit +ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle roideur, +qu'elle lui perça les deux tempes; sa cervelle me sauta au visage. +Inutile et noble victime d'une cause perdue! Quand le maréchal +d'Aubeterre tint les États de Bretagne, il passa chez M. de La +Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de +Saint-Malo; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne, +aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda +amicalement son hôte. «Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je +n'ai à dîner que mes enfants.» M. de La Baronnais avait vingt-deux +garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché, +avant la maturité, cette riche moisson du père de famille. + + [Note 67: Le chevalier de _la Baronnais_ était l'un + des nombreux fils de François-Pierre Collas, + seigneur de la Baronnais, et de Renée de Kergu, + mariés à Ruca, en 1750, et établis, vers 1757, dans + la paroisse de Saint-Enogat. Ils avaient déjà cinq + enfants, et de 1757 à 1778 ils en eurent quinze + autres, vingt en tout. Chateaubriand ne s'éloigne + donc pas beaucoup de la vérité, lorsqu'il leur en + attribue vingt-trois. Seulement, quand il leur + donna _vingt-deux_ garçons et _une_ fille, il fait + un peu trop petite la part du sexe faible. Il y + avait, chez les la Baronnais, _huit_ filles contre + _douze garçons_.] + + * * * * * + +Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint +plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit: des +pots-à-feu illuminaient les {p.067} ouvrages de la place, couverts de +soldats; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu +lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en +l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des +détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de +musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de +Thionville et à nos postes; malheureusement, ils criaient en français +dans les deux camps: «Sentinelles, prenez garde à vous!» + +Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de +l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les +canons, qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante +silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant +les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux +hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi +des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui +baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des +violences de la guerre, je trouvais de petites statues des saints et +de la Vierge. Un chevrier, un pâtre, un mendiant portant besace, +agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit +lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur +offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine, dont l'image +demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était +aveugle; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les +bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le camp de bataille. Le vicaire +donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci n'aurait pu +déposer la sainte hostie sur {p.068} les lèvres des communiants. +Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il bénissait la +lumière! + +Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le +_Silentiaire_, Dominique l'_Encuirassé_, Jacques l'_Intercis_, Paul le +_Simple_, Basle l'_Ermite_, et tant d'autres, n'étaient point +étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées. +Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, +à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et +dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la +châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant: «Germain, où +étais-tu lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire?» Une voix +sortant de la châsse répondit: «J'étais auprès de Cisoing, non loin du +pont de Bouvines; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur +roi, à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours: + + «Cui fuit auxilio victoria præstita nostro.» + +Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions +jusqu'aux hameaux sous les premiers retranchements de Thionville. Le +village du grand chemin trans-Moselle était sans cesse pris et repris. +Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient +d'_ennemis de la liberté_, d'_aristocrates_, de _satellites de Capet_; +nous les appelions _brigands, coupe-têtes, traîtres et révolutionnaires_. +On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des +combattants devenus témoins impartiaux; singulier caractère français +que les passions mêmes ne peuvent étouffer! + +{p.069} Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à vingt +pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de +son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il +regardait vivement autour de lui, dans l'espoir de voir partir un +_patriote_; chacun était là avec ses moeurs. + +Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien: entre ce camp et +celui de la cavalerie de la marine, se déployait le rideau d'un bois +contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu; la ville tirait +trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui +explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je +traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les +herbes; je m'approche: un homme étendu de tout son long, le nez en +terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé: je le pris +par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des +yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains; j'éclate +de rire: c'était mon cousin Moreau! Je ne l'avais pas vu depuis notre +visite à Mme de Chastenay. + +Couché sur le ventre à la descente d'une bombe, il lui avait été +impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre +debout; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les +vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au +reste, il portait un chapelet; Hugues Métel parle d'un loup qui +résolut d'embrasser l'état monastique; mais, n'ayant pu s'habituer au +maigre, il se fit chanoine[68]. + + [Note 68: Hugues _Métel_, écrivain ecclésiastique + du XIIe siècle (1080-1157). Il se vantait de + composer jusqu'à mille vers en se tenant sur un + pied, _stans pede in uno_. Chateaubriand fait ici + allusion à un apologue qui se trouve en tête des + _Poésies_ de Métel et qui est intitulé: _D'un loup + qui se fit hermite_. C'est la meilleure pièce de + Métel,--à moins qu'il ne faille l'attribuer, comme + le veulent plusieurs érudits, à Marbode, évêque de + Rennes, son contemporain.] + +{p.070} En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi, +menant son cheval par la bride: un boulet atteint la bête à l'endroit +le plus étroit de l'encolure et la coupe net; la tête et le cou +restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur +poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers +de marine qui mangeaient assis en rond: la gamelle disparut; les +officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de +vaisseau: «Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout! feu dans ma +perruque!» + +Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville: en 1558, +François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi +y fut tué _parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui +tenoit lors la main sur l'épaule_. + + * * * * * + +Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans +avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeurèrent +sur les voitures: les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout +des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées +brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons, +bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des +plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des +galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux {p.071} +de maïs, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et +du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de +gros drap, marchandées par les passants. Des villageoises, à +califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun +présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait +rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en +uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français. +Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin +plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure +sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt, +comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans +les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes +auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de +la mariée: _Rapit esseda victor, nubentemque nurum_, (Sidoine +Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était +extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et +les étoiles qui brillaient au-dessus. + +Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente, +j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp; +mais, animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus +belles. + +Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour +moi dans celui de _Dinarzade_ que nous lui avions donné, était célèbre +par ses contes; il eût été plus correct de dire _Sheherazade_, mais +nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le {p.072} +voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions: c'était à qui +l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure avalée, +moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix +creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète +militaire, entre le suicide et le luron, Dinarzade goguenard sérieux, +ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le +témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de +comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et +n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille, +rallumer sa pipe ou avaler une saucisse. + +Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un +tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient +en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait; un +morceau de serpillière, tendu du bout des brancards à deux poteaux, +nous servait de toit.--Dinarzade, son épée de guingois à la façon de +Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un +cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les +cantinières qui nous apportaient la pitance restaient avec nous pour +écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes +qui formaient le choeur accompagnait le récit des marques de sa +surprise, de son approbation ou de son improbation. + +«Messieurs, dit le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, +qui vivait au temps du roi Jean?» Et chacun de répondre: «Oui, oui.» +Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée. + +{p.073} «Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous +l'avez vu, était fort beau: quand le vent rebroussait ses cheveux roux +sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un +turban vert.» + +L'assemblée: «Bravo!» + +«Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de +Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la _Dame +des grandes compagnies_. Elle reçut bien le chevalier, le fit +désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table +magnifique; mais elle ne mangea point, et les pages-servants étaient +muets.» + +L'assemblée: «Oh! oh!» + +«La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la +femme du major; d'ailleurs beaucoup de physionomie et l'air coquet. +Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on +ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et +le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur.» + +Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut +recharger son brûle-gueule; on le força de continuer: + +«Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château; +mais, avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de +plusieurs choses étranges; il lui faisait en même temps une offre +loyale de mariage, si toutefois elle n'était pas sorcière.» + +La rapière de Dinarzade était plantée droite et roide entre ses +genoux. Assis et penchés en avant, {p.074} nous faisions au-dessous +de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de +Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui: + +«Or, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort!» + +Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant: «La mort! la mort!» +mit en fuite les cantinières. La séance fut levée: le brouhaha fut +grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au +bruit du canon de la place. + + * * * * * + +Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on +n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir +régulièrement la place. On comptait sur des intelligences, et l'on +attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de +Clerfayt[69], avec laquelle se trouvait le corps français du duc de +Bourbon[70]. Nos petites ressources s'épuisaient; {p.075} Paris +semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait; nous étions inondés +au milieu de nos travaux; je m'éveillais quelquefois dans un fossé +avec de l'eau jusqu'au cou: le lendemain j'étais perclus. + + [Note 69: François-Sébastien-Charles-Joseph _de + Croix_, comte de _Clerfayt_ (1733-1798), s'était + distingué pendant la guerre de Sept ans. Mis en + 1792 à la tête du corps d'armée que l'Autriche + joignait aux Prussiens, il prit Stenay et le défilé + de la Croix-aux-Bois, assista aux batailles de + Valmy et de Jemmapes, dirigea la retraite avec + beaucoup de talent à cette dernière bataille, + surprit les Français à Altenhoven, fit débloquer + Maëstricht, eut la plus grande part dans le succès + des coalisés à Nerwinde, à Quiévrain et à Furnes + (1793). Pendant la campagne de 1794, il dut céder + le terrain à Pichegru. Créé feld-maréchal l'année + suivante, il entra dans Mayence (28 octobre 1795), + après avoir battu isolément trois corps d'armée + français envoyés contre lui. Une disgrâce + inexplicable fut le prix de ces éclatants + triomphes: la cour de Vienne, au mois de janvier + 1796, le remplaça par le prince Charles.] + + [Note 70: L'armée des émigrés, en 1792, était + fractionnée en trois corps. Le premier (dix mille + hommes), formé avec les émigrés, de Coblentz, était + commandé par les maréchaux de Broglie et de + Castries. Le second (cinq mille hommes) était sous + les ordres du prince de Condé. Le troisième corps, + sous les ordres du duc de Bourbon, comprenait + quatre à cinq mille émigrés cantonnés dans les + Pays-Bas autrichiens. Les émigrés de Bretagne + faisaient partie de ce troisième corps. (_Histoire + de l'armée de Condé_, par René Bittard des Portes, + p. 27.)] + +Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonnière[71], +mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre +pavillon; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette +espèce de gouttière. Je me levais et j'allais avec Ferron me promener +devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies +que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix +des sentinelles, regardant la lumière des rues de nos tentes, de même +que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors. +Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait +commises, de celles que l'on commettrait; nous déplorions +l'aveuglement des princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec +une poignée de serviteurs, et raffermir par le bras de l'étranger la +couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon +camarade, dans ces conversations, que la France voudrait {p.076} +imiter l'Angleterre, que le roi périrait sur l'échafaud, et que, +vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des +principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de +ma prédiction: c'est la première de ma vie. Depuis ce temps j'en ai +fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées; +l'accident était-il arrivé, on se mettait à l'abri, et l'on +m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les +Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans +l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, +laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête; le danger +passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le +capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le +chien hollandais du vaisseau de la légitimité. + + [Note 71: François-Prudent-Malo Ferron de la + Sigonnière, né dans la paroisse de Saint-Samson, + près de Dinan, le 6 juin 1768. Il était l'un des + quatorze enfants de François-Henri-Malo Ferron de + la Sigonnière, marié, le 4 mai 1762, à + Anne-Gillette-Françoise Anger des Vaux. Le camarade + de Chateaubriand est mort au château de la Mettrie, + en Saint-Samson, le 14 mai 1815.] + +Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée; ce +sont eux que j'ai retracés au sixième livre des _Martyrs_[72]. + + [Note 72: En plus d'un endroit de ce sixième livre, + en effet, c'est Chateaubriand qui parle sous le nom + d'Eudore, particulièrement dans cette page sur les + veilles nocturnes du camp:--«Épuisé par les travaux + de la journée, je n'avais durant la nuit que + quelques heures pour délasser mes membres fatigués. + Souvent il m'arrivait, pendant ce court repos, + d'oublier ma nouvelle fortune; et lorsque aux + premières blancheurs de l'aube les trompettes du + camp venaient à sonner l'air de Diane, j'étais + étonné d'ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y a + pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé + aux périls de la nuit. Je n'ai jamais entendu sans + une certaine joie belliqueuse la fanfare du + clairon, répétée par l'écho des rochers, et les + premiers hennissements des chevaux qui saluaient + l'aurore. J'aimais à voir le camp plongé dans le + sommeil, les tentes encore fermées d'où sortaient + quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui + se promenait devant les faisceaux d'armes en + balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile + qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé + dans l'attitude du silence, le cavalier qui + traversait le fleuve coloré des feux du matin, le + victimaire qui puisait l'eau du sacrifice, et + souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui + regardait boire son troupeau.»] + +{p.077} Barbare de l'Armorique au camp des princes, je portais Homère +avec mon épée; je préférais ma _patrie, la pauvre, la petite île +d'AARON[73], aux cent villes de la Crète_. Je disais comme Télémaque: +«L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que +ceux où l'on élève des chevaux[74].» Mes paroles auraient fait rire le +candide Ménélas, [Grec: agathos Menelaos]. + + [Note 73: La petite île d'Aaron est la presqu'île + où est située le rocher de Saint-Malo.] + + [Note 74: _Odyssée_, livre IV, vers 606. Ce vers + dit seulement: «Brouté par les chèvres, et qui ne + saurait suffire à la nourriture des chevaux.» C'est + Mme Dacier qui, la première, a fait honneur à + Télémaque de ce doux sentiment de la patrie, qui ne + se trouve point dans le texte grec. (Voy. + Marcellus, _Chateaubriand et son temps_, p. 89.)] + + * * * * * + +Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action; le +prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la +rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du +côté de la France. + +Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des +officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, +composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers +régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de +Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents +corps de dragons qui couvraient {p.078} notre gauche: mon frère se +trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait +épousé une fille de M. de Malherbes, soeur de madame de Rosambo, et +par conséquent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois +compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre +et une batterie de trois mortiers. + +Nous partîmes à six heures du soir; à dix, nous passâmes la Moselle, +au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre: + + amoena fluenta + Subterlabentis tacito rumore Mosellæ (AUSONE.) + +Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la +grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. À notre +second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de +défiler. + +Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une +décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint +nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann[75] était +près de {p.079} nous joindre et que l'action était déjà engagée entre +les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé d'une +balle au chanfrein; il se cabrait en jetant l'écume par la bouche et +le sang par les naseaux: ce carabinier, le sabre à la main sur ce +cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour +nous prendre en flanc: il avait des pièces de campagne dont le tir +entama le régiment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de +quelques recrues touchées du boulet; les derniers cris de la jeunesse +arrachée toute vivante de la vie me firent une profonde pitié: je +pensai aux pauvres mères. + + [Note 75: François-Victor _Kellermann_ (1735-1820), + d'une famille noble d'origine saxonne, établie à + Strasbourg au XVIe siècle. Il était maréchal de + camp en 1788. Appelé, en 1792, au commandement de + l'armée de la Moselle, il battit les Prussiens à + Valmy, de concert avec Dumouriez. Il n'en fut pas + moins destitué le 18 octobre 1793, et envoyé à + l'Abbaye, où il resta treize mois enfermé. Mis en + liberté après le 9 thermidor, et investi du + commandement de l'armée des Alpes, il arrêta en + Provence, avec 47,000 hommes, la marche des + Autrichiens, forts de 150,000 hommes. Le 20 mai + 1804, il fut créé maréchal d'Empire, et, le 3 juin + 1808, duc de Valmy. Louis XVIII le fit pair de + France, le 4 juin 1814. Il se tint à l'écart + pendant les Cent-Jours, quoique compris dans la + promotion des pairs du 2 juin 1815, et reprit, à la + seconde Restauration, sa place à la Chambre haute, + où Chateaubriand et lui se retrouvèrent.] + +Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à +l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de +voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser +votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que +donne la longue habitude des combats et de la victoire: leurs +mouvements étaient mous, ils tâtonnaient; cinquante grenadiers de la +vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de +vieux et jeunes nobles indisciplinés: mille à douze cents fantassins +s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie +autrichienne; ils se retirèrent; notre cavalerie les poursuivit +pendant deux lieues. + +Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était +attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise +sur l'herbe qui ensanglantait sa robe: son coude était posé sur ses +genoux pliés {p.080} et relevés; sa main passée sous ses cheveux +blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou +quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle +n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et +n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand +elle regardait Armand; elle n'avait jamais entendu le son de la voix +de celui qu'elle aimait et n'entendrait point le premier cri de +l'enfant qu'elle portait dans son sein; si le sépulcre ne renfermait +que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue. + +Au surplus, les champs de carnage sont partout; au cimetière de l'Est, +à Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps, vous +apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte. + +Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous +arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville. + +Les tambours ne battaient point; le commandement se faisait à voix +basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie se glissa le long +des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner. +L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit +position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des +gabions épaulés à la hâte. À une heure du matin, le 6 septembre, une +fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la +place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la +ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt. + +Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des {p.081} troupes de +ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux +remparts du midi; nous ne perdîmes pas pour attendre: la garnison arma +une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos +pièces. Le ciel était en feu; nous étions ensevelis dans des torrents +de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre: exténué de fatigue, +je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où +j'étais de garde. Un obus, crevé à six pouces de terre, m'envoya un +éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la +douleur, je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma +cuisse avec mon mouchoir. À l'affaire de la plaine, deux balles +avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala, +en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi; il lui +restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet[76]. + + [Note 76: André Morellet (1727-1819), membre de + l'Académie française. Nous le retrouverons quand + Chateaubriand publiera son roman d'_Atala_.] + +À quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa; nous +crûmes la ville rendue; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il +nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, +après une marche accablante de trois jours. + +Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il +avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque +simultanée: on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on +se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux princes. +Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde +considérable; le prince de {p.082} Waldeck eut un bras emporté. +Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de +Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris: ma +femme et mes soeurs étaient plus en danger que moi. + + * * * * * + +Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun, +rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy, +était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes +attestaient le passage de Frédéric-Guillaume. + +Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse +attachée sur les fortifications de Vauban: elle n'y devait pas rester +longtemps; quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner +comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des +meurtres les plus atroces de la Terreur fut celui des jeunes filles de +Verdun. + +«Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans +exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête +publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout +à coup et furent moissonnées dans leur printemps; la _Cour des femmes_ +avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses +fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil +à celui qu'excita cette barbarie[77].» + + [Note 77: _Mémoires d'un détenu, pour servir à + l'histoire de la tyrannie de Robespierre_, par + Honoré Riouffe. Publiés peu de temps après le 9 + thermidor, ces _Mémoires_, produisirent une immense + sensation.--Honoré-Jean Riouffe était né à Rouen, + le 1er avril 1764. Après avoir été secrétaire, puis + président du Tribunat, il administra + successivement, sous l'Empire, les préfectures de + la Côte-d'Or et de la Meurthe. Créé baron, le 9 + mars 1810, il succomba, le 30 novembre 1813, à + Nancy, aux atteintes du typhus, qui s'était déclaré + dans cette ville par suite de l'entassement des + malades, après les revers de la campagne de + Russie.] + +{p.083} Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de +Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites +de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux boeufs +indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du +massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide Pons de +Verdun[78], acharné contre sa ville natale. Ce que l'_Almanach des +Muses_ a fourni d'agents de la Terreur est incroyable; la vanité des +médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que +l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons: révolte analogue +des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses +épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux +traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le +sang des vierges: car la Convention décréta, sur son rapport, +qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement[79]. Il fit +aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de +Bonchamps[80], {p.084} veuve du célèbre général vendéen. Hélas! nous +autres royalistes à la suite des princes, nous arrivâmes aux revers de +la Vendée, sans avoir passé par sa gloire. + + [Note 78: Philippe-Laurent _Pons_, dit _Pons de + Verdun_, né à Verdun, le 17 février 1759, mort à + Paris, le 7 mai 1844. Avant la Révolution, il était + un des fournisseurs attitrés de l'_Almanach des + Muses_. Député de la Meuse à la Convention, cet + homme sensible vota la mort du roi et applaudit à + l'exécution de Marie-Antoinette, «cette femme + scélérate, qui allait enfin expier ses forfaits.» + (Séance de la Convention du 15 octobre 1793). + Député au Conseil des Cinq-Cents, il se rallia au + coup d'État de Bonaparte, et devint, sous l'Empire, + avocat général près le tribunal de Cassation.] + + [Note 79: Ce fut seulement après le 9 thermidor, + que Pons de Verdun fit cette motion. Le décret voté + sur son rapport est du 17 septembre 1794.] + + [Note 80: Séance de la Convention du 18 janvier + 1795.] + +Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, «cette fameuse +comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de +femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui +l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse[81]...» +Nous n'étions pas passionnés pour le _vieux gaulois_, et nous ne nous +écrivions pas _des billets en langage d'Amadis_. (Arnauld.) + + [Note 81: Alberte-Barbe d'_Ernecourt_, dame _de + Saint-Balmon_, née en 1608, au château de Neuville, + près de Verdun. Pendant la guerre de Trente ans, + alors que les armées françaises et allemandes + dévastaient la Lorraine et que son mari avait pris + du service dans l'armée impériale, restée seule à + Neuville, elle prit le harnais de guerre, et, à la + tête de ses vassaux, défendit sa demeure, escorta + des convois, poursuivit les maraudeurs. La paix de + Westphalie lui ayant fait des loisirs, elle les + consacra aux lettres et fit imprimer, en 1650, une + tragédie, _les Jumeaux martyrs_. Après la mort de + son mari, elle se retira à Bar-le-Duc, chez les + religieuses de Sainte-Claire, et mourut dans leur + couvent en 1660.] + +La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée; j'en fus +atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à +Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en +heure l'ordre de nous porter en avant; nous reçûmes celui de battre en +retraite. + +Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de +marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma +compagnie, qui {p.085} bientôt se débanda. Jean Balue[82], fils d'un +meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine +qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la _colline du gué_ +selon Saumaise (_ver dunum_), je portais la besace de la monarchie, +mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni +cardinal. + + [Note 82: Jean _La Balue_ (1421-1491), cardinal et + ministre d'État sous Louis XI.] + +Si, dans les romans que j'ai écrits, j'ai touché à ma propre histoire, +dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de +l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc +de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées +sous mes yeux: + + «Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers; mais + les soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers? Où les + devait guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper + dans les bois de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet + qu'ils avaient pris pour la défense de leur roi?» + + ........................... + + «Il fallut se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier + adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous allèrent, + avant de partir, saluer leur père et leur capitaine, le vieux + Condé en cheveux blancs: le patriarche de la gloire donna sa + bénédiction à ses enfants, pleura sur sa tribu dispersée, et vit + tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit + s'écrouler les toits paternels[83].» + + [Note 83: _Mémoires_, lettres et pièces + authentiques touchant la vie et la mort de S. A. R. + Ch.-F. d'Artois, fils de France, _duc de Berry_, + par le vicomte de Chateaubriand, livre second, + chapitre VIII.] + +{p.086} Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée +française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons; tant les +hommes et les empires passent vite! tant la renommée la plus +extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun! + +Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins; on +rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots +renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats +expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée, +j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux; Ferron et un autre de mes +camarades m'en arrachèrent malgré moi: je les priais de me laisser là; +je préférais mourir. + +Le capitaine de ma compagnie, M. de Goyon-Miniac, me délivra le 16 +octobre, au camp près de Longwy, un certificat fort honorable. À +Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots +attelés: les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les +autres appuyés sur le nez, étaient morts, et leurs cadavres se +tenaient roidis entre les brancards: on eût dit des ombres d'une +bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je +comptais faire, je lui répondis: «Si je puis parvenir à Ostende, je +m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée; de là, +je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne.» + +La fièvre me minait; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse +enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures +de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage; une +petite vérole confluente se déclara; elle rentrait et sortait +alternativement selon les impressions de {p.087} l'air. Arrangé de la +sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que +j'étais de dix-huit livres tournois; tout cela pour la plus grande +gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus +de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta. + + * * * * * + +En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de +quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres. +Ayant sautillé quelques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge +de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord +du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite vérole était +complétement sortie, et je me sentais soulagé. Je n'avais point +abandonné mon sac, dont les bretelles me coupaient les épaules. + +Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La +femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma +couchée; elle m'apporta, au lever du jour, une grande écuelle de café +au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis +en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoins +par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac; ils étaient +aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois, de charrettes en +charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les +Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième +jour, je me trouvai seul. Ma petite vérole blanchissait et +s'aplatissait. + +Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, +j'aperçus une famille de bohémiens {p.088} campée, avec deux chèvres +et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. À peine +arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures +s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, +brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son +enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, +puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait +curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire +ma bonne aventure, en me demandant un _petit sou_; c'était trop cher. +Il était difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de +misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont +j'aurais été un digne fils me quittèrent; lorsque, à l'aube, je sortis +de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière +s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon +_petit sou_, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me +rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le +_thym_ et la _rosée_; mais je ne pouvais ni _brouter_, ni _trotter_, +ni faire beaucoup de _tours_. Je me levai néanmoins dans l'intention +de faire _ma cour à l'aurore_: elle était bien belle, et j'étais bien +laid; son visage rose annonçait sa bonne santé; elle se portait mieux +que le pauvre Céphale[84] de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, +nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs +étaient pour moi. + + [Note 84: Nous sommes maintenant si brouillés avec + la mythologie, qu'il n'est peut-être pas inutile de + rappeler que _Céphale_ était un prince de + Thessalie, si remarquablement beau que l'Aurore, un + beau matin, sentit pour lui les feux d'un désir + insensé.] + +{p.089} Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste; la +solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de +l'infortuné Cazotte: + + Tout au beau milieu des Ardennes, + Est un château sur le haut d'un rocher[85], etc., etc. + + [Note 85: C'est le début de la célèbre romance de + Cazotte, la _Veillée de la Bonne femme ou le Réveil + d'Enguerrand_.] + +N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes que le roi +d'Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La +Noue, qui eut pour grand'mère une Chateaubriand? Philippe consentait à +relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser +crever les yeux; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant +il avait soif de retrouver sa chère Bretagne[86]. Hélas! j'étais +possédé du même désir, et pour m'ôter la vue je n'avais besoin +{p.090} que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne +rencontrai pas _sire Enguerrand venant d'Espagne_[87], mais de pauvres +traîne-malheur, de petits marchands forains qui avaient, comme moi, +toute leur fortune sur le dos. Un bûcheron, avec des genouillères de +feutre, entrait dans le bois: il aurait dû me prendre pour une branche +morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes, quelques +bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient +immobiles sur le cordon de pierres, attentifs à l'émouchet qui planait +circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la +trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je +me reposai à la hutte roulante d'un berger; je n'y trouvai pour maître +que chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait +au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à +différentes distances autour des moutons; le jour, ce pâtre cueillait +des simples, c'était un médecin et un sorcier; la nuit, il regardait +les étoiles, c'était un berger chaldéen. + + [Note 86: François de _La Noue_, dit _Bras-de-fer_, + célèbre capitaine calviniste, né en 1531, au manoir + de La Noue-Briord, près de Bourgneuf + (Loire-Inférieure). En 1578, les États-Généraux des + Pays-Bas, résolus à s'affranchir de la domination + de Philippe II, le firent général en chef de leur + armée, à la tête de laquelle il se montra le digne + adversaire du duc de Parme, l'un des plus habiles + généraux du roi d'Espagne. Tombé dans une embuscade + aux environs de Lille, il fut enfermé pendant cinq + ans dans les forteresses de Limbourg et de + Charlemont. Offre lui fut faite de sa liberté, mais + «pour donner suffisante caution de ne porter jamais + les armes contre le roy catholique, il fallait + qu'il se laissât crever les yeux».--Mortellement + blessé au siège de Lamballe, il expira quelques + jours après à Moncontour où il avait été transporté + (4 août 1591). Henri IV, auprès duquel il avait + combattu à Arques et à Ivry, fut profondément + affligé de sa mort: «C'estait, dit-il, un grand + homme de guerre et encore un plus grand homme de + bien. On ne peut assez regretter qu'un si petit + château ait fait périr un capitaine qui valait + mieux que toute une province.»] + + [Note 87: C'est toujours la romance de Cazotte, + dont le troisième couplet commence ainsi: + + Sire Enguerrand venant d'Espagne, + Passant par là, cuidait se délasser...] + +Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de cerfs: des +chasseurs passaient à l'extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds; +au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland _inamorato_, +non pas _furioso_, aperçut un palais de cristal rempli de dames et de +chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit les brillantes naïades, avait +du moins laissé {p.091} Bride-d'Or au bord de la source; si +Shakespeare m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé[88], ils m'auraient +été bien secourables. + + [Note 88: Rosalinde et le Duc exilé sont les + principaux personnages de l'une des pièces de + Shakespeare, _Comme il vous plaira_, dont plusieurs + scènes se passent dans les Ardennes.] + +Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies +flottaient dans un vague non sans charme; mes anciens fantômes, ayant +à peine la consistance d'ombres aux trois quarts effacées, +m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des +souvenirs; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des +images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis. +Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir +des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée +bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans +le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil +traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces +apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort +du poète: ma tombe, creusée avec les montants de leurs lyres sous un +chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au +voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres +sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques +murmures autour de moi; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie. +Je ne pouvais plus marcher; je me sentais extrêmement mal; la petite +vérole rentrait et m'étouffait. + +Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé, +la tête soutenue par le sac d'Atala, ma {p.092} béquille à mes côtés, +les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient avec +les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui +avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles: nous +nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon +toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis +dans un sentiment de religion: le dernier bruit que j'entendis était +la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil. + + * * * * * + +Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les +fourgons du prince de Ligne vinrent à passer: un des conducteurs, +s'étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans +me voir: il me crut mort et me poussa du pied; je donnai un signe de +vie. Le conducteur appela ses camarades, et, par un instinct de pitié, +ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent; je pus +parler à mes sauveurs; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée +des princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, où ils +allaient, je les récompenserais de leur peine. «Bien, camarade, me +répondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il +nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de +l'autre côté de la ville.» Je demandai à boire; j'avalai quelques +gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de +mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine: la nature m'avait +doué d'une force extraordinaire. + +Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. +Je mis pied à terre et suivis de {p.093} loin les chariots; je les +perdis bientôt de vue. À l'entrée de la ville, on m'arrêta. Tandis +qu'on examinait mes papiers, je m'assis sous la porte. Les soldats de +garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un chiffon de pain de +munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du +brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe +de l'hospitalité militaire: «Prends donc!» s'écria-t-il en colère, en +accompagnant son injonction d'un _Sacrament der teufel_ (sacrement du +diable)! + +Ma traversée de Namur fut pénible: j'allais, m'appuyant contre les +maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me +donna le bras avec un air de compatissance, et m'aida à me traîner; je +la remerciai et elle répondit: «Non, non, soldat.» Bientôt d'autres +femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait, +du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. «Il est blessé», +disaient les unes dans leur patois français-brabançon; «il a la petite +vérole», s'écriaient les autres, et elles écartaient leurs enfants. +«Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher; vous allez mourir; restez +à l'hôpital.» Elles me voulaient conduire à l'hôpital, elles se +relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle +de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu +une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à +Guernesey. Femmes qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez +encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs! Si +vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur +que le ciel m'a longtemps refusé! + +{p.094} Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me +recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture +de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de +respect et de déférence: il y a dans la nature du Français quelque +chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent. + +Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à +l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu. + +À Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif errant, +Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville: + + Quand il fut dans la ville + De Bruxelle en Brabant, + +y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa +poche. Je frappais, on ouvrait; en m'apercevant, on disait: «Passez! +passez!» et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café. +Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes +moustaches; j'avais la cuisse entourée d'un torchis de foin; +par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine +des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de +l'_Odyssée_ était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi. + +Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habité +avec mon frère: je fis une seconde tentative: comme j'approchais de la +porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec +{p.095} le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On +chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument +de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes +misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu +des lettres de Paris; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en +France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre +et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva +mon dessein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt-cinq +louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les +traits de mon frère; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et +c'étaient les ombres que l'Éternité répandait autour de lui: sans le +savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous +sommes, nous n'avons à nous que la minute présente; celle qui la suit +est à Dieu: il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami +que l'on quitte: notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont +jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu! + +La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami: c'est une +partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance, +d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs, qui se +dissout. Mon frère me précéda dans le sein de ma mère; il habita le +premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sortis après lui; il +s'assit avant moi au foyer paternel; il m'attendit plusieurs années +pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute +ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans la vase révolutionnaire, +aurait eu la même saveur, comme un lait {p.096} fourni par le +pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la +tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront +pas la mienne: déjà mon front se dépouille; je sens un Ugolin, le +temps, penché sur moi, qui me ronge le crâne: + + ...Come 'l pan per fame si manduca. + +Le docteur ne revenait pas de son étonnement: il regardait cette +petite vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui +n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont +la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma +blessure; on la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, +je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux, je +brûlais d'en sortir; il se remplissait de nouveau de ces héros de la +domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus +dans ce même Bruxelles lorsque j'ai suivi le roi pendant les +Cent-Jours. + +J'arrivai doucement à Ostende par les canaux: j'y trouvai quelques +Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes une barque pontée et +nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets +qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin +épuisée. Je ne pouvais plus parler; les mouvements d'une grosse mer +achevèrent de m'abattre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et +de citron, et, quand le mauvais temps nous força de relâcher à +Guernesey, on crut que j'allais expirer; un prêtre émigré me lut les +prières des agonisants. Le capitaine, {p.097} ne voulant pas que je +mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai: on m'assit +au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine +mer, en face de cette île d'Aurigny, où, huit mois auparavant, j'avais +vu la mort sous une autre forme. + +J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'un pilote anglais vint +à passer; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois +matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des +vagues; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La +jeune marinière prit tous les soins possibles de l'étranger: je lui +dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait +presque en se séparant de son malade; les femmes ont un instinct +céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait +à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains +bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains; j'avais +honte d'approcher tant de disgrâces de tant de charmes. + +Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de +Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier, +auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain +avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière: tout expirant que je +me sentais, je fus charmé de ses bocages: mais je n'en disais que des +radoteries, étant tombé dans le délire. + +Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, +son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un +appartement dans une des maisons que l'on commençait à bâtir le +{p.098} long du port: les fenêtres de ma chambre descendaient à fleur +de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le médecin, M. +Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses et surtout de +politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez +moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions +perdu quelqu'un de notre famille: il m'apprit la mort de Louis XVI. Je +n'en fus pas étonné: je l'avais prévue. Je m'informai des nouvelles de +mes parents; mes soeurs et ma femme étaient revenues en Bretagne après +les massacres de septembre; elles avaient eu beaucoup de peine à +sortir de Paris. Mon frère, de retour en France, s'était retiré à +Malesherbes. + +Je commençais à me lever; la petite vérole était passée; mais je +souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai +gardée longtemps. + +Jersey, la _Cæsarea_ de l'itinéraire d'Antonin, est demeurée sujette +de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de +Normandie; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours +sans succès. Cette île est un débris de notre primitive histoire: les +saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique se +reposaient à Jersey. + +Saint-Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée; les +Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échantillon des +vieux Normands; on croit entendre parler Guillaume le Bâtard ou +l'auteur du _Roman de Rou_. + +L'île est féconde; elle a deux villes et douze paroisses; elle est +couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'Océan, +qui semble {p.099} démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel +exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un +jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume +que le pommier nous vient de Jersey; il se trompe: nous tenons la +pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, +le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Césaronte, la +châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre. + +J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le +printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse; il pourrait encore +s'appeler _primevère_ comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a +laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne. + +Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry; c'est +toujours vous raconter la mienne: + +«Après vingt-deux ans de combats, la barrière d'airain qui fermait la +France fut forcée: l'heure de la Restauration approchait; nos princes +quittèrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents +points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de +leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles. +MONSIEUR partit pour la Suisse; monseigneur le duc d'Angoulême pour +l'Espagne et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges +de Charles Ier moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de +Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et +oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur +crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la +solitude; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un +{p.100} Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel confesseur +et martyr pouvait dire à l'héritier de Henri IV, comme l'ermite de +Jersey à ce grand roi: + + Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure, + De ma religion je viens pleurer l'injure. + (_Henriade_.) + +«Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois à Jersey; la mer, les +vents, la politique, l'y enchaînèrent. Tout s'opposait à son +impatience; il se vit au moment de renoncer à son entreprise, et de +s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui à madame la maréchale +Moreau nous retrace vivement ses occupations sur son rocher: + + «8 février 1814. + +«Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a +tant de peine à briser ses fers. Vous dont l'âme est si belle, si +française, jugez de tout ce que j'éprouve; combien il m'en coûterait +de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour +atteindre! Quand le soleil les éclaire, je monte sur les plus haut +rochers, et, ma lunette à la main, je suis toute la côte; je vois les +rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant à +terre, entouré de Français, cocardes blanches aux chapeaux; j'entends +le cri de _Vive le roi!_ ce cri que jamais Français n'a entendu de +sang-froid; la plus belle femme de la province me ceint d'une écharpe +blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous +marchons sur Cherbourg; quelque vilain fort, avec {p.101} une +garnison d'étrangers, veut se défendre: nous l'emportons d'assaut, et +un vaisseau part pour aller chercher le roi, avec le pavillon blanc +qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France! Ah! +Madame, quand on n'est qu'à quelques heures d'un rêve si probable, +peut-on penser à s'éloigner[89]!» + + [Note 89: _Mémoires sur la vie et la mort du duc de + Berry_, première partie, livre troisième, chapitre + VI.] + +Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris; j'avais précédé M. +le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis; j'y +devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et +que son fils Frédéric y est né[90]. + + [Note 90: La veuve d'Armand de Chateaubriand vint + se fixer en France à la chute de l'Empire. Sur sa + requête à l'effet d'obtenir que la naissance de ses + enfants fût mentionnée dans les registres d'état + civil de Saint-Malo, le tribunal de cette ville + rendit, le 12 juillet 1816, un jugement qui a été + transcrit, le 22 du même mois, sur le registre des + naissances de l'année, et dont voici un extrait: + + «Considérant qu'il est prouvé par les pièces + servies qu'Armand-Louis de Chateaubriand, obligé de + quitter la France, sa patrie, se rendit à l'île de + Guernesey; que le 14 septembre 1795 il épousa dans + cette île Jeanne le Brun, originaire de Jersey; que + ces époux se fixèrent à Jersey et que de leur + mariage sont issus à Jersey, savoir: _Jeanne_, née + le 16 juin 1796 (ou 28 prairial an IV); _Frédéric_, + né le 11 novembre 1799 (ou 20 brumaire an VIII). + + «Considérant que le père de ces enfants est + _décédé_ à Vaugirard, en France, le 31 mars 1809, + et que la pétitionnaire (Jeanne le Brun) et ses + enfants, désirant se fixer en France, leur patrie, + il leur devient nécessaire que leur naissance soit + constatée sur les registres destinés à assurer + l'état civil des Français...»--Sur Armand de + Chateaubriand et sa descendance, voy. au tome III, + l'_Appendice_ sur _Armand de Chateaubriand_.] + +La joyeuseté n'avait point abandonné la famille de {p.102} mon oncle +de Bedée; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui +dont j'ai raconté les vertus; comme il mordait tout le monde et qu'il +était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa +noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais, +charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé +d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes. +Hélas! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté +passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le +moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le coeur +humain les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les +chagrins y conservent: les joies nouvelles ne rendent point le +printemps aux anciennes joies, mais les douleurs récentes font +reverdir les vieilles douleurs. + +Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale; notre +cause paraissait la cause de l'ordre européen: c'est quelque chose +qu'un malheur honoré, et le nôtre l'était. + +M. de Bouillon[91] protégeait à Jersey les réfugiés français: il me +détourna du dessein de passer en Bretagne, {p.103} hors d'état que +j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts; il me conseilla +de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du +service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se +sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille; il s'était vu forcé +d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance. +Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le +débarrasser de ma personne. + + [Note 91: Philippe d'Auvergne, prince de + _Bouillon_, né à Jersey en 1754, mort à Londres en + 1816. Fils d'un pauvre lieutenant de la marine + britannique, Charles d'Auvergne, il avait été + adopté par le duc Godefroy de Bouillon, qui voyait + sa race menacée de s'éteindre. Philippe d'Auvergne + se prêta avec un indéniable courage, à l'aventure + qui l'avait changé en prince. S'il lui arriva + parfois d'amoindrir, par des minuties d'étiquette, + la valeur d'un dévouement entier à ses compatriotes + d'adoption, il ne faillit jamais au devoir de + soutenir avec énergie, devant les gouverneurs + anglais de l'île, la cause des malheureux réfugiés. + Rien d'ailleurs de ce qui fait les meilleure romans + ne manque à son inconcevable carrière, ni les pages + d'amour, ni les heures de prison, ni la fin + mystérieuse.--Voy. _Le Dernier prince de Bouillon_, + par _H. Forneron_, et, dans _Émigrés et Chouans_, + par le comte _G. de Contades_, le chapitre sur + _Armand de Chateaubriand_.] + +Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta me mirent à +même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de +Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément +attendri: il venait de me soigner avec l'affection d'un père; à lui se +rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance; il connaissait +tout ce qui fut aimé de moi; je retrouvais sur son visage quelques +ressemblances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je +ne devais plus la revoir; j'avais quitté ma soeur Julie et mon frère, +et j'étais condamné à ne plus les retrouver; je quittais mon oncle, et +sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques mois +avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte +pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de vivre +avec eux. + +Si l'on pouvait dire au temps: «Tout beau!» on l'arrêterait aux heures +des délices; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas; +allons-nous-en avant d'avoir vu fuir nos amis et ces années que le +{p.104} poète trouvait seules dignes de la vie: _Vitâ dignior ætas_. +Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un +objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des +mois riant à la terre; on le craint plutôt: les oiseaux, les fleurs, +une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée le soir +avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première +hirondelle, ces choses que donnent le besoin et le désir du bonheur, +vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne +sont plus pour vous: la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui +vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux +comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de +la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la +laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette +nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, +par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. +Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine +printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et +la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit +à la douloureuse mémoire de vos plaisirs. + +Le paquebot sur lequel je m'embarquai était encombré de familles +émigrées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon +frère au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai +trop à parler[92]. Un officier de marine jouait {p.105} aux échecs +dans la chambre du capitaine; il ne se remit pas mon visage, tant +j'étais changé; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas +vus depuis Brest; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui +racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, né +auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son +premier ami au milieu des vagues qu'il allait prendre à témoin de sa +glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte +des Vénitiens[93], apprend que son fils a été tué: _Qu'on le jette à +la mer_, dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit: +_Qu'on le jette à sa victoire_. Gesril ne sortit volontairement des +flots dans lesquels il s'était précipité que pour mieux leur montrer +sa _victoire_ sur leur rivage. + + [Note 92: François-Marie-Anne-Joseph Hingant de la + Tiemblais, fils de messire Hyacinthe-Louis Hingant, + seigneur de la Tiemblais et de Juigné-sur-Loire, et + de Jeanne-Émilie Chauvel, né à Dinan, paroisse de + Saint-Malo, le 9 août 1761. Il fut reçu conseiller + au parlement de Bretagne le 5 décembre 1782. Dévoué + à la cause royale, il aurait probablement partagé + le sort de vingt-deux membres de sa famille, + victimes de leur foi politique et religieuse, s'il + n'avait réussi à émigrer en Angleterre. Fort + instruit et très laborieux, il fournit, dit-on, des + matériaux à Chateaubriand pour son _Génie du + Christianisme_. Rentré en France, il consacra ses + loisirs à des travaux littéraires et scientifiques. + Outre deux savants Mémoires couronnés, en 1810 et + en 1822, par l'Académie de La Rochelle et par la + Société centrale d'agriculture du département de la + Seine-Inférieure, il publia, en 1826, une + intéressante nouvelle sous ce titre: _Le Capucin, + anecdote historique_. Le conseiller Hingant de la + Tiemblais est mort au Verger, en Plouer, le 16 août + 1827.] + + [Note 93: Lamba Doria, dans la guerre de Gênes + contre Venise, battit la flotte vénitienne, + commandée par l'amiral André Dandolo, devant l'île + Curzola, sur la côte de Dalmatie.] + +J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces _Mémoires_ le +certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc +qu'après mes {p.106} courses dans les bois de l'Amérique et dans les +camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre +où j'écris tout ceci en 1822 et où je suis aujourd'hui magnifique +ambassadeur. + + + + +{p.107} LIVRE VIII[94] + + [Note 94: Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à + septembre 1822. Il a été revu en décembre 1846.] + + Literary Fund. -- Grenier de Holborn. -- Dépérissement de ma + santé. -- Visite aux médecins. -- Émigrés à Londres. -- Peltier. + -- Travaux littéraires. -- Ma société avec Hingant. -- Nos + promenades. -- Une nuit dans l'église de Westminster. -- Détresse. + -- Secours imprévu. -- Logement sur un cimetière. -- Nouveaux + camarades d'infortune. -- Nos plaisirs. -- Mon cousin de la + Boüétardais. -- Fête somptueuse. -- Fin de mes quarante écus. -- + Nouvelle détresse. -- Table d'hôte. -- Évêques. -- Dîner à + London-Tavern. -- Manuscrits de Camden. -- Mes occupations dans la + province. -- Mort de mon frère. -- Malheurs de ma famille. -- Deux + Frances. -- Lettres de Hingant. -- Charlotte. -- Retour à Londres. + -- Rencontre extraordinaire. -- Défaut de mon caractère. -- + L'_Essai historique sur les révolutions_. -- Son effet. -- Lettre + de Lemierre, neveu du poète. -- Fontanes. -- Cléry. + + +Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de +lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa +réunion annuelle; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y +porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York[95] occupait le +fauteuil du président; à sa droite étaient le duc de {p.108} +Somerset, les lords Torrington et Bolton; il m'a fait placer à sa +gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le +ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop +honorable pour moi, que les journaux ont répété: «Quoique la personne +de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, +son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il +commença sa carrière par exposer les principes du christianisme; il +l'a continuée en défendant ceux de la monarchie, et maintenant il +vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux États par les liens +communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes.» + + [Note 95: Frédéric, duc d'York et d'Albany, + deuxième fils de George III, né en 1763, marié à la + princesse Frédérique de Prusse, dont il n'avait pas + d'enfants. Il avait exercé, sans aucun succès + d'ailleurs, plusieurs commandements militaires + importants. Il était, en 1822, _field-marshal_ et + commandant en chef de l'armée britannique.] + +Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait +à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt; il y a presque le +même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette +même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute +fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des +écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport +de nos souffrances qui nous a réunis ici? Que feraient au banquet des +Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de +France? C'est Georges Canning et François de Chateaubriand qui s'y +sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur +félicité passées; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers +pour un morceau de pain. + +Si le _Literary fund_ eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à +Londres, le 21 mai 1793, il aurait {p.109} peut-être payé la visite +du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La +Boüétardais[96], fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré +merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à +la vie d'un soldat; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma +poitrine s'entreprit; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment, +je respirais avec peine; j'avais des sueurs et des crachements de +sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en +médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à +leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait +prendre mon mal en patience, ajoutant: _T'is done, dear sir_: «C'est +fait, cher monsieur.» Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences +relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses +ordonnances, fut plus généreux: il m'assista gratuitement de ses +conseils; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, +que je {p.110} pourrais _durer_ quelques mois, peut-être une ou deux +années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. «Ne comptez pas sur +une longue carrière;» tel fut le résumé de ses consultations. + + [Note 96: Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de + la Boüétardais, fils de Marie-Antoine-Bénigne de + Bedée et de Mlle Ginguené. Il était né le 17 mars + 1758, en la paroisse de Pluduno. Marié, le 19 + juillet 1785, à Marie-Vincente de Francheville, + dame de Trélan, il fut reçu conseiller et + commissaire aux requêtes du Parlement de Bretagne + le 18 mai 1786. Après avoir perdu sa femme, qui + mourut à Rennes le 15 juin 1790, il émigra en + Angleterre et ne revint plus en France. Il mourut à + Londres, le 6 janvier 1809, laissant de son mariage + une fille unique, Marie-Antoinette de Bedée de la + Boüétardais, qui épousa à Dinan, le 14 mai 1810, M. + Henry-Marie de Boishamon. Mme de Boishamon mourut + au château de Monchoix le 22 janvier 1843; son mari + lui survécut jusqu'au 26 janvier 1846. De leur + union étaient nés deux fils: 1º M. Charles-Marie de + Boishamon, né en 1814, mort en 1885 au château de + Monchoix, marié, sans enfants; 2º + Henry-Augustin-Eloy de Boishamon, né en 1817, mort + en 1886, marié, avec enfants.] + +La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil +naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. +Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à +la tête de l'_Essai historique_[97], et cet autre passage de l'_Essai_ +même: «Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les +objets d'un oeil tranquille; l'air calme de la tombe se fait sentir au +voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées[98].» L'amertume des +réflexions répandues dans l'_Essai_ n'étonnera donc pas: c'est sous le +coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que j'ai +composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le +dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur +le monde. + + [Note 97: «D'ailleurs ma santé, dérangée par de + longs voyages, beaucoup de soucis, de veilles et + d'études, est si déplorable, que je crains de ne + pouvoir remplir immédiatement la promesse que j'ai + faite concernant les autres volumes de l'_Essai + historique_.»] + + [Note 98: _Essai historique_, livre premier, + première partie, introduction, p. 4 de la première + édition.] + +Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé? J'aurais +pu vivre ou mourir promptement de mon épée: on m'en interdisait +l'usage; que me restait-il? une plume? elle n'était ni connue, ni +éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en +moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, +suffiraient-ils pour {p.111} attirer l'attention du public? L'idée +d'écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées m'était venue; je +m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux +intérêts du jour; mais qui se chargerait de l'impression d'un +manuscrit sans prôneurs, et, pendant la composition de ce manuscrit, +qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la +terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu +de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien +loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait +supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à +Londres avaient tous des occupations: les uns s'étaient mis dans le +commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des +chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne +savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, +la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez +de la fortune; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on +ne lui redemandait pas. + + * * * * * + +[Illustration: CHARLOTTE.] + +Peltier[99], auteur du _Domine salcum fac regem_[100] et principal +rédacteur des _Actes des Apôtres_, continuait {p.112} à Londres son +entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices; mais il +était rongé d'une vermine {p.113} de petits défauts dont on ne +pouvait l'épurer: libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent +et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et +ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III, +correspondant diplomatique de M. le comte de _Limonade_, et buvant en +vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette +espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un +violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services en qualité de +Breton. Je lui parlai de mon plan de l'_Essai_; il l'approuva fort: +«Ce sera superbe!» s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son +imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de +la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente; lui, Peltier, +emboucherait la trompette dans son journal _l'Ambigu_, tandis qu'on +pourrait s'introduire dans _le Courrier français_ de Londres, dont la +rédaction passa bientôt à M. de Montlosier[101]. Peltier ne doutait de +rien: il parlait de {p.114} me faire donner la croix de Saint-Louis +pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, +escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et +rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et +me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une +chambre, au prix d'une guinée par mois. + + [Note 99: Jean Gabriel _Peltier_ (et non + _Pelletier_, comme on l'a imprimé jusqu'ici dans + toutes les éditions des _Mémoires_) était né le 21 + octobre 1765 à Gonnor, arrondissement de Beaupréau + (Maine-et-Loire). Il fut le principal rédacteur des + _Actes des Apôtres_. Après le 10 août, réfugié en + Angleterre, il publia, en deux volumes in-8{o}, le + _Dernier Tableau de Paris, ou Précis historique de + la révolution du 10 août et du 2 septembre, des + causes qui l'ont produite, des événements qui l'ont + précédée et des crimes qui l'ont suivie_. En 1793, + il fit paraître son _Histoire de la Restauration de + la Monarchie française, ou la Campagne de 1793, + publiée en forme de correspondance_. Désabusé, mais + non découragé par la retraite des Prussiens, il + continua de harceler la République dans son + _Tableau de l'Europe pendant 1794_ (deux volumes + in-8{o}). Comme il était avant tout polémiste, et + que le journal pouvait être entre ses mains une + arme plus puissante que le livre, il fonda à + Londres une feuille périodique intitulée _Paris_, + dont les 250 numéros parus de 1795 à 1802 ne + forment pas moins de trente-cinq volumes in-8{o}. + Ce vaste recueil renferme beaucoup de documents que + les journaux français du temps n'auraient pu ou + voulu accueillir. Il est à regretter qu'aucun des + historiens du Directoire et du Consulat n'ait cru + devoir y puiser. À la fin de 1802, il fit succéder + à son _Paris_ un nouveau recueil, l'_Ambigu_ ou + _Variétés littéraires et politiques_, publié les + 10, 20 et 30 de chaque mois. Interrompu seulement + pendant les trois premiers mois de 1815 et repris + pendant les Cent-Jours, pour s'arrêter seulement en + 1817, le second journal de Peltier comprend plus de + cent volumes. Les premiers numéros de l'_Ambigu_ + eurent le don d'irriter à ce point le Premier + Consul, alors en paix avec l'Angleterre, qu'il + réclama l'expulsion de Peltier, ou, à tout le + moins, son renvoi devant un jury anglais. Traduit + devant la cour du Banc du Roi, et défendu par sir + James Mackintosh, dont le plaidoyer est resté + célèbre, Peltier fut condamné, le 21 février 1803, + à une faible amende, peine dérisoire dans un + semblable débat. Une souscription, couverte + aussitôt qu'annoncée, convertit en triomphe la + défaite du journaliste. Le résultat le plus clair + de ce procès retentissant fut de rendre européen le + nom de Peltier. Marié à l'une des élèves les plus + distinguées de l'abbé Carron, il tenait à Londres + un grand train de maison et dépensait sans compter. + De là bientôt pour lui un grand état de gêne, si + bien qu'un jour il fut tout heureux et tout aise + d'être nommé par Christophe, le roi nègre d'Haïti, + son chargé d'affaires auprès du roi d'Angleterre. + Les plaisants dirent alors qu'il avait passé du + _blanc_ au _noir_. Le mot était joli, et Peltier + fut le premier à en rire, d'autant que son roi + nègre lui expédiait, en guise de traitement, force + balles de sucre et de café, dont la vente, évaluée + à deux cent mille francs par an, lui permit de + faire bonne figure jusqu'à la Restauration. Il vint + alors en France; mais comme il trouvait Louis XVIII + trop _libéral_ et n'avait pu se tenir de diriger + contre lui quelques épigrammes, il reçut un accueil + très froid et retourna à Londres. Là, une autre + déception l'attendait. Une de ses épigrammes contre + le roi de France, qui atteignait par ricochet le + roi d'Haïti, fut envoyée par l'abolitionniste + Wilberforce à Christophe, qui, dans son + mécontentement, retira au malheureux Peltier, avec + ses pouvoirs, son sucre et son café. Revenu + définitivement en France en 1820, il vécut encore + quelques années, pauvre, mais inébranlablement + fidèle, et mourut à Paris le 25 mars 1825.--Peltier + est une des plus curieuses figures de la période + révolutionnaire, et il mériterait les honneurs + d'une ample et copieuse biographie.] + + [Note 100: Une des premières brochures de Peltier, + publiée au mois d'octobre 1789, avait pour titre: + _Domine, salvum fac regem_. Peltier y dénonçait le + duc d'Orléans et Mirabeau comme les principaux + auteurs des journées des 5 et 6 octobre.] + + [Note 101: François-Dominique Reynaud, comte de + _Montlosier_ (1755-1838). Après avoir fait partie + de la Constituante, où il siégeait au côté droit, + il avait émigré à la fin de la session, avait fait + la campagne de 1792 à l'armée des princes, puis + était passé à Hambourg, d'où il vint à Londres en + 1794. Il devint alors le principal rédacteur, non + du _Courrier français_, mais du _Courrier de + Londres_, et fit la fortune de ce journal, qui + avait été fondé par l'abbé de Calonne. Sous le + Consulat, il voulut continuer à Paris la + publication de sa feuille, qui prit alors le titre + de _Courrier de Londres et de Paris_, mais elle + fut, après quelques numéros, supprimée par la + censure.--Nous retrouverons plus tard, au cours de + ces _Mémoires_, le comte de Montlosier.] + +J'étais en face de mon avenir doré; mais le présent, sur quelle +planche le traverser? Peltier me procura des traductions du latin et +de l'anglais; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à +l'_Essai historique_ dans lequel je faisais entrer une partie de mes +voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et +j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins +étalés sur les échoppes. + +Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié +avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en +secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près +de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les +matins, à dix heures, je déjeunais avec lui; nous parlions de +politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti +de mon édifice de nuit, {p.115} l'_Essai_; puis je retournais à mon +oeuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à +un schelling par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux +champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions +tous deux à rêvasser. + +Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington +me plaisait; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie +qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le +contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et +de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes +Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver +autrefois ma sylphide, lorsque après l'avoir parée de toutes mes +folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à +laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un +monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard +sur l'étranger assis au pied d'un pin? Quelque belle femme avait-elle +deviné l'invisible présence de René? + +À Westminster, autre passe-temps: dans ce labyrinthe de tombeaux, je +pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi +ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies! Puis se +montraient les sépulcres des monarques: Cromwel n'y était plus, et +Charles Ier n'y était pas. Les cendres d'un traître, Robert d'Artois, +reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La +destinée de Charles Ier venait de s'étendre sur Louis XVI; chaque jour +le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient +déjà creusées. + +Les chants des maîtres de chapelle et les causeries {p.116} des +étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes +visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne +vivaient plus le schelling qui m'était nécessaire pour vivre. Mais +alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je +m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que +le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des +fumées de la Cité. + +Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler au jour tombé +l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette +architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment +de la _vastité sombre des églises chrestiennes_ (Montaigne), j'errais +à pas lents et je m'anuitai: on ferma les portes. J'essayai de trouver +une issue; j'appelai l'_usher_, je heurtai aux _gates_: tout ce bruit, +épandu et délayé dans le silence, se perdit; il fallut me résigner à +coucher avec les défunts. + +Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du +mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la +chapelle des Chevaliers et de Henri VII. À l'entrée de ces escaliers, +de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur, +vis-à-vis d'une mort de marbre armée de sa faux, m'offrit son abri. Le +pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche: à l'exemple +de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement. + +J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel +amas de grandeurs renfermé sous ces dômes! Qu'en reste-t-il? Les +afflictions ne sont pas {p.117} moins vaines que les félicités; +l'infortunée Jane Grey n'est pas différente de l'heureuse Alix de +Salisbury; son squelette est seulement moins horrible, parce qu'il est +sans tête; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de +ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du +camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette +salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi +profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs +contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être +plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir +été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs? Oh! la +vie n'est pas tout cela! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons +pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas: le +temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière +entre notre oeil et la lumière. + +Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux +impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir +était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de +Combourg, lorsque j'écoutais le vent: un souffle et une ombre sont de +nature pareille. + +Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées +aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis +d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires +gothiques les événements passés et les années qui furent: l'édifice +entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés. + +{p.118} J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge; le marteau +qui se soulevait et retombait sur l'airain était le seul être vivant +avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du +_watchman_, voilà tout: ces bruits lointains de la terre me +parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise +et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y +répandirent de secondes ténèbres. + +Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus +éteintes: je regardais fixement croître la lumière progressive; +émanait-elle des deux fils d'Édouard IV, assassinés par leur oncle? +«Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés +ensemble; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs +comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur +une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent +l'une l'autre.» Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes; +mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant +une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille: +c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un +baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout +épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui +contai mon aventure; elle me dit qu'elle était venue remplir les +fonctions de son père malade: nous ne parlâmes pas du baiser. + + * * * * * + +J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous +enfermer à Westminster; mais nos {p.119} misères nous appelaient chez +les morts d'une manière moins poétique. + +Mes fonds s'épuisaient: Baylis et Deboffe s'étaient hasardés, +moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer +l'impression de l'_Essai_; là finissait leur générosité, et rien +n'était plus naturel; je m'étonne même de leur hardiesse. Les +traductions ne venaient plus; Peltier, homme de plaisir, s'ennuyait +d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, +s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire +une bonne oeuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi +s'amoindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possédions que +soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un +vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par +tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin, +à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes +le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son +esprit battait la campagne; il prêtait l'oreille, et avait l'air +d'écouter quelqu'un; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des +larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle +du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait +fait du bruit la nuit; il se fâchait si je lui niais ses imaginations. +L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances. + +Elles étaient grandes pourtant: cette diète rigoureuse, jointe au +travail, échauffait ma poitrine malade; je commençais à avoir de la +peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des +{p.120} nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçut pas de ma détresse. +Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le +garder pour faire semblant de déjeuner. + +Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous; que nous +nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière; +que nous n'y mettrions point de thé; que nous ne mangerions pas le +pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites +miettes de sucre restées au fond du sucrier. + +Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais +brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que +je trempais dans de l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand +je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était +horrible. Par une rude soirée d'hiver je restai deux heures planté +devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des +yeux tout ce que je voyais: j'aurais mangé, non seulement les +comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles. + +Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez +Hingant; je heurte à la porte, elle était fermée; j'appelle; Hingant +est quelque temps sans répondre; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait +d'un air égaré; sa redingote était boutonnée; il s'assit devant la +table à thé: «Notre déjeuner va venir,» me dit-il d'une voix +extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise; je +déboutonne brusquement sa redingote: il s'était donné un coup de canif +profond de deux pouces dans le bout du sein {p.121} gauche. Je criai +au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était +dangereuse[102]. + + [Note 102: «M. de Chateaubriand m'a montré la + maison où se passa ce triste drame d'un suicide + ébauché: «Là, me dit-il, mon ami a voulu se tuer, + et j'ai failli mourir de faim.» Puis il me faisait + remarquer en souriant son lourd et brillant costume + d'ambassadeur, car nous allions à Carlton-House, + chez le roi.» (_Chateaubriand et son temps_, par le + comte de Marcellus, p. 99).] + +Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller +au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que +le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que +je n'avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux +émigrés: j'écrivis à M. de Barentin[103] et lui révélai la situation +de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la +campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir +quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée; il me +sembla voir tout l'or du Pérou: le denier des prisonniers de France +nourrit le Français exilé. + + [Note 103: Charles-Louis-François de Barentin + (1739-1819). Ce fut lui qui, comme garde des + sceaux, ouvrit les États-Généraux le 5 mai 1789. + Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet, + comme ennemi du peuple, il émigra et ne revint en + France qu'après le 18 brumaire.] + +Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais +plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie +de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par +mois; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés +indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en +avait d'autres, plus nécessiteux {p.122} encore. Il est des degrés +entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme +qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans +ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux +appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble +de la prospérité); ils m'installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street, +dans un _garret_ dont la lucarne donnait sur un cimetière: chaque nuit +la crécelle du _watchman_ m'annonçait que l'on venait de voler des +cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de +danger. + +Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et +à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de +Rome; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. +Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit +consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de +draps; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma +couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle +restait comme Dieu me l'avait retournée. + +Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d'un taudis +irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez +moi un abri contre le constable; un vicaire bas breton lui prêta un +lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au +parlement de Bretagne; il ne possédait pas un mouchoir pour +s'envelopper la tête; mais il avait déserté avec armes et bagages, +c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et +il couchait {p.123} _sous_ la pourpre à mes cotés. Facétieux, bon +musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il +s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et +chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que +trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l'_Hymne à +Vénus_ de Métastase: _Scendi propizia_, il fut frappé d'un vent +coulis; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, +car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils +dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous +occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos +tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux +faits. + + * * * * * + +Ceux qui lisent cette partie de mes _Mémoires_ ne se sont pas aperçus +que je les ai interrompus deux fois: une fois, pour offrir un grand +dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre; une autre fois, pour +donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à +Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs[104]. +Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, +les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement +décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et +de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en +mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de +brillantes voitures. {p.124} Collinet et la musique d'Almack's +enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances +rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité +ministérielles avait fait trêve: lady Canning causait avec lord +Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a +fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne +savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre, +lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière +pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du +naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les +plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré, +dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité +à ces leçons: la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un +hochet d'enfant. + + [Note 104: Douze mille francs seulement, d'après + son secrétaire, M. de Marcellus, qui tenait les + comptes de l'ambassade; mais on sait de reste, que + Chateaubriand ne comprit jamais rien aux chiffres + de ménage.--Voir _Chateaubriand et son temps_, p. + 99.] + +J'étais l'homme aux quarante écus; mais le niveau des fortunes n'étant +pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien +ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter +sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double +fléau de la _chouannerie_ et de la Terreur. Je ne voyais plus devant +moi que l'hôpital ou la Tamise. + +Des domestiques d'émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus +nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs +maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes! +Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait! Toutes les victoires +de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard +on doutait d'une restauration {p.125} immédiate, on était déclaré +Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se +promenaient au printemps dans le parc Saint-James: «Monseigneur, +disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de +juin?--Mais, monseigneur, répondait l'autre après avoir mûrement +réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient.» + +L'homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans +mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société +d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk, et +qu'on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits +français du XIIe siècle, de la collection de Camden[105]. Le _parson_, +ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, c'était à +lui qu'il se fallait adresser. «Voilà votre affaire, me dit Peltier, +partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses; vous continuerez à +envoyer de la copie de l'_Essai_ à Baylis; je forcerai ce pleutre à +reprendre son impression; vous reviendrez à Londres avec deux cents +guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère!» + + [Note 105: William _Camden_ (1551-1623), surnommé + le _Pausanias_ et le _Strabon anglais_. Il avait + rassemblé un nombre considérable de manuscrits du + moyen âge, qui composent ce qu'on appelle encore + aujourd'hui la _Collection Camden_.] + +Je voulus balbutier quelques objections: «Eh! que diable, s'écria mon +homme, comptez-vous rester dans ce _palais_ où j'ai déjà un froid +horrible? Si Rivarol, Champcenetz[106], Mirabeau-Tonneau et moi avions +eu {p.126} la bouche en coeur, nous aurions fait de belle besogne +dans les _Actes des Apôtres_! Savez-vous que cette histoire de Hingant +fait un boucan d'enfer? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim +tous deux? Ah! ah! ah! pouf!... Ah! ah!...» Peltier, plié en deux, se +tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent +exemplaires de son journal aux colonies; il en avait reçu le payement +et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force, +avec La Boüétardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se +trouvèrent sous sa main, dîner à _London-Tavern_. Il nous fît boire du +vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. +«Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi +la gueule de travers?» La Boüétardais, moitié choqué, moitié content, +expliquait la chose de son mieux; il racontait qu'il avait été tout à +coup saisi en chantant ces deux mots: _O bella Venere!_ Mon pauvre +paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa +_bella Venere_, que Peltier se renversa d'un fou rire et pensa +culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds. + + [Note 106: Le chevalier de _Champcenetz_ + (1759-1794) fut le principal rédacteur des _Actes + des Apôtres_. Il écrivit aussi dans le _Petit + Journal de la Cour et de la Ville_, et, de concert + avec Rivarol, publia en 1790 le _Petit Almanach des + grands hommes de la Révolution_. Ayant quitté Paris + après le 10 août, il eut l'imprudence d'y revenir, + fut arrêté et traduit, le 23 juillet 1794, devant + le tribunal révolutionnaire. Quand le président eut + prononcé sa condamnation à mort, il se leva, et, le + sourire aux lèvres: «Citoyen président, dit-il, + est-ce ici comme dans la garde nationale, et + peut-on se faire remplacer?»] + +À la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon +autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de +trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de +Peltier, je partis pour Beccles avec quelque argent que {p.127} me +prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l'_Essai_. Je changeai +mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de _Combourg_ +qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les +plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai +au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la +librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du +premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les _gentlemen_ du +canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui +donnaient des leçons de français dans le voisinage. + + * * * * * + +Je repris des forces; les courses que je faisais à cheval me rendirent +un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais +charmante; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg +était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier +adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le +commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient +charmées de rencontrer un Français pour parler français. + +Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me +firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma +douleur), augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les +feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes; celle de +sa fille, madame la présidente de Rosambo; celle de sa petite-fille, +madame la comtesse de Chateaubriand; et celle de son petit-gendre, le +comte de Chateaubriand, mon frère, immolés ensemble, le même jour, à +la même heure, au même {p.128} échafaud[107]. M. de Malesherbes était +l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais; mon alliance +de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de +mes hôtes. + + [Note 107: Le 3 floréal an II (22 avril 1794).] + +Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de +mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une +charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne +dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle +avait tant aimé. Ma femme et ma soeur Lucile, dans les cachots de +Rennes, attendaient leur sentence; il avait été question de les +enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'État: on accusait +leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que nos +chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés +dans leur patrie? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances +de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la +persécution de nos proches! + +Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-soeur fut ramassé +dans le ruisseau de la rue Cassette; on me l'apporta; il était brisé; +les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient enlacés +l'un à l'autre; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. Comment +cette bague s'était-elle retrouvée? Dans quel lieu et quand avait-elle +été perdue? La victime, emprisonnée au Luxembourg, avait-elle passé +par la rue Cassette en allant au supplice? Avait-elle laissé tomber la +bague du haut du tombereau? Cette bague avait-elle été arrachée de son +doigt après l'exécution? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole qui, +par sa brisure et {p.129} son inscription, me rappelait de si +cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal +s'attachait à cet anneau que ma belle-soeur semblait m'envoyer du +séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis à +son fils; puisse-t-il ne pas lui porter malheur! + + Cher orphelin, image de ta mère, + Au ciel pour toi, je demande ici-bas, + Les jours heureux retranchés à ton père + Et les enfants que ton oncle n'a pas[108]. + + [Note 108: Voir, au tome I, l'_Appendice_ nº III: + _Le comte Louis de Chateaubriand_.] + +Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que +j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié. + +Un autre monument m'est resté de ces malheurs: voici ce que m'écrit M. +de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a +trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et +sa famille à l'échafaud: + + «Monsieur le vicomte, + +«Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup +souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus +douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous +offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, +m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort +par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes +les {p.130} fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête +l'illustration et la vertu. + +«Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop +mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle +de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour +vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à +vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai +doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de +vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration +sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps, et avec lesquels je +suis, monsieur le vicomte, + +«Votre très-humble et très-obéissant serviteur, + + «A. de CONTENCIN.» + Hôtel de la préfecture de la Seine. + Paris, le 28 mars 1835. + +Voici ma réponse à cette lettre: + +«J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du +procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas +trouvé _l'ordre_ que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant +d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été +présentés à Fouquier au tribunal de Dieu: il lui aura bien fallu +reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur +lesquels on écrit des volumes d'admiration! Au surplus, j'envie mon +frère: depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je +vous remercie infiniment, monsieur, de l'estime que vous voulez bien +me témoigner {p.131} dans votre belle et noble lettre, et vous prie +d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle +j'ai l'honneur d'être, etc.» + +Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la +légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis: des noms sont mal +orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui +auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient +point les bourreaux; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort: +_à cinq heures précises_. Voici la pièce authentique, je la copie +fidèlement: + + EXÉCUTEUR DES JUGEMENTS CRIMINELS + + TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE + +«L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la +maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le +jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell, +Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et +sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la +femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart), +et Parmentier;--14, à la peine de mort. L'exécution aura lieu +aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de +cette ville. + + «L'accusateur public, + «H.-Q. FOUQUIER.» + +Fait au Tribunal, le 3 floréal, l'an II de la République française. + + Deux voitures. + + +{p.132} Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère; mais elle fut +oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva: +«Que fais-tu là, citoyenne? lui dit-il; qui es-tu? pourquoi restes-tu +ici?» Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait +point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir +dans la prison ou ailleurs. «Mais tu as peut-être d'autres enfants?» +répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes soeurs détenues +à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l'on +contraignit ma mère de sortir. + +Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau +de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de +peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses +peines de la diversité des climats et de la différence des moeurs des +peuples. + +En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses +d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense; +et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout +sexe, une idée fixe conservée; la vieille France voyageuse avec ses +préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Église de Dieu errante sur +la terre avec ses vertus et ses martyrs. + +En dedans de la France, tout s'opérant par masse: Barère annonçant des +meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres +étrangères; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du +Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées; nos +flottes abîmées dans les flots; le peuple déterrant les monarques à +Saint-Denis et jetant la poussière des {p.133} rois morts au visage +des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de +ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son +propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du +glaive du bourreau et de l'épée du soldat. + +Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami +Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort +remarquables: il m'écrivait au mois de septembre 1795: «Votre lettre +du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai +montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la +lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le +jour que J.-J. Rousseau vint pleurer dans sa prison, à Vincennes: +_Voyez comme mes amis m'aiment_. Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une +de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps +et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette +fièvre des extraits du _Phédon_ et du _Timée_. Ces livres-là donnent +appétit de mourir, et je disais comme Caton: + + It must be so, Plato; thou reason' st well! + +Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un +voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup +d'objets nouveaux dans le _monde des esprits_ (comme l'appelle +Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des +dangers du voyage.» + + * * * * * + +À quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, +demeurait un ministre anglais, le {p.134} révérend M. Ives, grand +helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, +charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, +âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que +partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on +restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu +l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des +miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour +lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui +madame Pasta[109]. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil +communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais +miss Ives en silence. + + [Note 109: Madame _Pasta_ (1798-1865) était, en + 1822, dans tout l'éclat de son talent et de son + succès. Aussi remarquable comme comédienne et comme + tragédienne que comme cantatrice proprement dite, + elle n'a eu d'égale en ce siècle, sur la scène + lyrique, que madame Malibran.] + +La musique finie, la _young lady_ me questionnait sur la France, sur +la littérature; elle me demandait des plans d'études; elle désirait +particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui +donner quelques notes sur la _Divina Commedia_ et la _Gerusalemme_. +Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de +l'âme: j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le +gant de miss Ives; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire +quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus +chaste et plus mâle, Dante. + +Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les +liaisons qui ne se forment qu'au {p.135} milieu de votre carrière, il +entre quelque mélancolie; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, +les souvenirs de la personne qu'on aime ne se trouvent point mêlés à +la partie des jours où l'on respira sans la connaître: ces jours, qui +appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme +retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge, les +inconvénients augmentent: le plus vieux a commencé la vie avant que le +plus jeune fût au monde; le plus jeune est destiné à demeurer seul à +son tour: l'un a marché dans une solitude en deçà d'un berceau, +l'autre traversera une solitude au delà d'une tombe; le passé fut un +désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est +difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, +beauté, temps opportun, harmonie de coeur, de goût, de caractère, de +grâces et d'années. + +Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. +C'était l'hiver; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la +réalité. Miss Ives devenait plus réservée; elle cessa de m'apporter +des fleurs; elle ne voulut plus chanter. + +Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein +de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir: il ne manque à +l'amour que la durée pour être à la fois l'Éden avant la chute et +l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse +demeure, que le coeur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le +ciel. L'amour est si bien la félicité souveraine qu'il est poursuivi +de la chimère d'être toujours; il ne veut prononcer que des serments +irrévocables; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser {p.136} +ses douleurs; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au +séjour incorruptible; son espérance est de ne cesser jamais; dans sa +double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se +perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations +intarissables. + +Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me +retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner +fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en +emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives: elle était dans +un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches +d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je +n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait; +elle-même séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment +qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort +l'obstacle qui lui ôtait la parole: «Monsieur, me dit-elle en anglais, +vous avez vu ma confusion: je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il +est impossible de tromper une mère; ma fille a certainement conçu de +l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés; +vous nous convenez sous tous les rapports; nous croyons que vous +rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez +de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait donc vous +rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec +nous.» + +De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus +sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je +couvris ses mains de {p.137} mes baisers et de mes larmes. Elle +croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de +joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette; elle +appela son mari et sa fille: «Arrêtez! m'écriai-je; je suis marié!» +Elle tomba évanouie. + +Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. +J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir +écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé +de copie. + +Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est +resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est +la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une +affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans +beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante +pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour +me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et +cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait +privé; qu'apportais-je en compensation de tout cela? Aucune illusion +ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi; je devais +croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un +attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à +l'intérêt dont j'ai pu être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu +démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la +parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou +politiques, n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des +empressements. + +Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre: +enseveli dans un comté de la {p.138} Grande-Bretagne, je serais +devenu un _gentleman_ chasseur: pas une seule ligne ne serait tombée +de ma plume; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, +et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon +pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition? Si je pouvais mettre à +part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des +jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. +L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, +que m'eût fait tout cela? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier +des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un +talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma +vie? Dépasserai-je ma tombe? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la +transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute +autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre? Ne serai-je pas un +homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles? Mes +idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la +dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies? Mon ombre +pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante: «_Poeta fui e +cantai_: Je fus poète, et je chantai[110]?» + + [Note 110: _Inferno_, ch. I.] + + * * * * * + +Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos: j'avais fui devant ma +destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû +être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects, +de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu +qu'elle avait accueilli, {p.139} auquel elle avait offert de nouveaux +foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui +tenaient des moeurs patriarcales! Je me représentais le chagrin de +Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait +m'adresser: car enfin j'avais mis de la complaisance à m'abandonner à +une inclination dont je connaissais l'insurmontable illégitimité. +Était-ce donc une séduction que j'avais vainement tentée, sans me +rendre compte de cette blâmable conduite? Mais en m'arrêtant, comme je +le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par dessus l'obstacle +pour me livrer à un penchant flétri d'avance par ma conduite, je +n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction dans le regret ou +la douleur. + +De ces amères réflexions, je me laissais aller à d'autres sentiments +non moins remplis d'amertume: je maudissais mon mariage qui, selon les +fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté +hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en +raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces +notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec +miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus +indépendante. + +Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément +triste: l'image de Charlotte; cette image finissait par dominer mes +révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à +Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me +cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la +suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, +pour offrir à cette {p.140} femme, à travers le ciel, l'inexprimable +ardeur de mes voeux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière +de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un +ministre dans ce temple: + +«Ô Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez +dans leurs coeurs une sincère amitié. Regardez d'un oeil favorable +votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, +qu'elle obtienne une heureuse fécondité; faites, Seigneur, que ces +époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la +troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une +heureuse vieillesse.» + +Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues +lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais +reçus d'elle, me servaient de talisman; attachée à mes pas par ma +pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, +par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés; elle +était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même +que le sang passe par le coeur; elle me dégoûtait de tout, car j'en +faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion +vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de +l'âme et qui gâterait le pain des anges. + +Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais +échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire: je voyais le +sourire de l'épouse qui m'avait été destinée; je touchais +respectueusement ses cheveux noirs; je pressais ses beaux bras contre +ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis {p.141} que j'aurais portée à +mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux +blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa présence, +comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas. + +Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que +jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de +Charlotte. À la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une +bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les +plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout +ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux +préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur +ma main, je regardais les sites dédaignés; quand leur impression +pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir: +j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la +vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol. + +À Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, +je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait: mes anciens +camarades me soupçonnaient atteint de folie. + + * * * * * + +Qu'arriva-t-il à Bungay après mon départ? Qu'est devenue cette famille +où j'avais apporté la joie et le deuil? + +Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de +Georges IV, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à +Londres en 1795. + +Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé {p.142} +d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet +intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre +midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une +dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, +dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser +monter cette dame. + +J'étais dans mon cabinet; on a annoncé lady Sulton; j'ai vu entrer une +femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil: +l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé +vers l'étrangère; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher. +Elle m'a dit d'une voix altérée: «_Mylord, do you remember me_? Me +reconnaissez-vous?» Oui, j'ai reconnu miss Ives! les années qui +avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je +l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses +côtés. Je ne lui pouvais parler; mes yeux étaient pleins de larmes; je +la regardais en silence à travers ces larmes; je sentais que je +l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui +dire à mon tour: «Et vous, madame, me reconnaissez-vous?» Elle a levé +les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m'a +adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa +main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit: «Je +suis en deuil de ma mère; mon père est mort depuis plusieurs années. +Voilà mes enfants.» À ces derniers mots, elle a retiré sa main et +s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son +mouchoir. + +{p.143} Bientôt elle a repris: «Mylord, je vous parle à présent dans +la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse: +excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai +trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai +pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de +revenir.» Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la +reconduire à sa voiture Elle tremblait, et je serrai sa main contre +mon coeur. + +Je me rendis le lendemain chez lady Sulton; je la trouvai seule. Alors +commença entre nous la série de ces _vous souvient-il_, qui font +renaître toute une vie. À chaque _vous souvient-il_, nous nous +regardions; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du +temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et +l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte: «Comment votre +mère vous apprit-elle...?» Charlotte rougit et m'interrompit vivement: +«Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux +enfants de l'amiral Sulton: l'aîné désirerait passer à Bombay. M. +Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami; il pourrait +emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et +j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant.» Elle +appuya sur ces derniers mots. + +«Ah! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous? Quel +bouleversement de destinées! Vous qui avez reçu à la table +hospitalière de votre père un pauvre banni; vous qui n'avez point +dédaigné ses souffrances; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever +jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa +protection dans votre pays! Je verrai {p.144} M. Canning; votre fils, +quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela dépend +de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait ma +fortune nouvelle? Comment me voyez-vous aujourd'hui? Ce mot de +_mylord_ que vous employez me semble bien dur.» + +Charlotte répliqua: «Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. +Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était +toujours le titre de _mylord_ que je vous donnais; il me semblait que +vous le deviez porter: n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, _my +lord and master_, mon seigneur et maître?» Cette gracieuse femme avait +quelque chose de l'Ève de Milton, en prononçant ces paroles: elle +n'était point née du sein d'un autre femme; sa beauté portait +l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie. + +Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry; ils me firent des +difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en +France; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis +compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois: à ma +quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay. +Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore +du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de +la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. «Quand je +vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom; +maintenant, qui l'ignore? Savez-vous que je possède un ouvrage et +plusieurs lettres, écrits de votre main? Les voilà.» Et elle me remit +un paquet. «Ne vous {p.145} offensez pas si je ne veux rien garder de +vous,» et elle se prit à pleurer. «_Farewell! farewell!_ me dit-elle, +souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne +viendrez pas me chercher à Bungay.--J'irai, m'écriai-je; j'irai vous +porter le brevet de votre fils.» Elle secoua la tête d'un air de +doute, et se retira. + +Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne +contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études, +avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré +trouver une lettre de Charlotte; il n'y en avait point; mais j'aperçus +aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et +latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient +qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges. + +Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me +semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où +je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure +pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les +tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence: des passions se sont +interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une +femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour +resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des +tristesses; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien! si j'avais +serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge +et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de +douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après +m'avoir été offertes. + +{p.146} Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme +le premier de cette espèce entré dans mon coeur; il n'était cependant +point sympathique à ma nature orageuse; elle l'aurait corrompu; elle +m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. +C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin d'outre-mer, +ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que les folles +idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et faisaient de moi +l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu'il en soit, la +chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme +quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord une nuée de +fantômes: ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans +l'abîme; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses +apparitions. + + * * * * * + +Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus +complètement pour l'_Essai sur les Révolutions_, et il m'importait de +les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. +Mais d'où m'était venu mon dernier malheur? de mon obstination au +silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère. + +En aucun temps il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de +retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me +touche. + +Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la +plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de +vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne +sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens {p.147} jamais les +passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes +idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de +l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. +Sincère et véridique, je manque d'ouverture de coeur: mon âme tend +incessamment à se fermer; je ne dis point une chose entière et je n'ai +laissé passer ma vie complète que dans ces _Mémoires_. Si j'essaye de +commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante; au bout +de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me +tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de +tout: la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de +l'esprit français; la moquerie et la calomnie, le résultat certain +d'une confidence. + +Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée? d'être devenu, parce que +j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun +rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en +croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de +leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de +gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition, et je n'en ai aucune. +Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du +sentimental: ma perception distincte et rapide traverse vite le fait +et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner, +d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus +hauts événements, me déjoue moi-même; le côté petit et ridicule des +objets m'apparaît tout d'abord; de grands génies et de grandes choses, +il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, {p.148} admiratif +pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon +mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des +masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais +excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence +intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes; dans +l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux +et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la +fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de +plus glacé; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de +mon père. + +Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont +principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop +légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est +pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par +hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements +dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout +m'étant égal, je n'insistais pas; un _comme vous voudrez_ m'a toujours +débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir +une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son +gîte: là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin +d'herbe qui s'incline. + +Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant +qu'involontaire: si elle n'est pas une fausseté, elle en a +l'apparence; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus +heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, +plus communicatives {p.149} que la mienne. Souvent elle m'a nui dans +les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu +souffrir les explications, les raccommodements par protestation et +éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails +et apologie. + +Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me +fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise +de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne +prévoyant pas où mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme +d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été +atteint de cet odieux travers d'esprit, toute méprise devenant +impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus +généreuse hospitalité; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne +m'excusait pas: un mal réel n'en avait pas moins été fait. + +Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproche +que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était +venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives +moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que +je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes +études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand +je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image +adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île +de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans un pompe +extraordinaire, son globe s'ouvrit et il en sortit une brillante +créature qui dit aux Ceylanais: «Je {p.150} viens régner sur vous.» +Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi. + +Abandonnons-les, ces souvenirs; les souvenirs vieillissent et +s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler +sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma +jeunesse, vous fuyez avec vos charmes! Je viens de revoir Charlotte, +il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue? Douce lueur du +passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil +depuis longtemps est couché! + + * * * * * + +On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une +montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre: il +serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné +de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le +voyageur monte toujours et ne descend plus; il voit mieux alors +l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à +l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie: il regarde avec +regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est +à la publication de l'_Essai historique_ que je dois marquer le +premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la +première partie du grand travail que je m'étais tracé; j'en écrivis le +dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un +rêve évanoui: _In somnis venit, imago conjugis_[111]. Imprimé chez +Baylis, l'_Essai_ parut chez Deboffe en 1797[112]. Cette date est +celle {p.151} d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments +où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit qu'elle +obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que nous +devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu'un +fleuve qui change son cours par une subite inflexion. + + [Note 111: + + Ipsa sed in somnis inhumati venit imago. + Conjugis. (Virgile, _Énéide_, 1, 357.)] + + [Note 112: Chateaubriand avait commencé à écrire + l'_Essai_ en 1794; l'ouvrage fut imprimé à Londres + en 1796, et mis en vente dans les premiers mois de + 1797; il formait un seul volume de 681 pages, grand + in-8{o}, sans compter l'avis, la notice, la table + des chapitres et l'errata. En voici le titre exact: + _Essai historique, politique et moral sur les + Révolutions anciennes et modernes, considérées dans + leurs rapports avec la Révolution française.--Dédié + à tous les partis_.--Avec cette épigraphe: _Experti + invicem sumus ego et fortuna_. TACITE. Et plus bas: + _À Londres_: Se trouve chez J. DEBOFFE, + Gerrard-Street; J. DEBRETT, Piccadilly; Mme LOWES, + Pall-Mall; A. DULAU et Co, Wardour-Street; BOOSEY, + Broad-Street; et J.-F. FAUCHE, à _Hambourg_.--Le + livre parut sans nom d'auteur.] + +L'_Essai_ offre le compendium de mon existence, comme poète, +moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du +moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va sans +dire: nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous +avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races +futures; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, +nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la +tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, +qu'elles ne se fondront pas comme les _paroles gelées_ de Rabelais. + +L'_Essai_ devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul +volume publié est déjà une assez grande investigation; j'en avais la +suite en manuscrit; puis venaient, auprès des recherches et +annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les +_Natchez_, etc. {p.152} Je comprends à peine aujourd'hui comment j'ai +pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une vie +active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à +l'ouvrage explique cette fécondité: dans ma jeunesse, j'ai souvent +écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis, +raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait +perdre de cette faculté d'application: aujourd'hui mes correspondances +diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires, +sont entièrement de ma main. + +L'_Essai_ fit du bruit dans l'émigration: il était en contradiction +avec les sentiments de mes compagnons d'infortune; mon indépendance +dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les +hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées +différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti: j'ai mené les +vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de +la liberté de la presse, qu'ils détestaient: j'ai rallié les libéraux +au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont +en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par +amour-propre, à ma personne: les _Revues_ anglaises ayant parlé de moi +avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des _fidèles_. + +J'avais adressé des exemplaires de l'_Essai_ à La Harpe, Ginguené et +de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des +poésies de Gray, m'écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon +_Essai_ avait le plus grand succès. Il est certain que si l'_Essai_ +fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié: {p.153} une +ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire. + +Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à +Londres. Je fis mon chemin de rue en rue; je quittai d'abord +Holborn-Tottenham-Courtroad, et m'avançai jusque sur la route +d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, +veuve irlandaise, mère d'une très-jolie fille de quatorze ans et +aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, +nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes +blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir. + +Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles +j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a +peint cette scène dans _Corinne_ chez lady Edgermond: «Ma chère, +croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le +thé:--Ma chère, je crois que ce serait trop tôt[113].» + + [Note 113: _Corinne_, livre XIV, chapitre I.] + +Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie +Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard +quelque blessure, car elle me disait: _You carry your heart in a +sling_ (vous portez votre coeur en écharpe). Je portais mon coeur je +ne sais comment. + +Madame O'Larry partit pour Dublin; alors m'éloignant derechef du +canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de +logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de +l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la +Martinique. + +{p.154} Peltier m'était revenu; il s'était marié à la venvole; +toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de +ses voisins plus que leur personne. + +Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où +j'avais des rapports de famille: Christian de Lamoignon[114], blessé +grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon +collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à +madame Lindsay, attachée à Auguste de {p.155} Lamoignon, son +frère[115]: le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à +Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue. + + [Note 114: Anne-Pierre-Christian, vicomte de + _Lamoignon_, né à Paris le 15 juin 1770, troisième + fils de Chrétien-François de Lamoignon, marquis de + Basville, ancien garde des sceaux, et de + Marie-Élisabeth Berryer, fille de Nicolas-René + Berryer, secrétaire d'État et garde des sceaux. En + 1788, il embrassa la carrière des armes; pendant + l'émigration, il servit à l'armée des princes comme + garde du corps et fit partie de l'expédition de + Quiberon. À cette dernière affaire, atteint à la + jambe d'un coup de feu qui l'avait étendu sur le + sable, il ne dut la vie qu'à son frère Charles. + Celui-ci le prit sur ses épaules, le porta dans une + chaloupe et, s'arrachant aux bras qui voulaient le + retenir: «Mon régiment, dit-il, doit se battre + encore, je vais le rejoindre.» Fait prisonnier + quelques heures après, Charles de Lamoignon fut + fusillé le 2 août 1795. Ramené en Angleterre, le + vicomte Christian souffrit longtemps de ses + blessures, s'adonna aux lettres et se lia très + étroitement avec Chateaubriand. De retour en France + sous le consulat et devenu l'époux de Mlle Molé de + Champlâtreux, il alla demeurer à Méry-sur-Oise, + dans le château du président Molé, et le fit + réparer d'après le goût du pays où il avait vécu si + longtemps comme émigré. Louis XVIII le nomma pair + de France, le 17 août 1815. Il avait un vrai talent + d'écrivain, dont témoignent ses rapports à la + Chambre haute. Celui qu'il fit, en 1816, sur le + projet de loi portant abolition du divorce est + particulièrement remarquable. Sa blessure de + Quiberon s'étant rouverte dans ses dernières + années, force lui fut de se confiner chez lui; + fidèle jusqu'au bout à ses devoirs, il se faisait + porter au Luxembourg toutes les fois qu'il y + croyait sa présence nécessaire. Il est mort, à + Paris, le 21 mars 1827.] + + [Note 115: René-Chrétien-Auguste, marquis de + _Lamoignon_, frère aîné de Christian, né à Paris, + le 19 juin 1765. Il fut nommé conseiller au + Parlement de Paris en 1787, émigra en Angleterre + et, rentré en France sous le Consulat, se fixa dans + ses terres de Saint-Ciers-la-Lande (Gironde). Sous + la Restauration, les plus belles promesses ne + purent le décider à venir à Paris. Louis-Philippe + le nomma pair de France, le 11 octobre 1832, mais + il continua de résider presque toujours à + Saint-Ciers-la-Lande, où il mourut sans postérité, + le 7 avril 1845.] + +Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit sec, d'une humeur un +peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la +noblesse d'âme et de l'élévation de caractère: les émigrés de mérite +passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille +monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la +déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers, +de bracelets, de pendants d'oreilles, qu'on exhume en Étrurie. Je +rencontrai à ce rendez-vous M. Malouet[116] et madame du {p.156} +Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le +chevalier de Panat[117]. Ce dernier avait une réputation méritée +d'esprit, de malpropreté et de gourmandise: il appartenait à ce +parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la +société française; oisifs dont la mission était de tout regarder et de +tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les +journaux, sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur +grande influence populaire. + + [Note 116: Pierre-Victor, baron _Malouet_, né à + Riom, le 11 février 1740. Il était intendant de la + marine, à Toulon, lorsque le tiers état de la + sénéchaussée de Riom l'élut, sans scrutin et par + acclamation, député aux États-généraux. Il s'y fit + remarquer par son talent et son courage, non moins + que par la fermeté de ses convictions royalistes. + Après la journée du 10 août, il passa en + Angleterre. Il rentra en France à l'époque du + Consulat, fut nommé commissaire général de la + marine à Anvers, en 1803, conseiller d'État et + baron de l'Empire, en 1810. En 1812, il fut, par + ordre de l'Empereur, exilé en Lorraine comme + suspect de royalisme. Malgré l'état précaire de sa + santé, il accepta du gouvernement provisoire, en + 1814, les fonctions de commissaire au département + de la Marine, dont Louis XVIII, à sa rentrée, lui + remit le portefeuille ministériel. Mais il ne put + résister au travail et aux préoccupations + qu'imposait cette charge, et il mourut à la tâche, + le 7 septembre 1814. Il n'avait aucune fortune; le + roi pourvut aux frais de ses funérailles. Ses + _Mémoires_ ont été publiés par son petit-fils, en + 1868.] + + [Note 117: Le chevalier de Panat, né en 1762, était + frère de deux députés aux États-Généraux. Il servit + dans la marine, émigra en 1792, se lia à Hambourg + avec Rivarol, à Londres avec Malouet, Montlosier et + Chateaubriand, rentra en France sous le Consulat et + fut employé au ministère de la Marine. En 1814, il + devint contre-amiral et secrétaire général de + l'amirauté. C'est lui qui rédigea un petit ouvrage, + publié en 1795, sous le nom d'un de ses camarades, + et dans lequel on trouve des détails intéressants + sur l'affaire de Quiberon, la _Relation de + Chaumereix, officier de marine échappé des prisons + d'Auray et de Vannes_. (Voir, au tome II, p. 456, + des _Mémoires de Malouet_, la lettre du chevalier + de Panat à Mallet du Pan.)] + +Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase +de la _croix de bois_, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai +reproduite, mais vraie au fond[118]. En quittant la France, il se +rendit à Coblentz: mal reçu des princes, il eut une querelle, se +battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant {p.157} +remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de +l'épée passait par derrière: «De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui +tâtèrent.--Alors ce n'est rien, répondit Montlosier: monsieur, retirez +votre botte.» + + [Note 118: Voici le texte de la fameuse phrase, où + se reconnaît, en effet, la main de Chateaubriand: + «Je ne crois pas, messieurs, quoi qu'on puisse + faire, qu'on parvienne à forcer les évêques à + quitter leur siège. Si on les chasse de leur + palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre + qu'il ont nourri. _Si on leur ôte une croix d'or, + ils prendront une croix de bois; c'est une croix de + bois qui a sauvé le monde_.»] + +Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en +Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés +où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction +du _Courrier français_[119]. Outre son journal, il écrivait des +ouvrages physico-politico-philosophiques: il prouvait dans l'une de +ces oeuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que +les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du +corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu; comme j'aime beaucoup +le bleu, j'étais tout charmé. + + [Note 119: Ou plutôt, comme on l'a vu tout à + l'heure, le _Courrier de Londres_. Ce journal + auquel collaboraient Malouet, Lally-Tolendal et + Mallet du Pan, était d'un ton assez modéré. Le + comte d'Artois, qui le goûtait médiocrement, dit un + jour à Montlosier: «Vous écrivez quelquefois des + sottises.--J'en entends si souvent!» répliqua celui + que Chateaubriand appellera tout à l'heure son + _Auvernat fumeux_.] + +Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de +pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées +disparates; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles +sont quelquefois belles, surtout énergiques: antiprêtre comme noble, +chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été, +sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de +l'esclavage en pratique, faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom +de la liberté du genre humain. Brise-raison, {p.158} ergoteur, roide +et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins +des condescendances au pouvoir; il sait ménager ses intérêts, mais il +ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses +d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du +mal de mon _Auvernat fumeux_, avec ses romances du _Mont-d'Or_ et sa +polémique de la _Plaine_; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite. +Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec +parenthèses, bruits de gorge et _oh! oh!_ chevrotants, m'ennuient (le +ténébreux, l'embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables); +mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, +ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune +comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée; j'aime +ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la +Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à +sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit +champ de cailloux: je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré, +dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un +cimetière des Gaulois par lui découvert[120]. + + [Note 120: Montlosier, dont Chateaubriand vient de + tracer un si admirable portrait, fut, comme son + compatriote, l'abbé de Pradt, un bonhomme très + particulier. Après avoir été l'un des adversaires + les plus ardents de la Révolution, après avoir, + dans son livre sur la _Monarchie française_ (1814), + soutenu les théories les plus antidémocratiques, il + attaqua, dans son fameux _Mémoire à consulter_ + (1826) et dans plusieurs autres écrits, les + _Jésuites, la Congrégation et le parti-prêtre_, + avec une âpreté qui lui valut d'être l'un des + coryphées du parti _libéral_. En 1830, il collabora + au _Constitutionnel_; appelé, en 1832, à la Chambre + des pairs, il y défendit la monarchie de juillet. + Son premier livre avait été un _Essai sur la + théorie des volcans en Auvergne_ (1789); il fit + paraître, en 1829, ses _Mémoires sur la Révolution + française, le Consulat, l'Empire, la Restauration + et les principaux événements qui l'ont suivie_. Ces + très intéressants Mémoires sont malheureusement + restés inachevés.] + +{p.159} L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du +chancelier de l'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort, +chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, +était venu aussi s'établir à Londres[121]. L'émigration le comptait +avec orgueil dans ses rangs; il chantait nos malheurs, raison de plus +pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup; il le fallait bien, car +madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné +sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez +lui; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges: on +prétend que madame Delille le souffletait; je n'en sais rien; je dis +seulement ce que j'ai vu. + + [Note 121: Jacques Delille, né près d'Aigue-Perse, + en Auvergne, le 22 juin 1738. Il émigra seulement + en 1795, et se réfugia à Bâle. Après deux ans de + séjour en Suisse, il se rendit à Brunswick et de là + à Londres, où il traduisit le _Paradis perdu_, et + donna une seconde édition des _Jardins_, enrichie + de nouveaux épisodes et de la description des parcs + qu'il avait eu occasion de voir en Allemagne et en + Angleterre. Rentré en France sous le Consulat, il + publia successivement, avec une vogue + ininterrompue, la _Pitié_, 1803; l'_Énéide_, 1804; + _le Paradis perdu_, 1805; _l'Imagination_, 1806; + _les Trois règnes de la nature_, 1809; _la + Conversation_, 1812. C'était le fruit des vingt + années précédentes. Il mourut d'apoplexie dans la + nuit du 1er au 2 mai 1813. Son corps resta exposé + pendant plusieurs jours au Collège de France, sur + un lit de parade, la tête couronnée de laurier, le + visage légèrement peint. Paris lui fit des + funérailles triomphales.] + +Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers? Il racontait très-bien; +sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à +merveille à la {p.160} nature coquette de son débit, au caractère de +son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'oeuvre de l'abbé +Delille est sa traduction des _Géorgiques_, aux morceaux de sentiment +près; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de +Louis XV. + +La littérature du XVIIIe siècle, à part quelques beaux génies qui la +dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du +XVIIe siècle et la littérature romantique du XIXe, sans manquer de +naturel, manque de nature; vouée à des arrangements de mots, elle +n'est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme +école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de +même que le troubadour était le poète des vieux châteaux; les vers de +l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait +entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la +décrépitude: l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans +les manoirs où les troubadours chantaient des croisades et des +tournois. + +Les personnages distingués de notre Église militante étaient alors en +Angleterre: l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant +la vie de ma soeur Julie; l'évêque de Saint-Pol-de-Léon[122], prélat +sévère et borné, qui contribuait à rendre M. le comte d'Artois de plus +en plus étranger à son siècle; l'archevêque d'Aix[123], calomnié +peut-être à cause de ses {p.161} succès dans le monde; un autre +évêque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le +malheur de perdre son âme, il ne l'aurait jamais rachetée. Presque +tous les avares sont gens d'esprit: il faut que je sois bien bête. + + [Note 122: Jean-François _de la Marche_, évêque et + comte de Léon, né en 1729 au manoir de Kerfort, + paroisse d'Ergué-Gaberic, mort à Londres, le 25 + novembre 1805.] + + [Note 123: Jean-de-Dieu-Raymond de _Boisgelin de + Cucé_, né à Rennes le 17 février 1732. Évêque de + Lavaur (1766), archevêque d'Aix (1770), membre de + l'Académie française (1776), élu député du clergé + aux États-Généraux par la sénéchaussée d'Aix + (1789), il émigra en Angleterre en 1791 et fit + paraître à Londres une traduction des psaumes en + vers français. Après le Concordat, il fut nommé + archevêque de Tours et cardinal, et mourut le 22 + août 1804.] + +Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boigne, aimable, +spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de +toutes; elle a depuis représenté avec son père, le marquis +d'Osmond[124], la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma +sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents +reproduiront à merveille ce qu'elle a vu[125]. + + [Note 124: Le marquis d'_Osmond_ (1751-1838) était + ambassadeur de France à la Haye, lorsqu'éclata la + Révolution. Nommé à l'ambassade de + Saint-Pétersbourg en 1791, il donna sa démission + avant d'avoir rejoint ce poste, et émigra. Sous + l'Empire, il accepta de Napoléon diverses missions + diplomatiques. La première Restauration le fit + ambassadeur à Turin. Pair de France le 17 août + 1815, il fut ambassadeur à Londres du 29 novembre + 1815 au 2 janvier 1819.] + + [Note 125: Mlle d'Osmond avait épousé le comte de + Boigne, qui, après avoir guerroyé, dans l'Inde, au + service d'un prince mahratte, était revenu en + Europe avec d'immenses richesses. C'était une femme + de beaucoup d'esprit. Elle avait composé, aux + environs de 1817, quelques romans, dont le + principal a pour titre _Une Passion dans le grand + monde_, et qui ne furent publiés qu'après sa mort, + sous le second Empire. Ces romans _d'Outre-tombe_ + parurent alors étrangement démodés et n'eurent + aucun succès.--Cette mauvaise langue de Thiébault + ne laisse pas, dans ses _Mémoires_, de médire + quelque peu Mme de Boigne. «Le comte O'Connell, + dit-il, avait sorti M. et Mme d'Osmond d'une + profonde misère, en mariant Mlle d'Osmond avec un + M. de Boigne. Ce de Boigne, après avoir été + généralissime dans l'Inde, en avait rapporté une + fortune colossale, et, pour l'honneur de s'allier à + des gens titrés, il avait ajouté à la plus + magnifique des corbeilles, douze mille livres de + rentes pour son beau-père et sa belle-mère, et six + mille pour son beau-frère, petit diable gringalet, + auquel on n'avait pas de quoi donner des souliers. + Encore si, pour prix de semblables bienfaits, ce + pauvre M. de Boigne avait trouvé, fût-ce même à + défaut du bonheur, une situation tolérable; mais la + mère d'Osmond, mais sa fille le persécutèrent à ce + point qu'il fut obligé d'abord de déserter la + maison conjugale, puis Paris où il comptait + résider, et que, forcé de renoncer à tout + intérieur, à toute famille, à la consolation même + d'avoir des enfants, mais laissant à sa femme cent + mille livres de revenus, il se réfugia en Savoie, + sa patrie; on sait tout le bien qu'il a fait et les + utiles établissements qu'il y a fondés et qui + perpétueront la mémoire de cet homme excellent, + fort loin d'être sans mérite et à tous égards digne + d'un sort moins triste... Les cent mille livres + servies par le mari n'eurent d'autre fin que de + couvrir d'un vernis d'or les désordres de la + femme.» _Mémoires du général baron Thiébault_, t. + III, p. 538.] + +{p.162} Mesdames de Caumont[126], de Gontaut[127] et du Cluzel +habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois +{p.163} je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont et +de madame du Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles. + + [Note 126: Marie-Constance de Lamoignon + (1774-1823). Elle avait épousé + François-Philibert-Bertrand Nompar _de Caumont_, + marquis de la Force. Norvins en parle ainsi dans + son _Mémorial_, tome I, page 137: «Mme de + Caumont-la-Force, que je vis marier et qui a été si + longtemps la plus jolie femme de Paris.»] + + [Note 127: La duchesse _de Gontaut_, née en 1773, + était fille du comte de Montault-Navailles. Elle + émigra avec sa mère à la fin de 1790 et, après + quatre années passées en Allemagne et en Hollande, + elle se réfugia en Angleterre, où elle resta + jusqu'en 1814. Peu après son arrivée à Londres, en + 1794, elle y épousa le vicomte de Gontaut-Biron. + Sous la Restauration, après la naissance du duc de + Bordeaux, elle fut nommée gouvernante des Enfants + de France. En 1826, le roi lui donna le rang et le + titre de duchesse. Elle s'exila de nouveau en 1830, + pour suivre la famille royale, d'abord en + Angleterre, puis en Allemagne. + + Au mois d'avril 1834, elle rentra en France, non + que son dévouement eût faibli, mais parce que + l'expression de ce dévouement, toujours franche et + vive, avait contrarié certaines influences, + devenues toutes puissantes auprès de Charles + X.--Les _Mémoires de madame la duchesse de Gontaut_ + ont été publiés en 1891.] + +Très-certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à +Londres: je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois +on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le +navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a +manquée que d'un horizon et d'un jour de voile! J'écris ceci au bord +de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de +Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir. + + * * * * * + +De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce +et d'une opinion nouvelles; il se formait diverses couches d'exilés: +la terre renferme des lits de sable ou d'argile déposés par les flots +du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore +aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et +de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma +vie. + +On a lu, dans un des livres de ces _Mémoires_, que j'avais connu M. de +Fontanes[128] en 1789: c'est à Berlin, {p.164} l'année dernière, que +j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille +noble et protestante: son père avait eu le malheur de tuer en duel son +beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite, +vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du +XVIIIe siècle lui inspira ses premiers vers: ses essais poétiques +furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le +théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle +Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse, +il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir +le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un +de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti +du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire +en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction +du _Modérateur_. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à +Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils: pendant le siége de la +ville que les révolutionnaires avaient nommée _Commune affranchie_, de +même que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras +_Ville franchise_, madame de Fontanes était obligée de changer de +place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes. +Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le +_Mémorial_[129] avec {p.165} M. de La Harpe et l'abbé de Vauxelles. +Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut. + + [Note 128: Jean-Pierre-Louis de _Fontanes_, né à + Niort le 6 mars 1757. Député au Corps législatif de + 1802 à 1810, président de cette Assemblée de 1804 à + la fin de 1808, membre du Sénat conservateur de + 1810 à 1814, pair de France de 1814 à 1821, sauf + pendant la période des Cent-Jours; grand-maître de + l'Université de 1808 à 1815; membre de l'Académie + française. Napoléon l'avait nommé comte de + l'Empire, le 3 juin 1808; Louis XVIII, par lettres + patentes du 31 août 1817, lui conféra le titre de + marquis.] + + [Note 129: _Le Mémorial historique, politique et + littéraire_, par MM. _La Harpe, Vauxelles et + Fontanes_, fondé 1er prairial an V (20 mai 1797), + supprimé le 18 fructidor (4 septembre) de la même + année. Malgré sa courte durée, ce journal jeta le + plus vif éclat. Fontanes, le très spirituel abbé de + Vauxelles, et La Harpe ont publié dans cette + feuille des articles du plus rare mérite. Ceux de + La Harpe surtout sont des chefs-d'oeuvre. Qui + voudra connaître jusqu'où pouvait s'élever son + talent devra lire le _Mémorial_.] + +M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école +classique de la branche aînée: sa prose et ses vers se ressemblent et +ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une +mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui connaissait seulement +l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette +mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du _Jour des +Morts_, comme l'empreinte de l'époque où il a vécu; elle fixe la date +de sa venue; elle montre qu'il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant +par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes +à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait +le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de +l'école classique[130]. + + [Note 130: Il vient d'être élevé par la piété + filiale de madame Christine de Fontanes; M. de + Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse notice le + fronton du monument. (Paris, note de 1839) CH.] + +Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants +du poème de _la Grèce sauvée_, des livres d'odes, des poésies +diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même: car ce critique si +fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne +l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été +souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de +Garat, sur la _Forêt de Navarre_, pensa l'arrêter net au début de sa +carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua {p.166} l'école +affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui +touchait à son terme avec la langue de Racine. + +Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur +l'_Anniversaire de sa naissance_: elle a tout le charme du _Jour des +Morts_, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me +souviens que de ces deux strophes: + + La vieillesse déjà vient avec ses souffrances: + Que m'offre l'avenir? De courtes espérances. + Que m'offre le passé? Des fautes, des regrets. + Tel est le sort de l'homme; il s'instruit avec l'âge: + Mais que sert d'être sage, + Quand le terme est si près? + + Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige. + La vie à son déclin est pour moi sans prestige; + Dans le miroir du temps elle perd ses appas. + Plaisirs! allez chercher l'amour et la jeunesse; + Laissez-moi ma tristesse, + Et ne l'insultez pas! + +Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, +c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite +romantique, une révolution dans la littérature française: toutefois, +mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour +elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui +lisais des fragments des _Natchez_, d'_Atala_, de _René_; il ne +pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, +mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau; {p.167} il +voyait une nature nouvelle; il comprenait une langue qu'il ne parlait +pas. Je reçus de lui d'excellents conseils; je lui dois ce qu'il y a +de correct dans mon style; il m'apprit à respecter l'oreille; il +m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux +d'exécution de mes disciples. + +Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de +l'émigration; on lui demandait des chants de _la Grèce sauvée_; on se +pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi; nous ne nous +quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces +temps d'infortune: Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses +_Mémoires_ manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire +d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI raconter, témoin +oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple! Le +Directoire, effrayé des _Mémoires_ de Cléry, en publia une édition +interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, +et Louis XVI comme un portefaix: entre les turpitudes révolutionnaires, +celle-ci est peut-être une des plus sales[131]. + + [Note 131: Les Mémoires de Cléry, valet de chambre + de Louis XVI, parurent à Londres, en 1799, sous ce + titre: _Journal de ce qui c'est passé à la Tour du + Temple pendant la captivité de Louis XVI, roi de + France_. La même année, MM. Giguet et Michaud les + imprimèrent en France. Afin de détruire le puissant + intérêt qui s'attachait à cette publication, le + Directoire fit répandre une fausse édition + intitulée: _Mémoires de M. Cléry sur la détention + de Louis XVI_. L'auteur du libelle, non content de + dénaturer les faits, l'avait semé de traits odieux + contre le malheureux prince et la famille royale. + Dès que Cléry en eut connaissance, il protesta avec + indignation. Sa réclamation parut au mois de + juillet 1801, dans le _Spectateur du Nord_, qui se + publiait à Hambourg.] + + +{p.168} UN PAYSAN VENDÉEN. + +M. du Theil[132], chargé des affaires de M. le comte d'Artois à +Londres, s'était hâté de chercher Fontanes: celui-ci me pria de le +conduire chez l'agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous +ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de +Piccadilly, d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie +échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une +nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de +contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de +trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait +lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolfe[133]. +Frappé de {p.169} son air, je m'enquis de sa personne: un de mes +voisins me répondit: «Ce n'est rien; c'est un paysan vendéen, porteur +d'une lettre de ses chefs.» + + [Note 132: Jean-François _du Theil_, né vers 1760, + mort en 1822. Émigré en 1790, il était revenu en + 1792, pendant la captivité de Louis XVI, et s'était + exposé aux plus grands dangers pour communiquer + avec le Roi; il avait même été arrêté dans la + prison du Temple, et c'est par une sorte de miracle + qu'il s'était tiré de cette arrestation. Il avait + dû alors retourner en Allemagne. En 1795, il + accompagna le comte d'Artois dans l'expédition de + l'île d'Yeu. Revenu avec lui en Angleterre, il fut + chargé, conjointement avec le duc d'Harcourt, des + affaires du Prince et de celles du comte de + Provence auprès du gouvernement anglais. Il ne + rentra en France qu'en 1814, et mourut dans le + dénuement. (Léonce Pingaud, _Correspondance intime + du comte de Vaudreuil et du comte d'Artois pendant + l'émigration_ (1789-1815), tome II, page 298.)] + + [Note 133: _Wolfe_ (1726-1759), général anglais, + célèbre surtout pour s'être emparé, le 13 septembre + 1759, de la ville de Québec, dont la perte entraîna + pour nous celle du Canada. Dans la bataille qui + amena la prise de la ville, Wolfe fut tué à la tête + de ses grenadiers qu'il menait lui-même à la + charge, pendant que, de son côté, le commandant + français, l'héroïque Montcalm, tombait mortellement + blessé. La victoire de Québec provoqua en + Angleterre un immense enthousiasme. Le Parlement + vota un monument, à Westminster, pour le général + Wolfe, enseveli dans son triomphe. Le tableau de la + _Mort du général Wolfe_, par le peintre Benjamin + West (1766), eut dans toute la Grande-Bretagne un + succès populaire. La gravure en fut bientôt à tous + les foyers. Elle ne laissa pas de se répandre en + France même, et je me souviens de l'avoir vue dans + mon enfance, en plus d'un vieux logis.] + +Cet homme, _qui n'était rien_, avait vu mourir Cathelineau, premier +général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamps, en qui revivait +Bayard; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle; +d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas +d'embrasser la mort debout; La Rochejaquelein, dont les patriotes +ordonnèrent de _vérifier_ le cadavre, afin de rassurer la Convention +au milieu de ses victoires. Cet homme, _qui n'était rien_, avait +assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et +redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles +rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, +six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux; il avait +aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils; il +avait traversé les _colonnes infernales_, compagnies d'incendiaires +commandées par des Conventionnels; il s'était trouvé au milieu de +l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de +la Vendée; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de +charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de +cendres cent lieues carrées d'un pays fertile. + +{p.170} Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. +Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des +Croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et +d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la +grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que +«les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des +peuples soldats». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville: +«Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de +battre tous les autres peuples.» Les légions de Probus, dans leur +chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats +de la Vendée «des combats de géants». + +Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration +et respect le représentant de ces anciens _Jacques_ qui, tout en +brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, +l'invasion étrangère: il me semblait voir un enfant de ces communes du +temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, +reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il +avait l'air indifférent du sauvage; son regard était grisâtre et +inflexible comme une verge de fer; sa lèvre inférieure tremblait sur +ses dents serrées; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents +engourdis, mais prêts à se redresser; ses bras, pendant à ses côtés, +donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de +coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa +physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la +puissance des moeurs, au service d'intérêts et d'idées contraires +{p.171} à cette nature; la fidélité native du vassal, la simple foi +du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée +à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté +paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et +de l'intrépidité de son coeur. Il ne parlait pas plus qu'un lion; il +se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le +flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de +forêts. + +Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle +race aujourd'hui nous sommes! Mais les républicains avaient leur +principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des +royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les +exilés; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. +L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la +gorge, il avait crié: «Entrez; passez derrière moi; elle ne vous fera +aucun mal; elle ne bougera pas; je la tiens.» Personne ne voulut +passer: alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette +brisa son épée. + + +PROMENADES AVEC FONTANES. + +Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme +j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, +Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait +plaisamment le _contrôleur général des finances_: il en sortit fort +satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de +mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible +d'être {p.172} meilleur homme: timide en ce qui le regardait, il +devenait tout courage pour l'amitié; il me le prouva lors de ma +démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la +conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En +politique, il déraisonnait; les crimes conventionnels lui avaient +donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la +philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à +Bonaparte, quand il s'approcha du maître de l'Europe. + +Nous allions nous promener dans la campagne; nous nous arrêtions sous +quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé +contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en +Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à +deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de +Westminster; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait +laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et +les heures de sa jeunesse. + +Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la +Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare: ils avaient vu ce que +nous voyions; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, +pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous +rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, +submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous +regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous +traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant +autour de chaque réverbère: ainsi s'écoule la vie du poète. + +{p.173} Nous vîmes Londres en détail: ancien banni, je servais de +_cicerone_ aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution +prenait, jeunes ou vieux: il n'y a point d'âge légal pour le malheur. +Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie +mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une +chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y +rencontrâmes le duc de Bourbon: je vis pour la première fois, à ce +Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé. + +Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en +terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage! +_Fata viam invenient_. + +Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des voeux +pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la +lettre suivante: + + «28 juillet 1798. + +«Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous +jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde +personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination +et un coeur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que +vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma +pensée la plus chère et la plus constante, depuis que je vous ai +quitté, se tourne sur les _Natchez_. Ce que vous m'en avez lu, et +surtout dans les derniers jours, est admirable, et ne sortira plus de +ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que {p.174} vous +m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne. + +«Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je +vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans +les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions +contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le +mal même n'a été que fort léger; on menace plus qu'on ne frappe, et ce +n'était pas à ceux de ma _date_ qu'en voulaient les exterminateurs. Le +dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté. +Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les +premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt +de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne +puis-je dire aussi les _Natchez_! L'orage inattendu qui vient d'avoir +lieu à Paris est causé, j'en suis sûr, par l'étourderie des agents et +des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les +mains. D'après cette certitude, j'écris _Great-Pulteney-street_ (rue +où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais +aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter +toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus +grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je +veux choisir. + +«Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je +souhaite du fond du coeur que les espérances d'utilité qu'on peut +fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a +témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues {p.175} à votre +personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher +ami, devenez illustre. Vous le pouvez: l'avenir est à vous. J'espère +que la parole si souvent donnée par le _contrôleur général des +finances_ est au moins acquittée en partie. Cette partie me console, +car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de +quelques secours. Écrivez-moi; que nos coeurs communiquent, que nos +muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me +promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et +des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je +serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de +vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant: j'ai fait la moitié +d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content +que de tout le reste. + +«Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami. + + «FONTANES[134].» + + [Note 134: Voir, à l'_Appendice_, le nº III: + _Fontanes et Chateaubriand_.] + +Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne +peut jamais tout ravir au poète; il emporte avec lui sa lyre. Laissez +au cygne ses ailes; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les +plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas. + +_L'avenir est à vous_: Fontanes disait-il vrai? Dois-je me féliciter +de sa prédiction? Hélas! cet avenir annoncé est déjà passé: en +aurai-je un autre? + +{p.176} Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie +compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché +vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon +isolement progressif. Fontanes n'est plus; un chagrin profond, la mort +tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure[135]. Presque +toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces _Mémoires_ ont disparu; +c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et +moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour +inscrire mon nom au livre des absents. + + [Note 135: Fontanes mourut le 17 mars 1821. Dès + qu'il s'était senti frappé, il avait fait demander + un prêtre. Celui-ci vint dans la nuit; le malade, + en l'entendant, se réveilla de son assoupissement, + et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur: + «_Ô mon Jésus! mon Jésus!_» Le poète du _Jour des + Morts_ et de _la Chartreuse_, l'ami de + Chateaubriand, mourut en chrétien.] + +Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure +après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai +besoin de guide: je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où +je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. +Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière +avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; ensuite, j'ai +ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière: à +chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait; la terre, en +comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à +la surface du cercueil. + +Fontanes! vous m'avez écrit: _Que nos muses soient toujours amies_; +vous ne m'avez pas écrit en vain. + + + + +{p.177} LIVRE IX[136] + + [Note 136: Ce livre a été écrit à Londres, d'avril + à septembre 1822. Il a été revu en février 1845.] + + Mort de ma mère. -- Retour à la religion. -- _Génie du + christianisme._ -- Lettre du chevalier de Panat. -- Mon oncle, M. + de Bedée: sa fille aînée. -- Littérature anglaise. -- + Dépérissement de l'ancienne école. -- Historiens. -- Poètes. -- + Publicistes. -- Shakespeare. -- Romans anciens. -- Romans + nouveaux. -- Richardson. -- Walter Scott. -- Poésie nouvelle. -- + Beattie. -- Lord Byron. -- L'Angleterre de Richmond à Greenwich. + -- Course avec Peltier. -- Bleinheim. -- Stowe. -- Hampton-Court. + -- Oxford. -- Collège d'Eton. -- Moeurs privées. -- Moeurs + politiques. -- Fox. -- Pitt. -- Burke. -- George III. -- Rentrée + des émigrés en France. -- Le ministre de Prusse me donne un faux + passe-port sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en + Suisse. -- Mort de lord Londonderry. -- Fin de ma carrière de + soldat et de voyageur. -- Je débarque à Calais. + + + Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem? + Nunquam ego te, vita frater amabilior, + Aspiciam posthac? at, certe, semper amabo? + +«Ne te parlerai-je plus? jamais n'entendrai-je tes paroles? Jamais, +frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je? Ah! toujours je +t'aimerai!» + +Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère: il faut toujours +répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée +de larmes, ainsi qu'aux {p.178} enfers, il est je ne sais quelle +plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des +lamentations humaines; on l'entend sans cesse, et elle continuerait +quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire. + +Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de +Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif: +Fontanes m'invitait _à travailler, à devenir illustre_; ma soeur +m'engageait à _renoncer à écrire_; l'un me proposait la gloire, +l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy +qu'elle était dans ce train d'idées; elle avait pris la littérature en +haine, parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie. + + «Saint-Servan, 1er juillet 1798. + +«Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères; je t'annonce à +regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos +sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de +pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien +elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession +non-seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être +cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à +écrire; et si le ciel touché de nos voeux, permettait notre réunion, +tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur +la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour +nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être +inquiètes de ton sort.» + +{p.179} Ah! que n'ai-je suivi le conseil de ma soeur! Pourquoi ai-je +continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu +quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle? + +Ainsi, j'avais perdu ma mère; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême +de sa vie! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son +dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres! Je me +promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs +de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour +les essuyer! + +La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand +était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au +souvenir de ma mère. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la +femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra: je jetai au feu +avec horreur des exemplaires de l'_Essai_, comme l'instrument de mon +crime; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait +sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée +m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux: telle +fut l'origine du _Génie du christianisme_. + +«Ma mère,» ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, «après +avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit +périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses +malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit +sur ses derniers jours une grande amertume; elle chargea, en mourant, +une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle +j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu {p.180} de ma +mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même +n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son +emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui +servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. +Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières +surnaturelles: ma conviction est sortie du coeur; j'ai pleuré et j'ai +cru.» + +Je m'exagérais ma faute; l'_Essai_ n'était pas un livre impie, mais un +livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage, +se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon +berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme +de l'_Essai_ à la certitude du _Génie du christianisme_. + + * * * * * + +Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de +Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de +_Génie du christianisme_ que je trouvai sur-le-champ m'inspira; je me +mis à l'ouvrage; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un +mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de +longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages +des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours; je les avais +étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise +intention, au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu. + +Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé +en composant l'_Essai sur les Révolutions_. Les authentiques de Camden +que je venais d'examiner m'avaient rendu familières les {p.181} +moeurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible manuscrit +des _Natchez_, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages +in-folio, contenait tout ce dont le _Génie du christianisme_ avait +besoin en descriptions de la nature; je pouvais prendre largement dans +cette source, comme j'y avais déjà pris pour l'_Essai_. + +J'écrivis la première partie du _Génie du christianisme_. MM. +Dulau[137], qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré, +se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier +volume furent imprimées. + + [Note 137: M. A. Dulau était Français. Ancien + bénédictin du collège de Sorèze, il avait émigré et + s'était fait libraire à Londres. Homme d'esprit et + de jugement, il rendit à ses compatriotes, et + surtout aux ecclésiastiques, de nombreux services. + Sa boutique était dans _Wardour-street_.] + +L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu'en +1802[138]: voyez les différentes préfaces du _Génie du christianisme_. +Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma +composition: on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois +dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, _Atala_ et _René_, et +de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail +de conception des autres parties du _Génie du christianisme_. Le +souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et, pour +m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination +exaltée. + +Ce désir me venait de la tendresse filiale; je voulais un grand bruit, +afin qu'il montât jusqu'au séjour {p.182} de ma mère, et que les +anges lui portassent ma sainte expiation. + + [Note 138: Voir, à l'_Appendice_, le nº IV: + _Comment fut composé le Génie du Christianisme_.] + +Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes +scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du +pays au milieu duquel je vivais: je fus entraîné dans ces autres +recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à +prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à +consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les +campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des +visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des +événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de +l'ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes +esprits et aux palpitations de ma muse. + +Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer. +Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend +pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un +auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression +instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et +surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne +remplit pas, ou dépasse la juste mesure. + +Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un +ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante, l'esprit positif +et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se +frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre, +document de mon histoire, bien qu'elle soit entachée d'un bout à +l'autre de mon éloge, comme si le {p.183} malin auteur se fût complu +à verser son encrier sur son épître: + + «Ce lundi. + +«Mon Dieu! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre +extrême complaisance! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs +de grands génies, d'illustres Pères de l'Église: ces athlètes avaient +manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement; l'incrédulité +était vaincue; mais ce n'était pas assez: il fallait montrer encore +tous les charmes de cette religion admirable; il fallait montrer +combien elle est appropriée au coeur humain et les magnifiques +tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien +dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent +un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le +faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il +exige: vous appartenez à un autre siècle... + +«Ah! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la +nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre +religion; vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous +aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les coeurs +sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient +leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux +parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur +et si antique. + +«Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a +rapproché de vous; je ne puis plus {p.184} oublier que c'est un +bienfait de Fontanes; je l'en aime davantage, et mon coeur ne séparera +jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la Providence nous +ouvre les portes de notre patrie. + + «Ch{er} de PANAT.» + +L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du +_Génie du christianisme_. Il parut surpris, et il me fit l'honneur, +peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes +fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit +refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire +fontaine. + +L'édition inachevée du _Génie du christianisme_, commencée à Londres, +différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en +France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se +montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois: leur personne, leur +honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché +voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, +symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire. +Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me +forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les _Rois athées_, et +d'en disséminer çà et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage. + + * * * * * + +Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut +interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée: hélas! +c'est prendre congé de la première joie de ma vie: «_freno non +remorante {p.185} dies_, aucun frein n'arrête les jours[139].» Voyez +les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes: eux-mêmes vaincus par +l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont +oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment. + + [Note 139: C'est un vers d'Ovide: + + _Et fugiunt, freno non remorante, dies._] + +J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère; il me +répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques +mots touchants de regrets; mais les trois quarts de sa double feuille +in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait +surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du +_quartier des Bedée_, confié à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable +émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni +le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la Révolution; rien +n'avait passé, rien n'était advenu; il en était toujours aux États de +Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de +l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de +l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de +ses parents et de ses amis. + +Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où +il est mort, à six lieues de Monchoix sans l'avoir revu. Ma cousine +Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore[140]. Elle est +restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son +ancienne {p.186} jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans orthographe, +où elle me tutoie, m'appelle _chevalier_, et me parle de notre bon +temps: _in illo tempore_. Elle était nantie de deux beaux yeux noirs +et d'une jolie taille; elle dansait comme la Camargo, et elle croit +avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je +lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans, +mes honneurs et ma renommée: «Oui, _chère Caroline_, ton chevalier, +etc.» Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes +rencontrés: le ciel en soit loué! car, Dieu sait, si nous venions à +nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions! + + [Note 140: Sur Mlle Caroline de Bédée, voir, au + tome I, la note 2 de la page 36. Elle survécut à + Chateaubriand et mourut à Dinan, le 28 avril 1849. + Écrivant, le 15 mars 1834, à sa soeur, la comtesse + de Marigny, Chateaubriand lui disait, en terminant + sa lettre: «Dis mille choses à _Caroline_ et à + notre famille.»] + +Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre +siècle est passé! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, +de rejetons et de racines; on naît et l'on meurt maintenant un à un. +Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Éternité et de se +débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le +cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de +leurs habitudes; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le +convoi au cimetière; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous +ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils +mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer +où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient +été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la +dernière bénédiction paternelle! + +Adieu, mon oncle chéri! Adieu, famille maternelle, qui disparaissez +ainsi que l'autre partie de ma famille! {p.187} Adieu, ma cousine de +jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions +ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur +l'_Épervier_, ou lorsque vous assistiez au relèvement du voeu de ma +nourrice, à l'abbaye de Nazareth! Si vous me survivez, agréez la part +de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas +au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous: mes yeux, +je vous assure, sont pleins de larmes. + + * * * * * + +Mes études corrélatives au _Génie du christianisme_ m'avaient de +proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus +approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1793 je me réfugiai +en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que +j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens, +Hume[141] était réputé écrivain tory et rétrograde: on l'accusait, +ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes; +on lui préférait son continuateur Smollett[142]. Philosophe pendant sa +vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon[143] demeurait, en cette +qualité, atteint et convaincu {p.188} d'être un pauvre homme. On +parlait encore de Robertson[144], parce qu'il était sec. + + [Note 141: David _Hume_ (1711-1776). Il a composé + l'_Histoire de l'Angleterre au moyen âge; + l'Histoire de la maison de Tudor; l'Histoire de + l'Angleterre sous les Stuarts_.] + + [Note 142: Tobias-George _Smollett_ (1721-1771), + poète, romancier, historien. Son _Histoire complète + d'Angleterre, depuis la descente de Jules-César + jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle_ (1748), + continuée ensuite jusqu'en 1760, a été traduite en + français par Targe (1759-1768, 24 vol. in-12). La + partie qui va de la Révolution de 1688 à la mort de + George II (1760) s'imprime ordinairement à la suite + de Hume, à titre de complément.] + + [Note 143: Édouard _Gibbon_ (1737-1794). Son + _Histoire de la décadence et de la chute de + l'Empire romain_, publiée de 1776 à 1788, a été + plusieurs fois traduite en français.] + + [Note 144: Le Dr William _Robertson_ (1721-1793). + On lui doit une _Histoire d'Écosse pendant les + règnes de la reine Marie et du roi Jacques VI + jusqu'à son avènement au trône d'Angleterre_; une + _Histoire d'Amérique_ et une _Histoire de + Charles-Quint, avec une Esquisse de l'état + politique et social de l'Europe, au temps de son + avènement_.] + +Pour ce qui regarde les poètes, les _elegant Extracts_ servaient +d'exil à quelques pièces de Dryden; on ne pardonnait point aux rimes +de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickenham et que l'on coupât +des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa +renommée. + +Blair[145] passait pour un critique ennuyeux à la française: on le +mettait bien au-dessous de Johnson[146]. Quant au vieux +_Spectator_[147], il était au grenier. + + [Note 145: Hugues _Blair_ (1718-1801). Il avait + publié, en 1783, un cours de rhétorique et de + belles-lettres.] + + [Note 146: Samuel Johnson (1709-1784). Son + _Dictionnaire anglais_ (1755) est resté classique.] + + [Note 147: Le _Spectator_, fondé en 1711, par + Steele et Addison, a paru pendant deux ans, de + janvier 1711 à décembre 1712. Cette feuille était + censée rédigée par les membres d'un club, dont le + Spectateur n'était que le secrétaire. Parmi les + personnages ainsi inventés se trouvait un sir Roger + de Caverley, type du bon vieux gentilhomme + campagnard, qu'Addison adopta et qui devint, sous + sa plume, un personnage exquis.] + +Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les +traités économiques sont moins circonscrits; les calculs sur la +richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du +commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes. + +Burke[148] sortait de l'individualité nationale politique: {p.189} en +se déclarant contre la Révolution française; il entraîna son pays dans +cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo. + + [Note 148: Edmond _Burke_ (1730-1797). Quoique le + principal orateur du parti whig, il se prononça + avec ardeur contre la Révolution française, dont il + fut, avec Joseph de Maistre, le plus éloquent + adversaire. Ses _Réflexions sur la Révolution de + France_, publiées en 1790, furent un événement + européen.] + +Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout +Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour +ambassadeurs de France auprès d'Élisabeth et de Jacques Ier, +entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres +farces et dans celles des autres? Prononcèrent-ils jamais le nom, si +barbare en français, de Shakespeare? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là +une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, +viendraient s'abîmer? Eh bien! le comédien chargé du rôle du spectre, +dans _Hamlet_, était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se +levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen +âge achevait de descendre parmi les morts: siècles énormes que Dante +ouvrit et que ferma Shakespeare. + +Dans le _Précis historique_ de Whitelocke[149], contemporain du +chantre du _Paradis perdu_, on lit: «Un certain aveugle, nommé Milton, +secrétaire du Parlement pour les dépêches latines.» Molière, +l'_histrion_, jouait son _Pourceaugnac_, de même que Shakspeare, le +_bateleur_, grimaçait son _Falstaff_. + + [Note 149: Balstrode _Whitelocke_ (1605-1676). Il + joua un rôle important dans le parti parlementaire, + pendant la Révolution d'Angleterre, et a laissé des + Mémoires (_Memorials of the english affairs_), qui + constituent de bons matériaux pour l'histoire de + son temps.] + +Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre {p.190} s'asseoir +à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires; nous ignorons +leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, +ils se transfigurent, et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie: +«Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur.» Mais +si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se +méconnaissent point entre elles. «Qu'a besoin mon Shakespeare, dit +Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un +siècle?» Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie: + + Pur fuss' io tal. . . + Per l' aspro esilio suo con sua virtute + Darei del mondo più felice stato. + +«Que n'ai-je été tel que lui! Pour son dur exil avec sa vertu, je +donnerais toutes les félicités de la terre!» + +Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de +_renommée_. Est-il rien de plus admirable que cette société +d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se +saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls +comprise? + +Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les +Prières, filles de Jupiter? S'il l'était en effet, le _Boy_ de +Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que +Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses: + + ..... lame by fortune's dearest spite. + +{p.191} «Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune.» + +Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait un par +sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans +cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en +vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets +de Shakspeare? On peut en douter: la gloire est pour un vieil homme ce +que sont les diamants pour une vieille femme; ils la parent et ne +peuvent l'embellir. + +«Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le +tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous +rappelez pas la main qui les a tracés; je vous aime tant que je veux +être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez +être malheureuse. Oh! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand +peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile, ne redites pas même +mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie[150].» + + [Note 150: C'est la traduction abrégée du sonnet + LXXI de Shakespeare. Chateaubriand n'a traduit ni + les trois premiers, ni les deux derniers vers.] + +Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne +croyait à autre chose: une femme pour lui était un oiseau, une brise, +une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance +de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société, +en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir +pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir +rapide et doux. + +{p.192} Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines +chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes, +ses destructions de monastères, ses _fous_, ses épouses, ses +maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier +comptait seize ans. + +Ainsi, d'une main, Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies +que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la +tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires +devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique +s'enfonça dans la tombe; il remplit l'intervalle des jours où il vécut +de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses +femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les +réalités du passé aux réalités de l'avenir. + +Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux +besoins et à l'aliment de la pensée; ces génies-mères semblent avoir +enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité: +Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses +fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au +Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises; Montaigne, La Fontaine, +Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute +Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue +à Byron, son dialogue à Walter Scott. + +On renie souvent ces maîtres suprêmes; on se révolte contre eux; on +compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de +bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs +{p.193} dépouilles; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout +tient de leurs couleurs; partout s'impriment leurs traces; ils +inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général +des peuples; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages +fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et +lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de +lumière; ils sèment des idées, germes de mille autres; ils fournissent +des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts: leurs +oeuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain. + +De tels génies occupent le premier rang; leur immensité, leur variété, +leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord +pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, +comme il y a quatre ou cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, +dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde +d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres +puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous +rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les +montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonier de l'abîme. +Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après +l'épuisement des cataractes du ciel: pieux enfants, bénis de notre +père, couvrons-le pudiquement de notre manteau. + +Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie: que +lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes +les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs +dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, {p.194} que fait à +Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui? +Chrétien? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant +du monde? Déiste? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les +splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il +a passé? Athée? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil +qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du +tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été +utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné +de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, +laissée par nous sur la terre. + + * * * * * + +Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la +proscription générale. Richardson[151] dormait oublié; ses +compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société +inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding[152] se +soutenait; Sterne[153], entrepreneur d'originalité, était passé. On +lisait encore _le Vicaire de Wakefield_[154]. + + [Note 151: Samuel _Richardson_ (1689-1761). Il n'a + publié que trois romans, mais qui eurent tous les + trois une vogue prodigieuse, _Paméla ou la Vertu + récompensée_ (1740), _Clarisse Harlowe_ (1748), + l'_Histoire de sir Charles Grandison_ (1753). Leur + succès fut peut-être encore plus grand en France + qu'en Angleterre.] + + [Note 152: Henry _Fielding_ (1707-1754), auteur de + _Joseph Andrews_, de _Jonathan Wild_, d'_Amélia_ et + de _Tom Jones_. Ce dernier roman est un + chef-d'oeuvre, qui a été rarement égalé. Lord Byron + n'a pas craint d'appeler Fielding «l'Homère en + prose de la nature humaine».] + + [Note 153: Laurence _Sterne_ (1713-1768) auteur de + _Tristram Shandy_ et du _Voyage sentimental_.] + + [Note 154: _Le Vicaire de Wakefield_, d'Olivier + Goldsmith, avait paru en 1766.] + +{p.195} Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas +juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit +que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité: l'ouvrage +le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli +de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, +et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel, +c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour +certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société +élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère, en abaissant +l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins +sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et +d'un langage inférieur. + +De _Clarisse_ et de _Tom Jones_ sont sorties les deux principales +branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à +tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à +peinture de la société générale. Après Richardson, les moeurs de +l'_ouest_ de la ville firent une irruption dans le domaine des +fictions: les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, +de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à +l'Opéra, au Ranelagh, avec un _chit-chat_, un caquetage qui ne +finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie; les +amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des +douleurs d'âme à attendrir les lions: _le lion répandit des pleurs!_ +un jargon de bonne compagnie fut adopté. + +Dans ces milliers de romans qui ont inondé l'Angleterre depuis un +demi-siècle, deux ont gardé leur {p.196} place: _Caleb Williams_ et +_le Moine_[155]. Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres; +mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des +Communes, fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un +Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe[156] font une espèce à part. +Ceux de mistress Barbauld[157], de miss Edgeworth[158], de miss +Burney[159], etc., ont, dit-on, des chances de vivre. «Il y devroit, +dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les _escrivains_ ineptes +et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéans. On +banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres. +L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé.» + + [Note 155: _Caleb William_, par William Godwin, fut + publié en 1794; _le Moine_, par Matthew-Gregory + Lewis, parut en 1795.] + + [Note 156: Anne _Ward_, dame _Radcliffe_ + (1764-1823). Le plus célèbre de ses romans, _les + Mystères d'Udolphe_, est de 1794.] + + [Note 157: Anna-Loetitia _Aikin_, Miss Barbauld + (1743-1825). On lui doit une édition des + _Romanciers anglais_, en 50 volumes.] + + [Note 158: Miss Maria _Edgeworth_ (1766-1849). Ses + _Contes populaires_, ses _Contes de la vie + fashionable_, et ses nombreux romans témoignent + d'une rare puissance d'invention et d'une véritable + originalité.] + + [Note 159: Miss Francis _Burney_, madame d'_Arblay_ + (1752-1840). Son premier roman, _Évelina ou + l'entrée d'une jeune dame dans le monde_, publié en + 1778, sous le voile de l'anonyme, eut une vogue + considérable. Les deux qui suivirent, _Cecilia_ + (1782) et _Camilla_ (1796) n'obtinrent pas moins de + succès. Elle avait épousé, en 1793, un émigré + français, M. d'Arblay, colonel d'artillerie.] + +Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers +voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de +montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de +salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de {p.197} +Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de +lord Byron. + +L'illustre peintre de l'Écosse débuta dans la carrière des lettres, +lors de mon exil à Londres, par la traduction du _Berlichingen_ de +Goethe[160]. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la +pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir +créé un genre faux; il a perverti le roman et l'histoire: le romancier +s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires +romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer +quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans +doute; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est +de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde[161]. Il faut de +plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre +que pour plaire en passant toute mesure; il est moins facile de régler +le coeur que de le troubler. + + [Note 160: La traduction du _Goetz de + Berlichingen_, de Goethe, parut en 1799.] + + [Note 161: Lamartine a dit de même, dans sa + _Réponse aux Adieux de Walter Scott_: + + La main du tendre enfant peut t'ouvrir au hasard, + Sans qu'un mot corrupteur étonne son regard, + Sans que de tes tableaux la suave décence + Fasse rougir un front couronné d'innocence.] + +Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott +refoula les Anglais jusqu'au moyen âge: tout ce qu'on écrivit, +fabriqua, bâtit, fut gothique: livres, meubles, maisons, églises, +châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des +_fashionables_ de Bond-Street, race frivole qui {p.198} campe dans +les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles +qui s'apprêtent à les en chasser. + + * * * * * + +En même temps que le roman passait à l'état _romantique_, la poésie +subissait une transformation semblable. Cowper[162] abandonna l'école +française pour faire revivre l'école nationale; Burns[163], en Écosse, +commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des +ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce +qu'on appelait _Lake school_ (nom qui est resté), parce que les +romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du +Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois. + + [Note 162: William _Cowper_ (1731-1800). Cowper est + par excellence le poète de la vie domestique.] + + [Note 163: Robert _Burns_ (1759-1796). Le + poète-laboureur, _the Ploughman of Ayrshire_, comme + on l'appelait en Écosse, fut un admirable poète, + que n'a point, tant s'en faut, égalé Bérenger, à + qui on l'a, bien à tort, trop souvent comparé.] + +Thomas Moore[164], Campbell[165], Rogers[166], Crabbe[167], {p.199} +Wordsworth[168], Southey[169], Hunt[170], Knowles[171], lord +Holland[172], Canning[173], Croker[174], vivent encore pour {p.200} +l'honneur des lettres anglaises; mais il faut être né Anglais pour +apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait +particulièrement sentir aux hommes du sol. + + [Note 164: Thomas _Moore_ (1779-1852). Outre de + nombreux et très remarquables ouvrages en prose, + tels que _Lalla-Rookh_, roman oriental, où se + trouvent quatre épisodes en vers, il a composé + d'admirables poésies, les _Mélodies irlandaises_ et + les _Amours des anges_. Dépositaire des _Mémoires_ + de lord Byron, il eut l'impardonnable faiblesse de + les détruire.] + + [Note 165: Thomas _Campbell_ (1777-1844). Le + premier et le meilleur de ses ouvrages, les + _Plaisirs de l'espérance_, parut en 1799.] + + [Note 166: Samuel _Rogers_ (1762-1855), le + banquier-poète, auteur des _Plaisirs de la + mémoire_, de la _Vie humaine_, de l'_Italie_ et de + _Christophe Colomb_, fragment d'épopée. Le plus + riche des poètes de son temps, il se donna le luxe + de publier une édition de ses _Poèmes_, en deux + volumes ornés de vignettes gravées par les premiers + peintres anglais modernes. Cette édition lui coûta + la bagatelle de quinze mille livres (375,000 + francs).] + + [Note 167: George _Crabbe_ (1754-1832). Dans le + _Village_ (1783) et le _Registre de paroisse_ + (1807), il a peint avec un merveilleux talent et + une simplicité pleine de poésie les scènes de la + vie commune.] + + [Note 168: William _Wordsworth_ (1770-1850), auteur + des _Ballades lyriques_ (1798), d'un recueil de + _Poèmes_ (1807), qui contient quelques-unes de ses + meilleurs pièces, des _Excursions_ (1814), poème en + neuf chants sur la nature morale de l'homme. Il fut + sans rival dans le sonnet.] + + [Note 169: Robert _Southey_ (1774-1843), poète, + historien et critique, un des écrivains les plus + féconds du XIXe siècle. Il a composé quatre ou cinq + grandes épopées, dont la plus célèbre, _Rodrigue, + le dernier des Goths_, parut en 1814. Il fut, avec + son beau-frère Coleridge (que Chateaubriand a omis + de citer), et avec Wordsworth, un des trois poètes + de l'école des lacs ou _lakiste_.] + + [Note 170: James-Henri-Leigh _Hunt_ (1784-1859). + Prosateur éminent, il se fit aussi une brillante + réputation comme poète par l'alliance de la + richesse de l'imagination et du style avec la grâce + et la mélancolie du sentiment. Ses principales + oeuvres poétiques sont: la _Fête des poètes_ + (1815); _Rimini_ (1816); _Plume et épée_ (1818); + _Contes en vers_ (1833); le _Palefroi_ (1842).] + + [Note 171: James-Sheridan _Knowles_ (1784-1862), + poète dramatique. L'imitation de Shakespeare est + visible dans toutes ses oeuvres. Les principales + sont des tragédies: _Caïus Gracchus, Virginius, + Alfred le Grand, Guillaume Tell, Jean de Procida_, + la _Rose d'Aragon_, etc. On cite parmi ses + comédies: le _Mendiant de Bethnal-Green_, le + _Bossu_, la _Malice d'une femme_, la _Chasse + d'amour_, la _Vieille fille_, le _Secrétaire_.] + + [Note 172: Henri-Richard _Vassall-Fox_, troisième + lord _Holland_ (1773-1840). Il était le neveu du + célèbre Charles Fox. Homme politique et l'un des + membres influents du parti whig, il cultivait les + lettres et avait fait paraître en 1806 un ouvrage + sur la _Vie et les écrits de Lope de Vega_. Après + sa mort, on a publié de lui: _Souvenirs de + l'étranger_ et _Mémoires du parti whig à mon + époque_.] + + [Note 173: George _Canning_ (1770-1827), un des + plus grands orateurs de l'Angleterre. Il avait un + remarquable talent de versification, qu'il employa + surtout à ridiculiser ses adversaires politiques. + Sa parodie des _Brigands_ de Schiller et son poème + sur la _Nouvelle morale_ sont deux satires + mordantes dirigées contre les principes et les + hommes de la Révolution française. Dans un autre + ton, il a écrit une admirable pièce sur la mort de + son fils aîné.] + + [Note 174: John Wilson _Croker_ (1780-1857). Homme + politique comme Canning et lord Holland, membre du + parlement et, au besoin, membre d'un cabinet tory, + il se livra néanmoins avec ardeur à ses goûts + littéraires, multipliant les livres d'histoire et + les écrits de circonstance, critique infatigable et + poète à ses heures pour chanter les victoires + anglaises, _Trafalgar_ ou _Talavera_. En 1809, pour + répondre à la _Revue d'Edimbourg_, il avait, + d'accord avec Walter Scott, Gifford, George Ellis, + Frère et Southey, fondé la _Quaterly Review_, + organe du parti tory. Il en fut, pendant de longues + années, le principal rédacteur.] + +Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des +ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à +fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que +les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos +langes; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les +Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques: +ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons; +ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement +Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à +Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à +Goettingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce +qu'on n'y lit pas. + +Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un +étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est +intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit +qui n'est pas, pour ainsi dire, _compatriote_ de ce talent. Nous +admirons sur parole les Grecs et les Romains; {p.201} notre +admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne +sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous +se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de +Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles +étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les +beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays: oui, les +beautés de sentiment et de pensée; non les beautés de style. Le style +n'est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre natale, un +ciel, un soleil à lui. + +Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant +1800 et en 1800[175]; ils finissaient le siècle; je le commençais. +Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil[176]. + + [Note 175: La mort de Burns est du 21 juillet 1796 + et celle de Cowper du 25 avril 1800; William Mason, + auteur du _Jardin anglais_, poème descriptif en + quatre livres, mourut en 1797.] + + [Note 176: Darwin mourut le 18 août 1802, et + Beattie en 1803.--Erasmus _Darwin_ (1731-1802), + médecin et poète, auteur du _Jardin botanique, des + Amours des plantes_ et du _Temple de la nature_. + Son petit-fils, Charles-Robert Darwin, a conquis, à + son tour, une grande célébrité par son livre sur + l'_Origine des espèces par voie de sélection + naturelle_ (1859).--James _Beattie_ (1735-1803) a + publié, outre son poème du _Ménestrel_, plusieurs + ouvrages de philosophie morale. Chateaubriand, dans + son _Essai sur la littérature anglaise_, lui a + consacré tout un chapitre.] + +Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le _Minstrel_, ou le +_Progrès du génie_, est la peinture des premiers effets de la muse sur +un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. +Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une +tempête; tantôt il quitte les jeux du village pour {p.202} écouter à +l'écart, dans le lointain, le son des musettes. + +Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées +mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les _discoverers_. +Beattie se proposait de continuer son poème; en effet, il en a écrit +le second chant: Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond +d'une vallée; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les +illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y +recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite +instruit le jeune _minstrel_ et lui révèle le secret de son génie. +L'idée était heureuse; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de +l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes; la mort de son fils +brisa son coeur paternel: comme Ossian après la perte de son Oscar, il +suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de +Beattie était-il ce jeune _minstrel_ qu'un père avait chanté et dont +il ne voyait plus les pas sur la montagne. + + * * * * * + +On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du +_Minstrel_: à l'époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait +l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était +enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui; il avait été élevé sur +les bruyères de l'Écosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes +de la Bretagne, au bord de la mer; il aima d'abord la Bible et Ossian, +comme je les aimai[177]; il chanta dans Newstead-Abbey {p.203} les +souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de +Combourg: + +«Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère, et +gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir +au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête +qui s'amoncelaient à mes pieds[178]...» + + [Note 177: On lit dans la préface des _Mélanges_ de + Chateaubriand (_OEuvres complètes_, t. XXII), au + sujet d'Ossian «Lorsqu'en 1793 la révolution me + jeta en Angleterre, j'étais grand partisan du Barde + écossais: j'aurais, la lance au poing, soutenu son + existence envers et contre tous, comme celle du + vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de + poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière + par divers auteurs, étaient indubitablement, à mes + yeux, du père d'Oscar, tout aussi bien que les + manuscrits runiques de Macpherson. Dans l'ardeur de + mon admiration et de mon zèle, tout malade et tout + occupé que j'étais, je traduisis quelques + productions _ossianiques_ de John Smith. Smith + n'est pas l'inventeur du genre; il n'a pas la + noblesse et la verve épique de Macpherson; mais + peut-être son talent a-t-il quelque chose de plus + élégant et de plus tendre... J'avais traduit Smith + presque en entier: Je ne donne que les trois poèmes + de _Dargo_, de _Duthona_ et de _Gaul_...»] + + [Note 178: C'est le début de l'une des pièces du + recueil publié par lord Byron en 1807 sous ce + titre: _Heures de paresse_. Le poète n'avait encore + que dix-neuf ans.] + +Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si +malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir +quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied +de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au +moment où je revenais de la Palestine: + + Spot of my youth! whose hoary branches sigh, + Swept by the breeze that fans thy cloudless sky, etc. + +«Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées +par la brise qui rafraîchit ton {p.204} ciel sans nuage! Lieu où je +vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que +j'aimais, ton gazon mol et vert; quand la destinée glacera ce sein +qu'une fièvre dévore, quand elle aura calmé les soucis et les +passions;... ici où il palpita, ici mon coeur pourra reposer. +Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances,... mêlé à la +terre où coururent mes pas,... pleuré de ceux qui furent en société +avec mes jeunes années, oublié du reste du monde![179]» + + [Note 179: _Vers écrits sous un ormeau dans le + cimetière d'Harrow_ et datés du 2 septembre 1807. + C'est par cette pièce que se terminent les _Heures + de paresse_.] + +Et moi je dirai: Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant +s'abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais _René_ sous +ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour +rêver _Childe-Harold!_ Byron demandait au cimetière, témoin des +premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée: inutile prière que +n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a été; +je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise: au bout de quelques +années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai +retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent +plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de +qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux; ils +n'entendent plus les hennissements de son cheval: il en est de même à +Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons. + +Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron {p.205} enfant y +respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit +vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur +Arthur Young, traversant Combourg, écrivait: + +«Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage; +l'agriculture n'y est pas plus avancée que chez les Hurons, ce qui +paraît incroyable dans un pays enclos; le peuple y est presque aussi +sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus +sales et les plus rudes que l'on puisse voir: des maisons de terre +sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais +aucune aisance.--Cependant il s'y trouve un château, et il est même +habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette +habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant +d'ordures et de pauvreté? Au-dessous de cet amas hideux de misère est +un beau lac environné d'enclos bien boisés[180].» + + [Note 180: _Voyage en France, en Espagne et en + Italie pendant les années 1787-1789_, par Arthur + Young.] + +Ce M. de Chateaubriand était mon père; la retraite qui paraissait si +hideuse à l'agronome de mauvaise humeur n'en était pas moins une belle +et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant +de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young +eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos +moissons? + +Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en +1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840: elles achèveront le +morceau de lord {p.206} Byron; ce morceau se trouvera surtout +complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant +à Venise. + +Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la +rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise, +ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des moeurs, à peu +près pareilles: l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous +deux voyageurs dans l'Orient, assez souvent l'un près de l'autre, et +ne se voyant jamais: seulement la vie du poète anglais a été mêlée à +de moins grands événements que la mienne. + +Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce: dans +_Childe-Harold_, il semble embellir de ses propres couleurs les +descriptions de l'_Itinéraire_. Au commencement de mon pèlerinage, je +reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château; Byron dit un +égal adieu à sa demeure gothique. + +Dans _les Martyrs_, Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome: +«Notre navigation fut longue, dit-il,... nous vîmes tous ces +promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes +compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, +et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux; +moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des +villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe[181].» + + [Note 181: _Les Martyrs_, livre IV.] + +Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre +de Sulpicius à Cicéron[182];--une {p.207} rencontre si parfaite m'est +singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre immortel au +rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous avons +commémoré les mêmes ruines. + + [Note 182: _Lettres_ de Cicéron, lib. IV, épist. V, + _ad Familiares_.] + +J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord Byron, dans la +description de Rome: _les Martyrs_ et ma _Lettre sur la campagne +romaine_ ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les +aspirations d'un beau génie. + +Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron +se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes +ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de +_Childe-Harold_; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. +Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé, on me refuse moins +cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses +_Chansons_, a dit: «Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je +parle des _lyres_ que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne +crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique, +qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est, avec raison, glorifiée +souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du _Génie du +christianisme_ s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y +aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de +_Childe-Harold_ est de la famille de René.» + +Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain[183] a +renouvelé la remarque de M. de Béranger: {p.208} Quelques pages +incomparables de _René_, dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce +caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait +de génie.» + + [Note 183: Il s'agit ici, non précisément d'un + article, mais d'une _Notice sur lord Byron_, + publiée dans la _Biographie universelle_ de + Michaud, et reproduite dans les _Études de + littérature ancienne et étrangère_, par M. + Villemain.] + +Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée +entre le chroniqueur de _René_ et le chantre de _Childe-Harold_ n'ôte +pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de +la _Dee_, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans +luth? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en +ait exprimé, comme moi et comme Goethe avant nous, la passion et le +malheur; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient +montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées. + +D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir +des conceptions pareilles sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir +marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des +idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en +enrichir la sienne: cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous +les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse, +_Ossian_, _Werther_, _les Rêveries du promeneur solitaire_, _les +Études de la nature_, ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai +rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où +je me délectais. + +S'il était vrai que _René_ entrât pour quelque chose dans le fond du +personnage unique mis en scène {p.209} sous des noms divers dans +_Childe-Harold_, _Conrad_, _Lara_, _Manfred_, le _Giaour_; si, par +hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la +faiblesse de ne jamais me nommer? J'étais donc un de ces pères qu'on +renie quand on est arrivé au pouvoir? Lord Byron peut-il m'avoir +complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français +ses contemporains? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les +journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans +auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le +_New-Times_ a fait un parallèle de l'auteur du _Génie du +christianisme_ et de l'auteur de _Childe-Harold_? + +Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses +susceptibilités, ses défiances: on veut garder le sceptre, on craint +de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent +supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la _Littérature_[184]. +Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à +l'empire; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté +est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose +ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai +admiré; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de +Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de +l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au {p.210} culte; +on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les +bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui +nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte +ou d'envie. + + [Note 184: _De la littérature considérée dans ses + rapports avec l'état moral et politique des + nations_, par Mme de Staël. Le livre de Mme de + Staël ayant paru en 1800, avant _Atala_ et le + _Génie du christianisme_, celle-ci était assurément + excusable de n'avoir point nommé Chateaubriand, et + elle eût pu lui répondre: + + Comment l'aurais-je fait si vous n'étiez pas né?] + +Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces _Mémoires_ au plus +grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une +chose: le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse. + +Lord Byron a ouvert une déplorable école: je présume qu'il a été aussi +désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis +des René qui rêvent autour de moi. + +La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de +calomnies: les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques; +les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec +frayeur, par ce _monstre_, à consoler ce Satan solitaire et +malheureux. Qui sait? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il +cherchait, une femme assez belle, un coeur aussi vaste que le sien. +Byron, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent +séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce +humaine; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères +de la matière et de l'intelligence, qui ne trouve point de mot à +l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie +sans cause, comme un sourire pervers du mal; c'est le fils du +désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une +incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout +ce qui l'approche; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge +{p.211} de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et +maudit de Dieu; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est +le damné du néant. + +Tel est le Byron des imaginations échauffées: ce n'est point, ce me +semble, celui de la vérité. + +Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis +dans lord Byron: l'homme de la _nature_ et l'homme du _système_. Le +poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a +accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord +qu'en rêverie: cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de +ses ouvrages. + +Quant à son _génie_, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est +assez réservé; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une +plainte, une imprécation; en cette qualité, elle est admirable: il ne +faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante. + +Quant à son _esprit_, il est sarcastique et varié, mais d'une nature +qui agite et d'une influence funeste: l'écrivain avait bien lu +Voltaire, et il l'imite. + +Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher +à sa naissance; l'accident même qui le rendait malheureux et qui +rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine n'aurait pas dû le +tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre +immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon: «La +voix est la fleur de la beauté.» + +Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées +fuient aujourd'hui. Au bout de quelques {p.212} années, que dis-je? +de quelques mois, l'engouement disparaît; le dénigrement lui succède. +On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron; son génie est mieux +compris de nous; il aura plus longtemps des autels en France qu'en +Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les +sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les +sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le +cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde: s'ils +brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur +restera-t-il? + + * * * * * + +Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes +sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la +terre: il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les +dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie; il +m'a précédé dans la mort; il a été appelé avant son tour; mon numéro +primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. +Childe-Harold aurait dû rester: le monde me pouvait perdre sans +s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma +route, madame Guiccioli[185] à Rome, {p.213} lady Byron[186] à Paris. +La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues: la première avait +peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes. + + [Note 185: Teresa Gamba, comtesse _Guiccioli_, née + à Ravenne en 1802, célèbre par sa liaison avec lord + Byron. En 1831, veuve de son mari et... et de lord + Byron, elle épousa le marquis de Boissy, qui avait + été attaché à l'ambassade de Chateaubriand à Rome + et l'un de ses protégés. Le marquis de Boissy, pair + de France sous Louis-Philippe et sénateur sous le + second empire, est resté le type du parfait + interrupteur. L'ex-comtesse Guiccioli a fait + paraître, en 1863, deux volumes de souvenirs sur + l'auteur de _Childe-Harold_, publiés sous ce titre: + _Byron jugé par des témoins de sa vie_.] + + [Note 186: Miss _Milbanks_, fille de sir Ralph + Milbanks-Noël, héritière de la fortune et des + titres de Wentworth, avait épousé lord Byron le 2 + janvier 1815. Après un an de mariage et la + naissance d'une fille qui fut nommée Ada, lady + Byron se retira chez son père et ne voulut plus + revoir son époux. «La persévérance de ses refus, + dit Villemain, et la discrétion de ses plaintes + accusent également Byron, qui, n'eût-il pas eu + d'autres torts, appelait sur lui la malignité des + oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la + faute impardonnable de tourner en ridicule celle + qui portait son nom.»] + + * * * * * + +Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où +l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque +chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses +sites, de ses châteaux, de ses moeurs privées et politiques. + +Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues, +depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu'à Greenwich et +au-dessous. + +Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante +avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses +brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires; ceux-ci, à +chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions: les plus petits +d'abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de +leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les +fenêtres de la taverne où festoient les étrangers. + +Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec +ses prairies, ses troupeaux, ses maisons {p.214} de campagne, ses +parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois +le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points +opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de +cette double Angleterre: à l'ouest l'aristocratie, à l'est la +démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles +l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer. + +Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de +Lamoignon, m'occupant du _Génie du christianisme_. Je faisais des +nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de +Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres fût le +Richmond du traité _Honor Richemundiæ_, car alors je me serais +retrouvé dans ma patrie, et voici comment: Guillaume le Bâtard fit +présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent +quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis +le comté de Richmond[187]: les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain, +inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles +de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. +Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire +le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard: le +Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Édouard III. + + [Note 187: Voir le _Domesday book_. CH.] + +Là expira, en 1377, Édouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse +Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des +premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy: n'aimez qu'à l'âge où +vous {p.215} pouvez être aimé. Henri VIII et Élisabeth moururent +aussi à Richmond: où ne meurt-on pas? Henri VIII se plaisait à cette +résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet +abominable homme; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et +la servitude du Parlement; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au +chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant: + + Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme[188]. + + [Note 188: C'est un vers de La Harpe dans son poème + sur la Révolution. Sans doute, le sens et l'énergie + de ce vers plaisaient tout particulièrement à + Chateaubriand, car il lui arrivera encore de le + citer dans ce même volume.] + +On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait +d'observatoire à Henri VIII pour épier la nouvelle du supplice d'Anne +Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de +Londres. Quelle volupté! le fer avait tranché le col délicat, +ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses +fatales caresses. + +Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal +homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui +m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles: +accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils +étaient fatigués; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce +jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew[189] les +kanguroos, ridicules {p.216} bêtes, tout juste l'inverse de la +girafe: ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux +l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne +peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un +cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules +pleureurs: un couple nouvellement marié était venu passer la lune de +miel dans ce paradis. + + [Note 189: Village du comté de Surrey, à treize + kilomètres O. de Londres, sur la rive droite de la + Tamise. Kew possède un château royal, célèbre par + son observatoire et son jardin botanique, un des + plus riches qu'il y ait au monde.] + +Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de +Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche: «Quel +sempiternel tonnerre de brouillard! s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à +portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là? j'ai fait ma +liste: Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford; avec votre façon +songearde, vous seriez chez John Bull _in vitam æternam_, que vous ne +verriez rien.» + +Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, +Peltier m'énuméra ses espérances; il en avait des relais; une crevée +sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe +de çà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus +robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet: +Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour +second James Mackintosh; condamné devant les tribunaux, il fit une +nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pièces de +son procès[190]. + + [Note 190: Voir plus haut, page 111, la note sur + Peltier.] + +Bleinheim me fut désagréable: je souffrais d'autant plus d'un ancien +revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent +affront; un bateau {p.217} en amont de la Tamise m'aperçut sur la +rive; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras; on +venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir: ces succès +de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, +m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans +Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady +Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. +L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse +misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et +moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les +palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du +sang de mes compatriotes. + +Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques: j'aime mieux ses +ombrages. Le _cicerone_ du lieu nous montra, dans une ravine noire, la +copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante +vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne +s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les +volets étaient fermés: pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des +vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine! + +Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de +Charles II: voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant +d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait +chasser sa race. + +Nous vîmes, à Slough, Herschell[191] avec sa savante {p.218} soeur et +son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles +planètes: cela faisait rire Peltier qui s'en tenait aux sept vieilles. + + [Note 191: William _Herschell_ (1738-1822). Le roi + George III lui avait donné, au bourg de Slough, une + habitation voisine de son château de Windsor. Le + célèbre astronome eut pour auxiliaires dans la + construction de ses télescopes et dans ses + observations son frère Alexandre et sa soeur + Caroline, qui mourut, presque centenaire, en 1848.] + +Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette +république d'Alfred le Grand; elle représentait les libertés +privilégiées et les moeurs des institutions lettrées du moyen âge. +Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les +tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un +plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie +du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce +prince. + +Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes +collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de +Gray sur le _Cimetière de campagne_: + + The curfew tolls the knell of parting day. + +Imitation de ce vers de Dante: + + Squilla di lontano + Che paja 'l giorno pianger che si muore[192]. + + [Note 192: _Le Purgatoire_, chant VIII, vers 5.] + +Peltier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, +ma traduction[193]. À la vue d'Oxford, {p.219} je me souvins de l'ode +du même poète sur _une vue lointaine du collège d'Eton_: + +«Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis +mon enfance insouciante errait étrangère à la peine! je sens les +brises qui viennent de vous: elles semblent caresser mon âme abattue, +et, parfumées de joie et de jeunesse me souffler un second printemps. + +«Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte +aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la +balle fugitive. Hélas! sans souci de leur destinée, folâtrent les +petites victimes! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin +d'outre-journée.» + + [Note 193: Elle a été insérée par Chateaubriand au + tome XXII de ses _OEuvres complètes_. «S'il a fait, + dit Sainte-Beuve, de bien mauvais vers et de + médiocres, il en a trouvé quelques-uns de tout à + fait beaux et poétiques. Il est bien au-dessus de + Marie-Joseph Chénier dans la traduction du + _Cimetière de Gray_.» (_Chateaubriand et son groupe + littéraire_, tome I, p. 98.)] + +Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute +la douceur de la muse? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des +études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre +la vie? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des +ruines vues au flambeau. + + +VIE PRIVÉE DES ANGLAIS. + +Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, +à la fin du dernier siècle, leurs moeurs et leur caractère national. +Il n'y avait encore qu'un peuple, au nom duquel s'exerçait la +souveraineté par un gouvernement aristocratique; on ne connaissait que +deux grandes classes amies et liées {p.220} d'un commun intérêt, les +patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en +France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas: rien ne +s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de +leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions +manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes +trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des +hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, +chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au +bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre; toutes tenant les +yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. +«L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des +eaux.» Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en +1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis +XVI, me disait: «Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi +était vêtu d'une redingote quand on lui coupa la tête?» + +Les _gentlemen-farmers_ n'avaient point encore vendu leur patrimoine +pour habiter Londres; ils formaient encore dans la chambre des +Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition +au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de +propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, +mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient _vivat_ au _roastbeef_, se +plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la +guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient +ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient +assurés que la gloire de la Grande-Bretagne {p.221} ne périrait point +tant qu'on chanterait _God save the King_, que les bourgs-pourris +seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, +et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix +sous le nom de _lions_ et d'_autruches_. + +Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux; il avait +reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. +L'université d'Oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis +aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots: +_À l'usage du clergé catholique exilé pour la religion_. Quant à la +haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les +dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de +Galles[194], passaient des {p.222} ladies assises de côté dans des +chaises à porteurs; leurs grands paniers sortaient par la porte de la +chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur +ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces +belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de +Lauzun avaient adoré les mères; ces filles sont, en 1822, les mères et +grand'mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en +robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de +fleurs. + + [Note 194: Caroline-Amélia-Augusta de + _Brunswick-Wolfenbüttel_, née en 1768, avait épousé + en 1795 le prince de Galles, depuis George IV. + Profondément attaché à Mistress Fitzherbert, à + laquelle il s'était uni par un mariage entaché de + nullité, celui-ci n'avait consenti à cette union + que pour obtenir du roi son père le payement de ses + dettes. Aussitôt après la naissance de leur fille, + la princesse Charlotte (mariée en 1816 au prince + Léopold de Cobourg et morte en couches l'année + suivante), le prince et la princesse de Galles + s'étaient séparés d'un commun accord (1796). En + 1806, le prince provoqua une enquête judiciaire sur + la conduite de sa femme, qu'il accusait d'avoir + donné le jour à un enfant illégitime. Le roi George + III prit parti pour sa belle-fille, et l'enquête + n'eut pas de résultat. Appelé au trône en 1820, + George IV, non content de se refuser à reconnaître + à sa femme le titre et les prérogatives royales, + introduisit contre elle au parlement un bill dans + lequel il demandait le divorce pour cause + d'adultère de la reine avec un ancien valet de pied + nommé Bergami. Après de longs débats, dans lesquels + Brougham, avocat de la reine Caroline, fit preuve + de la plus rare habileté et de la plus puissante + éloquence, le bill fut retiré par le gouvernement + (6 novembre 1820). Mais au mois de juillet de + l'année suivante, l'entrée de Westminster fut + refusée à la reine le jour du couronnement de + George IV. Le dépit qu'elle conçut de cet affront + ne fut pas étranger à sa fin survenue quelques + jours plus tard.] + + +MOEURS POLITIQUES. + +L'Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l'apogée de +sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j'ai entendu +parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les +Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique +ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel +point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais +admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à +la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. +Les idées _générales_ ont pénétré dans cette société _particulière_. +Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent +quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus +grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le +patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d'un +comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera +le temps dont je déplore ici la perte. + +{p.223} En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la +Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. +Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne +déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des +larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa +réplique par ces paroles: «Le très honorable gentleman, dans le +discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu +commune; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. +Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, +je ne serai pas épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes sentiments +dans cette Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que +la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète +en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, +que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de +m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la +Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public +et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je +m'écrierai: Fuyez la Constitution française!--_Fly from the French +Constitution_.» + +M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de _perdre des amis_, M. +Burke s'écria: + +«Oui, il s'agit de perdre des amis! Je connais le résultat de ma +conduite; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est +finie: _I have done my duty at the price of my friend; our friendship +is at an end_. J'avertis les très honorables gentlemen, qui {p.224} +sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à +l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme +deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux +frères), je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la +Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les +innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories.--_From +the danger of these new theories_.» Mémorable époque du monde! + +M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, accablé de la mort de +son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des +pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, _his +nursery_. Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui +croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les +insouciants petits exilés, il me disait: «Nos petits garçons ne +feraient pas cela: _our boys could not do that_,» et ses yeux se +mouillaient de larmes: il pensait à son fils parti pour un plus long +exil. + +Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi +l'influence des _nouvelles théories_. Il faut avoir vu la gravité des +débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces +orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution +prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La +liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à +Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à +la tribune encore sanglante de la Convention. + +M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole +était froide, son intonation monotone, son geste insensible; +toutefois, la lucidité et la fluidité {p.225} de ses pensées, la +logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs +d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne. + +J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le +parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George +III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot +d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines +cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient +quelques gardes à cheval; c'était là le maître des rois de l'Europe, +comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. +Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le +bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne +trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désoeuvrés: +laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au +vent, la figure pâle. + +Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures +réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait +rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un +valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans +passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne +voulait être que _William Pitt_. + +Lord Liverpol, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa +campagne: en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite +maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'État qui +avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous +les milliards de la terre. + +George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la {p.226} raison +et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres +lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la +santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor: j'obtins pour +quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de +manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, +parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses +mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il +connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de +Hændel: c'était une belle fin de la _vieille Angleterre. Old England!_ + + * * * * * + +Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande +révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier consul, +rétablissait l'ordre par le despotisme; beaucoup d'exilés rentraient; +la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les +débris de sa fortune: la fidélité périssait par la tête, tandis que +son coeur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de +province à demi nus. Madame Lindsay était partie; elle écrivait à MM. +de Lamoignon de revenir; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, soeur +de MM. de Lamoignon[195], à passer le détroit. Fontanes m'appelait, +pour achever à Paris l'impression {p.227} du _Génie du christianisme_. +Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le +revoir; des dieux plus puissants que les Lares paternels me +retenaient; je n'avais plus en France de biens et d'asile; la patrie +était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait: je +n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma soeur Julie. Lucile +existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne portait plus +mon nom; ma jeune _veuve_ ne me connaissait que par une union de +quelques mois, par le malheur et par une absence de huit années. + + [Note 195: Sur MM. de Lamoignon, voir ci-dessus la + note 1 de la page 154.--Leur soeur, + Marie-Catherine, née le 3 mars 1759, avait épousé + Henri-Cardin-Jean-Baptiste, marquis d'Aguesseau, + seigneur de Fresne, avocat général au Parlement, + lequel devint membre de l'Académie française + (1787), député à la Constituante de 1789, sénateur + de l'Empire (1805), pair de la Restauration (1814). + Madame d'Aguesseau est morte en 1849, à l'âge de + quatre-vingt-dix ans.] + +Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir; mais +je voyais ma petite société se dissoudre; madame d'Aguesseau me +proposait de me mener à Paris: je me laissai aller. Le ministre de +Prusse me procura un passe-port, sous le nom de La Sagne, habitant de +Neuchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du _Génie du +christianisme_, et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai +des _Natchez_ les esquisses d'_Atala_ et de _René_; j'enfermai le +reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes +hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame +d'Aguesseau: madame Lindsay nous attendait à Calais. + +Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800; mon coeur était autrement +occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne +ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes; aujourd'hui +ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs +et de cours, si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés +dans ma présente existence! Passez, hommes, passez; viendra mon tour. +Je {p.228} n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours; si les +souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, +maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de _René_ va se +développer, et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon +récit! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses +révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan; de cet Empire et de +l'homme gigantesque que j'ai vu tomber; de cette Restauration à +laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais +que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage +funèbre? + +Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout +de ma première carrière, s'ouvre devant moi _la carrière de +l'écrivain_; d'homme privé, je vais devenir homme public; je sors de +l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le +carrefour souillé et bruyant du monde; le grand jour va éclairer ma +vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette +un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures +immémorées; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle; +je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des soeurs, +comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne +reverrai plus. + +Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai +dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger: caché doublement dans +l'obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j'abordai la France +avec le siècle[196]. + + [Note 196: Voir, à l'_Appendice_, le nº V: la + _Rentrée en France_.] + + + + +{p.229} DEUXIÈME PARTIE + +CARRIÈRE LITTÉRAIRE + +1800-1814 + + + + +LIVRE PREMIER[197] + + [Note 197: Ce livre, commencé à Dieppe en 1836, a + été terminé à Paris en 1837. Il a été revu en + décembre 1846.] + + Séjour à Dieppe.--Deux sociétés.--Où en sont mes Mémoires.--Année + 1800.--Vue de la France.--J'arrive à Paris.--Changement de la + société.--Année de ma vie 1801.--Le _Mercure._--_Atala._--Année de + ma vie 1801.--Mme de Beaumont, sa société.--Année de ma vie + 1801.--Été à Savigny.--Année de ma vie 1802.--Talma.--Années de ma + vie 1802 et 1803.--_Génie du christianisme._--Chute + annoncée.--Cause du succès final.--_Génie du christianisme_; + suite.--Défauts de l'ouvrage. + + +Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces +_Mémoires_; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments +qu'ils m'inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire +de mes pensées et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie. + +Vous voyez où j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les +falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui +communique à ces {p.230} falaises au moyen d'un pont jeté sur un +fossé: madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne +d'Autriche; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam, +elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers +du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne +traitait pas trop bien le coupable. + +Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du +trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion +pour l'auteur des _Maximes_[198], et lui fut fidèle autant qu'elle le +pouvait. Celui-ci vit moins de ses _pensées_ que de l'amitié de madame +de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de +l'amour de madame de Longueville: voilà ce que c'est que les +attachements illustres. + + [Note 198: Le duc de La Rochefoucauld.] + +La princesse de Condé, près d'expirer, dit à madame de Brienne: «Ma +chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l'état où +vous me voyez, et qu'elle apprenne à mourir.» Belles paroles; mais la +princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri IV, +qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le +Béarnais, _s'échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente +ou quarante lieues à cheval_; elle était alors une _pauvre misérable_ +de dix-sept ans. + +Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de +Paris; il monte rapidement au sortir de Dieppe. À droite, sur la ligne +ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière; le long de ce +mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, {p.231} marchant +parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre, +chantaient ensemble à demi-voix. J'ai prêté l'oreille; ils en étaient +à ce couplet du _Vieux caporal_, beau mensonge poétique, qui nous a +conduits où nous sommes: + + Qui là-bas sanglote et regarde? + Eh! c'est la veuve du tambour, etc., etc. + +Ces hommes prononçaient le refrain: _Conscrits au pas; ne pleurez +pas... Marchez au pas, au pas,_ d'un ton si mâle et si pathétique que +les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en +dévidant leur chanvre, ils avaient l'air de filer le dernier moment du +vieux caporal: je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire +particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui +chantaient à la vue de la mer la mort d'un soldat. + +La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une +célébrité plébéienne: j'ai comparé en pensée les hommes aux deux +extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques +j'aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le +passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de +la postérité? + +Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne +contre-pesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle +différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de +Henri IV jusqu'à celle de Mazarin! Qu'est-ce que les troubles de 1648 +comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l'ancien monde, dont +elle mourra peut-être, en {p.232} ne laissant après elle ni vieille, +ni nouvelle société? N'avais-je pas à peindre dans mes _Mémoires_ des +tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scènes +racontées par le duc de La Rochefoucauld? À Dieppe même, qu'est-ce que +la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès +de madame la duchesse de Berry? Les coups de canon qui annonçaient à +la mer la présence de la veuve royale n'éclatent plus; la flatterie de +poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des +flots[199]. + + [Note 199: La duchesse de Berry, dans les derniers + temps de la Restauration, avait mis à la mode la + plage de Dieppe; elle y allait chaque année, avec + ses enfants, dans la saison des bains de mer.] + +Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont +retirées; les deux matelots de la chanson du poète plébéien +s'abîmeront; Dieppe est vide de moi-même: c'était un autre _moi_, un +_moi_ de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce +_moi_ a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez +vu, sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur +les galets; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte; vous m'y +rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juillet m'y +surprendront. M'y voici encore; j'y reprends la plume pour continuer +mes confessions. + +Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'oeil sur +l'état de mes _Mémoires_. + + * * * * * + +Il m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur +une grande échelle: j'ai, en premier lieu, élevé les pavillons des +extrémités, puis, déplaçant {p.233} et replaçant çà et là mes +échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions +intermédiaires; on employait plusieurs siècles à l'achèvement des +cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera +fini par mes diverses années; l'architecte, toujours le même, aura +seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver +intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle +usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu: +«Servez de tabernacle à mon âme.» et il disait aux hommes: «Quand vous +m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi.» + +Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes +_Mémoires_ et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque +ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de +feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, +quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de +l'Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie? +Ne suis-je pas moi-même quasi mort? Mes opinions ne sont-elles pas +changées? Vois-je les objets du même point de vue? Ces événements +personnels dont j'étais si troublé, les événements généraux et +prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué +l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes propres yeux? Quiconque +prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures; il ne retrouve plus +le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille +dans mes pensées, il y a des noms et jusqu'à des personnages qui +échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait +palpiter mon coeur: vanité {p.234} de l'homme oubliant et oublié! Il +ne suffit pas de dire aux songes, aux amours: «Renaissez!» pour qu'ils +renaissent; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec le +rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir. + + Aucuns venants des Lares patries. (RABELAIS.) + +Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le +monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde +européen. À mesure que le _packet-boat_ de Douvres approchait de +Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. +J'étais frappé de l'air pauvre du pays: à peine quelques mâts se +montraient dans le port; une population en carmagnole et en bonnet de +coton s'avançait au-devant de nous le long de la jetée: les vainqueurs +du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous +accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le +pont, visitèrent nos bagages et nos passe-ports: en France, un homme +est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos +affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou +une baïonnette. + +Madame Lindsay nous attendait à l'auberge: le lendemain nous partîmes +avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa +parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes; +des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou +entourée d'un mouchoir, {p.235} labouraient les champs: on les eût +prises pour des esclaves. J'aurais dû plutôt être frappé de +l'indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes +maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On +eût dit que le feu avait passé dans les villages; ils étaient +misérables et à moitié démolis: partout de la boue ou de la poussière, +du fumier et des décombres. + +À droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus; de +leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur +lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés, +des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des +clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête +et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées +ces inscriptions républicaines déjà vieillies: LIBERTÉ, ÉGALITÉ, +FRATERNITÉ, OU LA MORT. Quelquefois on avait essayé d'effacer le mot +MORT, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche +de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, +recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la +barbarie et de la destruction du moyen âge. + +En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux +n'avaient point été abattus; je fus frappé de ces belles avenues +itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m'était aussi +nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique. +Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées; la pluie +pénétrait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux: j'y +ai vu, depuis, {p.236} les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil +du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII. + +Auguste de Lamoignon vint au-devant de madame Lindsay: son élégant +équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences +sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes, que +j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux +Ternes. On me mit à terre sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à +travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre +heures chez elle; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui +lui servait à arranger des affaires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de +Fontanes de mon arrivée; au bout de quarante-huit heures, il me vint +chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louée +dans une auberge, presque à sa porte. + +C'était un dimanche: vers trois heures de l'après-midi, nous entrâmes +à pied dans Paris par la barrière de l'Étoile. Nous n'avons pas une +idée aujourd'hui de l'impression que les excès de la Révolution +avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les +hommes absents de la France pendant la Terreur; il me semblait, à la +lettre, que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est +vrai, des commencements de la Révolution; mais les grands crimes +n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits +subséquents, tels qu'on les racontait au milieu de la société paisible +et régulière de l'Angleterre. + +M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami +Fontanes, j'ouïs, à mon {p.237} grand étonnement, en entrant dans les +Champs-Élysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de +tambour. J'aperçus des _bastringues_ où dansaient des hommes et des +femmes; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans +l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la +place Louis XV, elle était nue; elle avait le délabrement, l'air +mélancolique et abandonné d'un vieil amphithéâtre; on y passait vite; +j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes; je craignais de +mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace; mes yeux +ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel où s'était élevé +l'instrument de mort; je croyais voir en chemise, liés auprès de la +machine sanglante, mon frère et ma belle-soeur: là était tombée la +tête de Louis XVI. Malgré les joies de la rue, les tours des églises +étaient muettes; il me semblait être rentré le jour de l'immense +douleur, le jour du vendredi saint. + +M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré, aux environs de +Saint-Roch[200]. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me +conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri +provisoire: je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu +parler. + + [Note 200: Les lettres adressées par Chateaubriand + au _citoyen Fontanes_, en 1800 et 1801, portent + cette suscription: _Rue Saint-Honoré, près le + passage Saint-Roch_, ou bien: _Rue Saint-Honoré, nº + 85, près de la rue Neuve-du-Luxembourg_.] + +Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de La Sagne, déposer +mon passe-port étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris, +une permission {p.238} qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de +quelques jours, je louai un entre-sol rue de Lille, du côté de la rue +des Saints-Pères. + +J'avais apporté le _Génie du christianisme_ et les premières feuilles +de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret[201], +digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l'impression +interrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une +âme ne connaissait mon _Essai sur les révolutions_, malgré ce que m'en +avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de +Sales, qui venait de publier son _Mémoire en faveur de Dieu_, et je me +rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain, +près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de +son concierge: _Ici on s'honore du titre de citoyen, et on se tutoie. +Ferme la porte, s'il vous plaît_. Je montai: M. Ginguené, qui me +reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il +était et avait été. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de +renouer des liaisons si disproportionnées. + + [Note 201: Il avait sa librairie _rue Jacob, nº + 1186_. On numérotait alors les maisons par quartier + et non par rue.] + +Je nourrissais toujours au fond du coeur les regrets et les souvenirs +de l'Angleterre; j'avais vécu si longtemps dans ce pays que j'en avais +pris les habitudes: je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons, +de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à +notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage: j'étais +Anglais de manières, de goût et, jusqu'à un certain point, de pensées; +car si, comme on le prétend, lord Byron s'est inspiré quelquefois +{p.239} de _René_ dans son _Childe-Harold_, il est vrai de dire aussi +que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d'un +voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler, d'écrire et même +de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et +l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui +nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des +intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette +inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous +les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française +incomparable et qui rachète nos défauts: après quelques mois +d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre +qu'à Paris. + + * * * * * + +Je m'enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au +travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés +des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été +comblé; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent; on ne +voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales +de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier +et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on +rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, _ombres chinoises, +vues d'optique, cabinets de physique, bêtes étranges_; malgré tant de +têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du +Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du +bourdon des grosses caisses: c'était peut-être là qu'habitaient ces +géants que je cherchais {p.240} et que devaient avoir nécessairement +produits des événements immenses. Je descendais; un bal souterrain +s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un +petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un +hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers: + + Par ses vertus, par ses attraits, + Il méritait d'être leur père! + +On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette +société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon. + +Je visitais les lieux où j'avais promené les rêveries de mes premières +années. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient été +chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus +conduit à la Chartreuse; on achevait de la démolir. + +La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies +absentes du grand roi; la communauté des Capucines était saccagée; le +cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson. +Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j'avais aperçu +Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église +de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de +corde. À la porte, une enluminure représentait des funambules, et on +lisait en grosses lettres: _Spectacle gratis_. Je m'enfonçai avec la +foule dans cet antre perfide: je ne fus pas plutôt assis à ma place, +que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des +enragés: «Consommez messieurs! consommez!» {p.241} Je ne me le fis +pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux cris moqueurs de +l'assemblée, parce que je n'avais pas de quoi _consommer_[202]. + + [Note 202: Chateaubriand, à cette date, était à la + lettre, sans le sou. Le 30 juillet 1800, il + écrivait à Fontanes: + + «Je vous envoie, mon cher ami, un Mémoire que de + Sales m'a laissé pour vous: + + «Rendez-moi deux services; + Donnez-moi d'abord un mot pour le médecin. + Tâchez ensuite de m'emprunter vingt-cinq louis. + + «J'ai reçu de mauvaises nouvelles de ma famille, et + je ne sais plus comment faire pour attendre l'autre + époque de ma fortune, chez Migneret. Il est dur + d'être inquiet sur ma vie pendant que j'achève + l'oeuvre du Seigneur. Juste et belle Révolution! + Ils ont tout vendu. Me voilà comme au sortir du + ventre de ma mère, car mes chemises même ne sont + pas françaises. Elles sont de la charité d'un autre + peuple. Tirez-moi donc d'affaire, si vous le + pouvez, mon cher ami. Vingt-cinq louis me feront + vivre jusqu'à la publication qui décidera de mon + sort. Alors le livre paiera tout, si tel est le bon + plaisir de Dieu, qui jusqu'à présent ne m'a pas été + très favorable. + + «Tout à vous, + + «LA SAGNE.» + + La lettre porte pour suscription: _Au citoyen + Fontanes, rue Honoré_.] + + * * * * * + +La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun +entre elles: la République, l'Empire et la Restauration; ces trois +mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les +autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a +eu un principe fixe: le principe de la République était l'égalité, +celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté. +L'époque républicaine est la plus originale et la plus profondément +gravée, parce qu'elle a été unique dans l'histoire: jamais on n'avait +vu, jamais on ne reverra {p.242} l'ordre physique produit par le +désordre moral, l'unité sortie du gouvernement de la multitude, +l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité. + +J'assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle +était bizarre: par un travestissement convenu, une foule de gens +devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas: chacun portait son +nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au +carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont +masqués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou +Hollandais: j'étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son +fils, le père pour l'oncle de sa fille; le propriétaire d'une terre +n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens +contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux +sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la +nouvelle: celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à +son tour. + +Cependant le monde ordonné commençait à renaître; on quittait les +cafés et la rue pour rentrer dans sa maison; on recueillait les restes +de sa famille; on recomposait son héritage en en rassemblant les +débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l'on fait le +compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se +rouvrait: j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du +temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se +retiraient, des générations impériales qui s'avançaient. Des généraux +de la réquisition, {p.243} pauvres, au langage rude, à la mine +sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des +blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers +brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait +tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous +les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient +les spectacles de la place Louis XV, où l'on coupait la tête à _des +femmes_ qui, me disait mon propre concierge de la rue de Lille, +_avaient le cou blanc comme de la chair de poulet_. Les +septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits +marchands de pommes cuites au coin des bornes; mais ils étaient +souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les +reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les +révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager dans les grands +hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et +comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la +nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la +populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se +préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les +forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre +tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et +s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger: de jour en +jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes +et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul. + +{p.244} Tout en m'occupant à retrancher, augmenter, changer les +feuilles du _Génie du christianisme_, la nécessité me forçait de +suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rédigeait alors le +_Mercure de France_; il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces +combats n'étaient pas sans quelque péril: on ne pouvait arriver à la +politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait +à demi-mot. Une circonstance singulière, en m'empêchant de dormir, +allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux +tourterelles; elles roucoulaient beaucoup: en vain je les enfermais la +nuit dans ma petite malle de voyageur; elles n'en roucoulaient que +mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je +m'avisai d'écrire pour le _Mercure_ une lettre à madame de Staël[203]. +Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre; ce que n'avaient +pu faire mes deux gros volumes sur les _Révolutions_, quelques pages +d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de +l'obscurité. + + [Note 203: Cette lettre à Mme de Staël avait + exactement pour titre: _Lettre à M. de Fontanes sur + la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël + (De la littérature considérée dans ses rapports + avec la morale, etc.)_. Cette lettre était signée: + l'_Auteur du Génie du Christianisme_. Elle fut + imprimée dans le _Mercure_ du 1er nivôse an IX (22 + décembre 1800). C'est un des plus éloquents écrits + de Chateaubriand. Il figure maintenant dans toutes + les éditions du _Génie du Christianisme_, auquel il + se rattache de la façon la plus étroite.] + +Ce premier succès semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je +m'occupais à revoir les épreuves d'Atala (épisode renfermé, ainsi que +_René_, dans le _Génie du christianisme_) lorsque je m'aperçus que des +feuilles me manquaient. La peur me prit: je crus qu'on avait {p.245} +dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée, +car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi +qu'il en soit, je me déterminai à publier _Atala_ à part, et +j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au _Journal des +Débats_ et au _Publiciste_[204]. + + [Note 204: Voici cette lettre: + + «CITOYEN, + + «Dans mon ouvrage sur le _Génie du Christianisme_, + ou _les Beautés de la religion chrétienne_, il se + trouve une partie entière consacrée à la _poétique + du Christianisme_. Cette partie se divise en quatre + livres: poésie, beaux-arts, littérature, harmonies + de la religion avec les scènes de la nature et les + passions du coeur humain. Dans ce livre, j'examine + plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les + précédents, tels que les effets des ruines + gothiques comparées aux autres sortes de ruines, + les sites des monastères dans la solitude, etc. Ce + livre est terminé par une anecdote extraite de mes + voyages en Amérique, et écrite sous les huttes + mêmes des sauvages; elle est intitulée _Atala_, + etc. Quelques épreuves de cette petite histoire + s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident + qui me causerait un tort infini, je me vois obligé + de l'imprimer à part, avant mon grand ouvrage. + + «Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de + publier ma lettre, vous me rendriez un important + service. + + «J'ai l'honneur d'être, etc.» + + La lettre est signée: _l'Auteur du Génie du + Christianisme_. Elle parut dans le _Journal des + Débats_, du 10 germinal, an IX (31 mars 1801).] + +Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de +Fontanes: il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. +Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort +d'Atala, il me dit brusquement d'une voix rude: «Ce n'est pas cela; +c'est mauvais; refaites cela!» Je me retirai désolé; je ne me sentais +pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu; je passai +depuis {p.246} huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon +entre-sol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes +mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes; je +m'en voulais; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de +moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par +l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais +renfermées: l'inspiration me revint; je traçai de suite le discours du +missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel +qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le coeur palpitant, +je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria: «C'est cela! c'est +cela! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux!» + +C'est de la publication d'_Atala_[205] que date le bruit que j'ai fait +dans ce monde: je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique +commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire +paraissait un prodige; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage +ajoutait à la surprise de la foule. _Atala_ tombant au milieu de la +littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie +dont la seule {p.247} vue inspirait l'ennui, était une sorte de +production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer +parmi les _monstruosités_ ou parmi les _beautés_; était-elle Gorgone +ou Vénus? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son +sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le +_Génie du christianisme_. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau +l'accueillit. + + [Note 205: Fontanes, dans le _Mercure_ du 16 + germinal an IX (6 avril 1801), annonçait, en ces + termes, la publication prochaine d'_Atala_: + «L'auteur est le même dont on a déjà parlé plus + d'une fois, en annonçant son grand travail sur les + beautés morales et poétiques du christianisme. + Celui qui écrit l'aime depuis douze ans et il l'a + retrouvé, d'une manière inattendue, dans des jours + d'exil et de malheurs; mais il ne croit pas que les + illusions de l'amitié se mêlent à ses + jugements.»--Le _Journal des Débats_, dans sa + feuille du 27 germinal (17 avril) annonça que le + petit volume venait de paraître _chez Migneret, rue + Jacob nº 1186_. C'était un petit in-12 de XXIV et + 210 pages de texte, avec ce titre: _Atala ou les + amours de deux sauvages dans le désert_.] + +Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, +la collection de _Curtius_[206]. Les auberges de rouliers étaient +ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le +père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les +quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images +de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard +ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'_âme de la +solitude_ à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de +confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une +jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s'en allaient +par le coche se marier dans leur petite ville; comme {p.248} en +débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré, que crocodiles, cigognes +et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous. +Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient[207]. L'abbé Morellet, +pour me {p.249} confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et +ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme +Chactas tenait les pieds d'Atala pendant l'orage: si le Chactas de la +rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa +critique[208]. + + [Note 206: Un Allemand, qui se faisait appeler + _Curtius_, avait installé à Paris, vers 1770, un + _Cabinet_ de figure en cire coloriées, + reproduisant, sous leur costume habituel, les + personnages fameux morts ou vivants. Ses deux + salons, établis au Palais-Royal et au boulevard du + Temple, étaient consacrés, l'un aux grands hommes, + l'autre aux scélérats. Tous les deux, le second + surtout, attirèrent la foule, et leur vogue, que la + Révolution n'avait fait qu'accroître, se maintint + sous le Consulat et l'Empire. Les salons de figures + de cire restèrent ouverts, au boulevard du Temple, + jusqu'à la fin du règne de Louis-Philippe. Ils + émigrèrent alors en province, et il arrive + qu'aujourd'hui encore on en rencontre quelquefois + dans les foires de village. Seulement, on n'y + trouve plus de grands hommes: les scélérats seuls + sont restés.] + + [Note 207: Marie-Joseph Chénier--qui aura justement + pour successeur à l'Académie l'auteur + d'_Atala_--fut le plus ardent à critiquer l'oeuvre + nouvelle, à la couvrir de moqueries en vers et en + prose. Sa longue satire des _Nouveaux Saints_ lui + est en grande partie consacrée: + + J'entendrai les sermons prolixement diserts + Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts. + Ô terrible Atala! tous deux avec ivresse + Courons goûter encore les plaisirs de la messe. + + Un petit volume, attribué à Gadet de Gassicourt et + qui eut aussitôt plusieurs éditions, avait pour + titre: _Atala, ou les habitants du désert, parodie + d'ATALA, ornée de figures de rhétorique.--Au grand + village_, chez Gueffier jeune, an IX. + + L'année suivante paraissaient deux volumes + intitulés: _Résurrection d'Atala et son voyage à + Paris_. Mme de Beaumont les signalait en ces termes + à Chênedollé, dans une lettre du 25 août 1802: «On + a fait une _Résurrection d'Atala_ en deux volumes. + Atala, Chactas et le Père Aubry ressuscitent aux + ardentes prières des Missionnaires. Ils partent + pour la France; un naufrage les sépare: Atala + arrive à Paris. On la mène chez Feydel (l'un des + rédacteurs du _Journal de Paris_ à cette époque) + qui parie deux cents louis qu'elle n'est pas une + vraie Sauvage; chez l'abbé Morellet, qui trouve la + plaisanterie mauvaise; chez M. de Chateaubriand, + qui lui fait vite bâtir une hutte dans son jardin, + qui lui donne un dîner où se trouvent les élégantes + de Paris: on discute avec lui très poliment les + prétendus défauts d'Atala. On va ensuite au bal des + Étrangers où plusieurs femmes du moment passent en + revue, enfin à l'église où l'on trouve le Père + Aubry disant la messe et Chactas la servant. La + reconnaissance se fait, et l'ouvrage finit par une + mauvaise critique du _Génie du Christianisme_. Vous + croiriez, d'après cet exposé, que l'auteur est + païen. Point du tout. Il tombe sur les philosophes; + il assomme l'abbé Morellet, et il veut être plus + chrétien que M. de Chateaubriand. La plaisanterie + est plus étrange qu'offensante; mais on cherche à + imiter le style de notre ami, et cela me blesse. Le + bon esprit de M. Joubert s'accommode mieux de + toutes ces petites attaques que moi qui justifie si + bien la première partie de ma devise: «_Un souffle + m'agite_.»--En annonçant cette _Résurrection + d'Atala_, le _Mercure_ disait (4 septembre 1802): + «Encore deux volumes sur _Atala_! En vérité elle a + déjà donné lieu à plus de critiques et de défenses + que la philosophie de Kant n'a de commentaires.»] + + [Note 208: Chateaubriand se venge ici très + spirituellement de l'abbé Morellet (l'abbé + _mords-les_, disait Voltaire) et de sa brochure de + 72 pages: _Observations critiques sur le roman + intitulé ATALA_. L'abbé Morellet, «qui + n'appartenait à l'église, dit Norvins (_Mémorial_, + I, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du + costume et par un prieuré tout entier», était un + homme de talent et de bon sens, mais d'un talent un + peu sec et d'un bon sens un peu court. Vieil + encyclopédiste, classique impénitent, il ne comprit + rien aux nouveautés d'_Atala_, de _René_ et du + _Génie du Christianisme_, aussi dépaysé devant les + premiers chefs-d'oeuvre du jeune Chateaubriand que + les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les + Wurmser, devant les premières victoires du jeune + Bonaparte.] + +Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je +devins à la mode. La tête me tourna: j'ignorais les jouissances de +l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme, +comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi +égalait ma passion: conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie +naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient +humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat; je me +promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était +couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu'on ne +{p.250} reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la +dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec +ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de +Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la +cour; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand +ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de +travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me +contemplais, je me disais: «C'est pourtant toi, créature +extraordinaire, qui manges comme un autre homme!» Il y avait aux +Champs-Élysées un café que j'affectionnais à cause de quelques +rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle; madame +Rousseau[209], la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir +qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café, +et je cherchais _Atala_ dans les _Petites-Affiches_, à la voix de mes +cinq ou six Philomèles. Hélas! je vis bientôt mourir la pauvre madame +Rousseau; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait: +«_Douce habitude d'aimer, si nécessaire à la vie!_» ne dura qu'un +moment. + + [Note 209: Dans une lettre à Chênedollé, du 26 + juillet 1820, Chateaubriand, qui venait d'être + nommé à l'ambassade de Berlin, rappelait à son ami + le _bon temps_ où ils fréquentaient ensemble le + petit café des Champs-Élysées: «... Ceci n'est pas + un adieu, lui écrivait-il; nous nous reverrons, + nous finirons nos jours ensemble dans cette grande + Babylone qu'on aime toujours en la maudissant, et + nous nous rappellerons le bon temps de nos misères + où nous prenions le détestable café de Mme + Rousseau.»] + +Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma +vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre +sorte; ces dangers s'accrurent {p.251} à l'apparition du _Génie du +christianisme_, et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors +vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent +aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles +enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les +éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses; car ne +sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles +mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et +de fleurs. J.-J. Rousseau parle des déclarations qu'il reçut à la +publication de la _Nouvelle Héloïse_ et des conquêtes qui lui étaient +offertes: je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je +sais que j'étais enseveli sous un amas de billets parfumés; si ces +billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je serais +embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se +disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe +suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant +la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas +été gâté, il faut que ma nature soit bonne. + +Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois +aller jusqu'à me croire obligé de remercier chez elles les dames +inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries: un jour, +à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile +de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise +m'attendait dans des salons de soie; mélange de l'odalisque et de la +Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou +{p.252} d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres +filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue +ou qu'elle est passée: ce choeur féminin, varié d'âge et de beauté, +était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et +mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors, +excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni +distingué de la foule. Toutefois je le dois dire: m'eût-il été facile +d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par +les voies chastes de la religion révoltait ma sincérité: être aimé à +travers le _Génie du christianisme_, aimé pour l'_Extrême-Onction_, +pour la _Fête des Morts!_ Je n'aurais jamais été ce honteux tartufe. + +J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux; arrivé à l'âge +où chaque plaisir retranche un jour, «il n'avait point, disait-il, de +regret du temps ainsi perdu; sans s'embarrasser s'il donnait le +bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa +dernière délice.» Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes +lorsqu'il expira; il ne put me dérober son affliction; il était trop +tard: ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et +essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant +la terre que l'incrédule: pour l'homme sans foi, l'existence a cela +d'affreux qu'elle fait sentir le néant; si l'on n'était point né, on +n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être: la vie de l'athée est un +effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme. + +Dieu de grandeur et de miséricorde! vous ne nous avez point jetés sur +la terre pour des chagrins peu {p.253} dignes et pour un misérable +bonheur! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos +destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si +nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos +faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, +dans cette région où les attachements sont éternels! + + * * * * * + +Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d'auteur, la +plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête: j'avais +cru pouvoir savourer _in petto_ la satisfaction d'être un sublime +génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit +extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les +honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité: inutile espoir! +mon orgueil devait être puni; la correction me vint des personnes +politiques que je fus obligé de connaître: la célébrité est un +bénéfice à charge d'âmes. + +M. de Fontanes était lié avec madame Bacciochi[210]; il me présenta à +la soeur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul, +Lucien[211]. Celui-ci avait une maison {p.254} de campagne près de +Senlis (le Plessis)[212], où j'étais contraint d'aller dîner; ce +château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son +jardin le tombeau de sa première femme[213], une dame moitié allemande +et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe +nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait +de l'eau d'un puits: c'était là le commencement de tous les fleuves +que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma +radiation; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut +_Chateaubriand_, oubliant qu'il me fallait appeler _Lassagne_. Des +émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé. +Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit +chez madame Récamier: le rideau se baissa subitement entre elle et +moi. + + [Note 210: _Marie-Anne Bonaparte_, dite _Élisa_ + (1774-1820), mariée en 1797 à son compatriote + Félix-Pascal Bacciochi; princesse de Lucques et de + Piombino en 1805, grande-duchesse de Toscane de + 1808 à 1814; elle prit, en 1815, le titre de + comtesse de Compignano. «Elle protégeait hautement + le poète Fontanes», dit le baron de Méneval dans + ses _Mémoires_, tome I, p. 67.] + + [Note 211: «M. de Chateaubriand, revenu de + l'émigration avant l'amnistie, avait été présenté + par M. de Fontanes, son ami intime, à Mme + Bacciochi, soeur du Premier Consul, et à son frère + Lucien Bonaparte. Le frère et la soeur se + déclarèrent les protecteurs de M. de + Chateaubriand.» _Mémoires du baron de Méneval_, + tome I, page 84.] + + [Note 212: Le château du Plessis-Chamant.] + + [Note 213: En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de + dix-neuf ans, était garde-magasin des subsistances + à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin s'appelait + alors Marathon, et Lucien s'appelait _Brutus_. + Brutus fit la cour à la soeur de l'aubergiste chez + qui il logeait. Elle avait deux ans de plus que + lui, n'avait reçu nulle instruction, ne savait pas + même signer son nom--Catherine Boyer. Il l'épousa, + le 15 floréal an II (4 mai 1794), par devant + Jean-Baptiste Garnier, membre du Conseil général de + la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne + parut à ce mariage, pour lequel il s'était bien + gardé de demander le consentement de sa mère et + dont l'acte se trouvait entaché des illégalités les + plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800, + il épousa, deux ans après, + Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de + Bleschamp, femme divorcée de + Jean-François-Hippolyte Jouberthon, ex-agent de + change à Paris. La seconde femme de Lucien mourut + seulement en 1855.] + +[Illustration: TALMA.] + +La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour +de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait +une partie {p.255} de l'année au château de Passy[214], près +Villeneuve-sur-Yonne, que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de +Beaumont revint à Paris et désira me connaître. + + [Note 214: Passy, dans l'Yonne, petit village + voisin d'Étigny, et à quelques kilomètres de Sens.] + +Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence +voulut que la première personne dont je fus accueilli avec +bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à +disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes +qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur +des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil; +comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce +que les fleurs de mon chapelet soient fanées. + +Madame de Beaumont était fille d'Armand-Marc de Saint-Hérem, comte de +Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne, +membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille +des affaires étrangères sous Louis XVI, dont il était fort aimé: il +périt sur l'échafaud, où le suivit une partie de sa famille[215]. + + [Note 215: Le comte de Montmorin, père de Mme de + Beaumont, ne périt point sur l'échafaud; il fut + massacré à l'Abbaye le 2 septembre 1792. «Percé de + plusieurs coups en plein corps, dit M. Marcellin + Boudet dans son livre sur _la Justice + révolutionnaire en Auvergne_, haché, coupé, + tailladé, il vivait encore. Ses bourreaux + l'empalèrent et le portèrent ainsi aux portes de + l'Assemblée nationale.» Le lendemain, 3 septembre, + son cousin, Louis-Victor-Hippolyte-Luce de + Montmorin, fut égorgé à la Conciergerie où, par un + sanglant déni de justice, il avait été ramené après + son acquittement par le tribunal criminel du 17 + août.--Mme de Montmorin, mère de Mme de Beaumont, + fut guillotinée le 21 floréal au II (10 mai 1794); + son second fils fut guillotiné avec elle. Sa fille + aînée, mariée au comte de la Luzerne, mourut le 10 + juillet 1794, à l'archevêché, devenu l'hôpital des + prisons.] + +{p.256} Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure, est fort +ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était +amaigri et pâle; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté +trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses +regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de +lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère +avait une sorte de roideur et d'impatience qui tenait à la force de +ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Âme élevée, +courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était +retiré par choix et malheur; mais quand une voix amie appelait au +dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait +quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont +rendait son expression lente, et cette lenteur touchait; je n'ai connu +cette femme affligée qu'au moment de sa fuite; elle était déjà frappée +de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement +rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Étampes[216], près de la rue +Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière +rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de {p.257} +la justice[217]. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et +les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M. +Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les +lettres et dans les affaires. + + [Note 216: On lit dans une lettre de Mme de + Beaumont à Chênedollé, du 7 fructidor an X (25 août + 1802): «Il (Chateaubriand) est dans son nouveau + logement, _Hôtel d'Étampes_, nº 84. Ce logement est + charmant, mais il est bien haut. Toute la société + vous regrette et vous désire: mais M. Joubert est + dans les grands abattements, M. de Chateaubriand + est enrhumé, Fontanes tout honteux et la plus + aimable des sociétés ne bat que d'une aile.»] + + [Note 217: M. Pasquier, dans ses _Mémoires_ (t. I, + p. 206), dit, de son côté: «J'eus l'occasion de + connaître Mme de Beaumont: je lui avais cédé + l'appartement que j'occupais rue du Luxembourg (rue + Neuve-du-Luxembourg). Le charme de sa personne, son + esprit supérieur m'attachèrent bien vite à elle... + Seule de sa famille, elle avait survécu, retirée + dans une chaumière aux environs de Montbard; + revenue à Paris pour tâcher de retrouver quelques + débris de sa fortune, elle ne tarda pas à réunir + autour d'elle une société d'élite. Je citerai en + première ligne Mme de Vintimille..., Mme de + Saussure venait souvent avec Mme de Staël... M. de + Fontanes était parmi les habitués, ainsi que M. + Joubert... Je citerai encore MM. Gueneau de Mussy, + Chênedollé, Molé, parmi ceux qui, presque chaque + jour, venaient depuis sept heures jusqu'à onze + heures du soir rue de Luxembourg. Enfin, M. de + Chateaubriand, qui devait tenir une si grande place + dans la vie de Mme de Beaumont».] + +Plein de manies et d'originalités, M. Joubert[218] manquera {p.258} +éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise +extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il +s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une +pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa +grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que +lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il +croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger +les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se +pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie: c'était +un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des +forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point +parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel +mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et +ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de +diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande +hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus +rudes, ou traîner au petit pas dans les {p.259} allées les plus +unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui +lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, +composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop +larges. + + [Note 218: Joseph _Joubert_, né le 6 mai 1754 à + Montignac, dans le Périgord. Après avoir professé + quelque temps chez les Pères de la Doctrine + chrétienne à Toulouse, il vint à Paris en 1778, et + s'y lia avec Marmontel, d'Alembert, La Harpe, + surtout avec Diderot, et un peu plus tard avec + Fontanes. Élu juge de paix à Montignac en 1790, il + exerça deux ans ces fonctions, puis se retira en + Bourgogne, où il se maria. Il était voisin du + château de Passy, où s'étaient réfugiés tous les + membres de la famille Montmorin. Tous furent + arrêtés au mois de février 1794 par ordre du Comité + de sûreté générale, et jetés dans des charrettes + qui devaient les conduire à Paris. Au moment où le + triste convoi franchissait les grilles du parc, Mme + de Beaumont, malade depuis quelque temps, se trouva + dans un tel état de faiblesse que les envoyés du + Comité, moins peut-être par un sentiment de pitié + que par le désir de ne pas retarder le départ, la + firent déposer sur le chemin. Elle erra quelque + temps dans la campagne en proie à une grande + frayeur et fut recueillie par les paysans, à + Étigny, non loin de Passy. M. et Mme Joubert + informés de son malheur, voulurent lui venir en + aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite, + ils la découvrirent un jour devant la porte de sa + chaumière; ils l'emmenèrent sous leur toit et + s'efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir + sa santé et de calmer sa douleur. M. et Mme Joubert + n'avaient pas d'enfant; jusqu'à la fin maintenant, + quelque chose de paternel se mêlera à leur + affection pour la malheureuse fille des Montmorin. + En 1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes, + inspecteur général de l'Université. Il mourut le 4 + mai 1824.--Longtemps après sa mort, on a tiré de + ses manuscrits deux volumes: _Pensées, Essais, + Maximes et Correspondance de Joubert_;--deux + volumes exquis et qui ne périront point, car ils + justifient en tout sa devise: _Excelle, et tu + vivras!_] + +Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui +était propre, devenait peinture ou poésie; Platon à coeur de La +Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de +rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit: «Je +suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui +n'exécute aucun air.» Madame Victorine de Chastenay prétendait _qu'il +avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui +s'en tirait comme elle pouvait_: définition charmante et vraie[219]. + + [Note 219: Voici comment la comtesse de Chastenay, + au tome II de ses _Mémoires_, page 82, s'exprime au + sujet de Joubert: «J'ai dit de M. Joubert qu'en lui + tout était âme et que _cette âme, qui semblait + n'avoir rencontré un corps que par hasard, en + ressortait de tous côtés et ne s'en arrangeait qu'à + peu près_. M. Joubert était tout cela et tout + esprit, parce qu'il était tout âme. Essentiellement + bon, original sans s'en douter, parce qu'il vivait + étranger au monde et confiné dans le soin de la + plus frêle santé, sa femme l'aimait trop pour qu'il + fût égoïste; il ne l'était pas, et j'ai toujours + considéré comme une chose salutaire d'être aimé + tendrement.»] + +Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire +passer pour un politique profond et dissimulé: c'était tout simplement +un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la +contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son +opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes +littéraires de son ami Joubert n'étaient pas {p.260} les siens: +celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain; +Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et +ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était +ennemi juré des principes de la composition moderne: transporter sous +les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le +gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités; il prétendait qu'on +ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme +sous un globe de cristal. La douleur s'épuisant machinalement par les +yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève; il ne +comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et +changé, au moyen de l'art, en une _pitié charmante_. Je lui citais des +vases grecs: dans les arabesques de ces vases, on voit le corps +d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui +vole en l'air, représente l'ombre de Patrocle, consolée par la +vengeance du fils de Thétis. «Eh bien! Joubert, s'écria Fontanes, que +dites-vous de cette métamorphose de la muse? comme ces Grecs +respectaient l'âme!» Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en +contradiction avec lui-même en lui reprochant son indulgence pour moi. + +Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir: un soir, +à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans +l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes +quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de +sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu: il +s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-là, fort au-dessus +de Molière; il {p.261} se serait donné de garde d'écrire un seul mot +de ce qu'il disait: Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main +étaient deux hommes. + +C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encouragea mes premiers +essais; c'est lui qui annonça le _Génie du Christianisme_; c'est sa +muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les +voies nouvelles où elle s'était précipitée; il m'apprit à dissimuler +la difformité des objets par la manière de les éclairer; à mettre, +autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes +personnages romantiques. + +Il y avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons +qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides; ils ne +laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit +sans le gâter. + +Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux; l'esprit +éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où +tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses +ouvrages; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu +de l'excellence de la maxime: «Hâte-toi lentement.» Que dirait-il +donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à +supprimer le chemin, et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez +vite? M. de Fontanes préférait voyager au gré d'une délicieuse mesure. +Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres; +les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici: la vie +nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir. + +{p.262} M. de Bonald[220] avait l'esprit délié; on prenait son +ingéniosité pour du génie; il avait rêvé sa politique métaphysique à +l'armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs +d'Iéna et de Goettingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs +écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allemagne. Novateur, +quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les +anciens comme des enfants en politique et en littérature; et il +prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que +le grand maître de l'Université n'était _pas encore assez avancé pour +entendre cela_. + + [Note 220: Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de + _Bonald_ (1754-1840), député de l'Aveyron de 1815 à + 1823, pair de France de 1823 à 1830, membre de + l'Académie française. Ses principaux ouvrages sont: + le _Traité du Divorce_ (1802); la _Législation + primitive_, qui parut, la même année, tout à côté + du _Génie du Christianisme_, et dans le même sens + réparateur; les _Recherches philosophiques sur les + premiers Objets des connaissances morales_ (1819). + Chateaubriand ne rend pas ici suffisante justice à + ce grand esprit, pour qui le comte de Marcellus a + composé cette épitaphe: + + _Hic jacet in Christo, in Christo vixitque Bonaldus; + Pro quo pugnavit, nunc videt ipse Deum. + Græcia miraturque suum jacetque Platonem; + Hic par ingenio, sed pietate prior._] + +Chênedollé[221], avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais +appris, était si triste, qu'il se surnommait {p.263} _le +Corbeau_[222]: il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions +fait un traité: je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes +nuées: mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes +vagues et mes forêts. + + [Note 221: Charles-Julien _Lioult de Chênedollé_ + (1769-1833). Il partit pour l'émigration, en + septembre 1791, fit deux campagnes dans l'armée des + Princes, séjourna en Hollande, à Hambourg et en + Suisse et rentra en France en 1799. Il a publié en + 1807 le _Génie de l'homme_, poème en quatre chants, + l'_Esprit de Rivarol_ en 1808, et en 1820 ses + _Études poétiques_, qui, malgré de grandes qualités + et d'heureuses inspirations, furent comme + ensevelies dans le triomphe de Lamartine, qui + donnait à la même heure ses premières + _Méditations_.] + + [Note 222: Dans la «petite société» qui, au début + du siècle, se réunissait dans le salon de Mme de + Beaumont, rue Neuve-du-Luxembourg, ou chez + Chateaubriand, dans son petit appartement de + l'hôtel Coislin, place Louis XV, ou encore, l'été, + à Villeneuve-sur-Yonne, sous le toit de M. Joubert, + chacun, selon une mode ancienne, avait son + sobriquet. Chateaubriand était surnommé le _chat_, + par abréviation de son nom, ou peut-être à cause de + son indéchiffrable écriture; Mme de Chateaubriand, + qui avait des griffes, était la _chatte_. + Chênedollé et Gueneau de Mussy, plus mélancoliques + que René, avaient reçu les noms de grand et de + petit _corbeau_; quelquefois aussi Chateaubriand + était appelé _l'illustre corbeau des Cordillères_, + par allusion à son voyage en Amérique. Fontanes + était ramassé et avait quelque chose d'athlétique + dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en + plaisantant au sanglier d'Érymanthe et le nommaient + le _sanglier_. Mince et fluette, rasant la terre + qu'elle devait bientôt quitter, Mme de Beaumont + avait reçu le sobriquet d'_hirondelle_. Ami des + bois et grand promeneur à cette époque, Joubert + était le _cerf_, tandis que sa femme, la bonté et + l'esprit même, mais d'humeur un peu sauvage, riait + d'être appelée le _loup_. Jamais on ne vit réunies + des _bêtes_ de tant d'esprit.] + +Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires; quant à mes amis +politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai: des principes et +des discours ont creusé entre nous des abîmes! + +Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la +rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, +comme il en reste peu, fréquentait le monde et nous rapportait ce qui +s'y passait: je lui demandais si l'on _bâtissait encore des villes_. +La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie, +sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre +sûreté. Madame {p.264} de Vintimille[223] avait été chantée avec sa +soeur par M. de La Harpe. Son langage était circonspect, son caractère +contenu, son esprit acquis: elle avait vécu avec mesdames de +Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame +Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont +l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de +leurs différentes valeurs. + + [Note 223: Petite-fille du fermier général La Live + de Bellegarde, fille d'Ange-Laurent _La Live de + Jully_ (1725-1779), introducteur des ambassadeurs, + elle avait épousé le comte de _Vintimille du Luc_, + capitaine de vaisseau, «homme de beaucoup d'esprit, + dit Norvins, mais s'inquiétant peu de + postérité».--«Sans cette indifférence, continue + Norvins (_Mémorial_, I, 58), ce ménage aussi eût + été complet, car Mme de Vintimille était une des + femmes les plus aimables, les plus instruites et + les plus spirituelles de la société, hautement + avouée sous ces rapports par sa tante Mme + d'Houdetot, et brevetée également par Mme de Damas, + par sa fille et par Mme Pastoret, dont la + compétence était établie dans la société, et sans + déroger elle pouvait avouer son mari.»--Le + chancelier Pasquier dit de son côté (_Mémoires_, I, + 206): «Je citerai en première ligne Mme de + Vintimille, une des personnes les plus instruites, + les plus spirituelles, du jugement le plus sûr et + la plus élevé que j'aie rencontrées. Son amitié est + de celles dont je m'honore le plus et qui a tenu le + plus de place dans ma vie.»] + +Madame Hocquart[224] fut fort aimée du frère de madame de +Beaumont[225], lequel s'occupa de la dame de {p.265} ses pensées +jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un +manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de +Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un +même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers +et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes +comme des choses les plus élevées: simplicité de discours qui ne +venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière +société où l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les +Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de +l'éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère. +Qu'est-il arrivé à cette société? Faites donc des projets, rassemblez +des amis, afin de vous préparer un deuil éternel! Madame de Beaumont +n'est plus, Joubert n'est plus, Chênedollé n'est plus, madame de +Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à +Villeneuve M. Joubert; je me promenais avec lui sur les coteaux de +l'Yonne; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des +veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et +particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour +jamais: nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le +soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles +décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées +au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs. +Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au +milieu {p.266} des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa +voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur. + + [Note 224: Mme _Hocquart_, qui, même à côté de Mme + de Vintimille, se faisait remarquer par le charme + de sa beauté et l'agrément de son esprit, était la + fille de Mme Pourrat, dont le salon, aux belles + années de Louis XVI, avait réuni l'élite de la + société et de la littérature. La seconde fille de + Mme Pourrat était Mme Laurent Lecoulteux, celle + dont André Chénier a célébré sous le nom de _Fanny_ + + La grâce, la candeur, la naïve innocence.] + + [Note 225: Antoine-Hugues-Calixte de _Montmorin_, + ex-sous-lieutenant dans le 5e régiment de chasseurs + à cheval. Il avait donné sa démission le 5 + septembre 1792, à la suite de l'assassinat de son + père. Il fut guillotiné le 10 mai 1794, à l'âge de + 22 ans.] + +Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le +Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux: Joubert ne s'y +promenait plus; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, +les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En +passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur +la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva, +j'allais en ambassade à Rome: ah! s'il eût été à ses foyers, je +l'aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont! Il a plu à Dieu +d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son +âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus +ici-bas: _je m'en irai vers lui; il ne reviendra pas vers moi_. +(Psalm.) + + * * * * * + +Le succès d'_Atala_ m'ayant déterminé à recommencer le _Génie du +Christianisme_, dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de +Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une +maison qu'elle venait de louer à Savigny[226]. Je passai six mois dans +sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis. + + [Note 226: Savigny-sur-Orge, canton de Longjumeau, + arrondissement de Corbeil (Seine-et-Oise). + Chateaubriand et Mme de Beaumont s'installèrent à + Savigny le 22 mai 1801.--Sous ce titre: _La Maison + de Pauline_, M. Adolphe Brisson a publié, dans le + _Gaulois_ du 21 septembre 1892, le récit de son + pèlerinage à la maison de Mme de Beaumont.] + +La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près +d'un vieux grand chemin qu'on appelle {p.267} dans le pays le _Chemin +de Henri IV_; elle était adossée à un coteau de vignes, et avait en +face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par +la petite rivière de l'Orge. Sur la gauche s'étendait la plaine de +Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve +des vallées, où nous allions le soir à la découverte de quelques +promenades nouvelles. + +Le matin, nous déjeunions ensemble; après déjeuner, je me retirais à +mon travail; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations +que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je +n'en avais pas: sans la paix qu'elle m'a donnée, je n'aurais peut-être +jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs. + +Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri +de l'amitié: nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès +d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le potager: +madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un +banc; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse: +cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une +allée sablée; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de +nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel +bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir +passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours +promptement écoulés! C'était ordinairement dans ces soirées que mes +amis me faisaient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint +qu'alors le désert du Nouveau Monde. La nuit {p.268} quand les +fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont +remarquait diverses constellations, en me disant que je me +rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître: depuis +que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs +fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles +qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillant au-dessus des +montagnes de la Sabine; le rayon prolongé de ces astres venait frapper +la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, +et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce +signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir +d'elle, tout cela brisait mon coeur. Par quel miracle l'homme +consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir? + +Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée +par une fenêtre et sortir par une autre: c'était M. Laborie; il se +sauvait des serres de Bonaparte[227]. Peu après apparut une de ces +âmes en {p.269} peine qui sont une espèce différente des autres âmes, +et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires +souffrances de l'espèce humaine: c'était Lucile, ma soeur. + + [Note 227: _Roux de Laborie_, né en 1769, mort en + 1840. Marmontel dit de lui, dans ses _Mémoires_: + «Le jeune homme qui avait pris soin de nous lier, + M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès + dix-neuf ans par des écrits qu'on eût attribués + sans peine à la maturité de l'esprit et du goût,... + âme ingénieuse et sensible... aimable et heureux + caractère.» En 1792, il avait été secrétaire de + Bigot de Sainte-Croix, ministre des Affaires + étrangères. Sous le Consulat, il fut attaché au + cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son + _Mémorial_, tome II, p. 269, raconte ainsi comment + Laborie se «sauva des serres de Bonaparte»:--«Un + jour que Paris ne l'avait pas vu, il s'inquiéta et + apprit avec le plus grand étonnement qu'il avait + passé la frontière. On disait même tout bas que la + police n'avait pu l'atteindre, et plus bas encore + on l'accusait d'avoir soustrait dans le cabinet de + M. de Talleyrand un traité conclu entre le Premier + Consul et l'empereur Paul, à qui Bonaparte avait + généreusement renvoyé habillés, équipés à neuf et + soldés tous les prisonniers de sa nation. Ce + traité, ajoutait-on, avait été vendu à + l'Angleterre!... Mais, en 1804, quand Laborie + obtint son rappel en France, il dut être évident + pour tous ceux qui connaissaient l'empereur + Napoléon que, si une telle trahison eût été commise + par Laborie, jamais il n'en eût été gracié. Le + voile qui couvrit alors cette aventure le couvre + encore aujourd'hui. Toujours est-il que Laborie fut + éloigné des affaires, mais il conserva la faveur de + celui qui les faisait, M. de Talleyrand, et plus + tard il reparut sous ses auspices sur un tout autre + théâtre, après avoir été à Paris avocat consultant + et lecteur à domicile de Mme de la Briche. Ce fut, + je crois, à cette dernière phase de sa vie que + Laborie éprouva la fantaisie de se marier. Je ne + sais pourquoi cela parut alors si étrange. + Toutefois il épousa une très belle personne, fille + du docteur Lamothe, médecin et ami de notre + famille, et soeur d'un brillant officier qui fut + depuis lieutenant-général. Mais comme la société + s'obstinait à ne pas prendre le mariage de Laborie + aussi au sérieux que lui-même, quand le bruit de sa + paternité se répandit, on la mit sur le compte de + sa distraction devenue proverbiale.»--Au mois + d'avril 1814, son protecteur Talleyrand le nomma + secrétaire du gouvernement provisoire. En 1815, + Chateaubriand le retrouvera à Gand, et peut-être + alors aurons-nous lieu d'en dire encore quelques + mots.] + +Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour +l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma soeur +aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq +messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de +savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son +tour: elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à +me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous +sommes réunis. Madame la comtesse de {p.270} Caud, Lucile, se +présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un +attachement passionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors commença +entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes +qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même +nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles, +le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet: «Je t'écris pour te +prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation +qu'elle me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu +près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont il +ne se trouve quelque empêchement.» Madame de Caud vint à Savigny comme +elle l'avait annoncé. + +Je vous ai raconté que, dans ma jeunesse, ma soeur, chanoinesse du +chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu +pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un +attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie +naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et +le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse +de Farcy[228], soeur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse de +madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand, ma +femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était +violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand, +soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services +qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse. + + [Note 228: Mme de Farcy mourut à Rennes le 26 + juillet 1799.] + +{p.271} Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à +la folie de J.-J. Rousseau; elle se croyait en butte à des ennemis +secrets: elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de +fausses adresses pour lui écrire; elle examinait les cachets, +cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rompus; elle errait de +domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes soeurs ni avec ma +femme; elle les avait prises en antipathie, et madame de +Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on +peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un +attachement si cruel. + +Une autre fatalité avait frappé Lucile: M. de Chênedollé, habitant +auprès de Vire, l'était allé voir à Fougères; bientôt il fut question +d'un mariage qui manqua[229]. Tout échappait à la fois à ma soeur, et, +retombée {p.272} sur elle-même, elle n'avait pas la force de se +porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la +solitude riante de Savigny: tant de coeurs l'y avaient reçue avec +joie! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité +d'existence! Mais le coeur de Lucile ne pouvait battre que dans un air +fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle dévorait +avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l'avait +placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir? +Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâtissante et +un principe éternel? + + [Note 229: Chênedollé connut Mme de Caud à Paris en + 1802. Bien que plus jeune qu'elle de quelques + années, il se prit insensiblement d'une adoration + secrète pour cette âme délicate qui préférait la + mélancolie et la douleur même à toutes les joies. + Chateaubriand approuvait les assiduités de son ami; + Mme de Beaumont l'encourageait, lui écrivant: «Elle + vous plaint, elle vous plaint.» Un jour, le jeune + amoureux parla:--«Vous serez à moi? --Je ne serai + point à un autre.»--C'était un aveu. Était-ce un + engagement? Retournée en Bretagne, de Rennes + d'abord, puis de Lascardais, où l'avait appelée sa + soeur, Mme de Chateaubourg, Lucile écrivit à + Chênedollé des lettres charmantes et tourmentées + comme elle-même. «Elle ne voulait, dit très bien M. + Anatole France, ni se lier davantage, ni se délier; + son instinct la portait aux sentiments les plus + douloureux.» Ils se revirent un moment à Rennes. + Cette entrevue devait être la dernière. Chênedollé + en a consacré le souvenir dans une page intime, où + son coeur brisé éclate en sanglots: «Je n'essayerai + pas, dit-il, de peindre la scène qui se passa entre + elle et moi le dimanche au soir. Peut-être cela + a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde + d'éternels remords d'une violence qui pourtant + n'était qu'un excès d'amour. On ne peut rendre le + délire du désespoir auquel je me livrai quand elle + me retira sa parole, en me disant qu'elle ne serait + jamais à moi. Je n'oublierai jamais l'expression de + douleur, de regret, d'effroi, qui était sur sa + figure lorsqu'elle vint m'éclairer sur l'escalier. + Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, + et ses réponses pleines de tendresse et de + reproches, sont des choses qui ne peuvent se + rendre. L'idée que je la voyais pour la dernière + fois (présage qui s'est vérifié) se présenta à moi + tout à coup et me causa une angoisse de désespoir + absolument insupportable. Quand je fus dans la rue + (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je + ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant + que je ne puis l'exprimer. + + «Devais-je imaginer que, l'ayant tant pleurée + vivante, je fusse destiné à la pleurer morte! + + «Quelle pensée! Ce visage céleste, si noble et si + beau, ces yeux admirables où il ne se peignait que + des mouvements d'amour épuré, de vertu et de génie, + ces yeux les plus beaux que j'aie vus, sont + aujourd'hui la proie des vers!...»--Et le cri de + douleur du poète s'achève en une prière: + «Écrions-nous donc avec Bossuet: _Oh! que nous ne + sommes rien!_ et demandons à Dieu la grâce d'une + bonne mort.»--Voir, sur cet épisode, le + _Chênedollé_ de Sainte-Beuve, et _Lucile de + Chateaubriand_, par Anatole France.] + +Ma soeur n'était point changée; elle avait pris seulement l'expression +fixe de ses maux: sa tête était un peu baissée, comme une tête sur +laquelle les heures {p.273} ont pesé. Elle me rappelait mes parents; +ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe, m'entouraient +comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme +mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir +dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière ses yeux un +peu égarés. + +La vision de douleur s'évanouit: cette femme, grevée de la vie, +semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait +emporter. + + * * * * * + +L'été passa: selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer +l'année suivante; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on +voudrait ramener. Pendant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles +connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, +quoique d'une famille où l'on se tuait, avait une loge aux Français; +il la prêtait à madame de Beaumont; j'allai quatre ou cinq fois au +spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. À mon entrée dans le +monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire; je la retrouvai +dans sa complète décomposition; la tragédie se soutenait encore, grâce +à mademoiselle Duchesnois[230] et surtout à Talma, arrivé à {p.274} +la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son +début; il était moins beau et pour ainsi dire moins jeune qu'à l'âge +où je le revoyais: il avait pris la distinction, la noblesse et la +gravité des années. + + [Note 230: Catherine-Joséphine _Rafin_, dite _Mlle + Duchesnois_, née le 5 juin 1777 à Saint-Saulves, + près Valenciennes. Elle débuta au Théâtre-Français, + le 3 août 1802, dans le rôle de Phèdre; quelques + mois après, le 29 novembre, Mlle Georges débutait, + à son tour, par le rôle de Clytemnestre, + d'_Iphigénie_. Mlle Duchesnois était laide: bouche + grande, nez gros et rond comme une pomme, figure + marquée de petite vérole; mais son organe était + doux, sonore, touchant; sa sensibilité mettait des + larmes dans les yeux des auditeurs. Avec moins de + talent, Mlle Georges subjugua aussitôt par l'éclat + fulgurant de sa beauté la moitié du parterre. Deux + partis se formèrent, et la querelle + Georges-Duchesnois, _la guerre théâtrale_ (ainsi + l'appellent les contemporains) divisa Paris pendant + quatre ans, jusqu'au jour où les deux rivales se + réconcilièrent (novembre 1806). Mlle Georges, + d'ailleurs, le 11 mai 1808, disparaissait, pour + aller à Vienne, à Saint-Pétersbourg, pour ne + reparaître que le 2 octobre 1813 dans son rôle de + début. Depuis 1808 jusqu'au succès de l'art + romantique, Mlle Duchesnois occupa sans conteste le + premier rang, comme tragédienne, à côté de Talma et + de Lafon. Sa dernière représentation eut lieu le 30 + mai 1833. Elle mourut le 8 février 1835.] + +Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur +l'Allemagne n'est qu'à moitié vrai: le brillant écrivain apercevait le +grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui +manquait. + +Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire: il ne savait pas le +_gentilhomme_; il ne connaissait pas notre ancienne société; il ne +s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au +fond des bois; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la +galanterie, l'allure légère des moeurs, la naïveté, la tendresse, +l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie: il +n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en +héros d'un moyen âge de sa création: Othello était au fond de Vendôme. + +Qu'était-il donc, Talma? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait +les passions profondes et concentrées {p.275} de l'amour et de la +patrie; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait +l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à +travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut +environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables +et lointains des choeurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui +n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La +noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la +douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil +humain: voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son +de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée +se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, +ses gestes, ses pas. _Grec_, il arrivait, pantelant et funèbre, des +ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois +mille ans par les Euménides; _Français_, il venait des solitudes de +Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie +tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose +d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de +la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur. + +Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'oeuvre +dramatiques vieillissants; son ombre portée change en Rembrandt les +Raphaël les plus purs; sans Talma une partie des merveilles de +Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique +est un flambeau; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi +éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur +splendeur renouvelée. + +{p.276} On doit à Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais la +vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi +nécessaires à l'art qu'on le suppose? Les personnages de Racine +n'empruntent rien de la coupe de l'habit: dans les tableaux des +premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. +Les _fureurs_ d'Oreste ou la _prophétie_ de Joad, lues dans un salon +par Talma en frac, faisaient autant d'effet que déclamées sur la scène +par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée +comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à +son ami: + + Jamais Iphigénie en Aulide immolée + N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée + Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé, + N'en a fait sous son nom verser la Champmeslé. + +Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est +l'esprit des arts de notre temps: elle annonce la décadence de la +haute poésie et du vrai drame; on se contente des petites beautés, +quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'oeil, des +fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie +de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une +fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve +forcé de la reproduire; car le public, matérialisé lui-même, l'exige. + + * * * * * + +Cependant j'achevais le _Génie du Christianisme_[231]: {p.277} Lucien +en désira voir quelques épreuves; je les lui communiquai; il mit aux +marges des notes assez communes. + + [Note 231: C'est à Savigny, où il passa l'été et + l'automne de 1801, que Chateaubriand acheva le + _Génie du Christianisme_. Dans les premiers jours + d'août. Mme de Beaumont écrit à Joubert, qui vient + d'envoyer à son ami une traduction d'_Atala_, en + italien: «M. de Chateaubriand me laisse entièrement + le soin de vous remercier de son _Atala_. Il a jeté + avec ravissement un coup d'oeil sur le vêtement + italien de sa fille. C'est un plaisir qu'il vous + doit, mais qu'il ne goûte qu'en courant, tant il + est plongé dans son travail, il en perd le sommeil, + le boire et le manger. À peine trouve-t-il un + instant pour laisser échapper quelques soupirs vers + le bonheur qui l'attend à Villeneuve. Au reste, je + le trouve heureux de cette sorte d'enivrement qui + l'empêche de sentir tout le vide de votre absence.» + Et quelques lignes plus loin, dans la même lettre: + «M. de Chateaubriand me charge de mille tendres + compliments. Il est malade de travail.»--Le 19 + septembre, elle écrit encore, toujours à Joubert: + «M. de Chateaubriand travaille comme un nègre.»--Le + 30 septembre, c'est Chateaubriand lui-même qui + écrit à Fontanes: «Je touche enfin au bout de mon + travail; encore quinze jours et tout ira bien...» + et deux jours plus tard, le 2 octobre: «Le grand + moment approche; du courage, du courage, vous me + paraissez fort abattu. Eh! mordieu, réveillez-vous; + montrez les dents. La race est lâche; on en a bon + marché, quand on ose la regarder en face.»--À la + fin de novembre, il était de retour à Paris et + remettait son manuscrit aux imprimeurs.] + +Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de +la petite _Atala_, il fut néanmoins plus contesté: c'était un ouvrage +grave où je ne combattais plus les principes de l'ancienne littérature +et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais +directement par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien +poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur +l'avenir de mes études religieuses: on lui apporta l'ouvrage sans être +coupé; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le +chapitre _la Virginité_, et elle dit à M. Adrien de Montmorency[232], +{p.278} qui se trouvait avec elle: «Ah! mon Dieu! notre pauvre +Chateaubriand! Cela va tomber à plat!» L'abbé de Boulogne ayant entre +les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, +répondit à un libraire qui le consultait: «Si vous voulez vous ruiner, +imprimez cela.» Et l'abbé de Boulogne a fait depuis un trop magnifique +éloge de mon livre[233]. + + [Note 232: Anne-Pierre-Adrien de _Montmorency_, + prince, puis duc de _Laval_, né à Paris le 19 + octobre 1767. Marié à Charlotte de Luxembourg, dont + il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri + de Montmorency, qui lui fut enlevé à l'âge de + vingt-trois ans, au mois de juin 1819.--Adrien de + Montmorency fut successivement ambassadeur de + France à Madrid en 1814, à Rome en 1821, à Vienne + en 1828, à Londres en 1829. Il avait été admis, le + 18 janvier 1820, à siéger à la Chambre des pairs, + par droit héréditaire, en remplacement de son père, + décédé. En 1830, il se démit de ses fonctions + d'ambassadeur et de son titre de pair et rentra + dans la vie privée. Il est mort à Paris le 16 juin + 1837.--Cet homme d'esprit aurait peu goûté cette + note, où il n'y a guère que des dates. «Les dates! + disait-il un jour avec une certaine moue, c'est peu + élégant!»] + + [Note 233: L'abbé de _Boulogne_ (Étienne-Antoine) + était né à Avignon le 26 décembre 1747. Arrêté + trois fois pendant la Terreur, il fut condamné à la + déportation, comme journaliste, au 18 fructidor. + Napoléon le nomma évêque de Troyes en 1808; en + 1811, il le faisait mettre au secret à Vincennes, + exigeait sa démission, puis l'exilait à Falaise: + l'évêque de Troyes était coupable d'avoir pris + parti pour le Pape contre l'Empereur. Il reprit + possession de son siège sous la Restauration, fut + nommé en 1817 à l'archevêché de Vienne et élevé à + la pairie le 31 octobre 1822. Il mourut à Paris le + 13 mai 1825.--L'abbé de Boulogne avait collaboré à + un grand nombre de revues et de journaux religieux + et politiques. Son éloge du _Génie du + Christianisme_ a paru en l'an XI (1803) dans les + _Annales littéraires et morales_.] + +Tout paraissait en effet annoncer ma chute: quelle espérance +pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire +l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siècle, de +Voltaire qui {p.279} avait élevé l'énorme édifice achevé par les +encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe? +Quoi! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les +Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité? Quoi! le +monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration +acquise à des chefs-d'oeuvre de science et de raison? Pouvais-je +jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses +foudres, le clergé de sa puissance; une cause en vain défendue par +l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du +parlement, de la force armée et du nom du roi? N'était-il pas aussi +ridicule que téméraire à un homme obscur de s'opposer à un mouvement +philosophique tellement irrésistible qu'il avait produit la +Révolution? Il était curieux de voir un pygmée _roidir ses petits +bras_ pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et +faire rétrograder le genre humain! Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot +pour pulvériser l'insensé: aussi M. Ginguené, en maltraitant le _Génie +du Christianisme_ dans la _Décade_[234], déclarait {p.280} que la +critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il +disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que +l'attaque de l'Académie française entière, à l'occasion des prix +décennaux, n'a pu faire mourir. + + [Note 234: Ginguené ne consacra pas moins de trois + articles à l'ouvrage de son compatriote, dans la + _Décade philosophique, littéraire et politique_ + (numéros 27, 28 et 29 de l'an X (1802)). Ces trois + articles furent immédiatement réunis par leur + auteur en une brochure intitulée: _Coup d'oeil + rapide sur le GÉNIE DU CHRISTIANISME, ou quelques + pages sur les cinq volumes in-8{o}, publiés sous ce + titre par François-Auguste Chateaubriand_; in-8{o} + de 92 pages. Fontanes répondit à Ginguené, dans son + _second extrait_ sur le _Génie du Christianisme_, + inséré au _Mercure_ (1er jour complémentaire de + l'an X, ou 18 septembre 1802). À quelques jours de + là, le 1er vendémiaire an XI (23 septembre), + Chateaubriand remerciait en ces termes son ami: «Je + sors de chez La Harpe. Il est sous le charme. Il + dit que vous finissez l'antique école et que j'en + commence une nouvelle. Il est même un peu de mon + avis, contre vous, en faveur de certaines + divinités. C'est qu'il _fait agir Dieu, ses saints + et ses prophètes_. Il m'a donné des vers pour le + _Mercure_, il veut m'en donner d'autres pour ma + seconde édition et faire de plus l'extrait de cette + seconde édition. Enfin je ne puis vous dire tout le + bien qu'il pense de votre ami, car j'en suis + honteux. Il me passe jusqu'aux incorrections, et + s'écrie: _Bah! bah! Ces gens-là ne voient pas que + cela tient à la nature même de votre talent. Oh! + laissez-moi faire! Je les ferai crier! Je serre + dur!!_--Je vous répète ceci, mon cher ami, afin que + vous ne vous repentiez pas de votre jugement, en le + voyant confirmé par une telle autorité...»] + +Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le _Génie du +Christianisme_[235]. Les fidèles se crurent sauvés: on avait alors un +besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient +de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de +forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies! Combien +de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les +enfants qu'elles avaient perdus! Combien de coeurs brisés, combien +d'âmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guérir! +On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la +maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos +troubles (et que de sortes de victimes!) se sauvaient à l'autel; +naufragés s'attachant au rocher, sur lequel ils cherchent leur salut. + + [Note 235: Voir l'_Appendice_ nº VI: _Le Génie du + Christianisme_.] + +Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur {p.281} la première +base de la société, venait de faire des arrangements avec la cour de +Rome: il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un ouvrage +utile à la popularité de ses desseins; il avait à lutter contre les +hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du culte; il +fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que le _Génie +du Christianisme_ appelait. Plus tard il se repentit de sa méprise: +les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les idées +religieuses. + +Un épisode du _Génie du christianisme_, qui fit moins de bruit alors +qu'_Atala_, a déterminé un des caractères de la littérature moderne; +mais, au surplus, si _René_ n'existait pas, je ne l'écrirais plus; +s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de +René poètes et de René prosateurs a pullulé: on n'a plus entendu que +des phrases lamentables et décousues; il n'a plus été question que de +vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la +nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être +le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé +la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie; qui, dans l'abîme +de ses pensées, ne se soit livré au _vague de ses passions_; qui n'ait +frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes +stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. + +Dans _René_, j'avais exposé une infirmité de mon siècle; mais c'était +une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des +afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent +le fond de l'humanité, la tendresse paternelle {p.282} et maternelle, +la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables; mais les +manières particulières de sentir, les individualités d'esprit et de +caractère, ne peuvent s'étendre et se multiplier dans de grands et +nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du coeur de l'homme +sont un champ étroit; il ne reste rien à recueillir dans ce champ +après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'âme +n'est pas un état permanent et naturel: on ne peut la reproduire, en +faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion générale +incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en +changent la forme. + +Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes +tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de +mes écrits sur la cité; _la Monarchie selon la Charte_ a été le +rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du +_Conservateur_, sur _les intérêts moraux et les intérêts matériels_, a +laissé ces deux désignations à la politique. + +Des écrivains me firent l'honneur d'imiter _Atala_ et _René_, de même +que la chaire emprunta mes récits des missions et des bienfaits du +christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant +les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature +à sa solitude; les paragraphes où je traite de l'influence de notre +religion dans notre manière de voir et de peindre, où j'examine les +changements opérés dans la poésie et l'éloquence; les chapitres que je +consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans +les caractères {p.283} dramatiques de l'antiquité, renferment le +germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je +l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des +personnages chrétiens: c'est ce qu'on n'avait point du tout compris. + +Si l'effet du _Génie du Christianisme_ n'eût été qu'une réaction +contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs +révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue; il ne +se serait pas prolongé jusqu'au moment où j'écris. Mais l'action du +_Génie du Christianisme_ sur les opinions ne se borna pas à une +résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau: +une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage +innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine; le fond +était altéré comme la forme; l'athéisme et le matérialisme ne furent +plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits; +l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire: dès +lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux +autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé +antireligieux; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, +entourée de bandelettes philosophiques; on se permit d'examiner tout +système, si absurde qu'on le trouvât, _fût-il même chrétien_. + +Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur pasteur, il se +forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles _a priori_. +Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre: le Fils naît +forcément du Père. + +Les diverses combinaisons abstraites ne font que {p.284} substituer +aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles: le +panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il +est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est +la plus absurde des rêveries de l'Orient, remise en lumière par +Spinosa: il suffit de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur +ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de +tout cela révolterait, s'il ne tenait au défaut d'études: on se paye +de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies +transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint +Bernard, les saint Thomas d'Aquin, ont porté dans la métaphysique une +supériorité de lumières dont nous n'approchons pas; que les systèmes +saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été +trouvés et pratiqués par les diverses hérésies; que ce que l'on nous +donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui +traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans +les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne +purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque +Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie: plus +tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils +voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution +sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un +homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ: il +ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son +âme et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu. + +{p.285} Le heurt que le _Génie du Christianisme_ donna aux esprits fit +sortir le XVIIIe siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors de +sa voie: on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources du +christianisme: en relisant les Pères (en supposant qu'on les eût +jamais lus), on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant +de science philosophique, tant de beautés de style de tous les genres, +tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient +le passage de la société antique à la société moderne: ère unique et +mémorable de l'humanité, où le ciel communique avec la terre au +travers d'âmes placées dans des hommes de génie. + +Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en +dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands +spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de +la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours. + +C'était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque +tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres +veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites +dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de +paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption, +barbarie, allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des +Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres, +arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique; +les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila; +placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les +derniers {p.286} moments d'une société expirante, et soutenir les +premiers pas d'une société au berceau. + + * * * * * + +Il était impossible que les vérités développées dans le _Génie du +Christianisme_ ne contribuassent pas au changement des idées. C'est +encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices +du moyen âge: c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration +des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion; s'il n'est pas vrai +que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon; s'il est +faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre +des faits ignorés; s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de +granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins; si +à force d'entendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est +pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui +manque au _Génie du Christianisme_; cette partie de ma composition est +défectueuse, parce qu'en 1800 je ne connaissais pas les arts: je +n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Égypte. De même, je n'ai pas +tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes; elles +m'offraient pourtant des histoires merveilleuses: en y choisissant +avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des +richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les +_Métamorphoses_ d'Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus, +dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je +porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hommage. + +Sous le rapport sérieux, j'ai complété le _Génie du {p.287} +Christianisme_ dans mes _Études historiques_, un de mes écrits dont on +a le moins parlé et qu'on a le plus volé. + +Le succès d'_Atala_ m'avait enchanté, parce que mon âme était encore +neuve; celui du _Génie du Christianisme_ me fut pénible: je fus obligé +de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à +des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait +point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le +nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en +introduisant le public dans votre intimité? Joignez à cela les +inquiétudes dont les Muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent +à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la +fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus +vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause: qui voudrait, +s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les +avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir, +qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne +confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais +étranger? + +La controverse littéraire sur les nouveautés du style, qu'avait +excitée _Atala_, se renouvela à la publication du _Génie du +Christianisme_. + +Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école +républicaine, est à observer: tandis que la société avançait en mal ou +en bien, la littérature demeurait stationnaire; étrangère au +changement des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la +comédie, les seigneurs de village, les Colin, {p.288} les Babet ou +les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient +(comme je l'ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et +sanguinaires, destructeurs des moeurs dont on leur offrait le tableau; +dans la tragédie, un parterre plébéien s'occupait des familles des +nobles et des rois. + +Deux choses arrêtaient la littérature à la date du XVIIIe siècle: +l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le +despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'État trouvait du +profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne, +qui lui présentaient les armes, qui sortaient lorsqu'on criait: «Hors +la garde!», qui marchaient en rang et qui manoeuvraient comme des +soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir; il ne +voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait +d'insurrection. Il suspendit l'_Habeas corpus_ pour la pensée comme +pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public, +fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles. + +[Illustration: Soirée chez Lucien Bonaparte.] + +La littérature qui exprime l'ère nouvelle n'a régné que quarante ou +cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce +demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame +de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, +c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le +changement de littérature dont le XIXe siècle se vante lui est arrivé +de l'émigration et de l'exil: ce fut M. de Fontanes qui couva ces +oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au XVIIe +siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la +stérilité du XVIIIe. Une partie de l'esprit humain, {p.289} celle +qui traite de matières transcendantes, s'avança seule d'un pas égal +avec la civilisation; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas +sans tache: les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Chaptal, les +Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates, devinrent les +plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur +des lettres: la littérature nouvelle fut libre, la science servile; le +caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était +montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des +pieds de Bonaparte: ils prétendaient n'avoir pas besoin de Dieu, c'est +pourquoi ils avaient besoin d'un tyran. + +Le classique napoléonien était le génie du XIXe siècle affublé de la +perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte +avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à la cour +qu'en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du +moment; ce n'était pas de l'ordre, c'était de la discipline. Aussi +rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la +littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme +improductif, disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec +fracas, par le _Génie du Christianisme_. La mort du duc d'Enghien eut +pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans +la solitude mon inspiration particulière et de m'empêcher de +m'enrégimenter dans l'infanterie régulière du vieux Pinde: je dus à ma +liberté morale ma liberté intellectuelle. + +Au dernier chapitre du _Génie du Christianisme_, j'examine ce que +serait devenu le monde si la foi n'eût pas été prêchée au moment de +l'invasion des Barbares; {p.290} dans un autre paragraphe, je +mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que +le christianisme apporta dans les lois après la conversion de +Constantin. + +En supposant que l'opinion religieuse existât telle qu'elle est à +l'heure où j'écris maintenant, le _Génie du Christianisme_ étant +encore à faire, je le composerais tout différemment: au lieu de +rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, +je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la +liberté humaine; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul +fondement de l'égalité sociale; qu'elle seule la peut établir, parce +qu'elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir, +correctif et régulateur de l'instinct démocratique. La légalité ne +suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente; elle +tire sa force de la loi; or, la loi est l'ouvrage des hommes qui +passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire; elle peut +toujours être changée par une autre loi: contrairement à cela, la +morale est permanente; elle a sa force en elle-même, parce qu'elle +vient de l'ordre immuable; elle seule peut donc donner la durée. + +Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé +l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué +l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines +et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes +encore de l'accomplissement total de l'Évangile, en supputant le +nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les +dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la croix. Le christianisme +{p.291} agit avec lenteur parce qu'il agit partout; il ne s'attache +pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la +société générale; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam: +c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses +oraisons les plus communes, dans ses voeux quotidiens, lorsqu'il dit à +la foule dans le temple: «Prions pour tout ce qui souffre sur la +terre.» Quelle religion a jamais parlé de la sorte? Le Verbe ne s'est +point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme +de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une +fraternité universelle et d'une salvation immense. + +Quand le _Génie du Christianisme_ n'aurait donné naissance qu'à de +telles investigations, je me féliciterais de l'avoir publié: reste à +savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre _Génie du +Christianisme_, élevé sur le nouveau plan dont j'indique à peine le +tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait +rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que l'on +ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à +parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était +encore meurtri des excès de la liberté des passions? Bonaparte eût-il +souffert un pareil ouvrage? Il était peut-être utile d'exciter les +regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer +les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable, avant de +montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire. + +Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je +le devrai au _Génie du Christianisme_: {p.292} sans illusion sur la +valeur intrinsèque de l'ouvrage, je lui reconnais une valeur +accidentelle; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il +m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant +un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si +l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis +quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s'il +servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités +civilisatrices de la terre; si le léger symptôme de vie que l'on croit +apercevoir s'y soutenait dans les générations à venir, je m'en irais +plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne +m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes +m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi: +«Ouvrez-vous, portes éternelles! _Elevamini, portæ æternales!_» + + + + +{p.293} LIVRE II[236] + + [Note 236: Ce livre, commencé à Paris en 1837, a + été continué et terminé à Paris en 1838, il a été + revu en février 1845 et en décembre 1846.] + + Années de ma vie 1802 et 1803. -- Châteaux. -- Mme de Custine. -- + M. de Saint-Martin. -- Mmes d'Houdetot et Saint-Lambert. -- Voyage + dans le midi de la France, 1802. -- Années de ma vie 1802 et 1803. + -- M. de la Harpe. -- Sa mort. -- Années de ma vie 1802 et 1803. + -- Entrevue avec Bonaparte. -- Année de ma vie 1803. -- Je suis + nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. -- Année de ma vie + 1803. -- Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. -- Du mont Cenis à + Rome. -- Milan et Rome. -- Palais du cardinal Fesch. -- Mes + occupations. -- Année de ma vie 1803. -- Manuscrit de Mme de + Beaumont. -- Lettres de Mme de Caud. -- Arrivée de Mme de Beaumont + à Rome. -- Lettres de ma soeur. -- Lettre de Mme de Krüdener. -- + Mort de Mme de Beaumont. -- Funérailles. -- Année de ma vie 1803. + -- Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et + Mme de Staël. -- Années de ma vie 1803 et 1804. -- Première idée + de mes Mémoires. -- Je suis nommé ministre de France dans le + Valais. -- Départ de Rome. -- Année de ma vie 1804. -- République + du Valais. -- Visite au château des Tuileries. -- Hôtel de + Montmorin. -- J'entends crier la mort du duc d'Enghien. -- Je + donne ma démission. + + +Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. +J'avais une foule de connaissance en dehors de ma société habituelle. +J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait +comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés {p.294} +demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. +Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que +le Marais[237], échu à madame de La Briche, excellente femme dont le +bonheur n'a jamais pu se débarrasser[238]. Je me souviens que {p.295} +mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place +pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je rencontrais +madame de Vintimille et madame de Fezensac[239]. À Champlâtreux[240], +{p.296} M. Molé[241] faisait refaire de petites chambres au second +étage. Son père, tué révolutionnairement[242], était remplacé, dans un +grand salon délabré, par un tableau dans lequel Matthieu Molé était +représenté arrêtant une émeute avec son bonnet carré: tableau qui +faisait sentir la différence des temps. Une superbe patte d'oie de +tilleuls avait été coupée; mais une des trois avenues existait encore +dans la magnificence de son vieux ombrage; on l'a mêlée depuis à de +nouvelles plantations: nous en sommes aux peupliers. + + [Note 237: Le château du Marais, situé dans la + commune du Val-Saint-Maurice, canton de Dourdan + (Seine-et-Oise). Il fut construit par un M. Le + Maître, homme très riche et très somptueux, qui + n'eut point d'enfants et laissa toute sa fortune à + sa nièce Mme de La Briche. Norvins parle longuement + de cette belle habitation, où il fréquenta beaucoup + dans sa jeunesse. «Le château du Marais, dit-il, + n'est point un château, mais un vaste et superbe + hôtel à dix lieues de Paris, de la famille de ceux + que le faubourg Saint-Honoré possède sur les + Champs-Élysées, mais avec des proportions plus + larges pour les dépendances, les cours et les + jardins. Le Marais est l'habitation d'un riche + capitaliste parisien qui n'a pas voulu cesser de se + croire à la ville, et non celle d'un grand seigneur + que la campagne délassait de la cour et de la + ville. La châtellenie n'y est nulle part, pas plus + que le moindre accident de terrain; l'art n'a rien + eu à vaincre, il n'a eu qu'à inventer et à + dépenser. La nature a laissé faire, elle n'avait + rien à perdre ni à regretter; aussi cette grande + construction se ressent tout à fait de son origine. + On voit au premier coup d'oeil que le fondateur, + homme d'argent et de luxe, n'a voulu rien épargner + pour que sa maison de campagne fût la plus belle et + la plus somptueusement bâtie de son temps, où l'on + en bâtissait beaucoup et à grands frais.» Le + lecteur pourra voir la suite de cette description + dans le _Mémorial de Norvins_, tome I, p. 71.--Dans + les premières années de la Restauration, Mme de La + Briche donna au Marais des fêtes brillantes, où + l'on joua la comédie de société; le récit détaillé + s'en trouve dans les _Souvenirs du baron de + Barante_ et surtout dans la _Correspondance de M. + de Rémusat_. Le château du Marais appartient + aujourd'hui à la duchesse douairière de Noailles. + La disposition des lieux a été respectée telle + qu'elle était du temps de Mme de La Briche, en + sorte que la description de Norvins demeure très + exacte.] + + [Note 238: Mme de _La Briche_, née Adelaïde-Edmée + _Prévost_, était veuve d'Alexis-Janvier La Live de + la Briche, introducteur des ambassadeurs et + secrétaire des commandements de la Reine.--Norvins, + qui était son cousin, le duc Pasquier, M. de + Barante parlent d'elle comme Chateaubriand. «Nous + disions de cette excellente dame, écrit Norvins, + qu'elle prenait son bonheur en patience.» + _Mémorial_, I, 64.--«Bien des souvenirs, dit M. + Pasquier (t. III, p. 231), m'attachaient à Mme de + La Briche, belle-mère de M. Molé; bonne, douce, + toujours obligeante, occupée de faire valoir les + autres sans jamais penser à elle, elle a, dans la + société, occupé une place que personne n'a jamais + mieux méritée qu'elle. Elle avait eu la chance de + traverser la Terreur sans encombre. La Révolution + avait respecté sa personne comme ses propriétés. + C'était d'autant plus extraordinaire que le château + du Marais, par son élégance, le luxe, l'étendue du + domaine, était bien fait pour tenter les appétits + populaires. Les temps orageux passés, elle se + trouva, avant tout le monde, en situation de réunir + autour d'elle tous les débris de l'ancienne + société; quand elle eut marié sa fille à M. Molé, + son salon fut le rendez-vous de tous ceux qui ne se + résignaient pas à fréquenter les salons du + Directoire et la société des fournisseurs + enrichis.» --Voici enfin comment s'exprime le baron + de Barante, dans une lettre au vicomte de Houdetot, + en date du 22 juin 1825: «Mme de La Briche est + toujours de plus en plus contente: jeune, + bienveillante, soigneuse à écarter toute pensée, + tout jugement qui troublerait son plaisir. Elle ne + souffre pas le pli d'une rose, et malgré cela n'est + point égoïste.» (_Souvenirs_, t. III, p. 251.)] + + [Note 239: Mme de _Vintimille_ et Mme de _Fezensac_ + étaient soeurs. La seconde, Louise-Joséphine _La + Live de Jully_ (1764-1832), «la plus gracieuse et + la plus douce des femmes», dit Norvins, avait + épousé le comte de Montesquiou-Fezensac. Son fils, + le lieutenant-général de Fezensac (1784-1867), + vicomte, puis duc par représentation de son oncle + l'abbé de Montesquiou, est l'auteur des _Souvenirs + militaires de 1804 à 1814_, une oeuvre qui mérite + de devenir classique.] + + [Note 240: Le château de Champlâtreux, situé dans + la commune d'Épinay-Champlâtreux, canton de + Luzarches (Seine-et-Oise). Il appartenait à la + famille parlementaire des Molé, lorsqu'en 1733 le + fils aîné de cette famille, devenu puissamment + riche par suite de son mariage avec une des filles + du banquier Samuel Bernard, y fit des + agrandissements et des embellissements + considérables. Confisqué par la République en 1794, + il avait été rendu, sous le Consulat, à M. Molé, + l'ami de Chateaubriand. En 1838, le comte Molé, + alors président du conseil eut l'honneur de + recevoir à Champlâtreux la visite du roi + Louis-Philippe.--Le château de Champlâtreux + appartient aujourd'hui à M. le duc de Noailles.] + + [Note 241: Mathieu-Louis, comte _Molé_, né à Paris, + le 24 janvier 1781. Ministre de la Justice sous + Napoléon (20 novembre 1813--2 avril 1814); ministre + de la Marine sous Louis XVIII (12 septembre + 1817--28 décembre 1818), il fut appelé par + Louis-Philippe, le 11 août 1830, au ministère des + Affaires étrangères, qu'il conserva seulement + jusqu'au 1er novembre de la même année. Le 6 + septembre 1836, il reprit le portefeuille des + Affaires étrangères, avec la présidence du Conseil, + et cette fois il garda le pouvoir pendant près de + trois ans, jusqu'au 30 mars 1839. Après 1848, il + fut envoyé par les électeurs de la Gironde à + l'Assemblée constituante et à l'Assemblée + législative, où il fut l'un des chefs de la + majorité conservatrice. Le 20 février 1840, il + avait remplacé Mgr de Quéleu à l'Académie + française. Il mourut à son château de Champlâtreux + le 25 novembre 1855.] + + [Note 242: Édouard-François-Mathieu _Molé de + Champlâtreux_, président au Parlement de Paris, + guillotiné le 1er floréal an II (20 avril 1794).] + +Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne +dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de +terre ou de cour qu'il avait retrouvés: moi-même, n'ai-je pas planté +jadis la Vallée-aux-Loups? N'y ai-je pas commencé ces _Mémoires_? Ne +les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, {p.297} dont on +essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon? Ne les +ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure, +proie nouvelle pour la démocratie qui revient? Les châteaux brûlés en +1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans +leurs décombres: mais les clochers des villages engloutis qui percent +les laves du Vésuve n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces +mêmes laves d'autres églises et d'autres hameaux. + +Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de +Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme +de saint Louis, dont elle avait du sang[243]. J'assistai à sa prise de +possession de Fervacques[244], et j'eus l'honneur de coucher dans le +lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à +Combourg. Ce n'était pas une petite {p.298} affaire que ce voyage: il +fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine[245], enfant, M. +Berstoecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant +qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui +mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que +cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais? et cependant le +château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut +donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je +l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie +par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue +me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle +quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du +Valais; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues +solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à +Fervacques; {p.299} elle se hâtait de se cacher dans une terre +qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le +coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à +l'amant de Gabrielle: + + La dame de Fervacques + Mérite de vives attaques. + + [Note 243: Louise-Éléonore-Mélanie de _Sabran_, née + à Paris le 18 mars 1770, décédée à Bex, en Suisse, + le 25 juillet 1826. Elle avait épousé en 1787 + Armand-Louis-Philippe-François de _Custine_, fils + d'Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp + des armées du roi. Son beau-père avait été + guillotiné le 28 août 1793. Son mari était monté + sur l'échafaud le 4 janvier 1794. Elle-même avait + été enfermée aux Carmes et n'avait dû d'échapper au + bourreau qu'à la révolution du 9 Thermidor.--Sa + _Vie_ a été écrite par M. A. Bardoux, _Madame de + Custine, d'après des documents inédits_. 1888. Voir + l'_Appendice_, nº VII: _Chateaubriand et Mme de + Custine_.] + + [Note 244: Le château et le domaine de Fervacques + sont situés près de Lisieux (Calvados). Fervacques + appartenait au duc de Montmorency-Laval et à sa + soeur la duchesse de Luynes. Mme de Custine + l'acheta, le 27 octobre 1803, en son nom et au nom + de son fils, au prix de 418 764 livres et une rente + de 8 691 livres. Le château de Fervacques + appartient aujourd'hui à M. le comte de Montgomery, + qui a conservé à cette belle demeure son caractère + historique.] + + [Note 245: Astolphe-Louis-Léonor, marquis de + _Custine_ (1793-1857). Son livre sur _la Russie en + 1839_ (4 volumes in-8{o}, 1843) a obtenu, tant en + France qu'à l'étranger, un grand et légitime + succès. On lui doit, en outre, plusieurs autres + ouvrages, qui furent aussi très justement + remarqués: une Étude politique, mêlée de récits de + voyages, en quatre volumes: _L'Espagne sous + Ferdinand VII_ (1838); des romans: _Aloys, ou le + Moine de Saint-Bernard_ (1827); _Ethel_ (1839); + _Romuald ou la Vocation_ (1848); un drame en cinq + actes et en vers, _Béatrix Cenci_, joué en 1833 sur + le théâtre de la Porte-Saint-Martin. + Merveilleusement doué, il eût pu s'élever très + haut, si sa vie n'eût dégradé son talent. Philarète + Chasles a dit de lui, dans ses _Mémoires_ (tome I, + p. 310). «Je n'ai connu que plus tard la véritable + vie de cet être extraordinaire et malheureux, + problème et type, phénomène et paradoxe, que le + vice le plus odieux chevauchait, domptait, + opprimait et ravalait; qui, au vu et au su de toute + la société française, y pataugeait, y vivait..., + qui subissait, tête basse, le mépris public; et qui + d'autre côté était, sans se racheter, loyal, + généreux, honnête, charitable, éloquent, spirituel, + philosophe, distingué, presque poète.»] + +Le soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres: déclarations +passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en +beautés jusqu'à madame de Custine. Fervacques a été vendu. + +Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon[246], laquelle, pendant +mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame +Lindsay[247], que je n'avais cessé de voir, me fit connaître Julie +Talma[248]. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous +avions une grand'mère commune, et elle voulait bien m'appeler son +cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre[249], {p.300} elle se +remaria depuis au marquis de Talaru[250]. Elle avait, en prison, +converti M. de La Harpe[251]. Ce fut par elle que je connus le peintre +Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers servants; Neveu me mit un +moment en rapport avec Saint-Martin. + + [Note 246: Depuis, Mme de Bérenger.] + + [Note 247: D'après Sainte-Beuve, l'original + d'Ellénore, dans l'_Adolphe_ de Benjamin Constant, + était Mme Lindsay.] + + [Note 248: Louise-Julie _Careau_, première femme de + _Talma_, qu'elle avait épousé le 19 avril 1791. Le + 6 février 1801, «sur leur demande mutuelle, faite à + haute voix», le maire du Xe arrondissement de + Paris, prononça entre eux le divorce. Talma se + remaria l'année suivante (16 juin 1802) avec une de + ses camarades de la Comédie-Française, Charlotte + Vanhove, femme divorcée de Louis-Sébastien-Olympe + Petit. Une séparation à l'amiable ne tarda pas du + reste à éloigner l'un de l'autre Mlle Vanhove et + Talma. Quant à Julie Talma, elle mourut en 1805. + D'après Benjamin Constant, qui parle d'elle dans + ses _Mélanges de littérature et de politique_, + c'était une espèce de philosophe, un esprit «juste, + étendu, toujours piquant, quelquefois profond»; + elle «avait, ajoute son panégyriste, une raison + exquise qui lui avait indiqué les opinions + saines».] + + [Note 249: Stanislas-Marie-Adélaïde, comte de + _Clermont-Tonnerre_ (1757-1792), l'un des membres + les plus éloquents de l'Assemblée constituante. Le + 10 août 1792, une troupe armée pénétra dans son + hôtel, sous prétexte d'y chercher des armes. + Conduit à la section, il fut frappé en chemin d'un + coup de feu tiré à bout portant; il se réfugia dans + l'hôtel de Brissac, où la populace le poursuivit et + le massacra.] + + [Note 250: Louis-Justin-Marie, marquis de _Talaru_ + (1769-1850). Il fut quelque temps, sous la + Restauration, ambassadeur de France à Madrid. Nommé + pair de France, le 17 août 1815, par la même + ordonnance que Chateaubriand, il siégea dans la + Chambre haute jusqu'au 24 février 1848.] + + [Note 251: On lit dans la _Vie de M. Émery_, par + l'abbé Gosselin, t. I, p. 130: «Mme la comtesse + Stanislas de Clermont-Tonnerre, incarcérée au + Luxembourg avec La Harpe, avait été l'instrument + dont Dieu s'était servi pour la conversion de ce + littérateur. Ce fait, rapporté sur un simple + ouï-dire par M. Michaud, dans la _Biographie + universelle_ (_Supplément_, article _Talaru_), est + positivement attesté par M. Clausel de Coussergues, + dans sa lettre à M. Faillon, du 20 mars 1843.»] + +M. de Saint-Martin[252] avait cru trouver dans _Atala_ certain argot +dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de +doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à +dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du +Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heures; le philosophe +du ciel était à son poste. À sept {p.301} heures, un valet discret +posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous +assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin, +qui, d'ailleurs, avait de très-belles façons, ne prononçait que de +courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec +des attitudes et des grimaces de peintre; je ne disais mot. + + [Note 252: Louis-Claude de _Saint-Martin_, dit _le + Philosophe inconnu_ (1743-1803). Ses principaux + ouvrages sont _l'Homme de désir_ et _le Ministère + de l'Homme-Esprit_. Il avait publié en 1799 un + poème intitulé: _Le Crocodile ou la Guerre du bien + et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV, poème + épico-magique en cent-deux chants, par un amateur + de choses cachées_.] + +Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit +un autre plat sur la table: les mets se succédèrent ainsi un à un et à +de longues distances. M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se +mit à parler en façon d'archange; plus il parlait, plus son langage +devenait ténébreux. Neveu m'avait insinué, en me serrant la main, que +nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des +bruits: depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais +rien. À minuit, l'homme des visions se lève tout à coup: je crus que +l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes +allaient faire retentir les mystérieux corridors; mais M. de +Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la +conversation une autre fois; il mit son chapeau et s'en alla. +Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer +par une visite inattendue: néanmoins, il ne tarda pas à disparaître. +Je ne l'ai jamais revu: il courut mourir dans le jardin de M. +Lenoir-Laroche, mon voisin d'Aulnay[253]. + + [Note 253: Jean-Jacques _Lenoir-Laroche_ + (1749-1825), avocat, député de Paris aux + États-Généraux, ministre de la police du 16 au 28 + juillet 1797, député de la Seine au Conseil des + Anciens (1798-1799), membre du Sénat conservateur + (1799-1814). Napoléon l'avait fait comte, Louis + XVIII le fit pair de France dès le 4 juin 1814, et, + par ordonnance du 31 août 1817, décida que la + dignité de pair serait héréditaire dans sa famille. + Chateaubriand aurait pu apprendre de _son voisin + d'Aulnay_ comment on peut cultiver, sous tous les + gouvernements, _l'Art de garder ses places_.] + +{p.302} Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme: l'abbé +Faria[254], à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un +serin en le magnétisant: le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de +lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin: +chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant. + + [Note 254: L'abbé Joseph _Faria_ (et non _Furia_, + comme on l'a imprimé dans toutes les éditions des + _Mémoires_), né à Goa (Indes orientales) vers 1755, + mort à Paris en 1819. Il avait acquis comme + magnétiseur une réputation qui lui valut d'être mis + à la scène, dans un vaudeville intitulé _la + Magnétismomanie_. Tout Paris voulut voir l'abbé + Faria sous les traits de l'acteur Potier. Après le + théâtre, le roman. Dans _le Comte de Monte-Cristo_, + d'Alexandre Dumas, le célèbre magnétiseur joue un + rôle important. Le romancier le fait mourir au + château d'If.] + +Une autre fois, le célèbre Gall[255], toujours chez madame de Custine, +dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me +prit pour une grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais, +raccommoder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La +forme de la tête peut aider à distinguer {p.303} le sexe dans les +individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions +animales; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en +ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des +grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mît +sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont +appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau à son adresse: l'examen +des _bosses_ produirait les méprises les plus comiques. + + [Note 255: François-Joseph _Gall_(1758-1828), + célèbre médecin allemand, né à Tiefenbrunn, près de + Pforzheim (grand-duché de Bade). Il fut naturalisé + français le 29 septembre 1819. L'un des créateurs + de l'anatomie du cerveau, il fonda sur un ensemble + d'observations exactes et d'applications hasardées + la prétendue science de la phrénologie, qui fit + tant de bruit, dans les premières années de ce + siècle, parmi les médecins et les philosophes. Son + principal ouvrage, paru de 1810 à 1818 en 4 volumes + in-4{o}, accompagnés de 100 planches, a pour titre: + _Anatomie et physiologie du système nerveux en + général et du cerveau en particulier_, contenant + «des observations sur la possibilité de reconnaître + plusieurs dispositions intellectuelles et morales + de l'homme et des animaux par la configuration de + leur tête».] + +Il me prend un remords: j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu +de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie, que je repousse +continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance; +car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le +plus commun et le plus facile de tous; bien entendu que je ne fais pas +ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier +résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et +indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient +élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des +deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse +déclaration de l'auteur du _Portrait de M. de Saint-Martin fait par +lui-même_[256]? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis +pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de +Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je +vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient pas trompé: +M. de Saint-Martin n'a pas pu être tout à {p.304} fait frappé de la +même manière que moi dans le dîner dont je parle; mais on voit que je +n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin +ressemble au mien par le fond. + + [Note 256: _Mon portrait historique et + philosophique_, par M. de Saint-Martin. Cet écrit + posthume du _Philosophe inconnu_ n'a été imprimé + que tronqué et très incomplet.] + +«Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de +Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à +l'École polytechnique[257]. J'aurais beaucoup gagné à le connaître +plus tôt: c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois +trouvé en présence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa +conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite +qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand +l'occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin +de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui +ai-je besoin, excepté de Dieu?» + + [Note 257: Saint-Martin dit que le dîner chez M. + Neveu eut lieu à l'_École polytechnique_. + Chateaubriand nous a dit tout à l'heure que ce + dîner avait eu lieu dans les «communs du + _Palais-Bourbon_». Les deux récits ne se + contredisent point. Le dîner est du 27 janvier + 1803, et à cette date l'École polytechnique était + installée au Palais-Bourbon; c'est seulement en + 1804 qu'elle fut transportée dans l'ancien collège + de Navarre, rue de la Montagne Sainte-Geneviève.] + +M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi: la dignité de sa +dernière phrase écrase du poids d'une nature sérieuse ma raillerie +inoffensive. + +J'avais aperçu M. de Saint-Lambert[258] et madame de {p.305} +Houdetot[259] au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et +les libertés d'autrefois, soigneusement empaillées et conservées: +c'était le XVIIIe siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de +tenir bon dans la vie pour que les illégitimités deviennent des +légitimités. On se sent une estime infinie pour l'immoralité parce +qu'elle n'a pas cessé d'être et que le temps l'a décorée de rides. À +la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent +unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état; ils +{p.306} s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la +mauvaise humeur de l'âge: c'est la justice de Dieu. + + Malheur à qui le ciel accorde de longs jours! + + [Note 258: Jean-François de _Saint-Lambert_ + (1716-1803). Son poème des _Saisons_, publié en + 1769, le fit entrer, l'année suivante, à l'Académie + française. Dans son ouvrage sur les _Principes des + moeurs chez toutes les nations, ou Catéchisme + universel_ (1798, 3 vol. in-8), il enseigna que les + vices et les vertus ne sont que des clauses de + convention. Ce livre, outrageusement matérialiste, + n'en fut pas moins désigné en 1810, par l'Institut, + comme digne du grand prix de morale.] + + [Note 259: Élisabeth-Françoise-Sophie _de La Live_ + (1730-1813). Elle avait épousé en 1748 le général + _de Houdetot_. Sa liaison avec Saint-Lambert + subsista pendant presque un demi-siècle, dix ans de + plus que celle de Philémon et Baucis, qui dura _par + deux fois vingt étés_. En 1803, _Baucis_ avait 73 + ans; _Philémon_ en avait 87. Norvins, qui vit Mme + de Houdetot, en 1788, au château de Marais, a tracé + d'elle ce portrait (_Mémorial_, I, 86): «Mme de + Houdetot était née laide, d'une laideur + repoussante, tellement louche qu'elle en paraissait + borgne, et cette erreur lui était favorable. Âgée + seulement de cinquante-huit ans en 1788, elle était + si déformée que cet automne de la vieillesse était + chez elle presque de la décrépitude. Elle ne voyait + d'aucun de ces deux yeux dépareillés. Le son de sa + voix était à la fois rauque et tremblant. Sa taille + plus qu'incertaine était inégalement surplombée par + de maigres épaules. Ses cheveux tout gris ne + laissaient plus deviner leur couleur primitive. Mon + père, qui l'avait vu marier, me disait plaisamment + qu'elle était toujours aussi jolie que le jour de + ses noces. Mme de Houdetot était une véritable + ruine, qui en soutenait une autre...»--La comtesse + de Houdetot était la belle-soeur de Mme de La + Briche, propriétaire du château du Marais. «Une + fois au Marais, dit encore Norvins, elle entrait en + vacances... On avait bientôt oublié son + incomparable laideur, car l'esprit et le sentiment, + et jusqu'à la sociabilité, n'avaient rien perdu en + elle de l'action, de la puissance, du charme qui + jadis l'avaient si justement distinguée. Rien + n'était encore plus imprévu, plus délicat, plus + piquant que sa conversation.»] + +Il devenait difficile de comprendre quelques pages des _Confessions_, +quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau: madame de +Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui +écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la +_Nouvelle Héloïse_? On croit qu'elle en avait fait le sacrifice à +Saint-Lambert. + +À près de quatre-vingts ans madame de Houdetot s'écriait encore, dans +des vers agréables: + + Et l'amour me console! + Rien ne pourra me consoler de lui. + +Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec +sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons: «Bonsoir, mon +ami!» C'était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du +XVIIIe siècle. + +La société de madame de Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de +Rousseau, de Grimm, de madame d'Épinay, m'a rendu la vallée de +Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je +sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous +mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai revu dernièrement, à +Sannois[260], la maison qu'habitait madame de Houdetot; ce n'est plus +qu'une coque {p.307} vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre +abandonné intéresse toujours; mais que disent des foyers où ne s'est +assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont +les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le +souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire? + + [Note 260: Sannois, dans la canton d'Argenteuil, + arrondissement de Versailles (Seine-et-Oise).] + + * * * * * + +Une contrefaçon du _Génie du Christianisme_, à Avignon, m'appela au +mois d'octobre 1802 dans le midi de la France[261]. Je ne connaissais +que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord, traversées par moi en +quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui +devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers +lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une +disposition heureuse; ma réputation me rendait la vie légère: il y a +beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée, et les +yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève; +mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité; +si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible. + + [Note 261: Il quitta Paris le 18 octobre 1802. + Trois jours avant son départ, il écrivait à son ami + Chênedollé, alors en Normandie: Mon cher ami, je + pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je + puis, une contrefaçon qui me ruine; je reviens par + Bordeaux et par la Bretagne. J'irai vous voir à + Vire et je vous ramènerai à Paris, où votre + présence est absolument nécessaire, si vous voulez + enfin entrer dans la carrière diplomatique.] + +Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains +que je n'avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans +l'amphithéâtre de Trêves quelques feuilles d'_Atala_, tirées de mon +havresac. {p.308} Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des +barques entoilées, portant la nuit une lumière; des femmes les +conduisaient; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord, +raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché +à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les +couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs +solitaires. Le fils de M. Ballanche[262], propriétaire, après M. +Migneret, du _Génie du Christianisme_, était devenu mon hôte: il est +devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien dont +les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît +à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le +ciel? + + [Note 262: Pierre-Simon _Ballanche_, membre de + l'Académie française, né à Lyon, le 4 août 1778, + mort à Paris, le 12 juin 1847. Il avait publié, en + 1800, un volume intitulé: _Du Sentiment dans ses + rapports avec la littérature et les arts_. Ce fut + lui qui donna, avec son père, imprimeur à Lyon, la + 2e et la 3e édition du _Génie du Christianisme_. + Ses principaux ouvrages sont _Antigone_ (1814); + _Essais sur les institutions sociales_ (1818); + _l'Homme sans nom_ (1820); les _Essais de + Palingénésie sociale et Orphée_ (1827-1828); _la + Vision d'Hébal, chef d'un clan écossais_ (1832). De + 1802 jusqu'à sa mort, Ballanche fut un des plus + constants amis de Chateaubriand.] + +Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon[263] fut +obligé de s'arrêter à Tain, à cause {p.309} d'une tempête. Je me +croyais en Amérique: le Rhône me représentait mes grandes rivières +sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots; un +conscrit se tenait debout dans un coin du foyer; il avait le sac sur +le dos, et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le +soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence +devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et +le chat de faire du bruit. + + [Note 263: Quelques jours après avoir quitté Lyon, + Chateaubriand écrivait à Fontanes: «Je vous avoue + que je suis confondu de la manière dont j'ai été + reçu partout; tout retentit de ma gloire, les + papiers de Lyon, etc., les sociétés, les + préfectures; on annonce mon passage comme celui + d'un personnage important. Si j'avais écrit un + livre philosophique, croyez-vous que mon nom fût + même connu? Non; j'ai consolé quelque malheureux; + j'ai rappelé des principes chers à tous les coeurs + dans le fond des provinces; on ne juge pas ici mes + talents, mais mes opinions. On me sait gré de tout + ce que j'ai dit, de tout ce que je n'ai pas dit, et + ces honnêtes gens me reçoivent comme le défenseur + de leurs propres sentiments, de leurs propres + idées. Il n'y a pas de chagrin, pas de travail que + cela ne doive payer. Le plaisir que j'éprouve est, + je vous assure, indépendant de tout amour-propre: + c'est l'homme et non l'auteur qui est touché.--J'ai + vu Lyon. Je vous en parlerai à loisir. C'est, je + crois, la ville que j'aime le mieux au monde...» + Lettre écrite d'Avignon, le samedi 6 novembre 1802. + (Voir _Chateaubriand, sa femme et ses amis_, par + l'abbé G. Pailhès, p. 109.)] + +Ce que j'écrivais était un article déjà presque fait en descendant le +Rhône et relatif à la _Législation primitive_ de M. de Bonald. Je +prévoyais ce qui est arrivé depuis: «La littérature française, +disais-je, va changer de face; avec la Révolution vont naître d'autres +pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de +prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de +sortir des anciennes routes; les autres tâcheront de suivre les +antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour +nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par +l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les +grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides +plus sûrs et des documents plus féconds.» + +{p.310} Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de +l'histoire; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle: «L'auteur de +cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est +fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où +il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de +France. Sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en ruine; au +haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les +montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces +sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des +spectateurs; mais personne ne s'arrête pour aller où le clocher +l'invite. Ainsi, les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et +religion donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que +le torrent du siècle entraîne; le voyageur s'étonne de la grandeur des +débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des +souvenirs qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et, +au premier détour du fleuve, tout est oublié[264].» + + [Note 264: L'article sur la _Législation primitive_ + parut dans le _Mercure_ du 18 nivôse an XI (8 + janvier 1803). Il figure, dans les _Mélanges + littéraires_, au tome XXI des _OEuvres complètes_ + de Chateaubriand.] + +Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des +livres m'en offrit: j'achetai du premier coup trois éditions +différentes et contrefaites d'un petit roman nommé _Atala_. En allant +de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais +inconnu. Il me vendit les quatre volumes du _Génie du Christianisme_, +au prix raisonnable de neuf francs {p.311} l'exemplaire, et me fit un +grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel +entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid: au bout de +vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je +m'arrangeai presque pour rien avec le voleur[265]. + + [Note 265: Je lis, dans la lettre ci-dessus citée, + de Chateaubriand à Fontanes, du 6 novembre 1802: + «Si l'on ne contrefait que les bons ouvrages, mon + cher ami, je dois être content. J'ai saisi une + contrefaçon d'_Atala_ et une du _Génie du + Christianisme_. La dernière était l'importante; je + me suis arrangé avec le libraire; il me paie les + frais de mon voyage, me donne de plus un certain + nombre d'exemplaires de son édition qui est en + quatre volumes et plus correcte que la mienne; et + moi, je légitime mon bâtard, et le reconnais comme + seconde édition...»] + +Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui, +dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de +fusil avec les riverains et se défendait contre les années. + +Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, +puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville +des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il +dit au prévôt envoyé au-devant de lui par le pontife: «Frère, ne me +celez pas: dont vient ce trésor? l'a prins le pape en son trésor? Et +il lui répondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payé +chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, prévost, je vous promets que +nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent +cueilli soit rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape qu'il +le leur fasse rendre: car si je savois que le contraire fust, il m'en +poiseroit; et eusse ores passé {p.312} la mer, si retournerois-je par +deçà. Adonc fut Bertrand payé de l'argent du pape, et ses gens de +rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée.» + +Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était +l'entrée de l'Italie. Les géographies disent: «Le Rhône est au roi, +mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de +la Sorgue, qui est au pape.» Le pape est-il bien sûr de conserver +longtemps la propriété du Tibre? On visitait à Avignon le couvent des +Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la +tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des +Célestins un squelette: c'était celui d'une femme d'une grande beauté +qu'il avait aimée. + +Dans l'église des Cordeliers se trouvait le sépulcre de _madonna +Laura_: François Ier commanda de l'ouvrir et salua les cendres +immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe +qu'il fit élever cette épitaphe: + + En petit lieu compris vous pouvez voir + Ce qui comprend beaucoup par renommée: + . . . . . . . . . . . . + Ô gentille âme, estant tant estimée, + Qui te pourra louer qu'en se taisant? + Car la parole est toujours réprimée, + Quand le sujet surmonte le disant. + +On aura beau faire, le _père des lettres_, l'ami de Benvenuto Cellini, +de Léonard de Vinci, du Primatice, le {p.313} roi à qui nous devons +la _Diane_, soeur de l'_Apollon du Belvédère_, et la _Sainte Famille_ +de Raphaël; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a reçu des +beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point. + +J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères +parfumées et la première olive que portait un jeune olivier: + + Chiara fontana, in quel medesmo bosco + Sorgea d'un sasso; ed acque fresche e dolci + Spargea soavemente mormorando: + Al bel seggio riposto, ombroso e fosco + Ne pastori appressavan, ne bifolci; + Ma nimfe e muse a quel tenor cantando. + +«Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d'un rocher; elle +répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. À ce +beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent; +mais la nymphe et la muse y vont chantant.» + +Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée: «Je +m'enquérais, dit-il, d'un lieu caché où je pusse me retirer comme dans +un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien +solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les +sources: je m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies en +langue vulgaire: vers où j'ai peint les chagrins de ma jeunesse.» + +C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore +lorsque j'y passai, le bruit des armes retentissant en Italie; il +s'écriait: + +{p.314} Italia mia. . . . . + . . . . . . . . + O diluvio raccolto + Di che deserti strani + Per inondar i nostri dolci campi! + . . . . . . . . . . . + + Non è questo 'l terren ch' io toccai pria? + Non è questo 'l mio nido, + Ove audrito fui si dolcemente? + Non è questa la patria, in ch' io mi fido, + Madre benigna e pia + Chi copre l' uno et l' altro mio parente? + +«Mon Italie!... Ô déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder +nos doux champs! N'est-ce pas là le sol que je touchai d'abord? +n'est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri? n'est-ce pas là +la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l'un +et l'autre de mes parents?» + +Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V à se transporter à Rome: +«Que répondrez-vous à saint Pierre,» s'écrie-t-il éloquemment, «quand +il vous dira: Que se passe-t-il à Rome? Dans quel état est mon temple, +mon tombeau, mon peuple? Vous ne répondez rien? D'où venez-vous? +Avez-vous habité les bords du Rhône? Vous y naquîtes, dites-vous: et +moi, n'étais-je pas né en Galilée?» + +Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les +entrailles; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à +la voix d'un législateur! C'est à Pétrarque que nous devons le retour +du souverain pontife au Vatican; c'est sa voix qui a fait {p.315} +naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange. + +De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me +montra la _Glacière_: la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres: +les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de +reverdir sur des ossements[266]. Hélas! les gémissements des victimes +meurent vite après elles; ils arrivent à peine à quelque écho qui les +fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est +éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du +Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque; +une _canzone_ solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer +Vaucluse d'une immortelle mélancolie et de chagrins d'amour +d'autrefois. + + [Note 266: Onze ans auparavant, les 16 et 17 + octobre 1791, la _Glacière_ d'Avignon avait été le + théâtre d'un odieux massacre organisé par les chefs + du parti révolutionnaire, Jourdan Coupe-Tête, + Mainvielle et Duprat, dignes précurseurs des + égorgeurs de septembre. «À mesure, dit M. Louis + Blanc, que les patrouilles amenaient un captif, on + l'abattait d'un coup de sabre ou de bâton; puis, + sans même s'assurer s'il était bien mort, on allait + le précipiter au fond de la tour sanglante. Rien + qui pût fléchir la barbarie des assassins; ni la + jeunesse, ni l'enfance... Dampmartin, qui était + présent à l'ouverture de la fosse, assure qu'on en + retira cent dix corps, parmi lesquels les + chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes, + trente-deux femmes et huit enfants... D'un autre + côté, une relation semi-officielle porte que, quand + on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux + contre le mur, dans une attitude qui prouvait + qu'ils avaient été enterrés vifs... Jourdan et les + siens avaient eu beau jeter des torrents d'eau et + des baquets de chaux vive dans l'horrible fosse: + sur un des côtés du mur, il était resté, pour + dénoncer leur crime, _une longue traînée de sang + qu'on ne put jamais effacer_.» (Louis Blanc, + _Histoire de la Révolution française_, t. VI, p. + 163 et 166.)] + +Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer {p.316} à +Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit _la Belle Dame +sans mercy_, et le baiser de Marguerite d'Écosse l'a fait vivre. + +D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville +à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité +par Bossuet: «Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un +degré si éminent, que la plupart des nations te doivent céder, et que +la Grèce même ne doit pas se comparer à toi!» (_Pro L. Flacco_.) +Tacite, dans la _Vie d'Agricola_, loue aussi Marseille, comme mêlant +l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de +l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée +par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire? Je me hâtai de monter +à _Notre-Dame de la Garde_, pour admirer la mer que bordent avec leurs +ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La +mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme +l'Océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit +Jéhovah: «Tu n'iras pas plus loin.» + +Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime; j'ai revu cette +mer qui m'est à présent si connue, et au bout de laquelle s'élevèrent +la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait; je suis entré +dans le fort bâti par François Ier, où ne veillait plus un vétéran de +l'armée d'Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et +perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle +restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des +matelots de la Bretagne à _Notre-Dame de Bon-Secours_ me revenait en +pensée: vous savez quand {p.317} et comment je vous ai déjà cité +cette complainte de mes premiers jours de l'Océan: + + Je mets ma confiance, + Vierge, en votre secours, etc. + +Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l'_Étoile +des mers_, à laquelle j'avais été voué dans mon enfance! Lorsque je +contemplais ces _ex-voto_, ces peintures de naufrages suspendues +autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile plaque +sous les portiques de Carthage le héros troyen, ému à la vue d'un +tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre +d'Hamlet a profité de l'âme du chantre de Didon. + +Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain, +je n'ai point reconnu Marseille: dans ses rues droites, longues et +larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de +vaisseaux; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une +_nave_, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en +Chypre comme Joinville: au rebours des hommes, le temps rajeunit les +villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des +Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Épernon, avec les +monuments de Louis XIV et les vertus de Belsunce; les rides me +plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années +qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvées. +Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai; mais l'émule d'Athènes +est devenu trop jeune pour moi. + +{p.318} Si les _Mémoires_ d'Alfieri eussent été publiés en 1802[267], +je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du +poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et +de l'expression: + + [Note 267: Alfieri est mort en 1803. Ses _Mémoires_ + furent publiés en 1804.] + +«Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était +de me baigner presque tous les soirs dans la mer; j'avais trouvé un +petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite +hors du port, où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un +rocher, qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je +n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux +immensités qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je +passais, en rêvant, des heures délicieuses; et là, je serais devenu +poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque.» + +Je revins par le Languedoc et la Gascogne. À Nîmes, les Arènes et la +Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées: cette année 1838, je les +ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean +Reboul[268]. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont +ordinairement ni poètes, ni ouvriers: réparation à M. Reboul. {p.319} +Je l'ai trouvé dans sa boulangerie; je me suis adressé à lui sans +savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de +Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne +que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après et s'est +fait connaître: il m'a mené dans son magasin; nous avons circulé dans +un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce +d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre haute d'un +moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J'étais +heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon +fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d'une commode un +manuscrit, et m'a lu des vers énergiques d'un poème qu'il compose sur +le _Dernier jour_. Je l'ai félicité de sa religion et de son talent. +Je me rappelais ces belles strophes _à un Exilé_: + + Quelque chose de grand se couve dans le monde. + Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde..... + Oh! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil, + Le ciel par un mourant fit révéler ta vie; + Que quelque temps après, de ses enfants suivie, + Aux yeux de l'univers, la nation ravie + T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil! + + [Note 268: Jean _Reboul_, né à Nîmes, le 23 janvier + 1796, mort dans la même ville, le 1er juin 1864. + Boulanger de son état, il n'abandonna pas sa + profession, lorsque la gloire vint le chercher au + fond de sa boutique. Son premier recueil de + _Poésies_ (1836) eut cinq éditions. Il publia, en + 1839, _le Dernier Jour_, poème en dix chants. En + 1850, il fit jouer sur le théâtre de l'Odéon _le + Martyre de Vivia_, mystère en trois actes et en + vers. _Les Traditionnelles_ (1857) mirent le sceau + à sa réputation. En 1848, le boulanger-poète avait + été envoyé à l'Assemblée constituante par les + électeurs royalistes du département du Gard.] + +Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les +jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la +Cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la +roue au-dessus de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était +peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait +Reboul à Nîmes. + +{p.320} Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche +Aigues-Mortes, que j'ai visitée en 1838. Cette ville est encore tout +entière avec ses tours et son enceinte: elle ressemble à un vaisseau +de haut bord échoué sur le sable où l'ont laissée saint Louis, le +temps et la mer. Le saint roi avait donné des _usages_ et statuts à la +ville d'Aigues-Mortes: «Il veut que la prison soit telle, qu'elle +serve non à l'extermination de la personne, mais à sa garde; que nulle +information ne soit faite pour des paroles injurieuses; que l'adultère +même ne soit recherché qu'en certains cas, et que le violateur d'une +vierge, _volente vel nolente_, ne perde ni la vie, ni aucun de ses +membres, _sed alio modo puniatur_.» + +À Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volontiers écrit comme +le roi très-chrétien à la Confédération suisse: «Ma fidèle alliée et +ma grande amie.» Scaliger aurait voulu faire de Montpellier _le nid de +sa vieillesse_. Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, _Mons +puellarum_: de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant +devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution +aristocratique de la France. + +De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon +naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oublié cette attaque +si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour +de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps +retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride, +couvert de digitales, qui me fit oublier le monde: mon regard glissait +sur cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par +la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis {p.321} le ciel, +l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis +inspiré; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette +ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une fleur +que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs, un +oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraînent à +toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir +pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis +par leur répétition et leur multitude? Tout est usé aujourd'hui, même +le malheur. + +À Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant +cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis XIV: + + La Garonne et le Tarn, en leurs grottes profondes, + Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes, + Et faire ainsi couler par un heureux penchant + Les trésors de l'aurore aux rives du couchant. + Mais à des voeux si doux, à des flammes si belles + La nature, attachée à des lois éternelles, + Pour obstacle invincible opposait fièrement + Des monts et des rochers l'affreux enchaînement. + France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent, + La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent. + Tout cède[269]. . . . . . . . . . . . . . + + [Note 269: La pièce de Pierre Corneille à laquelle + sont empruntés ces vers a pour titre: _Sur le canal + du Languedoc, pour la jonction des Deux Mers: + Imitation d'une pièce latine de Parisot, avocat de + Toulouse_. Dans le premier vers, Corneille n'a pas + dit: «La Garonne et le _Tarn_», mais: + + La Garonne et l'_Atax_, en leurs grottes profondes... + + L'_Atax_, c'est l'_Aude_, qui se jette dans la + Méditerranée par les étangs de Sijean et de + Vendres.] + +{p.322} À Toulouse, j'aperçus, du pont de la Garonne, la ligne des +Pyrénées; je la devais traverser quatre ans plus tard: les horizons se +succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau +le corps desséché de la belle Paule: heureux ceux qui croient sans +avoir vu! Montmorency avait été décapité dans la cour de l'hôtel de +ville: cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en +parle encore après tant d'autres têtes abattues? Je ne sais si dans +l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui +ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme: «Le feu et la fumée +dont il étoit couvert, dit Guitaut, m'empêchèrent de le reconnoître; +mais voyant un homme qui, après avoir rompu six de nos rangs, tuoit +encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que +M. de Montmorency; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à +terre sous son cheval mort.» + +L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture. +Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si +bien traduit par M. Fauriel, fait revivre: + +«Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier de son père, la +croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre, +ni en étage, il ne resta pas une jeune fille; les habitants de la +ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de +rosier[270].» + + [Note 270: _Histoire de la croisade contre les + hérétiques albigeois, écrite en vers provençaux par + un poète contemporain_, et traduit par M. Fauriel, + 1837.] + +{p.323} C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de la +langue d'_Oc_: «Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les +départit entre les gentilshommes, tant françois qu'autres, _atque loci +leges dedimus_;» disent les huit archevêques et évêques signataires. + +J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de +mes grandes admirations, de Cujas, écrivant, couché à plat ventre, ses +livres épandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le +souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance +n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas; mais elle +nourrit l'un de ses maris des infidélités dont mourut l'autre. Cujas +fut protégé par la fille de François Ier, Pibrac par la fille de Henri +II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac +est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J'étais logé +peut-être dans l'hôtel du président son père.) «Ce bon monsieur de +Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si +saines, les moeurs si douces; son âme étoit si disproportionnée à +notre corruption et à nos tempêtes!» Et Pibrac a fait l'apologie de la +Saint-Barthélemy. + +Je courais sans pouvoir m'arrêter; le sort me renvoyait à 1838 pour +admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler +des nouvelles connaissances que j'y ai faites: M. de Lavergne[271], +{p.324} homme de talent, d'esprit et de raison; mademoiselle Honorine +Gasc, Malibran future[272]. Celle-ci, en ma qualité nouvelle de +serviteur de Clémence Isaure, {p.325} me rappelait ces vers que +Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux, près de +Toulouse: + + Hélas! que l'on seroit heureux + Dans ce beau lieu digne d'envie, + Si, toujours aimé de Sylvie, + On pouvoit, toujours amoureux, + Avec elle passer sa vie! + + [Note 271: Louis-Gabriel-Léonce _Guilhaud de + Lavergne_, né à Bergerac, le 24 janvier 1809, mort + à Versailles le 18 janvier 1880. En 1834, il avait + assisté aux lectures des _Mémoires_, dans le salon + de Mme Récamier, et il en avait rendu compte dans + la _Revue du Midi_, dont il était alors le + principal rédacteur. Il collaborait également au + _Journal de Toulouse_, et il était depuis 1830 + Maître et Mainteneur des Jeux-Floraux. Devenu en + 1840, chef du cabinet de M. de Rémusat, ministre de + l'Intérieur, il fut quelque peu malmené par Balzac, + dans la _Revue parisienne_ du grand romancier. + «Légitimiste jusqu'en 1833, écrivait Balzac, M. + Guilhaud devint doctrinaire, il vanta M. de + Rémusat, soutint sa candidature à Muret et se + glissa chez M. Guizot... M. Duchâtel le nomma + maître des requêtes; il convoita dès lors la place + de M. Mallac, un de ces jeunes gens capables qui + ont assez de coeur pour s'en aller avec leurs + protecteurs, là où les Guilhaud restent; aussi M. + Guilhaud est-il aujourd'hui chef du cabinet de M. + de Rémusat. Voilà comment tout se rapetisse. M. + Léonce de Lavergne, incapable d'écrire dans un + journal, et que l'Académie a refusé, quand il se + présenta pour être reçu docteur, fait la + correspondance politique au moyen de M. Havas.» + Après avoir été député de Lombez de 1846 à 1848, M. + Léonce de Lavergne fut envoyé par les électeurs de + la Creuse à l'Assemblée nationale de 1871. Partisan + de la monarchie constitutionnelle et parlementaire, + il siégea d'abord au centre droit, puis, en 1874, + de concert avec quelques députés flottant entre le + centre droit et le centre gauche, il fonda un + nouveau groupe de représentants, le «groupe + Lavergne», qui ne laissa pas de contribuer par son + attitude au vote définitif de la Constitution du 25 + février 1875. Le 13 décembre 1875, il fut élu, par + l'Assemblée nationale, sénateur inamovible, le 33e + sur 75. Il était, depuis 1855, membre de l'Académie + des Sciences morales et politiques. Ses principaux + ouvrages sont un essai sur l'_Économie rurale en + Angleterre, en Écosse et en Irlande_, _l'Économie + rurale de la France depuis 1789_, et les + _Assemblées provinciales sous Louis XVI_.] + + [Note 272: «Mademoiselle Honorine _Gasc_, écrivait, + en 1859, le comte de Marcellus, chante toujours + admirablement; mais ce n'est plus à Toulouse: c'est + à Bordeaux ou à Paris, sous le nom de Ol de Kop, + qu'elle partage avec le consul de Danemark, son + époux; et ses talents, contre lesquels M. de + Chateaubriand la mettait en garde, ne lui ont + point, que je sache, «porté malheur». + (_Chateaubriand et son temps_, p. 143.)] + +Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix! Les +talents sont _de l'or de Toulouse_: ils portent malheur. + +Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches +Girondins[273]. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de +belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à +peine à respirer. À Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le +palais _des Tutelles_, afin de bâtir le Château-Trompette: Spon[274] +et les amis de l'antiquité gémirent: + + Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux, + Ouvrage des Césars, monument tutélaire? + + [Note 273: Chateaubriand a jugé ici, d'un mot qui + restera, ces hommes de la Gironde, dont le rôle, + pendant la Révolution, a été aussi coupable que + funeste. Voir _la Légende des Girondins_, par + Edmond Biré.] + + [Note 274: Joseph _Spon_, antiquaire français + (1647-1685).] + +On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un +témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer. + +Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en +1833, j'adressai ces paroles: «Captive {p.326} de Blaye! je me désole +de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées!» Je m'acheminai vers +Rochefort, et je me rendis à Nantes, par la Vendée. + +Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les +cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des +ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les +Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et +recevaient la bénédiction d'un prêtre: la prière prononcée sous les +armes n'était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son +épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie. + +La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de +voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient +glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le coeur me palpita, +lorsque ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bretagne. Je +passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières +années de mon enfance. Je ne pus que rester vingt-quatre heures auprès +de ma femme et de mes soeurs, et je regagnai Paris. + + * * * * * + +J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms +supérieurs au second rang dans le XVIIIe siècle, et qui, formant une +arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de +l'ampleur et de la consistance. + +J'avais connu M. de La Harpe[275] en 1789: comme Flins, il s'était +pris d'une belle passion pour ma soeur, {p.327} madame la comtesse de +Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses oeuvres sous ses +petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des coeurs les +plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les +abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait +pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats +ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands +seigneurs qui raffolaient de ses insolences; mais, somme toute, esprit +droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir +le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle +action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n'a +pas manqué sa fin: je le vis mourir chrétien courageux, le goût +agrandi par la religion, n'ayant conservé d'orgueil que contre +l'impiété, et de haine que contre la _langue révolutionnaire_[276]. + + [Note 275: Jean-François de _La Harpe_ (1739-1803). + Son principal ouvrage est le _Lycée ou Cours de + littérature ancienne et moderne_, douze volumes + in-8{o}.] + + [Note 276: La Harpe avait publié, en 1797, un + éloquent écrit intitulé: _Du fanatisme dans la + langue révolutionnaire_.] + +À mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe +favorable à mes ouvrages: la maladie dont il était attaqué ne +l'empêchait pas de travailler; il me récitait des passages d'un poème +qu'il composait sur la Révolution[277]; on y remarquait quelques vers +énergiques contre les crimes du temps et contre les _honnêtes gens_ +qui les avaient soufferts: + + Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis: + Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme. + + [Note 277: Ce poème parut, en 1814, sous ce titre: + _Le Triomphe de la Religion ou le Roi martyr_, + épopée en six chants. Chateaubriand, dans les notes + du _Génie du Christianisme_, a inséré un fragment + du poème de La Harpe, les _portraits de J.-J. + Rousseau et de Voltaire_.] + +{p.328} Oubliant qu'il était malade, coiffé d'un bonnet blanc, vêtu +d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête; puis, laissant échapper +son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine: «Je n'en +puis plus: je sens une griffe de fer dans le côté.» Et si, +malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de +Stentor et mugissait: «Allez-vous-en! Fermez la porte!» Je lui disais +un jour: «Vous vivrez pour l'avantage de la religion.--Ah! oui, me +répondit-il, ce serait bien à Dieu; mais il ne le veut pas, et je +mourrai ces jours-ci.» Retombant dans son fauteuil et enfonçant son +bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et +son humilité. + +Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même +avec la plus grande modestie, déclarant qu'il n'avait rien fait de +supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point +dégénéré entre ses mains. + +M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803: l'auteur des +_Saisons_ mourait presque en même temps au milieu de toutes les +consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de +toutes les consolations de la religion; l'un visité des hommes, +l'autre visité de Dieu[278]. + +M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au {p.329} cimetière +de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de +la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt +recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était +lugubre: les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient +le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les +dernières paroles de l'amitié à l'oreille de la mort[279]. Le +cimetière a été détruit et M. de La Harpe exhumé: il n'existait +presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire, +M. de La Harpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme[280]; elle +l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder +aucun droit. + + [Note 278: La Harpe avait conservé jusqu'à la fin + l'entière possession de son intelligence. Il ne + cessait, pendant les derniers jours, de se faire + lire les prières des agonisants. M. de Fontanes, + étant venu le voir la veille de sa mort, s'approcha + de son lit pendant qu'on récitait ces prières. «Mon + ami, dit le moribond en lui tendant une main + desséchée, je remercie le ciel de m'avoir laissé + l'esprit assez libre pour sentir combien cela est + consolant et beau.»] + + [Note 279: Voir l'_Appendice_, nº VIII: _la Mort de + La Harpe_.] + + [Note 280: La Harpe, veuf, s'était remarié, en + 1797, avec Mlle de Hatte-Longuerue.--Voir + l'_Appendice_, Nº VIII.] + +Au reste, M. de La Harpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès +de la Révolution qui grandissait toujours: les renommées se hâtaient +de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les +périls perdaient leur puissance devant lui. + + * * * * * + +Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la +marche gigantesque du monde s'accomplissait; l'homme du temps prenait +le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, +précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour +concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque +soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte +battait le rappel des destinées: il devint bientôt premier consul à +vie. + +{p.330} Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en +1802[281], Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son +frère; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et +les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque +Napoléon entra: il me frappa agréablement; je ne l'avais jamais aperçu +que de loin. Son sourire était caressant et beau; son oeil admirable, +surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré +dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le +regard, rien de théâtral et d'affecté. Le _Génie du Christianisme_, +qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. +Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid: il n'eût +pas été ce qu'il était si la Muse n'eût été là; la raison +accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont +toujours un composé de deux natures, car il les faut capables +d'inspiration et d'action: l'une enfante le projet, l'autre +l'accomplit. + + [Note 281: Le 8 avril 1802.] + +Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se +dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait; les rangs +s'ouvraient successivement; chacun espérait que le consul s'arrêterait +à lui; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces +méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins; Bonaparte éleva tout à +coup la voix et me dit: «Monsieur de Chateaubriand!» Je restai seul +alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle +autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité: sans me +faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me +parla sur-le-champ {p.331} de l'Égypte et des Arabes, comme si +j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une +conversation déjà commencée entre nous. «J'étais toujours frappé, me +dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du +désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. +Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'Orient?» + +Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée: +«Le christianisme! Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un +système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que +le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allégorie du +mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont +beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à +l'_infâme_.» + +Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, «un esprit +est passé devant moi; les poils de ma chair se sont hérissés; il s'est +tenu là: je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme +un petit souffle.» + +Mes jours n'ont été qu'une suite de visions; l'enfer et le ciel se +sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que +j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai +rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du +dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je +m'entretins un moment avec l'un et l'autre; tous deux me renvoyèrent à +la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un +crime. + +Je remarquai qu'en circulant dans la foule, Bonaparte {p.332} me +jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi +en me parlant. Je le suivais aussi des yeux: + + Chi è quel grande che non par che curi + L' incendio? + +«Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie?» + +(_Dante_[282].) + + [Note 282: _Inferno_, ch. XIV, v. 46.] + +À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome: il +avait jugé d'un coup d'oeil où et comment je lui pouvais être utile. +Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que +j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique; il croyait +que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. +C'était un grand découvreur d'hommes; mais il voulait qu'ils n'eussent +de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce +talent; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation +sur la sienne: il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers. + +Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le +Consul avait eue de _ma conversation_: je n'avais pas ouvert la +bouche; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me +pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne +m'était jamais venue; je refusai net. Alors on fit parler une autorité +à laquelle il m'était difficile de résister. + +{p.333} L'abbé Émery[283], supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, +vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la +religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte +destinait à son oncle, le cardinal Fesch[284]. Il me faisait entendre +que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me +trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m'avait +mis en rapport avec l'abbé Émery: j'avais passé aux États-Unis avec +l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon +obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait +dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le coeur. +{p.334} L'abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, +par sa robe et par la Révolution; mais cette triple finesse ne lui +servait qu'au profit de son vrai mérite; ambitieux seulement de faire +le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité +d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il +eût été superflu de violenter l'abbé Émery, car il tenait toujours sa +vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu'il ne cédait +jamais: sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe. + + [Note 283: Jacques-André _Émery_, né le 27 août + 1832 à Gex, mort à Issy le 18 avril 1811. Sa _Vie_ + a été écrite par M. l'abbé Gosselin (1861), et par + M. l'abbé Élie Méric (1894).] + + [Note 284: Joseph _Fesch_, né à Ajaccio le 3 + janvier 1763. Il était le demi-frère de la mère de + Napoléon. À l'époque de la convocation des + États-Généraux, il était déjà entré dans les + ordres; mais les premiers événements de la + Révolution le firent renoncer à l'état + ecclésiastique. D'abord commis aux vivres + (garde-magasin), il devint en 1795 commissaire des + guerres, et occupa cette place jusqu'au 18 + brumaire. Dès que le rétablissement du culte eût + été arrêté dans la pensée du Premier Consul, il + reprit le costume ecclésiastique, et s'employa très + activement dans les négociations qui préparèrent le + Concordat (15 juillet 1801). Archevêque de Lyon en + 1802, cardinal le 25 février 1803, il fut, le 4 + avril suivant, nommé ambassadeur à Rome. En 1805, + il fut investi de la charge de grand aumônier. + Tombé en disgrâce en 1811, il fut renvoyé par + l'Empereur dans son diocèse de Lyon, où il resta + jusqu'en 1814. Après l'abdication de Napoléon, il + se retira à Rome. Les Cent-Jours le ramenèrent en + France et dans son archevêché. Après les + Cent-Jours, il se réfugia de nouveau à Rome, où il + fixa définitivement sa résidence. Il refusa + obstinément, pendant toute la Restauration, de se + démettre de son titre d'archevêque de Lyon; mais il + ne put obtenir, malgré l'appui du pape, de rentrer + dans son diocèse après la révolution de 1830. Il + est mort à Rome le 13 mai 1839.] + +Il échoua dans sa première tentative; il revint à la charge, et sa +patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me +proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au +poste où l'on m'appelait: je ne vaux rien du tout en seconde ligne. +J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont +n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de +Montmorin se mourait; le climat de l'Italie lui serait, disait-on, +favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes: +je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se +prépara à me venir rejoindre; M. Joubert parlait de l'accompagner, et +madame de Beaumont partit pour le Mont-Dore, afin d'achever ensuite sa +guérison au bord du Tibre. + +M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures; il +m'expédia ma nomination[285]. Je dînai {p.335} chez lui: il est +demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au +reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds +de son entourage; ses roueries avaient une importance inconcevable: +aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des moeurs semblait génie, +la légèreté d'esprit profondeur. La Révolution était trop modeste; +elle n'appréciait pas assez sa supériorité: ce n'est pas même chose +d'être au-dessus ou au-dessous des crimes. + + [Note 285: La lettre de Talleyrand, notifiant à + l'auteur du _Génie du Christianisme_ sa nomination + de secrétaire, est du 19 floréal, an XI (9 mai + 1803). En voici le texte: + + «Je m'empresse, citoyen, de vous envoyer une copie + de l'arrêté par lequel le Premier Consul vous nomme + secrétaire de la légation de la République à Rome. + Vos talents et l'usage que vous en avez fait n'ont + pu que vous faire connaître d'une manière + avantageuse dans votre pays et dans celui où vous + allez résider, et je ne doute point du soin que + vous mettrez à justifier la confiance du + gouvernement. J'ai l'honneur, etc.»] + +Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal; je distinguai le +joyeux abbé de Bonnevie[286]: jadis aumônier {p.336} à l'armée des +princes, il s'était trouvé à la retraite de Verdun; il avait aussi été +grand vicaire de l'évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre[287], +qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du saint-siége, +en qualité de _Chiaramonte_. Mes préparatifs achevés, je me mis en +route: je devais devancer à Rome l'oncle de Napoléon. + + [Note 286: L'abbé de _Bonnevie_ (Pierre-Étienne), + né à Rethel le 6 janvier 1761, mort à Lyon le 7 + mars 1849. Pendant l'émigration, il avait été, + ainsi que le dit Chateaubriand, aumônier à l'armée + des princes. Après le rétablissement du culte, il + fut nommé chanoine à la Primatiale de Lyon, et + accompagna le cardinal Fesch à Rome en 1803. Une + étroite intimité s'établit entre l'auteur du _Génie + du Christianisme_ et le très spirituel abbé, qui ne + tarda pas à conquérir l'estime et l'affection de + Mme de Chateaubriand. Jusqu'à leur mort, il resta + l'un de leurs plus fidèles amis. On trouvera dans + le livre de M. l'abbé Pailhès sur _Chateaubriand, + sa femme et ses amis_, quelques-unes des lettres + écrites par la vicomtesse de Chateaubriand à son + _cher Comte de Lyon_. Elles sont charmantes, + surtout celle du 10 juillet 1839, trop longue pour + être ici donnée tout entière, mais dont voici au + moins quelques lignes: + + «... Je vous écris ces lignes pour vous gronder. On + dit, l'abbé, que vous vous portez à merveille; que + vous êtes jeune et gai comme par le passé; pourquoi + donc ne pas venir nous voir? On voyage à tout âge, + et dans ce moment surtout que la poste vient de + lancer sur les chemins des voitures de courriers + qui feraient rougir une voiture d'ambassadeur. Je + vous ai dit que nous avons une vilaine chambre à + vous donner; mais si vous voulez être logé comme un + chanoine, vous pourrez prendre un appartement aux + Missions-Étrangères; vous serez là à notre porte, + pouvant venir déjeuner, dîner et déraisonner avec + nous...»] + + [Note 287: Anne-Antoine-Jules, duc de + _Clermont-Tonnerre_ (1749-1830). Évêque de + Châlons-sur-Marne depuis 1782, député du clergé aux + États-Généraux, il avait émigré en Allemagne, et, + avant sa rentrée en France, il avait remis, entre + les mains du Souverain Pontife sa démission + d'évêque de Châlons, conformément au Concordat. La + Restauration le nomma pair de France (4 juin 1814), + archevêque de Toulouse (1er juillet 1820), et + obtint pour lui le chapeau de cardinal (2 décembre + 1822). Il a laissé le souvenir d'un prélat imbu de + l'orgueil de sa naissance et de son rang, et + cependant d'un accès facile, d'un esprit aimable, + pénétrant et vif.] + + * * * * * + +À Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu +renaissante[288]: je croyais avoir quelque part à ces bouquets de +fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre. + + [Note 288: Chateaubriand fit le récit de cette fête + dans une longue et admirable lettre adressée à son + ami Ballanche et qui, publiée aussitôt à Lyon, y + produisit une impression profonde. C'est une des + plus belles pages du grand écrivain, et qui devrait + figurer désormais dans toutes les éditions du + _Génie du Christianisme_.] + +Je continuai ma route; un accueil cordial me suivait: mon nom se +mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie +éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des +marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelquefois, {p.337} +tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer +un père et une mère avec leur fils: ils m'amenaient, me disaient-ils, +leur enfant pour me remercier. Était-ce l'amour-propre qui me donnait +alors ce plaisir dont je parle? Qu'importait à ma vanité que d'obscurs +et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand +chemin, dans un lieu où personne ne les entendait? Ce qui me touchait, +du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien, +consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d'une +mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils +soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie +pure si j'eusse écrit un livre dont les moeurs et la religion auraient +eu à gémir? + +La route est assez triste en sortant de Lyon: depuis la Tour-du-Pin +jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère. + +À Chambéry, où l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un +homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il +en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est +le danger des lettres; le désir de faire du bruit l'emporte sur les +sentiments généreux: si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain +célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les +faiblesses de la femme qui l'avait nourri; il se serait sacrifié aux +défauts mêmes de son amie; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au +lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah! +que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau! + +Après avoir passé Chambéry, se présente le cours {p.338} de l'Isère. +On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des +madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées +d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand +les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de +glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie. + +Les vallées où l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des +monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts. + +Aiguebelle semble clore les Alpes; mais en tournant un rocher isolé, +tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au +cours de l'Arche. + +Les monts des deux côtés se dressent; leurs flancs deviennent +perpendiculaires; leurs sommets stériles commencent à présenter +quelques glaciers: des torrents se précipitent et vont grossir l'Arche +qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une +cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de +saules. + +Ayant traversé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du +soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux: obligé de +m'arrêter, j'allai me promener hors du village. L'air devint +transparent à la crête des monts; leur dentelure se traçait avec une +netteté extraordinaire, tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied +s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de +l'aigle en haut; l'alizier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur +la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition +populaire, se montrait sur le redan taillé {p.339} à pic. Là, s'était +incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que tous les +obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un peuple +libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'esclavage et le sang +du reste du monde. + +Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après +midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le +village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds; une +troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de +l'âge et à la majesté tombée; le père et la mère du noble orphelin +avaient été tués: on me proposa de me le vendre; il mourut des mauvais +traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. +Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII; je pense aujourd'hui +à Henri V: quelle rapidité de chute et de malheur! + +Ici, l'on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite +rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre +côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les +fleuves sont non-seulement des _grands chemins qui marchent_, comme +les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.[289] + + [Note 289: Pour tous les détails de ce voyage, + voir, dans le _Voyage en Italie de Chateaubriand_ + (OEuvres complètes, tome VI), ses deux lettres à M. + Joubert, datées, la première de _Turin, le 17 juin + 1803_, la seconde, de _Milan, lundi matin 21 juin + 1803_.] + +Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange +émotion me saisit; j'étais comme cette alouette qui traversait, en +même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté +{p.340} sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges, +au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent +ces montagnes en 1822 retracent assez bien les sentiments qui +m'agitaient aux mêmes lieux en 1803: + + Alpes, vous n'avez point subi mes destinées! + Le temps ne vous peut rien; + Vos fronts légèrement ont porté les années + Qui pèsent sur le mien. + + Pour la première fois, quand, rempli d'espérance, + Je franchis vos remparts, + Ainsi que l'horizon, un avenir immense + S'ouvrait à mes regards. + + L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde[290]! + + [Note 290: La pièce d'où ces vers sont extraits se + trouve dans les _Poésies_ de Chateaubriand (OEuvres + complètes, tome XXII), où elle porte ce titre: les + _Alpes ou l'Italie_.] + +Ce monde, y ai-je réellement pénétré? Christophe Colomb eut une +apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût +découverte; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des +tempêtes: lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir? Ce +que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat +éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les +premières cendres européennes qui reposent en Amérique? Ce sont celles +de Biorn le Scandinave[291]: il mourut en abordant à Winland, et fut +enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela? Qui +connaît {p.341} celui dont la voile devança le vaisseau du pilote +génois au Nouveau Monde? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et +depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des +poètes, dans une langue que l'on ne parle plus. + + [Note 291: Chateaubriand lui-même ne savait sans + doute _cela_ que du matin, pour l'avoir appris de + son jeune ami Jean-Jacques Ampère, le seul homme de + France qui s'intéressât alors aux choses de + Scandinavie.] + + * * * * * + +J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres +voyageurs: les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi +avant les vieilles cités de l'Europe. Je tombais au milieu de +celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois +dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes; on +achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge. + +L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les +plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en +sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police, +portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, +avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des +pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient +des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient, +caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui +caressent leurs maîtres. Les Italiennes vendaient des fruits sur leurs +éventaires au marché de cette foire armée: nos soldats leur faisaient +présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les +anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées: {p.342} «Moi, +Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks[292], je te donne, à toi, +Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté (_in honore +pulchritudinis tuæ_), mon habitation dans le quartier des Pins.» + + [Note 292: Ce _Fotrad, fils d'Eupert_, est amené + ici d'un peu loin. Quand l'auteur composa cette + partie de ses _Mémoires_, il avait encore l'esprit + tout plein des longues et savantes recherches qu'il + avait faites pour écrire ses _Études historiques_ + et ses chapitres sur les Franks.] + +Nous sommes de singuliers ennemis: on nous trouve d'abord un peu +insolents, un peu trop gais, trop remuants; nous n'avons pas plutôt +tourné les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le +soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il +est logé; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de +Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, +fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou +l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité +communiquent la vie à tout; on s'accoutume à le regarder comme un +conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son +mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et +quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit +entré aux Invalides. + +À mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les +yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie +comme d'un rêve divin: utile à notre pays renaissant, elle apportait +dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature +transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux chefs-d'oeuvre +des arts et dans les hautes réminiscences d'une patrie fameuse. +L'Autriche {p.343} est venue; elle a remis son manteau de plomb sur +les Italiens; elle les a forcés à regagner leur cercueil. Rome est +rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s'est affaissée en +embellissant le ciel de son dernier sourire; elle s'est couchée +charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever. + +[Illustration: Madame de BEAUMONT au colysée.] + +Le général Murat commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de +madame Bacciochi. Je passai la journée avec les aides de camp: ils +n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La +politesse française reparaissait sous les armes; elle tenait à prouver +qu'elle était toujours du temps de Lautrec[293]. + + [Note 293: Odet de _Foix_, vicomte de _Lautrec_, + maréchal de France sous Louis XII, fit presque + tontes ses armes autour de Milan. Chateaubriand + aimait ce nom de Lautrec. Il le choisit ici pour + personnifier en Italie la bravoure et la politesse + française. Déjà, dans le _Dernier Abencerage_, il + avait fait d'un autre Lautrec un type de vaillance + et de chevalerie. Après tout, il y avait eu des + alliances entre les Lautrec et les Chateaubriand. + «Il était, dit Brantôme, parlant du vicomte de + Lautrec, le maréchal de France, il était frère de + madame de Chateaubriand, une très belle et très + honnête dame que le roi aimait.»] + +Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi[294], {p.344} à +l'occasion du baptême d'un fils du général Murat[295]. M. de Melzi +avait connu mon frère; les manières du vice-président de la République +cisalpine étaient belles; sa maison ressemblait à celle d'un prince +qui l'aurait toujours été: il me traita poliment et froidement; il me +trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes. + + [Note 294: François de _Melzi_ (1753-1826). Il + était vice-président de la _République cisalpine_, + organisée en 1797 par le général Bonaparte, et qui + avait pris, en 1802, le nom de _République + italienne_. Lorsqu'au mois de mars 1805, elle + devint le Royaume d'Italie, avec Napoléon pour roi + et le prince Eugène de Beauharnais pour vice-roi, + M. de Melzi fut nommé grand chancelier et garde des + sceaux; il fut créé duc en 1807. Après les + événements de 1814, il vécut dans la + retraite.--Dans sa lettre à Joubert, du 21 juin + 1803, Chateaubriand parle en ces termes du dîner de + Milan: «J'ai dîné en grand gala chez M. de Melzi: + il s'agissait d'une fête donnée à l'occasion du + baptême de l'enfant du général Murat. M. de Melzi a + connu mon malheureux frère: nous en avons parlé + longtemps. Le vice-président a des manières fort + nobles; sa maison est celle d'un prince, et d'un + prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité + poliment et froidement, et m'a toujours trouvé dans + des conditions pareilles aux siennes.»] + + [Note 295: Napoléon-Charles-Lucien, prince _Murat_, + second fils de Joachim Murat, né à Milan, le 16 mai + 1803. Représentant du peuple en 1848 et 1849, + sénateur le 26 janvier 1852, puis membre de la + famille civile de l'Empereur (21 juin 1853) avec le + titre d'Altesse impériale, il fut de 1852 à 1862, + grand-maître de la maçonnerie. Il est mort à Paris, + le 10 avril 1873.] + +J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la +Saint-Pierre: le prince des apôtres m'attendait, comme mon indigent +patron[296] me reçut depuis à Jérusalem. J'avais suivi la route de +Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma +visite à M. Cacault[297] auquel le cardinal Fesch succédait, tandis +que je remplaçais M. Artaud[298]. + + [Note 296: «L'indigent patron», c'est saint + _François_ d'Assise.] + + [Note 297: François _Cacault_ (1743-1805). Il avait + débuté dans la diplomatie, en 1785, comme + secrétaire d'ambassade à Naples. En 1793, il + réussit à détacher la Toscane de la coalition + européenne, et fut, en 1797, un des signataires du + traité de Tolentino. Il remplit, de 1801 à 1803, + les fonctions de ministre plénipotentiaire à Rome.] + + [Note 298: Le chevalier _Artaud de Montor_ + (1772-1840). Ancien émigré, ayant servi dans + l'armée des princes, il était entré en 1798 dans la + diplomatie. Il a composé de nombreux ouvrages, dont + le plus important est l'_Histoire du pape Pie + VII_.] + +Le 28 juin, je courus tout le jour: je jetai un premier {p.345} +regard sur le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château +Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux +environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu +de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui +roulaient devant les fenêtres ouvertes; les fusées du feu d'artifice +du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du +Tasse: le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne +romaine[299]. + + [Note 299: Le lendemain, dans la ferveur de son + enthousiasme, il écrit à Fontanes: + + «Rome, 10 messidor an XI (29 juin 1803). + + «Mon cher et très cher ami, un mot pour vous + annoncer mon arrivée. Me voilà logé chez M. Cacault + qui me traite comme son fils. Il est _Breton_. (M. + Cacault était né à Nantes). Le secrétaire de + légation (M. Artaud), que je remplace ou que je ne + remplace pas (car il n'est pas encore rappelé), me + trouve le meilleur enfant du monde et nous sommes + les meilleurs amis. Je reçois compliments sur + compliments de tous les grands du monde, et pour + achever cette chance heureuse, je tombe à Rome la + veille même de la Saint-Pierre, et je vois en + arrivant la plus belle fête de l'année, au pied + même du trône pontifical. + + «Venez vite ici, mon cher ami. Toute ma froideur + n'a pu tenir contre une chose si étonnante: j'ai la + tête troublée de tout ce que je vois. Figurez-vous + que vous ne savez rien de Rome, que personne ne + sait rien quand on n'a pas vu tant de grandeurs, de + ruines, de souvenirs. + + «Enfin, venez, venez: voilà tout ce que je puis + vous dire à présent. Il faut que mes idées se + soient un peu rassemblées, avant que je puisse vous + tracer l'ombre de ce que je vois...»] + +Le lendemain j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie VII, pâle, +triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux +jours après, je fus présenté à Sa Sainteté: elle me fit asseoir auprès +d'elle. Un volume du _Génie du Christianisme_ était obligeamment +{p.346} ouvert sur sa table[300]. Le cardinal Consalvi, souple et +ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique +romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du +siècle[301]. + + [Note 300: Dès le mois de septembre 1802, + Chateaubriand avait fait hommage à Pie VII de ses + volumes du _Génie du Christianisme_. La lettre + suivante accompagnait l'envoi de l'ouvrage: + + TRÈS SAINT-PÈRE, + + «Ignorant si ce faible ouvrage obtiendrait quelque + succès, je n'ai pas osé d'abord le présenter à + Votre Sainteté. Maintenant que le suffrage du + public semble le rendre digne de vous être offert, + je prends la liberté de le déposer à vos pieds + sacrés. + + «Si Votre Sainteté daigne jeter les yeux sur le + quatrième volume, elle verra les efforts que j'ai + faits pour venger les autels et leurs ministres des + injures d'une fausse philosophie. Elle y verra mon + admiration pour le Saint Siège et pour le génie des + Pontifes qui l'ont occupé. Elle me pardonnera + peut-être d'avoir annoncé leur glorieux successeur + qui vient de fermer les plaies de l'Église. Heureux + si Votre Sainteté agrée l'hommage que j'ai rendu à + ses vertus, et si mon zèle pour la religion peut me + mériter sa bénédiction paternelle. + + «Je suis, avec le plus profond respect, de Votre + Sainteté, le très humble et très obéissant + serviteur. + + «de CHATEAUBRIAND. + + «Paris, ce 28 septembre 1802.» + + La présentation de Chateaubriand à Pie VII eut lieu + le 2 juillet 1803. Il écrivait, le lendemain, à M. + Joubert: «Sa Sainteté m'a reçu hier; elle m'a fait + asseoir auprès d'elle de la manière la plus + affectueuse. Elle m'a montré obligeamment qu'elle + lisait le _Génie du Christianisme_, dont elle avait + un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un + meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince + plus simple: ne me prenez pas pour madame de + Sévigné.»] + + [Note 301: Hercule _Consalvi_ (1757-1824). Pie VII + l'avait nommé cardinal et secrétaire d'État au + lendemain de son entrée dans Rome, en 1800. Il vint + en France en 1801 pour la conclusion du Concordat. + Après l'arrestation du Souverain Pontife, en 1809, + il reçut l'ordre de se rendre en France; en 1810, à + la suite de son refus d'assister au mariage + religieux de Napoléon, il fut interné à Reims. + Redevenu secrétaire d'État en 1814, il prit part au + Congrès de Vienne et conserva la direction des + affaires jusqu'à la mort de Pie VII (20 août 1823). + Il mourut lui-même peu de temps après, le 24 + janvier 1824. Il n'était que diacre, n'ayant jamais + voulu recevoir la prêtrise. Ses _Mémoires_ ont été + publiés et traduits, en 1864, par J. + Crétineau-Joly.] + +{p.347} En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces +escaliers où l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes +repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'oeuvres, le long +desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces +Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes +illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, +Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés, +enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre: tout +cela maintenant immobile et silencieux; théâtre dont les gradins +abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un +rayon de soleil. + +On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune: du haut de +la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les +ébauches d'un peintre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du +bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un +monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome; +il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des +jardins où ne passait personne, des monastères où l'on n'entend plus +la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que +les portiques du Colisée. + +Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes +lieux? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après +que cette ombre eut {p.348} cessé de tomber sur les sables d'Égypte? +Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge +a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore marquée +dans la ville éternelle: si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et +ses chefs-d'oeuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses +débris; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène +du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires: assises +dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans +ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses +catacombes. + + * * * * * + +Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais +Lancelotti: j'y ai vu depuis, en 1828, la princesse Lancelotti. On me +donna le plus haut étage du palais: en y entrant, une si grande +quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en +était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que +nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils +de New-Road: ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Établi +dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passe-ports +et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un +obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules +quand il apercevait ma signature. N'ayant presque rien à faire dans ma +chambre aérienne, je regardais par-dessus les toits, dans une maison +voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes; une +cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège +éternel; heureux quand il passait quelque {p.349} enterrement pour me +désennuyer! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le +convoi d'une jeune mère: on la portait, le visage découvert, entre +deux rangs de pèlerins blancs; son nouveau-né, mort aussi et couronné +de fleurs, était couché à ses pieds. + +Il m'échappa une grande faute: ne doutant de rien, je crus devoir +rendre visite aux personnes notables; j'allai, sans façon, offrir +l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne[302]. Un +horrible cancan sortit de cette démarche insolite; tous les diplomates +se boutonnèrent. «Il est perdu! il est perdu!» répétaient les +caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve +charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une +buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur +de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne +fusse rien et que je ne comptasse pour rien: n'importe, c'était +quelqu'un qui tombait, cela {p.350} fait toujours plaisir. Dans ma +simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je +n'aurais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels +on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient à mes +yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables +sottises: heureusement j'avais affaire à Bonaparte; ce qui devait me +noyer me sauva. + + [Note 302: _Victor-Emmanuel I_ (1754-1824), le + souverain dépossédé que représentait alors à + Saint-Pétersbourg le comte Joseph de + Maistre.--Avant l'arrivée du cardinal Fesch, qu'il + précédait à Rome de quelques jours, Chateaubriand + avait cru pouvoir faire visite à l'ex-roi de + Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces + termes, à M. de Talleyrand, la démarche qui allait + attirer sur sa tête un si violent orage: + + «12 juillet 1803. + + «CITOYEN MINISTRE, + + «M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres + de créance au Pape. Avant que notre mission fût + officiellement reconnue à Rome, je me suis empressé + de voir ici toutes les personnes qu'il était + honorable de voir. J'ai été présenté, comme simple + particulier et homme de lettres, au roi et à la + reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m'ont + entretenu que d'objets d'art et de littérature. + + «J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.»] + +Toutefois, si de prime abord et de plein saut devenir premier +secrétaire d'ambassade sous un prince de l'Église, oncle de Napoléon, +paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été +expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se +préparaient, j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à +aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de +chancellerie: mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la +portée de tous les commis? + +Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne +rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses +tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l'évêque +de Châlons[303], et les incroyables menteries du futur évêque de +Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui +sonnaient à l'oreille de la même manière que le sien, prétendait, +après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir +donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait +d'être l'auteur du discours de Robespierre à l'Être suprême. Je +pariai, un jour, lui faire {p.351} dire qu'il était allé en Russie: +il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il +avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg[304]. + + [Note 303: Monseigneur de Clermont-Tonnerre. Voir + la note 1 de la page 336.] + + [Note 304: L'abbé _Guillon_ (1760-1847). Il avait + été aumônier, lecteur et bibliothécaire de la + princesse de Lamballe. Le cardinal Fesch, l'avait + emmené avec lui à Rome. Appelé à la Faculté de + théologie dès sa création, il y fit avec + distinction le cours d'éloquence sacrée pendant + trente ans, et en devint le doyen. Promu par + Louis-Philippe, en 1831, à l'évêché de Beauvais, il + ne put obtenir ses bulles du pape, parce qu'il + avait administré l'abbé Grégoire, évêque + _constitutionnel_ de Blois, sans avoir observé + toutes les règles ecclésiastiques; néanmoins, ayant + reconnu ses torts, il fut nommé, en 1832, évêque + _in partibus_ du Maroc. On lui doit une traduction + complète des _OEuvres de saint-Cyprien_, et une + _Bibliothèque choisie des Pères grecs et latins_, + traduits en français, 26 vol. en in-8{o}.] + +M. de La Maisonfort[305], homme d'esprit qui se cachait, eut recours à +moi, et bientôt M. Bertin l'aîné, {p.352} propriétaire des +_Débats_[306], m'assista de son amitié dans une circonstance +douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe par l'homme qui, revenant à son tour +de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du +républicain M. Briot[307] que j'ai connu, la permission {p.353} +d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines +de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont; deux choses qui ont +lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi +que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré +un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune. +Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison du Temple et +celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond, +demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais +jours; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées +par le sacrifice d'une heure d'une sincère amitié: il suffit que je +reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes +souvenirs. + + [Note 305: Antoine-François-Philippe + _Dubois-Descours_, marquis de _La Maisonfort_ + (1778-1827). Il était, au moment de la Révolution, + sous-lieutenant dans les gardes du corps, à la + compagnie de Gramont. Il émigra et fit la campagne + de 1792, à l'armée des princes. Rentré en France au + début du Consulat, il fut arrêté et interné à l'île + d'Elbe, d'où il s'échappa et vint à Rome. C'est + alors que le vit Chateaubriand. Il put gagner la + Russie et ne revit la France qu'en 1814. Député du + Nord, de 1815 à 1816, il fut, après la session, + chargé de la direction du domaine extraordinaire de + la couronne. Devenu plus tard ministre + plénipotentiaire à Florence, il eut la bonne + fortune d'y voir arriver, comme secrétaire de la + légation, Alphonse de Lamartine. Le marquis de la + Maisonfort a publié un grand nombre d'écrits + politiques, notamment le _Tableau politique de + l'Europe depuis la bataille de Leipzig jusqu'au 13 + mars 1814_. Il devra de vivre à cette double chance + d'avoir eu son nom inscrit dans les _Mémoires_ de + Chateaubriand et dans les _Méditations_ de + Lamartine, qui lui a dédié sa pièce intitulée: + _Philosophie_. + + Toi qui longtemps battu des vents et de l'orage. + Jouissant aujourd'hui de ce ciel sans nuage, + Du sein de ton repos contemples du même oeil + Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil...] + + [Note 306: Louis-François _Bertin_, dit _Bertin + l'Aîné_ (1766-1841). Vers la fin de 1799, Louis + Bertin et son frère Bertin de Vaux acquirent en + commun avec Roux-Laborie et l'imprimeur Le Normant, + moyennant vingt mille francs, le _Journal des + Débats et des Décrets_, petite feuille qui existait + depuis 1789, et qui se bornait à publier le compte + rendu des discussions législatives et les actes de + l'autorité. En quelques semaines, les nouveaux + propriétaires l'eurent complètement transformée, et + le _Journal des Débats_ eut vite fait de gagner la + faveur du public. Mais alors que le journal + réussissait brillamment, son principal propriétaire + et son rédacteur en chef, Louis Bertin, fut arrêté, + sur le vague soupçon d'avoir pris part à une + conspiration royaliste. Enfermé au Temple, il y + passa l'année 1800 presque toute entière, puis à la + prison succéda l'exil. Un ordre arbitraire le + relégua à l'île d'Elbe. Il obtint à grand'peine la + permission de passer en Italie, où la résidence de + Florence, et plus tard celle de Rome, lui fut + assignée. C'est à Rome qu'il connut Chateaubriand + et devint son ami. Las de l'exil et de ses + sollicitations sans résultat auprès du ministre de + la Police, il prit, au commencement de 1804, le + parti assez aventureux de revenir en France sans + autorisation, mais avec un passe-port que + Chateaubriand lui avait complaisamment procuré. Il + dut, pendant assez longtemps, se tenir caché, + tantôt dans sa maison de la Bièvre, tantôt à Paris. + Chateaubriand, revenu en France, mit tout en oeuvre + pour obtenir que M. Bertin cessât enfin d'être + persécuté. (Voir l'_Appendice_ nº VII: + _Chateaubriand et madame de Custine_.)--Lorsque + Chateaubriand partit de Paris, en 1822, pour + l'ambassade de Londres, il emmena avec lui comme + secrétaire intime le fils aîné de son ami, Armand + Bertin.] + + [Note 307: Pierre-Joseph _Briot_ (1771-1827). + Député du Doubs au Conseil des Cinq-Cents, il + s'était montré, au 18 brumaire, l'un des plus + ardents adversaires de Bonaparte. Il n'en avait pas + moins été nommé, le 28 janvier 1803, grâce à la + protection de Lucien, commissaire général du + gouvernement à l'île d'Elbe, et c'est en cette + qualité qu'il avait autorisé M. Bertin à passer en + Italie. À l'avènement de l'Empire, Briot demanda un + passe-port pour l'étranger et alla à Naples, où il + devint successivement, sous le roi Joseph, + intendant des Abruzzes, puis de la Calabre, et, + sous Joachim Murat membre du Conseil d'État. Quand + Murat se tourna contre la France, il le quitta, et + rentra en Franche-Comté où il s'occupa, jusqu'à sa + mort, d'agriculture et d'industrie. Il n'avait + jamais voulu accepter, de Joseph et de Murat, ni + titres, ni décoration; et c'est pour cela que + Chateaubriand, toujours si exact, même dans les + plus petits détails, l'appelle «le républicain M. + Briot».] + +Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva: +j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus +présenté; elle fit sa toilette devant moi: la jeune et jolie chaussure +qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille +terre[308]. + + [Note 308: _Marie-Pauline Bonaparte_, née à + Ajaccio, le 20 septembre 1780, morte à Florence, le + 9 juin 1825. Elle avait été mariée deux fois: 1º en + 1797, au général _Leclerc_; 2º en 1803, au prince + Camille _Borghèse_. Elle fut duchesse de Guastalla + de 1806 à 1814.] + +{p.354} Un malheur me vint enfin occuper: c'est une ressource sur +laquelle on peut toujours compter. + + * * * * * + +Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de +Beaumont: elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se +croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur +crainte, cherchaient à se rassurer; ils croyaient aux miracles des +eaux, achevés ensuite par le soleil d'Italie; ils se quittèrent et +prirent des routes diverses: le rendez-vous était Rome. + +Des fragments écrits à _Paris_, au _Mont-Dore_, à _Rome_, par madame +de Beaumont, et trouvés dans ses papiers, montrent quel était l'état +de son âme. + + Paris. + +«Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une manière sensible. Des +symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus sans que je +sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès +de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singulière +faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me +laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et, +sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes +cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de +la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l'espérance; à +l'espérance! puis-je donc désirer de vivre? Ma vie passée a été une +suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de +troubles; le repos de l'âme m'a fui pour jamais. {p.355} Ma mort +serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres, +et pour moi le plus grand des biens. + +«Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon +frère: + + «Je péris la dernière et la plus misérable! + +«Oh! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir? Cette maladie, que +j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée, et peut-être +suis-je condamnée à vivre longtemps: il me semble cependant que je +mourrais avec joie: + + «Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir. + +«Personne n'a plus que moi à se plaindre de la nature: en me refusant +tout, elle m'a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a +pas d'instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à +laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le +bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains +amèrement; mais en n'y joignant pas le don des illusions la nature en +a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut +oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce +défaut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraînement, fait mon +malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me +juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par +une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni {p.356} pour être +appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l'impatience de +mon caractère m'ôte tout le charme: elle me fait plus souffrir des +maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant +je lui dois le peu de véritables jouissances que j'ai eues dans ma +vie; je lui dois surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si +ordinaire de la médiocrité sentie.» + + Mont-Dore. + +«J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques détails; mais +l'ennui me fait tomber la plume des mains. + +«Tout ce que ma position a d'amer et de pénible se changerait en +bonheur, si j'étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois. + +«Quand j'aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul +terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas: ce serait aller +contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une +blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai jugée digne de m'appuyer +dans mes maux. + +«Je me _supplie en pleurant_ de prendre un parti aussi rigoureux +qu'indispensable. Charlotte Corday prétend qu'_il n'y a point de +dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu'il n'en a coûté de +peine à s'y décider_; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore +longtemps. Que deviendrai-je? Où me cacher? Quel tombeau choisir? +Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer? Quelle puissance en murera +la porte? + +«M'éloigner en silence me laisser oublier, m'ensevelir {p.357} pour +jamais, tel est le devoir qui m'est imposé et que j'espère avoir le +courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien +ne me forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout simplement +ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains. + +«Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je +serais plus calme; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés +qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel +pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de +rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel.» + + Rome, ce 28 octobre. + +«Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir; Depuis six, tous les +symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré: il ne +me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je!» + +M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de +Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses _Pensées_: «Aimez et +respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque +état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupée à +la filer qu'à la découdre.» + +Ma soeur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède +cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie +représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur +l'abîme: Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des +fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de +tristesse d'âme, exprimée dans {p.358} le langage différent de ces +anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de +telles intelligences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux +femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de +l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent +amèrement: + + À Lascardais, ce 30 juillet[309]. + + [Note 309: 30 juillet 1803.] + +«J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, +que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire +de suite tout entière: j'en ai interrompu la lecture pour aller +apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir +de vos nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'importe guère, et +que même presque personne ne savait que j'étais en correspondance avec +vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma +chambre, prenant mon parti d'être seule joyeuse. Je me suis mise à +achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs +fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle +contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si +désirée nuit à l'attention que je lui dois. + +«Vous partez donc, madame? N'allez pas, rendue au Mont-Dore, oublier +votre santé; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur +et du plus tendre de mon coeur. Mon frère m'a mandé qu'il espérait +vous voir en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît à le +distinguer de moi d'une manière bien favorable. Au moins, je ne +céderai pas à {p.359} mon frère le bonheur de vous aimer: je le +partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le coeur +serré et abattu! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont +salutaires, comme elles m'inspirent du dédain pour mes maux! L'idée +que je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève singulièrement le +courage. Écrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une +idée qui m'est si nécessaire. + +«Je n'ai point encore vu M. Chênedollé; je désire beaucoup son +arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert; ce sera pour +moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande +encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige et m'occupe sans +cesse. Comment ne vous aimez-vous pas? Vous êtes si aimable et si +chère à tous: ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous. + + «Lucile.» + + Ce 2 septembre. + +«Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m'alarme et +m'attriste; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en +songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de +vie. + +«Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je +voudrais vous voir environnée d'objets propres à vous distraire et à +vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous +réconcilierez avec l'Auvergne: il n'est guère de lieu qui ne puisse +offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J'habite +maintenant Rennes: je me trouve assez bien de mon isolement. Je +change, {p.360} comme vous voyez, madame, souvent de demeure; j'ai +bien la mine d'être déplacée sur la terre: effectivement, ce n'est pas +d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions +superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de +mes agitations. À présent, il n'est plus question de tout cela, je +jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de +m'enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par +goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, +madame, nullement le monde: j'ai fait enfin cette maussade +connaissance. Heureusement la réflexion est venue à mon secours. Je me +suis demandé qu'avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa +valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, +qu'un objet de pitié! N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de +l'homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et +d'une incrédulité égale à son ignorance? Toutes ces bonnes ou +mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe +bizarre dont je m'étais revêtue: je me suis trouvée pleine de +sincérité et de force; on ne peut plus me troubler. Je travaille de +tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma +dépendance. + +«Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque +mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation +agréable, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la +nature, Dieu pour appui, et pour asile un coeur plein de paix et de +doux souvenirs. Si vous {p.361} avez la bonté, madame, de continuer à +m'écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur.» + +Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part; la +révélation d'une nature douloureusement privilégiée; l'ingénuité d'une +fille qu'on croirait être dans sa première jeunesse, et l'humble +simplicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont +je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame +de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à +madame de Beaumont? Sa _tendresse pouvait se mêler de marcher côte à +côte avec la sienne_. Ma soeur aimait mon amie avec toute la passion +du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait +presque point cessé d'habiter près des Rochers[310]; mais elle était +la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude. + + [Note 310: Le château de Mme de Sévigné en + Bretagne.] + + * * * * * + +Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor[311], m'annonça +l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-Dore à Lyon et se +rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais +n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait +s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M. +Bertin que des affaires y avaient appelé: il eut la complaisance de se +charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où +j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue; elle n'avait plus +que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous +mîmes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots. +Madame de Beaumont {p.362} recevait partout des soins empressés: un +attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si +souffrante. Dans les auberges, les servantes même se laissaient +prendre à cette douce commisération. + + [Note 311: Du 30 fructidor an XI (17 septembre + 1803).] + +Ce que je sentais peut se deviner: on a conduit des amis à la tombe, +mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait +pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau +pays que nous traversions; j'avais pris le chemin de Pérouse: que +m'importait l'Italie? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si +le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes. + +À Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade; ayant fait +un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit: «Il +faut laisser tomber les flots.» J'avais loué pour elle à Rome une +maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio[312]; +il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour +plantée d'un figuier. J'y déposai la mourante. J'avais eu beaucoup de +peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome +contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses. + + [Note 312: Cette maison, située dans le voisinage + de la Trinité-du-Mont, était connue sous le nom de + villa Margherita.] + +À cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce +qui avait appartenu à l'ancienne monarchie: le pape envoya savoir des +nouvelles de la fille de M. de Montmorin; le cardinal Consalvi et les +membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté; le cardinal Fesch +lui-même donna à madame de Beaumont {p.363} jusqu'à sa mort des +marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de +lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des premiers +temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes +dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont: «Notre +amie m'écrit du Mont-Dore, lui disais-je, des lettres qui me brisent +l'âme: elle dit qu'elle _sent qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe_; +elle parle des _derniers battements de son coeur_. Pourquoi l'a-t-on +laissée seule dans ce voyage? Pourquoi ne lui avez-vous point écrit? +Que deviendrons-nous si nous la perdons? qui nous consolera d'elle? +Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment où nous sommes +menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés, quand tout va +bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d'eux: le +ciel nous en punit; il nous les enlève, et nous sommes épouvantés de +la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher +Joubert; je me sens aujourd'hui mon coeur de vingt ans; cette Italie +m'a rajeuni; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même force que dans +mes premières années. Le chagrin est mon élément: je ne me retrouve +que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une espèce si +rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang. +Souffrez mes lamentations: je suis sûr que vous êtes aussi malheureux +que moi. Écrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de +Bretagne.» + +Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade +elle-même recommença à croire {p.364} à sa vie. J'avais la +satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me +quitterait plus: je comptais la conduire à Naples au printemps, et de +là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. +d'Agincourt[313], ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau +de passage, qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre +inconnue; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces +renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une +illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à +lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des +espérances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes: + +«J'avais commencé l'autre jour une lettre pour toi; je viens de la +chercher inutilement; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me +plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et +étrange vie je mène depuis quelques mois! Aussi ces paroles du +prophète me reviennent sans cesse à l'esprit: _Le Seigneur vous +couronnera de maux et vous jettera comme une balle_. Mais laissons mes +peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader +fondées: je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de +jeunesse, et presque immatérielle; rien de funeste ne peut, à son +sujet, me tomber dans le coeur. Le ciel, qui connaît nos {p.365} +sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne +la perdrons point; il me semble que j'en ai au-dedans de moi la +certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, +tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et +tendre intérêt que je prends à elle; dis-lui que son souvenir est pour +moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne +manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu! +quel long espace de temps il va s'écouler avant que je ne reçoive une +réponse à cette lettre! Que l'éloignement est quelque chose de cruel! +D'où vient que tu me parles de ton retour en France? Tu cherches à me +flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en +moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton +souvenir telle qu'il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde +plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton coeur; je suis +étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te +reverrai-je? cette idée ne s'offre pas à moi d'une manière bien +distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves +qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant! Adieu, +félicité sans mélange! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous +donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures? + + [Note 313: M. _d'Agincourt_ (1730-1814), + fermier-général sous Louis XV, avait amassé une + grande fortune, qu'il consacra tout entière à + l'étude et à la culture des beaux-arts. Il se fixa + à Rome en 1779, ne cessa plus depuis de l'habiter + et y rédigea l'_Histoire de l'Art par les + Monuments, depuis le IVe siècle jusqu'au XVIe_ (6 + vol. in-fol., avec 336 planches). C'est le plus + riche répertoire que l'on ait en ce genre.] + +«Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l'instant +de la séparation; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton +absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout +de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton {p.366} éloignement, il +ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton +ouvrage: je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitié que +j'ai pour toi est bien naturelle: dès notre enfance, tu as été mon +défenseur et mon ami; jamais tu ne m'as coûté une larme, et jamais tu +n'as fait un ami sans qu'il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le +ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que +je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton coeur. +Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes +lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace +de temps j'y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis +toujours, à l'égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me +manque sous les pieds: il est bien vrai que pour quiconque ne me +connaît pas, je dois paraître inexplicable; cependant je ne varie que +de forme, car le fond reste constamment le même.» + +La voix du cygne qui s'apprêtait à mourir fut transmise par moi au +cygne mourant: j'étais l'écho de ces ineffables et derniers concerts! + + * * * * * + +Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une +femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdener[314], +montre l'empire que {p.367} madame de Beaumont, sans aucune force de +beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les +esprits. + + [Note 314: Julie de _Wietinghoff_, baronne de + _Krüdener_, née à Riga (Livonie), le 21 novembre + 1764, doublement célèbre comme romancière et comme + mystique. Elle venait de publier, précisément en + 1803, le meilleur de ses romans _Valérie ou Lettres + de Gustave de Linar à Ernest de G..._ Soudain, vers + 1807, au roman mondain succéda pour elle le roman + religieux. Elle crut avoir reçu du ciel mission de + régénérer le christianisme, se fit apôtre et + parcourut l'Allemagne, prêchant en plein air, + visitant les prisonniers, répandant des aumônes, et + entraînant à sa suite des milliers d'hommes. Les + événements de 1814 ajoutèrent encore à son + exaltation. Elle prit alors sur l'Empereur + Alexandre un ascendant considérable, et le tzar + voulut l'avoir à ses côtés, quand il passa dans la + plaine des Vertus en Champagne la grande revue de + l'armée russe (11 septembre 1815). Quelques jours + après, le 26 septembre, était signée à Paris, entre + la Russie, l'Autriche et la Prusse, la + Sainte-Alliance. Mme de Krüdener en avait été + l'inspiratrice. En 1824, elle passa en Crimée, afin + d'y fonder une maison de refuge pour les pécheurs + et les criminels; elle y mourut la même année, le + 25 décembre, à Karasou-Bazar. Sa _Vie_ a été écrite + par M. Eynard (Paris, 1849), et par Sternberg + (Leipsick, 1856).] + + Paris, 24 novembre 1803. + +«J'ai appris avant-hier par M. Michaud[315], qui est revenu de Lyon, +que madame de Beaumont était à {p.368} Rome et qu'elle était très, +très-malade: voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément +affligée; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à +cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps, +mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du +bonheur! Que de fois j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et +trouver sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que +j'y ai ressenties moi-même! Hélas! n'aurait-elle atteint ce pays si +ravissant que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être +exposée à des dangers que je redoute! Je ne saurais vous exprimer +combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée que +je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand; +vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et, en vous +montrant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est +vous toucher plus que je n'eusse {p.369} pu le faire en m'occupant de +vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle; j'ai le secret de la +douleur, et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces âmes +auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les +autres. J'espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège +qu'elle reçut, d'être plus heureuse; j'espérais qu'elle retrouverait +un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre +présence. Ah! rassurez-moi, parlez-moi; dites-lui que je l'aime +sincèrement, que je fais des voeux pour elle. A-t-elle eu ma lettre +écrite en réponse à la sienne à Clermont? Adressez votre réponse à +Michaud: je ne vous demande qu'un mot, car je sais, mon cher +Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je +la croyais mieux; je ne lui ai pas écrit; j'étais accablée d'affaires; +mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir, et je savais +le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé; croyez à mon amitié, à +l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas. + + «B. Krüdener.» + + [Note 315: Joseph _Michaud_ (1767-1839); auteur du + _Printemps d'un proscrit_ et de l'_Histoire des + Croisades_, membre de l'Académie française et l'un + des hommes les plus spirituels de son temps. + Condamné à mort par contumace, après le 13 + vendémiaire, proscrit après le 18 fructidor, il + était ardemment royaliste, et sous la Restauration, + directeur de la _Quotidienne_, qu'il avait fondée + en 1794, il prit rang parmi les _ultras_. + L'indépendance, chez ce galant homme, marchait de + pair avec la fidélité. «Je suis comme ces oiseaux, + disait-il, qui sont assez apprivoisés pour se + laisser approcher, pas assez pour se laisser + prendre.» Un jour, un ministre, voulant se rendre + la _Quotidienne_ favorable, le fit venir et ne lui + ménagea pas les offres les plus séduisantes. «Il + n'y a qu'une chose, lui dit M. Michaud, pour + laquelle je pourrais vous faire quelque + sacrifice.--Et laquelle? reprit vivement le + ministre.--Ce serait si vous pouviez me donner la + santé.» Sa santé, toute pauvre qu'elle était, son + vif et charmant esprit, sa plume alerte et + vaillante, il avait mis tout cela au service de + Charles X; il faisait plus que défendre le roi, il + l'aimait. Cela ne l'empêchait pas de lui parler + librement, en homme qui n'est ni courtisan ni + flatteur. Il avait commis dans sa jeunesse quelques + vers républicains; une feuille ministérielle, qui + ne pardonnait pas à la _Quotidienne_ de combattre + le ministère Villèle, les exhuma. Charles X les lut + et en parla à M. Michaud qui répondit: «Les choses + iraient bien mieux si le roi était aussi au courant + de ses affaires que Sa Majesté paraît l'être des + miennes.» Au mois de janvier 1827, M. de Lacrételle + avait soumis à l'Académie française la proposition + d'une supplique au roi à l'occasion de la loi sur + la presse: M. Michaud fut de ceux qui adhérèrent, + ce qui lui valut de perdre sa place de lecteur du + roi et les appointements de mille écus qui y + étaient attachés, seule récompense de ses longs + services. Charles X le fit venir, et comme il lui + adressait avec douceur quelques reproches: «Sire, + dit M. Michaud, je n'ai prononcé que trois paroles, + et chacune m'a coûté mille francs. Je ne suis pas + assez riche pour parler.» Et il se tut.] + +Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont ne +dura pas: les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est +vrai; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous +tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture +avec la malade; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant +remarquer la campagne et le ciel: elle ne prenait plus goût à rien. Un +jour, je la menai au Colisée; c'était un de ces jours {p.370} +d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre, +et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au +pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux; elle les promena lentement +sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient +vu tant mourir; les ruines étaient décorées de ronces et d'ancolies +safranées par l'automne et noyées dans la lumière. La femme expirante +abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards +qui quittaient le soleil; elle les arrêta sur la croix de l'autel, et +me dit: «Allons; j'ai froid.» Je la reconduisis chez elle; elle se +coucha et ne se releva plus. + +Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne; je lui envoyais +de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa +belle-soeur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis XVI d'une mission +diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui: André +Chénier faisait partie de cette ambassade[316]. + + [Note 316: Chateaubriand paraît avoir fait ici une + confusion. Le comte de la Luzerne, l'ambassadeur, + qui avait eu pour secrétaire à Londres André + Chénier et Louis de Chateaubriand, était mort à + Southampton, le 14 septembre 1791. Ce n'est donc + pas à lui que l'auteur des _Mémoires_ écrivait en + 1803. Le correspondant de Chateaubriand, le + beau-frère de Mme de Beaumont, était le comte + Guillaume de la Luzerne, neveu de l'ambassadeur et + fils de César-Henri de la Luzerne, ministre de la + Marine sous Louis XVI. Guillaume de La Luzerne + avait épousé, en 1787, la soeur aînée de Mme de + Beaumont, Victoire de Montmorin, qui, ainsi qu'on + l'a vu à la note 2 de la page 255, mourut en prison + sous la Terreur.] + +Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la +promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de +Beaumont. {p.371} Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait +pas le 2 novembre, jour des Morts; puis elle se rappela qu'un de ses +parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais +que son imagination était troublée; qu'elle reconnaîtrait la fausseté +de ses frayeurs; elle me répondait, pour me consoler: «Oh! oui, j'irai +plus loin!» Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui +dérober; elle me tendit la main, et me dit: «Vous êtes un enfant; +est-ce que vous ne vous y attendiez pas?» + +La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. +Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, à propos de son +testament, que _tout était fini; mais que tout était à faire, et +qu'elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s'occuper de +cela_. Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de +prévenir la malade qu'il était temps de songer à mettre ordre à sa +conscience: j'eus un moment de faiblesse; la crainte de précipiter, +par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont +avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis +je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain. + +Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La +malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en +dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais: quand on +entr'ouvrait la porte, j'apercevais la clarté débile d'une veilleuse +qui s'éteignait. + +Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont +s'aperçut de mon trouble, elle me dit: «Pourquoi êtes vous comme cela? +J'ai {p.372} passé une bonne nuit.» Le médecin affecta alors de me +dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je +sortis: quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de +Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord +de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me +regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner +de la force: «Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi +prompt: allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de +Bonnevie.» + +L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pouvoirs, se rendit chez +madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le +coeur un profond sentiment de religion; mais que les malheurs inouïs +dont elle avait été frappée pendant la Révolution l'avaient fait +douter quelque temps de la justice de la Providence; qu'elle était +prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde +éternelle; qu'elle espérait, toutefois, que les maux qu'elle avait +soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre. +Elle me fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur. + +Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il +n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme. +On envoya chercher le curé, pour administrer les sacrements. Je +retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit: +«Eh bien, êtes-vous content de moi?» Elle s'attendrit sur ce qu'elle +daignait appeler _mes bontés_ pour elle: ah! si j'avais pu dans ce +moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice {p.373} de tous +les miens, avec quelle joie je l'aurais fait! Les autres amis de +madame de Beaumont, qui n'assistaient pas à ce spectacle, n'avaient du +moins qu'une fois à pleurer: debout, au chevet de ce lit de douleurs +d'où l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la +malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une +idée déplorable vînt me bouleverser: je m'aperçus que madame de +Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement +véritable que j'avais pour elle: elle ne cessait d'en marquer sa +surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru +qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me +débarrasser d'elle. + +Le curé arriva à onze heures: la chambre se remplit de cette foule de +curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à +Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre +signe de frayeur. Nous nous mîmes à genoux, et la malade reçut à la +fois la communion et l'extrême-onction. Quand tout le monde se fut +retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une +demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande +élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante; elle m'engagea +surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert; +mais M. Joubert devait-il vivre? + +Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée. +Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me +rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous +étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer. + +{p.374} Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de Beaumont +demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille femme de +chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d'une aussi +bonne maîtresse[317]: le médecin s'y opposa dans la crainte que madame +de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors elle me dit qu'elle +sentait l'approche de l'agonie. Tout à coup elle rejeta sa couverture, +me tendit une main, serra la mienne avec contraction; ses yeux +s'égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes +à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit; puis, reportant cette +main sur sa poitrine, elle disait: «_C'est là!_» Consterné, je lui +demandai si elle me reconnaissait: l'ébauche d'un sourire parut au +milieu de son égarement; elle me fit une légère affirmation de tête: +sa parole n'était déjà plus dans ce monde. Les convulsions ne durèrent +que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le +médecin et la garde: une de mes mains se trouvait appuyée sur son +coeur qui touchait à ses légers ossements; il palpitait avec rapidité +comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Oh! moment d'horreur et +d'effroi, je le sentis s'arrêter! nous inclinâmes sur son oreiller la +femme arrivée au repos; elle pencha la tête. Quelques boucles de ses +cheveux déroulés tombaient sur son front; ses yeux étaient fermés, la +nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une +lumière à la bouche de {p.375} l'étrangère: le miroir ne fut point +terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était +fini[318]. + + [Note 317: Les Saint-Germain, la femme et le mari + (Germain Couhaillon), étaient depuis trente-huit + ans au service de la famille Montmorin. + Chateaubriand, à son tour, les prit à son service, + et ils ne le quittèrent plus.] + + [Note 318: Madame de Beaumont mourut le vendredi, 4 + novembre 1803. Quatre jours plus tard, + Chateaubriand adressa à M. Guillaume de la Luzerne + une longue lettre sur les derniers moments de sa + belle-soeur. Joubert a dit de cette Relation, dont + il avait eu en mains une copie: «Rien au monde + n'est plus propre à faire couler les larmes que ce + récit. Cependant il est consolant. On adore ce bon + garçon en le lisant. Et quant à elle, on sent pour + peu qu'on l'ait connue, qu'elle eût donné dix ans + de vie, pour mourir si paisiblement et pour être + ainsi regrettée.»--La lettre de Chateaubriand à M. + de la Luzerne a été publiée par M. Paul de Raynal + dans son très intéressant volume sur _les + Correspondants de Joubert_.] + + * * * * * + +Ordinairement ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, +d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion: +comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors, +comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable +envers sa famille, je fus obligé de présider à tout: il me fallut +désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la +largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier +les dimensions du cercueil. + +Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté +à _Saint-Louis des Français_. Un de ces pères était d'Auvergne et né à +Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelit dans +une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud, +lui avait envoyée de l'Île-de-France[319]. Cette étoffe n'était point +à Rome; on n'en {p.376} trouva qu'un morceau qu'elle portait partout. +Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une +cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les +ecclésiastiques français étaient convoqués; la princesse Borghèse +prêta le char funèbre de sa famille; le cardinal Fesch avait laissé +l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses +voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des +torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par +le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de +l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins +françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture +religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions +de notre ancienne patrie; ces tombeaux où sont inscrits les noms de +quelques-unes des races les plus historiques de nos annales; cette +église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un +grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je +désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée +trouvât du moins quelque appui dans mon obscur attachement, et que +l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune. + + [Note 319: Auguste de _Montmorin_, officier de + marine, avait péri en 1793 dans une tempête en + revenant de l'Île-de-France.--Dans l'enveloppe qui + renfermait le testament de Mme de Beaumont, se + trouvait une note ainsi conçue: «Madame de + Saint-Germain ouvrira ce paquet, qui contient mon + testament; mais je la prie, si ce premier paquet + est ouvert à temps, de me faire ensevelir dans une + pièce d'étoffe des Indes qui m'a été envoyée par + mon frère Auguste. Elle est dans une cassette.»] + +La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères +et de soeurs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier aux +morts, un pieux {p.377} souvenir; on se la rappelle encore: j'ai vu +Léon XII prier à son tombeau. En 1828[320], je visitai le monument de +celle qui fut l'âme d'une société évanouie[321]; le bruit de mes pas +autour de ce monument muet, dans une église solitaire, m'était une +admonition. «Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque; mais toi, +chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait +oublier tes anciens amis[322].» + + [Note 320: Et non en 1827, comme le portent toutes + les éditions des _Mémoires_. Chateaubriand passa + toute l'année 1827 à Paris. Ce fut seulement en + 1828, sous le ministère Martignac, qu'il fut nommé + à l'ambassade de Rome.] + + [Note 321: Ce monument, c'était Chateaubriand qui + l'avait fait élever, dans l'église + Saint-Louis-des-Français. Dans la première chapelle + à gauche en entrant, en face du tombeau du cardinal + de Bernis, un bas-relief, en marbre blanc + représente madame de Beaumont étendue sur sa couche + funèbre; au-dessus, les médaillons de son père, de + sa mère, de ses deux frères et de sa soeur, avec + ces mots: _Quia non sunt_; dessous, cette + inscription: + + D. O. M. + Après avoir vu périr toute sa famille. + Son père, sa mère, ses deux frères et sa soeur, + PAULINE DE MONTMORIN, + Consumée d'une maladie de langueur, + Est venue mourir sur cette terre étrangère. + F.-A. de Chateaubriand a élevé ce monument + à sa mémoire. + + En cette circonstance, ainsi que cela lui arrivera + si souvent, Chateaubriand avait plus écouté ses + sentiments qu'il n'avait fait état de sa fortune. + Il écrivait à Gueneau de Mussy, le 20 décembre + 1803: «Je vous prie de veiller un peu à mes + intérêts littéraires; songez que c'est la seule + ressource qui va me rester... Le monument de Mme de + Beaumont me coûtera environ neuf mille francs. + _J'ai vendu tout ce que j'avais pour en payer une + partie..._»] + + [Note 322: C'est une épigramme anonyme de + l'Anthologie grecque (VII, 346). En voici la + traduction complète: «Excellent Sabinus, que ce + monument, bien que la pierre en soit petite, te + soit un gage de ma grande amitié! Je te regretterai + sans cesse; mais toi, ne vas pas, si tu le peux + chez les morts, boire une seule goutte de cette eau + du Léthé qui te ferait m'oublier.»--Les deux + derniers vers de l'épigramme grecque se retrouvent + dans l'Anthologie latine de Burmann (t. II, p. + 139): + + _Tu cave Lethæo contingas ora liquore, + Et cito venturi sis memor, oro, viri_.] + +{p.378} Si l'on rapportait à l'échelle des événements publics les +calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un +mot dans des _Mémoires_. Qui n'a perdu un ami? qui ne l'a vu mourir? +qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil? La réflexion est +juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres +aventures: sur le vaisseau qui les emporte, les matelots ont une +famille à terre qui les intéresse et dont ils s'entretiennent +mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger +aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs, +une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les +catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre +nature: nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire +commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se +compose l'univers humain aux yeux de Dieu. + +En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je +ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient +destinées. + + +LETTRE DE M. CHÊNEDOLLÉ. + +«Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que +je prends à votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la +vôtre, parce que cela n'est pas possible; mais je {p.379} suis bien +profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore +cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour +moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a +de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de +repasser en France; venez chercher quelques consolations auprès de +votre vieux ami. Vous savez si je vous aime: venez. + +«J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous: il y avait plus de +trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes +lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues? Madame de +Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux mois. Cela m'a causé +une peine mortelle, et cependant je crois n'avoir aucun tort à me +reprocher envers elle. Mais, quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ôter +l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie. +Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m'écrire; ainsi, tout ce que +j'aimais semble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'oubliez +pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes il me reste +encore un coeur sur lequel je puisse compter! Adieu! je vous embrasse +en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte comme on +doit la sentir.» + + 23 novembre 1803. + + +LETTRE DE M. DE FONTANES. + +«Je partage tous vos regrets, mon cher ami: je sens la douleur de +votre situation. Mourir si jeune {p.380} et après avoir survécu à +toute sa famille! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse +femme n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de l'amitié. Sa +mémoire vivra dans des coeurs dignes d'elle. J'ai fait passer à M. de +la Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux +Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de la porter. Ce +bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui +ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs; mais il ne s'en est +pas occupé un seul moment. S'il était possible de parler d'affaires +dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il était bien +naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à +des collatéraux éloignés et presque inconnus[323]. J'approuve votre +conduite; je connais votre délicatesse; mais je ne puis avoir pour mon +ami le même désintéressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet +oubli m'étonne et m'afflige[324]. Madame de Beaumont {p.381} sur son +lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence du dernier adieu, de +l'avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la +mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille +francs d'appointements lorsque votre carrière était débarrassée des +premières épines? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche +aussi importante? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai à +vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous +dirais: Venez tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers +que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour +vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais +que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à +la merci des premiers besoins; mais je vois là plus de gloire que de +fortune. Votre éducation, vos habitudes, veulent un peu de dépense. La +renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable +science du _pot-au-feu_ est à la tête de toutes les autres quand on +veut vivre indépendant et tranquille. J'espère toujours que rien ne +vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh! mon +ami, soyez sûr qu'après les premières caresses ils valent encore moins +que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces +réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés; mais +j'espère qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des +lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent +{p.382} pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait: elle +vous conseillera bien. Sa mémoire et votre coeur vous guideront +sûrement: je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux. +Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement.» + + [Note 323: L'amitié de M. de Fontanes va beaucoup + trop loin: madame de Beaumont m'avait mieux jugé, + elle pensa sans doute que si elle m'eût laissé sa + fortune, je ne l'aurais pas acceptée. CH.] + + [Note 324: Madame de Beaumont avait fait son + testament, non à Rome, dans sa dernière maladie, + mais à Paris le 15 mai 1802. Elle avait fait à + Chateaubriand le seul legs qu'il pût accepter. La + disposition qui le concernait était ainsi conçue: + «Je laisse tous mes livres sans exception à + François-Auguste de Chateaubriand. S'il était + absent, on les remettrait à M. Joubert, qui se + chargerait de les lui garder jusqu'à son retour ou + de les lui faire passer.»--Le fidèle Joubert non + plus n'était pas oublié. «Je laisse, ajoutait-elle, + à M. Joubert l'aîné ma bibliothèque en bois de rose + (celle qui a des glaces), mon secrétaire en bois + d'acajou ainsi que les porcelaines qui sont dessus, + à l'exception de l'écuelle en arabesques fond d'or, + que je laisse à M. Julien.» Elle faisait son + beau-frère, Guillaume de La Luzerne, son exécuteur + testamentaire.--Le texte complet de ce testament a + été inséré par M. A. Bardoux dans l'Appendice de + son volume sur _la Comtesse Pauline de Beaumont_.] + +M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui. +J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce +ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de +la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker +allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée: n'ayant pas +alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour +l'amie de sa fille: + + +LETTRE DE M. NECKER. + +«Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a prié +d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui être +adressés, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire +parvenir par la poste: c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de +la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre +lettre à Francfort, d'où elle sera probablement transmise plus loin, +et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris, +monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël +aussitôt que vous avez droit de l'attendre. Vous êtes bien sûr, +monsieur, de la douleur qu'éprouvera madame de Staël en apprenant la +perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un +profond sentiment. Je m'associe à sa peine, {p.383} je m'associe à la +vôtre, monsieur, et j'ai une part à moi en particulier lorsque je +songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de +Montmorin. + +«Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome pour +retourner en France: je souhaite que vous preniez votre route par +Genève, où je vais passer l'hiver. Je serais très empressé à vous +faire les honneurs d'une ville où vous êtes déjà connu de réputation. +Mais où ne l'êtes-vous pas, monsieur? Votre dernier ouvrage, +étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux +qui aiment à lire. + +«J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et +l'hommage des sentiments les plus distingués. + + «Necker.» + + Coppet, le 27 novembre 1803. + + +LETTRE DE MADAME DE STAËL. + + Francfort, ce 3 décembre 1803 + +«Ah! mon Dieu, _my dear Francis_, de quelle douleur je suis saisie en +recevant votre lettre! Déjà hier, celte affreuse nouvelle était tombée +sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver +pour jamais en lettres de sang dans mon coeur. Pouvez-vous, +pouvez-vous me parler d'opinions différentes sur la religion, sur les +prêtres? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un +sentiment? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les {p.384} plus +douloureuses larmes. _My dear Francis_, rappelez-vous le temps où vous +vous sentiez le plus d'amitié pour moi; n'oubliez pas surtout celui où +tout mon coeur était attiré vers vous, et dites-vous que ces +sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais, sont au fond de +mon âme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractère de madame de +Beaumont: je n'en connais point de plus généreux, de plus +reconnaissant, de plus passionnément sensible. Depuis que je suis +entrée dans le monde, je n'avais jamais cessé d'avoir des rapports +avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu même de quelques +diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis, +donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, +j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai +pour vous une soeur. Plus que jamais je dois respecter vos opinions: +Matthieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que +je viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager: +faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous +a-t-on écrit que j'avais été exilée à quarante lieues de Paris? J'ai +pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne; mais, au printemps, +je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini, ou auprès de +Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous +réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme +entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous +ressemblons, à travers les différences? M. de Humboldt m'avait écrit, +il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre {p.385} +ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de +son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos +succès, dans un tel moment? Cependant elle les aimait ces succès, elle +y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a +tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en +Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport, banquiers. Que dans votre +récit il y a des mots déchirants! Et cette résolution de garder la +pauvre Saint-Germain: vous l'amènerez une fois dans ma maison. + +«Adieu tendrement: douloureusement adieu. + + «N. de STAËL.» + +Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme +illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de +Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût +permis de renaître! Mais nos attachements, qui se font entendre des +morts, n'ont pas le pouvoir de les délivrer: quand Lazare se leva de +la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le +visage enveloppé d'un suaire: or, l'amitié ne saurait dire, comme le +Christ à Marthe et à Marie: «Déliez-le, et le laissez aller.» + +Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux +les regrets qu'ils donnaient à une autre. + + * * * * * + +J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des +malheurs personnels étaient venus se mêler à la médiocrité du travail +et à d'intimes tracasseries politiques. {p.386} On n'a pas su ce que +c'est que la désolation du coeur, quand on n'est point demeuré seul à +errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé +votre vie: on la cherche et on ne la trouve plus; elle vous parle, +vous sourit, vous accompagne; tout ce qu'elle a porté ou touché +reproduit son image; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau +transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du +premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel; car, si vos +jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres +pertes: ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et +vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous +avez successivement perdues. + +Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de +la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. À ma première +promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni +les arbres, ni les monuments, ni le ciel; je m'égarais au milieu des +campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous +les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville +éternelle, qui joignait actuellement à tant d'existences passées une +vie éteinte de plus. À force de parcourir les solitudes du Tibre, +elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis +assez correctement dans ma _Lettre à M. de Fontanes_[325]: «Si +l'étranger {p.387} est malheureux, disais-je; s'il a mêlé les cendres +qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne +passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme +infortunée!» + + [Note 325: La _Lettre à M. de Fontanes_ sur la + Campagne romaine est datée du 10 janvier 1804. Elle + a paru, pour la première fois, dans le _Mercure de + France_, livraison de mars 1804. Voici le jugement + qu'en a porté Sainte-Beuve dans _Chateaubriand et + son groupe littéraire sous l'Empire_, tome I, p. + 396: «La Lettre à M. de Fontanes sur la Campagne + romaine est comme un paysage de Claude Lorrain ou + du Poussin: _Lumière du Lorrain et cadre du + Poussin..._ En prose, il n'y a rien au delà. Après + de tels coups de talent, il n'y a plus que le vers + qui puisse s'élever encore plus haut avec son + aile... «N'oubliez pas, m'écrit un bon juge, + Chateaubriand comme paysagiste, car il est le + premier; il est unique de son ordre en français. + Rousseau n'a ni sa grandeur, ni son élégance. + Qu'avons-nous de comparable à la _Lettre sur Rome_? + Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle + différence! L'un est génevois, l'autre + olympique.»--Cette belle _Lettre_ a produit en + français toute une école de peintres, une école que + j'appellerai _romaine_. Mme de Staël, la première, + s'inspira de l'exemple de Chateaubriand: son + imagination en fut piquée d'honneur et fécondée; + elle put figurer _Corinne_, ce qu'elle n'eût certes + pas tenté avant la venue de son jeune rival.»] + +C'est aussi à Rome que je conçus pour la première fois l'idée d'écrire +les _Mémoires de ma vie_; j'en trouve quelques lignes jetées au +hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots: «Après avoir erré +sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon +pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la +faim même, je revins à Paris en 1800.» + +Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan: + +«Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures, pendant lesquelles +je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à +mes peines: ce sont les _Mémoires de ma vie_. Rome y entrera; ce n'est +que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille; +ce ne seront point des {p.388} confessions pénibles pour mes amis: si +je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi +beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du +détail de mes faiblesses; je ne dirai de moi que ce qui est convenable +à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon coeur. Il +ne faut présenter au monde que ce qui est beau; ce n'est pas mentir à +Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils +à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas qu'au fond j'aie +rien à cacher; je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban +volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme +qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés; mais j'ai +eu mes faiblesses, mes abattements de coeur; un gémissement sur moi +suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites +pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la +reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout? On ne manque pas +d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine[326].» + + [Note 326: Cette lettre à Joubert est datée de + _Rome, décembre 1803_.] + +Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma +jeunesse, mes voyages et mon exil: ce sont pourtant les récits où je +me suis plu davantage. + +J'avais été comme un heureux esclave: accoutumé à mettre sa liberté au +cep, il ne sait plus que faire de son loisir quand ses entraves sont +brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se +placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher {p.389} mes +yeux: la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions +d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait. + +Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes _Mémoires_, je +sentis le prix que les grands attachaient à la valeur de leur nom: il +y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des +souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands +hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race +humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée +pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se +rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau +privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence +impérissable à tout ce qu'il a aimé. + +J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en +commençant par la Genèse. Sur ce verset: _Voici qu'Adam est devenu +comme l'un de nous, sachant le bien et le mal; donc, maintenant, il ne +faut pas qu'il porte la main au fruit de vie, qu'il le prenne, qu'il +en mange et qu'il vive éternellement_; je remarquai l'ironie +formidable du Créateur: _Voici qu'Adam est devenu semblable à l'un de +nous_, etc. _Il ne faut pas que l'homme porte la main au fruit de +vie_. Pourquoi? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il +connaît le bien et le mal; il est maintenant accablé de maux; _donc, +il ne faut pas qu'il vive éternellement_: quelle bonté de Dieu que la +mort! + +Il y a des prières commencées, les unes pour les _inquiétudes de +l'âme_, les autres pour _se fortifier contre la prospérité des +méchants_: je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées +errantes hors de moi. + +{p.390} Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de +longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout +à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard: j'eus +une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il +s'y opposa: il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait +l'air d'une disgrâce; que je réjouirais mes ennemis, que le premier +consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille +dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer +quinze jours ou un mois à Naples[327]. + + [Note 327: On trouve la confirmation de tous ces + détails dans la lettre suivante, écrite par + Chateaubriand à Fontanes le 12 novembre 1803: + + «Rome, 12 novembre. + + «J'espère que cette lettre, que je mets à la poste + de Milan, vous parviendra presque aussi vite que le + récit de la mort de ma malheureuse amie, que je + vous ai fait passer par la poste directe, mercredi + soir. Je vous apprends que ma résolution est + changée. J'ai parlé au cardinal, il m'a traité avec + tant de bonté, il m'a fait sentir tellement les + inconvénients d'une retraite dans ce moment, que je + lui ai promis que j'accomplirais au moins mon + année, comme nous en étions convenus dans le + principe. + + «Par ce moyen, je tiens ma parole à ma protectrice + (madame Bacciochi); je laisse le temps aux bruits + philosophiques de Paris de s'éteindre, et, si je me + retire au printemps, je sortirai de ma place à la + satisfaction de tout le monde, et sans courir les + risques de me faire tracasser dans ma solitude. Il + n'est donc plus question pour le moment de + démission; et vous pouvez dire hautement, car c'est + la vérité, que non seulement je reste, mais que + l'on est fort content de moi. Mes entrées chez le + Pape vont m'être rendues; on va me traduire au + Vatican, et la _Gazette de Rome_ fait aujourd'hui + même un éloge pompeux de mon ouvrage, qui, selon + les _chimistes_, est mis à l'_index_. Le cardinal + _écrira mardi au ministre des relations extérieures + pour désapprouver tous les bruits et s'en + plaindre_. On me donne un congé de douze jours pour + Naples afin de me tirer un moment de cette ville où + j'ai eu tant de chagrins. + + «Je désire que cette lettre, mon cher ami, vous + fasse autant de plaisir que les autres ont pu vous + faire de peine; mais je n'en suis pas moins très + malheureux. J'espère vous embrasser au printemps. + En attendant, souvenez-vous _que je ne pars plus_. + Mille amitiés.»--Bibliothèque de Genève. Orig. + autog.] + +{p.391} Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir +si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc[328]: ce serait +tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri V le sacrifice des +dernières années de ma vie. + + [Note 328: Chateaubriand parle de cette proposition + dans une autre lettre à Fontanes, en date du 16 + novembre 1803: «... Je ne sais dans laquelle de vos + lettres vous me parlez de mes projets pour le Nord. + Par un hasard singulier, il y a ici un général + russe, très aimé de l'empereur de Russie et en + correspondance avec lui, qui m'a fait demander pour + causer avec moi du dessein qu'avait eu la princesse + de Mecklembourg de me placer gouverneur auprès du + grand-duc de Russie. Cette place est très belle, + très honorable, et après six ou huit ans de service + (le prince a huit ans), elle me laisserait une + fortune assez considérable pour le reste de mes + jours. Mais un nouvel exil de huit ans me fait + trembler. On m'offre aussi une place à l'Académie + de Pétersbourg avec la pension; mais, par une loi + de la République, aucun Français ne peut recevoir + une pension de l'étranger. Ainsi non seulement on + vous persécute, mais on vous empêche encore de + jouir des marques d'estime que des étrangers + aimeraient à vous donner...»--Bibliothèque de + Genève. Original autog.] + +Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le +premier consul m'avait nommé ministre dans le Valais. Il s'était +d'abord emporté sur des dénonciations; mais, revenant à sa raison, il +comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier +plan, qu'il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l'on ne +tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante; il +en créa une, et, la choisissant conforme à mon instinct de solitude et +{p.392} d'indépendance, il me plaça dans les Alpes; il me donna une +république catholique, avec un monde de torrents: le Rhône et nos +soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France, +les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son +audacieux chemin. Le consul devait m'accorder autant de congés que +j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciochi me faisait +mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible +m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique +sans m'y attendre, et sans le vouloir: il est vrai qu'à la tête de +l'État se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas +abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle +sentait trop disposée à se séparer du pouvoir. + +Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je +rends dans ces _Mémoires_ une justice sur laquelle peut-être il ne +comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris, +presque au moment même que ses manières étaient devenues plus +obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée +était-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller à +Naples, ou dans ses missives diplomatiques? Conversations et missives +sont de la même date, et contradictoires. Il n'eût tenu qu'à moi de +mettre M. le cardinal d'accord avec lui-même, en faisant disparaître +les traces des rapports qui me concernaient: il m'eût suffi de retirer +des cartons, lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, les +élucubrations de l'ambassadeur: je n'aurais fait que ce qu'a fait M. +de Talleyrand au sujet de sa correspondance {p.393} avec l'empereur. +Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit. +Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur +place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien; +mais, pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il +faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs +tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les +archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le +marquis de Bonnay[329] à mon égard: loin de me ménager, je les ferai +connaître. + + [Note 329: «Je puis, dit ici M. de Marcellus + (_Chateaubriand et son temps_, p. 149), je puis + attester ce scrupuleux respect pour l'histoire et + cette abnégation de soi-même. J'en ai été le + confident; j'en ai tenu les preuves dans mes mains, + et, si M. de Chateaubriand a commis des fautes dans + sa carrière politique, il n'a rien fait pour en + supprimer les traces.»] + +M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre +abbé Guillon (l'évêque du Maroc): il était signalé comme un _agent de +la Russie_. Bonaparte traitait M. Lainé d'_agent de l'Angleterre_: +c'étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la +méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien +à dire contre M. Fesch lui-même? Le cardinal de Clermont-Tonnerre +était à Rome comme moi, en 1803; que n'écrivait-il point de l'oncle de +Napoléon! J'ai les lettres. + +Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans +des liasses vermoulues, importent-elles? Des divers acteurs de cette +époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre, +nous sommes déjà morts: lit-on le nom de l'insecte à la {p.394} +faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en rampant? + +M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon +XII; il m'a donné des preuves d'estime: de mon côté, j'ai tenu à le +prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé +avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé: +je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont +servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch. + +Je partis pour Naples: là commença une année sans madame de Beaumont; +année d'absence, que tant d'autres devaient suivre! Je n'ai point revu +Naples depuis cette époque, bien qu'en 1828 je fusse à la porte de +cette même ville, où je me promettais d'aller avec madame de +Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits, et les +myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Élysées et la mer, étaient +des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint +la baie de Naples dans _les Martyrs_[330]. Je montai au Vésuve et +descendis dans son cratère[331]. Je me pillais: je jouais une scène de +_René_[332]. + + [Note 330: _Les Martyrs_, livre V.] + + [Note 331: «Je propose à mon guide de descendre + dans le cratère; il fait quelque difficulté, pour + obtenir un peu plus d'argent. Nous convenons d'une + somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui + donne. Il dépouille son habit; nous marchons + quelque temps sur les bords de l'abîme, pour + trouver une ligne moins perpendiculaire, et plus + facile à descendre. Le guide s'arrête et m'avertit + de me préparer. Nous allons nous précipiter.--Nous + voilà au fond du gouffre...»--_Voyage en Italie_, + au chapitre sur _le Vésuve_, 5 janvier 1804.] + + [Note 332: «Un jour, j'étais monté au sommet de + l'Etna.... Je vis le soleil se lever dans + l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la + Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la + mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette + vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me + semblaient plus que des lignes géographiques + tracées sur une carte; mais tandis que d'un côté + mon oeil apercevait ces objets, de l'autre il + plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je + découvrais les entrailles brûlantes, entre les + bouffées d'une noire vapeur.»--_René_.] + +{p.395} À Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots +latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins +à Rome. Canova[333] m'accorda l'entrée de son atelier tandis qu'il +travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres +du tombeau que j'avais commandé étaient déjà d'une grande expression. +J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris +le 21 janvier 1804, autre jour de malheur[334]. + + [Note 333: Antoine _Canova_ (1757-1822). En 1813, + lors du premier séjour de Mme Récamier en Italie, + Canova fit, d'après elle, de souvenir, pendant une + absence de la belle Française, qui s'était rendue à + Naples, deux bustes modelés en terre, l'un coiffé + simplement en cheveux, et l'autre avec la tête à + demi couverte d'un voile. Dans les deux bustes, le + regard était levé vers le ciel. Lorsque le grand + sculpteur les lui montra, il ne parut pas que cette + _surprise_ lui fût agréable, et Canova, doublement + blessé comme ami et comme artiste, ne lui en parla + plus, jusqu'au jour où Mme Récamier lui demandant + ce qu'il avait fait du buste au voile, il répondit: + «Il ne vous avait pas plu; j'y ai ajouté une + couronne d'olivier et j'en ai fait une Béatrix.» + Telle est l'origine de ce beau buste de la Béatrice + de Dante que plus tard le statuaire exécuta en + marbre et dont un exemplaire fut envoyé à Mme + Récamier, après la mort de Canova, par son frère + l'abbé, avec ces lignes: + + «_Sovra candido vel, cinta d'oliva, + Donna m'apparve....._ + + DANTE + + «_Ritratto di Giuletta Recamier modellato di + memoria da Canova nel 1813 e poi consacrato in + marmo col nome di Beatrice_.»] + + [Note 334: Ici se termine le récit des six mois + passés à Rome par l'auteur des _Mémoires_ comme + secrétaire de la légation. Sur cet épisode de sa + vie, il faut lire les remarquables articles sur + _les Débuts diplomatiques de Chateaubriand_, par M. + le comte Édouard Frémy (_le Correspondant_, numéros + de septembre et octobre 1893), et le chapitre V du + livre de l'abbé Pailhès sur _Chateaubriand, sa + femme et ses amis_.] + +{p.396} Voici une prodigieuse misère: trente-cinq ans se sont écoulés +depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, +en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon +dernier lien? Et pourtant, que j'ai vite, non pas oublié, mais +remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de défaillance en +défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une +ombre d'excuse lui reste; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la +traîne péniblement derrière lui, comment l'excuser! L'indigence de +notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour +exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des +mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est +cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois: on les +profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous +reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés; nos heures +s'accusent: notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est +une faute continuelle. + + * * * * * + +Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je descendis à l'hôtel de +France, rue de Beaune[335], où madame de Chateaubriand vint me +rejoindre[336] pour se rendre {p.397} avec moi dans le Valais. Mon +ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la +réunissait. + + [Note 335: Aujourd'hui l'_hôtel de France et de + Lorraine_, au nº 5 de la rue de Beaune.] + + [Note 336: «M. de Chateaubriand descendit dans un + modeste hôtel, rue de Beaune, et ne vit d'abord + qu'un petit nombre d'amis. Un soin important le + préoccupait, sa réunion avec Mme de Chateaubriand; + le sage conseil écarté d'abord avait été compris; + et, à part même la bienséance du monde, il sentait + ce qu'avait d'injuste cette séparation si longue + d'une personne vertueuse et distinguée, à laquelle + il avait donné son nom, et qu'il ne pouvait accuser + que d'une délicate et ombrageuse fierté dans le + commerce de la vie. Un motif généreux venait aider, + en lui, au sentiment du devoir. La perte ancienne + de presque toute la fortune de Mme de Chateaubriand + s'aggravait par la ruine d'un oncle débiteur envers + elle. Les instances de M. de Chateaubriand durent + redoubler pour obtenir enfin son retour, et, + résolue de l'accompagner dans sa mission du Valais, + elle vint promptement le rejoindre à Paris.»--_M. + de Chateaubriand, sa vie, ses écrits et son + influence_, par M. Villemain, p. 137.] + +Bonaparte marchait à l'empire; son génie s'élevait à mesure que +grandissaient les événements: il pouvait, comme la poudre en se +dilatant, emporter le monde; déjà immense, et cependant ne se sentant +pas au sommet, ses forces le tourmentaient; il tâtonnait, il semblait +chercher son chemin: quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru +et à Moreau; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre +pour rivaux: Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal, qui leur était fort +supérieur, furent arrêtés. + +Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les +affaires de la vie n'avait rien de ma nature, et j'étais aise de +m'enfuir aux montagnes. + +Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche +en a fait pour moi un document; j'entrais dans la politique par la +religion: le _Génie du Christianisme_ m'en avait ouvert les portes. + +{p.398} RÉPUBLIQUE DU VALAIS + + Sion, 20 février 1804. + + LE CONSEIL DE LA VILLE DE SION + + À monsieur Chateaubriand, _secrétaire de légation + de la République française_ à Rome. + + «Monsieur, + +«Par une lettre officielle de notre grand bailli, nous avons appris +votre nomination à la place de ministre de France près de notre +République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus +complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un +précieux gage de la bienveillance du premier consul envers notre +République, et nous nous félicitons de l'honneur de vous posséder dans +nos murs: nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages +de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de +ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement +provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets +convenables pour votre usage, autant que la localité et nos +circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre +vous-même des arrangements à votre convenance. + +«Veuillez, monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos +dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son +envoyé, dont le choix _doit plaire particulièrement à un peuple +religieux_. {p.399} Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir de +votre arrivée dans cette ville. + +«Agréez, monsieur, les assurances de notre respectueuse considération. + + «Le président du conseil de la ville de Sion, + + «De RIEDMATTEN. + + «Par le conseil de la ville: + «Le secrétaire du conseil, + + «De TORRENTÉ.» + +Deux jours avant le 21 mars[337], je m'habillai pour aller prendre +congé de Bonaparte aux Tuileries; je ne l'avais pas revu depuis le +moment où il m'avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait +était pleine; il était accompagné de Murat et d'un premier aide de +camp; il passait presque sans s'arrêter. À mesure qu'il approcha de +moi, je fus frappé de l'altération de son visage: ses joues étaient +dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son +air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers +lui cessa; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin +de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me +reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et +s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement? Son aide de +{p.400} camp me remarqua; quand la foule me couvrait, cet aide de +camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placés devant moi, +et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart +d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans +s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide +de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu? +Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir +avec moi? Quoi qu'il en soit, Napoléon passa dans un autre salon. +Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je +me retirai. À la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un +château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer. + + [Note 337: Et non le 20 mars, comme le portent + toutes les éditions, conformes d'ailleurs en cela + au manuscrit des _Mémoires_. Il y a eu là + évidemment une erreur de plume. L'exécution du duc + d'Enghien eut lieu, non le 20, mais le 21 mars + 1804.] + +Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis: «Il faut +qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car +Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade.» M. +Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les +dates; voici sa phrase: «En revenant de chez le premier consul, M. de +Chateaubriand déclara à ses amis qu'il avait remarqué chez le premier +consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le +regard.[338]» + + [Note 338: _Mémoires de M. de Bourrienne_, tome V, + p. 348.] + +Oui, je le remarquai: une intelligence supérieure n'enfante pas le mal +sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel, et qu'elle ne +devait pas le porter. + +Le surlendemain, 21 mars[339], je me levai de bonne heure, pour un +souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir +un hôtel au coin de {p.401} la rue Plumet, sur le boulevard neuf des +Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution, +madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle +s'était plu quelquefois à me le montrer en passant: c'était à ce +cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais +faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine +à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée +aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou +quatre autres de son espèce; il semble me connaître et se réjouir +quand j'approche; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi +sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée: +intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l'un ou +l'autre sera tombé. + + [Note 339: Ici encore le manuscrit dit à tort: le + 20 mars.] + +Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l'esplanade des +Invalides, traversai le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, +d'où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre +aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, +j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle; +des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots: +«Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, +qui condamne à la peine de mort LE NOMMÉ LOUIS-ANTOINE-HENRI DE +BOURBON, NÉ LE 2 AOÛT 1772 À CHANTILLY.» + +Ce cri tomba sur moi comme la foudre; il changea ma vie, de même qu'il +changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi; je dis à madame de +Chateaubriand: «Le duc d'Enghien vient d'être fusillé.» Je m'assis +devant une table, et je me mis à écrire ma démission[340]. {p.402} +Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un +grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers: on faisait le +procès au général Moreau et à Georges Cadoudal[341]; le lion avait +goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter. + + [Note 340: Voici le texte de la lettre de démission + de Chateaubriand: + + «Citoyen ministre, + + «Les médecins viennent de me déclarer que Mme de + Chateaubriand est dans un état de santé qui fait + craindre pour sa vie. Ne pouvant absolument quitter + ma femme dans une pareille circonstance, ni + l'exposer au danger d'un voyage, je supplie Votre + Excellence de trouver bon que je lui remette les + lettres de créance et les instructions qu'elle + m'avait adressées pour le Valais. Je me confie + encore à son extrême bienveillance pour faire + agréer au Premier Consul _les motifs douloureux_ + qui m'empêchent de me charger aujourd'hui de la + mission dont il avait bien voulu m'honorer. Comme + j'ignore si ma position exige quelque autre + démarche, j'ose espérer de votre indulgence + ordinaire, citoyen ministre, des ordres et des + conseils; je les recevrai avec la reconnaissance + que je ne cesserai d'avoir pour vos bontés passées. + + «J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement, + + «CHATEAUBRIAND. + + «Paris, rue de Beaune, hôtel de France. + «1er germinal an XII (22 mars 1804).»] + + [Note 341: Moreau avait été arrêté le 15 février; + Pichegru, le 28, et Georges Cadoudal le 9 mars + 1804.] + +M. Clausel de Coussergues[342] arriva sur ces entrefaites; il avait +aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main: ma +lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de +Chateaubriand, des phrases de colère, partit; elle était au ministre +des relations extérieures. Peu importait la rédaction: mon opinion et +mon crime étaient dans le fait de ma démission: Bonaparte ne s'y +trompa pas. Madame Bacciochi jeta les hauts cris en apprenant ce +qu'elle appelait {p.403} ma _défection_; elle m'envoya chercher et me +fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes devint presque fou de peur +au premier moment: il me réputait fusillé avec toutes les personnes +qui m'étaient attachées[343]. Pendant plusieurs jours, mes amis +restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police; ils se +présentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frémissant, +quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser +le lendemain de ma démission, disant qu'on était heureux d'avoir un +ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une +honorable modération, éloigné des places et du pouvoir. + + [Note 342: Voir l'_Appendice_ nº IX: _les Quatre + Clauses_.] + + [Note 343: «Mme Bacciochi, qui nous était fort + attachée, jeta les hauts cris en apprenant ce + qu'elle appelait notre défection. Pour Fontanes, il + devint fou de peur; il se voyait déjà fusillé avec + M. de Chateaubriand et tous nos amis.» _Souvenirs_ + de Mme de Chateaubriand.--Voir l'_Appendice_ nº X: + _Le Cahier rouge_.] + +Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange +d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de +la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un +génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe +populaire, le _consul_ d'une _république_, et non un roi continuateur +d'une _monarchie_ usurpée; alors, j'étais isolé dans mon sentiment, +parce que j'étais conséquent dans ma conduite; je me retirai quand les +conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent; mais aussitôt +que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses +antichambres. Six mois après le 21 mars, on eût pu croire qu'il n'y +avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants +quolibets que l'on se permettait à huis {p.404} clos. Les personnes +_tombées_ prétendaient avoir été _forcées_, et l'on ne _forçait_, +disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, +et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait +d'être _forcé_ à force de sollicitations[344]. + + [Note 344: «Avant la mort du duc d'Enghien, la + bonne société de Paris était presque toute en + guerre ouverte avec Bonaparte; mais aussitôt que le + héros se fut changé en assassin, les royalistes se + précipitèrent dans ses antichambres, et quelques + mois après le 21 mars, on aurait pu croire qu'il + n'y avait qu'une opinion en France, sans les + quolibets que l'on se permettait encore, à huis + clos, dans quelques salons du faubourg + Saint-Germain. Au surplus, la vanité causa encore + plus de défections que la peur. Les personnes + _tombées_ prétendaient avoir été _forcées_, et l'on + ne _forçait_, disait-on, que celles qui avaient un + grand nom ou une grande importance; et chacun, pour + prouver son importance et ses quartiers, obtenait + d'être _forcé_ à _force_ de sollicitations.» + _Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.] + +Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent; ma présence leur +était un reproche: les gens prudents trouvent de l'imprudence dans +ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps où l'élévation de l'âme +est une véritable infirmité; personne ne la comprend; elle passe pour +une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude +inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de +juger les choses; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais +ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à +rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la +transformation des moeurs, au progrès de la société? N'est-ce pas une +méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance qu'ils +n'ont pas? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi court +que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une +maison, {p.405} n'ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni +de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. +Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que vous +êtes pour la médiocrité: quant aux grands esprits à l'orgueil +affectueux et aux yeux sublimes, _oculos sublimes_, leur dédain +miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez +_pas entendre_. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière +littéraire; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première +olympique l'_excellence de l'eau_, laissant le vin aux heureux. + +L'amitié rendit le coeur à M. de Fontanes; madame Bacciochi plaça sa +bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution; M. de +Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours +avant d'en parler: quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu +le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe +marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, +il ne prononça que ces deux mots: «C'est bon.» Plus tard il dit à sa +soeur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» Longtemps après, en +causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une +des choses qui l'avait le plus frappé[345]. M. de Talleyrand me fit +écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait {p.406} +gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes +services[346]. Je rendis les frais d'établissement[347], et tout fut +fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte je m'étais placé à +son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme +je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu +le glaive suspendu sur ma tête; il revenait quelquefois à moi par un +penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités; +quelquefois j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait, +par l'idée que j'assistais à une transformation sociale, non à un +simple changement de dynastie: mais, antipathiques sous beaucoup de +rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller +volontiers, en le tuant, je n'aurais pas senti beaucoup de peine. + + [Note 345: «La chose cependant se passa le plus + tranquillement du monde, et lorsque M. de + Talleyrand crut enfin devoir remettre la démission + à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire: «C'est + bon!» Mais il en garda une rancune, dont nous nous + sommes ressentis depuis. Il dit plus tard à sa + soeur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» Et + il n'en fut plus question. Longtemps après, + cependant, il en reparla à Fontanes, et lui avoua + que c'était une des choses qui lui avaient fait le + plus de peine.» _Souvenirs_ de Mme de + Chateaubriand.] + + [Note 346: La lettre de Talleyrand ne vint que dix + jours après la lettre de démission; elle était + ainsi conçue: + + «12 germinal (2 avril 1804). + + «J'ai mis, citoyen, sous les yeux du Premier Consul + les motifs qui ne vous ont pas permis d'accepter la + légation du Valais à laquelle vous aviez été nommé. + + «Le citoyen Consul s'était plu à vous donner un + témoignage de confiance. Il a vu avec peine, par + une suite de cette même bienveillance, les raisons + qui vous ont empêché de remplir cette mission. + + «Je dois aussi vous exprimer combien j'attachais + d'intérêt aux relations nouvelles que j'aurais eu à + entretenir avec vous; à ce regret, qui m'est + personnel, je joins celui de voir mon département + privé de vos talents et de vos services.»] + + [Note 347: «Nous avions reçu douze mille francs + pour frais d'établissement à Sion. Pour les rendre, + nous fûmes obligés de prendre cette somme sur les + fonds que nous avions encore sur l'État: elle fut + remise à qui de droit deux jours après la + démission.» _Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.] + +La mort fait ou défait un grand homme; elle l'arrête {p.407} au pas +qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter: c'est une +destinée accomplie ou manquée; dans le premier cas, on en est à +l'examen de ce qu'elle a été; dans le second, aux conjectures de ce +qu'elle aurait pu devenir. + +Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me +serais trompé. Charles X n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fait en +1804: il revenait de la monarchie. «Chateaubriand, me dit-il, au +château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte?--Oui, sire.--Vous +avez donné votre démission à la mort de M. le duc d'Enghien?--Oui, +sire.» Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté +qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée +pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même +abri: en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si +poliment quiconque écrivait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien, +ne m'ont pas adressé un souvenir: ils ignoraient sans doute aussi ma +conduite; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé. + + + + +{p.409} LIVRE III[348] + + [Note 348: Ce livre a été écrit à Chantilly au mois + de novembre 1838.] + + Mort du duc d'Enghien. -- Année de ma vie 1804. -- Le général + Hulin. -- Le duc de Rovigo. -- M. de Talleyrand. -- Part de + chacun. -- Bonaparte, son sophisme et ses remords. -- Ce qu'il + faut conclure de tout ce récit. -- Inimitiés enfantées par la mort + du duc d'Enghien. -- Un article du _Mercure_. -- Changement dans + la vie de Bonaparte. -- Abandon de Chantilly. + + +Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une +inquiétude qui m'obligerait à changer de climat, si j'avais encore la +puissance des ailes et la légèreté des heures: les nuages qui volent à +travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet +instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse, où de +vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles, +volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières, +m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis +qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche: les sites +de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entr'ouvert un moment +du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères +de la vie dans le ruisseau de la Thève: il dérobe sa course parmi des +prêles et des mousses; des roseaux le voilent; il meurt dans ces +{p.410} étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans +cesse renouvelée: ces ondes me charmaient quand je portais en moi le +désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et +que je parais de fleurs. + +Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m'a surpris; je +me suis réfugié sous un hêtre: ses dernières feuilles tombaient comme +mes années; sa cime se dépouillait comme ma tête; il était marqué au +tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon +auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des +dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. +le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly. + +Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les coeurs; on +appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un de +ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de Louis +XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient +consternés. À l'étranger, si le langage diplomatique étouffa +subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les +entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup +pénétra d'outre en outre: Louis XVIII renvoya au roi d'Espagne l'ordre +de la Toison-d'Or, dont Bonaparte venait d'être décoré; le renvoi +était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale: + +«Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi +et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placé sur un trône +qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc +d'Enghien. La religion peut m'engager {p.411} à pardonner à un +assassin; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi. +La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir +mes jours en exil; mais jamais ni mes contemporains ni la postérité ne +pourront dire que, dans le temps de l'adversité, je me sois montré +indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trône de mes ancêtres.» + +Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc +d'Enghien: Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni[349], fut le seul +des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune +prince français. Il fit partir de Carlsruhe un aide de camp porteur +d'une lettre à Bonaparte; la lettre arriva trop tard: le dernier des +Condé n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le +cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis XVIII avait renvoyé la Toison-d'Or +au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric +que, «d'après les _lois de la chevalerie_, il ne pouvait pas consentir +à être le frère d'armes de l'assassin du duc d'Enghien.» (Bonaparte +{p.412} avait l'Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle dérision amère +dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout, +excepté au coeur d'un roi malheureux pour un ami assassiné; nobles +sympathies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises, +dans un monde ignoré des hommes! + + [Note 349: Gustave IV, roi de Suède. Né en 1778, il + monta sur le trône après la mort de son père + Gustave III (1792). En 1809, il se vit contraint + d'abdiquer, et le duc de Sudermanie, son oncle, fut + proclamé roi sous le nom de Charles XIII. Gustave + vécut alors à l'étranger sous le nom de comte de + Holstein-Gottorp et de colonel Gustaffson, résidant + alternativement en Allemagne, dans les Pays-Bas et + en Suisse. Il mourut à Saint-Gall en 1837. Une des + _Odes_ de Victor Hugo lui est consacrée: + + Il avait un ami dans ses fraîches années + Comme lui tout empreint du sceau des destinées. + C'est ce jeune d'Enghien qui fut assassiné! + Gustave, à ce forfait, se jeta sur ses armes; + Mais quand il vit l'Europe insensible à ses larmes, + Calme et stoïque, il dit: «Pourquoi donc suis-je né?»] + +Hélas! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos +caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient +plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre +douleur portât longtemps le crêpe: peu à peu les larmes se tarirent; +la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le premier +consul venait d'échapper; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été +sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque, +écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine; les +sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils magnanime +qui n'avait pas craint de s'arracher le coeur par un parricide tant +salutaire! La société retourna vite à ses plaisirs; elle avait frayeur +de son deuil: après la Terreur, les victimes épargnées dansaient, +s'efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d'être soupçonnées +coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à +l'échafaud. + +Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le +duc d'Enghien; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des +Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de +Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angoulême était à +Varsovie avec Louis XVIII; le comte {p.413} d'Artois et le duc de +Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus +jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva +que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de +ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son +petit-fils[350] contre une arrestation possible, par un billet à lui +adressé de Londres et que l'on conserve[351]. Bonaparte appela auprès +{p.414} de lui les deux consuls ses collègues: il fit d'abord d'amers +reproches à M. Réal[352] de l'avoir laissé ignorer ce qu'on projetait +contre lui. Il écouta patiemment les objections: ce fut +Cambacérès[353] qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en +remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les _Mémoires_ de +Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m'a +permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir +reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas; elle va où le génie +l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres {p.415} de Bonaparte, il +fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut +immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne +trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de +Thumery et quelques autres émigrés de peu de renom: cela aurait dû +avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le +commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le +prince même: il a laissé un petit journal de route d'Ettenheim à +Strasbourg: le héros de la tragédie vient sur l'avant-scène prononcer +ce prologue: + + +JOURNAL DU DUC D'ENGHIEN. + +«Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée, dit le prince, par +un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie, total, deux +cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le +colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures (du +matin). À cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au +Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans +une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué +pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim. Déjeuné à +l'auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal des +logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé +à Strasbourg, chez le colonel Charlot, vers cinq heures et demie. +Transféré une demi-heure après, dans un fiacre, à la citadelle....... +.......................... {p.416} Dimanche 18, on vient m'enlever à +une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de +m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars +seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel +Charlot m'a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a +reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec +six chevaux de poste sur la place de l'Église. Le lieutenant Petermann +y monte à côté de moi, le maréchal des logis Blitersdorff sur le +siège, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors.» + + [Note 350: Il y a ici une erreur de plume. Le duc + de Bourbon était le père--et non l'aïeul--du duc + d'Enghien. Il faut donc lire: «Le prince de Condé + mit en garde son petit-fils.»--Chose singulière! + les plus graves historiens se sont aussi trompés + sur la filiation du duc d'Enghien, et peut-être + chez eux n'était-ce pas simplement une erreur de + plume, comme chez Chateaubriand. Au tome IV, p. + 589, de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_, + rappelant la lettre du 16 juin 1803, dont parle ici + Chateaubriand, M. Thiers dit que le duc d'Enghien + était _le fils du prince de Condé._ M. Lanfrey, + dans son _Histoire de Napoléon_ (T. III, p. 129), + dit à son tour: «C'était le duc d'Enghien, _fils du + prince de Condé_, jeune homme plein d'ardeur et de + bravoure, toujours au premier rang dans les combats + auxquels avait pris part l'_armée de son père_.»] + + [Note 351: Ce billet du prince de Condé à son + petit-fils existe en effet: «Mon cher enfant, + écrivait le prince, on assure ici, depuis plus de + six mois, que vous avez été faire un voyage à + Paris; d'autres disent que vous n'avez été qu'à + Strasbourg... Il me semble qu'à présent vous + pourriez nous confier le passé et, si la chose est + vraie, ce que vous avez observé dans vos + voyages...»--M. Thiers se prévaut de ces lignes + pour donner comme à peu prouvés les voyages du duc + d'Enghien à Strasbourg, et tout à l'heure, il ne + manquera pas d'en tirer un argument en faveur de + Bonaparte. Il se garde bien de faire connaître à + ses lecteurs la réponse du duc d'Enghien, qu'il + avait pourtant sous les yeux en même temps que le + billet du prince de Condé,--réponse qui ne laisse + rien subsister des insinuations de l'habile + historien, j'allais dire de l'habile avocat. Voici + le texte de cette réponse, datée d'Ettenheim, le 18 + juillet 1803: + + «Assurément, mon cher papa, il faut me connaître + bien peu pour avoir pu dire ou chercher à faire + croire que j'avais mis le pied sur le territoire + républicain, autrement qu'avec le rang et la place + où le hasard m'a fait naître. Je suis trop fier + pour courber bassement la tête, et le Premier + Consul pourra peut-être venir à bout de me + détruire, mais il ne me fera pas m'humilier. On + peut prendre l'incognito pour voyager dans les + glaciers de la Suisse, comme je l'ai fait l'an + passé, n'ayant rien de mieux à faire. Mais, pour la + France, quand j'en ferai le voyage, je n'aurai pas + besoin de m'y cacher. Je puis donc vous donner ma + parole d'honneur la plus sacrée que pareille idée + ne m'est jamais entrée et ne m'entrera jamais dans + la tête. Des méchants ont pu désirer, en vous + racontant ces absurdités, me donner un tort de plus + à vos yeux. Je suis accoutumé à de pareils + services, que l'on s'est toujours empressé de me + rendre, et je suis heureux qu'ils soient enfin + réduits à employer des calomnies aussi absurdes. + + «Je vous embrasse, cher papa, et vous prie de ne + jamais douter de mon profond respect comme de ma + tendresse.»] + + [Note 352: Pierre-François, comte _Réal_ + (1765-1834), procureur au Châtelet avant la + Révolution, substitut du procureur de la Commune en + 1792, historiographe de la République sous le + Directoire, conseiller d'État après le 18 brumaire, + préfet de police pendant les Cent-Jours. Voir sur + lui les _Mémoires du chancelier Pasquier_, I, 268, + et les _Mémoires de Mme de Chastenay_, tome I.] + + [Note 353: Jean-Jacques-Régis de Cambacérès + (1753-1824), député de l'Hérault à la Convention et + aux Cinq-Cents; second consul après brumaire; sous + l'Empire, archi-chancelier, prince, duc de Parme; + aux Cent-Jours, pair et ministre de la justice.] + +Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord. + +Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la +capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu +d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au +château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour +intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y +enferme et il s'endort. À mesure que le prince approchait de Paris, +Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il +partit pour la Malmaison; c'était le dimanche des Rameaux. Madame +Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de +l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui +répondit: «Tu n'entends rien à la politique.» Le colonel Savary[354] +était devenu {p.417} un des habitués de Bonaparte. Pourquoi? parce +qu'il avait vu le premier consul pleurer à Marengo. Les hommes à part +doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des +hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles +un témoin peut se rendre maître des résolutions d'un grand homme. + + [Note 354: Anne-Jean-Marie-René _Savary_, duc de + _Rovigo_ (1774-1833), général de division (7 + février 1805), créé duc (23 mai 1808), ministre de + la police générale (8 juin 1810), pair aux + Cent-Jours, commandant de l'armée d'Algérie + (1831-1832).--Aide de camp de Desaix, il était à + ses côtés, à Marengo, lorsque la général fut tué + par une balle qui lui traversa le coeur. À quelques + jours de là, Bonaparte l'attacha à sa personne et + le promut rapidement au grade de colonel, puis à + celui de général de brigade (24 août 1803). Il + était donc, lors de l'exécution du duc d'Enghien, + général, et non colonel, comme le dit + Chateaubriand. Depuis 1802, Savary dirigeait la + police particulière et de sûreté du premier + Consul.--Ses _Mémoires pour servir à l'histoire de + Napoléon_ (8 volumes in-8) ont paru en 1828.] + +On assure que le premier consul fit rédiger tous les ordres pour +Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres que si la condamnation +prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée +sur-le-champ. + +Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque +ces ordres manquent. Madame de Rémusat[355], qui, dans la soirée du 20 +mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le premier consul, +l'entendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Auguste; elle crut +que Bonaparte revenait à lui et que {p.418} le prince était +sauvé[356]. Non, le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary +reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le +premier consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis +le vent souffla, et tout fut fini. + + [Note 355: Claire-Élisabeth-Jeanne _Gravier de + Vergennes_ (1780-1821), femme du comte + Antoine-Laurent de _Rémusat_, premier chambellan de + Napoléon et surintendant des théâtres. Elle-même + était dame du palais de Joséphine. Outre un roman + par lettres intitulé: _les Lettres espagnoles, ou + l'Ambitieux_, roman qui est resté inédit,--elle + avait composé un _Essai sur l'éducation des + femmes_, qui parut deux ans après sa mort, en 1823, + et des _Mémoires_, publiés en 1880 par son + petit-fils, M. Paul de Rémusat. Ces _Mémoires_, qui + forment trois volumes in-8{o}, vont de l'année 1802 + à l'année 1808.] + + [Note 356: _Mémoires de Mme de Rémusat_. tome I, p. + 321] + + +COMMISSION MILITAIRE NOMMÉE. + +Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an XII[357] avait arrêté qu'une +commission militaire, composée de sept membres nommés par le général +gouverneur de Paris (Murat), se réunirait à Vincennes pour juger _le +ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la +République_, etc. + + [Note 357: 20 mars 1804.] + +En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ventôse, Joachim Murat +nomma, pour former ladite commission, les sept militaires, à savoir: + +Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des +consuls, président; + +Le colonel Guitton, commandant le 1er régiment des cuirassiers; + +Le colonel Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère; + +Le colonel Ravier, commandant le 18e régiment d'infanterie de ligne; + +Le colonel Barrois, commandant le 96e régiment d'infanterie de ligne; + +Le colonel Rabbe, commandant le 2e régiment de la garde municipale de +Paris; + +{p.419} Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui +remplira les fonctions de capitaine-rapporteur. + + +INTERROGATOIRE DU CAPITAINE-RAPPORTEUR. + +Le capitaine Dautancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la légion +d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le +citoyen Noirot, lieutenant au même corps, se rendent à la chambre du +duc d'Enghien; ils le réveillent: il n'avait plus que quatre heures à +attendre avant de retourner à son sommeil. Le capitaine-rapporteur, +assisté de Molin, capitaine au 18e régiment, greffier, choisi par +ledit rapporteur, interroge le prince. + +À lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance? + +A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né +le 2 août 1772, à Chantilly. + +À lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France? + +A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant +formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela il avait fait +la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon. + +À lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette +puissance lui accorde toujours un traitement? + +A répondu n'y être jamais allé; que l'Angleterre lui accorde toujours +un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre. + +{p.420} À lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé? + +A répondu: commandant de l'avant-garde en 1796, avant cette campagne +comme volontaire au quartier général de son grand-père, et toujours, +depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde. + +À lui demandé s'il connaissait le général Pichegru, s'il a eu des +relations avec lui? + +A répondu: Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de +relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne +l'avoir point connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu +se servir, s'ils sont vrais. + +À lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des +relations avec lui? + +A répondu: Pas davantage. + +De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien, +le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes +et le capitaine-rapporteur. + +Avant de signer le présent procès-verbal, le duc d'Enghien a dit: «Je +fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du +premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de +ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.» + + +SÉANCE ET JUGEMENT DE LA COMMISSION MILITAIRE. + +À deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la +salle où siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans +l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. {p.421} Il persista dans sa +déclaration: il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il +désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre +contre la France. «Lui ayant été demandé s'il avait quelque chose à +présenter dans ses moyens de défense, a répondu n'avoir rien à dire de +plus. + +«Le président fait retirer l'accusé; le conseil délibérant à huis +clos, le président recueille les voix, en commençant par le plus jeune +en grade; ensuite, ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des +voix a déclaré le duc d'Enghien coupable, et lui a appliqué +l'article.... de la loi du... ainsi conçu...... et en conséquence l'a +condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera +exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en +avoir donné lecture au condamné, en présence des différents +détachements des corps de la garnison. + +«Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jour, mois et an +que dessus et avons signé.» + +La fosse étant _faite, remplie et close_, dix ans d'oubli, de +consentement général et de gloire inouïe s'assirent dessus; l'herbe +poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux +illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la +fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares +affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du +fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers +l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration +vint: la terre de la tombe fut remuée et {p.422} avec elle les +consciences; chacun alors crut devoir s'expliquer. + +M. Dupin aîné publia sa discussion; M. Hulin, président de la +commission militaire, parla; M. le duc de Rovigo entra dans la +controverse en accusant M. de Talleyrand; un tiers répondit pour M. de +Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de +Sainte-Hélène. + +Il faut reproduire et étudier ces documents, pour assigner à chacun la +part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il +est nuit, et nous sommes à Chantilly; il était nuit quand le duc +d'Enghien était à Vincennes. + + * * * * * + +Lorsque M. Dupin[358] publia sa brochure, il me l'envoya avec cette +lettre: + +{p.423} Paris, ce 10 novembre 1823. + + Monsieur le vicomte, + +«Veuillez agréer un exemplaire de ma publication relative à +l'assassinat du duc d'Enghien. + +«Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais voulu, avant tout, +respecter la volonté de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu +connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son désir que cette +déplorable affaire ne fût point exhumée. + +«Mais la Providence ayant permis que d'autres prissent l'initiative, +il est devenu nécessaire de faire connaître la vérité, et, après +m'être assuré qu'on ne persistait plus à me faire garder le silence, +j'ai parlé avec franchise et sincérité. + + «J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, + + «Monsieur le vicomte, + + «De Votre Excellence le très humble et + très obéissant serviteur, + + «Dupin.» + + [Note 358: André-Marie-Jean-Jacques _Dupin_, dit + _Dupin aîné_ (1783-1865), représentant aux + Cent-Jours, député de 1827 à 1848, membre de + l'Assemblée Constituante de 1848 et de l'Assemblée + législative de 1849, sénateur du second Empire (27 + novembre 1857); procureur général à la Cour de + cassation, d'août 1830 à janvier 1852. Il donna sa + démission de ce dernier poste pour ne pas + s'associer aux décrets qui prononçaient la + confiscation des biens de la famille d'Orléans, + mais cinq ans après, il acceptait d'être renommé + procureur général, en même temps qu'il était appelé + au Sénat impérial. Il était membre de l'Académie + française depuis le 21 juin 1832. Ses _Mémoires_ (4 + vol. in-8{o}) ont paru de 1865 à 1868.--La brochure + de M. Dupin, à laquelle se réfère Chateaubriand, + fut publiée en 1823 sous ce titre: _Pièces + judiciaires et historiques relatives au procès du + duc d'Enghien, avec le Journal de ce prince depuis + l'instant de son arrestation; précédées de la + Discussion des actes de la commission militaire + instituée en l'an XII, par le gouvernement + consulaire, pour juger le duc d'Enghien, par + l'auteur de l'opuscule intitulé. «De la Libre + Défense des accusés_.»] + +M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi +un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du +père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure: + +«La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des événements qui ont le +plus affligé la nation française: il a déshonoré le gouvernement +consulaire. + +«Un jeune prince, à la fleur de l'âge, surpris par trahison sur un sol +étranger, où il dormait en paix {p.424} sous la protection du droit +des gens; entraîné violemment vers la France; traduit devant de +prétendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les siens; accusé +de crimes imaginaires; privé du secours d'un défenseur; interrogé et +condamné à huis clos; mis à mort de nuit dans les fossés du château +fort qui servait de prison d'État; tant de vertus méconnues, de si +chères espérances détruites, feront à jamais de cette catastrophe un +des actes les plus révoltants auxquels ait pu s'abandonner un +gouvernement absolu! + +«Si aucune forme n'a été respectée; si les juges étaient incompétents; +s'ils n'ont pas même pris la peine de relater dans leur arrêt la date +et le texte des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette +condamnation; si le malheureux duc d'Enghien a été fusillé en vertu +d'une sentence _signée en blanc_... et qui n'a été régularisée +qu'après coup! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une +erreur judiciaire; la chose reste avec son véritable nom: c'est un +odieux assassinat.» + +Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces: il montre +d'abord l'illégalité de l'arrestation: le duc d'Enghien n'a point été +arrêté en France; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il +n'avait pas été pris les armes à la main; il n'était pas prisonnier à +titre civil, car l'extradition n'avait pas été demandée; c'était un +emparement violent de la personne, comparable aux captures que font +les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, _incursio +latronum_. + +Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la commission {p.425} +militaire: la connaissance de prétendus complots tramés contre l'État +n'a jamais été attribuée aux commissions militaires. + +Vient après cela l'examen du jugement. + +«L'interrogatoire (c'est M. Dupin qui continue de parler) a lieu le 29 +ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc +d'Enghien est introduit devant la commission militaire. + +«Sur la minute du jugement on lit: Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII +de la République, _à deux heures du matin_: ces mots, _deux heures du +matin_, qui n'y ont été mis que parce qu'en effet il était cette +heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par +d'autre indication. + +«Pas un seul témoin n'a été ni entendu ni produit contre l'accusé. + +«L'accusé _est déclaré coupable!_ Coupable de quoi? Le jugement ne le +dit pas. + +«Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la +loi en vertu de laquelle la peine est appliquée. + +«Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie: aucune mention +n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux +un _exemplaire de la loi_; rien ne constate que le président en ait +_lu le texte_ avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa +forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné +sans savoir ni la date ni la teneur de la loi; car ils ont _laissé en +blanc_, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le +numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et +cependant c'est sur la minute {p.426} d'une sentence constituée dans +cet état d'imperfection que le plus noble sang a été versé par des +bourreaux! + +«La délibération doit être secrète; mais la prononciation du jugement +doit être publique; c'est encore la loi qui nous le dit. Or, le +jugement du 30 ventôse dit bien: Le conseil délibérant à _huis clos_; +mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on +n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été +prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire? Une +séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes, +lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarmes +d'élite! Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir +au mensonge; le jugement est muet sur ce point. + +«Ce jugement est signé par le président et les six autres +commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la +minute _n'est pas signée par le greffier_, dont le concours, +cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité. + +«La sentence est terminée par cette terrible formule: _sera exécuté_ +DE SUITE, _à la diligence du capitaine-rapporteur_. + +«DE SUITE! mots désespérants qui sont l'ouvrage des juges! DE SUITE! +Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an VI, accordait le recours +en révision contre tout jugement militaire!» + +M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi: + +«Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit. +Cet horrible sacrifice devait se {p.427} consommer dans l'ombre, afin +qu'il fût dit que toutes les lois avaient été violées, toutes, même +celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution.» + +Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'instruction: +«L'article 19 de la loi du 13 brumaire an V porte qu'après avoir clos +l'interrogatoire, le rapporteur dira au prévenu de _faire choix d'un +ami pour défenseur_.--Le prévenu aura _la faculté de choisir ce +défenseur_ dans toutes les classes de citoyens présents sur les lieux; +s'il déclare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour +lui. + +«Ah! sans doute le prince n'avait point _d'amis_[359] parmi ceux qui +l'entouraient; la cruelle déclaration lui en fut faite par un des +fauteurs de cette horrible scène!... Hélas! que n'étions-nous +présents! que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau +de Paris! Là, il eût trouvé des amis de son malheur, des défenseurs de +son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement présentable aux yeux +du public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une nouvelle +rédaction. La substitution tardive d'une seconde rédaction, en +apparence plus régulière que la première (bien qu'également injuste), +n'ôte rien à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un +croquis de jugement signé à la hâte, et qui n'avait pas encore reçu +son complément.» + + [Note 359: Allusion à une abominable réponse qu'on + aurait faite, dit-on, à M. le duc d'Enghien. CH.] + +Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si, +dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le +moins de régularité tient une place importante: qu'on eût étranglé le +duc {p.428} d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à Paris, +ou qu'on l'ait tué dans le bois de Vincennes, la chose est égale. Mais +n'est-il pas providentiel de voir des hommes, après longues années, +les uns démontrer l'irrégularité d'un meurtre auquel ils n'avaient +pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le leur demandât, +devant l'accusation publique? Qu'ont-ils donc entendu? quelle voix +d'en haut les a sommés de comparaître? + + * * * * * + +Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle[360]: il +a commandé les grenadiers de la vieille {p.429} garde; c'est tout +dire aux braves. Sa dernière blessure, il l'a reçue de Malet, dont le +plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais +détourné du boulet. _Frappé de cécité, retiré du monde, n'ayant pour +consolation que les soins de sa famille_ (ce sont ses propres +paroles), le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à +l'appel du souverain juge; il plaide sa cause[361] sans se faire +illusion et sans s'excuser: + +«Qu'on ne se méprenne point, dit-il, sur mes intentions. Je n'écris +point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois +émanées du trône même, et que, sous le gouvernement d'un roi juste, je +n'ai rien à redouter de la violence et de l'arbitraire. J'écris pour +dire la vérité, même en tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je +ne prétends justifier ni la forme, ni le fond du jugement, mais je +veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de +circonstances il a été rendu; je veux éloigner de moi et de mes +collègues l'idée que nous ayons agi comme des hommes de parti. Si l'on +doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous: _Ils ont +été bien malheureux!_» + + [Note 360: Le général _Hulin_. Il avait été l'un + des _vainqueurs de la Bastille_. Génevois + d'origine, mais né à Paris vers 1759, ancien + horloger, suivant les uns, engagé au régiment de + Champagne, suivant d'autres, ci-devant domestique + (chasseur) du marquis de Conflans, selon son propre + dire consigné dans un mémoire signé de son nom, il + était, en 1789, directeur de la buanderie de la + Briche, près Saint-Denis. Emprisonné sous la + Terreur, il prit du service après sa libération + dans la première armée d'Italie, où il se fit + apprécier de Bonaparte, et se trouva tout prêt à le + seconder au 18 brumaire. Il était, lors de + l'affaire du duc d'Enghien, commandant des + grenadiers à pied de la garde des consuls. À la + suite de l'exécution du prince, Bonaparte lui + témoigna sa satisfaction, en le nommant + successivement général de division, grand-officier + de la Légion d'honneur, comte de l'Empire avec une + dotation de 25 000 francs. Il était en 1812 + commandant de la place de Paris, et c'est à lui + qu'on doit en partie l'échec de la conspiration du + général Malet. Blessé par celui-ci d'un coup de + pistolet à la mâchoire, il reçut du peuple de + Paris, qui l'aimait assez à cause de sa taille + colossale, le petit sobriquet d'amitié de + _Bouffe-la-Balle_. Malgré son rôle dans l'affaire + du duc d'Enghien (ou peut-être à cause de ce rôle), + il fut des premiers à se rallier aux Bourbons, au + mois d'avril 1814. Il est vrai qu'il revint à + l'Empire avec le même empressement pendant les + Cent-Jours et fut alors rappelé au commandement de + Paris. Banni de France en 1816, il y put rentrer + trois ans après, et ne mourut qu'en 1841. (Voir + _les Hommes du 14 Juillet_, par Victor Fournel.)] + + [Note 361: Sa brochure a pour titre: «_Explications + offertes aux hommes impartiaux par M. le comte + Hulin, au sujet de la Commission militaire + instituée en l'an XII pour juger le duc + d'Enghien_.--1823.] + +Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission +militaire, il n'en connaissait pas le but; qu'arrivé à Vincennes, il +l'ignorait encore; que les autres membres de la commission +l'ignoraient également; que le commandant du château, M. Harel[362], +{p.430} étant interrogé, lui dit ne rien savoir lui-même, ajoutant +ces paroles: «Que voulez-vous? je ne suis plus rien ici. Tout se fait +sans mes ordres et ma participation: c'est un autre qui commande ici.» + + [Note 362: On trouve de curieux détails sur ce + personnage dans les _Mémoires de M. de Bourrienne_, + tome IV, pages 190 et suivantes. En 1800, le + citoyen Jacques _Harel_, âgé de 45 ans, capitaine à + la suite de la 45e demi-brigade, aigri par la + destitution qui l'avait frappé, à bout de + ressources, lia partie avec Céracchi, Aréna, + Topino-Lebrun, Demerville et autres mécontents, et + forma avec eux le projet de tuer le Premier Consul. + Effrayé bientôt d'être entré dans le complot, il se + résolut à le dénoncer, et ce fut Bourrienne, alors + secrétaire de Bonaparte, qui reçut ses confidences. + Il ne convenait pas aux desseins du Premier Consul + que cette affaire fût arrêtée dans le début; il lui + importait, au contraire, de pouvoir la présenter + comme très grave. Ordre fut donné au dénonciateur + de continuer ses rapports avec les conjurés. + Lorsqu'il vint annoncer que ceux-ci n'avaient pas + d'argent pour acheter des armes, on lui remit de + l'argent. Lorsqu'il vint dire, le lendemain, que + les armuriers, ne les connaissant pas, refusaient + de leur remettre les armes demandées, la police + leur délivra, par l'intermédiaire d'Harel, + l'autorisation nécessaire. Harel comparut au procès + comme témoin, et sur sa déposition Demerville, + Aréna, Céracchi et Topino-Lebrun furent condamnés à + mort. Pour lui, il reçut sa récompense: il fut + réintégré dans les cadres de l'armée et nommé + commandant du château de Vincennes.--Voir, outre + les _Mémoires_ de Bourrienne, le _Procès instruit + par le Tribunal criminel du département de la Seine + contre Demerville, Céracchi, Aréna et autres, + prévenus de conspiration contre la personne du + premier Consul Bonaparte_; un volume in-8{o}. + Pluviôse an IX.] + +Il était dix heures du soir quand le général Hulin fut tiré de son +incertitude par la communication des pièces.--L'audience fut ouverte à +minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut +été fini. «La lecture des pièces, dit le président de la commission, +donna lieu à un incident. Nous remarquâmes qu'à la fin de +l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant +de signer, {p.431} _avait tracé de sa propre main, quelques lignes où +il exprimait le désir d'avoir une explication avec le premier consul_. +Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au +gouvernement. La commission y déféra; mais, au même instant, le +général, qui était venu se poster derrière mon fauteuil, nous +représenta que cette demande était _inopportune_. D'ailleurs, nous ne +trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à +surseoir. La commission passa donc outre, se réservant, après les +débats, de satisfaire aux voeux du prévenu.» + +Voilà ce que raconte le général Hulin. Or, on lit cet autre passage +dans la brochure du duc de Rovigo: «Il y avait même assez de monde +pour qu'il m'ait été difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer +derrière le siège du président, où je parvins à me placer.» + +C'était donc le duc de Rovigo qui s'était _posté derrière le fauteuil_ +du président? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la +commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette +commission et de représenter qu'une demande était _inopportune_? + +Écoutons le commandant des grenadiers de la vieille garde parler du +courage du jeune fils des Condé; il s'y connaissait: + +«Je procédai à l'interrogatoire du prévenu; je dois le dire, il se +présenta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui +d'avoir trempé directement ni indirectement dans un complot +d'assassinat contre la vie du premier consul; mais il avoua aussi +avoir porté les armes contre la France, disant avec un courage et une +fierté qui ne nous {p.432} permirent jamais, dans son propre intérêt, +de le faire varier sur ce point: _Qu'il avait soutenu les droits de sa +famille, et qu'un Condé ne pouvait jamais rentrer en France que les +armes à la main. Ma naissance, mon opinion_, ajouta-t-il, _me rendent +à jamais l'ennemi de votre gouvernement_. + +«La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour ses juges. Dix +fois nous le mîmes sur la voie de revenir sur ses déclarations, +toujours il persista d'une manière inébranlable: _Je vois_, disait-il +par intervalles, _les intentions honorables des membres de la +commission, mais je ne peux me servir des moyens qu'ils m'offrent_. Et +sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans +appel: _Je le sais_, me répondit-il, _et je ne me dissimule pas le +danger que je cours; je désire seulement avoir une entrevue avec le +premier consul_.» + +Est-il dans toute notre histoire une page plus pathétique? La nouvelle +France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui présentant +les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant; le +tribunal établi dans la forteresse où le grand Condé, prisonnier, +cultivait des fleurs; le général des grenadiers de la garde de +Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi, +se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné +de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui +creusait la tombe se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat! +Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait: «Ô le +brave jeune homme! quel courage! Je voudrais mourir comme lui.» + +{p.433} Le général Hulin, après avoir parlé de la _minute_ et de la +_seconde_ rédaction du jugement, dit: «Quant à la seconde rédaction, +la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre _d'exécuter de +suite_, mais seulement _de lire de suite_ le jugement au condamné, +_l'exécution de suite_ ne serait pas le fait de la commission, mais +seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilité propre de +brusquer cette fatale exécution. + +«Hélas! nous avions bien d'autres pensées! À peine le jugement fut-il +signé, que je me mis à écrire une lettre dans laquelle, me rendant en +cela l'interprète du voeu unanime de la commission, j'écrivais au +premier consul pour lui faire part du désir qu'avait témoigné le +prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de +remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas +permis d'éluder. + +«C'est à cet instant qu'un homme[363], qui s'était constamment tenu +dans la salle du conseil, et que je nommerais à l'instant, si je ne +réfléchissais que, même en me défendant, il ne me convient pas +d'accuser...--Que faites-vous là? me dit-il en s'approchant de +moi.--J'écris au premier consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le +voeu du conseil et celui du condamné.--Votre affaire est finie, me +dit-il en reprenant la plume: maintenant cela me regarde. + + [Note 363: Le général Savary.] + +«J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu'il +voulait dire: _Cela me regarde d'avertir le premier consul_. La +réponse, entendue en ce sens, {p.434} nous laissait l'espoir que +l'avertissement n'en serait pas moins donné. Et comment nous serait-il +venu à l'idée que qui que ce fût auprès de nous _avait l'ordre de +négliger les formalités voulues par les lois?_» + +Tout le secret de cette funèbre catastrophe est dans cette déposition. +Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille, +avait appris de la mort le langage de la vérité, conclut par ces +dernières paroles: + +«Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule +contigu à la salle des délibérations. Des conversations particulières +s'étaient engagées; j'attendais ma voiture, qui n'ayant pu entrer dans +la cour intérieure, non plus que celles des autres membres, retarda +mon départ et le leur; nous étions nous-mêmes enfermés, sans que +personne pût communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit +entendre: bruit terrible qui retentit au fond de nos âmes et les glaça +de terreur et d'effroi. + +«Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette exécution ne fut +point autorisée par nous: notre jugement portait qu'il en serait +envoyé une expédition au ministre de la guerre, au grand juge ministre +de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris. + +«L'ordre d'exécution ne pouvait être régulièrement donné que par ce +dernier; les copies n'étaient point encore expédiées; elles ne +pouvaient pas être terminées avant qu'une partie de la journée ne fût +écoulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver le gouverneur, le +premier consul, que sais-je! Et tout {p.435} à coup un bruit affreux +vient nous révéler que le prince n'existe plus! + +«Nous ignorions si celui qui a si cruellement précipité cette +exécution funeste _avait des ordres: s'il n'en avait point, lui seul +est responsable; s'il en avait, la commission, étrangère à ces ordres, +la commission, tenue en chartre privée_, la commission, dont le +dernier voeu était pour le salut du prince, n'a pu ni en prévenir ni +en empêcher l'effet. On ne peut l'en accuser. + +«Vingt ans écoulés n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que +l'on m'accuse d'ignorance, d'erreur, j'y consens; qu'on me reproche +une obéissance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire +dans de pareilles circonstances; mon attachement à un homme que je +croyais destiné à faire le bonheur de mon pays; ma fidélité à un +gouvernement que je croyais légitime alors et qui était en possession +de mes serments; mais qu'on me tienne compte, ainsi qu'à mes +collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons +été appelés à prononcer.» + +La défense est faible, mais vous vous repentez, général: paix vous +soit! Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé, +vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit +de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de +partager son lit avec le grenadier de la vieille garde; la France de +Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble. + +{p.436} M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son +rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe. J'avais été +longtemps sous le pouvoir du ministre de la police; il tomba sous +l'influence qu'il supposait m'être rendue au retour de la légitimité: +il me communiqua une partie de ses _Mémoires_. Les hommes, dans sa +position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur; +ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes: s'accusant +sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre +opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés, +et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils +ne croient pas avoir violé leur serment; s'ils ont pris sur eux des +rôles qui répugnent à d'autres caractères, ils pensent avoir rendu de +grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les +excuse. + +M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres où il traite de la +mort du duc d'Enghien; il voulait connaître ma pensée, précisément +parce qu'il savait ce que j'avais fait; je lui sus gré de cette marque +d'estime, et, lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai +de ne rien publier. Je lui dis: «Laissez mourir tout cela; en France +l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon +d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand; or, vous ne +justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous +prêtez le flanc à vos ennemis; ils ne manqueront pas de vous répondre. +Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la +gendarmerie d'élite à Vincennes? Il ignorait la part directe que vous +avez eue dans cette action de {p.437} malheur, et vous la lui +révélez. Général, jetez le manuscrit au feu: je vous parle dans votre +intérêt.» + +Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo +pensait que ces maximes convenaient également au trône légitime; il +avait la conviction que sa brochure[364] lui rouvrirait la porte des +Tuileries. + + [Note 364: La brochure de Savary, comme celles de + M. Dupin et du général Hulin, parut en 1823, avec + ce titre: _Extrait des Mémoires du duc de Rovigo, + concernant la catastrophe de M. le duc d'Enghien_.] + +C'est en partie à la lumière de cet écrit que la postérité verra se +dessiner les fantômes de deuil. Je voulus cacher l'inculpé venu me +demander asile pendant la nuit; il n'accepta point la protection de +mon foyer. + +M. de Rovigo fait le récit du départ de M. de Caulaincourt[365] qu'il +ne nomme point; il parle de l'enlèvement à Ettenheim, du passage du +prisonnier à Strasbourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une +expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était +revenu à la Malmaison. Il est appelé à {p.438} cinq heures du soir, +le 19 mars 1804, dans le cabinet du premier consul, qui lui remet une +lettre cachetée pour la porter au général Murat, gouverneur de Paris. +Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations +extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'élite et +d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver +les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle où l'on +jugeait le prince, le 21, à une heure du matin, et il va s'asseoir +derrière le président. Il rapporte les réponses du duc d'Enghien, à +peu près comme les rapporte le procès-verbal de l'unique séance. Il +m'a raconté que le prince, après avoir donné ses dernières +explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et, +comme un homme qui résigne sa vie, dit au président: «Monsieur, je +n'ai plus rien à dire.» + + [Note 365: Armand-Louis-Augustin, marquis de + _Caulaincourt_ (1773-1827). Il reçut de l'Empereur + les fonctions de grand écuyer et le titre de _duc + de Vicence_. Ambassadeur à Saint-Pétersbourg de + 1807 à 1811, ministre des relations extérieures en + 1813, il représenta la France au congrès de + Châtillon (janvier 1814). Rappelé au ministère des + affaires étrangères pendant les Cent-Jours, il fit, + après la seconde abdication, partie de la + Commission de gouvernement présidée par + Fouché.--L'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim + fut bien moins une expédition militaire qu'un coup + de main de police. Caulaincourt, à ce moment + général de brigade et aide de camp du premier + Consul, en fut chargé avec le général Ordener. Tous + les deux prêtèrent la main au guet-apens; mais le + rôle de Caulaincourt s'aggravait ici de cette + circonstance qu'il avait été page du prince de + Condé, et, comme tel, élevé pendant quelque temps + auprès du duc d'Enghien.] + +M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse: +«Les portes de la salle, affirme-t-il, étaient ouvertes et libres pour +tous ceux qui pouvaient s'y rendre à _cette heure_.» M. Dupin avait +déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. À cette occasion, M. +Achille Roche[366], qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie: +«La séance ne fut point mystérieuse! À minuit! elle se tint dans la +{p.439} partie habitée du château; dans la partie habitée d'une +prison! Qui assistait donc à cette séance? des geôliers, des soldats, +des bourreaux.» + + [Note 366: Achille _Roche_, publiciste (1801-1834). + Il fut secrétaire de Benjamin Constant. Il est + l'auteur de deux ouvrages qui eurent, en leur + temps, quelque succès: l'_Histoire de la Révolution + française_, en un volume (1825); _le Fanatisme, + extrait des Mémoires d'un Ligueur_ (4 vol. in-12), + 1827. L'écrit dont Chateaubriand cite ici quelques + passages, et qui parut en 1823, est intitulé: _De + Messieurs le duc de Rovigo et le prince de + Talleyrand_, par _Achille Roche_.] + +Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu +du coup de foudre que M. le duc de Rovigo; écoutons-le: + +«Après le prononcé de l'arrêt, je me retirai avec les officiers de mon +corps qui, comme moi, avaient assisté aux débats, et j'allai rejoindre +les troupes qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier qui +commandait l'infanterie de ma légion vint me dire, avec une émotion +profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exécuter la sentence de +la commission militaire:--Donnez-le, répondis-je.--Mais où dois-je le +placer?--Là où vous ne pourrez blesser personne. Car déjà les +habitants des populeux environs de Paris étaient sur les routes pour +se rendre aux divers marchés. + +«Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choisit le fossé comme +l'endroit le plus sûr pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y +fut conduit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du parc, et y +entendit la sentence, qui fut exécutée.» + +Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mémoire: +«Entre la sentence et son exécution, on avait creusé une fosse: c'est +ce qui a fait dire qu'on l'avait creusée avant le jugement.» + +Malheureusement, les inadvertances sont ici déplorables: «M. de Rovigo +prétend,» dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, «qu'il +a obéi! Qui lui a transmis l'ordre d'exécution? Il parait que c'est un +M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce {p.440} soit ou ne soit pas ce M. +Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne +réclamera pas aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue à cet +officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hâté cette exécution; ce +n'est pas lui, répond-il: un homme qui est mort lui a dit qu'on avait +donné des ordres pour la hâter.» + +Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il +raconte avoir eu lieu de jour: cela d'ailleurs ne changeant rien au +fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice. + +«À l'heure où se lève le soleil, en plein air, fallait-il, dit le +général, une lanterne pour voir un homme à _six pas_! Ce n'est pas que +le soleil, ajoute-t-il, fût clair et serein; comme il était tombé +toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide +qui retardait son apparition. L'exécution a eu lieu à six heures du +matin, le fait est attesté par des _pièces irrécusables_.» + +Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès +démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin et fut +fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin, écrits d'abord à la +première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le +procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois +témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet (celui-ci +avait aidé à creuser la fosse), que la mise à mort s'effectua de nuit. +M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le coeur +du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à même +intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question {p.441} +d'une grosse pierre retirée de la fosse, et dont on aurait écrasé la +tête du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'être vanté de +posséder quelques dépouilles de l'holocauste: j'ai cru moi-même à ces +bruits; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas fondés. + +Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins +et chirurgiens, pour l'exhumation du corps, il a été reconnu que la +tête était brisée, que la _mâchoire supérieure, entièrement séparée +des os de la face, était garnie de douze dents; que la mâchoire +inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux, +et ne présentait plus que trois dents_. + +Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds; +les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or. + +Le second procès-verbal d'exhumation (à la même date, 20 mars 1816), +le _procès-verbal général_, constate qu'on a retrouvé, avec les restes +du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or, +soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rouleaux cachetés, des +cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant +l'empreinte des balles qui l'avaient traversée. + +Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles; la terre qui les +retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général; une +lanterne n'a point été attachée sur le coeur du prince, on en aurait +trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée; une grosse +pierre n'a point été retirée de la fosse; le feu du piquet _à six pas_ +a suffi pour mettre en pièces la {p.442} tête, pour _séparer la +mâchoire supérieure des os de la face_, etc. + +À cette dérision des vanités humaines, il ne manquait que l'immolation +pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif, +et cette inscription gravée sur le cercueil du duc d'Enghien: «Ici est +le _corps_ de très-haut et puissant prince du sang, pair de France, +_mort_ à Vincennes le 21 mars 1804, âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours.» +Le _corps_ était des os fracassés et nus; le _haut et puissant +prince_, les fragments brisés de la carcasse d'un soldat: pas un mot +qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans +cette épitaphe gravée par une famille en larmes; prodigieux effet du +respect que le siècle porte aux oeuvres et aux susceptibilités +révolutionnaires! On s'est hâté de même de faire disparaître la +chapelle mortuaire du duc de Berri. + +Que de néants! Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous +n'avez été occupés que d'exhumations et de funérailles; votre temps de +vie était passé. Dieu l'a voulu! L'ancienne gloire de la France périt +sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes: +peut-être était-ce au lieu même où Louis IX, _à qui l'on n'alloit que +comme à un saint_, s'asseyoit sous un chesne, et où tous ceux qui +avoient affaire à luy venaient luy parler sans empeschement +d'huissiers ni d'autres; et quand il voyoit aucune chose à amender, en +la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l'amendoit de sa +bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par-devant lui estoit +autour de luy.» (JOINVILLE.) + +{p.443} Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte; _il avait +affaire par-devant lui_; il ne fut point écouté! Qui du bord du +ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine +éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans +la nuit éternelle? Où était-il placé, le falot? Le duc d'Enghien +avait-il à ses pieds sa fosse ouverte? fut-il obligé de l'enjamber +pour se mettre à la distance de _six pas_, mentionnée par le duc de +Rovigo? + +On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien, âgé de neuf ans, à +son père, le duc de Bourbon; il lui dit: «Tous les _Enguiens_ sont +_heureux_; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la +bataille de Rocroi: j'espère l'être aussi.» + +Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime? Est-il vrai qu'elle +ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à +une femme le dernier gage d'un attachement? Qu'importait aux bourreaux +un sentiment de piété ou de tendresse? Ils étaient là pour tuer, le +duc d'Enghien pour mourir. + +Le duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un +prêtre, la princesse Charlotte de Rohan[367]: en ces temps où la +patrie était errante, un {p.444} homme, en raison même de son +élévation, était arrêté par mille entraves politiques; pour jouir de +ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se +cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une +fin tragique; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel: la +religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe +accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert. + + [Note 367: La princesse Charlotte de + _Rohan-Rochefort_. C'était pour se rapprocher + d'elle que le duc d'Enghien était venu habiter + Ettenheim, où vivait la princesse, près du cardinal + de Rohan, son oncle. «Elle était, dit M. Théodore + Muret, dans son _Histoire de l'armée de Condé_, t. + II, p. 252, elle était unie au duc d'Enghien par un + lien sacré. Pour quel motif le prince de Condé + avait-il refusé de sanctionner ce mariage? on est à + cet égard réduit aux conjectures. Quant à la + naissance, il n'y avait pas dérogation, car le + prince de Condé lui-même avait épousé une Rohan. La + princesse, par ses qualités personnelles, était + bien loin de donner prétexte à un refus. Voulut-on + punir le duc d'Enghien d'avoir formé ce lien sans + consulter son grand-père? Le désir ardent de voir + se perpétuer sa glorieuse race fut-il le seul + argument du chef de la maison contre un lien + demeuré stérile?... Après la mort du duc d'Enghien, + le duc de Bourbon offrit à la princesse Charlotte + de sanctionner par un aveu tardif le mariage de son + fils... Elle refusa cette offre, ne voulant pas de + la fortune de celui dont on ne lui avait pas permis + de porter le nom... Nous tenons de la source la + plus respectable que, dans les premières années de + la Restauration, la princesse Charlotte étant + annoncée chez la duchesse de Bourbon, la duchesse + s'avança vers elle en l'appelant _ma fille_.»] + + * * * * * + +M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Rovigo, avait présenté un +mémoire justificatif à Louis XVIII: ce mémoire, que je n'ai point vu +et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé +ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de +l'ambassade une lettre du _citoyen Laforest_[368], au sujet de M. le +duc d'Enghien. Cette lettre {p.445} énergique est d'autant plus +honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa +carrière, sans recevoir de récompense de l'opinion publique, sa +démarche devant rester ignorée: noble abnégation d'un homme qui, par +son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à +l'obscurité. + + [Note 368: Antoine-René-Charles-Mathurin de + _Laforest_ (1756-1846). Il était entré dans la + diplomatie sous Louis XVI. Talleyrand, qui l'avait + beaucoup connu aux États-Unis, où Laforest avait + été consul général, le nomma, dès son entrée au + ministère des relations extérieures (18 juillet + 1797), chef de la direction de la comptabilité et + des fonds. Sous le Consulat, il accompagna Joseph + Bonaparte au congrès de Lunéville, en qualité de + premier secrétaire de légation; il fut ensuite + envoyé à Munich, puis à la diète de Ratisbonne, + comme chargé d'affaires extraordinaire. Il géra + avec une grande habileté, au milieu des + circonstances les plus difficiles, l'ambassade de + Berlin, de 1805 à 1808, et celle de Madrid, de 1808 + à 1813. Napoléon l'avait créé comte le 28 janvier + 1808. À la chute de l'Empire, il dirigea par + intérim le ministère des Affaires étrangères, du 3 + avril au 12 mai 1814, et fut chargé par le roi de + préparer le traité de Paris. La seconde + Restauration le nomma ministre plénipotentiaire + auprès des puissances alliées. Pair de France le 5 + mars 1819, il devint, en 1825, ministre d'État et + membre du Conseil privé. La Révolution de 1830 lui + enleva ses emplois et dignités.] + +M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut; du moins, je ne trouvai +rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le +ministre des relations extérieures avait pourtant mandé, le 2 ventôse, +au ministre de l'électeur de Bade, «que le premier consul avait cru +devoir donner à des détachements l'ordre de se rendre à Offenbourg et +à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouïes +qui, par leur nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui +manifestement y ont pris part.» + +Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en +scène Bonaparte: «Mon ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il +fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un territoire +neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince de Bénévent m'apporta +deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne +fut cependant qu'après que je me fus convaincu de l'urgence {p.446} +d'un tel acte que je me décidai à le signer.» + +Au dire du _Mémorial de Saint-Hélène_, ces paroles seraient échappées +à Bonaparte: «Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une +grande bravoure. À son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit une lettre: +cette lettre fut remise à Talleyrand, qui la garda jusqu'à +l'exécution.» + +Je crois peu à cette lettre: Napoléon aura transformé en lettre la +demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie, +ou plutôt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de +signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rapporteur, le +prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette +lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure +rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite: «J'ai su,» dit le duc de +Rovigo, «que, dans les premiers jours de la Restauration, en 1814, +l'un des secrétaires de M. de Talleyrand n'a pas cessé de faire des +recherches dans les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce +fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pénétrer. Il en a été +fait de même au dépôt de la guerre pour les actes du procès de M. le +duc d'Enghien, où il n'est resté que la sentence.» + +Le fait est vrai; tous les papiers diplomatiques, et notamment la +correspondance de M. de Talleyrand avec l'_empereur_ et le _premier +consul_, furent transportés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue +Saint-Florentin; on en détruisit une partie; le reste fut enfoui dans +un poêle où l'on oublia de mettre le feu: la prudence du ministre ne +put aller plus loin {p.447} contre la légèreté du prince. Les +documents non brûlés furent retrouvés; quelqu'un pense les devoir +conserver: j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M. +de Talleyrand; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à +l'arrestation, non encore exécutée, de M. le duc d'Enghien. Le +ministre invite le premier consul à sévir contre ses ennemis. On ne me +permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux +passages: «Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique +exige de punir sans exception.................... J'indiquerai au +premier consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses +ordres, et qui les exécuterait avec autant de discrétion que de +fidélité.» + +Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier? Je +l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux +ans. + +Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc +d'Enghien. Cambacérès, dans ses _Mémoires_ inédits, affirme, et je le +crois, qu'il s'opposa à cette arrestation; mais, en racontant ce qu'il +dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua. + +Du reste, le _Mémorial de Saint-Hélène_ nie les sollicitations en +miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène +de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant +au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari +inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos +fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine +ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé; +elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis {p.448} à madame +de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait, +le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la +future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du +prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tête à la portière de sa +voiture pour regarder un général mêlé à sa suite: la coquetterie d'une +femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du +duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme: +«Le duc d'Enghien est fusillé.» + +Ces _Mémoires_ de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient +extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les +a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau: ce ne +sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs; la couleur +est affaiblie; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec +impartialité[369]. + + [Note 369: M. Paul de Rémusat raconte en ces termes + comment les premiers _Mémoires_ de sa grand'mère + furent jetés au feu: «Le lendemain même du jour où + le débarquement de Napoléon était public, Mme de + Nansouty (Alix de Vergennes, mariée au général de + Nansouty) était accourue chez sa soeur, tout + effrayée et troublée des récits qu'on lui faisait, + des persécutions auxquelles seraient exposés les + ennemis de l'empereur, vindicatif et tout-puissant. + Elle lui dit qu'on allait exercer toutes les + inquisitions d'une police rigoureuse, que M. + Pasquier craignait d'être inquiété, et qu'il + fallait se débarrasser de tout ce que la maison + pouvait contenir de suspect. Ma grand'mère, qui + d'elle-même peut-être n'y eût pas pensé, se troubla + en songeant que chez elle on trouverait un + manuscrit tout fait pour compromettre son mari, sa + soeur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait + en effet dans le plus grand secret, depuis bien des + années, peut-être depuis son entrée à la cour, des + Mémoires écrits chaque jour sous l'impression des + événements et des conversations. Elle y racontait + presque tout ce qu'elle avait vu et entendu... Elle + songea à Mme Chéron, femme du préfet de ce nom, + très ancienne et fidèle amie, qui avait déjà gardé + ce dangereux manuscrit, et elle courut la chercher. + Malheureusement Mme Chéron était absente, et ne + devait de longtemps rentrer. Que faire? Ma + grand'mère rentra tout émue et, sans réflexion ni + délai, jeta dans le feu tous ses cahiers.» Préface + des _Mémoires_, p. 75.] + +{p.449} Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du +duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince: ce récit paraîtrait +recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée par le duc de Rovigo, +concernant Réal allant à Vincennes, si cette anecdote était +vraie[370]. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti +révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas +irriter des hommes qu'il croyait puissants: cette ingénieuse +explication n'est pas recevable. + + [Note 370: Voir l'_Appendice_ nº XI: _Le conseiller + Réal et l'anecdote du duc de Rovigo_.] + + * * * * * + +En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé: + +Bonaparte a voulu la mort du duc d'Enghien; personne ne lui avait fait +une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition +supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent +trouver des causes occultes à tout.--Cependant il est probable que +certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le premier +consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut +une affaire du tempérament violent de Bonaparte, un accès de froide +colère alimenté par les rapports de son ministre. + +M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir exécuté l'ordre de +l'arrestation. + +{p.450} Murat n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres +généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer: il n'était point +à Vincennes pendant le jugement. + +Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécution; il avait +probablement un ordre secret: le général Hulin l'insinue. Quel homme +eut osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort +sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif? + +Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira et prépara +le meurtre en inquiétant Bonaparte avec insistance: il craignait le +retour de la légitimité. Il serait possible, en recueillant ce que +Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque d'Autun a +écrites, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une +très forte part. Vainement on objecterait que la légèreté, le +caractère et l'éducation du ministre devaient l'éloigner de la +violence, que la corruption devait lui ôter l'énergie; il ne +demeurerait pas moins constant qu'il a décidé le consul à la fatale +arrestation. Cette arrestation du duc d'Enghien, le 15 de mars, +n'était pas ignorée de M. de Talleyrand: il était journellement en +rapport avec Bonaparte et conférait avec lui; pendant l'intervalle qui +s'est écoulé entre l'arrestation et l'exécution, M. de Talleyrand, +lui, ministre instigateur, s'est-il repenti, a-t-il dit un seul mot au +premier consul en faveur du malheureux prince? Il est naturel de +croire qu'il a applaudi à l'exécution de la sentence. + +La commission militaire a jugé le duc d'Enghien, mais avec douleur et +repentir. + +{p.451} Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, la +juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe pour +que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en exposer +les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il m'eût +de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l'y portait), qu'en +fût-il résulté pour moi? Ma carrière littéraire était finie; entré de +plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que j'aurais +pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puissant. La +France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur; moi, j'y aurais +perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelques idées de +liberté et de modération dans la tête du grand homme; mais ma vie, +rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût été privée de ce qui +en a fait le caractère et l'honneur: la pauvreté, le combat et +l'indépendance. + + * * * * * + +Enfin, le principal accusé se lève après tous les autres; il ferme la +marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse +comparaître devant lui _le nommé Bonaparte_, comme le capitaine +instructeur fit comparaître devant lui _le nommé d'Enghien_; supposons +que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous +reste; comparez et lisez: + +À lui demandé ses nom et prénoms? + +--A répondu se nommer Napoléon Bonaparte. + +À lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France? + +--A répondu: Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à +Sainte-Hélène. + +À lui demandé quel rang il occupait dans l'armée? + +{p.452} --A répondu: Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. +Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu. + +Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés; +Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne; il conserve sa +grandeur sous le poids de la malédiction; il ne fléchit point la tête +et reste debout; il s'écrie comme le stoïcien: «Douleur, je n'avouerai +jamais que tu sois un mal!» Mais ce que dans son orgueil il n'avouera +point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce +Prométhée, le vautour au sein, ravisseur du feu céleste, se croyait +supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a +fait poussière avant le temps: le squelette, trophée sur lequel il +s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel. + +La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs +représentants à Sainte-Hélène: un serviteur, estimable par sa fidélité +au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon +comme un écho à son service. La simplicité répétait la fable, en lui +donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la _Destinée_; comme +elle, il trompait dans la _forme_ les esprits fascinés; mais au fond +de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable: «Je +suis!» Et l'univers en a senti le poids. + +L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la +théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers; l'exilé +volontaire tient pour parole d'Évangile un homicide bavardage à +prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de +Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il {p.453} +prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses +néophytes: M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s'en +apercevoir; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, +entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même +qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or. + +«La première fois, dit l'honnête chambellan, que j'entendis Napoléon +prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras. +Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement +il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la +première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses +détails, ses accessoires; lorsqu'il exposa divers motifs avec sa +logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que +l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur +traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa +personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à +cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme +privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de +son coeur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa +position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas +indifférent au sort du malheureux prince; mais, sitôt qu'il s'agissait +du public, c'était toute autre chose. Un jour, après avoir parlé avec +moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en +disant:--«Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable; on +m'a assuré qu'il ne parlait pas de {p.454} moi sans quelque +admiration; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas!»--Et +ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les +traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si +celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je +suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes, +il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de +considérer cette affaire sous deux rapports très distincts: celui du +droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou +des écarts de la violence. + +«Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au +dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle; autour de lui, +ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il +disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire +surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. +«Assurément, disait-il, si j'eusse été instruit à temps de certaines +particularités concernant les opinions et le naturel du prince; si +surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit, +Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien +certainement j'eusse pardonné.» Et il nous était aisé de voir que le +coeur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et +seulement pour nous; car il se serait senti humilié qu'on pût croire +un instant qu'il cherchait à se décharger sur autrui, ou descendit à +se justifier; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient +telles qu'en parlant à des {p.455} étrangers ou dictant sur ce sujet +pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu +connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, +vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir; et, +traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être +consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce +sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa +mémoire, que si c'était à refaire, il le ferait encore.» + +Ce passage quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus +parfaite sincérité; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte +de las Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un +homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les +subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est +inconciliable. En faisant la distinction _du droit commun ou de la +justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence_, +Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne +s'arrangeait pas! Il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il +avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et +aux petites gens, lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir +faire passer pour l'oeuvre du génie, pour une vaste combinaison que le +vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la +sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un +esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de +grand homme: «Mon cher, voilà pourtant la justice distributive +d'ici-bas!» Attendrissement vraiment philosophique! {p.456} Quelle +impartialité! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du +destin, le mal qui est venu de nous-mêmes! On pense tout excuser +maintenant lorsqu'on s'est écrié: «Que voulez-vous? c'était ma nature, +c'était l'infirmité humaine.» Quand on a tué son père, on répète: «Je +suis fait comme cela!» Et la foule reste là bouche béante, et l'on +examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était +_faite comme cela_. Et que m'importe que vous soyez fait comme cela! +Dois-je subir cette façon d'être? Ce serait un beau chaos que le +monde, si tous les hommes qui sont _faits comme cela_ venaient à +vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses +erreurs, on les divinise; on fait un dogme de ses torts, on change en +religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au +culte de ses iniquités. + + * * * * * + +Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, +toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute: la mort du duc +d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa +gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté +même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait +les lois de la morale en négligeant et dédaignant sa vraie force, +c'est-à-dire ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant +qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la +France, il fut victorieux; il se trouva dépouillé de sa vigueur +aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues: le cheveu coupé par +Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en +soi une incapacité radicale et un germe de malheur: {p.457} +pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être +habiles. + +En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du +prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise +fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de +Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc +d'Enghien, adressa des représentations vigoureuses contre la violation +du territoire de l'Empire: Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans +_le Moniteur_, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul +Ier. À Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le +jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait: «Au duc d'Enghien _quem +devoravit bellua corsica_.» Les deux puissants adversaires se +réconcilièrent en apparence dans la suite; mais la blessure mutuelle +que la politique avait faite, et que l'insulte élargit, leur resta au +coeur: Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou; +Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris. + +La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine: j'ai parlé de +la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de +Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la +cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle +de Vincennes arriva. «Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de +la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à +huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand +était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui +parler.--«Savez-vous, {p.458} me dit-il, que le duc d'Enghien a été +enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, +et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris?--Quelle +folie! lui répondis-je; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de +la France qui ont fait circuler ce bruit? En effet, je l'avoue, ma +haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas +jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait.--Puisque +vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je +vais vous envoyer _le Moniteur_, dans lequel vous lirez le jugement. +Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la +vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce +_Moniteur_ du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort +prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le +nommé _Louis d'Enghien_! C'est ainsi que des Français désignaient le +petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie! Quand on +abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des +formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on +blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de +Rocroi? Ce Bonaparte qui en a tant gagné, des batailles, ne sait pas +même les respecter; il n'y a ni passé ni avenir pour lui; son âme +impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour +l'opinion; il n'admet le respect que pour la force existante. Le +prince Louis m'écrivait en commençant son billet par ces mots:--Le +nommé Louis de Prusse fait demander à madame de Staël, etc.--Il +{p.459} sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au +souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, +après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier +avec un tel homme? La nécessité! dira-t-on. Il y a un sanctuaire de +l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer; s'il n'en était pas +ainsi, que serait la vertu sur la terre? Un amusement libéral qui ne +conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés[371]?» + + [Note 371: Mme de Staël, _Dix années d'exil_, p. + 98.] + +Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore +lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit, en 1806. Frédéric-Guillaume, +dans son manifeste du 9 octobre, dit: «Les Allemands n'ont pas vengé +la mort du duc d'Enghien; mais jamais le souvenir de ce forfait ne +s'effacera parmi eux.» + +Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être; +car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de +trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps +ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme, +pour arriver de la faute au châtiment. + + * * * * * + +Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni +atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples! La +satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me +garantit que la conscience n'est pas une chimère. Plus content que +tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du +glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui +m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807, +le coeur encore {p.460} ému du meurtre que je viens de raconter, +j'écrivais ces lignes; elles firent supprimer _le Mercure_ et +exposèrent de nouveau ma liberté: + +«Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir +que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout +tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa +faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la +vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est +déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de +Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la +gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est +souvent dangereux; mais il est des autels comme celui de l'honneur, +qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices; le Dieu +n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il +reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter; +les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le +malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom, +prononcé dans la postérité, va faire battre un coeur généreux deux +mille ans après notre vie[372]?» + + [Note 372: Ces lignes sont extraites de l'article + publié par Chateaubriand, dans le _Mercure_ du 4 + juillet 1807, sur le _Voyage pittoresque et + historique en Espagne_, par M. Alexandre de + Laborde.--Chateaubriand reviendra, dans le tome + suivant, sur cet article du _Mercure_.] + +La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la +conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence: il fut +obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il +n'eut pas à sa disposition la force entière, car il les faussait +incessamment {p.461} par sa gloire et par son génie. Il devint +suspect; il fit peur; on perdit confiance en lui et dans sa destinée; +il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il +n'aurait jamais vus et, qui, par son action, se croyaient devenus ses +égaux: la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur +reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses +grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations +s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités; par la +corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu +commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en +changer les lois, de l'incliner sur ses pôles: «Les anges, dit Milton, +poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil +reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les +vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers.» + + _They with labor push'd + Oblique the centric globe..... the sun + Was bid turn reins from th' equinoctial road + ......................(winds) + ... rend the woods, and seas upturn._ + +Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles +du duc d'Enghien? Si j'avais été le maître, cette dernière victime +dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes. +Cet _excommunié_ eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse, +dans un cercueil ouvert; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous +une planche la vue du témoin {p.462} des jugements incompréhensibles +et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le +tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant: il n'y +aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux +bouts de la terre. + +Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger, +ainsi que l'exilé des rois: celui-ci a pris soin de rendre à celui-là +sa patrie, un peu durement il est vrai; mais sera-ce pour toujours? La +France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution +l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé dans son +testament, déclare _qu'il n'est pas sûr du pays qu'il habitera le jour +de sa mort_. Ô Bossuet! que n'auriez-vous point ajouté au +chef-d'oeuvre de votre éloquence, si, lorsque vous parliez sur le +cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir! + +C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien: +_Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772, à Chantilly_, dit +l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance: +la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de +Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses _mains +victorieuses et maintenant défaillantes_? Et ses descendants, le Condé +de Johannisberg et de Berstheim; et son fils, et son petit-fils, où +sont-ils? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau _qui ne se taisaient +ni jour ni nuit_, que sont-ils devenus? Des statues mutilées, des +lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire; des trophées d'armes +sculptés dans un mur croulant; des écussons à fleur de lis effacées; +des fondements de tourelles rasées; quelques coursiers de marbre +au-dessus des écuries vides que n'anime plus {p.463} de ses +hennissements le cheval de Rocroi; près d'un manège une haute porte +non achevée: voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque; un +testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage. + +À diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des +personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui +muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions +avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes? Ô mes +inutiles _Mémoires_, je ne pourrais maintenant vous dire: + + Qu'à Chantilly Condé vous lise quelquefois; + Qu'Enghien en soit touché[373]! + + [Note 373: Boileau, _Épître_ VII, _À M. Racine_.] + +Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux? Nous +disparaîtrons sans retour: vous renaîtrez, _oeillet de poète_, qui +reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la +petite fleur attardée parmi les bruyères; mais nous, nous ne revivrons +pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait. + + + + +{p.465} LIVRE IV[374] + + [Note 374: Ce livre a été composé à Paris en 1839. + Il a été revu en décembre 1846.] + + Année de ma vie 1804. -- Je viens demeurer rue Miromesnil. -- + Verneuil. -- Alexis de Tocqueville. -- Le Ménil. -- Mézy. -- + Méréville. -- Mme de Coislin. -- Voyage à Vichy, en Auvergne et au + mont Blanc. -- Retour à Lyon. -- Course à la Grande Chartreuse. -- + Mort de Mme de Caud. -- Années de ma vie 1805 et 1806. -- Je + reviens à Paris. -- Je pars pour le Levant. -- Je m'embarque à + Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins pour la + Syrie. -- De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. -- + Réflexions sur mon voyage. -- Mort de Julien. + + +Désormais, à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la +protection de madame Bacchiochi de la colère de Bonaparte, je quittai +mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de +Miromesnil[375]. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. +de Lally-Tolendal et madame Denain, sa _mieux {p.466} aimée_, comme +on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un +chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. +Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même +de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée: c'était une +illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant +ma porte; plus haut, la rue ou le chemin montait à travers un terrain +vague que l'on appelait _la Butte-aux-Lapins_. La Butte-aux-Lapins, +semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de +Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche +le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc +abandonné; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans: +cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines +factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait +couvrir la France de prostituées et de débris. + + [Note 375: «Nous quittâmes la rue de Beaune au mois + d'avril 1804, pour aller demeurer dans la rue de + Miromesnil.» Mme de Chateaubriand, le _Cahier + rouge_.--Le petit hôtel où s'installa Chateaubriand + était situé rue de Miromesnil, nº 1119, au coin de + la rue Verte, aujourd'hui rue de la Pépinière. + Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en faire la + remarque, on numérotait alors les maisons par + quartier et non par rue. Joubert, dans une lettre + du 10 mai 1804, donne à Chênedollé d'intéressants + détails sur la nouvelle installation de leur ami: + «Il se porte bien; il vous a écrit. Rien de fâcheux + ne lui est arrivé. Mme de Chateaubriand, lui, les + bons _Saint-Germain_ que vous connaissez, un + portier, une portière et je ne sais combien de + petits portiers logent ensemble rue de _Miroménil_, + dans une jolie petite maison. Enfin notre ami est + le chef d'une tribu qui me paraît assez heureuse. + Son bon Génie et le Ciel sont chargés de pourvoir + au reste.»] + +Je ne m'occupais de rien; tout au plus m'entretenais-je dans le parc +avec quelques sapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois +corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de +mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, +de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de +Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes +sentiments; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses +rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais, et +j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier. + +{p.467} Pourtant ma démission avait accru ma renommée: un peu de +courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de +l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de +nouveaux châteaux. + +M. de Tocqueville[376], beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux +neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan: c'étaient +partout des héritages d'échafaud[377]. Là, je voyais croître mes +neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels +s'élevait Alexis, auteur de _la Démocratie en Amérique_. Il était plus +gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière +renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes? Alexis de +Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai parcouru les +forêts[378]. + + [Note 376: Sur M. de _Tocqueville_, petit-gendre de + Malesherbes, voir, au tome I, la note 2 de la page + 232.] + + [Note 377: Anne-Nicole _Lamoignon de Blancménil_, + soeur de Malesherbes et femme du président de + Senozan. Elle fut guillotinée quelques jours après + son frère, le 21 floréal an II (10 mai 1794), le + même jour que Madame Élisabeth. La marquise de + Senozan était âgée de 76 ans. Son château, devenu + plus tard la propriété de son petit-neveu, le comte + de Tocqueville, était le château de Verneuil + (Seine-et-Oise).] + + [Note 378: Alexis-Charles-Henri _Cléret_ de + _Tocqueville_, né à Verneuil le 29 juillet 1805, + mort à Cannes le 16 avril 1859. Député de 1839 à + 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851, + ministre des Affaires étrangères du 3 juin au 30 + octobre 1849. Il était membre de l'Académie + française depuis le 23 décembre 1841. Outre ses + deux grands ouvrages sur _la Démocratie en + Amérique_ et sur l'_Ancien régime et la + Révolution_, il a laissé des _Souvenirs_, publiés + en 1893 par son neveu le comte de Tocqueville.] + +Verneuil a changé de maître; il est devenu possession de madame de +Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta +pour fille. + +Près de Mantes, au Ménil, était madame de Rosambo[379]: {p.468} mon +neveu, Louis de Chateaubriand, se maria dans la suite à mademoiselle +d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo[380]: celle-ci ne promène plus +sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir; elle a +passé. Quand j'allais de Verneuil au Ménil, je rencontrais Mézy[381] +sur la route: madame de Mézy était le roman renfermé dans la vertu et +la douleur maternelle. Du moins si son enfant qui tomba d'une fenêtre +et se brisa la tête avait pu, comme les jeunes cailles que nous +chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans +l'Île-Belle, île riante de la Seine: _Coturnix per stipulas pascens!_ + + [Note 379: Le château du Ménil est situé dans la + commune de Fontenay-Saint-Père, canton de Limay, + arrondissement de Mantes (Seine-et-Oise). Il + appartient aujourd'hui à M. le marquis de Rosambo.] + + [Note 380: Sur le mariage du comte Louis de + Chateaubriand avec Mlle d'Orglandes, voir, au tome + I, l'Appendice nº III.] + + [Note 381: Le château de Mézy, dans le canton de + Meulan (Seine-et-Oise).] + +De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de +Vintimille m'avait présenté à Méréville[382]. Méréville était une +oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les +poètes gaulois appellent les _docte fées_. Ici les aventures de +_Blanca_[383] et de _Velléda_ furent lues devant d'élégantes +générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme +{p.469} des fleurs, écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années. + + [Note 382: Le château de Méréville était situé en + Beauce. Il avait appartenu au célèbre banquier de + la cour, Jean-Joseph de La Borde, qui en avait fait + une habitation d'une splendeur achevée. Le parc, + dessiné par Robert, le peintre de paysages, était + une merveille. (Voir, pour la description du + château et du parc, _la Vie privée des Financiers + au XVIIIe siècle_, par H. Thirion, p. 278 et + suiv.)--Jean-Joseph de La Borde fut guillotiné le + 19 avril 1794. L'une de ses filles avait épousé le + comte de Noailles, depuis duc de Mouchy; il en sera + parlé plus loin.] + + [Note 383: L'héroïne des _Aventures du dernier + Abencerage_.] + +Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos, dans ma rue de +Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le _Génie du +christianisme_ m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en +mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une +ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement +dans ma tête, aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cydomocée +devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec +les filles de mon Imagination; mais, avant qu'elles soient sorties de +l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la +porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par +amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je +présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités. + +Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil, car la maison fut +vendue. Je m'arrangeai avec madame la marquise de Coislin, qui me loua +l'attique de son hôtel, place Louis XV[384]. + + [Note 384: «Au printemps de l'année 1805, nous + prîmes un appartement sur la place Louis XV. Cette + maison appartenait à la marquise de Coislin.» + (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)--C'est la + maison qui fait angle sur la rue Royale, en face de + l'ancien Garde-Meuble de la Couronne, aujourd'hui + ministère de la Marine.] + + * * * * * + +Madame de Coislin[385] était une femme du plus grand air. Âgée de près +de quatre-vingts ans, ses yeux fiers {p.470} et dominateurs avaient +une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes +lettres, et s'en faisait gloire; elle avait passé à travers le siècle +voltairien sans s'en douter; si elle en avait conçu une idée +quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est +pas qu'elle parlât jamais de sa naissance; elle était trop supérieure +pour tomber dans un ridicule: elle savait très bien voir les _petites +gens_ sans déroger; mais enfin, elle était née du premier marquis de +France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en +1096; de Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX; de +Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de +saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort +dont on ne devait pas la rendre responsable; elle était naturellement +{p.471} de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme +on est cavale de race ou haridelle de fiacre: elle ne pouvait rien à +cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu +au ciel de l'affliger. + + [Note 385: Marie-Anne-Louise-Adélaïde de _Mailly_, + de la branche de Rubempré et de Nesle, était née à + la Borde-au-Vicomte, près de Melun, le 17 septembre + 1732. Elle avait donc 73 ans, lorsque Chateaubriand + alla loger dans son hôtel, en 1805. Fille de Louis + de Mailly, comte de Rubempré, et de + Anne-Françoise-Élisabeth l'Arbaleste de la Borde, + elle était la cousine de Mlles de Mailly, filles du + marquis de Nesle,--la comtesse de Mailly, la + comtesse de Vintimille, la duchesse de Lauraguais, + la marquise de la Tournelle (depuis duchesse de + Châteauroux),--qui devinrent successivement les + maîtresses de Louis XV. + + Elle avait épousé en premières noces, le 8 avril + 1750, Charles-Georges-René de _Cambout_, marquis de + _Coislin_, qui devint maréchal de camp et décéda en + 1771, sans postérité. Deux enfants, un fils et une + fille, étaient bien nés de ce mariage, mais tous + deux étaient morts au berceau. + + La marquise de Coislin resta vingt ans veuve. En + 1793, alors qu'elle était plus que sexagénaire, + elle épousa, en second mariage, un de ses cousins, + de douze ans plus jeune qu'elle, Louis-Marie, duc + de Mailly, ancien maréchal de camp, qui la laissa + veuve pour la seconde fois en 1795.--Il faut croire + que ce mariage de 1793 ne reçut pas de consécration + légale, puisque la duchesse de Mailly continua à + être appelée la marquise de Coislin. Elle survécut + vingt-deux ans à son second mari et mourut le 13 + février 1817.] + +Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV? elle ne me +l'a jamais avoué: elle convenait pourtant qu'elle avait été fort +aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la +dernière rigueur. «Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait +des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un +jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait +madame de Pompadour.--Ah! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me +cacher dessous!» + +Par un singulier hasard j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise +de Coningham[386], à Londres; elle l'avait reçue de George IV, et me +la montrait avec une amusante simplicité. + + [Note 386: Sur la marquise de Coningham, voir au + tome I la note 2 de la page 398.] + +Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous +la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux +marines de Vernet, que Louis _le Bien-Aimé_ avait données à la noble +dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. +Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans +un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par +des oreillers; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête +laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montés à +l'ancienne {p.472} façon descendaient sur les épaulettes de son +manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la +Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des +_adresses_ de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles +_adresses_ madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées: elle +n'achetait point de papier, c'était la poste qui la lui fournissait. +De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors +de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait +en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait +arrangé les jeunes amours de Louis XV. + +Madame de Châteauroux et ses deux soeurs étaient cousines de madame de +Coislin: celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de +Mailly, repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui +l'insultait dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier: «Mon ami, +puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi.» + +Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, +entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une +vermine d'écus qui s'attachait à sa peau: ses gens la soulageaient. +Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me +rappelait l'avare Hermocrate, qui, dictant son testament, s'était +institué son héritier[387]. Elle donnait cependant à dîner par hasard; +mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant +elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas. + + [Note 387: Allusion à une épigramme de + l'_Anthologie_.] + +Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy {p.473} avec madame de +Coislin et le marquis de Nesle[388]; le marquis courait en avant et +faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la +suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui +présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne +voulait entendre qu'aux cerises; l'hôte lui soutenait que, soit que +l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge, +était de payer le dîner. + + [Note 388: «En quittant Méréville, M. de + Chateaubriand fut passer quelque temps à + Champlâtreux, et moi, par complaisance, je partis + avec Mme de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette + bonne dame était très aimable, mais très difficile + à vivre; son avarice surtout était insupportable. + Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à + mort sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas + à ses dépens. Elle prétendait que c'était la plus + sotte manière de dépenser son argent; aussi, dans + les auberges se contentait-elle d'une livre de + cerises qu'on lui faisait payer à raison de ce que + ses domestiques avaient mangé, et ils se faisaient + servir comme des princes; ils en étaient quittes + pour une verte réprimande, qu'ils préféraient à la + disette. Pendant la route, la conversation roulait + en général sur la dépense de l'auberge que nous + venions de quitter, ou sur la toilette de Mlle + Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était + cependant fort mincement vêtue; mais elle était + propre et changeait de linge, ce qui n'avait pas le + sens commun. Mme de Coislin n'en changeait jamais; + elle prétendait que c'était comme cela de son temps + et qu'on possédait à peine deux chemises. Du reste, + elle avait assez d'esprit pour rire la première de + son avarice; elle convenait que, ne donnant pas ce + qui était nécessaire à ses gens, ils étaient + obligés de le prendre: «Mais que voulez-vous, mon + coeur, me disait-elle, j'aime mieux qu'on me prenne + que de donner. Je sais qu'au bout du mois, c'est + toujours la maîtresse qui paye: tout cela est fort + triste.»--_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.] + +Madame de Coislin s'est fait un illuminisme à sa guise[389]. Crédule +ou incrédule, le manque de foi la portait {p.474} à se moquer des +croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré +madame de Krüdener; la mystérieuse Française n'était illuminée que +sous bénéfice d'inventaire; elle ne plut pas à la fervente Russe, +laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdener dit +passionnément à madame de Coislin: «Madame, quel est votre confesseur +intérieur?--Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point +mon confesseur intérieur; je sais seulement que mon confesseur est +dans l'intérieur de son confessionnal.» Sur ce, les deux dames ne se +virent plus. + + [Note 389: «Mme de Coislin était ce qu'on appelle + illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de + Saint-Martin, et ne trouvait rien au-dessus de ses + ouvrages. Il est vrai qu'elle n'en lisait guère + d'autres, excepté la Bible qu'elle commentait à sa + manière, qui était un peu celle des Juifs. Elle + était du reste d'une complète ignorance, mais avec + tant d'esprit et une si grande habitude du monde + que, dans la conversation, on ne pouvait s'en + apercevoir: elle ne savait pas un mot + d'orthographe, et cependant elle parlait sa langue + avec une pureté et un choix d'expressions + remarquables. Personne ne racontait comme elle; on + croyait voir toutes les personnes qu'elle mettait + en scène.»--_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.] + +Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la +cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, +fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle +soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais +avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge +de femme: «Cela sent la parvenue, disait-elle; nous autres, femmes de +la cour, nous n'avions que deux chemises; on les renouvelait quand +elles étaient usées; nous étions vêtues de robes de soie, et nous +n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant.» + +{p.475} Madame Suard[390], qui demeurait rue Royale, avait un coq dont +le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de +Coislin. Elle écrivit à madame Suard: «Madame faites couper le cou à +votre coq.» Madame Suard renvoya le messager avec ce billet: «Madame, +j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à +mon coq.» La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à +madame de Chateaubriand: «Ah! mon coeur, dans quel temps nous vivons! +C'est pourtant cette fille de Panckouke, la femme de ce membre de +l'Académie, vous savez?» + + [Note 390: Mlle _Panckoucke_, femme de + l'académicien _Suard_, née en 1750 à Lille, morte + en 1830. Elle était soeur de l'imprimeur + Panckoucke, le fondateur du _Moniteur universel_. + Sous Louis XVI, le salon de Mme Suard, l'un des + plus fréquentés de Paris, était particulièrement le + rendez-vous des encyclopédistes. Elle écrivait avec + agrément et a publié plusieurs ouvrages: _Lettres + d'un jeune lord à une religieuse italienne, imitées + de l'anglais_ (1788); _Soirées d'hiver d'une femme + retirée à la campagne_ (1789); _Mme de Maintenon + peinte par elle-même_ (1810); _Essai de Mémoires + sur M. Suard_ (1820). _Les Lettres de Mme Suard à + son mari_, imprimées en 1802, au château de + Dampierre, par _G. E. J. Montmorency Albert + Luynes_, n'ont pas été mises dans le commerce.] + +M. Hennin[391], ancien commis des affaires étrangères, {p.476} et +ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un +jour à madame de Coislin une description: une amante en larmes et +abandonnée pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui +s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui +dit de cet air sérieux qui la rendait si comique: «Monsieur Hennin, ne +pourriez-vous faire prendre un autre poisson à cette dame?» + + [Note 391: Et non _Hénin_, comme le portent toutes + les éditions des _Mémoires_. Né le 30 août 1728 à + Magny en Vexin, Pierre-Michel Hennin obtint, dès + 1749, de M. de Puisieulx, ministre des Affaires + étrangères, la faveur de travailler au Dépôt alors + établi à Paris. Secrétaire d'ambassade en Pologne + en 1759, résident du roi à Varsovie en 1763, + résident à Genève en 1765, il devint en 1779 + premier commis au ministère des Affaires étrangères + et rendit, à ce titre, d'éminents services jusqu'au + mois de mars 1792, époque à laquelle il fut + brutalement renvoyé par le général Dumouriez, + devenu ministre et alors l'homme des Girondins. + Réduit à la misère après quarante-deux ans de + services, il fut forcé de vendre sa bibliothèque, + ses collections de tableaux, d'estampes et de + médailles. Privé de ce qui avait été la joie et la + consolation de sa vie, le vieil Hennin travailla + jusqu'à la fin, apprenant des langues, + «barbouillant de gros romans», ébauchant un grand + poème: l'_Illusion_, dont il dut sans doute faire + subir plus d'un fragment à son amie la marquise de + Coislin. Il mourut, à près de 80 ans, le 5 juillet + 1807.--Voir, pour la vie de Pierre-Michel Hennin, + la notice qui se trouve en tête de sa + correspondance avec Voltaire, notice rédigée par + son fils, et les pages que lui a consacrées M. + Frédéric Masson dans son excellent livre sur _le + Département des Affaires étrangères pendant la + Révolution_.] + +Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, +car il n'y avait rien dedans; tout était dans la pantomime, l'accent +et l'air de la conteuse: jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue +entre _monsieur et madame Jacqueminot_, dont la perfection passait +tout. Lorsque, dans la conversation entre les deux époux, madame +Jacqueminot répliquait: «Mais, monsieur _Jacqueminot!_» ce nom était +prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le +laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du +tabac. + +Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses +lunettes et dit en se mouchant: «Il y a une épizootie sur les bêtes à +couronne.» + +{p.477} Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord +de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller; que +si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, +on ne mourrait point: «Je le crois, dit-elle; mais j'ai peur d'avoir +une distraction.» Elle expira. + +Je descendis le lendemain chez elle; je trouvai monsieur et madame +d'Avaray[392], sa soeur et son beau-frère, assis devant la cheminée, +une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils +avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son +lit, les rideaux à demi fermés: elle n'entendait plus le bruit de l'or +qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles. + + [Note 392: Claude-Antoine de _Besiade, duc + d'Avaray_ (1740-1829), était, avant la Révolution, + lieutenant-général et maître de la garde-robe de + Monsieur, comte de Provence. Député aux + États-Généraux par la noblesse du bailliage + d'Orléans, il fut emprisonné pendant la Terreur, + recouvra sa liberté après le 9 Thermidor, émigra et + ne rentra en France qu'en 1814. Louis XVIII l'éleva + à la pairie le 17 août 1815, le créa duc le 16 août + 1817 et le nomma premier chambellan de la cour le + 25 novembre 1820.--Ce n'est pas lui, mais son + frère, le comte d'Avaray, mort en 1811, qui fut le + compagnon d'exil et le principal agent du comte de + Provence.] + +Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et +sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. +Madame de Coislin m'a montré ce qui restait de la cour de Louis XV +sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait +fait voir ce qui traînait encore, au XIXe siècle, de la société +philosophique. + + * * * * * + +Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand +à Vichy, où madame de Coislin l'avait {p.478} menée, comme je viens +de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame +de Sévigné avait _devant et après elle_, en 1677; depuis cent vingt et +quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma soeur, madame de +Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court +séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de +nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques. + +On a recueilli dans mes oeuvres deux petits _Voyages_ que je fis alors +en Auvergne et au Mont-Blanc[393]. Après trente-quatre ans d'absence, +des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, +la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps +occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des +amis, des frères et des soeurs dans toutes les familles: car si +l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se +sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont +jamais vu, vous êtes toujours le même; vous avez toujours l'âge qu'ils +vous ont donné; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre +présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils +aiment dans vos écrits. + + [Note 393: Voir, au tome VI des _OEuvres complètes, + Cinq jours à Clermont (Auvergne) 2, 3, 4, 5 et 6 + août 1805_.--et _le Mont-Blanc, paysage de + montagnes, fin d'août 1805_.] + +Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de +l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien +loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller +qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la {p.479} sainte +Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie +ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde +avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans +leur boîte, en descendant de leurs rochers; heureux s'ils la +rapportent! + +Hélas! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au +bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en 1805; je n'étais +qu'à quelques lieues de ce Mont-Dore, où elle était venue chercher la +vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en +1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, +1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la +société autour de moi. + +Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes +Thiers et Roanne[394]. Cette route, alors peu fréquentée, suivait çà +et là les rives du Lignon. L'auteur de l'_Astrée_, qui n'est pas un +grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui +vivent; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle +paraît, a de puissance créatrice! Il y a, du reste, quelque chose +d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et +des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames {p.480} et des +chevaliers: ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode +agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du +roman: Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé. + + [Note 394: «M. de Chateaubriand vint nous rejoindre + à Vichy; je dis adieu à Mme de Coislin, et nous + partîmes pour la Suisse. Avant d'arriver à Thiers, + nous traversâmes la petite rivière de la _Dore_; + son nom donna à M. de Chateaubriand une rime qu'il + n'avait jamais pu trouver pour un des couplets de + sa romance des _Petits Émigrés_.» (_Souvenirs_ de + Mme de Chateaubriand).--La romance des _Petits + Émigrés_ est devenue, dans le _Dernier Abencerage_, + la jolie pièce: _Combien j'ai douce souvenance_.] + +À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche: il fit avec nous la course à +Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il +y eût la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte de +la ville par Clotilde, fiancée de Clovis: M. de Barante, le père[395], +était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël; +je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour +attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un +moyen précieux d'indépendance et de bonheur: je la blessai. Madame de +Staël aimait le monde; elle se regardait comme la plus malheureuse des +femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux +que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la +vie? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de +la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de +{p.481} ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans secours, +bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents +avaient péri sur l'échafaud? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal +dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que +plus vif: on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres +maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui; ce qui afflige l'un fait +la joie de l'autre; les coeurs ont des secrets divers, incompréhensibles +à d'autres coeurs. Ne disputons à personnes ses souffrances; il en est +des douleurs comme des patries, chacun a la sienne. + + [Note 395: Claude-Ignace _Brugière de Barante_ + (1745-1814). Il se lia en 1789 avec la plupart des + membres marquants de l'Assemblée Constituante: + Lameth, Duport, Mounier, étaient ses amis. La + Terreur le jeta en prison; le 9 Thermidor le + délivra. Après le 18 brumaire, ses amis le + désignèrent au choix du Premier Consul, pour faire + partie de la nouvelle administration. Il devint + préfet de l'Aude, puis préfet du Léman. Napoléon, + qui avait fermé le salon de Mme de Staël à Paris, + sut mauvais gré à son préfet d'avoir laissé ce + salon se rouvrir à Coppet: M. de Barante fut + brutalement destitué en 1810. Il mourut au moment + où le retour des Bourbons allait lui assurer une + légitime réparation.--Il sera parlé plus loin, dans + les _Mémoires_, de son fils, le baron Prosper de + Barante, l'auteur de l'_Histoire des ducs de + Bourgogne_.] + +Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, +et nous partîmes pour Chamouny. Mon opinion sur les paysages des +montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser; il n'en était +rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion +m'est restée. On lit dans le _Voyage au Mont-Blanc_ un passage que je +rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie et +les événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui +également passés. + +«Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes +inspirent l'oubli des troubles de la terre: c'est lorsqu'on se retire +loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se +dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les +grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur +des roches désertes; mais ce n'est point alors la tranquillité des +lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur +âme qui répand sa sérénité dans {p.482} la région des orages +............... Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un +plaisir extrême: ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais +à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de +m'occuper chaque jour: j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le +Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les +monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde.» Cette +dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet l'année +suivante, 1806. + +À notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à +Coppet[396], nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de +M. de Forbin[397] {p.483} qui survint et nous procura un mauvais +dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de +Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude; il +promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait; il ne +touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il +descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en +justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme +néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un +jour, quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller +jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route +extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses +yeux avaient une protectrice pitié: j'étais pauvre, humble, peu sûr de +ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur +des princesses. À Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin +son dîner du lac; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce +temps-ci on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le +matin dans la rue. + + [Note 396: «Je ne sais ce qui nous empêcha + d'accomplir la promesse que nous avions faite à Mme + de Staël (d'aller, à leur retour de Chamonix, + passer quelques jours à Coppet). Elle en fut très + mécontente; et d'autant plus qu'ayant compté sur + notre visite, elle écrivit d'avance, à Paris, les + conversations présumées qu'elle avait eues avec M. + de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l'avait, + disait-elle, _converti à ses opinions politiques_. + On sut que nous n'avions point été à Coppet, et que + la noble châtelaine avait fait seulement un roman + de plus.» (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)] + + [Note 397: Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de + _Forbin_ (1779-1841). Homme d'esprit et peintre + habile, il a publié des récits de voyage et produit + un grand ombre de tableaux, qui lui ouvrirent les + portes de l'Académie des Beaux-Arts. Une de ses + toiles, la _Chapelle dans le Colisée à Rome_, + figure avec honneur au Louvre. Nommé par la + Restauration directeur des Musées, il réorganisa et + agrandit celui du Louvre, créa le Musée Charles X, + consacré aux antiquités étrusques et égyptiennes, + et fonda le musée du Luxembourg, destiné + spécialement aux artistes vivants. En 1805, il + était chambellan de la princesse Pauline Borghèse. + Plus tard il composera pour la reine Hortense des + romances que la reine mettra en musique. Selon le + mot de l'auteur des _Mémoires_, «il tenait dans ses + mains puissantes le coeur des princesses». Si + Chateaubriand parle ici de M. de Forbin avec une + légère pointe d'ironie, il ne laissait pas d'avoir + autrefois rendu pleine justice aux mérites de ce + galant homme. Rendant compte, dans le + _Conservateur_ de 1819, de son _Voyage au Levant_, + il commençait ainsi son article: «M. le comte de + Forbin, dans son _Voyage_, réunit le double mérite + du peintre et de l'écrivain: l'_ut pictura poësis_ + semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons + affirmer que, dessinés ou écrits, ses tableaux + joignent la fidélité à l'élégance.»--Le comte de + Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822, + pendant l'ambassade de Chateaubriand, épousa la + fille de M. de Forbin.] + +Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution, +commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en +croquis, en grotesques, {p.484} en caricatures. Les uns portent des +moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde; +leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres; les +autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis; ils +fument un cigare en guise de volcan. Ces _cousins de l'arc-en-ciel_, +comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de +mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de +carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes +humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. +Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran +qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe +et le satyre; ils tiennent à faire comprendre que le secret de +l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. +Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence +exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière +d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une +manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence +fièrement accueillie et noblement supportée; enfin, quelquefois par +des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de +la solitude! + +Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au +pied du fort de l'Écluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant +cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait +en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et +m'environnaient comme une bande de fantômes; mes saisons brûlantes me +revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par +{p.485} la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide: des +formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient +par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus +aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence +secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient +d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me +releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes +facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, +elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l'art, triomphant +dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les +Pères de la Thébaïde appelaient des _ascensions_ de coeur. Raphaël +(qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant _la +Transfiguration_ seulement ébauchée sur le chevalet, n'aurait pas été +plus électrisé par son chef-d'oeuvre que je ne l'étais par cet Eudore +et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont +j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de +gloire. + +Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau retourne quelquefois +sur ses pas après m'avoir abandonné; ainsi se renouvellent mes +anciennes souffrances; rien ne guérit en moi; si mes blessures se +ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des +crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je +n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de +donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait +percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte à la tête. +Mais de quoi parlé-je? {p.486} Ô religion, où sont donc tes +puissances, tes freins, tes baumes! Est-ce que je n'écris pas toutes +ces choses à d'innombrables années de l'heure où je donnai le jour à +René? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis! C'est +grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le +printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point +des lois communes; pour lui, les années sont toujours jeunes: «Or, les +jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance; +lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui +présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés +cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau +fraîche, puisée dans le prochain ruisseau[398].» + + [Note 398: Les _Cynégétiques_, liv. II, v. 348.] + + * * * * * + +De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert: elles +m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de +septembre. Je lui répondis: + +«Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne; vous sentez que ma +femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve: c'est aussi +une tête que celle-là, et, depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à +la tête de deux têtes très-difficiles à gouverner. Nous resterons à +Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le +courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonnevie est +ici, de retour de Rome; il se porte à merveille; il est gai, il +prêchaille et ne pense plus à ses malheurs: il vous embrasse et va +vous {p.487} écrire. Enfin tout le monde est dans la joie, excepté +moi; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné +chez M. Saget.» + +Ce M. Saget était la providence des chanoines; il demeurait sur le +coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui +à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la +Saône. + +«Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la +ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en +terrasse bordaient le chemin du côté opposé: il avait fait très-chaud +ce jour-là; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe +flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans +être froid; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des +vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les +arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient +de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant +mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant +seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce +rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans +m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin: je me couchai +voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse +porte, enfoncée dans un mur de terrasse: le ciel de mon lit était +formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément +au-dessus de moi; je m'endormis à son chant: mon sommeil fut doux; mon +réveil le fut davantage. Il était grand jour: mes yeux en {p.488} +s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable.» + +Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. +Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une +casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des +bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et +s'était lié avec mademoiselle Devienne[399]. Elle lui écrivait des +lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons +conseils: il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au +sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait +déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire +aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n'avait cure +du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du massacre des +protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de +Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ +des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis +qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers +de Loyse Labbé: il n'aurait pas perdu un coup de dent durant les +derniers malheurs de Lyon, sous la charte-vérité. + + [Note 399: Jeanne-Françoise _Thévenin_, dite Sophie + _Devienne_ (1763-1841). Engagée en 1785 à la + Comédie Française, elle fut, jusqu'à sa retraite en + 1813, une des meilleures soubrettes de notre + théâtre classique. Elle excellait surtout dans les + pièces de Marivaux. Aussi estimée pour sa conduite + que goûtée pour son talent, Mlle Devienne était née + à Lyon, comme son ami M. Saget, ce bourgeois très + particulier auquel elle donnait si inutilement de + si bons conseils.] + +Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine {p.489} tête +de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère et +rembourrée de choses exquises; de jeunes paysannes très-jolies +servaient à table; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé +dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous +abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget: le +coteau en était tout noir[400]. + + [Note 400: «Il y avait à Lyon, dans ce temps-là, un + certain M. Saget, qui habitait, sur le coteau de + Fourvières, la plus jolie maison du monde. Ce vieil + original, riche comme un puits, dépensait la moitié + de son argent en bonnes oeuvres pour expier celles, + assez mauvaises, auxquelles il consacrait, dit-on, + l'autre moitié de sa fortune. Il avait, pour faire + les honneurs de sa maison, deux vieilles + demoiselles qui avaient été fort belles dans leur + temps, et, pour le servir, un essaim de jeunes + paysannes jolies, belles et très richement vêtues. + Du reste, ses dîners étaient excellents, ses vins, + les meilleurs du monde, et les convives (pour la + plupart) messieurs du chapitre de Saint-Jean de + Lyon.» (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)] + +Notre _dapifer_ trouva vite la fin de ses provisions dans la ruine de +ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles +maîtresses qui avaient pillé sa vie, «espèce de femmes, dit saint +Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quæ sic +vivis ut possis adamari.» + + * * * * * + +Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la +Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont +les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, +nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le +lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous +partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de +la Grande-Chartreuse, {p.490} nous franchîmes la porte de la vallée, +et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au +monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que +j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous +la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était +demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de +mourir: la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et +l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte: +Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. +On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées +chacune d'un jardin et d'un atelier; on y remarquait des établis de +menuisier et des rouets de tourneur: la main avait laissé tomber le +ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la +Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des _ritratti_ des +doges; lieux et souvenirs divers! Plus haut, à quelque distance, on +nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur. + +Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous +rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal[401], +jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et +inventeur du sucre de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux +indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En +descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites; pendant +des siècles, ils {p.491} portèrent, avec un peu de terre dans le pan +de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les +rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne +tournâtes pas même la tête en passant! + + [Note 401: Jean-Antoine _Chaptal_, comte de + Chanteloup (1756-1832); membre de l'Institut dès la + fondation; ministre de l'Intérieur (1800-1805), + sénateur de l'Empire, pair de France de la + Restauration.] + +Nous n'eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu'un orage +éclate; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en +rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue +intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots +et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le +tonnerre; le guide lui criait: «Recommandez votre âme à Dieu! Au nom +du Père, du Fils et du Saint-Esprit!» Nous arrivâmes à Voreppe au son +du tocsin; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On +apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la +lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des +nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de +l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait +avec sa placidité inaltérable: «Je suis comme un poisson dans l'eau.» +Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe; l'orage n'y était +plus; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. +Ballanche[402]. Je le fais {p.492} observer, car j'ai eu trop +souvent, dans ces _Mémoires_, à remarquer les absents. + + [Note 402: Les détails donnés par Mme de + Chateaubriand dans ses _Souvenirs_ confirment de + tous points ceux des _Mémoires_. Voici la fin de + son piquant récit: «Lorsque nous fûmes réchauffés + et que l'orage fut un peu apaisé; nous nous remîmes + en route, mais la pluie avait grossi les torrents + au point qu'en les traversant nos chevaux avaient + de l'eau jusqu'au poitrail. Comme je ne craignais + que le retour de l'orage, je devins vaillante + contre les autres dangers. Je mis donc ma vieille + rosse au galop. Le guide, qui savait que ce n'était + pas son allure, me criait d'arrêter, que j'allais + tuer son cheval: «Monsieur, disait-il à mon mari, + votre dame a fait la guerre!»] + +De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à +Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, +mes promenades et mes regrets aux bords de l'Yonne avec M. Joubert. +Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat; elles +rappelaient les trois amies de ma grand'mère à Plancoët, à la +différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve +moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un +perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que +disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises? Elles +parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté +jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de +cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard, mon +compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse; +elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour +enchanteront l'avenir. Qui sait? Elles écrivaient peut-être à leur +_seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux: +«domino suo, imo patri_, etc.», qu'elles se sentaient honorées du nom +d'amie, du nom de _maîtresse_ ou de _courtisane, concubinæ vel +scorti_. «Au milieu de son sçavoir,» dit un docteur grave, «je trouve +Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna +d'amour Héloïse, son escolière.» + +{p.493} Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour +vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon +voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, +lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort +de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma soeur; +peu s'en fallut qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne +soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le +ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait +rien: je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant +sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis +prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son +génie jetait la plus vive lumière; elle en était tout éclairée. Elle +traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait +dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de +son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin; elle alla demeurer +aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques: madame de +Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule +ayant vue sur le jardin: je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec +je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans +l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la +sainte, et qu'allant par delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai +ces _Mémoires_ en y déposant, comme des reliques, ces billets de +madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie +éternelle. + +{p.494} 17 janvier. + +«Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je +me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins: toute mon +occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues +réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi +nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me +connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête! tant ma timidité +et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force +intérieure! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus +tendre remercîment de toutes les complaisances et de toutes les +marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière +lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes +idées. Elles n'en restent pas moins tout entières en moi.» + + * * * * * + + Sans date. + +«Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence +de M. Chênedollé? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à +continuer ses visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit la +dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le +livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison; je n'en +consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur +les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles +idées; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres; je +me livrerai à {p.495} corps perdu à tous les événements de mon +passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attention que je me porte! +Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, +bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé +ma vie sans tache: voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour +emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise: Souvent +obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de +mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est +relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa +seule et véritable place.» + + * * * * * + + Ce jeudi. + +«Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin? Pour +moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je +craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit:--Mais +il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. +Pouvait-on frapper plus juste? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée +de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te +débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de +belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie.» + + * * * * * + + Sans date. + +«Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais +pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je +possédais ce {p.496} bien sans m'en douter. Mais depuis que nous +avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi, +je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son +esprit dans la conversation de quelqu'un; je sens que mes idées me +font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser; cela tient sûrement à ma +mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, +de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à +l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis +délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi: ce sera +humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À tantôt, j'espère.» + + * * * * * + + Sans date. + +«Sois tranquille, mon ami; ma santé se rétablit à vue d'oeil. Je me +demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis +comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert. +Adieu, mon pauvre frère.» + + * * * * * + + Sans date. + +«Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout +simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour +remplir mon engagement: + +«--On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au +contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour +entrer dans l'immensité de Dieu. + +«--Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en +approchons tous les jours à grands {p.497} pas. Encore un peu, et il +n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons: ce que nous +aimons vit et ne mourra point. + +«--Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre +ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un +mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un +fond d'agonie.» + +«Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de +t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai +peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire +que mon coeur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse +me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon ami. + +«Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent +bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras +me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je +crains que mon coeur ne s'en soit trop mêlé.» + + * * * * * + + Sans date. + +«Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te +corriger? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une +romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies +tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute +leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin? Pardonnez, grand +homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu +permis d'abuser de vos richesses.» + + * * * * * + +{p.498} Saint-Michel. + +«Je ne te dirai plus: Ne viens plus me voir,--parce que n'ayant +désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence +m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures; je compte +être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées +contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, +qui ont pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que dans une +glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les +vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela; de ce +moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de +changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle +importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer +entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de +toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir +difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la +destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait +prendre à moi; je ne suis pas assez folle pour cela.» + + * * * * * + + Saint-Michel. + +«Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que +lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, +cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir +si près de moi; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. +J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon +calice. Comment ce {p.499} coeur, qui est un si petit espace, peut-il +renfermer tant d'existence et tant de chagrins? Je suis bien +mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées +m'entraînent; je ne m'occupe presque plus que de Dieu et je me borne à +lui dire cent fois par jour:--Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car +mon esprit tombe dans la défaillance.» + + * * * * * + + Sans date. + +«Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence; pense +que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie +jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres +d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir. +Veuille, mon frère, donner un seul coup d'oeil sur les premiers +moments de notre existence; rappelle-toi que souvent nous avons été +assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même +sein; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers +jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos +jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne +te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées +et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te +retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, que c'est pour me +faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la +seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis +promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai +tendu volontairement {p.500} mes mains aux fers et je suis entrée +dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces +demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort; sans cesse +j'interrogeai sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus +recouvré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la +seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds +sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes +chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je +dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements; +mais quand je me serai soumise à mon sort... Et quel sort! Où sont mes +amis, mes protecteurs et mes richesses! À qui importe mon existence, +cette existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur +elle-même? Mon Dieu! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux +présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir? Pardon, trop +cher ami, je me résignerai; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur +ma destinée. Mais, pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette +ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations; +laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que, parmi les +coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la +tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de +souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, +lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et +sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, +serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui? Tu sais +que ce n'est pas moi {p.501} qui t'ai proposé l'aimable distraction +d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser; mais si tu +as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise? Je n'ai point +de courage contre tes politesses. Autrefois tu me distinguais un peu +plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu +comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous +arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je +t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul +mot de ce que contient cette lettre.» + + * * * * * + +Cette lettre si poignante et tout admirable est la dernière que je +reçus; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est +empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel; ma soeur se promenait +dans le jardin avec madame de Navarre; elle rentra quand on lui fit +savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des +efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un +léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à +toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui +me déchiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais être +fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je +multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle +croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux +dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, là où elle +pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son +goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie, sa femme de chambre, je lui +donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire +{p.502} grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle +m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me +demanda ce que je comptais faire cet été: je lui dis que j'irais à +Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour +de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me +répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait +renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai; elle était plus +tranquille. + +Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la +suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était +affectueuse; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les +fragments si beaux, vers le commencement de ces _Mémoires_. +J'encourageai au travail le grand poète; elle m'embrassa, me souhaita +un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit +sur le palier de l'escalier, s'appuya sur la rampe et me regarda +tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, +levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours: +«Adieu, chère soeur! à bientôt! soigne-toi bien. Écris-moi à +Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu +consentiras à vivre avec nous.» + +Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain; je lui donnai des ordres et +de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les +choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir +au courant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en +cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à +Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé +de madame de Caud; mais Saint-Germain oubliait de me parler {p.503} +de la nouvelle demeure de ma soeur. J'avais commencé à écrire à +celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout +à coup dangereusement malade: j'étais au bord de son lit quand on +m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain; je l'ouvris: une ligne +foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile. + +J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon +sort et de la destinée de ma soeur que ses cendres fussent jetées au +ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort; je n'y avais +aucun parent; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je +ne pus courir à des restes sacrés; des ordres transmis de loin +arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile +était ignorée et n'avait pas un ami; elle n'était connue que du vieux +serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eût été chargé de lier les +deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort +lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me +permissent de la ramener à Paris. + +Ma soeur fut enterrée parmi les pauvres: dans quel cimetière fut-elle +déposée? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle +engloutie? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté +des Dames de Saint-Michel? Quand, en faisant des recherches, quand, en +compulsant les archives des municipalités, les registres des +paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, à quoi cela me +servirait-il[403]? {p.504} Retrouverais-je le même gardien de +l'enclos funèbre? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée +sans nom et sans étiquette? Les mains rudes qui touchèrent les +dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir? Quel +nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée? ne pourrait-il +pas se tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile +soit à jamais perdue! Je trouve dans cette absence de lieu une +distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière +dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur; elle le +prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes +sont confondues: ainsi repose égarée, parmi les préférés de +Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su +reconnaître ma soeur; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y +devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de +génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à +se cacher; je lui ai fait une solitude dans mon coeur: elle n'en +sortira que quand j'aurai cessé de vivre[404]. + + [Note 403: L'acte de décès a été découvert depuis. + Madame de Caud mourut dans le quartier du Marais, + rue d'Orléans, nº 6, le 18 brumaire an XIII (9 + novembre 1804).] + + [Note 404: Le 13 novembre 1804, Chateaubriand, qui + était alors chez son ami Joubert, à + Villeneneuve-sur-Yonne, écrivait à Chênedollé: «Mme + de Caud n'est plus. Elle est morte à Paris le 9. + Nous avons perdu la plus belle âme, le génie le + plus élevé qui ait jamais existé. Vous voyez que je + suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de + jours Lucile a été rejoindre Pauline (madame de + Beaumont)! Venez, mon cher ami, pleurer avec moi, + cet hiver, au mois de janvier. Vous trouverez un + homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la + vie.--Joubert vous dit un million de tendresses.» + + Dans sa lettre à M. Molé, du 18 novembre, Joubert + rend témoignage de l'affliction de Chateaubriand et + de sa femme: «Il (Chateaubriand) a perdu depuis + huit jours sa soeur Lucile, également pleurée de sa + femme et de lui, également honorée de l'abondance + de leurs larmes. Ce sont deux aimables enfants, + sans compter que le garçon est un homme de + génie.»] + +{p.505} Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle! +Que m'importaient, au moment où je perdais ma soeur, les milliers de +soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des +trônes et le changement de la face du monde? + +La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme: c'était mon +enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de +mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses +fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants: ils ne +s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement; ils +appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire +ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie +encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour +la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous +voulons être regrettés: la hauteur du génie et les qualités +supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer +dans la consolation de madame de Chateaubriand. + + * * * * * + +Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la +coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le +Jardin des Plantes, j'eus le coeur navré: encore une compagne de ma +vie laissée sur la route! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et, +bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent +passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et +de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers +{p.506} objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont +l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie, je frappais du +pied la rive; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan +pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à +Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines +d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine. + +J'allai voir ma famille[405] en Bretagne, et, de retour à Paris, je +partis pour Trieste le 13 juillet 1806: madame de Chateaubriand +m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre[406]. + + [Note 405: La famille de Chateaubriand comprenait, + à cette date, Mme la comtesse de Marigny, Mme la + comtesse de Chateaubourg et leurs enfants; la fille + de la comtesse Julie de Farcy; les fils du comte de + Chateaubriand.] + + [Note 406: «Nous allâmes faire nos adieux à nos + parents en Bretagne, et, en juillet, M. de + Chateaubriand se mit en route pour son grand + voyage. Je partis avec lui, devant l'accompagner + jusqu'à Venise. En passant à Lyon, au moment où + nous traversions la place Bellecour, deux + pistolets, qui se trouvaient bien imprudemment + placés dans le cylindre de la voiture, partirent en + même temps et mirent le feu au cylindre dans lequel + se trouvaient une boîte de poudre et un sac de + louis. C'était plus qu'il n'en fallait pour nous + faire sauter, et avec nous une foule de monde qui + entourait la voiture. M. de Chateaubriand eut la + présence d'esprit, après m'avoir jeté dans les bras + du premier venu, de retirer le sac et la boîte, et + de descendre ensuite. On répara le dommage et nous + continuâmes notre route.--En partant, je fis + promettre au bon Ballanche de venir me chercher à + Venise, où M. de Chateaubriand devait me quitter... + M. de Chateaubriand quitta Venise le vendredi 1er + août 1806, pour aller s'embarquer à Trieste. Je + restai plusieurs jours attendant Ballanche qui + n'arrivait pas. Je commençais à me désespérer, + mourant d'ennui et du désir de me retrouver en + France avec des amis auxquels je pusse confier mes + inquiétudes. Il arriva enfin, c'était le soir: je + lui fis une scène. Je lui dis que j'allais + l'emmener sur la place Saint-Marc, et que c'était + tout ce qu'il verrait de Venise, parce que nous + partirions le lendemain, à cinq heures du matin: + «Allons, me dit-il, puisque vous le voulez, je le + veux bien. Mais alors il faudra que je revienne.» + --«Vous reviendrez sûrement, mon cher Ballanche, + mais l'année prochaine.» Il comprit cela; et le + lendemain à cinq heures, nous nous embarquâmes pour + _Fusina_.» (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)] + +{p.507} Ma vie étant exposée heure par heure dans l'_Itinéraire_, je +n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres +inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon +domestique et compagnon, a, de son côté, fait son _Itinéraire_ auprès +du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal +particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met +à ma disposition servira de contrôle à ma narration: je serai Cook, il +sera Clarke[407]. + + [Note 407: Le rapprochement entre _Julien_ et + _Clarke_ est un peu forcé. Edward Clarke n'était + pas le valet de chambre de Cook, mais son compagnon + et son rival de gloire. Il fit trois fois le tour + du monde. Tous deux partirent ensemble de Plymouth, + le 12 juillet 1776; le capitaine Cook commandait + _la Découverte_, le capitaine Clarke commandait _la + Résolution_. Le but de leur voyage était de + s'assurer s'il existe une communication entre + l'Europe et l'Asie par le Nord de l'Amérique. Après + la mort de Cook, tué par les naturels de l'île + d'Owhihée, une des Sandwich, le 14 février 1779, + Clarke lui succéda dans le commandement de + l'expédition et périt, à son tour, au moment où il + arrivait au Kamtchatka. La _Découverte_ et la + _Résolution_ rentrèrent en Angleterre le 4 octobre + 1780.] + +Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé +dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je +mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler +le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi +de Modon à Smyrne. + + +{p.508} ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août; mais, le vent +n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés +jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est +venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais +jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car +je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva +une tempête; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous +assaillit et grossit la mer d'une façon effrayante. Notre équipage +n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, +d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et +moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes +tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont +nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus +librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui, +à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne +l'est réellement. Pendant deux jours les orages se sont succédé, ce +qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation; je n'étais +aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en +mer; lorsque le calme fut rétabli, il me dit: «Me voilà rassuré sur +votre santé; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage, +vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps.» C'est ce +qui n'a pas eu lieu dans le reste {p.509} de notre trajet jusqu'à +Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près +d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce. +Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais, +qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur +d'étain. Dans les deux, il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait +assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui +comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son +_Itinéraire_. Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que +de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous +devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait +dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en +cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage (_de Sparte et +d'Athènes_), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à +Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre +de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous +rejoindrait pas; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous +sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et +Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu +jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour +prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il +était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui +cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement +en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le +pont ses fusils, pistolets et armes blanches; mais, {p.510} comme le +vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes +arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne.» + +Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio, je trouvai +Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme +un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les +yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines +d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus +resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des Muses. +Quand retrouverai-je le thym de l'Hymette, les lauriers-roses des +bords de l'Eurotas? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus +d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée: il +vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur +des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là, +je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de +Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs: au silence des +débris de Sparte, la gloire même était muette. + +J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le +Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers +Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie, +par piété poétique; une chute de cheval m'attendait au début de ma +route; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet +accident dans mon _Itinéraire_; Julien le raconte aussi, et il fait, à +propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie +l'exactitude. + + +{p.511} ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se +réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le +suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il +m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois +Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se +trouver à terre; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval +n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des +précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions.» + +Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide +la dispute qu'on lit dans l'_Itinéraire_. Voici le récit de Julien: + +«Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir +remonté notre cantine. À peu de distance du village, je fus très +étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur; je lui en +demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le +conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie, +chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que +ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien +croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de +plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète +et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers +qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. +Le conducteur {p.512} dit à l'interprète qu'on lui avait assuré qu'il +fallait être en très grand nombre pour ne pas être attaqué: le +janissaire me dit la même chose. Alors, j'allai trouver Monsieur et +lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous +trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait un +espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce +rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet +endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit +tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si +petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de +renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour +Constantinople.» + +J'arrive à Constantinople[408]. + + [Note 408: Il arriva à Constantinople le 13 + septembre 1806. Le jour même il adressait à sa + cousine Mme de Talaru cette jolie lettre: + + «Me voilà dans le plus beau pays du monde, ma chère + cousine, et je ne suis pas plus heureux. J'ai vu la + Grèce, j'ai visité Sparte, Argos, Corinthe. Je vais + partir pour Jérusalem, et j'espère vous revoir dans + le mois de décembre. Les _Martyrs_ profiteront de + ces courses. Mais le pauvre auteur aura bien payé, + par des peines et des soucis, quelques phrases qui + encore ne plairont peut-être pas au public. Chère + cousine, je vous en supplie, trouvez-moi quelque + coin obscur auprès de vous, où je puisse enfin + vivre en repos et passer le reste de mes jours. + Vous ne sauriez croire à quel point j'ai soif de + retraite et de paix. Il faut bien se mettre dans la + tête que toute la vie consiste dans la société de + quelques amis, et l'oubli des méchants autant qu'on + peut les oublier. J'avais un besoin réel de faire + ce voyage, pour compléter le cercle de mes études. + À présent que j'aurai vu les plus beaux monuments + des hommes et ceux de la nature, je n'aurai plus + envie de sortir de mon trou. Au reste, chère + cousine, je suis toujours le même; tel vous m'avez + laissé, tel vous me trouverez. Je mourrai dans mon + péché, et je vous assure que j'irais au bout de la + terre, avant de pouvoir trouver beau ce que je + trouve laid. + + «Comme nous causerons de mille choses un jour à + Charamante! Comme je travaillerai dans un certain + pavillon noir qui m'est destiné! Que n'y suis-je + déjà! Une grande mer nous sépare encore; mais + j'espère la franchir bientôt. En attendant, je vous + recommande la petite créature qui doit être à + présent chez Joubert (Mme de Chateaubriand); je lui + porte un beau schall pour la tenir chaudement cet + hiver, et pour ne point aller voir les grandes + dames, mais sa cousine, qui est bien une grande + dame aussi. Il me semble que je vous vois tous + ensemble faisant un méchant dîner à mon second + étage, et écoutant de longues histoires, que + j'aurai rapportées de Grèce. Bon Dieu! que je suis + fou d'être encore ici! Allons, patience: + j'arriverai. + + «Adieu, chère cousine, je vous embrasse tendrement, + ainsi que M. de T[alaru]. Mille choses à MM. de + Court et Chavana; mille souvenirs à tous mes amis. + Priez pour moi et aimez-moi toujours. + + «Si vous voyez ma femme, ne lui dites rien de mon + voyage en Syrie, de peur de l'effrayer. + + «CH.»] + + +{p.513} MON ITINÉRAIRE. + +«L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et +les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères +distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville +extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on +n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a +point de cloches, ni presque pas de métiers à marteau, le silence est +continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble +vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se +dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un +cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et +mourir. Les cimetières, {p.514} sans murs et placés au milieu des +rues, sont des bois magnifiques de cyprès: les colombes font leurs +nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et +là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes +modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés; on +dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par +l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de +bonheur ne se montre à vos yeux; ce qu'on voit n'est pas un peuple, +mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au +milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la +servitude: c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les +germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie.» + +Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues: + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers +le canal et le port; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui +descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites +très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau +entraînerait. Il y a peu de voitures: les Turcs font beaucoup plus +usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le +quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a +aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des +marchandises. On voit également des portefaix, qui sont des Turcs +ayant de très gros et longs bâtons; il peuvent se mettre cinq {p.515} +ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas régulier; +un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont un espèce +de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux reins, et avec +une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous les paquets sans +être attachés.» + + +MON ITINÉRAIRE. + +«Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, +femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en +ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république, +chacun faisait son ménage à volonté: les femmes soignaient leurs +enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas +causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, +des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on +priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait: «Jérusalem!» +en me montrant le midi; et je répondais: «Jérusalem!» Enfin, sans la +peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde; mais, au +moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient: +_Christos, Kyrie eleison!_ L'orage passé, nous reprenions notre +audace.» + +Ici, je suis battu par Julien: + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le +jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec, +où il y {p.516} avait au moins, tant hommes que femmes et enfants, +cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui +causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment. + +«Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de +bouche et nos ustensiles de cuisine que j'avais achetés à +Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète +que M. l'ambassadeur nous avait donnée, composée de très beaux +biscuits, jambons, saucissons, cervelas; vins de différentes sortes, +rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je +me trouvais donc pourvu d'une provision très abondante, que je +ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que +nous n'avions pas que ce trajet à faire: tout était serré où aucun +passager ne pouvait aller. + +«Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par +toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment. +Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les +femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point +que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur +le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant +pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur +tripotage.» + +Je passe le détroit des Dardanelles; je touche à Rhodes, et je prends +un pilote pour la côte de Syrie.--Un calme nous arrête sous le +continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia.--Nous +restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions. + + +{p.517} MON ITINÉRAIRE. + +«Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers +restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard +d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en +grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures +du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix: j'ouvris +les yeux et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du +vaisseau. Je demandai ce que c'était; on me cria: _Signor, il +Carmelo!_ Le Carmel! Le vent s'était levé la veille à huit heures du +soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de +Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, +m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la +montrer de la main; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui +commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose +de religieux et d'auguste; tous les pèlerins, le chapelet à la main, +étaient restés en silence dans la même attitude, attendant +l'apparition de la Terre Sainte; le chef des papas priait à haute +voix: on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du +vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. +De temps en temps un cri s'élevait de la proue, quand on revoyait le +Carmel. J'aperçus enfin, moi-même, cette montagne, comme une tache +ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la +manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que +j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce: mais la vue du berceau +{p.518} des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de +joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux +sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement +parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la +face du monde. + +.......................... + +«Le vent nous manqua à midi; il se leva de nouveau à quatre heures; +mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... À deux +heures de l'après-midi, nous revîmes Jaffa. + +«Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis +avec eux dans la chaloupe; nous entrâmes dans le port par une +ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un +caïque. + +«Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, +afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène +assez plaisante: mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre; +le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent +que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent +en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit +bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé.» + +Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène: + + +HISTOIRE DE JULIEN. + +«Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me +porter à terre, tandis qu'il n'y {p.519} en avait que deux pour +Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une +châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de +Monsieur; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne +était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez +d'éclat par le soleil qu'il faisait; c'est ce qui a pu, sans doute, +leur causer cette méprise. + +«Nous sommes entrés le mercredi 1er octobre chez les religieux de +Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, +mais très peu français. Il nous ont très bien reçus et ont fait tout +leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire.» + +J'arrive à Jérusalem.--Par le conseil des Pères du couvent, je +traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain.--Après m'être +arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes; je +m'arrête à Saint-Saba.--À minuit, je me trouve au bord de la mer +Morte. + + +MON ITINÉRAIRE. + +«Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le +coeur; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace s'étend +sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on éprouve une +terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève +le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une +terre travaillée par des miracles: le soleil brûlant, l'aigle +impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de +{p.520} l'Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère; chaque +grotte déclare l'avenir; chaque sommet retentit des accents d'un +prophète. Dieu même a parlé sur ces bords: les torrents desséchés, les +rochers fendus, les tombeaux entr'ouverts, attestent le prodige; le +désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé +rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Éternel. + +«Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la +nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain.» + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, +ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux +de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos +Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter, +l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit; nous ayant +assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est +abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un +très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du +matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà +empli une bouteille en fer-blanc, tenant environ trois chopines, de +l'eau de la mer Morte, pour rapporter à Paris.» + + +{p.521} MON ITINÉRAIRE. + +«Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie +avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous +avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à +mon grand étonnement je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile. +Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et montrèrent de la main, +au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans +pouvoir dire ce que c'était, j'entrevoyais comme une espèce de sable +en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier +objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de +l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait +avec lenteur une onde épaisse: c'était le Jourdain... + +«Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain. +Je n'osais les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait +toujours.» + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des +sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés +qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à +dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très +commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il +aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, {p.522} +n'ayant de largeur, à l'endroit où nous étions, qu'environ 40 toises; +mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes +qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent +en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de +fer-blanc d'eau du Jourdain.» + +Nous rentrâmes dans Jérusalem: Julien n'est pas beaucoup frappé des +saints lieux: en vrai philosophe, il est sec: «Le Calvaire, dit-il, +est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup +d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne +voit au loin que des terres en friche, et, pour tous bois, des +broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat +se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un +fossé de rempart.» + +Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour +Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez +M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien +pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie: «Il y a, dit-il, +des juifs qui font l'agiotage comme partout où ils sont. À une +demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit +rougeâtre, montée sur un massif de pierres de taille.» + + +MON ITINÉRAIRE. + +«Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis +à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous +nous promîmes {p.523} amitié et souvenance: j'acquitte aujourd'hui ma +dette. + +«Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. +Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois +jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à +l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon +de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre +départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à +l'occident. + +«Le 1er décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin. +Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui +ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je +copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions +des _Martyrs_. La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le +capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un +vaisseau battu de la tempête, ne sont pas stériles; l'incertitude de +notre avenir donne aux objets leur véritable prix: la terre, +contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée +par un homme qui va mourir.» + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN». + +«Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien +pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons +toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. +Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et +quatre matelots. Quand nous {p.524} voyions, à la fin du jour, que +nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers +minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à +notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur, +à l'officier et à moi; mais nous ne prenions pas cela aussi +tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus +d'usage que le capitaine; il parlait très bien français, ce qui nous a +été très agréable dans notre trajet.» + +Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles +Kerkeni. + + +MON ITINÉRAIRE. + +«Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours +nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la +veille de Noël; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à +l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes +dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie +et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28. + +«Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit +jours à l'ancre dans la petite Syrte, où je vis commencer l'année +1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses +j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite +ou qui sont si longues! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon +enfance où je recevais avec un coeur palpitant de joie la bénédiction +et les présents paternels! Comme ce premier jour de l'année {p.525} +était attendu! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de +la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour +moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la +famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour +son fils avec tant de sincérité! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne +laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des +cheveux blancs.» + +Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces +impatiences dont, heureusement, je me suis corrigé. + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre +d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer +d'entrer dans le port; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre +équipage se trouvait très fatigué, et le vent continuait à ne pas nous +être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé +Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en +prévenir Monsieur, lequel, voyant que nous approchions de ce +mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au +capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus +mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre +route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée, +car, cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très +mauvaise. Ayant été obligés de rester {p.526} vingt-quatre heures de +plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait +vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons +que celui-ci lui donnait. + +«Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait +plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout +à coup le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre +au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce +port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au +capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait +le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur si le +capitaine eût été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de +voir nos provisions baisser, sans savoir quand nous arriverions.» + +Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame +Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître +mon hôte; il parle aussi de la campagne et des Juifs: «Ils prient et +pleurent,» dit-il. + +Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je +traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. «Chemin +faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il +avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait; il me dit +qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis.» L'argent +ne peut jamais me demeurer dans la cervelle. + +Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris +de la cité d'Annibal. Je les regardais {p.527} du bord sans pouvoir +deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un +ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant +parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à +peine du sol qui les portait: c'était Carthage. Je la visitai avant de +m'embarquer pour l'Europe. + + +MON ITINÉRAIRE. + +«Du sommet de Byrsa, l'oeil embrasse les ruines de Carthage qui sont +plus nombreuses qu'on ne le pense généralement: elles ressemblent à +celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un +espace considérable. Je les vis au mois de février; les figuiers, les +oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles; de +grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure +parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais +mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, +sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes +azurées; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des +villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons +blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et +ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des +plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à +Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal; je contemplais les vastes +plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de +César; mes yeux voulaient {p.528} reconnaître l'emplacement du palais +d'Utique. Hélas! les débris du palais de Tibère existent encore à +Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de +Caton! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures, passaient +tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau, +saint Louis expirant sur les ruines de Carthage.» + +Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à +Carthage. + + +ITINÉRAIRE DE JULIEN. + +«Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où +il se trouve encore quelques fondations à rase terre, qui prouvent la +solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme les +distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore +de très belles citernes; on en voyait d'autres qui étaient comblées. +Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui +leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres, +ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques: +Monsieur en a acheté pour rapporter en France.» + +Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de +Gibraltar; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à +Grenade. Indifférent à _Blanca_[409], il remarque seulement que +_l'Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d'une +hauteur {p.529} immense_. Mon _Itinéraire_ n'entre pas dans beaucoup +plus de détails sur Grenade; je me contente de dire: + +«L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de +Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à +celle de Sparte: on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays.» + + [Note 409: L'héroïne du _Dernier des + Abencerages_.--Voir l'_Appendice_ nº XI: _La + comtesse de Noailles_.] + +C'est dans _le Dernier des Abencerages_[410] que j'ai décrit +l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés +dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du +jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me +sens encore assez de nature pour peindre la Vega; mais je n'oserais le +tenter, de peur de l'_archevêque de Grenade_. Pendant mon séjour dans +la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de +terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi. +Sourd comme un pot, il me suivait partout: quand je m'asseyais sur une +ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en +s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être +pas composé la symphonie de _la Création_, mais sa poitrine brunie se +montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand +besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning: + +«Vénérable Éléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez +heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous.» + + [Note 410: Cette Nouvelle composée sous l'Empire, a + paru pour la première fois en 1827, dans le tome + XVI de la première édition des _OEuvres complètes_, + sous le titre: _Les Aventures du dernier + Abencerage_.] + +{p.530} Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize +années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à +étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon: +l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la légitimité, +si la légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée. + +Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis XV, le +5 juin 1807, à trois heures après midi. De Grenade, il me conduit à +Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne. + +«Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, +Tarbes, Baréges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très +fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis +le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes +arrivés le 28 à Blois où nous avons couché. Le 31, nous avons continué +notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier +coucher à Augerville[411].» + + [Note 411: Augerville-la-Rivière, canton de + Puiseaux, arrondissement de Pithiviers (Loiret); + célèbre par son château, que le roi Charles VII + avait donné à Jacques Coeur, et qui devint en 1825 + la propriété de Berryer.] + +J'étais là, à une poste d'un château[412] dont mon long voyage ne +m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Armide, +où étaient-ils? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai +aperçu du {p.531} grand chemin la colonne de Méréville[413]; ainsi +que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert: comme mes +fortunes de mer, tout a changé. + + [Note 412: Le château de Malesherbes, situé à six + kilomètres d'Augerville. Il appartenait à Louis de + Chateaubriand, le neveu du grand écrivain. Il est + aujourd'hui la propriété de Mme la marquise de + Beaufort, née de Chateaubriand.] + + [Note 413: Il a été parlé plus haut, page 468, note + 4, du château de Méréville. Je lis dans une + description de Méréville et de son parc, faite en + 1819: «Sur un des points les plus élevés du parc + est une colonne dont la hauteur égale celle de la + place Vendôme. Du sommet de cette colonne, la vue + embrasse tout l'ensemble du parc et une campagne + magnifique dont l'horizon s'étend à vingt lieues.»] + +J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi: j'avais +devancé ma vie. Tout insignifiantes que sont les lettres que +j'écrivais, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui +représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon, +d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople, de Jaffa, de +Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos; +ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes +d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas +jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler: j'en touche avec +plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à +la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage! Nous sommes +de bien pauvres diables, avec nos lettres et nos passe-ports à +quarante sous, auprès de ces seigneurs du turban! + +Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi à qui de droit mon firman +pour Athènes: + +«Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d'Argos, cadis, +nadirs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore; honneur +de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit {p.532} +votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens +en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut que croître; + +«Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble +(particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un +janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la +permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des +lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à +Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions. + +«Voilà donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus, +quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, +vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards +et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc. + + «An 1221 de l'hégire.» + +Mon passe-port de Constantinople pour Jérusalem porte: + +«Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem), +Schérif très excellent effendi: + +«Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal +auguste agrée nos bénédictions sincères et nos salutations +affectueuses. + +«Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé +François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, +pour accomplir le _saint_ pèlerinage (des chrétiens).» + +Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et +des gendarmes qui visitent son passe-port? On peut lire également dans +ces firmans les révolutions des peuples: combien de _laissez-passer_ +{p.533} a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave +tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un +magistrat de Sparte; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au +cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem! + +L'_Itinéraire_ est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand +je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande +entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en +diligence, le merveilleux s'est évanoui; il ne m'est guère resté en +propre que Tunis: on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient +que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette +honorable lettre le prouve: + +«Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des +ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du +terrain; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1,500 +mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des +baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et +de patience; il confirme vos opinions sur la position des ports de +Byrsa. + +«J'ai repris, avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai +déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du +Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui +vous est due à tant de titres. + +«Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma +trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier +signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, {p.534} +dans la littérature, _longissimo intervallo_, au moins nous aurons +tâché de vous imiter par la noble indépendance dont vous donnez à la +France un si beau modèle. + +«J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur. + + «Dureau de La Malle[414].» + + [Note 414: Adolphe-Jules-César-Auguste _Dureau de + La Malle_ (1777-1857), membre de l'Académie des + inscriptions et belles-lettres. Il a écrit de + savants mémoires d'histoire et d'archéologie. Son + principal ouvrage est l'_Économie politique des + Romains_ (1840, 2 vol. in-8{o}).] + +Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me +faire donner un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la +manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir afin +d'attirer l'attention du public: peut-être reprendrais-je mon ancien +projet de la découverte du passage au pôle nord; peut-être +remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et +droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya; lorsque, parvenu +au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je +découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles; +lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de +Calcutta[415], le nom des autres montagnes de l'est, ils me +répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. À la bonne heure! mais +revenir des Pyramides, c'est comme {p.535} si vous reveniez de +Montlhéry. À ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des +environs de Saint-Denis en France m'a écrit pour me demander si +Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem. + + [Note 415: Reginald _Heber_ (1783-1826). Né à + Malpas (Cheshire), il devint en 1822 évêque de + Calcutta. Il avait publié, en 1819, un petit volume + de _Poèmes religieux_. Après sa mort, sa femme, + Amélie Heber, fit paraître son _Récit de voyage à + travers les provinces supérieures de l'Inde, de + Calcutta à Bombay_ (trois volumes in-8{o}).] + +La page qui termine l'_Itinéraire_ semble être écrite en ce moment +même, tant elle reproduit mes sentiments actuels. + +«Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu +de tous les hasards et de tous les chagrins; _diversa exsilia et +desertas quoerere terras_: un grand nombre des feuilles de mes livres +ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots; +j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de +quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos que +je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma +patrie; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à +mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les +premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit; je +sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est +secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, +j'ai assez écrit si mon nom doit vivre; beaucoup trop s'il doit +mourir.» + +Il est possible que mon _Itinéraire_ demeure comme un manuel à l'usage +des Juifs errants de ma sorte: j'ai marqué scrupuleusement les étapes +et tracé une carte routière. Tous les voyageurs à Jérusalem m'ont +écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude; j'en +citerai un témoignage: + +«Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques {p.536} +semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de +Saint-Laumer; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions +vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre _Itinéraire_ +en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre +même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant +justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions, +fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, +seul changement de ces contrées, etc. + + «Jules FOLENTLOT.» + Rue Caumartin, nº 23. + +Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire; je suis de la race des +Celtes et des tortues, race pédestre; non du sang des Tartares et des +oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La religion, il est +vrai, me ravit quelquefois dans ses bras; mais quand elle me remet à +terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour +déjeuner de mon olive et de mon pain bis. _Si je suis moult allé en +bois, comme font volontiers les François_, je n'ai, cependant, jamais +aimé le changement pour le changement; la route m'ennuie: j'aime +seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme +j'incline vers la campagne, non pour la campagne mais pour la +solitude. «Tout ciel m'est un,» dit Montaigne, «vivons entre les +nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus.» + +Il me reste aussi de ces pays d'Orient quelques autres lettres +parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des Pères de +la Terre sainte, des {p.537} consuls et des familles, me supposant +devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les +droits de l'hospitalité: de loin, on se trompe et l'on croit ce qui +semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma +protection en faveur de son fils; sa lettre est adressée: _À monsieur +le vicomte de Chateaubriand, grand maître de l'Université royale, à +Paris_. + +M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et +m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie: +«Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la +tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part +des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Égypte, il faut pourtant +qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouald fait toujours des siennes à la +Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé; Méhémet-Ali sera +mémorable en Égypte pour avoir exécuté ce projet, etc.» + +Le 12 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa: + +«Monseigneur, + +«Votre _Itinéraire de Paris à Jérusalem_ est parvenu à Zéa, et j'ai +lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y +dire d'obligeant pour elle. Votre séjour parmi nous a été si court, +que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre +Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop +familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre +aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se +{p.538} trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle +occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en +félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le +comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la +nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans +laquelle le Consulat de France existe depuis le glorieux règne de +Louis le Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si +souffrant, n'est plus; j'ai perdu mon père; je me trouve, avec une +fortune très médiocre, chargé de toute la famille; j'ai ma mère, six +soeurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. +J'ai recours aux bontés de Votre Excellence: je la prie de venir au +secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui +est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du roi, +ait des appointements comme les autres vice-consulats; que d'agent, +que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le +traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence +obtiendrait facilement cette demande en faveur des longs services de +mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la +familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés. + + «Je suis avec le plus profond respect, + + «Monseigneur, + + «De Votre Excellence + + «Le très humble et très obéissant serviteur, + + «M.-G. Pangalo.» + Zéa, le 3 août 1816. + +{p.539} Toutes les fois qu'un peu de gaieté me vient sur les lèvres, +j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un +remords en relisant un passage (atténué, il est vrai, par des +expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls dans le +Levant: «Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l'_Itinéraire_, chantent +en grec: + + Ah! vous dirai-je, maman? + +«M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les +souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement +effacés.» + +Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes +discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, +le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris: + + «Monsieur l'ambassadeur, + +«Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu +l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre +Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la +campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez +à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience. + + «J'ai l'honneur d'être, etc. + + «Dupont.» + +Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage +sur l'Océan, tant la mémoire est {p.540} ingrate! Cependant, j'avais +gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de +moi dans la triste Cyclade glacée: + +«Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne, +elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la +rosée.» etc. + +Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir +mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy, +quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle? Avait-elle +été atteinte de l'hiver de Terre Neuve, ou conservait-elle le +printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort +Saint-Pierre? + +À la tête d'une excellente traduction des lettres de saint Jérôme, MM. +Collombet et Grégoire[416] ont voulu trouver dans leur notice, entre +ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je +me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait +la peinture de ses combats intérieurs: je n'aurais pas rencontré les +expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem; tout au +plus aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et +mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ces deux cantiques en italien de +l'époque qui précède l'italien de Dante: + + In foco l'amor mi mise, + In foco l'amor mi mise. + + [Note 416: _Lettres de Saint Jérôme_, traduites en + français par F. Z. Collombet et J.-F. Grégoire, + cinq volumes in-8{o}.] + +J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer; ces lettres semblent +m'apporter quelque murmure des vents, {p.541} quelque rayon des +soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les +flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité. + +Voudrais-je revoir ces contrées lointaines? Une ou deux, peut-être. Le +ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface +point; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la +_Vénus au jardin_ et de l'iris du Céphise. + +Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la +lettre qu'on va lire[417]. L'auteur futur de _Télémaque_ s'y révèle +avec l'ardeur du missionnaire et du poète: + +«Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à +Paris; mais enfin, Monseigneur, je pars, et peu s'en faut que je ne +vole. À la vue de ce voyage, j'en médite un plus grand. La Grèce +entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule; déjà le Péloponèse +respire en liberté, et l'Église de Corinthe va refleurir; la voix de +l'apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces +beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec +les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche +cet aréopage, où saint Paul {p.542} annonça aux sages du monde le +Dieu inconnu; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne +pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. +Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et +je goûte les délices du Tempé. + +«Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses +sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la +religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme +leur patrie? + + . . . . . . . . . . Arva, beata + Petamus arva divites et insulas. + +«Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du +disciple bien-aimé; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les +pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me +sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu +développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant, +qui, loin de précipiter l'Église comme Babylone, enchaîne le dragon et +la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et +l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour +après une si longue nuit; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur +et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une +nouvelle gloire; enfin les enfants d'Abraham épars sur toute la terre, +et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des +quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ {p.543} qu'ils +ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà +assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que c'est ma +dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous +importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir +de loin, en attendant que je puisse le faire de près. + + «Fr. de Fénelon. + + [Note 417: Fénelon songeait aux Missions du Levant, + au moment où il fut ordonné prêtre, vers 1675. Sa + lettre, qui porte simplement comme date: Sarlat, 9 + octobre, a dû être écrite entre 1675 et 1678, + époque où il fut chargé des Nouvelles Catholiques. + Le cardinal de Bausset (_Histoire de Fénelon_, + Livre I, nº 15) conjecture qu'elle fut adressée à + Bossuet; mais «le titre, ajouté par une main + étrangère sur l'original, donne lieu de penser + qu'elle fut écrite au duc de Beauvilliers, avec qui + Fénelon se lia de très bonne heure, par les soins + de M. Tronson, leur commun directeur». (_OEuvres de + Fénelon_, Édition Lefort, tome VII, p. 491.)] + +C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et +d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome. + + * * * * * + +Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Égypte et de la +terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire; +ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de +l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que +par le désert contre lequel elles étaient appliquées; la colonne de +Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le +long des sables de la Libye. À l'embouchure pélusiaque du Nil, je +n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte +par Plutarque: + +«L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque +demeurant du vieil bateau de pêcheur, suffisant pour brusler un pauvre +corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et +assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans, +avoit été à la guerre sous Pompée. Ah! lui dit le Romain, tu n'auras +pas tout seul cet honneur et te prie, {p.544} veuille-moi recevoir +pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je +n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant, en récompense de +plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne +aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le +plus grand capitaine des Romains.» + +Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye, et une jeune +esclave _libyenne_ a reçu de la main d'une _Pompée_ une sépulture non +loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. À ces jeux de la +fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la +Thébaïde: + +«Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière +ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux. +L'illustre Pompée, qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a +pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre +esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux +de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances.» +(_Anthologie_.) + +Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de +l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous +parler: l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de +Chio; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne +sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux +aussi ont changé: de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai +vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Égypte, +où mes regards n'avaient rencontré que des {p.545} _horizons nus et +ronds comme la bosse d'un bouclier_, disent les poésies arabes, _et +des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu_. +La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant +sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale +ou n'a-t-elle fait que changer de joug? + +Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses +vieilles moeurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement +précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, +l'Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former? qu'en sortira-t-il? +Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des +armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la +polygamie? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous +amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté? Que +résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations +politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le +Levant? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par +des bateaux à vapeur et des chemins de fer; par la vente du produit +des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, +anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha: tout cela +n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des +troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé +l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés +la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront: le +harem ne leur cachera plus ses secrets; ils n'auront point vu le vieux +soleil de l'Orient et le turban de Mahomet. Le {p.546} petit Bédouin +me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la +Judée: «En avant, marche!» L'ordre était donné, et l'Orient a marché. + +Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu? Il m'avait demandé, en +me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue +d'Enfer: cette place était occupée par un vieux portier et sa famille +que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien +volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps; enfin, nous fûmes +obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une +petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours +copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux +en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des +Vieillards: il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt +occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi sur la +natte d'où l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation +est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait +semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera +expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes +nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe; la première +nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir: «La +glace se forme au souffle de Dieu,» dit Job. + + + + +{p.547} APPENDICE + + +I + +LE COMTE DU PLESSIX DE PARSCAU, BEAU-FRÈRE DE CHATEAUBRIAND[418] + + [Note 418: Voir ci-dessus, p. 5.] + +Hervé-Louis-Joseph-Marie, comte du Plessix de Parscau, né à Landerneau +le 31 mars 1762, était fils de Louis-Guillaume du Plessix de Parscau, +lieutenant des vaisseaux du roi (mort chef d'escadre en 1786), et de +Anne-Marie-Geneviève le Roy de Parjean. + +À vingt ans--il était alors enseigne--il assista au siège de Gibraltar +à bord du _Guerrier_, que commandait son père (1782-1783). + +Il était lieutenant de vaisseau, lorsqu'il épousa à Saint-Malo, le 29 +mai 1789, Anne Buisson de la Vigne, fille de feu Messire +Alexis-Jacques Buisson de la Vigne et de Céleste Rapion de la +Placelière. + +Dès 1791, il émigra avec sa jeune femme et son fils âgé d'un an. Après +avoir séjourné quelque temps dans le {p.548} Hainaut autrichien, il +entra dans le régiment d'Hector composé d'officiers de marine, fit, en +qualité de capitaine la campagne de 1793-1794, et se retira en +Angleterre. + +En 1799, il fut envoyé par le comte d'Artois aux îles Saint-Marcouff, +avec mission de recevoir, d'armer et d'équiper les royalistes qui +voulaient passer en Normandie pour s'aller joindre aux troupes +commandées par Frotté et le chevalier de Bruslart. De 1803 à 1807, le +comte du Plessix de Parscau se fixe à Jersey où il continue de +travailler pour la cause royale. En 1807 seulement, car tout espoir +semblait désormais impossible, il revient en Angleterre, à Lymington. +La chute de Napoléon lui rouvre les portes de la France. Il y rentre +après une absence de vingt-trois ans, pendant laquelle il a perdu sa +femme, morte à Lymington en 1813, et sept de ses enfants, qui tous +dorment sur la terre étrangère; il lui en reste encore six, qui voient +la France pour la première fois. Pour remplacer auprès d'eux la mère +morte en exil, il épouse en 1814 une femme de quarante ans, Mlle de +Kermalun. Surviennent les Cent-Jours; menacé d'être arrêté, il s'exile +de nouveau, conduit sa famille à Lymington et se rend à Gand, où il +présente au roi Louis XVIII deux de ses fils qui sont en état de +servir, et où il retrouve son frère, le chevalier du Plessix de +Parscau, et Chateaubriand, son beau-frère. Le second retour du roi met +fin à son second exil. Nommé en 1816 capitaine de vaisseau, il reçoit +le commandement des élèves de la marine à Brest. Chevalier de +Saint-Louis depuis l'émigration, il est fait commandeur de Saint-Louis +en 1823, grâce sans doute à l'appui de Chateaubriand, alors ministre. +Les deux beaux-frères restèrent jusqu'à la fin dans les meilleurs +termes. + +Le comte du Plessix de Parscau fut promu en 1827 au grade de +contre-amiral; mais il dut bientôt prendre sa {p.549} retraite, ses +infirmités ne lui permettant plus de servir activement. Il est mort en +son château de Kergyon le 11 octobre 1831, à l'âge de soixante-neuf +ans. + + +II + +LE MARIAGE DE CHATEAUBRIAND[419]. + + [Note 419: Ci-dessus, p. 7.] + +Sainte-Beuve, dans la cinquième leçon du cours professé par lui à +Liège en 1848-1849 sur _Chateaubriand et son groupe littéraire sous +l'Empire_, signalant au passage le mariage du grand écrivain, ajoute +en note: + + Sur ce mariage, il m'a été raconté _d'étranges choses_: je + dirai peut être ce que j'en ai su, à la fin de ce volume. + +Et il n'y a pas manqué. Dans les _Notes diverses_ qu'il a entassées, à +la fin de son livre _sur_ et _contre Chateaubriand_, il se donne un +mal infini pour accréditer sur le mariage du poète et de Mlle Buisson +de La Vigne certaine historiette, qu'il raconte en ces termes: + + Le mariage de M. de Chateaubriand a été, dans le temps, + l'objet de procès et d'assertions contradictoires + singulières. Revenu d'Amérique, et à la veille d'émigrer, M. + de Chateaubriand épousa, au commencement de 1792, Mlle + Céleste de La Vigne-Buisson, petite-fille de M. de La + Vigne-Buisson, qui avait été gouverneur de la Compagnie des + Indes à Pondichéry. + +Sainte-Beuve reproduit ici le récit du mariage d'après les _Mémoires +d'Outre-tombe_, et il reprend: + + Mais voici bien autre chose. Ce n'est plus du côté d'un + oncle maternel démocrate que le mariage est attaqué, c'est + du côté de l'oncle paternel, et dans un esprit tout + différent. M. de Chateaubriand va se trouver entre deux + oncles. Je cite mes auteurs. M. Viennet, dans ses Mémoires + (inédits), raconte {p.550} qu'étant entré en service dans + la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant, + M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur + d'_Atala_ commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. + Viennet: «Je le connais; il a épousé ma nièce, et il l'a + épousée de force.» Et il raconta comment M. de + Chateaubriand, ayant à contracter union avec Mlle de La + Vigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies, + d'une façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme + prêtre et d'un autre comme témoin. Ce qu'ayant appris, + l'oncle Buisson serait parti, muni d'une paire de pistolets + et accompagné d'un vrai prêtre, et surprenant les époux de + grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez + maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur + l'heure.» Ce qui fut fait. + + M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut _un + vieil avocat de considération_, qui lui raconta le même + fait, et exactement avec les mêmes circonstances. + + Naturellement, dans ses _Mémoires_, M. de Chateaubriand n'a + touché mot de cela: il n'a parlé que du procès fait à + l'instigation de l'autre oncle. Faut-il croire que, selon le + désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre _non + assermenté_, et s'étant engagé à en trouver un, il ait + imaginé, dans son indifférence et son irrévérence d'alors, + de s'en dispenser en improvisant l'étrange comédie à + laquelle l'oncle de sa femme serait venu mettre bon + ordre?--Ce point de sa vie, si on le pouvait, serait à + éclaircir et l'on comprendrait mieux encore par là les + chagrins qu'il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il, + _par ses égarements_, et le mouvement de repentir qu'il dut + éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d'avoir pu la + revoir et l'embrasser[420]. + + [Note 420: _Chateaubriand et son groupe + littéraire_, tome II, p. 405.] + +[Illustration: Marie-Joseph CHÉNIER.] + +Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu'il fallait penser +des _étranges choses_ qu'il nous raconte, et qui auraient eu besoin, +pour être admises, d'une autre autorité que celle de M. Viennet, qui +n'a jamais réussi que ses _Fables_. Très pieuses, ayant en horreur les +prêtres _intrus_, la mère et les soeurs de Chateaubriand étaient sans +nul doute restées en rapports avec des prêtres _non assermentés_, +lesquels d'ailleurs, au commencement de 1792, étaient encore nombreux +en Bretagne. Elles ne {p.551} pouvaient donc avoir aucune peine à +en trouver un, pour bénir le mariage de leur fils et de leur frère, et +ce sont elles, bien évidemment, qui se sont chargées de le procurer. +Elles n'auront pas laissé ce soin à Chateaubriand, qui débarquait +d'Amérique et ne connaissait plus guère personne à Saint-Malo. Le +récit des _Mémoires d'Outre-tombe_ a donc pour lui toutes les +vraisemblances, tandis que la version où s'est complu Sainte-Beuve +sonne le faux à chaque ligne. Elle a d'ailleurs contre elle des +documents authentiques, des pièces irréfragables. M. Charles Cunat a +relevé sur les registres de l'état civil de Saint-Malo les extraits +qui suivent: + + _Du dimanche 18 mars 1792._ + + Il y a eu promesse de mariage entre: + + François-Auguste-René de Chateaubriand, fils mineur de feu + René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et + demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu + Alexis-Jacques et de feue dame Céleste Rapion, tous deux + originaires et domiciliés de cette ville: 1er et 3e bans. + + _Lundi 19 mars 1792._ + + François-Auguste-René de Chateaubriand, fils second et + mineur de feu René-Auguste de Chateaubriand et de dame + Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste + Buisson, fille mineure de feu sieur Alexis-Jacques Buisson + et dame Céleste Rapion de la Placelière, tous deux + originaires et domiciliés de cette ville, ont reçu de moi, + soussigné curé, la bénédiction nuptiale dans l'église + paroissiale, ce jour 19 mars 1792, en conséquence d'une + bannie faite au prône de notre messe paroissiale, sans + opposition, et de la dispense du temps prohibé et de deux + bans. La présente cérémonie faite en vertu de deux décrets + émanés de la justice de cette ville, attendu la minorité des + parties contractantes, en présence de François-André + Buisson, Jean-François Leroy, Michel-Thomas Bassinot et + Charles Malapert, qui ont attesté le domicile et la liberté + des parties; et ont signé avec les époux: + + _Céleste Buisson, François de Chateaubriand, + François-Auguste Buisson, Michel Bassinot, Malapert fils, + Leroy._ + + DUHAMEL, curé. + +{p.552} Ce mariage du 19 mars, célébré publiquement, régulièrement, +après la publication des bans, après deux décrets émanés de la justice +de paix, exclut nécessairement le prétendu mariage au pistolet et à la +minute de l'oncle Buisson. + +Mais il y a plus. Cet oncle Buisson, «le riche négociant de Lorient», +n'a jamais existé. La famille de La Vigne n'a jamais entendu parler de +lui, ni de son voyage à Saint-Malo, ni de ce mariage à main +armée[421]. + + [Note 421: Voir le premier chapitre du très + intéressant volume de M. Chédieu de Robethon sur + _Chateaubriand et Madame de Custine_ (1893).] + + +III + +FONTANES ET CHATEAUBRIAND[422]. + + [Note 422: Ci-dessus, p. 175.] + +Voici la réponse de Chateaubriand à la lettre de Fontanes qu'on a lue +dans le texte des _Mémoires_: + + _15 août 1798 (v. s.)._ + + Je ne puis vous dire tout le plaisir que j'ai éprouvé en + recevant votre lettre. Il a été en proportion de la solitude + de ma vie et des longues heures que je passe avec moi-même; + vous sentez combien les marques du souvenir d'un ami de + votre espèce doivent être chères alors. Si je suis la + seconde personne à laquelle vous avez trouvé quelques + rapports d'âme avec vous, vous êtes la première qui ayez + rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme: + tête, coeur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma guise, + et je sens que désormais je vous suis attaché pour la vie. + Il ne me manque plus que de connaître l'ami dont vous m'avez + fait un si grand éloge[423], pour vous connaître dans toutes + les parties de votre existence. + + [Note 423: Joubert.] + + J'ai appris avec une grande et vraie joie vos heureux + travaux au bord de l'Elbe. Vous possédez, sans aucun doute, + le plus beau talent de la France, et il est bien malheureux + que votre {p.553} paresse soit un obstacle qui retarde la + gloire dont nous vous verrons briller un jour. Songez, mon + cher ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au + lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit + d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques + cartons qui indiqueront seulement ce que vous auriez été. + C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent + dans le monde. Vous le possédez, cet art qui s'assied sur + les ruines des empires et qui seul sort tout entier du vaste + tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il donc + possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le ciel + a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à la + _Grèce sauvée_? Vous savez que tout ceci n'est pas un pur + jargon de ma part, je vous ai souvent parlé à ce sujet; + votre paresse me tient au coeur. + + De vous à moi, et de la _Grèce sauvée_ aux _Natchez_, la + chute est immense; mais vous voulez que je vous parle de + moi. Je vous dirai que le courage m'a abandonné depuis votre + départ; tout ce que j'ai pu faire a été de mettre au net un + troisième livre et d'imaginer une nouvelle division du plan. + Chaque livre portera un titre particulier. Les deux + premiers, par exemple, s'appelleront les _Livres du Récit_; + le troisième, le _Livre de l'Enfer_; le quatrième, le _Livre + des Moeurs_; le cinquième, le _Livre du Ciel_; le sixième, + le _Livre d'Othaïti_: le septième, le _Livre des Loix_, + etc., etc.; de même que les Anciens disaient le livre de la + _Colère d'Achille_, le livre des _Adieux d'Andromaque_, + etc., et de même qu'Hérodote avait divisé son histoire. + Cette sorte de division toute antique que je fais ainsi + revivre a quelque chose de singulièrement attrayant, et + d'ailleurs favorise beaucoup mon travail. + + Au reste, mon cher ami, je passe ma vie fort tristement. + J'ai revu la plupart des lieux que nous avions vus ensemble. + J'ai dîné seul sur la _colline_, dans cette petite chambre + où nous avions vu le soleil couchant; j'ai visité les + jardins sur les bords de la rivière, j'ai eu deux longues + conversations avec M. de L[amoignon]. Par ailleurs, j'ai + laissé là toutes vos anciennes connaissances. Je ne vois + presque plus P[anat]. Quelques personnes m'ont questionné + sur votre compte. J'ai répondu comme je le devais. Il paraît + que beaucoup _de petites gens_ sont peu contents de vous. Au + nom du ciel, évitez tout ce qui peut vous compromettre, + laissez à d'autres que vous un métier indigne de vos + talents, et qui troublerait le reste de votre vie et celle + de vos amis. + + Nous reverrons-nous jamais, mon cher ami? Je ne sais, mais + je suis triste. Vous avez beaucoup moins besoin de moi que + je {p.554} n'ai besoin de vous. Votre famille et vos amis + vous environnent, et vous trouvez en vous-même plus de + ressources que je ne puis en trouver en moi. D'ailleurs, il + y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de _mon + intérieur_, et il faut à la fin qu'il s'épuise. Et puis, cet + Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir + été quelque temps une grande douceur, devient une grande + amertume! + + Si vous avez quelque humanité, écrivez-moi souvent, très + souvent. Parlez-moi de vos travaux et de cette femme + admirable que vous devez beaucoup aimer, car elle a beaucoup + fait pour vous. Des hauteurs du bonheur ne m'oubliez pas. + Indiquez-moi de nouveau les moyens de correspondre avec + vous; je suppose que les premières adresses que vous m'aviez + données ne valent plus rien. Adieu, croyez au sincère, au + très sincère attachement de votre ami des terres de l'exil. + + Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au + coeur dans une liaison commencée par deux Français + malheureux, loin de leur patrie? Cela ressemble beaucoup à + celle de _René_ et d'_Outougamiz_: nous avons _juré_ dans un + _désert_ et sur des _tombeaux_. + + Je ne signe point, ne signez plus. Le cousin vous dit mille + choses ainsi que M. de L[amoignon]. Le contrôleur des + finances[424] n'a point tenu sa parole et je suis fort + malheureux. Rappelez-moi au souvenir de l'ancien ami + F[lins][425]. + + [Note 424: M. du Theil.] + + [Note 425: Bibliothèque de Genève.--Original + autographe, sans suscription ni + signature.--_Chateaubriand, sa femme et ses amis_, + par l'abbé Pailhès.] + + +IV + +COMMENT FUT COMPOSÉ LE «GÉNIE DU CHRISTIANISME»[426]. + + [Note 426: Ci-dessus, p. 181.] + +Dans une lettre du 19 août 1799, que nous donnerons tout à l'heure, +Chateaubriand annonce à ses amis de France «un ouvrage qui s'imprime à +Londres et qui a pour titre: _De la Religion chrétienne par rapport à +la Morale et aux Beaux-Arts_; cet _octavo_ de grandeur ordinaire, +{p.555} forme un volume de 430 pages». D'après M. l'abbé Pailhès, +dans son beau livre sur _Chateaubriand, sa femme et ses amis_, +Chateaubriand ne se serait mis à l'oeuvre qu'après avoir appris la +mort de sa soeur, Mme de Farcy, et sous le coup de cette mort +succédant à celle de sa mère. En un mois, il aurait écrit son ouvrage. + + Un mois ne s'était pas écoulé, dit M. Pailhès, du 22 + juillet, date de la mort de sa soeur, au 19 août 1799, date + de la lettre à ses amis de France, et déjà le livre + s'imprimait ou plutôt était sur le point de s'imprimer. + Est-ce croyable? Oui, si l'on veut bien se rappeler + «l'opiniâtreté de Chateaubriand à l'ouvrage»; oui, si l'on + veut bien tenir compte de ce fait que «ses matériaux étaient + dégrossis de longue main par ses précédentes études[427]». + + [Note 427: L'abbé Pailhès, p. 41.] + +Je ne saurais, je l'avoue, m'associer ici aux conclusions de +l'honorable et savant écrivain. Mme de Farcy était morte le 22 juillet +1799. En ce temps-là, et de France en Angleterre, la guerre existant +toujours entre les deux pays, les communications étaient rares et +difficiles. Chateaubriand ne put recevoir la lettre lui annonçant la +mort de sa soeur qu'au bout d'une ou deux semaines, dans les premiers +jours d'août au plus tôt. Ce serait donc en moins de quinze jours +qu'il aurait formé le plan du _Génie du christianisme_ et qu'il en +aurait écrit un volume entier, un in-octavo de 430 pages. Cela est +manifestement impossible. Ce qui est vrai, c'est ce que Chateaubriand +lui-même nous apprend dans ses _Mémoires_. + +Sa mère était morte le 31 mai 1798. Mme de Farcy lui annonça le fatal +événement par une lettre, datée de Saint-Servan, 1er juillet 1798. +Lorsque Chateaubriand écrivit à Fontanes, le 15 août[428], la +douloureuse missive ne lui était pas encore parvenue. Il ne la reçut +qu'assez longtemps après. C'est donc dans les derniers mois de 1798 +qu'il conçut la pensée d'expier l'_Essai_ par un {p.556} ouvrage +religieux. Il lui fallut former son plan, amasser ses matériaux; il ne +se mit à la rédaction qu'en 1799; c'est encore lui qui nous le dit +dans les _Mémoires_: «L'ouvrage fut commencé à Londres en 1799.» +Seulement, il fut commencé, non au mois de juillet 1799,--nous avons +vu que c'était impossible,--mais dès les premiers jours de l'année, et +alors on s'explique très bien que, le 19 août, un volume entier fût +déjà composé. + + [Note 428: Voir ci-dessus, _Appendice_ nº III.] + +Lisons maintenant la lettre du 19 août. Au point de vue de la +composition du _Génie du christianisme_, elle mérite une très +particulière attention. Rien ne saurait nous être indifférent de ce +qui se rattache à un livre qui a été un des grands événements de ce +siècle. Elle est adressée à Fontanes, sous le couvert de sa femme, la +_citoyenne Fontanes, à Paris:_ + + _19 août 1799 (v. s.)._ + + Citoyenne, + + On cherche à vendre pour cent-soixante pièces de + vingt-quatre livres, à Paris, les feuilles d'un ouvrage qui + s'imprime chez l'étranger et qui a pour titre: _De la + Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux + Beaux-Arts_. Cet octavo de grandeur ordinaire, et formant un + volume d'environ 430 pages, est une sorte de réponse + indirecte au poème de la _Guerre des Dieux_, et autres + livres de ce genre. Il se divise en sept parties. + + La première traite des mystères, des sacrements et des + vertus du Christianisme _considérés moralement et + poétiquement_. + + La seconde se rapporte aux traditions des Écritures. + + Dans les troisième et quatrième parties, on examine le + Christianisme _employé comme merveilleux dans la poésie_. + + La cinquième partie contient ce qui a rapport au culte en + général, tel que les fêtes, les cérémonies de l'Église, + etc., etc. + + La sixième parle du culte des tombeaux chez tous les peuples + de la terre, et le compare à ce que les chrétiens ont fait + pour les morts. + + La septième enfin se forme de sujets divers comme de + quelques chapitres sur les églises gothiques, sur les + ruines, sur les monastères, sur les missions, sur les + hospices, sur le culte des croix, des saints, des vierges + dans le désert, sur les harmonies {p.557} entre les grands + effets de la nature et la religion chrétienne, etc., etc. Un + grand nombre des meilleurs morceaux des _Natchez_ se + trouvent cités dans cet ouvrage qui, comme vous le voyez, + est du même auteur. + + On vous le recommande particulièrement, citoyenne, et pour + la vente des feuilles, et pour les papiers publics, + lorsqu'il paraîtra. Adressez, nous vous en supplions, le + plus tôt possible, à ce sujet, un mot par la voie + d'Hambourg, ou tout autre voie, à _MM. Dulau et Cie, + libraires, Wardour street, à Londres_. La maison de ces + citoyens est fort connue dans la librairie et est + co-propriétaire du manuscrit avec l'auteur. Si quelque + libraire de Paris veut acheter les feuilles au prix offert, + les citoyens Dulau et Cie les lui feront passer + régulièrement et promptement à mesure qu'elles se tireront à + Londres, et ils s'engagent de plus à ne publier chez + l'étranger que lorsque l'édition de Paris aura été mise en + vente. L'arrangement des cent soixante louis n'est pas, au + reste, si fixe, que vous ne puissiez le changer à volonté. + Que vous obteniez plus ou moins, que l'on fasse le payement + en argent ou en livres à votre choix et expédiés pour le + citoyen Dulau, tout cela est égal à l'auteur. Vous aurez + même les feuilles pour rien, si vous les demandez pour + vous-même et dans le dessein de vous en servir pour le + mieux. Il n'y a pas un mot de politique, dans l'ouvrage, qui + puisse en empêcher la vente. Il est purement littéraire et + nous connaissons bien votre indulgence pour l'auteur. Nous + croyons que vous serez contente de ce que vous verrez. C'est + peut-être ce qu'il a fait de mieux jusqu'à présent, outre ce + que l'ouvrage contient par ailleurs des _Natchez_, afin de + donner au public un avant-goût de cette épopée de l'homme + sauvage. Le morceau sur le _clocher_, le _tombeau dans + l'arbre_, le _coucher de soleil en pleine mer_, le _couvent + au bord d'une grève_, et quelques autres encore s'y + trouvent. + + Quel long silence, chère citoyenne, et que de choses + d'amitié on aurait à vous dire! Mais dans ces temps de + calamité, il ne faut mettre dans une lettre que les mots + absolument indispensables. Salut, bonheur et souvenir. + + Vous savez que, répondant par Hambourg, il faut avoir un + correspondant pour recevoir votre lettre et l'expédier pour + l'Angleterre. Vous vous en procurerez un fort aisément. + + (Suscription) À la citoyenne... + ...es. + + à Paris. + +{p.558} Deux mois plus tard, le 27 octobre 1799, dans une autre lettre +à Fontanes, Chateaubriand parle, non plus d'un volume, mais de deux +in-octavo de 350 pages chacun. Cette lettre, comme celle du 19 août, +doit être reproduite en entier. Elle a désarmé Sainte-Beuve lui-même +qui, en la publiant, le premier, dans une de ses Causeries du Lundi, +la fit précéder de ces lignes: + + La sincérité de l'émotion dans laquelle Chateaubriand conçut + la première idée du _Génie du christianisme_, est démontrée + par la lettre suivante écrite à Fontanes, lettre que j'ai + trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci, dont Mme la + comtesse Christine de Fontanes, fille du poète, possède + l'original, et qui n'étant destinée qu'à la seule amitié, en + dit plus que toutes les phrases écrites ensuite en vue du + public. + +Voici cette lettre: + + _Ce 27 octobre 1799 (Londres)._ + + Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse + qui y règne m'a pénétré l'âme. Vous m'embrassez les larmes + aux yeux, me dites-vous. Le ciel m'est témoin que les miens + n'ont jamais manqué d'être pleins d'eau toutes les fois que + je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui + m'attendrissent davantage, parce que vous êtes selon les + choses de mon coeur, et selon l'idée que je m'étais faite de + l'homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous ne + faisiez que des vers comme Racine, si vous n'étiez pas bon + par excellence, comme vous l'êtes, je vous admirerais, mais + vous ne posséderiez pas toutes mes pensées comme + aujourd'hui, et mes voeux pour votre bonheur ne seraient pas + si constamment attachés à mon admiration pour votre beau + génie. Au reste, c'est une nécessité que je m'attache à vous + de plus en plus, à mesure que tous mes autres liens se + rompent sur la terre. Je viens encore de perdre ma + soeur[429] que j'aimais tendrement et qui est morte de + chagrin dans le lieu d'indigence où l'avait reléguée Celui + qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les + récompenser dans une autre vie. _Une âme telle que la + vôtre_, dont les amitiés doivent être aussi durables que + sublimes, _se persuadera malaisément que tout se réduit à + quelques jours d'attachement_ dans un monde dont les figures + changent si vite, et où tout {p.559} consiste à acheter si + chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu, qui voyait que mon + coeur ne marchait point dans les voies iniques de + l'ambition, ni dans les abominations de l'or, a bien su + trouver l'endroit où il fallait le frapper, puisque c'était + lui qui en avait pétri l'argile et qu'il connaissait le fort + et le faible de son ouvrage. Il savait que j'aimais mes + parents et que là était ma vanité: il m'en a privé afin que + j'élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous + toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a + données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la + souveraine beauté et le souverain génie, là où est un Dieu + immense qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux + comme une flotte magnifique, et qui a placé le coeur de + l'honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants. + + [Note 429: Mme de Farcy.] + + Il faut que je vous parle encore de l'ouvrage auquel vous + vous intéressez. Je ne saurais guère vous en donner une idée + à cause de l'extrême variété des tons qui le composent; mais + je puis vous assurer que j'y ai mis tout ce que je puis, car + j'ai senti vivement l'intérêt du sujet. Je vous ai déjà + marqué que vous y trouveriez ce qu'il y a de mieux dans les + _Natchez_. Puisque je vous ai entretenu de morts et de + tombeaux au commencement de cette lettre, je vous citerai + quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C'est dans la + septième partie où, après avoir passé en revue les tombeaux + chez tous les peuples anciens et modernes, j'arrive aux + tombeaux chrétiens. Je parle de cette fausse sagesse qui fit + transporter les cendres de nos pères hors de l'enceinte des + villes, sous je ne sais quel prétexte de santé. Je dis: «Un + peuple est parvenu au moment de sa dissolution etc[430]...» + + [Note 430: Chateaubriand cite ici tout un morceau + de son livre, qui se retrouve, avec beaucoup de + changements et de corrections, dans le _Génie du + christianisme_ (4e partie, livre II, au chapitre + des _Tombeaux chrétiens_).] + + Dans un autre endroit, je peins ainsi les tombeaux de + Saint-Denis avant leur destruction: «On frissonne en voyant + ces vastes ruines où sont mêlées également la grandeur et la + petitesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées, + etc[431]...» + + [Note 431: Ici encore, Chateaubriand envoie à son + ami un long passage de son livre, reproduit + également, avec des corrections, dans le chapitre + du _Génie du christianisme_ intitulé: _Saint-Denis_ + (chapitre IX du livre II de la quatrième partie).] + + Je n'ai pas besoin de vous dire qu'auprès de ces couleurs + sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos + cimetières dans les campagnes, les tombeaux chez les + sauvages de {p.560} l'Amérique (où se trouve _le tombeau + dans l'arbre_), etc. Je vous avais mal cité le titre de + l'ouvrage; le voici: _Des beautés poétiques et morales de la + religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres + cultes de la terre_. Il formera deux volumes in-8{o} de 350 + pages chacun. + + Mais, mon cher ami, ce n'est pas de moi, c'est de vous que + je devrais vous entretenir. Travaillez-vous à la _Grèce + sauvée_? Vous parlez de talents: que sont les nôtres auprès + de ceux que vous possédez! Comment persécute-on un homme tel + que vous? Les misérables! mais enfin ils ont bien renié Dieu + qui a fait le ciel et la terre; pourquoi ne renieraient-ils + pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les + plus beaux attributs de cet Être tout puissant? + + Tâchez de me rendre service touchant l'ouvrage en question; + mais au nom du Ciel, ne vous exposez pas. Veillez aux + papiers publics lorsqu'il paraîtra; écrivez-moi souvent. + Voici l'adresse à employer: _À M. César Godefroy, négociant + à Hambourg_ sur la première enveloppe, et, au dedans, à _MM. + Dulau et Cie, libraires_. _Mon nom est inutile sur + l'adresse_; mettez seulement après Dulau, deux étoiles... + + Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme + auquel vous me léguâtes à votre départ[432]. Nous parlons + sans cesse de vous. Il vous aime presque autant que moi. + Adieu, que toutes les bénédictions du ciel soient avec vous! + Puissé-je vous embrasser encore avant de mourir! + + [Note 432: Christian de Lamoignon.] + +Après avoir eu d'abord un volume (août 1799), après en avoir ensuite +formé deux (octobre 1799), l'ouvrage de Chateaubriand en aura quatre +lorsqu'il paraîtra le 14 avril 1802. L'édition en deux volumes, +imprimée déjà en partie à Londres, avait été interrompue par le retour +en France de l'auteur, au mois de mai 1800. Chateaubriand s'était +alors déterminé à recommencer l'impression à Paris et à refondre le +sujet en entier, d'après les nouvelles idées qu'avait fait naître en +lui son changement de position. Nous aurons à y revenir. + + +{p.561} V + +LA RENTRÉE EN FRANCE[433]. + + [Note 433: Ci-dessus, p. 228.] + +Lorsque Chateaubriand eut décidé de rentrer en France, il avisa +Fontanes de sa résolution par la lettre suivante, la dernière de +l'exil: + + _Ce 19 février 1800 (v. s.)._ + + Depuis cette première lettre, écrite de votre _solitude_, où + vous m'annonciez que vous alliez me récrire incessamment, je + n'ai plus reçu de nouvelles de vous. Est-ce, mon cher ami, + que les jours de la prospérité vous auraient fait oublier un + malheureux? Je ne puis croire qu'avec vos beaux talents vous + soyez fait comme un autre homme. Je vous gronderais bien + fort, si j'ignorais les dangers que vous avez courus; je + suis encore trop alarmé pour avoir le loisir d'être en + colère. Êtes-vous bien remis au moins? Ne vous sentez-vous + plus de votre chute? Dépêchez-vous de me tranquilliser + là-dessus. + + L'ami commun qui vous remettra cette lettre vous instruira + de mes projets et de l'espoir que j'ai de vous embrasser en + peu de temps; pourvu toutefois que vous ne soyez pas aussi + paresseux et que vous songiez un peu plus à moi. Le citoyen + du B... vous dira aussi où j'en suis de mon travail, les + succès qu'on veut bien me promettre, etc. J'arriverai auprès + de vous avec une moitié de l'ouvrage imprimée et l'autre + manuscrite _le tout formera deux volumes in-8{o} de 350 + pages_. Vous serez peut-être un peu surpris de la nouveauté + du cadre, et de la manière toute singulière dont le sujet + est envisagé. Vous y retrouverez, en citation, les morceaux + qui vous ont plu davantage dans les _Natchez_. + + Je désire donc, mon cher ami, que vous prépariez les voies + auprès d'un libraire. C'est là mon unique espérance. Si je + réussis, je suis tiré d'affaire pour longtemps: si je + sombre, je suis un homme noyé sans retour. Tâchez donc de + vous donner un peu de mouvement sur cet article, et ensuite + _sur un autre très essentiel_, dont du B... vous parlera + (radiation de la liste {p.562} des émigrés). On dit que + cela est fort aisé; je compte sur votre crédit, votre amitié + et votre zèle. Si vous mettez de la promptitude dans vos + démarches, si je puis compter sur un libraire en arrivant, + je serai au village dans le commencement d'avril. + + Du B... vous dira que j'amène avec moi quelqu'un que vous + connaissez et qui vous aime presque autant que moi[434]. + Peut-être même cette personne me devancera-t-elle. Elle + compte bien vous gronder pour votre paresse envers vos amis. + + Écrivez-moi sur le champ un petit mot; notre ami du B... se + chargera de me le faire passer. J'espère que nous nous + connaîtrons un jour davantage, et que vous vous repentirez + de m'avoir traité si froidement. Mille et mille + bénédictions, mon cher et admirable ami; puissé-je vous voir + bientôt et vous dire combien je vous suis sincèrement et + tendrement attaché. Rappelez-moi donc vite sous l'influence + de cette belle muse dont la mienne a un si grand besoin pour + se réchauffer. Souvenez-vous que vous m'avez écrit que vous + ne seriez heureux que lorsque vous m'auriez préparé _une + ruche et des fleurs à côté des vôtres_[435]. + + [Note 434: Lamoignon.] + + [Note 435: Bibliothèque de Genève.--Original + autographe sans suscription.] + +En débarquant à Calais, le 8 mai 1800, Chateaubriand écrivit à +Fontanes ce petit mot: + + _Calais, 18 floréal an VIII (8 mai 1800)._ + + J'arrive, mon cher et aimable ami, Mme Jacquet[436] veut + bien me donner une place dans sa voiture. Je descendrai chez + vous, et je vous prie de me chercher un logement tout près + du vôtre. Nous serons à Paris le 10. + + Tâchez de redoubler d'amitié pour moi, car j'aurai bien + besoin de vous, et je vais vous mettre à de rudes épreuves. + Annoncez-moi à Mme F[ontanes] et réclamez pour moi ses + bontés. + + J'ai bien changé, mon cher ami, depuis que j'ai quitté la + Suisse, pour voyager chez les Natchez, et vous aurez peine à + me reconnaître. Je vous embrasse tendrement. + + LA SAGNE[437]. + + [Note 436: Sans doute Mme Lindsay, et non Mme + d'Aguesseau, comme le dit Villemain. Voir + ci-dessus, page 290 des _Mémoires_.] + + [Note 437: Bibliothèque de Genève.--Original + autogr.] + + +{p.563} VI + +LE GÉNIE DU CHRISTIANISME[438]. + + [Note 438: Ci-dessus, p. 280.] + +Le _Génie du christianisme_ fut mis en vente, le 14 avril 1802 (24 +germinal an X), chez Migneret, rue du Sépulcre, faubourg Saint-Germain, +nº 28, et chez Le Normant, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, +nº 43[439]. L'ouvrage formait cinq volumes in-8{o}; mais le cinquième +se composait exclusivement des _Notes et éclaircissements_. + + [Note 439: _Journal des Débats_, 14 et 29 germinal + an X.] + +Chateaubriand avait d'abord projeté de donner pour titre à son livre: +_De la religion chrétienne par rapport à la morale et aux +beaux-arts_[440]. Un peu plus tard, il avait songé à l'intituler comme +suit: _Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et +de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre_[441]. +C'était beaucoup trop long; Chateaubriand le comprit, et lorsque son +livre parut, ce fut avec ce titre, qui disait tout en deux mots et qui +allait si vite devenir immortel: GÉNIE DU CHRISTIANISME _ou Beautés de +la religion chrétienne_, par François-Auguste Chateaubriand. À la +première page de chaque volume se trouvait l'épigraphe suivante, +supprimée depuis: + + Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir + d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre + bonheur dans celle-ci. + + MONTESQUIEU, _Esprit des Lois_, livre XXIV, Ch. III. + + [Note 440: Lettre à Fontanes, du 19 août 1799.] + + [Note 441: Lettre à Fontanes, du 27 octobre 1799.] + +La _Préface_ que l'auteur avait mise en tête de son ouvrage a +également disparu des éditions postérieures. Comme elle renferme des +détails d'un réel intérêt, je crois devoir la reproduire ici tout +entière: + +{p.564} PRÉFACE + + Je donne aujourd'hui au public le fruit d'un travail de + plusieurs années; et comme j'ai réuni dans le _Génie du + christianisme_ d'anciennes observations que j'avais faites + sur la littérature, et une grande partie de mes recherches + sur l'histoire naturelle et sur les moeurs des sauvages de + l'Amérique, je puis dire que ce livre est le résultat des + études de toute ma vie. + + J'étais encore à l'étranger lorsque je livrai à la presse le + premier volume de mon ouvrage. Cette édition fut interrompue + par mon retour en France, au mois de mai 1800 (floréal an + VIII). + + Je me déterminai à recommencer l'impression à Paris et à + refondre le sujet en entier, d'après les nouvelles idées que + mon changement de position me fit naître: on ne peut écrire + avec mesure que dans sa patrie. + + Deux volumes de cette seconde édition étaient déjà imprimés, + lorsqu'un accident me força de publier séparément l'épisode + d'_Atala_, qui faisait partie du second volume et qui se + trouve maintenant dans le troisième[442]. + + [Note 442: C'est l'histoire de René qui remplace + aujourd'hui celle d'Atala dans le second volume. + (Note de Chateaubriand.)] + + L'indulgence avec laquelle on voulut bien accueillir cette + petite anecdote ne me rendit que plus sévère pour moi-même. + Je profitai de toutes les critiques, et, malgré le mauvais + état de ma fortune, je rachetai les deux volumes imprimés du + _Génie du christianisme_, dans le dessein de retoucher + encore une fois tout l'ouvrage. + + C'est cette troisième édition que je publie. J'ai été forcé + d'entrer dans ces détails, premièrement: pour montrer que si + mes talents n'ont pas répondu à mon zèle, du moins j'ai + suffisamment senti l'importance de mon sujet; secondement: + pour avertir que tout ce que le public connaît jusqu'à + présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement, + d'après les deux éditions manquées. Or, {p.565} on sait de + quelle importance peut être un seul mot changé, ajouté ou + omis dans une matière aussi grave que celle que je traite. + + Il y avait dans mon premier travail plusieurs allusions aux + circonstances où je me trouvais alors. J'en ai fait + disparaître le plus grand nombre; mais j'en ai laissé + quelques-unes: elles serviront à me rappeler mes malheurs, + si jamais la fortune me sourit, et à me mettre en garde + contre la prospérité. + + Le chapitre d'introduction servant de véritable préface à + mon ouvrage, je n'ai plus qu'un mot à dire ici. + + Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à + élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce + genre d'attaque, employé pour détruire l'effet d'un ouvrage + religieux, est fort connu. Il est donc probable que je n'y + échapperai pas, moi surtout à qui l'on peut reprocher des + erreurs. + + Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils + sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une + religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant + méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques + institutions et du vice de quelques hommes, je suis tombé + jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en + rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, + sur les sociétés que je fréquentais, mais j'aime mieux me + condamner: je ne sais point excuser ce qui n'est point + excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence + s'est servie pour me rappeler à mes devoirs. + + Ma mère, après avoir été jetée à 72 ans dans des cachots où + elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un + lieu obscur, sur un grabat où ses malheurs l'avaient + reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses + derniers jours une grande amertume; elle chargea, en + mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion + dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le voeu + de ma mère; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma + soeur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des + suites de son emprisonnement. Ces deux {p.566} voix sorties + du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort + m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, + j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma + conviction est sortie du coeur: j'ai pleuré et j'ai cru. + + On voit par ce récit combien ceux qui m'ont supposé animé de + l'esprit de parti se sont trompés. J'ai écrit pour la + religion, par la même raison que tant d'écrivains ont fait + et font encore des livres contre elle; où l'attaque est + permise, la défense doit l'être. Je pourrais citer des pages + de Montesquieu en faveur du christianisme, et des invectives + de J.-J. Rousseau contre la philosophie, bien plus fortes + que tout ce que j'ai dit, et qui me feraient passer pour un + fanatique et un déclamateur si elles étaient sorties de ma + plume. + + Je n'ai à me reprocher dans cet ouvrage, ni l'intention, ni + le manque de soin et de travail. Je sais que dans le genre + d'apologie que j'ai embrassé, je lutte contre des + difficultés sans nombre; rien n'est malaisé comme d'effacer + le ridicule. Je suis loin de prétendre à aucun succès; mais + je sais aussi que tout homme qui peut espérer quelques + lecteurs rend service à la société en tâchant de rallier les + esprits à la cause religieuse; et dût-il perdre sa + réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de + joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet + homme puissant qui nous a retirés de l'abîme. + + «Celui, dit M. Lally-Tolendal, à qui toute force a été + donnée pour pacifier le monde, à qui tout pouvoir a été + confié pour restaurer la France, a dit au prince des + prêtres, comme autrefois Cyrus: _Jéhovah, le Dieu du ciel, + m'a livré les royaumes de la terre, et il m'a commis pour + relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de + Jérusalem, rétablissez le temple de Jéhovah_[443].» + + À cet ordre du libérateur, tous les juifs, et jusqu'au + moindre d'entre eux, doivent rassembler des matériaux pour + hâter la reconstruction de l'édifice. Obscur israélite, + j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. Je n'ose me + {p.567} flatter que, du séjour immortel qu'elle habite, ma + mère ait encouragé mes efforts; puisse-t-elle du moins avoir + accepté mon expiation! + + [Note 443: Lettres de M. Lally-Tolendal, p. 27.] + + * * * * * + +Cette _Préface_ est une vraie page de mémoires, écrite, non après +coup, à distance, mais au moment même de l'événement, et toute +vibrante encore de l'émotion ressentie. Elle est de plus le millésime +qui marque la vraie date de l'apparition de l'ouvrage de +Chateaubriand. À ce double titre, elle n'aurait jamais dû perdre, et, +à l'avenir, il est essentiel qu'elle reprenne sa place en tête du +_Génie du christianisme_. + + * * * * * + +La première édition du _Génie du christianisme_ fut tirée à quatre +mille exemplaires. Dans une seule journée, le libraire Migneret +vendait pour _mille écus_, et il parlait déjà d'une seconde édition. +L'ouvrage, je l'ai dit, avait paru le 24 germinal. Le lendemain 25, +Fontanes l'annonçait et le mettait, dès ce premier jour, à sa vraie +place, dans un article publié dans le _Mercure_. L'heure, certes, +était propice et solennelle. On était à trois jours du dimanche 28 +germinal an X[444], le jour de Pâques de l'année 1802, la plus grande +journée du siècle, plus glorieuse même que Marengo, plus éclatante +encore qu'Austerlitz. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de +cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la +ratification du traité de paix entre la France et l'Angleterre, la +promulgation du Concordat et le rétablissement de la religion +catholique. + + [Note 444: 18 avril 1802.] + +Quelques heures plus tard, suivi des premiers corps de l'État, entouré +de ses généraux en grand uniforme, le premier Consul se rendait du +palais des Tuileries à l'église métropolitaine de Notre-Dame, où le +cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, +entonnait {p.568} le _Te Deum_, exécuté par deux orchestres que +conduisaient Méhul et Cherubini[445]. Ce même jour, le _Moniteur_ +empruntait au _Mercure_ et reproduisait l'article de Fontanes sur le +_Génie du christianisme_. + + [Note 445: _Journal de Paris_, 29 germinal an X.] + +Ce n'est pas sans émotion qu'aujourd'hui encore, après un siècle +bientôt écoulé, on lit dans le _Journal des Débats_ du samedi 27 +germinal an X: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira +enfin, _après dix ans de silence_, pour annoncer la _fête de Pâques_.» +Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu'au matin de ce +18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses +volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les +hameaux, d'un bout de la France à l'autre, les cloches répondirent à +cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable _Alleluia!_ +_Le Génie au christianisme_ mêla sa voix à ces voix sublimes; comme +elles, il rassembla les fidèles et les convoqua aux pieds des autels. + + +VII + +CHATEAUBRIAND ET Mme DE CUSTINE[446]. + + [Note 446: Ci-dessus, p. 297.] + +Sur les relations de Chateaubriand et de Mme de Custine, nous n'avons +pas moins de deux volumes publiés, le premier en 1888 par M. Agénor +Bardoux, le second en 1893 par M. Chédieu de Robethon. + +Déjà en 1885, M. Bardoux avait consacré un volume à la _Comtesse +Pauline de Beaumont_; son livre sur _Madame de Custine_ en était comme +la suite. Certes, dans ces deux volumes, l'auteur a mis de l'esprit, +de l'intérêt, de la délicatesse. On me permettra cependant de tenir +pour fâcheuses de telles publications. Que Chateaubriand, {p.569} +puisqu'il appartient à l'histoire, relève de la chronique, je le veux +bien; mais ces femmes qui ont vécu dans l'ombre, qui n'ont jamais joué +aucun rôle, a-t-on le droit aujourd'hui de les mettre en scène, de +venir, après un demi-siècle et plus, raconter leurs amours, vider +leurs tiroirs et jeter en pâture à la malignité publique leurs lettres +les plus intimes? + +Quoiqu'il en soit, M. Bardoux a pris texte des relations de Mme de +Custine et de Chateaubriand pour présenter sous un jour odieux le +caractère du grand écrivain. Il a fait de Mme de Custine une victime +misérablement trahie, lâchement abandonnée; il a fait de Chateaubriand +un froid adorateur, sans scrupules, sans remords et sans pitié. + +Il y avait peut-être quelque témérité, de la part de M. Bardoux, à +mettre ainsi tous les torts à la charge de l'une des parties, alors +que les pièces principales du procès lui faisaient défaut. De la +correspondance échangée entre Chateaubriand et Mme de Custine, il ne +possédait rien, en effet, si ce n'est une lettre et quelques billets à +peu près insignifiants. Cette correspondance existait pourtant; elle +était aux mains d'un heureux collectionneur, M. Chédieu de Robethon. +Ce dernier n'avait pas moins de quarante lettres de Chateaubriand à +Mme de Custine. Or, ces lettres, loin de s'accorder avec les sévérités +dont l'illustre écrivain venait d'être l'objet, le disculpaient, au +contraire, complètement. Ne devenait-il pas dès lors nécessaire de les +publier? M. de Robethon l'a pensé avec d'autant plus de raison, qu'il +ne pouvait être accusé de révéler au public les faiblesses de la vie +de Mme de Custine: après le livre de M. Bardoux, il ne restait plus +une indiscrétion à commettre. + + * * * * * + +À quelle époque Chateaubriand et Mme de Custine se sont-ils connus? +comment est né ce long attachement {p.570} qui a traversé tant de +fortunes diverses et que la mort seule a brisé? D'après M. Bardoux, +ils se seraient vus pour la première fois en 1803, dans le salon de +Mme de Rosambo, alliée au frère aîné de Chateaubriand, qui avait été +une des compagnes de Mme de Custine à la prison des Carmes[447]. M. de +Robethon est d'avis que leur première rencontre remonte un peu plus +haut, peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des +circonstances très différentes. Il croit, en effet, trouver un indice +de leurs premières relations dans la page des _Mémoires d'Outre-tombe_ +où Chateaubriand raconte que, après l'apparition du _Génie du +christianisme_, au milieu de l'enthousiasme des salons, il fut +enseveli sous un amas de billets parfumés: «Si ces billets, +continue-t-il, n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mère, je +serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, comment on +se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe +suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant +la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.» Ce dernier +trait s'appliquait évidemment à une seule personne et à un fait +particulier; c'est une émotion unique que le poète a ressentie à ce +larcin, gage indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait «sous le +voile _d'une longue chevelure_». Cette longue chevelure, nous la +retrouvons deux fois dans la page des _Mémoires_ que je viens de +rappeler. Chateaubriand semble en avoir fait pour Mme de Custine une +sorte d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle. + + [Note 447: _Bardoux_, p. 131.] + +À l'appui de la conjecture, déjà très plausible, de M. de Robethon, il +est permis aujourd'hui d'apporter une preuve directe et décisive. +Parmi les lettres inédites de Chateaubriand à Fontanes, récemment +publiées par {p.571} M. l'abbé Pailhès, j'en trouve une, en date du 8 +septembre 1802, qui commence ainsi: + + Eh bien, mon cher enfant, les vers? Vous êtes un maudit + homme. Pas un signe de vie de votre part... + + Comment va Mme Fontanes, et l'enfant[448], et la soeur, et + l'oncle? Que vous êtes heureux d'avoir tant de coeurs qui + s'intéressent à vous? + + La grande voyageuse[449], comment est-elle? Je ne sais si + elle a reçu ma lettre. + + À propos de lettres, il vient de m'arriver, par la poste, + toute décachetée une lettre qui me fait peine si F... l'a + vue. _On_ se plaint de mes rigueurs et _on_ m'offre des + merveilles. Je ne sais comment faire pour empêcher les + indiscrètes bontés de m'arriver par le grand chemin... + + [Note 448: Christine de Fontanes.] + + [Note 449: Mme Bacciochi.] + +F... ne peut être que Fouché. C'est lui, en sa qualité de ministre de +la police, et lui seul, qui a pu voir cette lettre, si même ce n'est +pas lui qui l'a décachetée; car une lettre mise à la poste, une lettre +contenant _d'indiscrètes bontés_, et de nature à intéresser Fouché, +n'a pas pu n'être pas cachetée avec soin. Or, Fouché, à cette époque, +et depuis plusieurs années déjà, était le protecteur actif, +l'admirateur passionné, le grand ami de Mme de Custine. De là, l'ennui +éprouvé par Chateaubriand, à la pensée que la lettre «décachetée» +avait passé sous les yeux du ministre de la police. + +Il est donc impossible de ne pas faire remonter à cette date de +septembre 1802 le début des relations de Mme de Custine avec +Chateaubriand. + +Si la date de 1803, donnée par M. Bardoux, est inexacte, celle de +1801, mise en avant par M. de Robethon, est également erronée. Il dit +en effet lui-même--et avec raison--que la première rencontre eut lieu +peu après l'apparition du _Génie du christianisme_. Or, le _Génie du +christianisme_ a paru, non en 1801, mais le 14 avril 1802. + +{p.572} Après avoir reproduit une lettre du 1er août 1804, M. Bardoux +ajoute: «Le Chateaubriand quinteux, personnel, méfiant, est tout +entier dans cette lettre[450]» De quoi s'agit-il donc? M. Bardoux ne +nous le dit pas, par cette excellente raison qu'il n'en sait rien +lui-même. Prise isolément, la lettre qu'il avait sous les yeux n'était +pas seulement obscure, elle était inintelligible. Mais alors pourquoi +s'emparer de cette lettre, à laquelle on ne comprend rien, dont on +ignore par conséquent le caractère et la portée, pour s'en faire une +arme contre son auteur, pour en tirer des conclusions défavorables à +son caractère? + + [Note 450: _Bardoux_, p. 153.] + +Aujourd'hui, grâce à la publication de M. Chédieu de Robethon, nous +savons exactement ce qui s'est passé. + +Désintéressé, généreux, n'entendant rien aux affaires, Chateaubriand +était parfois à court d'argent. Pendant son séjour à Rome, il avait +épuisé ses dernières ressources au cours de la maladie de Mme de +Beaumont; il ne pouvait pas, et pour rien au monde il n'aurait voulu, +en un tel moment, lui exposer sa détresse, lui demander un crédit, et +se faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il lui avait +prodigués. Il y avait là une question de délicatesse et d'honneur. +C'est dans ces circonstances qu'il s'adressa à Mme de Custine. +Celle-ci refusa. Elle n'avait vu qu'une rivale, là où elle ne devait +voir qu'une infortunée et une mourante. Chateaubriand était rentré en +France depuis quelques mois, lorsqu'il apprend que cet incident connu +de lui seul et de Mme de Custine est tombé dans la bouche du public et +que les détails en courent les salons. Atteint jusqu'au fond du coeur, +il écrit à Mme de Custine la lettre qu'on va lire: + + _Lundi, 16 juillet 1804._ + + Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si + tous vos noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais + je sais {p.573} que j'ai hésité à vous écrire n'ayant que + des choses fort tristes à vous apprendre. Premièrement, les + embarras de ma position augmentent tous les jours et je vois + que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France + ou en province; je vous épargne les détails. Mais cela ne + serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne + m'expliquerai point non plus: mais quoique je ne croie point + tout ce qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a + dit, il reste certain toutefois que vous avez parlé d'un + service que je vous priais de me rendre lorsque j'étais à + Rome, et que vous ne m'avez pas rendu. Ces choses-là + tiennent à l'honneur, et je vous avoue qu'ayant déjà le tort + du refus, je n'aurais jamais voulu penser que vous eussiez + voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la + _révélation_. Que voulez-vous? On est indiscret sans le + vouloir, et souvent on fait un mal irréparable aux gens + qu'on aime le plus. + + Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins + attaché. Vous m'avez comblé d'amitiés et de marques + d'intérêt et d'estime; je parlerai éternellement de vous + avec les sentiments, le respect, le dévouement que je + professe pour vous. Vous avez voulu rendre service à mon + ami[451] et vous le pouvez plus que moi puisque Fouché est + ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement que + vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un + malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se + joue de nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit + aux sentiments qui paraissent les plus fermes et les plus + durables. J'ai été tellement le jouet des hommes et des + prétendus amis, que j'y renonce. Je ne me croirai pas, comme + Rousseau, haï du genre humain, mais je ne me fierai plus à + ce genre humain. J'ai trop de simplicité et d'ouverture de + coeur pour n'être pas la dupe de quiconque voudra me + tromper. + + Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la + peine. En voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie + pas et que je vous avais écrite il y a sept ou huit heures. + J'ignorais alors ce que je viens d'apprendre, et le ton de + cette lettre était bien différent du ton de celle-ci. Je + vous répète que je ne crois pas un mot des détails honteux + qu'on m'a communiqués, mais il reste un fait: on sait le + service que je vous ai demandé et comment peut-on savoir ce + qui était sous le sceau du secret dans une de mes lettres, + si vous ne l'aviez pas dit vous-même? + + Adieu. + + [Note 451: M. Bertin l'aîné. Voir la note 4 de la + page 395.] + +{p.574} Dans sa réponse, Mme de Custine essaya sans doute d'une +diversion et rejeta probablement les torts sur une personne qu'elle +craignait de se voir préférer et dont la perfidie aurait machiné cette +dénonciation. La seconde lettre de Chateaubriand ne fut pas moins +digne et moins noble que la première: + + Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à + personne, et je ne vous préfère personne. Mais vous vous + trompez si vous croyez que je tiens ce que je vous ai dit de + _celle_ que vous soupçonnez. Si je le tenais d'elle, je + pourrais croire que la chose n'est pas encore publique; or + ce sont des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti + des bruits qui couraient. Il me serait encore fort égal, et + je ne m'en cacherais pas, qu'on dit que je vous ai demandé + un service. Mais ce sont les circonstances qu'on ajoute à + cela qui sont si odieuses que je ne voudrais pas même les + écrire et que mon coeur se soulève en y pensant. Vous vous + êtes fort trompée si vous avez cru que Madame... m'ait + jamais rendu des services dans le genre de ceux dont il + s'agit[452]; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur + de lui en rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez + eu tort de me refuser. Dans votre position, rien n'était + plus aisé que de vous procurer le peu de chose que je vous + demandais; j'ai vingt amis pauvres qui m'eussent obligé + poste pour poste, si je ne vous avais donné la préférence. + Si jamais vous avez besoin de mes faibles ressources, + adressez-vous à moi et vous verrez si mon indigence me + servira d'excuse. + + Mais laissons tout cela, vous savez si jusqu'à présent + j'avais gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du + coeur, je vous en avais laissé apercevoir la moindre chose, + tant était loin de ma pensée tout ce qui aurait pu vous + causer un moment de peine ou d'embarras. C'est la première + et la dernière fois que je vous parlerai de ces choses-là. + Je n'en dirai pas un mot à la _personne_, soit que cela + vienne d'elle ou non. Le moyen de faire vivre une pareille + affaire est d'y attacher de l'importance et de faire du + bruit; cela mourra de soi-même comme tout meurt en ce monde. + Les calomnies sont devenues pour moi des choses toutes + simples; on m'y a si fort accoutumé que je trouverais + {p.575} presque étrange qu'il n'y en eût pas toujours + quelques-unes de répandues sur mon compte. + + C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner + l'un de l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément; mais + mon attachement pour vous est à toute épreuve; il survivra + même à l'absence, si nous ne devons plus nous revoir. + + Je vous recommande mon ami[453]. + + _Paris, 4 thermidor (juillet 23)._ + + [Note 452: Est-ce à Mme de Beaumont qu'il fait + allusion? Ces suppositions de Mme de Custine + auraient été bien blessantes pour Chateaubriand. + _Note de M. Chédieu de Robethon_.] + + [Note 453: Toujours M. Bertin.] + +Mme de Custine, dans sa réponse, chercha, paraît-il, à expliquer le +refus du service que Chateaubriand lui avait demandé. Elle laissa +entendre qu'elle s'était sentie froissée à l'idée de subvenir aux +dépenses nécessitées par la présence à Rome de Mme de Beaumont. C'est +ici que se place la lettre de Chateaubriand, du 1er août 1804, citée +par M. Bardoux, et dont voici le début: + + Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais + par lettre. Je ne me rappelle plus pour quel objet je vous + avais demandé ce service; mais si c'est pour celui que vous + faites entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de + l'idée que j'avais de votre caractère n'a été donnée; et + c'est une grande pitié que vous ayez pu la prendre dans un + sens si opposé; je m'étais trompé... + +Cependant, malgré l'aigreur de ces premières lignes, Chateaubriand +s'adoucit: il ne demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre +se termine par un mot charmant: «Adieu, j'ai encore bien de la peine à +vous dire quelque mots aimables, mais ce n'est pas faute d'envie.» Le +post-scriptum renouvelle la demande de pressantes démarches auprès de +Fouché en faveur de «l'ami malheureux et persécuté». Ainsi, même dans +ces circonstances où il semblerait devoir être tout entier à sa +légitime irritation et à sa vive douleur, pas un seul instant il +n'oubliera son ami. N'en déplaise à M. Bardoux, il me {p.576} semble +bien que cet épisode est tout à l'honneur de Chateaubriand. + + * * * * * + +Nous ne sommes encore qu'en 1804. Mme de Custine ne mourra que +vingt-deux ans plus tard. Jusqu'à la fin, la correspondance publiée +par M. de Robethon le démontre, Chateaubriand resta son ami. + +Pendant son ambassade à Londres, en 1822, le fils de Mme de Custine, +Astolphe, vint en Angleterre: «Une fois à son poste, dit M. Bardoux, +il (Chateaubriand) n'écrivait plus; et Astolphe alla passer quelques +jours en Angleterre pour rapporter de ses nouvelles.» Cela encore +n'est point exact. Il ne s'agissait point d'une simple course à +Londres pour que le fils rapportât à sa mère des nouvelles de +l'ambassadeur trop lent à écrire, mais d'un voyage en Angleterre et en +Écosse, qui dura plus de deux mois, du 26 juillet au 30 septembre. Du +26 juillet au 8 septembre, époque à laquelle Chateaubriand quitta +Londres pour se rendre au Congrès de Vérone, très nombreuses sont ses +lettres à Mme de Custine, et toutes témoignent de sa sollicitude pour +le fils de son amie. + +De retour à Paris, Chateaubriand reprit ses relations assidues avec +Mme de Custine, qui, comptant avec raison sur son dévouement et sur le +crédit qu'elle-même possédait à la cour, entreprit alors de faire de +son fils un pair de France, ou tout au moins, s'il n'était pas +possible d'atteindre immédiatement à ce rang élevé, de lui créer des +titres par de hautes fonctions diplomatiques. Chateaubriand approuva +ces projets, et peut-être en fut-il l'inspirateur. + +Quand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre +1822, la confiance de Mme de Custine dans le succès de ses espérances +s'en accrut encore. Renonçant pour Astolphe à cette sorte de stage +dans la diplomatie qui, une première fois du reste, lui avait assez +mal réussi {p.577} elle sollicita directement la pairie avec l'ardeur +fiévreuse et l'obstination qu'elle mettait à toutes choses. Elle ne +laissera plus à Chateaubriand une heure de répit. Elle le poursuit, +elle le harcèle, et comme la nomination ne vient pas, elle se répand +en plaintes et en reproches. M. Bardoux les tient naturellement pour +fondés. Il accuse Chateaubriand d'oublier «au milieu des enivrements +du pouvoir» et son amie et le jeune Astolphe. «De toutes les amies, +fort anxieuses de lui, dit-il, Mme de Custine était la plus négligée; +les billets que Chateaubriand, ministre, lui envoie, sont bien écrits +de sa main, mais _il ne prend plus le temps de mettre l'adresse; c'est +un secrétaire qui s'en charge_[454].»--Chateaubriand est ministre des +affaires étrangères; la France est en guerre avec l'Espagne; c'est sur +lui que pèsent à ce moment les plus lourdes responsabilités; il lui +faut faire face à l'opposition de M. Canning et aux attaques des +_libéraux_; dans le sein même du cabinet, il a des luttes à soutenir; +et s'il lui arrive de charger un secrétaire de mettre une adresse sur +un billet, il sera démontré qu'il n'est qu'un égoïste et un lâcheur! +Ici, du reste, comme tout à l'heure pour l'incident de 1804, M. +Bardoux n'a pas eu de chance. On ne lui a communiqué que des +_billets_, des billets de deux ou trois lignes et il en prend texte +pour accuser Chateaubriand d'ingratitude. Mais à côté de ces billets +un peu laconiques, il y en a d'autres qui sont charmants et il ne les +a pas connus. Il y a aussi des lettres, de vraies lettres, et il ne +les a pas connues davantage. Lettres et billets prouvent que +Chateaubriand ne négligeait rien pour faire réussir la candidature +d'Astolphe à la pairie. Un moment, il crut avoir partie gagnée, mais +le succès espéré ne vint pas. Dans la lettre suivante, il rend compte +à Mme de Custine de ce qui s'est passé: + +{p.578} _Mercredi 24 décembre 1823._ + + J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour + le moment. Le roi n'a voulu nommer, je crois, que des + députés, des militaires et des hommes de sa maison et de + celles des princes. Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour + une autre circonstance qui n'est pas très éloignée. Ne + croyez pas que je vous oublie et que vous n'êtes dans ma vie + au nombre de mes plus doux et de mes plus impérissables + souvenirs. + + Mille tendresses à tous. + + CH.[455] + + [Note 454: _Bardoux_, p. 361.] + + [Note 455: _Chédieu de Robethon_, p. 251.] + +La promesse faite ne fut pas tenue, mais ce ne fut ni la faute de +Chateaubriand, ni celle du gouvernement de la Restauration. C'est à +lui-même et à lui seul qu'Astolphe de Custine doit imputer d'avoir +tout perdu. Son nom fut mêlé, à ce moment, à une aventure honteuse, au +plus abominable des scandales. M. Chédieu de Robethon s'est vu dans la +nécessité d'en parler, au moins sommairement. Il me serait impossible +de reproduire ici son récit. À peine y puis-je faire allusion. Ce +récit, d'ailleurs, n'étonnera aucun de ceux qui ont lu les pages +consacrées par Philarète Chasles, dans ses _Mémoires_, au marquis de +Custine. + +À partir de ce déplorable événement, tout fut fini pour Mme de +Custine. Sa vie était brisée; elle mourut le 25 juillet 1826, à l'âge +de 56 ans. + + +VIII[456] + + [Note 456: Ci-dessus, p. 329.] + +LA MORT DE LA HARPE. + +Ce sera l'honneur de La Harpe d'avoir, lui le disciple de Voltaire +d'avoir compris et salué, dès le premier jour, le génie de +Chateaubriand.--d'avoir selon l'expression de {p.579} Sainte-Beuve, +«donné en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune +groupe littéraire en qui était alors l'avenir». + +Bien avant l'apparition du _Génie du christianisme_, il avait commencé +une _Apologie de la religion chrétienne_, que la mort ne lui a pas +permis de finir, mais dont il reste de très beaux fragments. D'autres +à sa place eussent vu avec ennui, avec dépit sans doute, l'entrée en +scène du jeune rival dont l'oeuvre allait rejeter la sienne dans +l'ombre. La Harpe, au contraire, l'accueillit avec un sincère +enthousiasme, avec une sorte de tendresse, non comme un rival, mais +comme un fils. Il inscrivit son nom sur son testament, le priant «de +se souvenir combien il lui était attaché». Chateaubriand ne fut pas +ingrat. Il publia, dans le _Mercure_, au lendemain des funérailles de +La Harpe, un article, où il disait: + + ... Les obsèques furent célébrées, le dimanche matin, à + Notre-Dame. Il s'était retiré depuis quelques années dans le + cloître de cette cathédrale, comme s'il avait voulu se + réfugier, loin d'un monde peu charitable, à l'ombre de la + maison du Dieu de miséricorde. Ceux qui ont vu les restes de + cet auteur célèbre renfermés dans un chétif cercueil ont pu + sentir le néant des grandeurs littéraires, comme de toutes + les autres grandeurs; heureusement, c'est dans la mort que + le chrétien triomphe, et sa gloire commence quand toutes les + autres gloires finissent. + + Le convoi est parti à une heure pour le cimetière de la + barrière de Vaugirard. Nous avons sincèrement regretté de ne + pas voir marcher à la tête du cortège cette croix qui nous + afflige et nous console, et par laquelle un Dieu + compatissant a voulu se rapprocher de nos misères. Lorsqu'on + est arrivé au cimetière, on a déposé le cercueil au bord de + la fosse, sur le petit morceau de terre qui devait bientôt + le recouvrir. M. de Fontanes a prononcé alors un discours + noble et simple sur l'ami qu'il venait de perdre. Il y avait + dans l'organe de l'orateur attendri, dans les tourbillons de + neige qui tombaient du ciel, et qui blanchissaient le drap + mortuaire du cercueil, dans le vent qui soulevait ce drap + mortuaire, comme pour laisser passer les paroles de l'amitié + jusqu'à l'oreille de la mort; il y avait, disons-nous, dans + ce concours de {p.580} circonstances, quelque chose de + touchant et de lugubre... Les restes de M. de La Harpe + n'étaient pas encore recouverts de terre; nous pleurions + encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte; et + dans le moment même où M. de Fontanes nous assurait que + toutes les injustices allaient s'ensevelir dans cette tombe, + que tout le monde partageait nos regrets, un journal + insultait aux cendres d'un homme illustre; on l'accusait + d'avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses + neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet + article les paroles de l'Écriture que M. de La Harpe a + citées à la fin de son dernier morceau sur l'Encyclopédie, + et qui sont aussi les _dernières paroles_ que ce grand + critique a fait entendre au public: _Malheur à vous qui + appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal_. + +Trente-cinq ans plus tard, dans ses _Mémoires_, rendant à La Harpe un +dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée +de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes. + +Voici ce discours: + + Les lettres et la France regrettent aujourd'hui un poète, un + orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine + vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l'annonça + comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène + française: l'héritage de leur gloire n'a point dégénéré dans + ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes + et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux + siècles de l'éloquence et de la poésie, et leur esprit, + comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits + d'un disciple qu'ils avaient formé. C'est en leur nom qu'il + attaqua jusqu'au dernier moment les fausses doctrines + littéraires; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne + fut qu'un long dévouement au triomphe des vrais principes. + Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n'a pas + fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de + son caractère et la rigueur impartiale de ses censures + éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la + bienveillance et même l'équité. Il n'arrachait que l'estime + où tant d'autres auraient obtenu enthousiasme. Souvent les + clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de + ses succès et de sa renommée. Mais à l'aspect de ce tombeau, + tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et + la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront + plus enfin contestés. Tous les amis des lettres, {p.581} + quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant + notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le + frappe, rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire + dans un âge où la pensée n'a rien perdu de sa vigueur, et + lorsque son talent s'était agrandi dans un autre ordre + d'idées qu'il devait au spectacle extraordinaire dont le + monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement + imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus + solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres + dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées + avec peine du dernier monument qu'il élevait. Ceux qui en + connaissent quelques parties avouent que le talent poétique + de l'auteur, grâce aux inspirations religieuses, n'eut + jamais autant d'éclat, de force et d'originalité. On sait + qu'il avait embrassé, avec toute l'énergie de son caractère, + les opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose le + système social; elles ont enrichi, non seulement ses pensées + et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore + adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu + qu'adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de + mort, leur éloquent panégyriste et l'héritier de leurs + leçons. Les amis qui l'ont vu dans ce dernier moment où + l'homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité + de ses sentiments; ils ont pu juger combien son coeur, en + dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté. + Déjà même les sentiments les plus doux étaient entrés dans + ce coeur trop méconnu, et si souvent abreuvé d'amertumes. + Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir + dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le + plus ferme soutien; lui-même se félicitait naguère encore de + cette réunion si désirée; mais la mort a trompé nos voeux et + les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les + traditions des grands modèles qu'il sut interpréter avec une + raison si éloquente! Puissent-elles, mes chers confrères, en + formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette + Académie française qu'illustrèrent tant de noms fameux + depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand + homme, si supérieur à celui qui l'a fondée! + +Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils +étaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa +conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait +être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les +écrits de ses neuf dernières années. S'il était besoin d'une autre +{p.582} preuve, on la trouverait dans les termes mêmes de son +testament: + + Je lègue, y est-il dit, 200 francs aux pauvres de ma + paroisse. Ma nièce n'ayant rien, et ce que je laisserai + étant peu de chose, il ne m'est pas possible de faire + davantage pour cette classe qui est si à plaindre. J'engage + chaque Français à se rappeler que la religion fait un devoir + sacré de soulager les indigents, et de faire tout ce qu'on + peut pour adoucir le sort des infortunés: je remercie + monsieur et madame de Talaru[457] des marques d'amitié + qu'ils m'ont données; j'en conserverai le souvenir jusqu'au + dernier moment. Je remercie également les respectables + docteurs Malhouet et Portal, des soins qu'ils ont bien voulu + me donner, avec un grand zèle, dans ma maladie. Je prie MM. + de Fontanes, _Chateaubriand_, de Courtivron, de Chabannes, + Récamier, de Herain, Liénard, Migneret et Agasse de se + souvenir combien je leur étais attaché. Je nomme M. Boulard, + notaire, mon ami depuis vingt ans, mon exécuteur + testamentaire. Je supplie la divine Providence d'exaucer les + voeux que je fais pour le bonheur de mon pays.--Puisse ma + patrie jouir longtemps de la paix et de la tranquillité! + Puissent les saintes maximes de l'Évangile être généralement + suivies pour le bonheur de la société! + + [Note 457: La veuve du comte Stanislas de + Clermont-Tonnerre, remariée au marquis de Talaru. + Elle avait puissamment contribué, avec deux + évêques, l'évêque de Montauban et l'évêque de + Saint-Brieuc, à la conversion de La Harpe en 1794. + La marquise de Talaru était la cousine de + Chateaubriand.] + +Dans un codicille joint à ce testament, La Harpe avait ajouté la +déclaration suivante: + + Ayant eu le bonheur de recevoir hier, pour la seconde fois, + le saint viatique, je crois devoir faire encore une dernière + déclaration des sentiments que j'ai publiquement manifestés + depuis neuf ans et dans lesquels je persévère. Chrétien par + la grâce de Dieu, et professant la religion catholique, + apostolique et romaine, dans laquelle j'ai eu le bonheur de + naître et d'être élevé, et dans laquelle je veux finir de + vivre et mourir, je déclare que je crois fermement tout ce + que croit et enseigne l'Église romaine, seule fondée par + Jésus-Christ; que je condamne d'esprit et de coeur tout ce + qu'elle condamne; que j'approuve de même tout ce qu'elle + approuve; en conséquence, je rétracte tout ce que j'ai écrit + et imprimé, ou qui a été imprimé sous mon nom, de contraire + {p.583} à la foi catholique ou aux bonnes moeurs: le + désavouant, et, en tant que je puis, en condamnant et + dissuadant la promulgation, la réimpression et + représentation sur les théâtres. Je rétracte également et + condamne toute proposition erronée qui aurait pu m'échapper + dans ces différents écrits.--J'exhorte tous mes compatriotes + à entretenir des sentiments de paix et de concorde; je + demande pardon à ceux qui ont cru avoir à se plaindre de + moi, comme je pardonne bien sincèrement à ceux dont j'ai eu + à me plaindre. + +Après de telles paroles, dites à l'heure suprême, qui pourrait encore +suspecter la sincérité des sentiments religieux de La Harpe? Il en +avait d'ailleurs donné une preuve non moins éclatante à l'époque de ce +second mariage, sous le Directoire, dont parle Chateaubriand. +L'épisode est des plus intéressants, et vaut, je crois, d'être +rappelé. + +La Harpe avait pour ami M. Récamier, le mari de la belle Juliette. +L'optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de +mariage: il y avait la main malheureuse, mais ses insuccès ne le +décourageaient point. Il connaissait de vieille date une Mme de +Hatte-Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants: un fils +et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était +difficile à établir, attendu la pauvreté de sa famille; M. Récamier +eut l'idée de la faire épouser à La Harpe. Il avait trente-quatre ans +de plus que la jeune fille, et celle-ci n'était pas sans ressentir +quelque répugnance à l'accepter. Mais la mère cacha avec soin cette +disposition à l'épouseur, et entraîna sa fille. Cette union, conclue +le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer. + +Au bout de trois semaines, Mlle de Longuerue déclarait que sa +répugnance était invincible et demandait le divorce. La Harpe, +vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se +conduisit en galant homme et en chrétien: il ne pouvait se prêter au +divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir, +et il pardonna à la jeune fille l'éclat et le scandale de cette +{p.584} rupture. «J'ai toujours entendu dire à Mme Récamier, écrit +Mme Lenormant dans ses _Souvenirs_ (I, 57), que les procédés, le +langage, les sentiments que fit entendre et voir M. de La Harpe dans +cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et +de sincère humilité.» Il y avait d'autant plus de mérite, qu'il se +voyait à ce moment doublement frappé, la demande en divorce de Mlle de +Longuerue coïncidant avec le décret de proscription lancé contre lui +par les auteurs du coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797). + +Le divorce civil une fois prononcé, Mlle de Longuerue entreprit de +faire annuler son mariage devant l'autorité religieuse. Ici encore, +l'attitude et la conduite de La Harpe furent de tous points +irréprochables. On en pourra juger par la lettre suivante, qu'il +écrivit à Mme Récamier, le 19 mai 1798, de l'asile où il se tenait +alors caché, à Corbeil: + + Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugne + extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient + que m'être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous + savez mieux que personne combien dans cette malheureuse + affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite + n'ait pas été prudente. + + Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé. + J'ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne + voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour + me punir du mal que j'avais fait à d'autres. Que sa volonté + soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme à moi, et + comme je lui pardonne de tout mon coeur! Plus on a eu de + torts envers moi et moins je veux me permettre les + reproches, et c'est ce que toute explication entraînerait + nécessairement. Le mal est fait, et il est de nature à ce + que Dieu seul puisse le réparer, puisqu'il peut tout. Les + moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dictés + par les intérêts humains, ne me paraissent pas faits pour + réussir, quoi qu'il me soit permis, ce me semble, de le + désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une + personne que la jeunesse expose plus que toute autre et qui + doit toujours m'être chère à cause du lien qui nous unit + devant Dieu. + + Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit + même {p.585} en lui communiquant cette lettre, que la + sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honnête, et + que si je n'y réponds pas directement, c'est par égard pour + elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement + parlant, le désir qu'elle a de rompre légalement une union + qui n'a eu que des suites fâcheuses, mais qui n'aurait + jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi + que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers, + mais que je ne crois pas qu'aucune autorité ecclésiastique + l'excuse d'avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement + parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les + conséquences, à une union que son coeur n'approuvait pas; + que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle + de l'avoir engagée à n'écouter que des vues d'intérêt qui + n'étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt + rendues illusoires pour notre punition commune et légitime; + mais qu'en fait de sacrements, les lois de l'Église + n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'intérêt; + que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'était éloignée + de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de + contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habité + avec moi librement et publiquement, pendant trois semaines + comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à + donner comme moyen de nullité ce qu'elle a pu montrer de + répugnance à remplir le voeu du mariage; moyen que tant de + raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun + tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul + qu'elle puisse invoquer, puisqu'elle est déjà divorcée dans + les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage; + qu'au reste je ne mettrai pas plus d'opposition aux + démarches qu'elle peut faire pour annuler le mariage devant + l'Église, que je n'en ai mis au divorce devant les juges + civils; qu'il me suffit de rester étranger à l'un et à + l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires à la loi + de Dieu; que si j'étais dans le cas d'être appelé, ce que je + ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité, + comme je la dois dans tous les cas. + + Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je + désire qu'elle en soit satisfaite[458]. + + [Note 458: _Souvenirs et Correspondance tirés des + papiers de Madame Récamier_, par Mme Charles + Lenormant, tome I, p. 60.] + +La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis: ils +avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n'en +fut pas moins celle d'un galant homme et d'un vrai chrétien. + + +{p.586} IX + +LES QUATRE CLAUSEL[459]. + + [Note 459: Ci-dessus, page 402.] + +Jean-Claude Clausel de Coussergues, né à Coussergues (Aveyron), le 4 +décembre 1759, était entré de bonne heure dans la magistrature et +avait succédé à son père, le 26 octobre 1789, comme conseiller à la +cour des aides de Montpellier. Il émigra, servit dans l'armée de +Condé, rentra en France sous le Consulat et se fit libraire et +journaliste. C'est alors qu'il connut Chateaubriand et que se noua +entre eux une amitié que la mort seule devait rompre. Bien des choses +d'ailleurs les rapprochaient. Émigrés tous les deux, ils avaient +combattu sous le même drapeau. Leur exil avait eu même durée. Comme +Chateaubriand, Clausel avait commencé par être _philosophe_, et l'un +des tenants les plus fanatiques de Jean-Jacques; puis la Révolution +lui avait ouvert les yeux, il avait pleuré, lui aussi, et il avait +cru. On avait vu alors son ardeur philosophique se changer en une +piété tendre. Il fut donc de ceux qui, par leurs articles, +contribuèrent à l'immense succès du _Génie du Christianisme_. Mais il +ne s'en tint pas à des articles de journaux. De Rome, le 20 décembre +1803, Chateaubriand écrivait à Gueneau de Mussy: + + Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires; + songez que c'est la seule ressource qui va me rester. + Migneret a bien vendu ses éditions, mais il a confié sa + marchandise à des fripons, et j'ai éprouvé cinq + banqueroutes. Engagez M. Clausel à commencer le plus tôt + possible son _édition chrétienne_. Si j'en crois ce qu'il + m'a mandé, elle se vendra bien, et cela me rendra encore + quelque argent. Le monument de Mme de Beaumont me coûtera + 9,000 francs. J'ai vendu tout ce que j'avais pour en payer + une partie... + +{p.587} Les cinq volumes du _Génie_ étaient trop gros et trop chers +pour aller à tous les acheteurs; ils renfermaient, par endroits, de +trop vives peintures, pour être mis dans toutes les mains. Une édition +chrétienne, c'est-à-dire abrégée et corrigée, à l'usage de la jeunesse +et des écoles, était demandée. Pour se livrer à un travail de ce genre +et y réussir, il fallait, avec une grande délicatesse d'âme et de foi, +le sincère dévouement d'un ami. Clausel remplissait à merveille ces +conditions; aussi s'acquitta-t-il de sa tâche avec un plein succès. +Son édition abrégée du _Génie du Christianisme_ fut plusieurs fois +réimprimée. + +Clausel avait moins bien réussi dans ses propres entreprises de +librairie; ses dernières ressources commençaient à s'épuiser. Il fut +donc heureux d'être choisi par le Sénat, le 17 février 1807, comme +député de l'Aveyron au Corps législatif, mandat qui lui fut renouvelé +le 6 janvier 1813. Une indemnité de 10,000 francs était alors allouée +à chaque député. En 1811, Cambacérès, son ancien collègue à la cour +des aides de Montpellier, le fit nommer conseiller à la cour d'appel +de cette ville. Comme il n'y avait pas d'incompatibilité entre ces +fonctions et celles de membre du Corps législatif, il continua +d'habiter Paris une partie de l'année, et alors il voyait chaque jour +les Chateaubriand et les Joubert. Madame de Chateaubriand l'appelait, +dès cette époque «notre meilleur ami». Il était pourtant à Montpellier +au mois de juillet 1811, ce qui lui valait de recevoir cette charmante +lettre de Mme de Chateaubriand, l'une des plus jolies qu'elle ait +écrites: + + _Val-du-Loup, ce 27 juillet 1811._ + + Bien que l'air et le ton de *** me déplaisent également, il + suffit, mon cher ami, que vous l'aimiez pour que j'aie un + grand plaisir à faire quelque chose qui lui soit agréable. + J'irai donc incessamment à la Marine solliciter un _brevet + de mort_ pour son neveu. + + {p.588} Je vous défie de nous écrire d'un pays plus chaud + que le nôtre; voilà deux jours qu'on ne peut respirer. Il + est vrai qu'il y en a trois qu'on se chauffait à grand feu: + pour le chaud, c'est la saison; pour le froid, c'est la + comète.--Vous ayez grand tort de comparer le lieu où nous + vivons au paradis terrestre; si ce n'est qu'on y trouve + aussi des _serpents_, et, si vous avez à Montpellier des + procès à débrouiller et des chicanes à réprimer, nous avons + ici des voleurs à pendre; en conséquence, M. de + Chateaubriand vient d'être nommé _juré_, pour juger les + pauvres gens qu'il renverra sur les grands chemins sains et + saufs, s'il plaît à Dieu. Mais ce qui nous déplaît beaucoup + à nous, c'est que nous voilà obligés d'aller à Paris, et il + est si triste et si justement triste en ce moment que rien + qu'à y penser on tourne à la mort. Pas une âme, ou sinon des + âmes en peine; des rues désertes, des maisons vides et des + arbres poudrés à blanc, voilà ce que nous allons trouver. + + Il nous serait beaucoup plus agréable d'aller vous faire une + petite visite dans votre cabinet exposé au nord et placé au + milieu d'une belle campagne; mais on ne peut pas dire à + présent, voyage qui voudra. Nous vous attendons donc ici; + car vous y viendrez, et j'espère même que vous y resterez; + et, comme alors vous serez questeur, nous _aurons une + voiture_. + + Joubert est dans l'admiration et dans l'attendrissement des + lettres que vous lui écrivez, d'où je conclus que ce ne sont + pas vos chefs-d'oeuvre. Il est retombé dans sa manie + _universitaire_; il n'a pas de plus grand bonheur que de + pouvoir s'enfermer avec quelques inspecteurs, recteurs ou + proviseurs, et de les _pérorer_ tant et si longtemps qu'il + est ensuite obligé de se coucher pendant huit jours et qu'il + a le plaisir de se plaindre éternellement. M. de Bonald est + ici depuis un mois, mais nous ne l'avons point vu, du moins + moi. M. de Chateaubriand l'a rencontré l'autre jour, chez le + restaurateur. On dit qu'il s'est livré aux petits + littérateurs; il les a choisis pour ses amis et pour ses + juges. Il a grand tort pour l'avenir, mais il a raison pour + le présent. Il paraît qu'il veut des trompettes pour son + nouvel ouvrage; il est vrai que celles d'aujourd'hui ne + retentissent pas au loin, mais elles assourdissent ceux qui + sont près. + + Nous avons depuis huit jours un vent épouvantable, tantôt + froid, tantôt chaud, c'est-à-dire aussi extraordinaire que + la saison. Comme je ne suis point mélancolique et que j'ai + passé l'âge où l'on aime à soupirer, je n'aime ni le vent ni + la lune; je ne me plais qu'à la pluie pour mon gazon, et au + soleil pour me réjouir. Mais voilà une des plus longues + lettres que j'aie jamais écrites. Aussi je permets bien à + votre distraction de penser à {p.589} autre chose en la + lisant. Souvenez-vous seulement toujours du tendre et + sincère attachement que je vous ai voué. + + J'ai le plus grand plaisir à recevoir de vos lettres, je les + lis très bien; ainsi ne m'imputez point votre silence. + +M. Clausel fit partie, en 1813, de l'opposition qui se manifesta au +Corps législatif contre la politique impériale; il accueillit avec +joie la Restauration et fut, en 1814, l'un des commissaires chargés de +préparer la rédaction de la Charte. Nommé conseiller à la Cour de +cassation le 15 février 1815, il était élu député, le 22 août de la +même année, par le collège du département de l'Aveyron. Il fit partie +des Chambres jusqu'en 1827. Le 14 février 1820, au lendemain de +l'assassinat du duc de Berry, il se laissa égarer par l'excès de son +indignation et de sa douleur au point de proposer à ses collègues «de +porter un acte d'accusation contre M. Decazes, ministre de +l'intérieur, comme complice de l'assassinat du prince». Il commit, ce +jour-là, une grave faute; mais si sévèrement qu'on la doive juger, il +n'en faut pas moins reconnaître en même temps que M. Clausel de +Coussergues, orateur énergique, vigoureux, souvent passionné, parfois +violent, était, au demeurant, le plus honnête et le meilleur des +hommes. Selon le mot de Joubert, il était à la fois ardent et doux. + + Pardonnez-moi donc, lui écrivait l'aimable moraliste, le 10 + décembre 1809, aimez-nous et soyez toujours pour nous, comme + pour le reste du monde, le _doux_ et _ardent_ + Clausel[460].--Adieu, lui écrivait encore Joubert, le 20 + septembre 1817, adieu, bonne âme, ange de paix, dont tant de + tourbillons se jouent à rendre inutile la primitive + destination. Nous aimerions mieux vous voir et vous savoir + en repos qu'en mouvement, conformément à votre essence. + Mais, en mouvement comme en repos, nous vous aimerons + toujours également à cause de l'incorruptibilité de votre + nature. Adieu, aimez-nous aussi et vivez longtemps[461]. + + [Note 460: _Pensées, Essais, Maximes et + Correspondance_ de M. Joubert, T. II, p. 430.] + + [Note 461: Joubert, tome II, p. 432.] + +{p.590} En 1824, à l'occasion du sacre de Charles X, M. Clausel publia +un très savant volume, que Chateaubriand appréciera plus tard en ces +termes, dans la préface des _Études historiques_: «Sous ce titre +modeste: _Du sacre de nos rois_, M. Clausel de Coussergues a écrit un +livre qui restera; les amateurs de la clarté et des faits bien +classés, sans prétention et sans verbiage, y trouveront à se +satisfaire.» + +Le 30 septembre 1830, ne voulant pas prêter serment au gouvernement de +la révolution de Juillet, il donna sa démission de conseiller à la +Cour de cassation. Il vivra désormais dans la retraite, quelquefois à +Paris, le plus souvent à Coussergues, où jusqu'à la fin viendront le +trouver les aimables et spirituelles lettres de Mme de Chateaubriand. +La dernière est du 10 février 1844. M. Clausel a 85 ans; Mme de +Chateaubriand en a 70, mais son esprit est toujours jeune. La lettre +est très longue. En voici les dernières lignes: + + ...Nous sommes toujours dans notre rue du Bac, où nous + resterons, parce qu'il nous faut un rez-de-chaussée pour M. + de Chateaubriand et un jardin pour trois douzaines d'oiseaux + qui chantent sous ma fenêtre dans une volière (comme on dit) + modèle--où ils vivent heureux à l'abri des chats et de la + politique. + + Que vous avez été sage d'être allé, sans trop vous + embarrasser du vide que vous laissez ici, vivre paisiblement + dans vos montagnes où il ne pénètre de mauvais que les + journaux,--que vous pouvez ne pas lire mais que vous lisez. + C'est cependant une habitude dont on devrait se défaire + quand on a promis de renoncer à Satan et à ses oeuvres; mais + je ne sache que moi qui n'aie point ce huitième péché mortel + à me reprocher. + + Vous savez que M. de Chateaubriand n'a pas été à Barèges, + autrement il aurait été vous voir, malgré mes craintes de le + savoir traversant vos montagnes, d'où l'on ne sort vivant + que par miracle. + + Adieu, mon cher ministre[462] sans portefeuille, voilà votre + vieil {p.591} ami qui prend la plume pour vous répéter ce + que je vous dis en vous quittant, que nous vous aimons + aujourd'hui comme nous vous aimions il y a quarante ans et + plus. + + La Vsse de CHATEAUBRIAND. + + [Note 462: Mme de Chateaubriand avait l'habitude + d'appeler le complaisant Clausel, toujours prêt à + lui obéir, son _serviteur Clausel_, son _cher + ministre_.] + +Et au-dessous de la signature de sa femme, de ses pauvres doigts tout +noués par la goutte, qui pouvaient à peine retenir la plume et marquer +les lettres, Chateaubriand écrivit ces deux lignes: + + Vous ne voyez plus, mon cher ami, et moi, je ne puis plus + écrire: ainsi tout finit, excepté notre fidèle et constante + amitié. + + CHATEAUBRIAND[463]. + + [Note 463: _Madame de Chateaubriand. Lettres + inédites à M. Clausel de Coussergues_, par l'abbé + Pailhès (1888).] + +M. Clausel de Coussergues mourut le 7 juillet 1846. Deux ans après, +presque jour pour jour, le 4 juillet 1848, son vieil ami le suivait +dans la tombe. Mme de Chateaubriand était morte le 9 février 1847. + + * * * * * + +Les noms de Clausel et de Chateaubriand ne se sauraient séparer. Dans +l'Appendice du _Génie du Christianisme_, on trouve une Note ainsi +conçue: + + M. de Cl..., obligé de fuir pendant la Terreur avec un de + ses frères, entra dans l'armée de Condé; après y avoir servi + honorablement jusqu'à la paix, il se résolut de quitter le + monde. Il passa en Espagne, se retira dans un couvent de + trappistes, y prit l'habit de l'ordre, et mourut peu de + temps après avoir prononcé ses voeux: il avait écrit + plusieurs lettres à sa famille et à ses amis pendant son + voyage en Espagne et son noviciat chez les trappistes. Ce + sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu y + changer: on y verra une peinture fidèle de la vie de ces + religieux. Dans ces feuilles écrites sans art, il règne + souvent une grande élévation de sentiments, et toujours une + naïveté d'autant plus précieuse, qu'elle appartient au génie + français, et qu'elle se perd de plus en plus parmi nous. Le + sujet de ces lettres se lie au souvenir de nos malheurs; + elles représentent un jeune et brave Français chassé de sa + famille par la {p.592} Révolution et s'immolant dans la + solitude, victime volontaire offerte à l'Éternel, pour + racheter les maux et les impiétés de la patrie: ainsi saint + Jérôme, au fond de sa grotte, tâchait en versant des + torrents de larmes, et en élevant ses mains vers le ciel, de + retarder la chute de l'empire romain. Cette correspondance + offre donc une petite histoire complète, qui a son + commencement, son milieu et sa fin. Je ne doute point que si + on la publiait comme un simple roman, elle n'eût le plus + grand succès... + +M. de Cl... était le frère de Clausel de Coussergues. Il mourut, le 4 +janvier 1802, au monastère de Sainte-Suzanne de N.-D.-de-la-Trappe, +dans la province d'Aragon. Ses lettres, écrites de 1799 à 1801, +justifient pleinement les éloges que leur accorde Chateaubriand. Mais +le malheur est qu'elles se trouvent dans un _Appendice_,--et le +lecteur (peut-être a-t-il tort?) lit encore moins les appendices que +les préfaces. + + * * * * * + +Tout le monde avait du talent dans la famille des Clausel. Un autre +frère de M. Clausel de Coussergues, l'abbé Clausel de Montals publia, +dans les derniers mois de 1816, un livre dont le titre seul renferme +une grande pensée: _La Religion chrétienne prouvée par la Révolution +française_. Le _Journal des Débats_ en rendit compte dans son numéro +du 27 janvier 1817: + + Je ne sais, disait l'auteur de l'article, si c'est la + première fois que M. Clausel de Montals fait imprimer: son + style annonce une grande habitude d'écrire et de rendre sa + pensée plus forte en la resserrant. Frère de M. Clausel de + Coussergues, membre de la Chambre des députés, et de M. + Clausel, grand vicaire d'Amiens, résidant à Beauvais, qui + prononça, devant l'assemblée électorale du département de + l'Oise, un discours que tous les gens de goût conserveront, + il n'a rien à envier à ses aînés... + +L'abbé Clausel de Montals fut appelé à l'épiscopat en 1824. L'éclat +avec lequel il a occupé pendant près de trente ans le siège de +Chartres, l'énergie avec laquelle, {p.593} étant déjà plus que +septuagénaire, il a engagé le premier au mois de mars 1841, cette +lutte en faveur de la liberté de l'enseignement, cette campagne des +évêques d'où est sortie la loi du 25 mars 1850, les remarquables +écrits qu'il a publiés pendant ces dix années et qui s'élèvent au +chiffre de quarante, font de Mgr Clausel de Montals une des grandes +figures de l'épiscopat au XIXe siècle. + +Dans l'article du _Journal des Débats_, il est question de M. Clausel, +grand vicaire d'Amiens. Membre du Conseil royal de l'instruction +publique sous la Restauration, il a mérité que ses adversaires lui +rendissent, dans la _Biographie des Contemporains_, ce témoignage: «M. +l'abbé Clausel de Coussergues honore le royalisme ardent qu'on lui +connaît par une loyauté et une noblesse de caractère dont il a donné +plusieurs preuves publiques[464].» Il prit une part brillante aux +polémiques soulevées, de 1817 à 1830, par les ouvrages de l'abbé de la +Mennais, et mourut en 1835. «Peu d'hommes, dit la _Biographie +universelle_[465], ont eu plus d'agrément dans l'esprit. Sa +conversation étincelante, et pleine de saillies, avait un agrément +tout particulier; mais ses saillies étaient tempérées par la droiture +de ses jugements et par ses excellentes qualités.» + + [Note 464: _Biographie des Contemporains_, T. IV, + p. 536.] + + [Note 465: Deuxième édition, tome VIII, p. 365.] + +M. et Mme de Chateaubriand ne m'en auraient pas voulu, j'en suis sûr, +de m'être un peu étendu sur les frères de _leur meilleur ami_. + + +X + +LE CAHIER ROUGE[466] + + [Note 466: Ci-dessus, p. 403.] + +M. Maxime du Camp écrivait, en 1882, dans ses _Souvenirs littéraires_: + + {p.594} Sainte-Beuve, dont une femme d'esprit disait: «Il + ressemble à une vieille femme qui a oublié de mettre son + tour»; Sainte-Beuve, dont l'âme ne péchait point par l'excès + des qualités chevaleresques; Sainte-Beuve a jugé + Chateaubriand avec une sévérité dont l'acrimonie n'est point + absente. Lui, si bien informé d'habitude et amateur + passionné de documents inédits, il n'a pas su que Mme de + Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses mémoires, qui se + développaient parallèlement à ceux de son mari, les + complétaient et dans bien des cas les éclairaient. Ces + mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge, + je les ai lus[467]. + + [Note 467: _Souvenirs littéraires_, tome I. p. + 382.] + + * * * * * + +La révélation de Maxime du Camp ne laissa pas de causer quelque +surprise. On savait bien par Joubert que les lettres de Mme de +Chateaubriand étaient pleines d'esprit, à ce point qu'il s'empressait +souvent de les copier pour en faire jouir leurs amis communs. +«Vraiment, écrit-il, sa femme (de Chateaubriand) entend mieux que lui +les petites choses... Si le _Publiciste_ lisait ses lettres, il les +trouverait de bon goût et dignes de ses feuilletons. Je vais vous en +transcrire quelque chose: cette plume vive et leste, mérite, je crois, +de vous faire quelque plaisir.» Et après avoir cité un long passage, +il ajoute: «Je n'ai pas sous les yeux la deuxième lettre à ma femme et +qui est encore plus piquante[468].»--On avait lu cette page des +_Mémoires d'Outre-tombe_: «Je ne sais s'il a jamais existé une +intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine la pensée et +la parole à naître, sur le front ou sur les lèvres de la personne avec +qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un esprit +original et cultivé, _écrivant de la manière la plus piquante, +racontant à merveille_[469]...» Par M. Danielo, qui fut pendant vingt +ans le secrétaire de M. de Chateaubriand, on savait «qu'elle avait +plus d'esprit que {p.595} son mari», et que, plus que lui, elle était +prompte pour la répartie[470]... + + [Note 468: _Pensées, Essais, Maximes et + Correspondance de M. Joubert_, tome II.] + + [Note 469: _Mémoires d'Outre-tombe_, tome I, p. + 408.] + + [Note 470: _Les Conversations de M. de + Chateaubriand_, par _M. Danielo_, insérées à la + suite des _Mémoires d'Outre-tombe_, tome XII de la + première édition.] + +Avec son esprit mordant, avec sa verve railleuse et «sa plume vive et +leste», Mme de Chateaubriand était donc assez bien armée pour écrire +des mémoires. Mais, d'autre part, cette femme d'un homme de génie +n'était, à aucun degré, une _femme littéraire_. Chez elle, pas la +moindre trace de _bas-bleuisme_. Elle était «adverse aux lettres», +selon le mot de son mari, qui ajoute: «Mme de Chateaubriand m'admire +sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages[471].» Il advint même +qu'elle vendit au rabais, petit à petit, au profit de ses pauvres, la +bibliothèque de son mari, ce dont celui-ci, d'ailleurs, ne fût pas +autrement fâché. Ses lectures se bornaient à quelques ouvrages de +piété «où elle trouvait ses délices[472].» Sa grande affaire, c'était +la charité, c'était la visite des pauvres ou l'OEuvre de la +Sainte-Enfance, c'était surtout l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée +par elle et où elle passait presque toutes ses journées. En fait de +livres, ce qui la préoccupait surtout, c'était de vendre beaucoup de +livres... de chocolat. Elle en avait établi une fabrique dans son +Infirmerie, et ses amis n'avaient pas le droit de se fournir ailleurs, +quitte à eux, pour se consoler, à l'appeler la _vicomtesse Chocolat_, +titre dont elle était aussi fière que de celui de vicomtesse de +Chateaubriand. Ses succès comme marchande ne se comptaient pas; il lui +arriva même un jour de faire un vrai miracle: elle vendit à Victor +Hugo trois livres de chocolat, au prix fort! Il est vrai que Victor +Hugo était jeune en ce temps-là[473]. + + [Note 471: _Mémoires d'Outre-tombe_, tome I, p. + 408.] + + [Note 472: J. Danielo, _loc. cit._] + + [Note 473: _Victor Hugo raconté par un témoin de sa + vie_, tome II, p. 12.] + +Et maintenant, vous figurez-vous cette sainte femme, {p.596} tout +entière vouée aux oeuvres de charité, dont elle ne veut pas se laisser +distraire même par les ouvrages de son mari, vous la figurez-vous se +mettant à sa table de travail et écrivant l'histoire de sa vie comme +Mme George Sand? J'en suis fâché pour M. Maxime du Camp, mais il l'a +calomniée, sans le vouloir, lorsqu'il l'a représentée «écrivant ses +_Mémoires_».--Et pourtant le _Cahier rouge_ existe. Dans quelles +circonstances, comment et pourquoi il a été écrit, c'est ce qu'il nous +faut dire. + +En 1834, lorsqu'eurent lieu, à l'Abbaye-au-Bois, les premières +lectures des _Mémoires d'Outre-tombe_, Chateaubriand avait terminé, +d'une part, la première partie de ses récits, celle qui s'achève avec +son émigration et se clôt par sa rentrée en France au printemps de +1800; il avait, d'autre part, retracé sa carrière politique, la +seconde Restauration, la révolution de Juillet, les deux voyages à +Prague, le voyage à Venise, ses relations avec la famille royale +déchue. Il ne lui restait plus qu'à faire revivre les années qui vont +de 1800 à 1815, d'_Atala_ et du _Génie du christianisme_ à la brochure +de _Bonaparte et les Bourbons_ et à la _Monarchie selon la Charte_. + +Avant d'entreprendre cette dernière partie de sa tâche, et pour la +rendre plus facile à la fois et plus sûre, Chateaubriand prie sa femme +de jeter sur le papier les souvenirs qui lui sont restés de cette +époque. Mme de Chateaubriand se met à l'oeuvre; elle prend un grand +cahier et commence d'écrire tout en haut de la première page, sans +laisser le plus petit espace pour un titre général. À quoi bon un +titre, pour des notes qui ne seront lues que par une seule personne? +Elle entre en matière, sans autre préambule, par une simple date: +_1804_, et débute ainsi: «Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome +au mois de février, nous prîmes un logement à l'_Hôtel de France_, rue +de Beaune.» D'elle-même et de sa vie avant 1804, pas un mot, parce que +ce n'est pas sa vie, ce ne sont pas ses {p.597} mémoires qu'elle +écrit. C'est en 1804 qu'a eu lieu, après une séparation de douze +années, sa réunion avec son mari, c'est donc à partir de ce moment +seulement que ses souvenirs pourront être utiles à ce dernier, et +comme c'est pour lui seul qu'elle écrit, elle ne songe pas un instant +à reprendre les choses de plus haut. De même, elle terminera ses notes +avec la fin des Cent-Jours, parce qu'au delà de cette date elles ne +serviraient de rien à M. de Chateaubriand. Ce qui achève de prouver +que le _Cahier rouge_ n'avait pas d'autre but que de fournir à +l'illustre écrivain des notes et des points de repère, c'est qu'on n'y +trouve rien, absolument rien, qui soit personnel à Mme de +Chateaubriand. M. Maxime du Camp dit, il est vrai, dans ses +_Souvenirs_, à la suite du passage que j'ai cité: «Plusieurs +anecdotes, relatées dans ces mémoires avec une sincérité toute +conjugale, expliquent l'ennui morbide qui a toujours pesé sur +Chateaubriand; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de +famille que je ne crois pas avoir le droit de révéler.» Les souvenirs +de M. Maxime du Camp l'ont ici mal servi. Les «faits intimes», les +«anecdotes conjugales», brillent, dans le _Cahier rouge_, par leur +absence,--toujours par le même motif. Les incidents de la vie de +famille, les impressions personnelles de Mme de Chateaubriand ne +pouvaient pas trouver place dans les _Mémoires_ de son mari; elle +n'avait pas dès lors à en parler,--et elle n'en a pas parlé. + +M. l'abbé Pailhès a publié le _Cahier rouge_, en 1887, dans son livre +sur _Madame de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa +correspondance_. Il nous a ainsi mis à même d'apprécier la façon dont +en a usé Chateaubriand avec les notes écrites par sa femme à son +intention et sur sa demande. + +Lorsqu'on rapproche les deux textes, le _Cahier rouge_ et les +_Mémoires d'Outre-tombe_, ce qui frappe tout d'abord, c'est que +Chateaubriand n'a pas _romancé_ les souvenirs de sa femme. Il les a +suivis pas à pas, mot à mot, sans y rien {p.598} ajouter de son chef, +sans rien inventer. On a là la preuve, pour la partie des _Mémoires_ +qui va de 1804 à 1815, qu'ils sont scrupuleusement, minutieusement +exacts. Nous savons déjà qu'il en est de même pour la partie +antérieure à 1804. Peut-être aurons-nous à constater plus tard qu'il +n'en va pas autrement pour les années qui suivent 1815. + +Chateaubriand, je viens de le dire, ne s'est jamais écarté, dans ses +récits, des indications qui lui étaient fournies par les notes de sa +femme. Il ne cesse de les suivre que lorsqu'il y rencontre sur +quelques-uns de ses contemporains des jugements trop rigoureux. +Charitable envers les pauvres, douce aux malheureux, Mme de +Chateaubriand n'était pas toujours tendre pour les puissants du monde, +surtout s'ils étaient soupçonnés de n'admirer pas suffisamment son +mari. Sur le cardinal Fesch, en particulier, et sur le duc de +Richelieu, elle a des passages extrêmement durs. Elle a de très jolies +malices à l'endroit de Mme de Staël, de M. Beugnot ou de M. Pasquier. +Chateaubriand reproduit ce qui précède et ce qui suit, il supprime les +duretés et les malices. Dans un certain sens, au moins, il y avait +quelque chose de vrai dans le mot que répétait souvent l'auteur du +_Cahier rouge_: «M. de Chateaubriand est meilleur que moi.» + + +XI + +LE CONSEILLER RÉAL ET L'ANECDOTE DU DUC DE ROVIGO[474] + + [Note 474: Ci-dessus, page 440.] + +Voici l'anecdote: + + Après l'exécution du jugement, dit le duc de Rovigo, je + repris le chemin de Paris. J'approchais de la barrière, + lorsque je rencontrai M. Réal qui se rendait à Vincennes en + costume de conseiller d'État. Je l'arrêtai pour lui demander + où il allait: «À Vincennes, me répondit-il; j'ai reçu hier + au soir l'ordre de m'y {p.599} transporter pour interroger + le duc d'Enghien.» Je lui racontai ce qui venait de se + passer, et il me parut aussi étonné de ce que je lui disais + que je le paraissais de ce qu'il m'avait dit. Je commençai à + rêver. La rencontre du ministre des relations extérieures + (Talleyrand) chez le général Murat me revint à l'esprit, _je + commençai à douter que la mort du duc d'Enghien fut + l'ouvrage du premier Consul_. + +M. Thiers, qui plaide, lui aussi, _non coupable_, pour le premier +Consul, s'est naturellement emparé de l'_anecdote_ du duc de Rovigo, +et il a échafaudé sur elle tout son système de défense. + + Cependant, écrit-il, tout n'était pas irrévocable dans les + ordres du premier Consul: il restait un moyen encore de + sauver le prince infortuné. M. Réal devait se transporter à + Vincennes pour l'interroger longuement et lui arracher ce + qu'il savait sur le complot... M. Maret (secrétaire général + et chef du cabinet du premier Consul) avait lui-même, dans + la soirée, déposé chez le conseiller d'État Réal + l'injonction écrite de se rendre à Vincennes pour voir le + prisonnier. Si M. Réal voyait le prisonnier... se sentait + touché par sa franchise... M. Réal pouvait communiquer ses + impressions à celui qui tenait la vie du prince dans ses + puissantes mains... M. Réal, exténué de fatigue par un + travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait + défendu à ses domestiques de l'éveiller. L'ordre du premier + Consul ne lui fut remis qu'à cinq heures du matin... + +Et M. Thiers ajoute: + + _C'était un accident, un pur accident_ qui avait ôté au + prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au + premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à + sa gloire... On est à la merci d'un _hasard_, d'une + légèreté! La vie des accusés, l'honneur des gouvernements + dépendent quelquefois de _la rencontre la plus fortuite!_ + +Le hasard a bon dos; mais il ne faudrait pourtant pas trop charger ses +épaules. + +À qui fera-t-on croire que le conseiller d'État Réal, dans des +circonstances comme celles où l'on se trouvait, avait intimé à ses +domestiques une défense de l'éveiller, qui se serait appliquée même au +premier Consul et au chef de {p.600} son cabinet? Comment admettre +que Maret, fort de l'autorité de son maître et dans une occasion où la +gloire de ce dernier était en jeu, n'aurait pas forcé la consigne? + +M. Thiers a dit lui-même, à propos des ordres signés par Bonaparte et +remis à Savary: «Ces ordres étaient _complets et positifs_... Ils +contenaient l'injonction... de se réunir immédiatement _pour tout +finir dans la nuit_ et si, comme on ne pouvait en douter, la +condamnation était une condamnation à mort, _de faire exécuter +sur-le-champ le prisonnier_.»--On est au soir (c'est encore M. Thiers +qui nous le dit), encore quelques heures, et le prince sera fusillé. +Bonaparte, cependant, est revenu à d'autres sentiments: il veut +essayer d'un moyen de sauver le prince, et c'est à M. Réal qu'il va +confier cette mission. Comme il n'y a pas une minute à perdre, Maret, +son envoyé, verra donc Réal sur-le-champ, il le verra coûte que coûte, +il ne sortira pas de son hôtel qu'il ne l'ait vu partir pour Vincennes +au galop de ses chevaux!... Maret arrive à l'hôtel du conseiller +d'État.--Monsieur est couché, disent les domestiques...--Et +discrètement Maret se retire, non pourtant sans laisser un pli chez le +concierge!! + + * * * * * + +La brochure du duc de Rovigo donna naissance, en 1823, à plusieurs +autres écrits, dont l'un, intitulé: _Extrait de Mémoires inédits sur +la Révolution française_, avait pour auteur Méhée de la Touche, ancien +chef de division aux ministères des relations extérieures et de la +guerre, qui avait joué, lui aussi, un rôle important dans l'affaire du +duc d'Enghien. + + Je déclare, écrivait Méhée, qu'il n'est pas vrai que M. de + Rovigo ait rencontré, le jour de l'assassinat, en habit de + conseiller d'État, M. Réal, qui avait, dit-il, ordre de + Napoléon d'aller interroger le duc d'Enghien. Cette journée + était assez remarquable pour être restée dans la mémoire de + beaucoup de personnes qui sont, je n'en doute pas, à même + d'attester le même fait. Je défierais M. Réal de nier + qu'ayant reçu de lui, de la part du premier {p.601} Consul, + l'ordre de me rendre le matin dans son bureau, pour des + affaires qui seront éclaircies dans une autre occasion, je + n'aie été le prendre dans sa maison et qu'après avoir + assisté à sa toilette où il n'y avait rien du costume de + conseiller, nous nous soyons rendus ensemble dans ses + bureaux, rue des Saints-Pères, où je passai plusieurs heures + à écrire des détails que Napoléon lui avait ordonné de me + demander. Je soutiendrai à quiconque voudrait donner le + change à l'opinion, qu'à deux heures après-midi M. Réal + n'était pas sorti et qu'il n'a pas pu avoir d'entretien avec + M. de Rovigo sur la route de Vincennes, où il n'avait pas + besoin d'aller pour savoir ce qui se passait et où il n'y + avait plus d'interrogatoire à faire. + +Méhée, sans doute, n'est point de ceux dont le témoignage s'impose; +mais il faut bien croire que son démenti n'était point ici sans +valeur, puisque le duc de Rovigo, en 1828, reproduisant, au tome II de +ses _Mémoires_, sa brochure de 1823, a eu bien soin de supprimer tout +ce qui avait trait à sa rencontre avec Réal sur la route de Vincennes. +De la fameuse _anecdote_, il n'est plus dit un traître mot! + +Dans ses _Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous +Napoléon_ (1833), Desmarest, le confident et le bras droit de Réal, a +tout un chapitre sur _l'Enlèvement et la Mort du duc d'Enghien_. Il +n'y est point parlé de la mission que Bonaparte aurait confiée à Réal, +ni de la visite de Maret, ni de la rencontre sur la route de +Vincennes. Et de tout cela non plus il n'est rien dit dans les +_Souvenirs_ mêmes de Réal, publiés en 1835 sous ce titre: +_Indiscrétions_ (1798-1830); _Souvenirs anecdotiques et politiques +tirés du portefeuille d'un fonctionnaire de l'Empire_, mis en ordre +par M. Desclozeaux (Paris, Dufey, 2 vol. in-8{o}). + +Chateaubriand a donc eu raison de mettre en doute l'_anecdote_ contée +par le duc de Rovigo et de tenir pour «non recevable» l'argument qu'en +ont voulu tirer les avocats de Bonaparte. + + +{p.602} XII + +LA COMTESSE DE NOAILLES[475] + + [Note 475: Ci-dessus, page 528.] + +Nathalie-Luce-Léontine-Joséphine de _Laborde de Méréville_, fille de +M. de Laborde, banquier de la cour, avait épousé, en 1790, +Arthur-Jean-Tristan-Charles-Languedoc, comte de Noailles, fils aîné du +prince de Poix et petit-fils de cet héroïque duc de Mouchy qui, allant +à la guillotine, le 27 juin 1794, à ceux qui lui criaient: «Courage, +monsieur le maréchal!» répondait d'un ton ferme: «À quinze ans j'ai +monté à l'assaut pour mon roi; à près de quatre-vingts je monterai à +l'échafaud pour mon Dieu!»--À la mort de son beau-père (15 février +1819), Mme de Noailles devint duchesse de Mouchy. C'est elle que +Chateaubriand a peinte, dans les _Aventures du dernier Abencerage_, +sous le nom de _Blanca_, comme il s'est peint lui-même sous le nom +d'Aben-Hamet: + + Les mois s'écoulent, écrivait-il: tantôt errant parmi les + ruines de Carthage, tantôt assis sur le tombeau de + Saint-Louis, l'Abencerage exilé appelle le jour qui doit le + ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin: Aben-Hamet monte + sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga. Avec + quel transport, avec quelle joie mêlée de crainte il + aperçoit les premiers promontoires de l'Espagne! Blanca + l'attend-elle sur ces bords? Se souvient-elle encore d'un + pauvre Arabe qui ne cessa de l'adorer sous le palmier du + désert? + +Sur cette rencontre à Grenade de Chateaubriand et de Mme de Noailles, +M. Hyde de Neuville, alors proscrit de France et réfugié en Espagne, +nous a donné, dans ses _Mémoires_, d'intéressants détails: + + {p.603} Mme de Noailles, depuis duchesse de Mouchy, dit-il, + si justement nommée la belle Nathalie, voyageait depuis six + mois en Espagne avec ses enfants et faisait d'assez longs + séjours dans les villes qui pouvaient offrir de l'intérêt à + sa curiosité artistique. Elle témoigna le désir de nous + voir, et nous fûmes heureux de rencontrer une femme aussi + aimable que bonne, qui connaissait tous nos amis de Paris, + et qui, en nous parlant d'eux, réveillait nos plus chers + souvenirs. + + Mme de Noailles, dont l'éclat et la beauté avaient fait du + bruit à son entrée dans le monde, n'avait plus cette + première fraîcheur que je lui avais vue et qui n'appartient + qu'à l'extrême jeunesse; mais elle avait conservé sa grâce, + ses traits charmants et cette physionomie expressive et + touchante qui ajoute tant à la beauté. Mme de Noailles était + Mlle de Laborde; elle avait la distinction, l'instruction et + tous les talents qui sont de tradition dans cette + famille[476], et, ce qui vaut mieux encore, beaucoup de + bonté. Je n'ai pas connu une âme plus noble et plus + généreuse. C'est à elle que j'ai dû une amitié précieuse qui + est devenue un des liens puissants de ma vie. Elle était + très liée avec M. de Chateaubriand, alors en Terre-Sainte. + Elle me parlait de lui sans cesse, et lorsque je le + rencontrai peu de temps après, je crus le reconnaître sans + jamais l'avoir vu. + + [Note 476: La supériorité d'esprit de la vicomtesse + de Noailles, fille de la duchesse de Mouchy, est + connue. Elle a écrit la _Vie de la princesse de + Poix_, sa grand-mère. Cet écrit, publié en 1855, + est un chef-d'oeuvre de finesse et de grâce + aristocratique. Une notice non moins remarquable + sur la vicomtesse de Noailles est due à la plume de + Mme Standish, née Sabine de Noailles (Note de M. + Hyde de Neuville).] + + Mme de Noailles avait passé deux mois à Grenade pour + dessiner tous les monuments que les Maures y ont laissés. + Elle parlait de l'Alhambra avec l'enthousiasme d'une + artiste... Les Maures exaltaient tellement son imagination + que nous fûmes sur le point de faire avec elle une course en + Afrique, dont la traversée n'était que de quelques heures... + C'est de ce grand enthousiasme pour ces moeurs dont Mme de + Noailles était animée qu'est née la charmante nouvelle que + Chateaubriand a appelée le _Dernier Abencerage_. _Blanca_ y + est bien l'image fidèle de l'aimable Nathalie, et dans la + description de cette dame gracieuse et noble où il a peint + la fille des Espagnes, j'ai cru souvent revoir l'amie + commune qui nous avait charmés bien des fois en essayant les + danses si attrayantes des pays que nous visitions ensemble. + (_Mémoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville_, tome I, + p. 444 et suiv.). + +{p.604} À quelques années de là, Mme de Noailles devenait folle. Le 20 +septembre 1817, la duchesse de Duras écrivait à Mme Swetchine: + + Je vous ai montré des lettres de ma pauvre amie...; vous + avez admiré avec moi la supériorité de son esprit, + l'élévation de ses sentiments, et cette délicatesse, cette + fierté blessée, qui depuis longtemps empoisonnait sa vie, + car il n'y a pas de situation plus cruelle, selon moi, que + de valoir mieux que sa conduite: on se juge avec tant de + sévérité et pourtant l'abaissement est si pénible! et quand + on a réuni tout ce que la beauté, la grâce, l'esprit, + l'élégance des manières peuvent inspirer d'admiration, qu'on + a joui de cette admiration et qu'on sent qu'on vous la + dispute, quelles affreuses réflexions ne doit-on pas faire! + Et puis, il faut joindre à cela des sentiments blessés ou + point compris, enfin ce malaise d'un coeur mal avec + lui-même, et cependant trop haut pour exiger. Enfin, chère + amie, tout l'ensemble de cette situation a produit ce que + cela devait produire: sa tête s'est égarée, son imagination + s'est frappée, et elle a perdu la raison. Sa folie n'est + point violente, mais elle est déchirante. La terreur la + saisit, elle croit qu'on va l'assassiner, que tout ce + qu'elle prend est empoisonné, que nous allons tous périr tôt + ou tard par l'effet d'une conspiration, mais qu'elle est + particulièrement dévouée, que tous ses domestiques sont des + _demi-soldes_ déguisés[477]; enfin mille folies. Elle s'est + confessée; elle croit toujours mourir la nuit qui va suivre; + mais elle dit qu'elle est heureuse. Elle m'a chargée de la + justifier après sa mort, de dire qu'elle ne méritait pas + l'abandon où on l'avait laissée, enfin des choses où l'on + retrouvait, à travers sa folie, les pensées que je savais + trop lui être habituelles. Cela est déchirant. On voit, dans + cet état où l'on ne déguise rien, combien son âme était + douce et combien elle a dû souffrir... Vous sentirez tout + cela. Je ne connais que M. de Chateaubriand et vous qui + puissiez m'entendre sur ce sujet. Il sera bien affligé; je + ne lui ai écrit qu'il y a trois jours, j'espérais que cet + horrible état s'améliorerait, mais il n'a fait qu'empirer. + Je ne puis penser qu'à cela. (_Madame Swetchine, sa vie et + ses oeuvres_, par le comte de Falloux, tome I, p. 184.) + + [Note 477: Officiers récemment congédiés par une + mesure qui avait fait beaucoup de mécontents.] + + + + +{p.605} TABLE DES MATIÈRES + + +PREMIÈRE PARTIE + + +LIVRE VII + +Je vais trouver ma mère. -- À Saint-Malo. -- Progrès de la +Révolution. -- Mon mariage. -- Paris. -- Anciennes et nouvelles +connaissances. -- L'abbé Barthélemy. -- Saint-Ange. -- Théâtre. -- +Changement et physionomie de Paris. -- Club des Cordeliers. -- +Marat. -- Danton. -- Camille Desmoulins. -- Fabre d'Églantine. -- +Opinion de M. de Malesherbes sur l'Émigration. -- Je joue et je +perds. -- Aventure du fiacre. -- Mme Roland. -- Barère à +l'Ermitage. -- Seconde fédération du 14 juillet. -- Préparatifs +d'émigration. -- J'émigre avec mon frère. -- Aventure de +Saint-Louis. -- Nous passons la frontière. -- Bruxelles. -- Dîner +chez le baron de Breteuil. -- Rivarol. -- Départ pour l'armée des +princes. -- Route. -- Rencontre de l'armée prussienne -- J'arrive +à Trèves. -- Armée des princes. -- Amphithéâtre romain. +--_Atala_. -- Les chemises de Henri IV. -- Vie de soldat. -- +Dernière représentation de l'ancienne France militaire. -- +Commencement du siège de Thionville. -- Le chevalier de la +Baronnais. -- Continuation du siège. -- Contraste. -- Saints dans +les bois. -- Bataille de Bouvines. -- Patrouille. -- Rencontre +imprévue. -- Effets d'un boulet et d'une bombe. -- Marché du +camp. -- Nuit aux faisceaux d'armes. -- Chiens hollandais. -- +Souvenir des _Martyrs_. -- Quelle était ma compagnie. -- Aux +avant-postes. -- Eudore. -- Ulysse. -- Passage de la Moselle. -- +Combat. -- Libba sourde et muette. -- Attaque sous Thionville. -- +Levée du siège. -- Entrée à Verdun. -- Maladie prussienne. -- +Retraite. -- Petite vérole. -- Les Ardennes. --Fourgons du prince +de Ligne. -- Femmes de Namur. -- Je retrouve mon frère à +Bruxelles. -- Nos derniers adieux. -- Ostende. -- Passage à +Jersey. -- On me met à terre à Guernesey. -- La femme du pilote. +-- Jersey. --Mon oncle de Bedée et sa famille. -- Description de +l'île. -- Le duc de Berry. -- Parents et amis disparus. -- +Malheur de vieillir. -- Je passe en Angleterre. -- Dernière +rencontre avec Gesril .............................................. 1 + + +LIVRE VIII + +_Literary Fund_. -- Grenier de Holborn. -- Dépérissement de ma +santé. -- Visite aux médecins. -- Émigrés à Londres. -- Peltier. +-- Travaux littéraires. -- Ma société avec Hingant. -- Nos +promenades. -- Une nuit dans l'église de Westminster. -- +Détresse. -- Secours imprévu. -- Logement sur un cimetière. -- +Nouveaux camarades d'infortune. -- Nos plaisirs. -- Mon cousin de +la Boüétardais. -- Fête somptueuse. -- Fin de mes quarante écus. +-- Nouvelle détresse. -- Table d'hôte. -- Évêques. -- Dîner à +London-Tavern. -- Manuscrits de Camden. -- Mes occupations dans +la province. -- Mort de mon frère. -- Malheurs de ma famille. -- +Deux Frances. -- Lettres de Hingant. -- Charlotte. -- Retour à +Londres. -- Rencontre extraordinaire. -- Défaut de mon caractère. +-- L'_Essai historique sur les révolutions_. -- Son effet. -- +Lettre de Lemierre, neveu du poète. -- Fontanes. -- Cléry ........ 107 + + +LIVRE IX + +Mort de ma mère. -- Retour à la religion. -- _Génie du +Christianisme_. -- Lettre du chevalier de Panat. -- Mon oncle M. +de Bedée: sa fille aînée. -- Littérature anglaise. -- Dépérissement +de l'ancienne école. -- Historiens. -- Poètes. -- Publicistes. -- +Shakespeare. -- Romans anciens. -- Romans nouveaux. -- Richardson. +-- Walter Scott. -- Poésie nouvelle. -- Beattie. -- Lord Byron. -- +L'Angleterre de Richmond à Greenwich. -- Course avec Peltier. -- +Blenheim. -- Stowe. -- Hampton-Court. -- Oxford. -- Collège d'Eton. +-- Moeurs privées. -- Moeurs politiques. -- Fox. -- Pitt. -- Burke. +-- George III. -- Rentrée des émigrés en France. -- Le ministre de +Prusse me donne un faux passe-port sous le nom de La Sagne, habitant +de Neuchâtel en Suisse. -- Mort de lord Londonderry. -- Fin de ma +carrière de soldat et de voyageur. -- Je débarque à Calais ....... 177 + + +DEUXIÈME PARTIE + + +LIVRE PREMIER + +Séjour à Dieppe. -- Deux sociétés. -- Où en sont mes Mémoires. +-- Année 1800. -- Vue de la France. -- J'arrive à Paris. -- +Changement de la société. -- Année de ma vie 1801. -- Le +_Mercure_. -- _Atala_. --Année de ma vie 1801 -- Mme de Beaumont, +sa société. -- Année de ma vie 1801. -- Été à Savigny. -- Année +de ma vie 1802. -- Talma. -- Années de ma vie 1802 et 1803. -- _Génie +du christianisme._ -- Chute annoncée. -- Cause du succès final. +-- _Génie du christianisme_; suite. -- Défauts de l'ouvrage ...... 229 + + +LIVRE II + +Années de ma vie 1802 et 1803. -- Châteaux. -- Mme de Custine. -- +M. de Saint-Martin. -- Mme d'Houdetot et Saint-Lambert. -- Voyage +dans le midi de la France, 1802. -- Années de ma vie 1802 et +1803. -- M. de la Harpe. -- Sa mort. -- Années de ma vie 1802 et +1803. -- Entrevue avec Bonaparte. -- Année de ma vie 1803. -- Je +suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. -- Année de ma +vie 1803. -- Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. -- Du mont +Cenis à Rome. -- Milan et Rome. -- Palais du cardinal Fesch. -- +Mes occupations. -- Année de ma vie 1803. -- Manuscrit de Mme de +Beaumont. -- Lettres de Mme de Caud. -- Arrivée de Mme de Beaumont +à Rome. -- Lettres de ma soeur. -- Lettre de Mme de Krüdener. -- +Mort de Mme de Beaumont. -- Funérailles. -- Année de ma vie 1803. +-- Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et +de Mme de Staël. -- Années de ma vie 1803 et 1804. -- Première +idée de mes Mémoires. -- Je suis nommé ministre de France dans le +Valais. -- Départ de Rome. -- Année de ma vie 1804. -- République +du Valais. -- Visite au château des Tuileries. -- Hôtel de +Montmorin. -- J'entends crier la mort du duc d'Enghien. -- Je +donne ma démission ............................................... 293 + + +LIVRE III + +Mort du duc d'Enghien. -- Année de ma vie 1804. -- Le général +Hulin. -- Le duc de Rovigo. -- M. de Talleyrand. -- Part de +chacun. -- Bonaparte, son sophisme et ses remords. -- Ce qu'il +faut conclure de tout ce récit. -- Inimitiés enfantées par la +mort du duc d'Enghien. -- Un article du _Mercure_. -- Changement +dans la vie de Bonaparte. -- Abandon de Chantilly ................ 409 + + +LIVRE IV + +Année de ma vie 1804. -- Je viens demeurer rue Miromesnil. +--Verneuil. -- Alexis de Tocqueville. -- Le Ménil. -- Mézy. +--Méréville. -- Mme de Coislin. -- Voyage à Vichy, en Auvergne +et au mont Blanc. -- Retour à Lyon. -- Course à la Grande +Chartreuse. -- Mort de Mme de Caud. -- Années de ma vie 1805 +et 1806. -- Je reviens à Paris. -- Je pars pour le Levant. -- Je +m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des +pèlerins pour la Syrie. -- De Tunis jusqu'à ma rentrée en France +par l'Espagne. -- Réflexions sur mon voyage. -- Mort de Julien ... 465 + + +TABLE ............................................................ 605 + + +APPENDICE + + I.--Le Comte du Plessix de Parscau, beau-frère de + Chateaubriand .................................................. 547 + + II.--Le mariage de Chateaubriand ............................... 549 + + III.--Fontanes et Chateaubriand ................................ 552 + + IV.--Comment fut composé le «Génie du Christianisme» ........... 554 + + V.--La rentrée en France ....................................... 561 + + VI.--Le Génie du christianisme ................................. 563 + + VII.--Chateaubriand et Mme de Custine .......................... 568 + + VIII.--La mort de La Harpe ..................................... 578 + + IX.--Les quatre Clausel ........................................ 586 + + X.--Le cahier rouge ............................................ 593 + + XI.--Le Conseiller Réal et l'anecdote du duc de Rovigo ......... 598 + + XII.--La comtesse de Noailles .................................. 602 + + +Paris.(France).--Imp. Paul Dupont (Cl.)-- + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'Outre-Tombe, by +François-René Chateaubriand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE *** + +***** This file should be named 23654-8.txt or 23654-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/3/6/5/23654/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +https://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires d'Outre-Tombe + Tome II + +Author: François-René Chateaubriand + +Release Date: November 28, 2007 [EBook #23654] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +https://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<div class="tn"><p>[Notes au lecteur de ce fichier digital:</p> + +<p>Le rappel de la note 289 n'étant pas présent dans le livre, il a été +rajouté dans ce fichier à sa place probable.]</p> +</div> + +<h1>MÉMOIRES<br> D'OUTRE-TOMBE<br> +<span class="smaller">TOME <abbr title="2">II</abbr></span></h1> + +<a id="img001" name="img001"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img001.jpg" width="400" height="556" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">M. de Chateaubriand</span> à l'armée de Condé.</p> +</div> + +<h2>CHATEAUBRIAND</h2> + +<h1>MÉMOIRES<br> D'OUTRE-TOMBE</h1> +<p class="center p2">NOUVELLE ÉDITION<br> +Avec une Introduction, des Notes et des Appendices</p> + +<p class="center"><span class="smaller">PAR</span><br> +Edmond BIRÉ</p> + +<h2>TOME <abbr title="2">II</abbr></h2> + +<p class="center p4 smaller">PARIS<br> +LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES<br> +6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6</p> + +<p class="center p4 smaller">KRAUS REPRINT<br> +Nendeln/Liechtenstein<br> +1975</p> + +<p class="center p4 smaller"><span lang="en">Reprinted by permission of the original publishers<br> +KRAUS REPRINT<br> +A Division of<br> +KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED</span><br> +<span lang="de">Nendeln/Liechtenstein</span><br> +1975<br> +<span lang="en">Printed in Germany</span><br> +<span lang="de">Lessingdruckerei Wiesbaden</span></p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> MÉMOIRES</h1> + +<h1>LIVRE <abbr title="7">VII</abbr><a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="note">[1]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Je vais trouver ma mère. — À Saint-Malo. — Progrès de la + Révolution. — Mon mariage. — Paris. — Anciennes et + nouvelles connaissances. — L'abbé Barthélemy. — + Saint-Ange. — Théâtre. — Changement et physionomie de + Paris. — Club des Cordeliers. — Marat. — Danton. — + Camille Desmoulins. — Fabre d'Églantine. — Opinion de M. + de Malesherbes sur l'Émigration. — Je joue et je perds. — + Aventure du fiacre. — M<sup>me</sup> Roland. — Barère à l'Ermitage. + — Seconde fédération du 14 juillet. — Préparatifs + d'émigration. — J'émigre avec mon frère. — Aventure de + Saint-Louis. — Nous passons la frontière. — Bruxelles. — + Dîner chez le baron de Breteuil. — Rivarol. — Départ pour + l'armée des princes. — Route. — Rencontre de l'armée + prussienne. — J'arrive à Trèves. — Armée des princes. — + Amphithéâtre romain. — <span class="italic">Atala.</span> — Les chemises de Henri + <abbr title="4">IV</abbr>. — Vie de soldat. — Dernière représentation de + l'ancienne France militaire. — Commencement du siège de + Thionville. — Le chevalier de la Baronnais. — Continuation + du siège. — Contraste. — Saints dans les bois. — Bataille + de Bouvines. — Patrouille. — Rencontre imprévue. — Effets + d'un boulet et d'une bombe. — Marché du camp. — Nuit aux + faisceaux d'armes. — Chiens hollandais. — Souvenir des + <span class="italic">Martyrs</span>. — Quelle était ma compagnie. — Aux + avant-postes. — Eudore. — Ulysse. — Passage de la + Moselle. — Combat. — Libba sourde et muette. — Attaque + sous Thionville. — Levée du siège. — Entrée à Verdun. — + Maladie prussienne. — Retraite. — Petite vérole. — Les + Ardennes. — Fourgons du prince de Ligne. — Femmes de + Namur. — Je retrouve <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> mon frère à Bruxelles. — + Nos derniers adieux. — Ostende. — Passage à Jersey. — On + me met à terre à Guernesey. — La femme du pilote. — + Jersey. — Mon oncle de Bedée et sa famille. — Description + de l'île. — Le duc de Berry. — Parents et amis disparus. + — Malheur de vieillir. — Je passe en Angleterre. — + Dernière rencontre avec Gesril.</p> + +<p>J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversée, lui +expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme +nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait +d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas +attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre. +Elle me mandait que Lucile était près d'elle avec mon oncle de Bedée +et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à +Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon +émigration prochaine.</p> + +<p>Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours; je +trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et +débordant ses rivages; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la +<span class="italic">Constituante</span>, je la retrouvai avec Danton sous la <span class="italic">Législative</span>.</p> + +<p>Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791, avait été connu à Paris. Le 14 +décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le roi annonça +qu'il avait écrit aux princes du corps germanique (notamment à +l'électeur de Trèves) sur les armements de l'Allemagne. Les frères de +Louis <abbr title="16"><abbr title="16">XVI</abbr></abbr>, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau +et M. de Laqueuille<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="note">[2]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> furent presque aussitôt mis en +accusation. Dès le 9 novembre, un précédent décret avait frappé les +autres émigrés: c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais +me placer; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus +fort me fait toujours passer du côté du plus faible: l'orgueil de la +victoire m'est insupportable.</p> + +<p>En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les +divisions et les malheurs de la France: les châteaux brûlés ou +abandonnés; les propriétaires, à qui l'on avait envoyé des +quenouilles, étaient partis; les femmes vivaient réfugiées dans les +villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des +clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux +Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la <span class="italic">Société monarchique</span> ou <span class="italic">des +Feuillants</span>, n'existait plus<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="note">[3]</span></a>; l'ignoble dénomination de +<span class="italic">sans-culotte</span> était devenue <span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> populaire; on n'appelait le roi +que <span class="italic">monsieur Veto</span> ou <span class="italic">mons Capet</span>.</p> + +<p>Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille, qui cependant +déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de +Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme, son fils et ses +filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les +princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune; mes +propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la +suppression des droits féodaux; les bénéfices simples qui me devaient +échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte étaient tombés +avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de +circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie; on me maria, +afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une +cause que je n'aimais pas.</p> + +<p>Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="note">[4]</span></a>, chevalier de Saint-Louis, +ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui +dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne: charmé de son +hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait +dans la suite.</p> + +<p>M. de Lavigne eut deux fils: l'un d'eux<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="note">[5]</span></a> épousa <span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> M<sup>lle</sup> de +la Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge +orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du +Plessix-Parscau<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="note">[6]</span></a>, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils +d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et +commandant des élèves de la marine à Brest; la cadette<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="note">[7]</span></a>, demeurée +chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour +d'Amériqne, j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate, +mince et fort jolie: elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux +cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à +six cent mille francs.</p> + +<p>Mes sœurs se mirent en tête de me faire épouser M<sup>lle</sup> de Lavigne, +qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. +À peine avais-je aperçu trois ou quatre fois M<sup>lle</sup> de Lavigne; je la +reconnaissais de loin sur le <span class="italic">Sillon</span> à sa pelisse rose, sa robe +blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je +me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me +sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, +rien n'était épuisé en moi; l'énergie même de mon existence avait +doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait +M<sup>lle</sup> de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma +fortune: «Faites donc!» dis-je. Chez moi l'homme public <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> est +inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut +emparer de lui, et, pour éviter une tracasserie d'une heure, je me +rendrais esclave pendant un siècle.</p> + +<p>Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux +parents fut facilement obtenu: restait à conquérir un oncle maternel, +M. de Vauvert<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="note">[8]</span></a>, grand démocrate; or, il s'opposa au mariage de sa +nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On +crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage +religieux fût fait par un prêtre <span class="italic">non assermenté</span>, ce qui ne pouvait +avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la +magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et +arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père, M. de +Lavigne, était tombé. M<sup>lle</sup> de Lavigne, devenue M<sup>me</sup> de Chateaubriand, +sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de +la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en +attendant l'arrêt des tribunaux.</p> + +<p>Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour +dans tout cela; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman: la +vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au +civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se +désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé, ne +réclama plus contre la <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> première bénédiction nuptiale, et +M<sup>me</sup> de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée +avec elle<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="note">[9]</span></a>.</p> + +<p>C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle +m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais +existé une intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine +la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la +personne avec qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un +esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, +racontant à merveille, M<sup>me</sup> de Chateaubriand m'admire sans avoir +jamais lu deux lignes de mes ouvrages; elle craindrait d'y rencontrer +des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas +assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle +est instruite et bon juge.</p> + +<p>Les inconvénients de M<sup>me</sup> de Chateaubriand, si elle en a, découlent de +la surabondance de ses qualités; mes inconvénients très réels +résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la +résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité +d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on +répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant: +«Qu'est-ce que cela fait?»</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce +moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle? Ai-je reporté à ma +compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient +appartenir? <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> S'en est-elle jamais plainte? Quel bonheur +a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais +démentie? Elle a subi mes adversités; elle a été plongée dans les +cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de +la Restauration, elle n'a point trouvé dans les joies maternelles le +contre-poids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus +peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie; +n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille qui +consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile +et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux +lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un +dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes +sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses +maux: je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. +Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux +soucis que je lui ai causés? Pourrais-je opposer mes qualités telles +quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé +l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles? +Qu'est-ce que mes travaux auprès des œuvres de cette chrétienne? +Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai +condamné.</p> + +<a id="img002" name="img002"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img002.jpg" width="400" height="475" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">Madame Rolland</span>.</p> +</div> + +<p>Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma +nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée? J'aurais +sans doute eu plus de loisir et de repos; j'aurais été mieux accueilli +de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre; mais en +politique, si M<sup>me</sup> de Chateaubriand m'a contrarié, elle ne m'a jamais +arrêté, parce que là, comme en <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> fait d'honneur, je ne juge +que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre +d'ouvrages si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils +été meilleurs? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, +où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma +patrie? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas +livré en proie à quelque indigne créature? N'aurais-je pas gaspillé et +sali mes heures comme lord <span lang="en">Byron</span>? Aujourd'hui que je m'enfonce dans +les années, toutes mes folies seraient passées; il ne m'en resterait +que le vide et les regrets: vieux garçon sans estime, ou trompé ou +détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson +usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de +plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes +sentiments, le mystère de mes pensées ont peut-être augmenté l'énergie +de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne, d'une flamme +cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un +lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les +douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon +existence que la partie inguérissable. Je dois donc une tendre et +éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi +touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus +noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon +toujours la force des devoirs.</p> + +<p class="p2">Je me mariai à la fin de mars 1792, et, le 20 avril, l'Assemblée +législative déclara la guerre à François <abbr title="2">II</abbr>, <span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> qui venait de +succéder à son père Léopold; le 10 du même mois, on avait béatifié à +Rome Benoît Labre: voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de +la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent; +de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs +foyers sans être réputés poltrons; il fallut m'acheminer vers le camp +que j'étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille +s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme +et mes sœurs Lucile et Julie.</p> + +<p>Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, +cul-de-sac Férou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma +première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais +eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du +savant abbé Barthélemy<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="note">[10]</span></a> et du poète Saint-Ange<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="note">[11]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> +L'abbé a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de +Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent; le +talent est un don, une chose isolée; il se peut rencontrer avec les +autres facultés mentales, il peut en être séparé: Saint-Ange en +fournissait la preuve; il se tenait à quatre pour n'être pas bête, +mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont +j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, manquait +d'esprit et malheureusement son caractère était au niveau de son +esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les <span class="italic">Études de la nature</span> par +la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de +l'écrivain<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="note">[12]</span></a>.</p> + +<p>Rulhière était mort subitement, en 1791<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="note">[13]</span></a>, avant mon départ pour +l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la +fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces +vers:</p> + +<p class="poem"><span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> D'Egmont avec l'Amour visita cette rive:<br> +<span class="add2em">Une image de sa beauté</span><br> + Se peignit un moment sur l'onde fugitive:<br> + D'Egmont a disparu; l'Amour seul est resté.</p> + +<p>Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient +encore du <span class="italic">Réveil d'Épiménide</span><a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="note">[14]</span></a> et de ce couplet:</p> + +<p class="poem25">J'aime la vertu guerrière<br> + De nos braves défenseurs,<br> + Mais d'un peuple sanguinaire<br> + Je déteste les fureurs.<br> + À l'Europe redoutables,<br> + Soyons libres à jamais,<br> + Mais soyons toujours aimables<br> + Et gardons l'esprit français.</p> + +<p>À mon retour, il n'était plus question du <span class="italic">Réveil d'Épiménide</span>; et si +le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur. +<span class="italic">Charles <abbr title="9">IX</abbr></span> avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait +principalement aux circonstances; le tocsin, un peuple armé de +poignards, la haine des rois et des prêtres, offraient une répétition +à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement; Talma, +débutant, continuait ses succès.</p> + +<p>Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au +théâtre; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales +pastourelles: champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or +sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les <span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> +roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du +spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait +joué le rôle de Colin, et M<sup>lle</sup> Théroigne de Méricourt<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="note">[15]</span></a> celui de +Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des +hommes: bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les +petits enfants; ils leur servaient de nourrices; ils pleuraient de +tendresse à leurs simples jeux; ils prenaient doucement dans leurs +bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le <span class="italic">dada</span> des charrettes +qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, +la paix, la pitié, la bienfaisance, la <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> candeur, les vertus +domestiques; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à +leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur +de l'espèce humaine.</p> + +<p class="p2">Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790; ce +n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre +à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. +L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée; +elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures +effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons +afin de n'être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie: des +regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards +se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer.</p> + +<p>La variété des costumes avait cessé; le vieux monde s'effaçait; on +avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui +n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les +licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les +libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de +choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se +nivelaient déjà sous le sceptre populaire: on sentait l'approche d'une +jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie +d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme +caduc de l'ancienne royauté: car le peuple souverain étant partout, +quand il devient tyran, le tyran est partout; c'est la présence +universelle d'un universel Tibère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> Dans la population parisienne se mêlait une population +étrangère de coupe-jarrets du midi; l'avant-garde des Marseillais, que +Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de +septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à +son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil: <span class="italic">in +vultu vitium</span>, au visage le vice.</p> + +<p>À l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne: Mirabeau et +les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient +perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course +en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.</p> + +<p class="p2 center">VUE RÉTROSPECTIVE.</p> + +<p>La fuite du roi, le 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas +immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une +première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que ses décrets +auraient force de loi sans qu'il fût besoin de la sanction ou de +l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal +révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque madame +Roland demandait la tête de la reine<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="note">[16]</span></a>, en attendant que la +Révolution lui demandât <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> la sienne. L'attroupement du Champ +de Mars<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="note">[17]</span></a> avait eu lieu contre le décret qui suspendait le roi de +ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la +Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de +déclarer la déchéance de Louis <abbr title="16"><abbr title="16">XVI</abbr></abbr>; si elle eût eu lieu, le crime du +21 janvier n'aurait pas été commis; la position du peuple français +changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les +Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la +couronne, et ils la perdirent; ceux qui croyaient la perdre en +demandant la déchéance l'auraient sauvée. Presque toujours, en +politique, le résultat est contraire à la prévision.</p> + +<p>Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa +dernière séance; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait +la réélection des membres sortants<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="note">[18]</span></a>, engendra la Convention. Rien +de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux +affaires générales, que les résolutions <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> particulières à des +individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables.</p> + +<p>Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires, +ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de +l'Assemblée constituante; elle se sépara le lendemain, et laissa à la +France une révolution.</p> + +<p class="p2 center">ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE—CLUBS.</p> + +<p>L'Assemblée législative installée le 1<sup>er</sup> octobre 1791, roula dans le +tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles, +ensanglantèrent les départements; à Caen, on se rassasia de massacres +et l'on mangea le cœur de M. de Belsunce<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="note">[19]</span></a>.</p> + +<p>Le roi apposa son <span class="italic">veto</span> au décret contre les émigrés et à celui qui +privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces +actes légaux augmentèrent l'agitation. Petion était devenu maire de +Paris<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="note">[20]</span></a>. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1<sup>er</sup> janvier 1792, +les princes émigrés; le 2, ils fixèrent à ce <span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> 1<sup>er</sup> janvier le +commencement de l'an <span class="smcap"><abbr title="4">IV</abbr></span> de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets +rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit +fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1<sup>er</sup> mars. +L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins +hostiles les unes aux autres<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Lien vers la note 21"><span class="note">[21]</span></a>. Le 20 mars 1792, l'Assemblée +législative adopta la mécanique sépulcrale sans laquelle les jugements +de la Terreur n'auraient pu s'exécuter; on l'essaya d'abord sur des +morts, afin qu'elle apprît d'eux son œuvre. On peut parler de cet +instrument comme d'un bourreau, puisque des personnes, touchées de ses +bons services, lui faisaient présent de sommes d'argent pour son +entretien<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Lien vers la note 22"><span class="note">[22]</span></a>. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où +elle était nécessaire au crime, est une preuve mémorable de cette +intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une +preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la +face des empires.</p> + +<p>Le ministre Roland, à l'instigation des Girondins, avait été appelé au +conseil du roi<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Lien vers la note 23"><span class="note">[23]</span></a>. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de +Hongrie et de Bohême. Marat publia l'<span class="italic">Ami du peuple</span>, malgré le décret +dont <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et +le régiment de Berchiny désertèrent. Isnard<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Lien vers la note 24"><span class="note">[24]</span></a> parlait de la perfidie +de la cour, Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Lien vers la note 25"><span class="note">[25]</span></a>. +Une insurrection éclata à propos de la garde du roi, qui fut +licenciée<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Lien vers la note 26"><span class="note">[26]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances +permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les +masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau; le prétexte était +le refus de Louis <abbr title="16"><abbr title="16">XVI</abbr></abbr> de sanctionner la proscription des prêtres; le +roi courut risque de vie. La patrie était déclarée en danger. On +brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde +fédération arrivaient; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en +marche: ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par +Petion aux Cordeliers.</p> + +<p class="p2 center">LES CORDELIERS.</p> + +<p>Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes +concurrentes: celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus +formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune +de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la +formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris, faute d'un point de +concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent +devenues des pouvoirs rivaux.</p> + +<p>Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende +en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint +Louis, en 1259<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Lien vers la note 27"><span class="note">[27]</span></a>; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux +ligueurs.</p> + +<p>Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions: «Avis +fut donné, dit L'Estoile (12 juillet 1593), <span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> au duc de +Mayenne, de deux cents cordeliers arrivés à Paris, se fournissant +d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de +Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés +aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes.» Les ligueurs +fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le +monastère des Cordeliers, comme une morgue.</p> + +<p>Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux +du couvent avaient été arrachés; la basilique, écorchée, ne présentait +plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, +où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des +établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance +se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets +rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. +Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et +traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le +président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus +instruments de l'ancienne justice, instruments suppléés par un seul, +la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées +par le bélier hydraulique. Le Club des Jacobins <span class="italic">épurés</span> emprunta +quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers.</p> + +<p class="p2 center">ORATEURS.</p> + +<p>Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à +choisir, ni sur les moyens à employer; ils se traitaient de gueux, de +filous, de voleurs, <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> de massacreurs, à la cacophonie des +sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les +métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des +objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou +tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. +Les gestes rendaient les images sensibles; tout était appelé par son +nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de +jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, +on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles +étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, +avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants: les petites +chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches +s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin; elles +interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le +tintamarre de l'impuissante sonnette; mais ne cessant point leur +criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire +silence: elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au +milieu du pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des +stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre +les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, +soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras +nus croisés.</p> + +<p>Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les +infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles: +l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> MARAT ET SES AMIS.</p> + +<p>D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux +fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin +des gardes du corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Lien vers la note 28"><span class="note">[28]</span></a>, les +pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier, +en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de <span class="italic">fou</span> à la +cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce +demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation +mettait sur toutes les faces: «Peuple, il te faut couper deux cent +soixante-dix mille têtes!» À ce Caligula de carrefour succédait le +cordonnier athée, Chaumette<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Lien vers la note 29"><span class="note">[29]</span></a>. Celui-ci était suivi du <span class="italic">procureur +général de la lanterne</span>, Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller +public de meurtres, épuisé de débauches, léger républicain à +calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel +déclara qu'aux massacres de septembre, <span class="italic">tout s'était passé avec +ordre</span>. Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la +façon du brouet noir au restaurateur Méot<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Lien vers la note 30"><span class="note">[30]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre +sous ces docteurs: dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas +de la chaire, il avait l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les +futures effluves du sang; il humait déjà l'encens des processions à +ânes et à bourreaux, en attendant le jour où, chassé du club des +Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour +ministre<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Lien vers la note 31"><span class="note">[31]</span></a>. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet +populaire devenait le jouet de ses maîtres: ils lui donnaient des +nasardes, lui marchaient sur les pieds, le bousculaient avec des +huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir <span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> le chef de la +multitude, de monter à l'horloge de l'Hôtel de Ville, de sonner le +tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal +révolutionnaire.</p> + +<p>Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la mort: Chénier fit +son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au +divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière: «Cœur de +Jésus, cœur de Marat; ô sacré cœur de Jésus, ô sacré cœur de +Marat!» Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du +garde-meuble<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Lien vers la note 32"><span class="note">[32]</span></a>. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la +place du Carrousel, <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> le buste, la baignoire, la lampe et +l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna: l'immondice, versée +de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout.</p> + +<p class="p2">Les scènes des Cordeliers, dont je fus trois ou quatre fois le témoin, +étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez +camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme +mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, +comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies +mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Églantine, organisa les +assassinats de septembre. Billaud de Varennes<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Lien vers la note 33"><span class="note">[33]</span></a> proposa de <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> +mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans; un +autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus; Marat se +déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les +victimes: «Je me f... des prisonniers,» répondit-il<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Lien vers la note 34"><span class="note">[34]</span></a>. Auteur de la +circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans +les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye.</p> + +<p>Prenons garde à l'histoire: Sixte-Quint égala pour le salut des hommes +le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on +compara Marat au sauveur du monde; Charles <abbr title="9">IX</abbr> écrivit aux gouverneurs +des provinces d'imiter les massacres de la Saint-Barthélemy, comme +Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les +Jacobins étaient des plagiaires; ils le furent encore en immolant +Louis <abbr title="16">XVI</abbr> à l'instar de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. <span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> Comme ses crimes se +sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à +propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la +Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches: d'une belle +nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont +admiré que la convulsion.</p> + +<p>Danton, plus franc que les Anglais, disait: «Nous ne jugerons pas le +roi, nous le tuerons.» Il disait aussi: «Ces prêtres, ces nobles ne +sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont +hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir.» +Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune +étendue de génie: car elles supposent que l'innocence n'est rien, et +que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le +faire périr, ce qui est faux.</p> + +<p>Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait; il ne +s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la +fortune. «Venez <span class="italic">brailler</span> avec nous, conseillait-il à un jeune homme: +quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Lien vers la note 35"><span class="note">[35]</span></a>.» Il +confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle +n'avait pas voulu l'acheter assez cher: effronterie d'une intelligence +qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à <span class="italic">gueule bée</span>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été +l'agent, Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que +lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux: +«Nous n'avons pas,» disait-il, «détruit la superstition pour établir +l'athéisme.» Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul +qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans +les actions des hommes: les coupables à imagination comme Danton +semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et +déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et, dans +le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au +peuple: pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur +ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne +sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le délire d'une +foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques; chose +si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque +chose de superflu donné au tableau et à l'émotion.</p> + +<p>Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servait +de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de +répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de +mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement +sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été +créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir: «C'est moi qui ai +fait instituer ce tribunal infâme: j'en demande pardon à Dieu et aux +hommes!» phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être +traduit au tribunal qu'il fallait en déclarer l'infamie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa +propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser +son front plus haut que le coutelas suspendu: c'est ce qu'il fit. Du +théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi +de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination +sur la foule, il dit au bourreau: «Tu montreras ma tête au peuple; +elle en vaut la peine.» Le chef de Danton demeura aux mains de +l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres +décapitées de ses victimes: c'était encore de l'égalité.</p> + +<p>Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre +d'Églantine<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Lien vers la note 36"><span class="note">[36]</span></a>, périrent de la même manière que leur prêtre.</p> + +<p>À l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on +portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de +fleur, une petite guillotine en or<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Lien vers la note 37"><span class="note">[37]</span></a>, ou un petit morceau de cœur +de guillotiné; à l'époque où l'on vociférait: <span class="italic">Vive l'enfer!</span> où l'on +célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où +l'on trinquait au néant, où l'on dansait tout nu la danse des +trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les +rejoindre; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au +dernier <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> banquet, à la dernière facétie de la douleur. +Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville: «Quel âge +as-tu? lui demanda le président.—L'âge du sans-culotte Jésus,» +répondit Camille, bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces +égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ.</p> + +<p>Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver +Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le +signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, +pleine d'énergie, en le rendant capable d'amour, le rendit capable de +vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide +et grivoise ironie du tribun; il assaillit d'un grand air les +échafauds qu'il avait aidé à élever<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Lien vers la note 38"><span class="note">[38]</span></a>. Conformant sa conduite à ses +<span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> paroles, il ne consentit point à son supplice; il se colleta +avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier +gouffre qu'à moitié déchiré.</p> + +<p>Fabre d'Églantine, auteur d'une pièce qui restera<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Lien vers la note 39"><span class="note">[39]</span></a>, montra, tout au +rebours de Desmoulins, une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de +Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux +assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il +paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres.</p> + +<p>Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans +le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée +constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790; je +trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en +1792 aux boyaudiers législateurs: ils l'éventraient et le disséquaient +dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers +dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les combles du +château de Blois.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille +Desmoulins, Fabre d'Églantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les +rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en +Amérique et une société mourante en Europe; entre les forêts du +Nouveau-Monde et les solitudes de l'exil: je n'avais pas compté +quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient +déjà épuisés avec elle. À la distance où je suis maintenant de leur +apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeunesse, +j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du +Cocyte: elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se +faire inscrire sur mes tablettes d'outre-tombe.</p> + +<p class="p2">Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de +lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second +voyage qui devait durer neuf ans; je n'avais à faire avant qu'un autre +petit voyage en Allemagne: je courais à l'armée des princes, je +revenais en courant pourfendre la Révolution; le tout étant terminé en +deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde +avec une révolution de moins et un mariage de plus.</p> + +<p>Et cependant mon zèle surpassait ma foi; je sentais que l'émigration +était une sottise et une folie: «Pelaudé à toutes mains, dit +Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin.» Mon peu +de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur +le parti que je prenais: je nourrissais des scrupules, et, bien que +résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration +l'opinion de M. de Malesherbes. <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> Je le trouvai très animé: +les crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la +tolérance politique de l'ami de Rousseau; entre la cause des victimes +et celle des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait +mieux que l'ordre de choses alors existant; il pensait, dans mon cas +particulier, qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de +rejoindre les frères d'un roi opprimé et livré à ses ennemis. Il +approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec +moi.</p> + +<p>Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur +les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit; des raisonnements +généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. +Il me présenta les Guelfes et les Gibelins, s'appuyant des troupes de +l'empereur ou du pape; en Angleterre, les barons se soulevant contre +<span class="italic">Jean sans Terre</span>. Enfin, de nos jours, il citait la République des +États-Unis implorant le secours de la France. «Ainsi, continuait M. de +Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la +philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais +crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à +leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau +Monde serait-il aujourd'hui émancipé? Moi, Malesherbes, moi qui vous +parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les +relations de Silas Deane<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Lien vers la note 40"><span class="note">[40]</span></a>, et pourtant Franklin était-il <span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> +un traître? La liberté américaine était-elle moins honorable parce +qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers +français? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir des garanties aux +lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de +l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à +l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de +recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la +tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous.»</p> + +<p>Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands +publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et +appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me +convaincre: je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au +point d'honneur.—J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des +exemples récents: pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti +républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne +s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie; les +Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et +1831, les secours de la France, et les Portugais de la <span class="italic">charte</span> ont +envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous +avons deux poids et deux mesures: nous approuvons, pour une idée, un +système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre +idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Lien vers la note 41"><span class="note">[41]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du roi +avaient lieu chez ma belle-sœur: elle venait d'accoucher d'un +second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna +son nom, Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait +voir son père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir et +apparaît de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon +départ traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage: il se +trouva que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé; la +nation se chargea de les payer à sa façon. M<sup>me</sup> de Chateaubriand avait +de plus, du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une +forte partie de ces rentes à sa sœur, la comtesse du +Plessix-Parscau, émigrée. L'argent manquait donc toujours; il en +fallut emprunter.</p> + +<p>Un notaire nous procura dix mille francs: je les apportais en +assignats chez moi, cul-de-sac Férou, <span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> lorsque je rencontrai, +rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, +le comte Achard<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Lien vers la note 42"><span class="note">[42]</span></a>. Il était grand joueur; il me proposa d'aller aux +salons de M... où nous pourrions causer: le diable me pousse: je +monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec +lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première +voiture venue. Je n'avais jamais joué: le jeu produisit sur moi une +espèce d'enivrement douloureux; si cette passion m'eût atteint, elle +m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la +voiture à Saint-Sulpice, et j'y oublie mon portefeuille renfermant +l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai +laissé les dix mille francs dans un fiacre.</p> + +<p>Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non +sans avoir l'envie de me jeter à l'eau; je vais sur la place du +Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les +Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on +m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier +m'apprend que ce numéro appartient à un loueur demeurant en haut du +faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme; je demeure +toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres: il en +arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien; enfin, +à deux heures du matin, je vois entrer mon char. À peine eus-je le +temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, +éreintées, se laissèrent choir sur la <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> paille, roides, le +ventre ballonné, les jambes tendues comme si elles étaient mortes.</p> + +<p>Le cocher se souvint de m'avoir mené. Après moi, il avait chargé un +citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins; après le citoyen, une +dame qu'il avait conduite rue de Cléry, n<sup>o</sup> 13; après cette dame, un +monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je +promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, +procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la +recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le +citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté. +La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le +fiacre. J'arrive à la troisième station sans aucune espérance; le +cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu'il a +voituré. Le portier s'écrie: «C'est le Père tel!» Il me conduit, à +travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un +récollet, resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce +religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines, écoute le +récit que je lui fais. «Êtes-vous, me dit-il, le chevalier de +Chateaubriand?—Oui, répondis-je.—Voilà votre portefeuille, +répliqua-t-il; je vous l'aurais porté après mon travail; j'y avais +trouvé votre adresse.» Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à +compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son +cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais +m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas +émigré: que serais-je devenu? toute ma vie était changée. Si je +faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être +pendu.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> Ceci se passait le 16 juin 1792.</p> + +<p>Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée +à Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le +licenciement de la nouvelle garde du roi, dans laquelle se trouvait +Murat<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Lien vers la note 43"><span class="note">[43]</span></a>; les ministères successifs de Roland<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Lien vers la note 44"><span class="note">[44]</span></a>, de Dumouriez<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Lien vers la note 45"><span class="note">[45]</span></a>, +de Duport du Tertre<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Lien vers la note 46"><span class="note">[46]</span></a>, les petites conspirations <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> de cour, +ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et +mépris. J'entendais beaucoup parler de M<sup>me</sup> Roland, que je ne vis +point; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit +extraordinaire. On la disait fort agréable; reste à savoir si elle +l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus +hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait +une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son +voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son +trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme +montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu +d'exemples. M<sup>me</sup> Roland avait du caractère plutôt que du génie: le +premier peut donner le second, le second ne peut donner le +premier<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Lien vers la note 47"><span class="note">[47]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency visiter +l'Ermitage de J.-J. Rousseau: non que je me plusse au souvenir de M<sup>me</sup> +d'Épinay<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Lien vers la note 48"><span class="note">[48]</span></a> et de cette société factice et dépravée; mais je voulais +dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses mœurs à +mes mœurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma +jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage; j'y +rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu +désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils +étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde: l'un +était M. Maret<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Lien vers la note 49"><span class="note">[49]</span></a>, de l'Empire, l'autre, <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> M. Barère, de la +République. Le gentil Barère<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Lien vers la note 50"><span class="note">[50]</span></a> était venu, loin du bruit, dans sa +philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à +l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport +duquel la Convention décréta que <span class="italic">la Terreur était à l'ordre du jour</span>, +échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes; du +fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement +croasser <span class="italic">la mort!</span> Barère était de l'espèce de ces tigres qu'Oppien +fait naître du souffle léger du vent: <span class="italic">velocis Zephyri proles</span>.</p> + +<p>Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient +charmés de la journée du 20 juin. La Harpe, continuant ses leçons au +Lycée, criait d'une voix de Stentor: «Insensés! vous répondiez à +toutes les représentations du peuple: Les baïonnettes! les +baïonnettes! Eh bien! les voilà les baïonnettes!» Quoique mon voyage +en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne +pouvais m'élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence. +Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la +<span class="italic">Société monarchique</span>. Mon frère faisait partie d'un club d'<span class="italic">enragés</span>. +Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de +Vienne et de <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> Berlin; déjà une affaire assez chaude avait eu +lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était +plus que temps de prendre une détermination.</p> + +<p>Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passe-ports pour Lille: +nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont +nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les +fournitures de l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis +Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom; bien que +de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. +Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la +seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli, +avec la famille de Rosambo, mes sœurs et ma femme. Tivoli +appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de +Malesherbes<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Lien vers la note 51"><span class="note">[51]</span></a>. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la +débandade bon nombre de fédérés, sur les chapeaux desquels on avait +écrit à la craie: «Petion, ou la mort!» Tivoli, point de départ de mon +exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Lien vers la note 52"><span class="note">[52]</span></a>. Nos +parents se séparèrent de nous <span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> sans tristesse; ils étaient +persuadés que nous faisions un voyage d'agrément. Mes quinze cents +francs retrouvés semblaient un trésor suffisant pour me ramener +triomphant à Paris.</p> + +<p class="p2">Le 15 juillet, à six heures du matin, nous montâmes en diligence: nous +avions arrêté nos places dans le cabriolet, auprès du conducteur: le +valet de chambre, que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna +dans le carrosse avec les autres voyageurs. Saint-Louis était +somnambule; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux +ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le +mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait +pendant ses attaques: «Je sais, je sais,» ne s'éveillant que quand on +lui jetait de l'eau froide au visage: homme d'une quarantaine +d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand. +Ce pauvre <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> garçon, très respectueux, n'avait jamais servi +d'autre maître que mon frère; il fut tout troublé lorsqu'au souper il +lui fallut s'asseoir à table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, +parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa +frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à +travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des +princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta +dans la diligence; nous rentrâmes dans le coupé.</p> + +<p>Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la tête à la +portière: «Arrêtez, postillon, arrêtez!» On arrête, la portière de la +diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes: +«Descendez, citoyen, descendez! on n'y tient pas, descendez, cochon! +c'est un brigand! descendez, descendez!» Nous descendons aussi, nous +voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, +promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à +fuir à toutes jambes, sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le +pouvions réclamer, car nous nous serions trahis; il le fallait +abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il +déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et +qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de +brigade en brigade chez le président de Rosambo; les dépositions de ce +malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer +mon frère et ma belle-sœur à l'échafaud.</p> + +<p>Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt +fois toute l'histoire: «Cet homme avait <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> l'imagination +troublée; il rêvait tout haut; il disait des choses étranges; c'était +sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice.» Les +citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de +papier vert <span class="italic">à la Constitution</span>. Nous reconnûmes aisément dans ces +récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.</p> + +<p>Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au +delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui +devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti +monarchique était encore puissant, la question non décidée; les +faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement.</p> + +<p>Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes: nous nous +arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à +dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close; nous ne +portions rien avec nous; nous avions une petite canne à la main; il +n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans +les forêts américaines.</p> + +<p>Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à +peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la +campagne: nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou +nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin +des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing; nous ouîmes des +pas de chevaux dans des chemins creux; en mettant l'oreille à terre, +nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après +trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur +la pointe du pied, <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> nous arrivâmes au carrefour d'un bois où +quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans +qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous +criâmes: «Officiers qui vont rejoindre les princes!» Nous demandâmes à +être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire +reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et +nous emmena.</p> + +<p>Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes +nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la +France allait faire porter à l'Europe vassale.</p> + +<p>Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant +les premières années de son règne; il partit de Tournay avec ses +compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules: «Les armes +attirent à elles tous les droits,» dit Tacite. Dans cette ville d'où +sortit en 486 le premier roi de la première race, pour fonder sa +longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre +les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai +en 1815, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du +premier roi des Franks: <span class="italic">omnia migrant</span>.</p> + +<p>Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités, +et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon +d'Orléans, écolâtre de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant +le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des +astres, leur montrant du doigt la voix lactée et les étoiles. J'aurais +mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du <abbr title="11">XI</abbr><sup>e</sup> siècle que des +Pandours. Je me plais à <span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> ces temps où les chroniques +m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été +métamorphosé en âne: c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on +l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture. +Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle +sortaient des épis de blé: c'était peut-être Cérès. La Meuse, que +j'allais bientôt traverser, fut suspendue en l'air l'année 1118, +témoin Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194, +entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle +entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. +Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait +éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de +<span class="italic">Camissa</span>, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse +d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place +lorsqu'on y jetait quelque chose de sale: les consciences +d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu.—Lecteur, je ne perds +pas de temps; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en +attendant mon frère qui négocie: le voici; il revient après s'être +expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est +permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin.</p> + +<p class="p2">Bruxelles était le quartier général de la haute émigration: les femmes +les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui +ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les +plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout +neufs: ils paradaient de toute la rigueur <span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> de leur légèreté. +Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant +quelques années, ils les mangèrent en quelques jours: ce n'était pas +la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces +brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la +gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient +dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits +gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces +Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils +nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous +contentant de nos épées.</p> + +<p>Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi: +il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de +linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me +séparer.</p> + +<p>Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Lien vers la note 53"><span class="note">[53]</span></a>; +j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui +meurt en ce moment; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix +<span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> d'or; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, +et Rivarol<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Lien vers la note 54"><span class="note">[54]</span></a> que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie. On ne +l'avait point nommé; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait +seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. +L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il +disait, à propos des révolutions: «Le premier coup porte sur le Dieu, +le second ne frappe plus qu'un marbre insensible.» J'avais repris +l'habit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie; je devais partir en +sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais +encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer; je portais +les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol; +le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le +satisfit: «D'où vient votre frère le chevalier?» dit-il à mon frère. +Je répondis: «De Niagara.» Rivarol s'écria: «De la cataracte!» Je me +tus. Il hasarda un commencement de question: <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> «Monsieur +va...?—Où l'on se bat,» interrompis-je. On se leva de table.</p> + +<p>Cette émigration fate m'était odieuse; j'avais hâte de voir mes pairs, +des émigrés comme moi à six cents livres de rente. Nous étions bien +stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent, +et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions +profité de la victoire.</p> + +<p>Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Lien vers la note 55"><span class="note">[55]</span></a> dont +il devint l'aide de camp; je partis seul pour Coblentz.</p> + +<p>Rien de plus historique que le chemin que je suivis; il rappelait +partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je +traversai Liège, une de ces républiques municipales qui tant de fois +se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre. +Louis <abbr title="11">XI</abbr>, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur +ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne.</p> + +<p>J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent +leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège +et la France étaient plus paisibles: l'abbé de Saint-Hubert était +obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du +roi Dagobert.</p> + +<p>À Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France: le drap +mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très chrétien +était envoyé au tombeau <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> de Charlemagne, comme un +drapeau-lige au fief dominant. Nos rois prêtaient ainsi foi et +hommage, en prenant possession de l'héritage de l'Éternité; ils +juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient +fidèles, après lui avoir donné le baiser féodal sur la bouche. Du +reste, c'était la seule suzeraineté dont la France se reconnût +vassale. La cathédrale d'Aix-la-Chapelle fût bâtie par Karl le Grand +et consacrée par Léon <abbr title="3">III</abbr>. Deux prélats ayant manqué à la cérémonie, +ils furent remplacés par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps +décédés, et qui ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une +belle maîtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait +point séparer. On attribua cette passion à un charme: la jeune morte +examinée, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut +jetée dans un marais; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna +de le combler: il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie +dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque +Turpin et Pétrarque.</p> + +<p>À Cologne, j'admirai la cathédrale: si elle était achevée, ce serait +le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les +peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs +basiliques; ils se glorifiaient du titre de maître maçon, +<span class="italic">cœmentarius</span>.</p> + +<p>Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des +démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces +prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque +tout, avaient été des gentilshommes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> Cologne me remit en mémoire Caligula et saint Bruno<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Lien vers la note 56"><span class="note">[56]</span></a>: j'ai +vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du +second à la Grande-Chartreuse.</p> + +<p>Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz (<span class="italic">Confluentia</span>). L'armée des +princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides, <span class="italic">inania +regna</span>; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses +barbares, où des chevaliers apparaissaient autour des ruines de leurs +châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre +doit survenir.</p> + +<p>Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne: je filais +le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je +m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne; le +roi<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Lien vers la note 57"><span class="note">[57]</span></a> et le duc de Brunswick<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Lien vers la note 58"><span class="note">[58]</span></a> occupaient le centre du carré, +composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira +les yeux du roi: il me fit appeler; le duc de Brunswick et lui mirent +le chapeau à la <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> main, et saluèrent l'ancienne armée +française dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon +régiment, le lieu où j'allais rejoindre les princes. Cet accueil +militaire me toucha: je répondis avec émotion qu'ayant appris en +Amérique le malheur de mon roi, j'étais revenu pour verser mon sang à +son service. Les officiers et généraux qui environnaient +Frédéric-Guillaume firent un mouvement approbatif, et le monarque +prussien me dit: «Monsieur, on reconnaît toujours les sentiments de la +noblesse française.» Il ôta de nouveau son chapeau, resta découvert et +arrêté, jusqu'à ce que j'eusse disparu derrière la masse des +grenadiers. On crie maintenant contre les émigrés; ce sont <span class="italic">des tigres +qui déchiraient le sein de leur mère</span>; à l'époque dont je parle, on +s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la +patrie. En 1792, la fidélité au serment passait encore pour un devoir; +aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardée comme une +vertu.</p> + +<p>Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi, +faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à +Trèves, où l'armée des princes était parvenue: «J'étais un de ces +hommes qui attendent l'événement pour se décider; il y avait trois ans +que j'aurais dû être au cantonnement; j'arrivais quand la victoire +était assurée. On n'avait pas besoin de moi; on n'avait que trop de +ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie +désertaient; l'artillerie même passait en masse, et, si cela +continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> Prodigieuse illusion des partis!</p> + +<p>Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand: il me prit sous sa +protection, assembla les Bretons et plaida ma cause. On me fit venir; +je m'expliquai: je dis que j'arrivais de l'Amérique pour avoir +l'honneur de servir avec mes camarades; que la campagne était ouverte, +non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier +feu; qu'au surplus, je me retirerais si on l'exigeait, mais après +avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea: +comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je +n'eus plus que l'embarras du choix.</p> + +<p class="p2">L'armée des princes était composée de gentilshommes, classés par +provinces et servant en qualité de simples soldats: la noblesse +remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même +où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard +retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers +émigrés de divers régiments, également redevenus soldats: de ce nombre +étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le +marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La +Martinière<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Lien vers la note 59"><span class="note">[59]</span></a>, dût-il encore être amoureux; mais le patriotisme +armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie +bretonne, que commandait M. de Goyon-Miniac<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Lien vers la note 60"><span class="note">[60]</span></a>. La noblesse <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span> +de ma province avait fourni sept compagnies; on en comptait une +huitième de jeunes gens du tiers état: l'uniforme gris de fer de cette +dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu de +roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause +et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques +par des signalements odieux: les vrais héros étaient les soldats +plébéiens, puisque aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur +sacrifice.</p> + +<p>Dénombrement de notre petite armée:</p> + +<p>Infanterie de soldats nobles et d'officiers; quatre compagnies de +déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils +provenaient; une compagnie d'artillerie; quelques officiers du génie, +avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres +(l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presque en entier la cause +de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très-belle +cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres +du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de +Rochefort et de Toulon, appuyait notre infanterie. L'émigration +générale de ces derniers officiers replongea la France maritime dans +cette faiblesse dont Louis <abbr title="16">XVI</abbr> l'avait retirée. Jamais, depuis +Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus +<span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> de gloire. Mes camarades étaient dans la joie: moi j'avais +les larmes aux yeux quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui +ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les +Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des +continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnies de La +Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le +cheval consacré à Neptune; mais ils avaient changé d'élément, et la +terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête +le pavillon déchiré de <span class="italic">la Belle-Poule</span>, sainte relique du drapeau +blanc, aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était +tombée la victoire.</p> + +<p>Nous avions des tentes; du reste, nous manquions de tout. Nos fusils, +de manufacture allemande, armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, +nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer. +J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne +s'abattait pas.</p> + +<p>Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de +voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de +l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien +disait: «Fugitifs de Trèves, vous voulez des spectacles, vous +redemandez aux empereurs les jeux du cirque: pour quel état, je vous +prie, pour quel peuple, pour quelle ville?» <span class="italic">Theatra igitur +quœritis, circum a principibus postulatis? cui, quæso, statui, cui +populo, cui civitati?</span></p> + +<p>Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir +les monuments de saint Louis?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines; je +tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique; j'en +déposais les pages séparées sur l'herbe autour de moi; je relisais et +corrigeais une description de forêt, un passage d'<span class="italic">Atala</span>, dans les +décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la +France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes +chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille +clissée et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang.</p> + +<p>J'essayais de fourrer <span class="italic">Atala</span> avec mes inutiles cartouches dans ma +giberne; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les +feuilles qui débordaient des deux côtés du couvercle de cuir. La +Providence vint à mon secours: une nuit, ayant couché dans un grenier +à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil; on +avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu: cet accident, en assurant +ma <span class="italic">gloire</span>, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient +entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. «Combien ai-je de +chemises? disait Henri <abbr title="4">IV</abbr> à son valet de chambre.—Une douzaine, sire, +encore y en a-t-il de déchirées.—Et de mouchoirs, est-ce pas huit que +j'ai?—Il n'y en a pour cette heure que cinq.» Le Béarnais gagna la +bataille d'Ivry sans chemises; je n'ai pu rendre son royaume à ses +enfants en perdant les miennes.</p> + +<p class="p2">L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six +lieues par jour. Le temps était affreux; nous cheminions au milieu de +la pluie et de la fange, <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> en chantant: <span class="italic">Ô Richard! ô mon roi! +Pauvre Jacques<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Lien vers la note 61"><span class="note">[61]</span></a>!</span> Arrivés à l'endroit du campement, n'ayant ni +fourgons ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la +colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les +fermes et les villages. Nous payions très-scrupuleusement: je subis +néanmoins une faction correctionnelle pour avoir pris, sans y penser, +deux poires dans le jardin d'un château. Un grand clocher, une grande +rivière et un grand seigneur, dit le proverbe, sont de mauvais +voisins.</p> + +<p>Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse +obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher +l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente; chacun à son +tour était chargé du soin de la cuisine: celui-ci allait à la viande, +celui-là au pain, celui-là au bois, celui-là à la paille. Je faisais +la soupe à merveille; j'en recevais de grands compliments, surtout +quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de +Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la fumée de sorte +que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et +mouillées. Cette vie de soldat est très amusante; je me croyais encore +parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> +mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages; ils me les +payaient en beaux contes; nous mentions tous comme un caporal au +cabaret avec un conscrit qui paye l'écot.</p> + +<p>Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge; il le fallait, et +souvent: car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise +empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. +Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord +d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des +étourdissements; le mouvement des bras me causait une douleur +insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les +prêles et les cressons, et, au milieu du mouvement de la guerre, je +m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le +bandeau de l'Amour par une bergère; cette bergère m'eût été bien utile +pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes +Floridiennes.</p> + +<p>Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même +âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la +nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants +descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, +auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses +fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère +avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout +ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de +touchant, parce qu'il était animé de convictions sincères; il offrait +le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière +représentation <span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux +gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le +dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous +le bras par un de leurs fils, j'ai vu M. de Boishue<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Lien vers la note 62"><span class="note">[62]</span></a>, le père de +mon camarade massacré aux États de Rennes auprès de moi, marcher seul +et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de +sa baïonnette, de peur de les user; j'ai vu de jeunes blessés couchés +sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à +leur chevet, les envoyant à saint Louis dont ils s'étaient efforcés de +défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un +sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les +décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos +mères dans les cachots.</p> + +<p>Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés +que ceux d'aujourd'hui: si, en demeurant sur la terre, ils avaient +perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux; +étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. +Maintenant, un traînard dans ce monde a non-seulement vu mourir les +hommes, mais il a vu mourir les idées: principes, mœurs, goûts, +plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il +est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il +achève ses jours.</p> + +<p>Et pourtant, France du <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle, apprenez à estimer <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> +cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre +tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des +idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus; ne les +reniez pas, vous êtes sortie de leur sang. S'ils n'eussent été +généreusement fidèles aux antiques mœurs, vous n'auriez pas puisé +dans cette fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les +mœurs nouvelles; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une +transformation de vertu.</p> + +<p class="p2">Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant +et riche. À l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de +comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp. +Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie +expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de +Du Guesclin. Les aides de camp nous étaient devenus odieux; quand il y +avait quelque affaire devant Thionville, nous criions: «En avant, les +aides de camp!» comme les patriotes criaient: «En avant, les +officiers!»</p> + +<a id="img003" name="img003"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img003.jpg" width="400" height="536" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">La hutte du berger</span>.</p> +</div> + +<p>J'éprouvai un saisissement de cœur lorsque arrivés par un jour +sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces +bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me +fit un effet que je ne puis rendre: j'eus comme une espèce de +révélation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des +illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu'ils +soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient; j'étais là, +comme Falkland<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Lien vers la note 63"><span class="note">[63]</span></a> dans l'armée <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. Il n'y +avait pas un chevalier de la Manche, malade, écloppé, coiffé d'un +bonnet de nuit sous son castor à trois cornes, qui ne se crût +très-fermement capable de mettre en fuite, à lui tout seul, cinquante +jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source +de prodiges à une autre époque, ne m'avait pas atteint: je ne me +sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras.</p> + +<p>Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1<sup>er</sup> septembre; car, chemin +faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite, +l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du +côté de l'Allemagne. De l'assiette du camp on ne découvrait pas la +forteresse; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête +d'une colline d'où l'œil plongeait dans la vallée de la Moselle. +Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au +corps autrichien du prince de Waldeck<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Lien vers la note 64"><span class="note">[64]</span></a>, et la gauche de la même +infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge +et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un +fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit +compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et +au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, +mes camarades.</p> + +<p>Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le +comte d'Artois arrivèrent; ils firent la <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> reconnaissance de +la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Lien vers la note 65"><span class="note">[65]</span></a> la semblât vouloir +rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de +Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville; mais nous ne +fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Lien vers la note 66"><span class="note">[66]</span></a>. On se logea sur +la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la +ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la +Moselle. On se fusilla de maison en maison; notre poste se maintint en +possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette +première affaire; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. +Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée +pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet +d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes +descendaient <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications +extérieures de Thionville.</p> + +<p>L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné, +destiné à nos canons; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert, +pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient +lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu +accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de +brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous +servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous; il nous +incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter: deux pièces +de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient +toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en +dehors des glacis; il excita les huées de la garnison. Peu de jours +après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent +hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, +toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés +se disposèrent à l'attaquer; on remarquait avec le télescope du +mouvement sur les remparts. À l'entrée de la nuit, on vit une colonne +sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin +couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort.</p> + +<p>À la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action +dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville; puis, +tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre +batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée +et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu; +nous marchâmes la baïonnette en <span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> avant. Les assaillants se +retirèrent je ne sais pourquoi; s'ils eussent tenu, ils nous +enlevaient.</p> + +<p>Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le +chevalier de La Baronnais<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Lien vers la note 67"><span class="note">[67]</span></a>, capitaine d'une des compagnies +bretonnes. Je lui portai malheur: la balle qui lui ôta la vie fit +ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle roideur, +qu'elle lui perça les deux tempes; sa cervelle me sauta au visage. +Inutile et noble victime d'une cause perdue! Quand le maréchal +d'Aubeterre tint les États de Bretagne, il passa chez M. de La +Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de +Saint-Malo; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne, +aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda +amicalement son hôte. «Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je +n'ai à dîner que mes enfants.» M. de La Baronnais avait vingt-deux +garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché, +avant la maturité, cette riche moisson du père de famille.</p> + +<p class="p2">Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint +plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit: des +pots-à-feu illuminaient les <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> ouvrages de la place, couverts +de soldats; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu +lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en +l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des +détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de +musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de +Thionville et à nos postes; malheureusement, ils criaient en français +dans les deux camps: «Sentinelles, prenez garde à vous!»</p> + +<p>Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de +l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les +canons, qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante +silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant +les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux +hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi +des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui +baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des +violences de la guerre, je trouvais de petites statues des saints et +de la Vierge. Un chevrier, un pâtre, un mendiant portant besace, +agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit +lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur +offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine, dont l'image +demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était +aveugle; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les +bonnes œuvres, comme un grenadier sur le camp de bataille. Le +vicaire donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci +n'aurait pu déposer la sainte hostie sur <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> les lèvres des +communiants. Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il +bénissait la lumière!</p> + +<p>Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le +<span class="italic">Silentiaire</span>, Dominique l'<span class="italic">Encuirassé</span>, Jacques l'<span class="italic">Intercis</span>, Paul le +<span class="italic">Simple</span>, Basle l'<span class="italic">Ermite</span>, et tant d'autres, n'étaient point +étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées. +Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, +à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et +dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la +châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant: «Germain, où +étais-tu lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire?» Une voix +sortant de la châsse répondit: «J'étais auprès de Cisoing, non loin du +pont de Bouvines; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur +roi, à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours:</p> + +<p class="poem">«Cui fuit auxilio victoria præstita nostro.»</p> + +<p>Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions +jusqu'aux hameaux sous les premiers retranchements de Thionville. Le +village du grand chemin trans-Moselle était sans cesse pris et repris. +Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient +d'<span class="italic">ennemis de la liberté</span>, d'<span class="italic">aristocrates</span>, de <span class="italic">satellites de Capet</span>; +nous les appelions <span class="italic">brigands, coupe-têtes, traîtres et +révolutionnaires</span>. On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au +milieu des combattants devenus témoins impartiaux; singulier caractère +français que les passions mêmes ne peuvent étouffer!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à +vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le +bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis +il regardait vivement autour de lui, dans l'espoir de voir partir un +<span class="italic">patriote</span>; chacun était là avec ses mœurs.</p> + +<p>Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien: entre ce camp et +celui de la cavalerie de la marine, se déployait le rideau d'un bois +contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu; la ville tirait +trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui +explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je +traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les +herbes; je m'approche: un homme étendu de tout son long, le nez en +terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé: je le pris +par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des +yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains; j'éclate +de rire: c'était mon cousin Moreau! Je ne l'avais pas vu depuis notre +visite à M<sup>me</sup> de Chastenay.</p> + +<p>Couché sur le ventre à la descente d'une bombe, il lui avait été +impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre +debout; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les +vivres et qu'il allait proposer des bœufs au prince de Waldeck. Au +reste, il portait un chapelet; Hugues Métel parle d'un loup qui +résolut d'embrasser l'état monastique; mais, n'ayant pu s'habituer au +maigre, il se fit chanoine<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Lien vers la note 68"><span class="note">[68]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi, +menant son cheval par la bride: un boulet atteint la bête à l'endroit +le plus étroit de l'encolure et la coupe net; la tête et le cou +restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur +poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers +de marine qui mangeaient assis en rond: la gamelle disparut; les +officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de +vaisseau: «Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout! feu dans ma +perruque!»</p> + +<p>Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville: en 1558, +François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi +y fut tué <span class="italic">parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui +tenoit lors la main sur l'épaule</span>.</p> + +<p class="p2">Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans +avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeurèrent +sur les voitures: les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout +des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées +brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons, +bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des +plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des +galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> +de maïs, des pommes vertes, des œufs rouges et blancs, des pipes et +du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de +gros drap, marchandées par les passants. Des villageoises, à +califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun +présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait +rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en +uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français. +Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin +plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure +sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt, +comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans +les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes +auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de +la mariée: <span class="italic">Rapit esseda victor, nubentemque nurum</span>, (Sidoine +Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était +extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et +les étoiles qui brillaient au-dessus.</p> + +<p>Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente, +j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp; +mais, animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus +belles.</p> + +<p>Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour +moi dans celui de <span class="italic">Dinarzade</span> que nous lui avions donné, était célèbre +par ses contes; il eût été plus correct de dire <span class="italic">Sheherazade</span>, mais +nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le <span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> +voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions: c'était à qui +l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure avalée, +moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix +creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète +militaire, entre le suicide et le luron, Dinarzade goguenard sérieux, +ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le +témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de +comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et +n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille, +rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.</p> + +<p>Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un +tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient +en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait; un +morceau de serpillière, tendu du bout des brancards à deux poteaux, +nous servait de toit.—Dinarzade, son épée de guingois à la façon de +Frédéric <abbr title="2">II</abbr>, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un +cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les +cantinières qui nous apportaient la pitance restaient avec nous pour +écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes +qui formaient le chœur accompagnait le récit des marques de sa +surprise, de son approbation ou de son improbation.</p> + +<p>«Messieurs, dit le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, +qui vivait au temps du roi Jean?» Et chacun de répondre: «Oui, oui.» +Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> «Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous +l'avez vu, était fort beau: quand le vent rebroussait ses cheveux roux +sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un +turban vert.»</p> + +<p>L'assemblée: «Bravo!»</p> + +<p>«Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de +Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la <span class="italic">Dame +des grandes compagnies</span>. Elle reçut bien le chevalier, le fit +désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table +magnifique; mais elle ne mangea point, et les pages-servants étaient +muets.»</p> + +<p>L'assemblée: «Oh! oh!»</p> + +<p>«La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la +femme du major; d'ailleurs beaucoup de physionomie et l'air coquet. +Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on +ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et +le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur.»</p> + +<p>Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut +recharger son brûle-gueule; on le força de continuer:</p> + +<p>«Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château; +mais, avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de +plusieurs choses étranges; il lui faisait en même temps une offre +loyale de mariage, si toutefois elle n'était pas sorcière.»</p> + +<p>La rapière de Dinarzade était plantée droite et roide entre ses +genoux. Assis et penchés en avant, <span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> nous faisions au-dessous +de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de +Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui:</p> + +<p>«Or, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort!»</p> + +<p>Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant: «La mort! la mort!» +mit en fuite les cantinières. La séance fut levée: le brouhaha fut +grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au +bruit du canon de la place.</p> + +<p class="p2">Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on +n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir +régulièrement la place. On comptait sur des intelligences, et l'on +attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de +Clerfayt<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Lien vers la note 69"><span class="note">[69]</span></a>, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de +Bourbon<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Lien vers la note 70"><span class="note">[70]</span></a>. Nos petites ressources s'épuisaient; <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> Paris +semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait; nous étions inondés +au milieu de nos travaux; je m'éveillais quelquefois dans un fossé +avec de l'eau jusqu'au cou: le lendemain j'étais perclus.</p> + +<p>Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonnière<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Lien vers la note 71"><span class="note">[71]</span></a>, +mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre +pavillon; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette +espèce de gouttière. Je me levais et j'allais avec Ferron me promener +devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies +que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix +des sentinelles, regardant la lumière des rues de nos tentes, de même +que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors. +Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait +commises, de celles que l'on commettrait; nous déplorions +l'aveuglement des princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec +une poignée de serviteurs, et raffermir par le bras de l'étranger la +couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon +camarade, dans ces conversations, que la France voudrait <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> +imiter l'Angleterre, que le roi périrait sur l'échafaud, et que, +vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des +principaux chefs d'accusation contre Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Ferron fut frappé de +ma prédiction: c'est la première de ma vie. Depuis ce temps j'en ai +fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées; +l'accident était-il arrivé, on se mettait à l'abri, et l'on +m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les +Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans +l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, +laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête; le danger +passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le +capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le +chien hollandais du vaisseau de la légitimité.</p> + +<p>Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée; ce +sont eux que j'ai retracés au sixième livre des <span class="italic">Martyrs</span><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Lien vers la note 72"><span class="note">[72]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> Barbare de l'Armorique au camp des princes, je portais Homère +avec mon épée; je préférais ma <span class="italic">patrie, la pauvre, la petite île +d'<span class="smcap">Aaron</span><a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Lien vers la note 73"><span class="note">[73]</span></a>, aux cent villes de la Crète</span>. Je disais comme Télémaque: +«L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que +ceux où l'on élève des chevaux<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Lien vers la note 74"><span class="note">[74]</span></a>.» Mes paroles auraient fait rire le +candide Ménélas, ἀγαθὸς Μενέλαος.</p> + +<p class="p2">Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action; le +prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la +rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du +côté de la France.</p> + +<p>Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des +officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, +composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers +régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de +Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents +corps de dragons qui couvraient <span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> notre gauche: mon frère se +trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait +épousé une fille de M. de Malherbes, sœur de madame de Rosambo, et +par conséquent tante de ma belle-sœur. Nous escortions trois +compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre +et une batterie de trois mortiers.</p> + +<p>Nous partîmes à six heures du soir; à dix, nous passâmes la Moselle, +au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre:</p> + +<p class="poem"><span class="add12em">amœna fluenta</span><br> + Subterlabentis tacito rumore Mosellæ (<span class="smcap">Ausone</span>.)</p> + +<p>Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la +grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. À notre +second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de +défiler.</p> + +<p>Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une +décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint +nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Lien vers la note 75"><span class="note">[75]</span></a> était +près de <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> nous joindre et que l'action était déjà engagée +entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé +d'une balle au chanfrein; il se cabrait en jetant l'écume par la +bouche et le sang par les naseaux: ce carabinier, le sabre à la main +sur ce cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz +manœuvrait pour nous prendre en flanc: il avait des pièces de +campagne dont le tir entama le régiment de nos volontaires. J'entendis +les exclamations de quelques recrues touchées du boulet; les derniers +cris de la jeunesse arrachée toute vivante de la vie me firent une +profonde pitié: je pensai aux pauvres mères.</p> + +<p>Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à +l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de +voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser +votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que +donne la longue habitude des combats et de la victoire: leurs +mouvements étaient mous, ils tâtonnaient; cinquante grenadiers de la +vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de +vieux et jeunes nobles indisciplinés: mille à douze cents fantassins +s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie +autrichienne; ils se retirèrent; notre cavalerie les poursuivit +pendant deux lieues.</p> + +<p>Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était +attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise +sur l'herbe qui ensanglantait sa robe: son coude était posé sur ses +genoux pliés <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> et relevés; sa main passée sous ses cheveux +blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou +quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle +n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et +n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand +elle regardait Armand; elle n'avait jamais entendu le son de la voix +de celui qu'elle aimait et n'entendrait point le premier cri de +l'enfant qu'elle portait dans son sein; si le sépulcre ne renfermait +que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue.</p> + +<p>Au surplus, les champs de carnage sont partout; au cimetière de l'Est, +à Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps, vous +apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte.</p> + +<p>Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous +arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville.</p> + +<p>Les tambours ne battaient point; le commandement se faisait à voix +basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie se glissa le long +des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner. +L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit +position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des +gabions épaulés à la hâte. À une heure du matin, le 6 septembre, une +fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la +place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la +ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt.</p> + +<p>Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> troupes +de ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux +remparts du midi; nous ne perdîmes pas pour attendre: la garnison arma +une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos +pièces. Le ciel était en feu; nous étions ensevelis dans des torrents +de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre: exténué de fatigue, +je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où +j'étais de garde. Un obus, crevé à six pouces de terre, m'envoya un +éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la +douleur, je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma +cuisse avec mon mouchoir. À l'affaire de la plaine, deux balles +avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala, +en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi; il lui +restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Lien vers la note 76"><span class="note">[76]</span></a>.</p> + +<p>À quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa; nous +crûmes la ville rendue; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il +nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, +après une marche accablante de trois jours.</p> + +<p>Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il +avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque +simultanée: on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on +se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux princes. +Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde +considérable; le prince de <span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> Waldeck eut un bras emporté. +Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de +Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris: ma +femme et mes sœurs étaient plus en danger que moi.</p> + +<p class="p2">Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun, +rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy, +était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes +attestaient le passage de Frédéric-Guillaume.</p> + +<p>Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse +attachée sur les fortifications de Vauban: elle n'y devait pas rester +longtemps; quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner +comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des +meurtres les plus atroces de la Terreur fut celui des jeunes filles de +Verdun.</p> + +<p>«Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans +exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête +publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout +à coup et furent moissonnées dans leur printemps; la <span class="italic">Cour des femmes</span> +avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses +fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil +à celui qu'excita cette barbarie<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Lien vers la note 77"><span class="note">[77]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de +Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites +de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux bœufs +indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du +massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide Pons de +Verdun<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Lien vers la note 78"><span class="note">[78]</span></a>, acharné contre sa ville natale. Ce que l'<span class="italic">Almanach des +Muses</span> a fourni d'agents de la Terreur est incroyable; la vanité des +médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que +l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons: révolte analogue +des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses +épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux +traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le +sang des vierges: car la Convention décréta, sur son rapport, +qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Lien vers la note 79"><span class="note">[79]</span></a>. Il fit +aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de +Bonchamps<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Lien vers la note 80"><span class="note">[80]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> veuve du célèbre général vendéen. Hélas! nous +autres royalistes à la suite des princes, nous arrivâmes aux revers de +la Vendée, sans avoir passé par sa gloire.</p> + +<p>Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, «cette fameuse +comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de +femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui +l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Lien vers la note 81"><span class="note">[81]</span></a>...» +Nous n'étions pas passionnés pour le <span class="italic">vieux gaulois</span>, et nous ne nous +écrivions pas <span class="italic">des billets en langage d'Amadis</span>. (Arnauld.)</p> + +<p>La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée; j'en fus +atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à +Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en +heure l'ordre de nous porter en avant; nous reçûmes celui de battre en +retraite.</p> + +<p>Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de +marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma +compagnie, qui <span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> bientôt se débanda. Jean Balue<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Lien vers la note 82"><span class="note">[82]</span></a>, fils d'un +meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine +qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la <span class="italic">colline du gué</span> +selon Saumaise (<span class="italic">ver dunum</span>), je portais la besace de la monarchie, +mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni +cardinal.</p> + +Si, dans les romans que j'ai écrits, j'ai touché à ma propre histoire, +dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de +l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc +de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées +sous mes yeux: + +<div class="quote"><p>«Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers; mais les +soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers? Où les devait +guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper dans les bois +de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet qu'ils avaient pris +pour la défense de leur roi?»<br> ...........................<br> «Il fallut +se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent +divers chemins sur la terre. Tous allèrent, avant de partir, saluer +leur père et leur capitaine, le vieux Condé en cheveux blancs: le +patriarche de la gloire donna sa bénédiction à ses enfants, pleura sur +sa tribu dispersée, et vit tomber les tentes de son camp avec la +douleur d'un homme qui voit s'écrouler les toits paternels<a +id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83" +title="Lien vers la note 83"><span class="note">[83]</span></a>.»</p></div> + +<p><span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée +française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons; tant les +hommes et les empires passent vite! tant la renommée la plus +extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun!</p> + +<p>Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins; on +rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots +renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats +expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée, +j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux; Ferron et un autre de mes +camarades m'en arrachèrent malgré moi: je les priais de me laisser là; +je préférais mourir.</p> + +<p>Le capitaine de ma compagnie, M. de Goyon-Miniac, me délivra le 16 +octobre, au camp près de Longwy, un certificat fort honorable. À +Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots +attelés: les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les +autres appuyés sur le nez, étaient morts, et leurs cadavres se +tenaient roidis entre les brancards: on eût dit des ombres d'une +bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je +comptais faire, je lui répondis: «Si je puis parvenir à Ostende, je +m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée; de là, +je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne.»</p> + +<p>La fièvre me minait; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse +enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures +de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage; une +petite vérole confluente se déclara; elle rentrait et sortait +alternativement selon les impressions de <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> l'air. Arrangé de +la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche +que j'étais de dix-huit livres tournois; tout cela pour la plus grande +gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus +de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta.</p> + +<p class="p2">En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de +quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres. +Ayant sautillé quelques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge +de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord +du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite vérole était +complétement sortie, et je me sentais soulagé. Je n'avais point +abandonné mon sac, dont les bretelles me coupaient les épaules.</p> + +<p>Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La +femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma +couchée; elle m'apporta, au lever du jour, une grande écuelle de café +au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis +en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoins +par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac; ils étaient +aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois, de charrettes en +charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les +Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième +jour, je me trouvai seul. Ma petite vérole blanchissait et +s'aplatissait.</p> + +<p>Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, +j'aperçus une famille de bohémiens <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> campée, avec deux chèvres +et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. À peine +arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures +s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, +brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son +enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, +puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait +curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire +ma bonne aventure, en me demandant un <span class="italic">petit sou</span>; c'était trop cher. +Il était difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de +misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont +j'aurais été un digne fils me quittèrent; lorsque, à l'aube, je sortis +de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière +s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon +<span class="italic">petit sou</span>, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me +rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le +<span class="italic">thym</span> et la <span class="italic">rosée</span>; mais je ne pouvais ni <span class="italic">brouter</span>, ni <span class="italic">trotter</span>, +ni faire beaucoup de <span class="italic">tours</span>. Je me levai néanmoins dans l'intention +de faire <span class="italic">ma cour à l'aurore</span>: elle était bien belle, et j'étais bien +laid; son visage rose annonçait sa bonne santé; elle se portait mieux +que le pauvre Céphale<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Lien vers la note 84"><span class="note">[84]</span></a> de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, +nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs +étaient pour moi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste; la +solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de +l'infortuné Cazotte:</p> + +<p class="poem"><span class="add1em">Tout au beau milieu des Ardennes,</span><br> + Est un château sur le haut d'un rocher<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Lien vers la note 85"><span class="note">[85]</span></a>, etc., etc.</p> + +<p>N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes que le roi +d'Espagne, Philippe <abbr title="2">II</abbr>, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La +Noue, qui eut pour grand'mère une Chateaubriand? Philippe consentait à +relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser +crever les yeux; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant +il avait soif de retrouver sa chère Bretagne<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Lien vers la note 86"><span class="note">[86]</span></a>. Hélas! j'étais +possédé du même désir, et pour m'ôter la vue je n'avais besoin +<span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne +rencontrai pas <span class="italic">sire Enguerrand venant d'Espagne</span><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Lien vers la note 87"><span class="note">[87]</span></a>, mais de pauvres +traîne-malheur, de petits marchands forains qui avaient, comme moi, +toute leur fortune sur le dos. Un bûcheron, avec des genouillères de +feutre, entrait dans le bois: il aurait dû me prendre pour une branche +morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes, quelques +bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient +immobiles sur le cordon de pierres, attentifs à l'émouchet qui planait +circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la +trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je +me reposai à la hutte roulante d'un berger; je n'y trouvai pour maître +que chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait +au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à +différentes distances autour des moutons; le jour, ce pâtre cueillait +des simples, c'était un médecin et un sorcier; la nuit, il regardait +les étoiles, c'était un berger chaldéen.</p> + +<p>Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de cerfs: des +chasseurs passaient à l'extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds; +au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland <span class="italic">inamorato</span>, +non pas <span class="italic">furioso</span>, aperçut un palais de cristal rempli de dames et de +chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit les brillantes naïades, avait +du moins laissé <span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> Bride-d'Or au bord de la source; si +<span lang="en">Shakespeare</span> m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Lien vers la note 88"><span class="note">[88]</span></a>, ils m'auraient +été bien secourables.</p> + +<p>Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies +flottaient dans un vague non sans charme; mes anciens fantômes, ayant +à peine la consistance d'ombres aux trois quarts effacées, +m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des +souvenirs; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des +images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis. +Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir +des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée +bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans +le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil +traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces +apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort +du poète: ma tombe, creusée avec les montants de leurs lyres sous un +chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au +voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres +sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques +murmures autour de moi; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie. +Je ne pouvais plus marcher; je me sentais extrêmement mal; la petite +vérole rentrait et m'étouffait.</p> + +<p>Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé, +la tête soutenue par le sac d'Atala, ma <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> béquille à mes +côtés, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient +avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui +avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles: nous +nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon +toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis +dans un sentiment de religion: le dernier bruit que j'entendis était +la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil.</p> + +<p class="p2">Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les +fourgons du prince de Ligne vinrent à passer: un des conducteurs, +s'étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans +me voir: il me crut mort et me poussa du pied; je donnai un signe de +vie. Le conducteur appela ses camarades, et, par un instinct de pitié, +ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent; je pus +parler à mes sauveurs; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée +des princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, où ils +allaient, je les récompenserais de leur peine. «Bien, camarade, me +répondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il +nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de +l'autre côté de la ville.» Je demandai à boire; j'avalai quelques +gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de +mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine: la nature m'avait +doué d'une force extraordinaire.</p> + +<p>Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. +Je mis pied à terre et suivis de <span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> loin les chariots; je les +perdis bientôt de vue. À l'entrée de la ville, on m'arrêta. Tandis +qu'on examinait mes papiers, je m'assis sous la porte. Les soldats de +garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un chiffon de pain de +munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du +brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe +de l'hospitalité militaire: «Prends donc!» s'écria-t-il en colère, en +accompagnant son injonction d'un <span class="italic">Sacrament der teufel</span> (sacrement du +diable)!</p> + +<p>Ma traversée de Namur fut pénible: j'allais, m'appuyant contre les +maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me +donna le bras avec un air de compatissance, et m'aida à me traîner; je +la remerciai et elle répondit: «Non, non, soldat.» Bientôt d'autres +femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait, +du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. «Il est blessé», +disaient les unes dans leur patois français-brabançon; «il a la petite +vérole», s'écriaient les autres, et elles écartaient leurs enfants. +«Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher; vous allez mourir; restez +à l'hôpital.» Elles me voulaient conduire à l'hôpital, elles se +relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle +de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu +une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à +Guernesey. Femmes qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez +encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs! Si +vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur +que le ciel m'a longtemps refusé!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me +recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture +de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de +respect et de déférence: il y a dans la nature du Français quelque +chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent.</p> + +<p>Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à +l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.</p> + +<p>À Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif errant, +Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville:</p> + +<p class="poem">Quand il fut dans la ville<br> + De Bruxelle en Brabant,</p> + +<p>y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa +poche. Je frappais, on ouvrait; en m'apercevant, on disait: «Passez! +passez!» et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café. +Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes +moustaches; j'avais la cuisse entourée d'un torchis de foin; +par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine +des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de +l'<span class="italic">Odyssée</span> était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi.</p> + +<p>Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habité +avec mon frère: je fis une seconde tentative: comme j'approchais de la +porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec +<span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On +chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument +de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes +misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu +des lettres de Paris; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en +France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre +et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva +mon dessein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt-cinq +louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les +traits de mon frère; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et +c'étaient les ombres que l'Éternité répandait autour de lui: sans le +savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous +sommes, nous n'avons à nous que la minute présente; celle qui la suit +est à Dieu: il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami +que l'on quitte: notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont +jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu!</p> + +<p>La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami: c'est une +partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance, +d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs, qui se +dissout. Mon frère me précéda dans le sein de ma mère; il habita le +premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sortis après lui; il +s'assit avant moi au foyer paternel; il m'attendit plusieurs années +pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute +ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans la vase révolutionnaire, +aurait eu la même saveur, comme un lait <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> fourni par le +pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la +tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront +pas la mienne: déjà mon front se dépouille; je sens un Ugolin, le +temps, penché sur moi, qui me ronge le crâne:</p> + +<p class="poem">...Come 'l pan per fame si manduca.</p> + +<p>Le docteur ne revenait pas de son étonnement: il regardait cette +petite vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui +n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont +la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma +blessure; on la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, +je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux, je +brûlais d'en sortir; il se remplissait de nouveau de ces héros de la +domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus +dans ce même Bruxelles lorsque j'ai suivi le roi pendant les +Cent-Jours.</p> + +<p>J'arrivai doucement à Ostende par les canaux: j'y trouvai quelques +Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes une barque pontée et +nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets +qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin +épuisée. Je ne pouvais plus parler; les mouvements d'une grosse mer +achevèrent de m'abattre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et +de citron, et, quand le mauvais temps nous força de relâcher à +Guernesey, on crut que j'allais expirer; un prêtre émigré me lut les +prières des agonisants. Le capitaine, <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> ne voulant pas que je +mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai: on m'assit +au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine +mer, en face de cette île d'Aurigny, où, huit mois auparavant, j'avais +vu la mort sous une autre forme.</p> + +<p>J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'un pilote anglais vint +à passer; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois +matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des +vagues; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La +jeune marinière prit tous les soins possibles de l'étranger: je lui +dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait +presque en se séparant de son malade; les femmes ont un instinct +céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait +à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains +bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains; j'avais +honte d'approcher tant de disgrâces de tant de charmes.</p> + +<p>Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de +Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier, +auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain +avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière: tout expirant que je +me sentais, je fus charmé de ses bocages: mais je n'en disais que des +radoteries, étant tombé dans le délire.</p> + +<p>Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, +son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un +appartement dans une des maisons que l'on commençait à bâtir le +<span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> long du port: les fenêtres de ma chambre descendaient à +fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le +médecin, M. Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses +et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, +voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je +crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille: il m'apprit la +mort de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Je n'en fus pas étonné: je l'avais prévue. Je +m'informai des nouvelles de mes parents; mes sœurs et ma femme +étaient revenues en Bretagne après les massacres de septembre; elles +avaient eu beaucoup de peine à sortir de Paris. Mon frère, de retour +en France, s'était retiré à Malesherbes.</p> + +<p>Je commençais à me lever; la petite vérole était passée; mais je +souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai +gardée longtemps.</p> + +<p>Jersey, la <span class="italic">Cæsarea</span> de l'itinéraire d'Antonin, est demeurée sujette +de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de +Normandie; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours +sans succès. Cette île est un débris de notre primitive histoire: les +saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique se +reposaient à Jersey.</p> + +<p>Saint-Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée; les +Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échantillon des +vieux Normands; on croit entendre parler Guillaume le Bâtard ou +l'auteur du <span class="italic">Roman de Rou</span>.</p> + +<p>L'île est féconde; elle a deux villes et douze paroisses; elle est +couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'Océan, +qui semble <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel +exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un +jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume +que le pommier nous vient de Jersey; il se trompe: nous tenons la +pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, +le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Césaronte, la +châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.</p> + +<p>J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le +printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse; il pourrait encore +s'appeler <span class="italic">primevère</span> comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a +laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne.</p> + +<p>Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry; c'est +toujours vous raconter la mienne:</p> + +<p>«Après vingt-deux ans de combats, la barrière d'airain qui fermait la +France fut forcée: l'heure de la Restauration approchait; nos princes +quittèrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents +points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de +leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles. +<span class="smcap">Monsieur</span> partit pour la Suisse; monseigneur le duc d'Angoulême pour +l'Espagne et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges +de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de +Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et +oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur +crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la +solitude; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un +<span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel confesseur +et martyr pouvait dire à l'héritier de Henri <abbr title="4">IV</abbr>, comme l'ermite de +Jersey à ce grand roi:</p> + +<p class="poem">Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure,<br> + De ma religion je viens pleurer l'injure.<br> +<span class="left40">(<span class="italic">Henriade</span>.)</span></p> + +<p>«Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois à Jersey; la mer, les +vents, la politique, l'y enchaînèrent. Tout s'opposait à son +impatience; il se vit au moment de renoncer à son entreprise, et de +s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui à madame la maréchale +Moreau nous retrace vivement ses occupations sur son rocher:</p> + +<p class="left60 p2">«8 février 1814.</p> + +<p>«Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a +tant de peine à briser ses fers. Vous dont l'âme est si belle, si +française, jugez de tout ce que j'éprouve; combien il m'en coûterait +de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour +atteindre! Quand le soleil les éclaire, je monte sur les plus haut +rochers, et, ma lunette à la main, je suis toute la côte; je vois les +rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant à +terre, entouré de Français, cocardes blanches aux chapeaux; j'entends +le cri de <span class="italic">Vive le roi!</span> ce cri que jamais Français n'a entendu de +sang-froid; la plus belle femme de la province me ceint d'une écharpe +blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous +marchons sur Cherbourg; quelque vilain fort, avec <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> une +garnison d'étrangers, veut se défendre: nous l'emportons d'assaut, et +un vaisseau part pour aller chercher le roi, avec le pavillon blanc +qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France! Ah! +Madame, quand on n'est qu'à quelques heures d'un rêve si probable, +peut-on penser à s'éloigner<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Lien vers la note 89"><span class="note">[89]</span></a>!»</p> + +<p>Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris; j'avais précédé M. +le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis; j'y +devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et +que son fils Frédéric y est né<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Lien vers la note 90"><span class="note">[90]</span></a>.</p> + +<p>La joyeuseté n'avait point abandonné la famille de <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> mon oncle +de Bedée; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui +dont j'ai raconté les vertus; comme il mordait tout le monde et qu'il +était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa +noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais, +charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé +d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes. +Hélas! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté +passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le +moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le cœur +humain les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les +chagrins y conservent: les joies nouvelles ne rendent point le +printemps aux anciennes joies, mais les douleurs récentes font +reverdir les vieilles douleurs.</p> + +<p>Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale; notre +cause paraissait la cause de l'ordre européen: c'est quelque chose +qu'un malheur honoré, et le nôtre l'était.</p> + +<p>M. de Bouillon<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Lien vers la note 91"><span class="note">[91]</span></a> protégeait à Jersey les réfugiés français: il me +détourna du dessein de passer en Bretagne, <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> hors d'état que +j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts; il me conseilla +de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du +service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se +sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille; il s'était vu forcé +d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance. +Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le +débarrasser de ma personne.</p> + +<p>Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta me mirent à +même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de +Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément +attendri: il venait de me soigner avec l'affection d'un père; à lui se +rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance; il connaissait +tout ce qui fut aimé de moi; je retrouvais sur son visage quelques +ressemblances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je +ne devais plus la revoir; j'avais quitté ma sœur Julie et mon +frère, et j'étais condamné à ne plus les retrouver; je quittais mon +oncle, et sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques +mois avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne +compte pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de +vivre avec eux.</p> + +<p>Si l'on pouvait dire au temps: «Tout beau!» on l'arrêterait aux heures +des délices; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas; +allons-nous-en avant d'avoir vu fuir nos amis et ces années que le +<span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> poète trouvait seules dignes de la vie: <span class="italic">Vitâ dignior ætas</span>. +Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un +objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des +mois riant à la terre; on le craint plutôt: les oiseaux, les fleurs, +une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée le soir +avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première +hirondelle, ces choses que donnent le besoin et le désir du bonheur, +vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne +sont plus pour vous: la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui +vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux +comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de +la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la +laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette +nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, +par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. +Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine +printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et +la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit +à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.</p> + +<p>Le paquebot sur lequel je m'embarquai était encombré de familles +émigrées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon +frère au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai +trop à parler<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Lien vers la note 92"><span class="note">[92]</span></a>. Un officier de marine jouait <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> aux échecs +dans la chambre du capitaine; il ne se remit pas mon visage, tant +j'étais changé; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas +vus depuis Brest; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui +racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, né +auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son +premier ami au milieu des vagues qu'il allait prendre à témoin de sa +glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte +des Vénitiens<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Lien vers la note 93"><span class="note">[93]</span></a>, apprend que son fils a été tué: <span class="italic">Qu'on le jette à +la mer</span>, dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit: +<span class="italic">Qu'on le jette à sa victoire</span>. Gesril ne sortit volontairement des +flots dans lesquels il s'était précipité que pour mieux leur montrer +sa <span class="italic">victoire</span> sur leur rivage.</p> + +<p>J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces <span class="italic">Mémoires</span> le +certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc +qu'après mes <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> courses dans les bois de l'Amérique et dans les +camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre +où j'écris tout ceci en 1822 et où je suis aujourd'hui magnifique +ambassadeur.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> LIVRE <abbr title="8">VIII</abbr><a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Lien vers la note 94"><span class="note">[94]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Literary Fund. — Grenier de Holborn. — Dépérissement de ma + santé. — Visite aux médecins. — Émigrés à Londres. — + Peltier. — Travaux littéraires. — Ma société avec Hingant. + — Nos promenades. — Une nuit dans l'église de Westminster. + — Détresse. — Secours imprévu. — Logement sur un + cimetière. — Nouveaux camarades d'infortune. — Nos + plaisirs. — Mon cousin de la Boüétardais. — Fête + somptueuse. — Fin de mes quarante écus. — Nouvelle + détresse. — Table d'hôte. — Évêques. — Dîner à + London-Tavern. — Manuscrits de Camden. — Mes occupations + dans la province. — Mort de mon frère. — Malheurs de ma + famille. — Deux Frances. — Lettres de Hingant. — + Charlotte. — Retour à Londres. — Rencontre extraordinaire. + — Défaut de mon caractère. — L'<span class="italic">Essai historique sur les + révolutions</span>. — Son effet. — Lettre de Lemierre, neveu du + poète. — Fontanes. — Cléry.</p> + +<p>Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de +lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa +réunion annuelle; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y +porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Lien vers la note 95"><span class="note">[95]</span></a> occupait le +fauteuil du président; à sa droite étaient le duc de <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> +Somerset, les lords Torrington et Bolton; il m'a fait placer à sa +gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le +ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop +honorable pour moi, que les journaux ont répété: «Quoique la personne +de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, +son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il +commença sa carrière par exposer les principes du christianisme; il +l'a continuée en défendant ceux de la monarchie, et maintenant il +vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux États par les liens +communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes.»</p> + +<p>Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait +à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt; il y a presque le +même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette +même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute +fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des +écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport +de nos souffrances qui nous a réunis ici? Que feraient au banquet des +Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de +France? C'est Georges Canning et François de Chateaubriand qui s'y +sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur +félicité passées; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers +pour un morceau de pain.</p> + +<p>Si le <span class="italic">Literary fund</span> eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à +Londres, le 21 mai 1793, il aurait <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> peut-être payé la visite +du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La +Boüétardais<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Lien vers la note 96"><span class="note">[96]</span></a>, fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré +merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à +la vie d'un soldat; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma +poitrine s'entreprit; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment, +je respirais avec peine; j'avais des sueurs et des crachements de +sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en +médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à +leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait +prendre mon mal en patience, ajoutant: <span class="italic">T'is done, dear sir</span>: «C'est +fait, cher monsieur.» Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences +relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses +ordonnances, fut plus généreux: il m'assista gratuitement de ses +conseils; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, +que je <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> pourrais <span class="italic">durer</span> quelques mois, peut-être une ou deux +années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. «Ne comptez pas sur +une longue carrière;» tel fut le résumé de ses consultations.</p> + +<p>La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil +naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. +Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à +la tête de l'<span class="italic">Essai historique</span><a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Lien vers la note 97"><span class="note">[97]</span></a>, et cet autre passage de l'<span class="italic">Essai</span> +même: «Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les +objets d'un œil tranquille; l'air calme de la tombe se fait sentir +au voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Lien vers la note 98"><span class="note">[98]</span></a>.» L'amertume +des réflexions répandues dans l'<span class="italic">Essai</span> n'étonnera donc pas: c'est +sous le coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que +j'ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, +dans le dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards +riants sur le monde.</p> + +<p>Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé? J'aurais +pu vivre ou mourir promptement de mon épée: on m'en interdisait +l'usage; que me restait-il? une plume? elle n'était ni connue, ni +éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en +moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, +suffiraient-ils pour <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> attirer l'attention du public? L'idée +d'écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées m'était venue; je +m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux +intérêts du jour; mais qui se chargerait de l'impression d'un +manuscrit sans prôneurs, et, pendant la composition de ce manuscrit, +qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la +terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu +de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien +loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait +supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à +Londres avaient tous des occupations: les uns s'étaient mis dans le +commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des +chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne +savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, +la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez +de la fortune; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on +ne lui redemandait pas.</p> + +<a id="img004" name="img004"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img004.jpg" width="400" height="548" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">Charlotte</span>.</p> +</div> + +<p>Peltier<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Lien vers la note 99"><span class="note">[99]</span></a>, auteur du <span class="italic">Domine salcum fac regem</span><a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Lien vers la note 100"><span class="note">[100]</span></a> et principal +rédacteur des <span class="italic">Actes des Apôtres</span>, continuait <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> à Londres son +entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices; mais il +était rongé d'une vermine <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> de petits défauts dont on ne +pouvait l'épurer: libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent +et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et +ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George <abbr title="3">III</abbr>, +correspondant diplomatique de M. le comte de <span class="italic">Limonade</span>, et buvant en +vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette +espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un +violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services en qualité de +Breton. Je lui parlai de mon plan de l'<span class="italic">Essai</span>; il l'approuva fort: +«Ce sera superbe!» s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son +imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de +la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente; lui, Peltier, +emboucherait la trompette dans son journal <span class="italic">l'Ambigu</span>, tandis qu'on +pourrait s'introduire dans <span class="italic">le Courrier français</span> de Londres, dont la +rédaction passa bientôt à M. de Montlosier<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Lien vers la note 101"><span class="note">[101]</span></a>. Peltier ne doutait de +rien: il parlait de <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> me faire donner la croix de Saint-Louis +pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, +escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et +rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et +me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une +chambre, au prix d'une guinée par mois.</p> + +<p>J'étais en face de mon avenir doré; mais le présent, sur quelle +planche le traverser? Peltier me procura des traductions du latin et +de l'anglais; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à +l'<span class="italic">Essai historique</span> dans lequel je faisais entrer une partie de mes +voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et +j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins +étalés sur les échoppes.</p> + +<p>Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié +avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en +secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près +de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les +matins, à dix heures, je déjeunais avec lui; nous parlions de +politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti +de mon édifice de nuit, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> l'<span class="italic">Essai</span>; puis je retournais à mon +œuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à +un <span lang="en">schelling</span> par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux +champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions +tous deux à rêvasser.</p> + +<p>Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington +me plaisait; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie +qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le +contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et +de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes +Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver +autrefois ma sylphide, lorsque après l'avoir parée de toutes mes +folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à +laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un +monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard +sur l'étranger assis au pied d'un pin? Quelque belle femme avait-elle +deviné l'invisible présence de René?</p> + +<p>À Westminster, autre passe-temps: dans ce labyrinthe de tombeaux, je +pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi +ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies! Puis se +montraient les sépulcres des monarques: Cromwel n'y était plus, et +Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> n'y était pas. Les cendres d'un traître, Robert d'Artois, +reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La +destinée de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> venait de s'étendre sur Louis <abbr title="16">XVI</abbr>; chaque +jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents +étaient déjà creusées.</p> + +<p>Les chants des maîtres de chapelle et les causeries <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> des +étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes +visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne +vivaient plus le <span lang="en">schelling</span> qui m'était nécessaire pour vivre. Mais +alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je +m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que +le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des +fumées de la Cité.</p> + +<p>Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler au jour tombé +l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette +architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment +de la <span class="italic">vastité sombre des églises chrestiennes</span> (Montaigne), j'errais +à pas lents et je m'anuitai: on ferma les portes. J'essayai de trouver +une issue; j'appelai l'<span class="italic">usher</span>, je heurtai aux <span class="italic">gates</span>: tout ce bruit, +épandu et délayé dans le silence, se perdit; il fallut me résigner à +coucher avec les défunts.</p> + +<p>Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du +mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la +chapelle des Chevaliers et de Henri <abbr title="7">VII</abbr>. À l'entrée de ces escaliers, +de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur, +vis-à-vis d'une mort de marbre armée de sa faux, m'offrit son abri. Le +pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche: à l'exemple +de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement.</p> + +<p>J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel +amas de grandeurs renfermé sous ces dômes! Qu'en reste-t-il? Les +afflictions ne sont pas <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> moins vaines que les félicités; +l'infortunée Jane Grey n'est pas différente de l'heureuse Alix de +Salisbury; son squelette est seulement moins horrible, parce qu'il est +sans tête; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de +ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du +camp du Drap-d'or de Henri <abbr title="8">VIII</abbr>, ne recommenceront pas dans cette +salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi +profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs +contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être +plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir +été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs? Oh! la +vie n'est pas tout cela! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons +pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas: le +temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière +entre notre œil et la lumière.</p> + +<p>Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux +impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir +était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de +Combourg, lorsque j'écoutais le vent: un souffle et une ombre sont de +nature pareille.</p> + +<p>Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées +aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis +d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires +gothiques les événements passés et les années qui furent: l'édifice +entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge; le +marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain était le seul être +vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le +cri du <span class="italic">watchman</span>, voilà tout: ces bruits lointains de la terre me +parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise +et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y +répandirent de secondes ténèbres.</p> + +<p>Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus +éteintes: je regardais fixement croître la lumière progressive; +émanait-elle des deux fils d'Édouard <abbr title="4">IV</abbr>, assassinés par leur oncle? +«Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés +ensemble; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs +comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur +une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent +l'une l'autre.» Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes; +mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant +une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille: +c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un +baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout +épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui +contai mon aventure; elle me dit qu'elle était venue remplir les +fonctions de son père malade: nous ne parlâmes pas du baiser.</p> + +<p class="p2">J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous +enfermer à Westminster; mais nos <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> misères nous appelaient +chez les morts d'une manière moins poétique.</p> + +<p>Mes fonds s'épuisaient: Baylis et Deboffe s'étaient hasardés, +moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer +l'impression de l'<span class="italic">Essai</span>; là finissait leur générosité, et rien +n'était plus naturel; je m'étonne même de leur hardiesse. Les +traductions ne venaient plus; Peltier, homme de plaisir, s'ennuyait +d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, +s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire +une bonne œuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi +s'amoindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possédions que +soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un +vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un <span lang="en">schelling</span> par +tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-<span lang="en">schelling</span>. Le matin, +à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes +le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son +esprit battait la campagne; il prêtait l'oreille, et avait l'air +d'écouter quelqu'un; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des +larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle +du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait +fait du bruit la nuit; il se fâchait si je lui niais ses imaginations. +L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances.</p> + +<p>Elles étaient grandes pourtant: cette diète rigoureuse, jointe au +travail, échauffait ma poitrine malade; je commençais à avoir de la +peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des +<span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçut pas de ma détresse. +Arrivés à notre dernier <span lang="en">schelling</span>, je convins avec mon ami de le +garder pour faire semblant de déjeuner.</p> + +<p>Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous; que nous +nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière; +que nous n'y mettrions point de thé; que nous ne mangerions pas le +pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites +miettes de sucre restées au fond du sucrier.</p> + +<p>Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais +brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que +je trempais dans de l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand +je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était +horrible. Par une rude soirée d'hiver je restai deux heures planté +devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des +yeux tout ce que je voyais: j'aurais mangé, non seulement les +comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.</p> + +<p>Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez +Hingant; je heurte à la porte, elle était fermée; j'appelle; Hingant +est quelque temps sans répondre; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait +d'un air égaré; sa redingote était boutonnée; il s'assit devant la +table à thé: «Notre déjeuner va venir,» me dit-il d'une voix +extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise; je +déboutonne brusquement sa redingote: il s'était donné un coup de canif +profond de deux pouces dans le bout du sein <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> gauche. Je criai +au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était +dangereuse<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Lien vers la note 102"><span class="note">[102]</span></a>.</p> + +<p>Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller +au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que +le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que +je n'avais pas voulu accepter le <span lang="en">schelling</span> aumôné par jour aux +émigrés: j'écrivis à M. de Barentin<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Lien vers la note 103"><span class="note">[103]</span></a> et lui révélai la situation +de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la +campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir +quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée; il me +sembla voir tout l'or du Pérou: le denier des prisonniers de France +nourrit le Français exilé.</p> + +<p>Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais +plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie +de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par +mois; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés +indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en +avait d'autres, plus nécessiteux <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> encore. Il est des degrés +entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme +qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans +ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux +appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble +de la prospérité); ils m'installèrent aux environs de +Mary-Le-Bone-Street, dans un <span class="italic">garret</span> dont la lucarne donnait sur un +cimetière: chaque nuit la crécelle du <span class="italic">watchman</span> m'annonçait que l'on +venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que +Hingant était hors de danger.</p> + +<p>Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et +à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de +Rome; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. +Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit +consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de +draps; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma +couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle +restait comme Dieu me l'avait retournée.</p> + +<p>Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d'un taudis +irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez +moi un abri contre le constable; un vicaire bas breton lui prêta un +lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au +parlement de Bretagne; il ne possédait pas un mouchoir pour +s'envelopper la tête; mais il avait déserté avec armes et bagages, +c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et +il couchait <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> <span class="italic">sous</span> la pourpre à mes cotés. Facétieux, bon +musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il +s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et +chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que +trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l<span class="italic">Hymne à +Vénus</span> de Métastase: <span class="italic">Scendi propizia</span>, il fut frappé d'un vent +coulis; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, +car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils +dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous +occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos +tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux +faits.</p> + +<p class="p2">Ceux qui lisent cette partie de mes <span class="italic">Mémoires</span> ne se sont pas aperçus +que je les ai interrompus deux fois: une fois, pour offrir un grand +dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre; une autre fois, pour +donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à +Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Lien vers la note 104"><span class="note">[104]</span></a>. +Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs, +les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement +décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et +de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en +mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de +brillantes voitures. <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> Collinet et la musique d'Almack's +enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances +rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité +ministérielles avait fait trêve: lady Canning causait avec lord +Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a +fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne +savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre, +lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière +pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du +naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les +plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré, +dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité +à ces leçons: la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un +hochet d'enfant.</p> + +<p>J'étais l'homme aux quarante écus; mais le niveau des fortunes n'étant +pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien +ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter +sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double +fléau de la <span class="italic">chouannerie</span> et de la Terreur. Je ne voyais plus devant +moi que l'hôpital ou la Tamise.</p> + +<p>Des domestiques d'émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus +nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs +maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes! +Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait! Toutes les victoires +de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard +on doutait d'une restauration <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> immédiate, on était déclaré +Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se +promenaient au printemps dans le parc Saint-James: «Monseigneur, +disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de +juin?—Mais, monseigneur, répondait l'autre après avoir mûrement +réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient.»</p> + +<p>L'homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans +mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société +d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk, et +qu'on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits +français du <span class="smcap">xii</span><sup>e</sup> siècle, de la collection de Camden<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Lien vers la note 105"><span class="note">[105]</span></a>. Le +<span class="italic">parson</span>, ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, +c'était à lui qu'il se fallait adresser. «Voilà votre affaire, me dit +Peltier, partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses; vous +continuerez à envoyer de la copie de l'<span class="italic">Essai</span> à Baylis; je forcerai +ce pleutre à reprendre son impression; vous reviendrez à Londres avec +deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère!»</p> + +<p>Je voulus balbutier quelques objections: «Eh! que diable, s'écria mon +homme, comptez-vous rester dans ce <span class="italic">palais</span> où j'ai déjà un froid +horrible? Si Rivarol, Champcenetz<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Lien vers la note 106"><span class="note">[106]</span></a>, Mirabeau-Tonneau et moi avions +eu <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> la bouche en cœur, nous aurions fait de belle besogne +dans les <span class="italic">Actes des Apôtres</span>! Savez-vous que cette histoire de Hingant +fait un boucan d'enfer? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim +tous deux? Ah! ah! ah! pouf!... Ah! ah!...» Peltier, plié en deux, se +tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent +exemplaires de son journal aux colonies; il en avait reçu le payement +et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force, +avec La Boüétardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se +trouvèrent sous sa main, dîner à <span class="italic">London-Tavern</span>. Il nous fît boire du +vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. +«Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi +la gueule de travers?» La Boüétardais, moitié choqué, moitié content, +expliquait la chose de son mieux; il racontait qu'il avait été tout à +coup saisi en chantant ces deux mots: <span class="italic">O bella Venere!</span> Mon pauvre +paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa +<span class="italic">bella Venere</span>, que Peltier se renversa d'un fou rire et pensa +culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.</p> + +<p>À la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon +autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de +trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de +Peltier, je partis pour Beccles avec quelque argent que <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> me +prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l'<span class="italic">Essai</span>. Je changeai +mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de <span class="italic">Combourg</span> +qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les +plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai +au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la +librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du +premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les <span class="italic">gentlemen</span> du +canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui +donnaient des leçons de français dans le voisinage.</p> + +<p class="p2">Je repris des forces; les courses que je faisais à cheval me rendirent +un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais +charmante; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg +était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier +adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le +commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient +charmées de rencontrer un Français pour parler français.</p> + +<p>Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me +firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma +douleur), augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les +feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes; celle de +sa fille, madame la présidente de Rosambo; celle de sa petite-fille, +madame la comtesse de Chateaubriand; et celle de son petit-gendre, le +comte de Chateaubriand, mon frère, immolés ensemble, le même jour, à +la même heure, au même <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> échafaud<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Lien vers la note 107"><span class="note">[107]</span></a>. M. de Malesherbes +était l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais; mon +alliance de famille avec le défenseur de Louis <abbr title="16">XVI</abbr> ajouta à la +bienveillance de mes hôtes.</p> + +<p>Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de +mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une +charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne +dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle +avait tant aimé. Ma femme et ma sœur Lucile, dans les cachots de +Rennes, attendaient leur sentence; il avait été question de les +enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'État: on accusait +leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que nos +chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés +dans leur patrie? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances +de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la +persécution de nos proches!</p> + +<p>Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-sœur fut +ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette; on me l'apporta; il était +brisé; les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient +enlacés l'un à l'autre; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. +Comment cette bague s'était-elle retrouvée? Dans quel lieu et quand +avait-elle été perdue? La victime, emprisonnée au Luxembourg, +avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice? Avait-elle +laissé tomber la bague du haut du tombereau? Cette bague avait-elle +été arrachée de son doigt après l'exécution? Je fus tout saisi à la +vue de ce symbole qui, par sa brisure et <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> son inscription, me +rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de +fatal s'attachait à cet anneau que ma belle-sœur semblait m'envoyer +du séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis +à son fils; puisse-t-il ne pas lui porter malheur!</p> + +<p class="poem">Cher orphelin, image de ta mère,<br> + Au ciel pour toi, je demande ici-bas,<br> + Les jours heureux retranchés à ton père<br> + Et les enfants que ton oncle n'a pas<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Lien vers la note 108"><span class="note">[108]</span></a>.</p> + +<p>Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que +j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié.</p> + +<p>Un autre monument m'est resté de ces malheurs: voici ce que m'écrit M. +de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a +trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et +sa famille à l'échafaud:</p> + +<p class="add3em">«Monsieur le vicomte,</p> + +<p>«Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup +souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus +douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous +offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, +m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort +par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes +les <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête +l'illustration et la vertu.</p> + +<p>«Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop +mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle +de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour +vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à +vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai +doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de +vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration +sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps, et avec lesquels je +suis, monsieur le vicomte,</p> + +<p>«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,</p> + +<p><span class="left60 smcap">«A. de Contencin.»</span><br> +<span class="left50">Hôtel de la préfecture de la Seine.</span><br> + Paris, le 28 mars 1835.</p> + +<p>Voici ma réponse à cette lettre:</p> + +<p>«J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du +procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas +trouvé <span class="italic">l'ordre</span> que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant +d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été +présentés à Fouquier au tribunal de Dieu: il lui aura bien fallu +reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur +lesquels on écrit des volumes d'admiration! Au surplus, j'envie mon +frère: depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je +vous remercie infiniment, monsieur, de l'estime que vous voulez bien +me témoigner <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> dans votre belle et noble lettre, et vous prie +d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle +j'ai l'honneur d'être, etc.»</p> + +<p>Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la +légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis: des noms sont mal +orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui +auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient +point les bourreaux; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort: +<span class="italic">à cinq heures précises</span>. Voici la pièce authentique, je la copie +fidèlement:</p> + +<p class="center p2 smcap">exécuteur des jugements criminels</p> + +<p class="center">TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE</p> + +<p>«L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la +maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le +jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell, +Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et +sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la +femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart), +et Parmentier;—14, à la peine de mort. L'exécution aura lieu +aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de +cette ville.</p> + +<p><span class="left50">«L'accusateur public,</span><br> + <span class="smcap left60">«H.-Q. Fouquier.»</span></p> + +<p>Fait au Tribunal, le 3 floréal, l'an <abbr title="2">II</abbr> de la République française.</p> + +<p class="left50">Deux voitures.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère; mais elle fut +oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva: +«Que fais-tu là, citoyenne? lui dit-il; qui es-tu? pourquoi restes-tu +ici?» Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait +point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir +dans la prison ou ailleurs. «Mais tu as peut-être d'autres enfants?» +répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes sœurs +détenues à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, +et l'on contraignit ma mère de sortir.</p> + +<p>Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau +de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de +peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses +peines de la diversité des climats et de la différence des mœurs +des peuples.</p> + +<p>En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses +d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense; +et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout +sexe, une idée fixe conservée; la vieille France voyageuse avec ses +préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Église de Dieu errante sur +la terre avec ses vertus et ses martyrs.</p> + +<p>En dedans de la France, tout s'opérant par masse: Barère annonçant des +meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres +étrangères; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du +Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées; nos +flottes abîmées dans les flots; le peuple déterrant les monarques à +Saint-Denis et jetant la poussière des <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> rois morts au visage +des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de +ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son +propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du +glaive du bourreau et de l'épée du soldat.</p> + +<p>Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami +Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort +remarquables: il m'écrivait au mois de septembre 1795: «Votre lettre +du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai +montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la +lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le +jour que J.-J. Rousseau vint pleurer dans sa prison, à Vincennes: +<span class="italic">Voyez comme mes amis m'aiment</span>. Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une +de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps +et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette +fièvre des extraits du <span class="italic">Phédon</span> et du <span class="italic">Timée</span>. Ces livres-là donnent +appétit de mourir, et je disais comme Caton:</p> + +<p class="poem">It must be so, Plato; thou reason' st well!</p> + +<p>Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un +voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup +d'objets nouveaux dans le <span class="italic">monde des esprits</span> (comme l'appelle +Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des +dangers du voyage.»</p> + +<p class="p2">À quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, +demeurait un ministre anglais, le <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> révérend M. Ives, grand +helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, +charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, +âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que +partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on +restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu +l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des +miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour +lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui +madame Pasta<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Lien vers la note 109"><span class="note">[109]</span></a>. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil +communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais +miss Ives en silence.</p> + +<p>La musique finie, la <span class="italic">young lady</span> me questionnait sur la France, sur +la littérature; elle me demandait des plans d'études; elle désirait +particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui +donner quelques notes sur la <span class="italic">Divina Commedia</span> et la <span class="italic">Gerusalemme</span>. +Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de +l'âme: j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le +gant de miss Ives; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire +quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus +chaste et plus mâle, Dante.</p> + +<p>Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les +liaisons qui ne se forment qu'au <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> milieu de votre carrière, +il entre quelque mélancolie; si l'on ne se rencontre pas de prime +abord, les souvenirs de la personne qu'on aime ne se trouvent point +mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître: ces +jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la +mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion +d'âge, les inconvénients augmentent: le plus vieux a commencé la vie +avant que le plus jeune fût au monde; le plus jeune est destiné à +demeurer seul à son tour: l'un a marché dans une solitude en deçà d'un +berceau, l'autre traversera une solitude au delà d'une tombe; le passé +fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. +Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, +jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cœur, de goût, de +caractère, de grâces et d'années.</p> + +<p>Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. +C'était l'hiver; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la +réalité. Miss Ives devenait plus réservée; elle cessa de m'apporter +des fleurs; elle ne voulut plus chanter.</p> + +<p>Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein +de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir: il ne manque à +l'amour que la durée pour être à la fois l'Éden avant la chute et +l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse +demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le +ciel. L'amour est si bien la félicité souveraine qu'il est poursuivi +de la chimère d'être toujours; il ne veut prononcer que des serments +irrévocables; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> +ses douleurs; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au +séjour incorruptible; son espérance est de ne cesser jamais; dans sa +double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se +perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations +intarissables.</p> + +<p>Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me +retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner +fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en +emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives: elle était dans +un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches +d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je +n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait; +elle-même séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment +qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort +l'obstacle qui lui ôtait la parole: «Monsieur, me dit-elle en anglais, +vous avez vu ma confusion: je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il +est impossible de tromper une mère; ma fille a certainement conçu de +l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés; +vous nous convenez sous tous les rapports; nous croyons que vous +rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez +de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait donc vous +rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec +nous.»</p> + +<p>De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus +sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je +couvris ses mains de <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> mes baisers et de mes larmes. Elle +croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de +joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette; elle +appela son mari et sa fille: «Arrêtez! m'écriai-je; je suis marié!» +Elle tomba évanouie.</p> + +<p>Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. +J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir +écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé +de copie.</p> + +<p>Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est +resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est +la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une +affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans +beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante +pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour +me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et +cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait +privé; qu'apportais-je en compensation de tout cela? Aucune illusion +ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi; je devais +croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un +attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à +l'intérêt dont j'ai pu être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu +démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la +parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou +politiques, n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des +empressements.</p> + +<p>Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre: +enseveli dans un comté de la <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Grande-Bretagne, je serais +devenu un <span class="italic">gentleman</span> chasseur: pas une seule ligne ne serait tombée +de ma plume; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, +et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon +pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition? Si je pouvais mettre à +part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des +jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. +L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, +que m'eût fait tout cela? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier +des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un +talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma +vie? Dépasserai-je ma tombe? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la +transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute +autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre? Ne serai-je pas un +homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles? Mes +idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la +dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies? Mon ombre +pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante: «<span class="italic">Poeta fui e +cantai</span>: Je fus poète, et je chantai<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Lien vers la note 110"><span class="note">[110]</span></a>?»</p> + +<p class="p2">Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos: j'avais fui devant ma +destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû +être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects, +de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu +qu'elle avait accueilli, <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> auquel elle avait offert de +nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de +précaution qui tenaient des mœurs patriarcales! Je me représentais +le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et +qu'on devait m'adresser: car enfin j'avais mis de la complaisance à +m'abandonner à une inclination dont je connaissais l'insurmontable +illégitimité. Était-ce donc une séduction que j'avais vainement +tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite? Mais en +m'arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant +par dessus l'obstacle pour me livrer à un penchant flétri d'avance par +ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction +dans le regret ou la douleur.</p> + +<p>De ces amères réflexions, je me laissais aller à d'autres sentiments +non moins remplis d'amertume: je maudissais mon mariage qui, selon les +fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté +hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en +raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces +notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec +miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus +indépendante.</p> + +<p>Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément +triste: l'image de Charlotte; cette image finissait par dominer mes +révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à +Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me +cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la +suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, +pour offrir à cette <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> femme, à travers le ciel, l'inexprimable +ardeur de mes vœux, pour prononcer, du moins en pensée, cette +prière de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la +bouche d'un ministre dans ce temple:</p> + +<p>«Ô Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez +dans leurs cœurs une sincère amitié. Regardez d'un œil favorable +votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix, +qu'elle obtienne une heureuse fécondité; faites, Seigneur, que ces +époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la +troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une +heureuse vieillesse.»</p> + +<p>Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues +lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais +reçus d'elle, me servaient de talisman; attachée à mes pas par ma +pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, +par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés; elle +était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même +que le sang passe par le cœur; elle me dégoûtait de tout, car j'en +faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion +vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de +l'âme et qui gâterait le pain des anges.</p> + +<p>Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais +échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire: je voyais le +sourire de l'épouse qui m'avait été destinée; je touchais +respectueusement ses cheveux noirs; je pressais ses beaux bras contre +ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> que j'aurais portée +à mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, +aux blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa +présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit +pas.</p> + +<p>Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que +jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de +Charlotte. À la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une +bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les +plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout +ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux +préférés, et dans ces lieux <span lang="en">Byron</span> respirait déjà. La tête appuyée sur +ma main, je regardais les sites dédaignés; quand leur impression +pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir: +j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la +vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.</p> + +<p>À Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, +je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait: mes anciens +camarades me soupçonnaient atteint de folie.</p> + +<p class="p2">Qu'arriva-t-il à Bungay après mon départ? Qu'est devenue cette famille +où j'avais apporté la joie et le deuil?</p> + +<p>Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de +Georges <abbr title="4">IV</abbr>, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à +Londres en 1795.</p> + +<p>Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> +d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet +intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre +midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une +dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, +dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser +monter cette dame.</p> + +<p>J'étais dans mon cabinet; on a annoncé lady Sulton; j'ai vu entrer une +femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil: +l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé +vers l'étrangère; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher. +Elle m'a dit d'une voix altérée: «<span class="italic">Mylord, do you remember me</span>? Me +reconnaissez-vous?» Oui, j'ai reconnu miss Ives! les années qui +avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je +l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses +côtés. Je ne lui pouvais parler; mes yeux étaient pleins de larmes; je +la regardais en silence à travers ces larmes; je sentais que je +l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui +dire à mon tour: «Et vous, madame, me reconnaissez-vous?» Elle a levé +les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m'a +adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa +main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit: «Je +suis en deuil de ma mère; mon père est mort depuis plusieurs années. +Voilà mes enfants.» À ces derniers mots, elle a retiré sa main et +s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son +mouchoir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> Bientôt elle a repris: «Mylord, je vous parle à présent dans +la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse: +excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai +trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai +pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de +revenir.» Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la +reconduire à sa voiture Elle tremblait, et je serrai sa main contre +mon cœur.</p> + +<p>Je me rendis le lendemain chez lady Sulton; je la trouvai seule. Alors +commença entre nous la série de ces <span class="italic">vous souvient-il</span>, qui font +renaître toute une vie. À chaque <span class="italic">vous souvient-il</span>, nous nous +regardions; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du +temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et +l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte: «Comment votre +mère vous apprit-elle...?» Charlotte rougit et m'interrompit vivement: +«Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux +enfants de l'amiral Sulton: l'aîné désirerait passer à Bombay. M. +Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami; il pourrait +emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et +j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant.» Elle +appuya sur ces derniers mots.</p> + +<p>«Ah! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous? Quel +bouleversement de destinées! Vous qui avez reçu à la table +hospitalière de votre père un pauvre banni; vous qui n'avez point +dédaigné ses souffrances; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever +jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa +protection dans votre pays! Je verrai <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> M. Canning; votre +fils, quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela +dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait +ma fortune nouvelle? Comment me voyez-vous aujourd'hui? Ce mot de +<span class="italic">mylord</span> que vous employez me semble bien dur.»</p> + +<p>Charlotte répliqua: «Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. +Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était +toujours le titre de <span class="italic">mylord</span> que je vous donnais; il me semblait que +vous le deviez porter: n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, <span class="italic">my +lord and master</span>, mon seigneur et maître?» Cette gracieuse femme avait +quelque chose de l'Ève de Milton, en prononçant ces paroles: elle +n'était point née du sein d'un autre femme; sa beauté portait +l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie.</p> + +<p>Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry; ils me firent des +difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en +France; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis +compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois: à ma +quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay. +Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore +du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de +la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. «Quand je +vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom; +maintenant, qui l'ignore? Savez-vous que je possède un ouvrage et +plusieurs lettres, écrits de votre main? Les voilà.» Et elle me remit +un paquet. «Ne vous <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> offensez pas si je ne veux rien garder +de vous,» et elle se prit à pleurer. «<span class="italic">Farewell! farewell!</span> me +dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car +vous ne viendrez pas me chercher à Bungay.—J'irai, m'écriai-je; +j'irai vous porter le brevet de votre fils.» Elle secoua la tête d'un +air de doute, et se retira.</p> + +<p>Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne +contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études, +avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré +trouver une lettre de Charlotte; il n'y en avait point; mais j'aperçus +aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et +latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient +qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.</p> + +<p>Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me +semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où +je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure +pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les +tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence: des passions se sont +interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une +femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour +resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des +tristesses; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien! si j'avais +serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge +et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de +douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après +m'avoir été offertes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme +le premier de cette espèce entré dans mon cœur; il n'était +cependant point sympathique à ma nature orageuse; elle l'aurait +corrompu; elle m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes +délectations. C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin +d'outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que +les folles idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et +faisaient de moi l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi +qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au +fond de mon âme quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord +une nuée de fantômes: ma démone, comme un mauvais génie, se replongea +dans l'abîme; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses +apparitions.</p> + +<p class="p2">Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus +complètement pour l'<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>, et il m'importait de +les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. +Mais d'où m'était venu mon dernier malheur? de mon obstination au +silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.</p> + +<p>En aucun temps il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de +retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me +touche.</p> + +<p>Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la +plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de +vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne +sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> jamais les +passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes +idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de +l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. +Sincère et véridique, je manque d'ouverture de cœur: mon âme tend +incessamment à se fermer; je ne dis point une chose entière et je n'ai +laissé passer ma vie complète que dans ces <span class="italic">Mémoires</span>. Si j'essaye de +commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante; au bout +de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me +tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de +tout: la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de +l'esprit français; la moquerie et la calomnie, le résultat certain +d'une confidence.</p> + +<p>Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée? d'être devenu, parce que +j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun +rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en +croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de +leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de +gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition, et je n'en ai aucune. +Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du +sentimental: ma perception distincte et rapide traverse vite le fait +et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner, +d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus +hauts événements, me déjoue moi-même; le côté petit et ridicule des +objets m'apparaît tout d'abord; de grands génies et de grandes choses, +il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> admiratif +pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon +mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des +masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais +excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence +intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes; dans +l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux +et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la +fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de +plus glacé; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de +mon père.</p> + +<p>Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont +principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop +légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est +pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par +hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements +dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout +m'étant égal, je n'insistais pas; un <span class="italic">comme vous voudrez</span> m'a toujours +débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir +une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son +gîte: là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin +d'herbe qui s'incline.</p> + +<p>Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant +qu'involontaire: si elle n'est pas une fausseté, elle en a +l'apparence; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus +heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, +plus communicatives <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> que la mienne. Souvent elle m'a nui dans +les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu +souffrir les explications, les raccommodements par protestation et +éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails +et apologie.</p> + +<p>Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me +fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise +de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne +prévoyant pas où mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme +d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été +atteint de cet odieux travers d'esprit, toute méprise devenant +impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus +généreuse hospitalité; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne +m'excusait pas: un mal réel n'en avait pas moins été fait.</p> + +<p>Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproche +que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était +venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives +moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que +je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes +études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand +je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image +adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île +de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans un pompe +extraordinaire, son globe s'ouvrit et il en sortit une brillante +créature qui dit aux Ceylanais: «Je <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> viens régner sur vous.» +Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi.</p> + +<p>Abandonnons-les, ces souvenirs; les souvenirs vieillissent et +s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler +sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma +jeunesse, vous fuyez avec vos charmes! Je viens de revoir Charlotte, +il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue? Douce lueur du +passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil +depuis longtemps est couché!</p> + +<p class="p2">On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une +montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre: il +serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné +de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le +voyageur monte toujours et ne descend plus; il voit mieux alors +l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à +l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie: il regarde avec +regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est +à la publication de l'<span class="italic">Essai historique</span> que je dois marquer le +premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la +première partie du grand travail que je m'étais tracé; j'en écrivis le +dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un +rêve évanoui: <span class="italic">In somnis venit, imago conjugis</span><a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Lien vers la note 111"><span class="note">[111]</span></a>. Imprimé chez +Baylis, l'<span class="italic">Essai</span> parut chez Deboffe en 1797<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Lien vers la note 112"><span class="note">[112]</span></a>. Cette date est +celle <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> d'une des transformations de ma vie. Il y a des +moments où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit +qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que +nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle +qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion.</p> + +<p>L'<span class="italic">Essai</span> offre le compendium de mon existence, comme poète, +moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du +moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va sans +dire: nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous +avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races +futures; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, +nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la +tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, +qu'elles ne se fondront pas comme les <span class="italic">paroles gelées</span> de Rabelais.</p> + +<p>L'<span class="italic">Essai</span> devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul +volume publié est déjà une assez grande investigation; j'en avais la +suite en manuscrit; puis venaient, auprès des recherches et +annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les +<span class="italic">Natchez</span>, etc. <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> Je comprends à peine aujourd'hui comment +j'ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une +vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à +l'ouvrage explique cette fécondité: dans ma jeunesse, j'ai souvent +écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis, +raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait +perdre de cette faculté d'application: aujourd'hui mes correspondances +diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires, +sont entièrement de ma main.</p> + +<p>L'<span class="italic">Essai</span> fit du bruit dans l'émigration: il était en contradiction +avec les sentiments de mes compagnons d'infortune; mon indépendance +dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les +hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées +différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti: j'ai mené les +vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de +la liberté de la presse, qu'ils détestaient: j'ai rallié les libéraux +au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont +en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par +amour-propre, à ma personne: les <span class="italic">Revues</span> anglaises ayant parlé de moi +avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des <span class="italic">fidèles</span>.</p> + +<p>J'avais adressé des exemplaires de l'<span class="italic">Essai</span> à La Harpe, Ginguené et +de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des +poésies de Gray, m'écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon +<span class="italic">Essai</span> avait le plus grand succès. Il est certain que si l'<span class="italic">Essai</span> +fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié: <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> une +ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.</p> + +<p>Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à +Londres. Je fis mon chemin de rue en rue; je quittai d'abord +Holborn-Tottenham-Courtroad, et m'avançai jusque sur la route +d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, +veuve irlandaise, mère d'une très-jolie fille de quatorze ans et +aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, +nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes +blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.</p> + +<p>Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles +j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a +peint cette scène dans <span class="italic">Corinne</span> chez lady Edgermond: «Ma chère, +croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le +thé:—Ma chère, je crois que ce serait trop tôt<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Lien vers la note 113"><span class="note">[113]</span></a>.»</p> + +<p>Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie +Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard +quelque blessure, car elle me disait: <span class="italic">You carry your heart in a +sling</span> (vous portez votre cœur en écharpe). Je portais mon cœur +je ne sais comment.</p> + +<p>Madame O'Larry partit pour Dublin; alors m'éloignant derechef du +canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de +logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de +l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la +Martinique.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> Peltier m'était revenu; il s'était marié à la venvole; +toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de +ses voisins plus que leur personne.</p> + +<p>Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où +j'avais des rapports de famille: Christian de Lamoignon<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Lien vers la note 114"><span class="note">[114]</span></a>, blessé +grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon +collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à +madame Lindsay, attachée à Auguste de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Lamoignon, son +frère<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Lien vers la note 115"><span class="note">[115]</span></a>: le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à +Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.</p> + +<p>Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit sec, d'une humeur un +peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la +noblesse d'âme et de l'élévation de caractère: les émigrés de mérite +passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille +monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la +déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers, +de bracelets, de pendants d'oreilles, qu'on exhume en Étrurie. Je +rencontrai à ce rendez-vous M. Malouet<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Lien vers la note 116"><span class="note">[116]</span></a> et madame du <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> +Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le +chevalier de Panat<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Lien vers la note 117"><span class="note">[117]</span></a>. Ce dernier avait une réputation méritée +d'esprit, de malpropreté et de gourmandise: il appartenait à ce +parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la +société française; oisifs dont la mission était de tout regarder et de +tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les +journaux, sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur +grande influence populaire.</p> + +<p>Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase +de la <span class="italic">croix de bois</span>, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai +reproduite, mais vraie au fond<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Lien vers la note 118"><span class="note">[118]</span></a>. En quittant la France, il se +rendit à Coblentz: mal reçu des princes, il eut une querelle, se +battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> +remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de +l'épée passait par derrière: «De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui +tâtèrent.—Alors ce n'est rien, répondit Montlosier: monsieur, retirez +votre botte.»</p> + +<p>Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en +Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés +où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction +du <span class="italic">Courrier français</span><a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Lien vers la note 119"><span class="note">[119]</span></a>. Outre son journal, il écrivait des +ouvrages physico-politico-philosophiques: il prouvait dans l'une de +ces œuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que +les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du +corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu; comme j'aime beaucoup +le bleu, j'étais tout charmé.</p> + +<p>Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de +pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées +disparates; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles +sont quelquefois belles, surtout énergiques: antiprêtre comme noble, +chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été, +sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de +l'esclavage en pratique, faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom +de la liberté du genre humain. Brise-raison, <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> ergoteur, roide +et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins +des condescendances au pouvoir; il sait ménager ses intérêts, mais il +ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses +d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du +mal de mon <span class="italic">Auvernat fumeux</span>, avec ses romances du <span class="italic">Mont-d'Or</span> et sa +polémique de la <span class="italic">Plaine</span>; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite. +Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec +parenthèses, bruits de gorge et <span class="italic">oh! oh!</span> chevrotants, m'ennuient (le +ténébreux, l'embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables); +mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, +ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune +comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée; j'aime +ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la +Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à +sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit +champ de cailloux: je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré, +dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un +cimetière des Gaulois par lui découvert<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Lien vers la note 120"><span class="note">[120]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du +chancelier de l'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort, +chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, +était venu aussi s'établir à Londres<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Lien vers la note 121"><span class="note">[121]</span></a>. L'émigration le comptait +avec orgueil dans ses rangs; il chantait nos malheurs, raison de plus +pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup; il le fallait bien, car +madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné +sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez +lui; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges: on +prétend que madame Delille le souffletait; je n'en sais rien; je dis +seulement ce que j'ai vu.</p> + +<p>Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers? Il racontait très-bien; +sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à +merveille à la <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> nature coquette de son débit, au caractère de +son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'œuvre de l'abbé +Delille est sa traduction des <span class="italic">Géorgiques</span>, aux morceaux de sentiment +près; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de +Louis <abbr title="15">XV</abbr>.</p> + +<p>La littérature du <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle, à part quelques beaux génies qui la +dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du +<abbr title="17">XVII</abbr><sup>e</sup> siècle et la littérature romantique du <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup>, sans manquer de +naturel, manque de nature; vouée à des arrangements de mots, elle +n'est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme +école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de +même que le troubadour était le poète des vieux châteaux; les vers de +l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait +entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la +décrépitude: l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans +les manoirs où les troubadours chantaient des croisades et des +tournois.</p> + +<p>Les personnages distingués de notre Église militante étaient alors en +Angleterre: l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui +empruntant la vie de ma sœur Julie; l'évêque de +Saint-Pol-de-Léon<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Lien vers la note 122"><span class="note">[122]</span></a>, prélat sévère et borné, qui contribuait à +rendre M. le comte d'Artois de plus en plus étranger à son siècle; +l'archevêque d'Aix<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Lien vers la note 123"><span class="note">[123]</span></a>, calomnié peut-être à cause de ses <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> +succès dans le monde; un autre évêque savant et pieux, mais d'une +telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne +l'aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d'esprit: +il faut que je sois bien bête.</p> + +<p>Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boigne, aimable, +spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de +toutes; elle a depuis représenté avec son père, le marquis +d'Osmond<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Lien vers la note 124"><span class="note">[124]</span></a>, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma +sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents +reproduiront à merveille ce qu'elle a vu<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Lien vers la note 125"><span class="note">[125]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> Mesdames de Caumont<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Lien vers la note 126"><span class="note">[126]</span></a>, de Gontaut<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Lien vers la note 127"><span class="note">[127]</span></a> et du Cluzel +habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois +<span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont +et de madame du Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles.</p> + +<p>Très-certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à +Londres: je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois +on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le +navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a +manquée que d'un horizon et d'un jour de voile! J'écris ceci au bord +de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de +Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir.</p> + +<p class="p2">De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce +et d'une opinion nouvelles; il se formait diverses couches d'exilés: +la terre renferme des lits de sable ou d'argile déposés par les flots +du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore +aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et +de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma +vie.</p> + +<p>On a lu, dans un des livres de ces <span class="italic">Mémoires</span>, que j'avais connu M. de +Fontanes<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Lien vers la note 128"><span class="note">[128]</span></a> en 1789: c'est à Berlin, <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> l'année dernière, que +j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille +noble et protestante: son père avait eu le malheur de tuer en duel son +beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite, +vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du +<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle lui inspira ses premiers vers: ses essais poétiques +furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le +théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle +Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse, +il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir +le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un +de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti +du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire +en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction +du <span class="italic">Modérateur</span>. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à +Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils: pendant le siége de la +ville que les révolutionnaires avaient nommée <span class="italic">Commune affranchie</span>, de +même que Louis <abbr title="11">XI</abbr>, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras +<span class="italic">Ville franchise</span>, madame de Fontanes était obligée de changer de +place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes. +Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le +<span class="italic">Mémorial</span><a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Lien vers la note 129"><span class="note">[129]</span></a> avec <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> M. de La Harpe et l'abbé de Vauxelles. +Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.</p> + +<p>M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école +classique de la branche aînée: sa prose et ses vers se ressemblent et +ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une +mélancolie ignorée du siècle de Louis <abbr title="14">XIV</abbr>, qui connaissait seulement +l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette +mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du <span class="italic">Jour des +Morts</span>, comme l'empreinte de l'époque où il a vécu; elle fixe la date +de sa venue; elle montre qu'il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant +par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes +à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait +le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de +l'école classique<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Lien vers la note 130"><span class="note">[130]</span></a>.</p> + +<p>Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants +du poème de <span class="italic">la Grèce sauvée</span>, des livres d'odes, des poésies +diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même: car ce critique si +fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne +l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été +souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de +Garat, sur la <span class="italic">Forêt de Navarre</span>, pensa l'arrêter net au début de sa +carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> l'école +affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui +touchait à son terme avec la langue de Racine.</p> + +<p>Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur +l'<span class="italic">Anniversaire de sa naissance</span>: elle a tout le charme du <span class="italic">Jour des +Morts</span>, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me +souviens que de ces deux strophes:</p> + +<div class="poem"> +<p>La vieillesse déjà vient avec ses souffrances:<br> + Que m'offre l'avenir? De courtes espérances.<br> + Que m'offre le passé? Des fautes, des regrets.<br> + Tel est le sort de l'homme; il s'instruit avec l'âge:<br> +<span class="add4em">Mais que sert d'être sage,</span><br> +<span class="add4em">Quand le terme est si près?</span></p> + +<p>Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige.<br> + La vie à son déclin est pour moi sans prestige;<br> + Dans le miroir du temps elle perd ses appas.<br> + Plaisirs! allez chercher l'amour et la jeunesse;<br> +<span class="add4em">Laissez-moi ma tristesse,</span><br> +<span class="add4em">Et ne l'insultez pas!</span></p> +</div> + +<p>Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, +c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite +romantique, une révolution dans la littérature française: toutefois, +mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour +elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui +lisais des fragments des <span class="italic">Natchez</span>, d'<span class="italic">Atala</span>, de <span class="italic">René</span>; il ne +pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, +mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau; <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> il +voyait une nature nouvelle; il comprenait une langue qu'il ne parlait +pas. Je reçus de lui d'excellents conseils; je lui dois ce qu'il y a +de correct dans mon style; il m'apprit à respecter l'oreille; il +m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux +d'exécution de mes disciples.</p> + +<p>Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de +l'émigration; on lui demandait des chants de <span class="italic">la Grèce sauvée</span>; on se +pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi; nous ne nous +quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces +temps d'infortune: Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses +<span class="italic">Mémoires</span> manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire +d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis <abbr title="16">XVI</abbr> raconter, témoin +oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple! Le +Directoire, effrayé des <span class="italic">Mémoires</span> de Cléry, en publia une édition +interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais, +et Louis <abbr title="16">XVI</abbr> comme un portefaix: entre les turpitudes +révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Lien vers la note 131"><span class="note">[131]</span></a>.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> UN PAYSAN VENDÉEN.</p> + +<p>M. du Theil<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Lien vers la note 132"><span class="note">[132]</span></a>, chargé des affaires de M. le comte d'Artois à +Londres, s'était hâté de chercher Fontanes: celui-ci me pria de le +conduire chez l'agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous +ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de +Piccadilly, d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie +échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une +nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de +contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de +trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait +lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolfe<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Lien vers la note 133"><span class="note">[133]</span></a>. +Frappé de <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> son air, je m'enquis de sa personne: un de mes +voisins me répondit: «Ce n'est rien; c'est un paysan vendéen, porteur +d'une lettre de ses chefs.»</p> + +<p>Cet homme, <span class="italic">qui n'était rien</span>, avait vu mourir Cathelineau, premier +général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamps, en qui revivait +Bayard; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle; +d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas +d'embrasser la mort debout; La Rochejaquelein, dont les patriotes +ordonnèrent de <span class="italic">vérifier</span> le cadavre, afin de rassurer la Convention +au milieu de ses victoires. Cet homme, <span class="italic">qui n'était rien</span>, avait +assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et +redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles +rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, +six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux; il avait +aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils; il +avait traversé les <span class="italic">colonnes infernales</span>, compagnies d'incendiaires +commandées par des Conventionnels; il s'était trouvé au milieu de +l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de +la Vendée; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de +charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de +cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par +elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des +Croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et +d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la +grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que +«les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des +peuples soldats». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville: +«Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de +battre tous les autres peuples.» Les légions de Probus, dans leur +chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats +de la Vendée «des combats de géants».</p> + +<p>Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration +et respect le représentant de ces anciens <span class="italic">Jacques</span> qui, tout en +brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles <abbr title="5">V</abbr>, +l'invasion étrangère: il me semblait voir un enfant de ces communes du +temps de Charles <abbr title="7">VII</abbr>, lesquelles, avec la petite noblesse de province, +reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il +avait l'air indifférent du sauvage; son regard était grisâtre et +inflexible comme une verge de fer; sa lèvre inférieure tremblait sur +ses dents serrées; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents +engourdis, mais prêts à se redresser; ses bras, pendant à ses côtés, +donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de +coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa +physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la +puissance des mœurs, au service d'intérêts et d'idées contraires +<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> à cette nature; la fidélité native du vassal, la simple foi +du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée +à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté +paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et +de l'intrépidité de son cœur. Il ne parlait pas plus qu'un lion; il +se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le +flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de +forêts.</p> + +<p>Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle +race aujourd'hui nous sommes! Mais les républicains avaient leur +principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des +royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les +exilés; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. +L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la +gorge, il avait crié: «Entrez; passez derrière moi; elle ne vous fera +aucun mal; elle ne bougera pas; je la tiens.» Personne ne voulut +passer: alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette +brisa son épée.</p> + +<p class="p2 center">PROMENADES AVEC FONTANES.</p> + +<p>Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme +j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, +Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait +plaisamment le <span class="italic">contrôleur général des finances</span>: il en sortit fort +satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de +mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible +d'être <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> meilleur homme: timide en ce qui le regardait, il +devenait tout courage pour l'amitié; il me le prouva lors de ma +démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la +conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En +politique, il déraisonnait; les crimes conventionnels lui avaient +donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la +philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à +Bonaparte, quand il s'approcha du maître de l'Europe.</p> + +<p>Nous allions nous promener dans la campagne; nous nous arrêtions sous +quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé +contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en +Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à +deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de +Westminster; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait +laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et +les heures de sa jeunesse.</p> + +<p>Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la +Tamise, en parlant de Milton et de <span lang="en">Shakespeare</span>: ils avaient vu ce que +nous voyions; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, +pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous +rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, +submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous +regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous +traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant +autour de chaque réverbère: ainsi s'écoule la vie du poète.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Nous vîmes Londres en détail: ancien banni, je servais de +<span class="italic">cicerone</span> aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution +prenait, jeunes ou vieux: il n'y a point d'âge légal pour le malheur. +Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie +mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une +chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y +rencontrâmes le duc de Bourbon: je vis pour la première fois, à ce +Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé.</p> + +<p>Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en +terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage! +<span class="italic">Fata viam invenient</span>.</p> + +<p>Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des vœux +pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la +lettre suivante:</p> + +<p class="left60">«28 juillet 1798.</p> + +<p>«Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous +jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde +personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination +et un cœur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que +vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma +pensée la plus chère et la plus constante, depuis que je vous ai +quitté, se tourne sur les <span class="italic">Natchez</span>. Ce que vous m'en avez lu, et +surtout dans les derniers jours, est admirable, et ne sortira plus de +ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> vous +m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne.</p> + +<p>«Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je +vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans +les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions +contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le +mal même n'a été que fort léger; on menace plus qu'on ne frappe, et ce +n'était pas à ceux de ma <span class="italic">date</span> qu'en voulaient les exterminateurs. Le +dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté. +Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les +premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt +de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne +puis-je dire aussi les <span class="italic">Natchez</span>! L'orage inattendu qui vient d'avoir +lieu à Paris est causé, j'en suis sûr, par l'étourderie des agents et +des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les +mains. D'après cette certitude, j'écris <span class="italic">Great-Pulteney-street</span> (rue +où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais +aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter +toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus +grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je +veux choisir.</p> + +<p>«Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je +souhaite du fond du cœur que les espérances d'utilité qu'on peut +fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a +témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> à votre +personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher +ami, devenez illustre. Vous le pouvez: l'avenir est à vous. J'espère +que la parole si souvent donnée par le <span class="italic">contrôleur général des +finances</span> est au moins acquittée en partie. Cette partie me console, +car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de +quelques secours. Écrivez-moi; que nos cœurs communiquent, que nos +muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me +promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et +des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je +serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de +vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant: j'ai fait la moitié +d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content +que de tout le reste.</p> + +<p>«Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami.</p> + +<p class="left60">«<span class="smcap">Fontanes</span><a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Lien vers la note 134"><span class="note">[134]</span></a>.»</p> + +<p>Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne +peut jamais tout ravir au poète; il emporte avec lui sa lyre. Laissez +au cygne ses ailes; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les +plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas.</p> + +<p><span class="italic">L'avenir est à vous</span>: Fontanes disait-il vrai? Dois-je me féliciter +de sa prédiction? Hélas! cet avenir annoncé est déjà passé: en +aurai-je un autre?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie +compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché +vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon +isolement progressif. Fontanes n'est plus; un chagrin profond, la mort +tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Lien vers la note 135"><span class="note">[135]</span></a>. Presque +toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces <span class="italic">Mémoires</span> ont disparu; +c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et +moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour +inscrire mon nom au livre des absents.</p> + +<p>Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure +après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai +besoin de guide: je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où +je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. +Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière +avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; ensuite, j'ai +ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière: à +chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait; la terre, en +comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à +la surface du cercueil.</p> + +<p>Fontanes! vous m'avez écrit: <span class="italic">Que nos muses soient toujours amies</span>; +vous ne m'avez pas écrit en vain.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> LIVRE <abbr title="9">IX</abbr><a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Lien vers la note 136"><span class="note">[136]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Mort de ma mère. — Retour à la religion. — <span class="italic">Génie du + christianisme.</span> — Lettre du chevalier de Panat. — Mon + oncle, M. de Bedée: sa fille aînée. — Littérature anglaise. + — Dépérissement de l'ancienne école. — Historiens. — + Poètes. — Publicistes. — <span lang="en">Shakespeare</span>. — Romans anciens. + — Romans nouveaux. — Richardson. — Walter Scott. — + Poésie nouvelle. — Beattie. — Lord <span lang="en">Byron</span>. — L'Angleterre + de Richmond à Greenwich. — Course avec Peltier. — + Bleinheim. — Stowe. — Hampton-Court. — Oxford. — Collège + d'Eton. — Mœurs privées. — Mœurs politiques. — Fox. + — Pitt. — Burke. — George <abbr title="3">III</abbr>. — Rentrée des émigrés en + France. — Le ministre de Prusse me donne un faux passe-port + sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en Suisse. — + Mort de lord Londonderry. — Fin de ma carrière de soldat et + de voyageur. — Je débarque à Calais.</p> + +<p class="poem">Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?<br> +<span class="add1em">Nunquam ego te, vita frater amabilior,</span><br> + Aspiciam posthac? at, certe, semper amabo?</p> + +<p>«Ne te parlerai-je plus? jamais n'entendrai-je tes paroles? Jamais, +frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je? Ah! toujours je +t'aimerai!»</p> + +<p>Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère: il faut toujours +répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée +de larmes, ainsi qu'aux <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> enfers, il est je ne sais quelle +plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des +lamentations humaines; on l'entend sans cesse, et elle continuerait +quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.</p> + +<p>Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de +Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif: +Fontanes m'invitait <span class="italic">à travailler, à devenir illustre</span>; ma sœur +m'engageait à <span class="italic">renoncer à écrire</span>; l'un me proposait la gloire, +l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy +qu'elle était dans ce train d'idées; elle avait pris la littérature en +haine, parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.</p> + +<p class="left60 p2">«Saint-Servan, 1<sup>er</sup> juillet 1798.</p> + +<p>«Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères; je t'annonce à +regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos +sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de +pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien +elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession +non-seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être +cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à +écrire; et si le ciel touché de nos vœux, permettait notre réunion, +tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur +la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour +nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être +inquiètes de ton sort.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> Ah! que n'ai-je suivi le conseil de ma sœur! Pourquoi +ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y +aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de +ce siècle?</p> + +<p>Ainsi, j'avais perdu ma mère; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême +de sa vie! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son +dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres! Je me +promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs +de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour +les essuyer!</p> + +<p>La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand +était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au +souvenir de ma mère. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la +femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra: je jetai au feu +avec horreur des exemplaires de l'<span class="italic">Essai</span>, comme l'instrument de mon +crime; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait +sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée +m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux: telle +fut l'origine du <span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p> + +<p>«Ma mère,» ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, «après +avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit +périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses +malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit +sur ses derniers jours une grande amertume; elle chargea, en mourant, +une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle +j'avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> de +ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur +elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son +emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui +servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. +Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières +surnaturelles: ma conviction est sortie du cœur; j'ai pleuré et +j'ai cru.»</p> + +<p>Je m'exagérais ma faute; l'<span class="italic">Essai</span> n'était pas un livre impie, mais un +livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage, +se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon +berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme +de l'<span class="italic">Essai</span> à la certitude du <span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p> + +<p class="p2">Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de +Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de +<span class="italic">Génie du christianisme</span> que je trouvai sur-le-champ m'inspira; je me +mis à l'ouvrage; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un +mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de +longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages +des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours; je les avais +étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise +intention, au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu.</p> + +<p>Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé +en composant l'<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>. Les authentiques de Camden +que je venais d'examiner m'avaient rendu familières les <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> +mœurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible +manuscrit des <span class="italic">Natchez</span>, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize +pages in-folio, contenait tout ce dont le <span class="italic">Génie du christianisme</span> +avait besoin en descriptions de la nature; je pouvais prendre +largement dans cette source, comme j'y avais déjà pris pour l'<span class="italic">Essai</span>.</p> + +<p>J'écrivis la première partie du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. MM. +Dulau<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Lien vers la note 137"><span class="note">[137]</span></a>, qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré, +se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier +volume furent imprimées.</p> + +<p>L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu'en +1802<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Lien vers la note 138"><span class="note">[138]</span></a>: voyez les différentes préfaces du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. +Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma +composition: on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois +dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, <span class="italic">Atala</span> et <span class="italic">René</span>, et +de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail +de conception des autres parties du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. Le +souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et, pour +m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination +exaltée.</p> + +<p>Ce désir me venait de la tendresse filiale; je voulais un grand bruit, +afin qu'il montât jusqu'au séjour <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> de ma mère, et que les +anges lui portassent ma sainte expiation.</p> + +<p>Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes +scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du +pays au milieu duquel je vivais: je fus entraîné dans ces autres +recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à +prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à +consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les +campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des +visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des +événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de +l'ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes +esprits et aux palpitations de ma muse.</p> + +<p>Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer. +Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend +pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un +auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression +instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et +surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne +remplit pas, ou dépasse la juste mesure.</p> + +<p>Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un +ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante, l'esprit positif +et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se +frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre, +document de mon histoire, bien qu'elle soit entachée d'un bout à +l'autre de mon éloge, comme si le <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> malin auteur se fût complu +à verser son encrier sur son épître:</p> + +<p class="left60 p2">«Ce lundi.</p> + +<p>«Mon Dieu! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre +extrême complaisance! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs +de grands génies, d'illustres Pères de l'Église: ces athlètes avaient +manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement; l'incrédulité +était vaincue; mais ce n'était pas assez: il fallait montrer encore +tous les charmes de cette religion admirable; il fallait montrer +combien elle est appropriée au cœur humain et les magnifiques +tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien +dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent +un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le +faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il +exige: vous appartenez à un autre siècle...</p> + +<p>«Ah! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la +nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre +religion; vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous +aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les +cœurs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui +donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains +remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit +si doux, si pur et si antique.</p> + +<p>«Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a +rapproché de vous; je ne puis plus <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> oublier que c'est un +bienfait de Fontanes; je l'en aime davantage, et mon cœur ne +séparera jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la +Providence nous ouvre les portes de notre patrie.</p> + +<p class="left60">«Ch<sup>er</sup> <span class="smcap">de Panat</span>.»</p> + +<p>L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du +<span class="italic">Génie du christianisme</span>. Il parut surpris, et il me fit l'honneur, +peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes +fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit +refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire +fontaine.</p> + +<p>L'édition inachevée du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, commencée à Londres, +différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en +France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se +montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois: leur personne, leur +honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché +voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, +symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire. +Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me +forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les <span class="italic">Rois athées</span>, et +d'en disséminer çà et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.</p> + +<p class="p2">Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut +interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée: hélas! +c'est prendre congé de la première joie de ma vie: «<span class="italic">freno non +remorante <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> dies</span>, aucun frein n'arrête les jours<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Lien vers la note 139"><span class="note">[139]</span></a>.» Voyez +les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes: eux-mêmes vaincus par +l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont +oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment.</p> + +<p>J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère; il me +répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques +mots touchants de regrets; mais les trois quarts de sa double feuille +in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait +surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du +<span class="italic">quartier des Bedée</span>, confié à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable +émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni +le sacrifice de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, ne l'avertissaient de la Révolution; rien +n'avait passé, rien n'était advenu; il en était toujours aux États de +Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de +l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de +l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de +ses parents et de ses amis.</p> + +<p>Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où +il est mort, à six lieues de Monchoix sans l'avoir revu. Ma cousine +Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Lien vers la note 140"><span class="note">[140]</span></a>. Elle est +restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son +ancienne <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans +orthographe, où elle me tutoie, m'appelle <span class="italic">chevalier</span>, et me parle de +notre bon temps: <span class="italic">in illo tempore</span>. Elle était nantie de deux beaux +yeux noirs et d'une jolie taille; elle dansait comme la Camargo, et +elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche +amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, +mes ans, mes honneurs et ma renommée: «Oui, <span class="italic">chère Caroline</span>, ton +chevalier, etc.» Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne +nous sommes rencontrés: le ciel en soit loué! car, Dieu sait, si nous +venions à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions!</p> + +<p>Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre +siècle est passé! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, +de rejetons et de racines; on naît et l'on meurt maintenant un à un. +Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Éternité et de se +débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le +cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de +leurs habitudes; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le +convoi au cimetière; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous +ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils +mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer +où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient +été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la +dernière bénédiction paternelle!</p> + +<p>Adieu, mon oncle chéri! Adieu, famille maternelle, qui disparaissez +ainsi que l'autre partie de ma famille! <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Adieu, ma cousine de +jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions +ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur +l'<span class="italic">Épervier</span>, ou lorsque vous assistiez au relèvement du vœu de ma +nourrice, à l'abbaye de Nazareth! Si vous me survivez, agréez la part +de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas +au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous: mes yeux, +je vous assure, sont pleins de larmes.</p> + +<p class="p2">Mes études corrélatives au <span class="italic">Génie du christianisme</span> m'avaient de +proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus +approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1793 je me réfugiai +en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que +j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens, +Hume<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Lien vers la note 141"><span class="note">[141]</span></a> était réputé écrivain tory et rétrograde: on l'accusait, +ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes; +on lui préférait son continuateur Smollett<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Lien vers la note 142"><span class="note">[142]</span></a>. Philosophe pendant sa +vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Lien vers la note 143"><span class="note">[143]</span></a> demeurait, en cette +qualité, atteint et convaincu <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> d'être un pauvre homme. On +parlait encore de Robertson<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Lien vers la note 144"><span class="note">[144]</span></a>, parce qu'il était sec.</p> + +<p>Pour ce qui regarde les poètes, les <span class="italic">elegant Extracts</span> servaient +d'exil à quelques pièces de Dryden; on ne pardonnait point aux rimes +de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickenham et que l'on coupât +des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa +renommée.</p> + +<p>Blair<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Lien vers la note 145"><span class="note">[145]</span></a> passait pour un critique ennuyeux à la française: on le +mettait bien au-dessous de Johnson<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Lien vers la note 146"><span class="note">[146]</span></a>. Quant au vieux +<span class="italic">Spectator</span><a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Lien vers la note 147"><span class="note">[147]</span></a>, il était au grenier.</p> + +<p>Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les +traités économiques sont moins circonscrits; les calculs sur la +richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du +commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes.</p> + +<p>Burke<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Lien vers la note 148"><span class="note">[148]</span></a> sortait de l'individualité nationale politique: <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> +en se déclarant contre la Révolution française; il entraîna son pays +dans cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de +Waterloo.</p> + +<p>Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout +Milton et <span lang="en">Shakespeare</span>. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour +ambassadeurs de France auprès d'Élisabeth et de Jacques <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>, +entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres +farces et dans celles des autres? Prononcèrent-ils jamais le nom, si +barbare en français, de <span lang="en">Shakespeare</span>? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là +une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, +viendraient s'abîmer? Eh bien! le comédien chargé du rôle du spectre, +dans <span class="italic">Hamlet</span>, était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se +levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen +âge achevait de descendre parmi les morts: siècles énormes que Dante +ouvrit et que ferma <span lang="en">Shakespeare</span>.</p> + +<p>Dans le <span class="italic">Précis historique</span> de Whitelocke<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Lien vers la note 149"><span class="note">[149]</span></a>, contemporain du +chantre du <span class="italic">Paradis perdu</span>, on lit: «Un certain aveugle, nommé Milton, +secrétaire du Parlement pour les dépêches latines.» Molière, +l'<span class="italic">histrion</span>, jouait son <span class="italic">Pourceaugnac</span>, de même que Shakspeare, le +<span class="italic">bateleur</span>, grimaçait son <span class="italic">Falstaff</span>.</p> + +<p>Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> s'asseoir +à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires; nous ignorons +leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, +ils se transfigurent, et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie: +«Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur.» Mais +si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se +méconnaissent point entre elles. «Qu'a besoin mon <span lang="en">Shakespeare</span>, dit +Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un +siècle?» Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie:</p> + +<p class="poem">Pur fuss' io tal. . .<br> + Per l' aspro esilio suo con sua virtute<br> + Darei del mondo più felice stato.</p> + +<p>«Que n'ai-je été tel que lui! Pour son dur exil avec sa vertu, je +donnerais toutes les félicités de la terre!»</p> + +<p>Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de +<span class="italic">renommée</span>. Est-il rien de plus admirable que cette société +d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se +saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls +comprise?</p> + +<p><span lang="en">Shakespeare</span> était-il boiteux comme lord <span lang="en">Byron</span>, Walter Scott et les +Prières, filles de Jupiter? S'il l'était en effet, le <span class="italic">Boy</span> de +Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que +Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses:</p> + +<p class="poem">..... lame by fortune's dearest spite.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> «Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune.»</p> + +<p><span lang="en">Shakespeare</span> aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait un par +sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans +cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en +vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets +de Shakspeare? On peut en douter: la gloire est pour un vieil homme ce +que sont les diamants pour une vieille femme; ils la parent et ne +peuvent l'embellir.</p> + +<p>«Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le +tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous +rappelez pas la main qui les a tracés; je vous aime tant que je veux +être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez +être malheureuse. Oh! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand +peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile, ne redites pas même +mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Lien vers la note 150"><span class="note">[150]</span></a>.»</p> + +<p><span lang="en">Shakespeare</span> aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne +croyait à autre chose: une femme pour lui était un oiseau, une brise, +une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance +de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société, +en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir +pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir +rapide et doux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> <span lang="en">Shakespeare</span>, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines +chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri <abbr title="8">VIII</abbr>, ses réformes, +ses destructions de monastères, ses <span class="italic">fous</span>, ses épouses, ses +maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles +<abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> comptait seize ans.</p> + +<p>Ainsi, d'une main, <span lang="en">Shakespeare</span> avait pu toucher les têtes blanchies +que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la +tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires +devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique +s'enfonça dans la tombe; il remplit l'intervalle des jours où il vécut +de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses +femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les +réalités du passé aux réalités de l'avenir.</p> + +<p><span lang="en">Shakespeare</span> est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux +besoins et à l'aliment de la pensée; ces génies-mères semblent avoir +enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité: +Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses +fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au +Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises; Montaigne, La Fontaine, +Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute +<span lang="en">Shakespeare</span>, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue +à <span lang="en">Byron</span>, son dialogue à Walter Scott.</p> + +<p>On renie souvent ces maîtres suprêmes; on se révolte contre eux; on +compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de +bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs +<span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> dépouilles; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout +tient de leurs couleurs; partout s'impriment leurs traces; ils +inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général +des peuples; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages +fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et +lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de +lumière; ils sèment des idées, germes de mille autres; ils fournissent +des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts: leurs +œuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.</p> + +<p>De tels génies occupent le premier rang; leur immensité, leur variété, +leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord +pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, +comme il y a quatre ou cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, +dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde +d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres +puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous +rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les +montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonier de l'abîme. +Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après +l'épuisement des cataractes du ciel: pieux enfants, bénis de notre +père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.</p> + +<p><span lang="en">Shakespeare</span>, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie: que +lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes +les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs +dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> que fait à +<span lang="en">Shakespeare</span> une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui? +Chrétien? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant +du monde? Déiste? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les +splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il +a passé? Athée? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil +qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du +tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été +utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné +de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, +laissée par nous sur la terre.</p> + +<p class="p2">Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la +proscription générale. Richardson<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Lien vers la note 151"><span class="note">[151]</span></a> dormait oublié; ses +compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société +inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Lien vers la note 152"><span class="note">[152]</span></a> se +soutenait; Sterne<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Lien vers la note 153"><span class="note">[153]</span></a>, entrepreneur d'originalité, était passé. On +lisait encore <span class="italic">le Vicaire de Wakefield</span><a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Lien vers la note 154"><span class="note">[154]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas +juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit +que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité: l'ouvrage +le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli +de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, +et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel, +c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour +certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société +élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère, en abaissant +l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins +sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et +d'un langage inférieur.</p> + +<p>De <span class="italic">Clarisse</span> et de <span class="italic">Tom Jones</span> sont sorties les deux principales +branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à +tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à +peinture de la société générale. Après Richardson, les mœurs de +l'<span class="italic">ouest</span> de la ville firent une irruption dans le domaine des +fictions: les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, +de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à +l'Opéra, au Ranelagh, avec un <span class="italic">chit-chat</span>, un caquetage qui ne +finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie; les +amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des +douleurs d'âme à attendrir les lions: <span class="italic">le lion répandit des pleurs!</span> +un jargon de bonne compagnie fut adopté.</p> + +<p>Dans ces milliers de romans qui ont inondé l'Angleterre depuis un +demi-siècle, deux ont gardé leur <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> place: <span class="italic">Caleb Williams</span> et +<span class="italic">le Moine</span><a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Lien vers la note 155"><span class="note">[155]</span></a>. Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres; +mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des +Communes, fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un +Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Lien vers la note 156"><span class="note">[156]</span></a> font une espèce à part. +Ceux de mistress Barbauld<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Lien vers la note 157"><span class="note">[157]</span></a>, de miss Edgeworth<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Lien vers la note 158"><span class="note">[158]</span></a>, de miss +Burney<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Lien vers la note 159"><span class="note">[159]</span></a>, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. «Il y devroit, +dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les <span class="italic">escrivains</span> ineptes +et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéans. On +banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres. +L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé.»</p> + +<p>Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers +voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de +montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de +salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> +Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de +lord <span lang="en">Byron</span>.</p> + +<p>L'illustre peintre de l'Écosse débuta dans la carrière des lettres, +lors de mon exil à Londres, par la traduction du <span class="italic">Berlichingen</span> de +Gœthe<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Lien vers la note 160"><span class="note">[160]</span></a>. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la +pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir +créé un genre faux; il a perverti le roman et l'histoire: le romancier +s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires +romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer +quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans +doute; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est +de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Lien vers la note 161"><span class="note">[161]</span></a>. Il faut de +plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre +que pour plaire en passant toute mesure; il est moins facile de régler +le cœur que de le troubler.</p> + +<p>Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott +refoula les Anglais jusqu'au moyen âge: tout ce qu'on écrivit, +fabriqua, bâtit, fut gothique: livres, meubles, maisons, églises, +châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des +<span class="italic">fashionables</span> de Bond-Street, race frivole qui <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> campe dans +les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles +qui s'apprêtent à les en chasser.</p> + +<p class="p2">En même temps que le roman passait à l'état <span class="italic">romantique</span>, la poésie +subissait une transformation semblable. Cowper<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Lien vers la note 162"><span class="note">[162]</span></a> abandonna l'école +française pour faire revivre l'école nationale; Burns<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Lien vers la note 163"><span class="note">[163]</span></a>, en Écosse, +commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des +ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce +qu'on appelait <span class="italic">Lake school</span> (nom qui est resté), parce que les +romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du +Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.</p> + +<p>Thomas Moore<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Lien vers la note 164"><span class="note">[164]</span></a>, Campbell<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Lien vers la note 165"><span class="note">[165]</span></a>, Rogers<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Lien vers la note 166"><span class="note">[166]</span></a>, Crabbe<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Lien vers la note 167"><span class="note">[167]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> +Wordsworth<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Lien vers la note 168"><span class="note">[168]</span></a>, Southey<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Lien vers la note 169"><span class="note">[169]</span></a>, Hunt<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Lien vers la note 170"><span class="note">[170]</span></a>, Knowles<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Lien vers la note 171"><span class="note">[171]</span></a>, lord +Holland<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Lien vers la note 172"><span class="note">[172]</span></a>, Canning<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Lien vers la note 173"><span class="note">[173]</span></a>, Croker<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Lien vers la note 174"><span class="note">[174]</span></a>, vivent encore pour <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> +l'honneur des lettres anglaises; mais il faut être né Anglais pour +apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait +particulièrement sentir aux hommes du sol.</p> + + +<p>Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des +ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à +fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que +les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos +langes; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les +Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques: +ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons; +ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement +Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à +Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à +Gœttingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce +qu'on n'y lit pas.</p> + +<p>Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un +étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est +intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit +qui n'est pas, pour ainsi dire, <span class="italic">compatriote</span> de ce talent. Nous +admirons sur parole les Grecs et les Romains; <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> notre +admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne +sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous +se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de +Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles +étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les +beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays: oui, les +beautés de sentiment et de pensée; non les beautés de style. Le style +n'est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre natale, un +ciel, un soleil à lui.</p> + +<p>Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant +1800 et en 1800<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Lien vers la note 175"><span class="note">[175]</span></a>; ils finissaient le siècle; je le commençais. +<span lang="en">Darwin</span> et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Lien vers la note 176"><span class="note">[176]</span></a>.</p> + +<p>Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le <span class="italic">Minstrel</span>, ou le +<span class="italic">Progrès du génie</span>, est la peinture des premiers effets de la muse sur +un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. +Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une +tempête; tantôt il quitte les jeux du village pour <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> écouter à +l'écart, dans le lointain, le son des musettes.</p> + +<p>Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées +mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les <span class="italic">discoverers</span>. +Beattie se proposait de continuer son poème; en effet, il en a écrit +le second chant: Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond +d'une vallée; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les +illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y +recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite +instruit le jeune <span class="italic">minstrel</span> et lui révèle le secret de son génie. +L'idée était heureuse; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de +l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes; la mort de son fils +brisa son cœur paternel: comme Ossian après la perte de son Oscar, +il suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de +Beattie était-il ce jeune <span class="italic">minstrel</span> qu'un père avait chanté et dont +il ne voyait plus les pas sur la montagne.</p> + +<p class="p2">On retrouve dans les vers de lord <span lang="en">Byron</span> des imitations frappantes du +<span class="italic">Minstrel</span>: à l'époque de mon exil en Angleterre, lord <span lang="en">Byron</span> habitait +l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était +enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui; il avait été élevé sur +les bruyères de l'Écosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes +de la Bretagne, au bord de la mer; il aima d'abord la Bible et Ossian, +comme je les aimai<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Lien vers la note 177"><span class="note">[177]</span></a>; il chanta dans Newstead-Abbey <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> les +souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de +Combourg:</p> + +<p>«Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère, et +gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir +au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête +qui s'amoncelaient à mes pieds<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Lien vers la note 178"><span class="note">[178]</span></a>...»</p> + +<p>Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si +malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir +quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied +de l'orme sous lequel, en 1807, lord <span lang="en">Byron</span> écrivait ces vers, au +moment où je revenais de la Palestine:</p> + +<p class="poem" lang="en">Spot of my youth! whose hoary branches sigh,<br> + Swept by the breeze that fans thy cloudless sky, etc.</p> + +<p>«Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées +par la brise qui rafraîchit ton <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> ciel sans nuage! Lieu où je +vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que +j'aimais, ton gazon mol et vert; quand la destinée glacera ce sein +qu'une fièvre dévore, quand elle aura calmé les soucis et les +passions;... ici où il palpita, ici mon cœur pourra reposer. +Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances,... mêlé à la +terre où coururent mes pas,... pleuré de ceux qui furent en société +avec mes jeunes années, oublié du reste du monde!<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Lien vers la note 179"><span class="note">[179]</span></a>»</p> + +<p>Et moi je dirai: Salut, antique ormeau, au pied duquel <span lang="en">Byron</span> enfant +s'abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais <span class="italic">René</span> sous +ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour +rêver <span class="italic">Childe-Harold!</span> <span lang="en">Byron</span> demandait au cimetière, témoin des +premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée: inutile prière que +n'exaucera point la gloire. Cependant <span lang="en">Byron</span> n'est plus ce qu'il a été; +je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise: au bout de quelques +années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai +retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent +plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de +qui vous parlez. Lord <span lang="en">Byron</span> est entièrement mort pour eux; ils +n'entendent plus les hennissements de son cheval: il en est de même à +Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.</p> + +<p>Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord <span lang="en">Byron</span> <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> enfant y +respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit +vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur +Arthur Young, traversant Combourg, écrivait:</p> + +<p>«Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage; +l'agriculture n'y est pas plus avancée que chez les Hurons, ce qui +paraît incroyable dans un pays enclos; le peuple y est presque aussi +sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus +sales et les plus rudes que l'on puisse voir: des maisons de terre +sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais +aucune aisance.—Cependant il s'y trouve un château, et il est même +habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette +habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant +d'ordures et de pauvreté? Au-dessous de cet amas hideux de misère est +un beau lac environné d'enclos bien boisés<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Lien vers la note 180"><span class="note">[180]</span></a>.»</p> + +<p>Ce M. de Chateaubriand était mon père; la retraite qui paraissait si +hideuse à l'agronome de mauvaise humeur n'en était pas moins une belle +et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant +de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young +eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos +moissons?</p> + +<p>Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en +1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840: elles achèveront le +morceau de lord <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> <span lang="en">Byron</span>; ce morceau se trouvera surtout +complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant +à Venise.</p> + +<p>Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la +rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise, +ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des mœurs, à peu +près pareilles: l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous +deux voyageurs dans l'Orient, assez souvent l'un près de l'autre, et +ne se voyant jamais: seulement la vie du poète anglais a été mêlée à +de moins grands événements que la mienne.</p> + +<p>Lord <span lang="en">Byron</span> est allé visiter après moi les ruines de la Grèce: dans +<span class="italic">Childe-Harold</span>, il semble embellir de ses propres couleurs les +descriptions de l'<span class="italic">Itinéraire</span>. Au commencement de mon pèlerinage, je +reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château; <span lang="en">Byron</span> dit un +égal adieu à sa demeure gothique.</p> + +<p>Dans <span class="italic">les Martyrs</span>, Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome: +«Notre navigation fut longue, dit-il,... nous vîmes tous ces +promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes +compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter, +et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux; +moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des +villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Lien vers la note 181"><span class="note">[181]</span></a>.»</p> + +<p>Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre +de Sulpicius à Cicéron<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Lien vers la note 182"><span class="note">[182]</span></a>;—une <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> rencontre si parfaite +m'est singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre +immortel au rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous +avons commémoré les mêmes ruines.</p> + +<p>J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord <span lang="en">Byron</span>, dans la +description de Rome: <span class="italic">les Martyrs</span> et ma <span class="italic">Lettre sur la campagne +romaine</span> ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les +aspirations d'un beau génie.</p> + +<p>Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord <span lang="en">Byron</span> +se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes +ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de +<span class="italic">Childe-Harold</span>; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. +Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé, on me refuse moins +cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses +<span class="italic">Chansons</span>, a dit: «Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je +parle des <span class="italic">lyres</span> que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne +crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique, +qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est, avec raison, glorifiée +souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du <span class="italic">Génie du +christianisme</span> s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y +aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de +<span class="italic">Childe-Harold</span> est de la famille de René.»</p> + +<p>Dans un excellent article sur lord <span lang="en">Byron</span>, M. Villemain<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Lien vers la note 183"><span class="note">[183]</span></a> a +renouvelé la remarque de M. de Béranger: <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> Quelques pages +incomparables de <span class="italic">René</span>, dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce +caractère poétique. Je ne sais si <span lang="en">Byron</span> les imitait ou les renouvelait +de génie.»</p> + +<p>Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée +entre le chroniqueur de <span class="italic">René</span> et le chantre de <span class="italic">Childe-Harold</span> n'ôte +pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de +la <span class="italic">Dee</span>, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans +luth? Lord <span lang="en">Byron</span> vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en +ait exprimé, comme moi et comme Gœthe avant nous, la passion et le +malheur; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient +montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.</p> + +<p>D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir +des conceptions pareilles sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir +marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des +idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en +enrichir la sienne: cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous +les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse, +<span class="italic">Ossian</span>, <span class="italic">Werther</span>, <span class="italic">les Rêveries du promeneur solitaire</span>, <span class="italic">les +Études de la nature</span>, ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai +rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où +je me délectais.</p> + +<p>S'il était vrai que <span class="italic">René</span> entrât pour quelque chose dans le fond du +personnage unique mis en scène <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> sous des noms divers dans +<span class="italic">Childe-Harold</span>, <span class="italic">Conrad</span>, <span class="italic">Lara</span>, <span class="italic">Manfred</span>, le <span class="italic">Giaour</span>; si, par +hasard, lord <span lang="en">Byron</span> m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la +faiblesse de ne jamais me nommer? J'étais donc un de ces pères qu'on +renie quand on est arrivé au pouvoir? Lord <span lang="en">Byron</span> peut-il m'avoir +complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français +ses contemporains? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les +journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans +auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le +<span class="italic">New-Times</span> a fait un parallèle de l'auteur du <span class="italic">Génie du +christianisme</span> et de l'auteur de <span class="italic">Childe-Harold</span>?</p> + +<p>Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses +susceptibilités, ses défiances: on veut garder le sceptre, on craint +de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent +supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la <span class="italic">Littérature</span><a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Lien vers la note 184"><span class="note">[184]</span></a>. +Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à +l'empire; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté +est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose +ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai +admiré; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de +Staël et pour lord <span lang="en">Byron</span>. Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de +l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> culte; +on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les +bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui +nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte +ou d'envie.</p> + +<p>Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces <span class="italic">Mémoires</span> au plus +grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une +chose: le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse.</p> + +<p>Lord <span lang="en">Byron</span> a ouvert une déplorable école: je présume qu'il a été aussi +désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis +des René qui rêvent autour de moi.</p> + +<p>La vie de lord <span lang="en">Byron</span> est l'objet de beaucoup d'investigations et de +calomnies: les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques; +les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec +frayeur, par ce <span class="italic">monstre</span>, à consoler ce Satan solitaire et +malheureux. Qui sait? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il +cherchait, une femme assez belle, un cœur aussi vaste que le sien. +<span lang="en">Byron</span>, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent +séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce +humaine; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères +de la matière et de l'intelligence, qui ne trouve point de mot à +l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie +sans cause, comme un sourire pervers du mal; c'est le fils du +désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une +incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout +ce qui l'approche; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge +<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté +et maudit de Dieu; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, +est le damné du néant.</p> + +<p>Tel est le <span lang="en">Byron</span> des imaginations échauffées: ce n'est point, ce me +semble, celui de la vérité.</p> + +<p>Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis +dans lord <span lang="en">Byron</span>: l'homme de la <span class="italic">nature</span> et l'homme du <span class="italic">système</span>. Le +poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a +accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord +qu'en rêverie: cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de +ses ouvrages.</p> + +<p>Quant à son <span class="italic">génie</span>, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est +assez réservé; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une +plainte, une imprécation; en cette qualité, elle est admirable: il ne +faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.</p> + +<p>Quant à son <span class="italic">esprit</span>, il est sarcastique et varié, mais d'une nature +qui agite et d'une influence funeste: l'écrivain avait bien lu +Voltaire, et il l'imite.</p> + +<p>Lord <span lang="en">Byron</span>, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher +à sa naissance; l'accident même qui le rendait malheureux et qui +rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine n'aurait pas dû le +tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre +immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon: «La +voix est la fleur de la beauté.»</p> + +<p>Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées +fuient aujourd'hui. Au bout de quelques <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> années, que dis-je? +de quelques mois, l'engouement disparaît; le dénigrement lui succède. +On voit déjà pâlir la gloire de lord <span lang="en">Byron</span>; son génie est mieux +compris de nous; il aura plus longtemps des autels en France qu'en +Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les +sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les +sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le +cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde: s'ils +brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur +restera-t-il?</p> + +<p class="p2">Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes +sentiments sur lord <span lang="en">Byron</span>, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la +terre: il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les +dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie; il +m'a précédé dans la mort; il a été appelé avant son tour; mon numéro +primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. +Childe-Harold aurait dû rester: le monde me pouvait perdre sans +s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma +route, madame Guiccioli<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Lien vers la note 185"><span class="note">[185]</span></a> à Rome, <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> lady <span lang="en">Byron</span><a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Lien vers la note 186"><span class="note">[186]</span></a> à +Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues: la première +avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.</p> + +<p class="p2">Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où +l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque +chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses +sites, de ses châteaux, de ses mœurs privées et politiques.</p> + +<p>Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues, +depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu'à Greenwich et +au-dessous.</p> + +<p>Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante +avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses +brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires; ceux-ci, à +chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions: les plus petits +d'abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de +leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les +fenêtres de la taverne où festoient les étrangers.</p> + +<p>Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec +ses prairies, ses troupeaux, ses maisons <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> de campagne, ses +parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois +le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points +opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de +cette double Angleterre: à l'ouest l'aristocratie, à l'est la +démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles +l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.</p> + +<p>Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de +Lamoignon, m'occupant du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. Je faisais des +nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de +Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres fût le +Richmond du traité <span class="italic">Honor Richemundiæ</span>, car alors je me serais +retrouvé dans ma patrie, et voici comment: Guillaume le Bâtard fit +présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent +quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis +le comté de Richmond<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Lien vers la note 187"><span class="note">[187]</span></a>: les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain, +inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles +de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher. +Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire +le comté de Richmond érigé en duché sous Charles <abbr title="2">II</abbr> pour un bâtard: le +Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Édouard <abbr title="3">III</abbr>.</p> + +<p>Là expira, en 1377, Édouard <abbr title="3">III</abbr>, ce fameux roi volé par sa maîtresse +Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des +premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy: n'aimez qu'à l'âge où +vous <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> pouvez être aimé. Henri <abbr title="8">VIII</abbr> et Élisabeth moururent +aussi à Richmond: où ne meurt-on pas? Henri <abbr title="8">VIII</abbr> se plaisait à cette +résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet +abominable homme; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et +la servitude du Parlement; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au +chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant:</p> + +<p class="poem">Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Lien vers la note 188"><span class="note">[188]</span></a>.</p> + +<p>On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait +d'observatoire à Henri <abbr title="8">VIII</abbr> pour épier la nouvelle du supplice d'Anne +Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de +Londres. Quelle volupté! le fer avait tranché le col délicat, +ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses +fatales caresses.</p> + +<p>Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal +homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui +m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles: +accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils +étaient fatigués; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce +jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Lien vers la note 189"><span class="note">[189]</span></a> les +kanguroos, ridicules <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> bêtes, tout juste l'inverse de la +girafe: ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux +l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne +peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un +cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules +pleureurs: un couple nouvellement marié était venu passer la lune de +miel dans ce paradis.</p> + +<p>Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de +Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche: «Quel +sempiternel tonnerre de brouillard! s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à +portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là? j'ai fait ma +liste: Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford; avec votre façon +songearde, vous seriez chez John Bull <span class="italic">in vitam æternam</span>, que vous ne +verriez rien.»</p> + +<p>Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, +Peltier m'énuméra ses espérances; il en avait des relais; une crevée +sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe +de çà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus +robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet: +Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour +second James Mackintosh; condamné devant les tribunaux, il fit une +nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pièces de +son procès<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Lien vers la note 190"><span class="note">[190]</span></a>.</p> + +<p>Bleinheim me fut désagréable: je souffrais d'autant plus d'un ancien +revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent +affront; un bateau <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> en amont de la Tamise m'aperçut sur la +rive; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras; on +venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir: ces succès +de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, +m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans +Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady +Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. +L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse +misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et +moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les +palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du +sang de mes compatriotes.</p> + +<p>Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques: j'aime mieux ses +ombrages. Le <span class="italic">cicerone</span> du lieu nous montra, dans une ravine noire, la +copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante +vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne +s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les +volets étaient fermés: pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des +vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine!</p> + +<p>Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de +Charles <abbr title="2">II</abbr>: voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant +d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait +chasser sa race.</p> + +<p>Nous vîmes, à Slough, Herschell<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Lien vers la note 191"><span class="note">[191]</span></a> avec sa savante <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> sœur +et son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles +planètes: cela faisait rire Peltier qui s'en tenait aux sept vieilles.</p> + +<p>Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette +république d'Alfred le Grand; elle représentait les libertés +privilégiées et les mœurs des institutions lettrées du moyen âge. +Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les +tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un +plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie +du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce +prince.</p> + +<p>Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes +collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de +Gray sur le <span class="italic">Cimetière de campagne</span>:</p> + +<p class="poem" lang="en">The curfew tolls the knell of parting day.</p> + +<p>Imitation de ce vers de Dante:</p> + +<p class="poem" lang="it"><span class="add9em">Squilla di lontano</span><br> + Che paja 'l giorno pianger che si muore<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Lien vers la note 192"><span class="note">[192]</span></a>.</p> + +<p>Peltier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, +ma traduction<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Lien vers la note 193"><span class="note">[193]</span></a>. À la vue d'Oxford, <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> je me souvins de +l'ode du même poète sur <span class="italic">une vue lointaine du collège d'Eton</span>:</p> + +<p>«Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis +mon enfance insouciante errait étrangère à la peine! je sens les +brises qui viennent de vous: elles semblent caresser mon âme abattue, +et, parfumées de joie et de jeunesse me souffler un second printemps.</p> + +<p>«Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte +aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la +balle fugitive. Hélas! sans souci de leur destinée, folâtrent les +petites victimes! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin +d'outre-journée.»</p> + +<p>Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute +la douceur de la muse? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des +études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre +la vie? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des +ruines vues au flambeau.</p> + +<p class="p2 center">VIE PRIVÉE DES ANGLAIS.</p> + +<p>Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, +à la fin du dernier siècle, leurs mœurs et leur caractère national. +Il n'y avait encore qu'un peuple, au nom duquel s'exerçait la +souveraineté par un gouvernement aristocratique; on ne connaissait que +deux grandes classes amies et liées <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> d'un commun intérêt, les +patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en +France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas: rien ne +s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de +leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions +manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes +trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des +hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, +chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au +bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre; toutes tenant les +yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. +«L'Angleterre, dit <span lang="en">Shakespeare</span>, est un nid de cygnes au milieu des +eaux.» Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en +1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis +<abbr title="16">XVI</abbr>, me disait: «Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi +était vêtu d'une redingote quand on lui coupa la tête?»</p> + +<p>Les <span class="italic">gentlemen-farmers</span> n'avaient point encore vendu leur patrimoine +pour habiter Londres; ils formaient encore dans la chambre des +Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition +au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de +propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, +mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient <span class="italic">vivat</span> au <span class="italic">roastbeef</span>, se +plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la +guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient +ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient +assurés que la gloire de la Grande-Bretagne <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ne périrait +point tant qu'on chanterait <span class="italic" lang="en">God save the King</span>, que les +bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse +resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les +lièvres et les perdrix sous le nom de <span class="italic">lions</span> et d'<span class="italic">autruches</span>.</p> + +<p>Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux; il avait +reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. +L'université d'Oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis +aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots: +<span class="italic">À l'usage du clergé catholique exilé pour la religion</span>. Quant à la +haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les +dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de +Galles<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Lien vers la note 194"><span class="note">[194]</span></a>, passaient des <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> ladies assises de côté dans des +chaises à porteurs; leurs grands paniers sortaient par la porte de la +chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur +ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces +belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de +Lauzun avaient adoré les mères; ces filles sont, en 1822, les mères et +grand'mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en +robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de +fleurs.</p> + +<p class="p2 center">MŒURS POLITIQUES.</p> + +<p>L'Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l'apogée de +sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j'ai entendu +parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les +Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique +ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel +point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais +admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à +la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. +Les idées <span class="italic">générales</span> ont pénétré dans cette société <span class="italic">particulière</span>. +Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent +quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus +grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le +patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d'un +comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera +le temps dont je déplore ici la perte.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la +Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. +Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne +déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des +larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa +réplique par ces paroles: «Le très honorable gentleman, dans le +discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu +commune; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. +Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, +je ne serai pas épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes sentiments +dans cette Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que +la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète +en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, +que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de +m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la +Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public +et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je +m'écrierai: Fuyez la Constitution française!—<span class="italic" lang="en">Fly from the French +Constitution</span>.»</p> + +<p>M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de <span class="italic">perdre des amis</span>, M. +Burke s'écria:</p> + +<p>«Oui, il s'agit de perdre des amis! Je connais le résultat de ma +conduite; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est +finie: <span class="italic" lang="en">I have done my duty at the price of my friend; our friendship +is at an end</span>. J'avertis les très honorables gentlemen, qui <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> +sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à +l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme +deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux +frères), je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la +Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les +innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories.—<span class="italic" lang="en">From +the danger of these new theories</span>.» Mémorable époque du monde!</p> + +<p>M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, accablé de la mort de +son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des +pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, <span class="italic">his +nursery</span>. Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui +croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les +insouciants petits exilés, il me disait: «Nos petits garçons ne +feraient pas cela: <span class="italic">our boys could not do that</span>,» et ses yeux se +mouillaient de larmes: il pensait à son fils parti pour un plus long +exil.</p> + +<p>Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi +l'influence des <span class="italic">nouvelles théories</span>. Il faut avoir vu la gravité des +débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces +orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution +prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La +liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à +Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à +la tribune encore sanglante de la Convention.</p> + +<p>M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole +était froide, son intonation monotone, son geste insensible; +toutefois, la lucidité et la fluidité <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> de ses pensées, la +logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs +d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.</p> + +<p>J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le +parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George +<abbr title="3">III</abbr> arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot +d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines +cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient +quelques gardes à cheval; c'était là le maître des rois de l'Europe, +comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. +Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le +bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne +trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désœuvrés: +laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au +vent, la figure pâle.</p> + +<p>Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures +réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait +rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un +valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans +passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne +voulait être que <span class="italic">William Pitt</span>.</p> + +<p>Lord Liverpol, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa +campagne: en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite +maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'État qui +avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous +les milliards de la terre.</p> + +<p>George <abbr title="3">III</abbr> survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> raison +et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres +lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la +santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor: j'obtins pour +quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de +manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, +parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses +mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il +connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de +Hændel: c'était une belle fin de la <span class="italic">vieille Angleterre. Old England!</span></p> + +<p class="p2">Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande +révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier consul, +rétablissait l'ordre par le despotisme; beaucoup d'exilés rentraient; +la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les +débris de sa fortune: la fidélité périssait par la tête, tandis que +son cœur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes +de province à demi nus. Madame Lindsay était partie; elle écrivait à +MM. de Lamoignon de revenir; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, +sœur de MM. de Lamoignon<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Lien vers la note 195"><span class="note">[195]</span></a>, à passer le détroit. Fontanes +m'appelait, pour achever à Paris l'impression <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> du <span class="italic">Génie du +christianisme</span>. Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais +aucun désir de le revoir; des dieux plus puissants que les Lares +paternels me retenaient; je n'avais plus en France de biens et +d'asile; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une +mamelle sans lait: je n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma +sœur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de +Caud, et ne portait plus mon nom; ma jeune <span class="italic">veuve</span> ne me connaissait +que par une union de quelques mois, par le malheur et par une absence +de huit années.</p> + +<p>Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir; mais +je voyais ma petite société se dissoudre; madame d'Aguesseau me +proposait de me mener à Paris: je me laissai aller. Le ministre de +Prusse me procura un passe-port, sous le nom de La Sagne, habitant de +Neuchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du <span class="italic">Génie du +christianisme</span>, et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai +des <span class="italic">Natchez</span> les esquisses d'<span class="italic">Atala</span> et de <span class="italic">René</span>; j'enfermai le +reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes +hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame +d'Aguesseau: madame Lindsay nous attendait à Calais.</p> + +<p>Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800; mon cœur était autrement +occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne +ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes; aujourd'hui +ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs +et de cours, si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés +dans ma présente existence! Passez, hommes, passez; viendra mon tour. +Je <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours; si les +souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières, +maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de <span class="italic">René</span> va se +développer, et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon +récit! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses +révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan; de cet Empire et de +l'homme gigantesque que j'ai vu tomber; de cette Restauration à +laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais +que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage +funèbre?</p> + +<p>Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout +de ma première carrière, s'ouvre devant moi <span class="italic">la carrière de +l'écrivain</span>; d'homme privé, je vais devenir homme public; je sors de +l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le +carrefour souillé et bruyant du monde; le grand jour va éclairer ma +vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette +un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures +immémorées; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle; +je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des +sœurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et +que je ne reverrai plus.</p> + +<p>Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai +dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger: caché doublement dans +l'obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j'abordai la France +avec le siècle<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Lien vers la note 196"><span class="note">[196]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> DEUXIÈME PARTIE<br> +CARRIÈRE LITTÉRAIRE<br> +1800-1814</h1> + +<h1>LIVRE PREMIER<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Lien vers la note 197"><span class="note">[197]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Séjour à Dieppe.—Deux sociétés.—Où en sont mes + Mémoires.—Année 1800.—Vue de la France.—J'arrive à + Paris.—Changement de la société.—Année de ma vie 1801.—Le + <span class="italic">Mercure.</span>—<span class="italic">Atala.</span>—Année de ma vie 1801.—M<sup>me</sup> de + Beaumont, sa société.—Année de ma vie 1801.—Été à + Savigny.—Année de ma vie 1802.—Talma.—Années de ma vie + 1802 et 1803.—<span class="italic">Génie du christianisme.</span>—Chute + annoncée.—Cause du succès final.—<span class="italic">Génie du christianisme</span>; + suite.—Défauts de l'ouvrage.</p> + +<p>Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces +<span class="italic">Mémoires</span>; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments +qu'ils m'inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire +de mes pensées et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie.</p> + +<p>Vous voyez où j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les +falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui +communique à ces <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> falaises au moyen d'un pont jeté sur un +fossé: madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne +d'Autriche; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam, +elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers +du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne +traitait pas trop bien le coupable.</p> + +<p>Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du +trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion +pour l'auteur des <span class="italic">Maximes</span><a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Lien vers la note 198"><span class="note">[198]</span></a>, et lui fut fidèle autant qu'elle le +pouvait. Celui-ci vit moins de ses <span class="italic">pensées</span> que de l'amitié de madame +de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de +l'amour de madame de Longueville: voilà ce que c'est que les +attachements illustres.</p> + +<p>La princesse de Condé, près d'expirer, dit à madame de Brienne: «Ma +chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l'état où +vous me voyez, et qu'elle apprenne à mourir.» Belles paroles; mais la +princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri <abbr title="4">IV</abbr>, +qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le +Béarnais, <span class="italic">s'échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente +ou quarante lieues à cheval</span>; elle était alors une <span class="italic">pauvre misérable</span> +de dix-sept ans.</p> + +<p>Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de +Paris; il monte rapidement au sortir de Dieppe. À droite, sur la ligne +ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière; le long de ce +mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> marchant +parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre, +chantaient ensemble à demi-voix. J'ai prêté l'oreille; ils en étaient +à ce couplet du <span class="italic">Vieux caporal</span>, beau mensonge poétique, qui nous a +conduits où nous sommes:</p> + +<p class="poem">Qui là-bas sanglote et regarde?<br> + Eh! c'est la veuve du tambour, etc., etc.</p> + +<p>Ces hommes prononçaient le refrain: <span class="italic">Conscrits au pas; ne pleurez +pas... Marchez au pas, au pas,</span> d'un ton si mâle et si pathétique que +les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en +dévidant leur chanvre, ils avaient l'air de filer le dernier moment du +vieux caporal: je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire +particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui +chantaient à la vue de la mer la mort d'un soldat.</p> + +<p>La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une +célébrité plébéienne: j'ai comparé en pensée les hommes aux deux +extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques +j'aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le +passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de +la postérité?</p> + +<p>Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne +contre-pesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle +différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de +Henri <abbr title="4">IV</abbr> jusqu'à celle de Mazarin! Qu'est-ce que les troubles de 1648 +comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l'ancien monde, dont +elle mourra peut-être, en <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> ne laissant après elle ni vieille, +ni nouvelle société? N'avais-je pas à peindre dans mes <span class="italic">Mémoires</span> des +tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scènes +racontées par le duc de La Rochefoucauld? À Dieppe même, qu'est-ce que +la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès +de madame la duchesse de Berry? Les coups de canon qui annonçaient à +la mer la présence de la veuve royale n'éclatent plus; la flatterie de +poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des +flots<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Lien vers la note 199"><span class="note">[199]</span></a>.</p> + +<p>Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont +retirées; les deux matelots de la chanson du poète plébéien +s'abîmeront; Dieppe est vide de moi-même: c'était un autre <span class="italic">moi</span>, un +<span class="italic">moi</span> de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce +<span class="italic">moi</span> a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez +vu, sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur +les galets; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte; vous m'y +rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juillet m'y +surprendront. M'y voici encore; j'y reprends la plume pour continuer +mes confessions.</p> + +<p>Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'œil sur +l'état de mes <span class="italic">Mémoires</span>.</p> + +<p class="p2">Il m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur +une grande échelle: j'ai, en premier lieu, élevé les pavillons des +extrémités, puis, déplaçant <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> et replaçant çà et là mes +échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions +intermédiaires; on employait plusieurs siècles à l'achèvement des +cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera +fini par mes diverses années; l'architecte, toujours le même, aura +seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver +intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle +usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu: +«Servez de tabernacle à mon âme.» et il disait aux hommes: «Quand vous +m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi.»</p> + +<p>Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes +<span class="italic">Mémoires</span> et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque +ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de +feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, +quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de +l'Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie? +Ne suis-je pas moi-même quasi mort? Mes opinions ne sont-elles pas +changées? Vois-je les objets du même point de vue? Ces événements +personnels dont j'étais si troublé, les événements généraux et +prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué +l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes propres yeux? Quiconque +prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures; il ne retrouve plus +le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille +dans mes pensées, il y a des noms et jusqu'à des personnages qui +échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait +palpiter mon cœur: vanité <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> de l'homme oubliant et oublié! +Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours: «Renaissez!» pour +qu'ils renaissent; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec +le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.</p> + +<p class="poem">Aucuns venants des Lares patries. (<span class="smcap">Rabelais</span>.)</p> + +<p>Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le +monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde +européen. À mesure que le <span class="italic">packet-boat</span> de Douvres approchait de +Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. +J'étais frappé de l'air pauvre du pays: à peine quelques mâts se +montraient dans le port; une population en carmagnole et en bonnet de +coton s'avançait au-devant de nous le long de la jetée: les vainqueurs +du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous +accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le +pont, visitèrent nos bagages et nos passe-ports: en France, un homme +est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos +affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou +une baïonnette.</p> + +<p>Madame Lindsay nous attendait à l'auberge: le lendemain nous partîmes +avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa +parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes; +des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou +entourée d'un mouchoir, <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> labouraient les champs: on les eût +prises pour des esclaves. J'aurais dû plutôt être frappé de +l'indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes +maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On +eût dit que le feu avait passé dans les villages; ils étaient +misérables et à moitié démolis: partout de la boue ou de la poussière, +du fumier et des décombres.</p> + +<p>À droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus; de +leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur +lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés, +des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des +clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête +et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées +ces inscriptions républicaines déjà vieillies: <span class="smcap">Liberté, Égalité, +Fraternité, ou la Mort</span>. Quelquefois on avait essayé d'effacer le mot +<span class="smcap">Mort</span>, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche +de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, +recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la +barbarie et de la destruction du moyen âge.</p> + +<p>En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux +n'avaient point été abattus; je fus frappé de ces belles avenues +itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m'était aussi +nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique. +Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées; la pluie +pénétrait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux: j'y +ai vu, depuis, <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> les os de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, les Cosaques, le +cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>.</p> + +<p>Auguste de Lamoignon vint au-devant de madame Lindsay: son élégant +équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences +sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes, que +j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux +Ternes. On me mit à terre sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à +travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre +heures chez elle; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui +lui servait à arranger des affaires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de +Fontanes de mon arrivée; au bout de quarante-huit heures, il me vint +chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louée +dans une auberge, presque à sa porte.</p> + +<p>C'était un dimanche: vers trois heures de l'après-midi, nous entrâmes +à pied dans Paris par la barrière de l'Étoile. Nous n'avons pas une +idée aujourd'hui de l'impression que les excès de la Révolution +avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les +hommes absents de la France pendant la Terreur; il me semblait, à la +lettre, que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est +vrai, des commencements de la Révolution; mais les grands crimes +n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits +subséquents, tels qu'on les racontait au milieu de la société paisible +et régulière de l'Angleterre.</p> + +<p>M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami +Fontanes, j'ouïs, à mon <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> grand étonnement, en entrant dans +les Champs-Élysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de +tambour. J'aperçus des <span class="italic">bastringues</span> où dansaient des hommes et des +femmes; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans +l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la +place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, elle était nue; elle avait le délabrement, l'air +mélancolique et abandonné d'un vieil amphithéâtre; on y passait vite; +j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes; je craignais de +mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace; mes yeux +ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel où s'était élevé +l'instrument de mort; je croyais voir en chemise, liés auprès de la +machine sanglante, mon frère et ma belle-sœur: là était tombée la +tête de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Malgré les joies de la rue, les tours des églises +étaient muettes; il me semblait être rentré le jour de l'immense +douleur, le jour du vendredi saint.</p> + +<p>M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré, aux environs de +Saint-Roch<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Lien vers la note 200"><span class="note">[200]</span></a>. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me +conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri +provisoire: je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu +parler.</p> + +<p>Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de La Sagne, déposer +mon passe-port étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris, +une permission <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout +de quelques jours, je louai un entre-sol rue de Lille, du côté de la +rue des Saints-Pères.</p> + +<p>J'avais apporté le <span class="italic">Génie du christianisme</span> et les premières feuilles +de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Lien vers la note 201"><span class="note">[201]</span></a>, +digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l'impression +interrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une +âme ne connaissait mon <span class="italic">Essai sur les révolutions</span>, malgré ce que m'en +avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de +Sales, qui venait de publier son <span class="italic">Mémoire en faveur de Dieu</span>, et je me +rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de +Grenelle-Saint-Germain, près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait +encore sur la loge de son concierge: <span class="italic">Ici on s'honore du titre de +citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s'il vous plaît</span>. Je montai: +M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur +de tout ce qu'il était et avait été. Je me retirai humblement, et +n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées.</p> + +<p>Je nourrissais toujours au fond du cœur les regrets et les +souvenirs de l'Angleterre; j'avais vécu si longtemps dans ce pays que +j'en avais pris les habitudes: je ne pouvais me faire à la saleté de +nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à +notre bruit, à notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage: +j'étais Anglais de manières, de goût et, jusqu'à un certain point, de +pensées; car si, comme on le prétend, lord <span lang="en">Byron</span> s'est inspiré +quelquefois <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> de <span class="italic">René</span> dans son <span class="italic">Childe-Harold</span>, il est vrai +de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, +précédées d'un voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler, +d'écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé +sur le tour et l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la +sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide +des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, +cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de +tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société +française incomparable et qui rachète nos défauts: après quelques mois +d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre +qu'à Paris.</p> + +<p class="p2">Je m'enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au +travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés +des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été +comblé; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent; on ne +voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales +de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier +et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on +rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, <span class="italic">ombres chinoises, +vues d'optique, cabinets de physique, bêtes étranges</span>; malgré tant de +têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du +Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du +bourdon des grosses caisses: c'était peut-être là qu'habitaient ces +géants que je cherchais <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> et que devaient avoir nécessairement +produits des événements immenses. Je descendais; un bal souterrain +s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un +petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un +hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers:</p> + +<p class="poem25">Par ses vertus, par ses attraits,<br> + Il méritait d'être leur père!</p> + +<p>On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette +société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon.</p> + +<p>Je visitais les lieux où j'avais promené les rêveries de mes premières +années. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient été +chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus +conduit à la Chartreuse; on achevait de la démolir.</p> + +<p>La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies +absentes du grand roi; la communauté des Capucines était saccagée; le +cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson. +Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j'avais aperçu +Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église +de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de +corde. À la porte, une enluminure représentait des funambules, et on +lisait en grosses lettres: <span class="italic">Spectacle gratis</span>. Je m'enfonçai avec la +foule dans cet antre perfide: je ne fus pas plutôt assis à ma place, +que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des +enragés: «Consommez messieurs! consommez!» <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Je ne me le fis +pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux cris moqueurs de +l'assemblée, parce que je n'avais pas de quoi <span class="italic">consommer</span><a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Lien vers la note 202"><span class="note">[202]</span></a>.</p> + +<p class="p2">La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun +entre elles: la République, l'Empire et la Restauration; ces trois +mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les +autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a +eu un principe fixe: le principe de la République était l'égalité, +celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté. +L'époque républicaine est la plus originale et la plus profondément +gravée, parce qu'elle a été unique dans l'histoire: jamais on n'avait +vu, jamais on ne reverra <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> l'ordre physique produit par le +désordre moral, l'unité sortie du gouvernement de la multitude, +l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité.</p> + +<p>J'assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle +était bizarre: par un travestissement convenu, une foule de gens +devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas: chacun portait son +nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au +carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont +masqués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou +Hollandais: j'étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son +fils, le père pour l'oncle de sa fille; le propriétaire d'une terre +n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens +contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux +sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la +nouvelle: celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à +son tour.</p> + +<p>Cependant le monde ordonné commençait à renaître; on quittait les +cafés et la rue pour rentrer dans sa maison; on recueillait les restes +de sa famille; on recomposait son héritage en en rassemblant les +débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l'on fait le +compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se +rouvrait: j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du +temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se +retiraient, des générations impériales qui s'avançaient. Des généraux +de la réquisition, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> pauvres, au langage rude, à la mine +sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des +blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers +brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait +tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous +les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient +les spectacles de la place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, où l'on coupait la tête à <span class="italic">des +femmes</span> qui, me disait mon propre concierge de la rue de Lille, +<span class="italic">avaient le cou blanc comme de la chair de poulet</span>. Les +septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits +marchands de pommes cuites au coin des bornes; mais ils étaient +souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les +reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les +révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager dans les grands +hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et +comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la +nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la +populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se +préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les +forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre +tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et +s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger: de jour en +jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes +et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Tout en m'occupant à retrancher, augmenter, changer les +feuilles du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, la nécessité me forçait de +suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rédigeait alors le +<span class="italic">Mercure de France</span>; il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces +combats n'étaient pas sans quelque péril: on ne pouvait arriver à la +politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait +à demi-mot. Une circonstance singulière, en m'empêchant de dormir, +allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux +tourterelles; elles roucoulaient beaucoup: en vain je les enfermais la +nuit dans ma petite malle de voyageur; elles n'en roucoulaient que +mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je +m'avisai d'écrire pour le <span class="italic">Mercure</span> une lettre à madame de Staël<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Lien vers la note 203"><span class="note">[203]</span></a>. +Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre; ce que n'avaient +pu faire mes deux gros volumes sur les <span class="italic">Révolutions</span>, quelques pages +d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de +l'obscurité.</p> + +<p>Ce premier succès semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je +m'occupais à revoir les épreuves d'Atala (épisode renfermé, ainsi que +<span class="italic">René</span>, dans le <span class="italic">Génie du christianisme</span>) lorsque je m'aperçus que des +feuilles me manquaient. La peur me prit: je crus qu'on avait <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> +dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée, +car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi +qu'il en soit, je me déterminai à publier <span class="italic">Atala</span> à part, et +j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au <span class="italic">Journal des +Débats</span> et au <span class="italic">Publiciste</span><a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Lien vers la note 204"><span class="note">[204]</span></a>.</p> + +<p>Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de +Fontanes: il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. +Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort +d'Atala, il me dit brusquement d'une voix rude: «Ce n'est pas cela; +c'est mauvais; refaites cela!» Je me retirai désolé; je ne me sentais +pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu; je passai +depuis <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon +entre-sol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes +mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes; je +m'en voulais; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de +moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par +l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais +renfermées: l'inspiration me revint; je traçai de suite le discours du +missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel +qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le cœur palpitant, +je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria: «C'est cela! c'est +cela! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux!»</p> + +<p>C'est de la publication d'<span class="italic">Atala</span><a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Lien vers la note 205"><span class="note">[205]</span></a> que date le bruit que j'ai fait +dans ce monde: je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique +commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire +paraissait un prodige; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage +ajoutait à la surprise de la foule. <span class="italic">Atala</span> tombant au milieu de la +littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie +dont la seule <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> vue inspirait l'ennui, était une sorte de +production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer +parmi les <span class="italic">monstruosités</span> ou parmi les <span class="italic">beautés</span>; était-elle Gorgone +ou Vénus? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son +sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le +<span class="italic">Génie du christianisme</span>. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau +l'accueillit.</p> + +<p>Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, +la collection de <span class="italic">Curtius</span><a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Lien vers la note 206"><span class="note">[206]</span></a>. Les auberges de rouliers étaient +ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le +père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les +quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images +de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard +ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'<span class="italic">âme de la +solitude</span> à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de +confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une +jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s'en allaient +par le coche se marier dans leur petite ville; comme <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> en +débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré, que crocodiles, cigognes +et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous. +Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Lien vers la note 207"><span class="note">[207]</span></a>. L'abbé Morellet, +pour me <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et +ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme +Chactas tenait les pieds d'Atala pendant l'orage: si le Chactas de la +rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa +critique<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Lien vers la note 208"><span class="note">[208]</span></a>.</p> + +<p>Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je +devins à la mode. La tête me tourna: j'ignorais les jouissances de +l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme, +comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi +égalait ma passion: conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie +naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient +humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat; je me +promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était +couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu'on ne +<span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la +dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec +ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de +Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la +cour; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand +ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de +travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me +contemplais, je me disais: «C'est pourtant toi, créature +extraordinaire, qui manges comme un autre homme!» Il y avait aux +Champs-Élysées un café que j'affectionnais à cause de quelques +rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle; madame +Rousseau<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Lien vers la note 209"><span class="note">[209]</span></a>, la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir +qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café, +et je cherchais <span class="italic">Atala</span> dans les <span class="italic">Petites-Affiches</span>, à la voix de mes +cinq ou six Philomèles. Hélas! je vis bientôt mourir la pauvre madame +Rousseau; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait: +«<span class="italic">Douce habitude d'aimer, si nécessaire à la vie!</span>» ne dura qu'un +moment.</p> + +<p>Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma +vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre +sorte; ces dangers s'accrurent <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> à l'apparition du <span class="italic">Génie du +christianisme</span>, et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors +vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent +aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles +enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les +éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses; car ne +sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles +mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et +de fleurs. J.-J. Rousseau parle des déclarations qu'il reçut à la +publication de la <span class="italic">Nouvelle Héloïse</span> et des conquêtes qui lui étaient +offertes: je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je +sais que j'étais enseveli sous un amas de billets parfumés; si ces +billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je serais +embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se +disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe +suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant +la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas +été gâté, il faut que ma nature soit bonne.</p> + +<p>Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois +aller jusqu'à me croire obligé de remercier chez elles les dames +inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries: un jour, +à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile +de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise +m'attendait dans des salons de soie; mélange de l'odalisque et de la +Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou +<span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres +filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue +ou qu'elle est passée: ce chœur féminin, varié d'âge et de beauté, +était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et +mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors, +excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni +distingué de la foule. Toutefois je le dois dire: m'eût-il été facile +d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par +les voies chastes de la religion révoltait ma sincérité: être aimé à +travers le <span class="italic">Génie du christianisme</span>, aimé pour l'<span class="italic">Extrême-Onction</span>, +pour la <span class="italic">Fête des Morts!</span> Je n'aurais jamais été ce honteux tartufe.</p> + +<p>J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux; arrivé à l'âge +où chaque plaisir retranche un jour, «il n'avait point, disait-il, de +regret du temps ainsi perdu; sans s'embarrasser s'il donnait le +bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa +dernière délice.» Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes +lorsqu'il expira; il ne put me dérober son affliction; il était trop +tard: ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et +essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant +la terre que l'incrédule: pour l'homme sans foi, l'existence a cela +d'affreux qu'elle fait sentir le néant; si l'on n'était point né, on +n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être: la vie de l'athée est un +effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme.</p> + +<p>Dieu de grandeur et de miséricorde! vous ne nous avez point jetés sur +la terre pour des chagrins peu <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> dignes et pour un misérable +bonheur! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos +destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si +nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos +faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera, +dans cette région où les attachements sont éternels!</p> + +<p class="p2">Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d'auteur, la +plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête: j'avais +cru pouvoir savourer <span class="italic">in petto</span> la satisfaction d'être un sublime +génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit +extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les +honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité: inutile espoir! +mon orgueil devait être puni; la correction me vint des personnes +politiques que je fus obligé de connaître: la célébrité est un +bénéfice à charge d'âmes.</p> + +<p>M. de Fontanes était lié avec madame Bacciochi<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Lien vers la note 210"><span class="note">[210]</span></a>; il me présenta à +la sœur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul, +Lucien<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Lien vers la note 211"><span class="note">[211]</span></a>. Celui-ci avait une maison <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> de campagne près de +Senlis (le Plessis)<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Lien vers la note 212"><span class="note">[212]</span></a>, où j'étais contraint d'aller dîner; ce +château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son +jardin le tombeau de sa première femme<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Lien vers la note 213"><span class="note">[213]</span></a>, une dame moitié allemande +et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe +nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait +de l'eau d'un puits: c'était là le commencement de tous les fleuves +que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma +radiation; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut +<span class="italic">Chateaubriand</span>, oubliant qu'il me fallait appeler <span class="italic">Lassagne</span>. Des +émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé. +Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit +chez madame Récamier: le rideau se baissa subitement entre elle et +moi.</p> + +<a id="img005" name="img005"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img005.jpg" width="400" height="416" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">Talma</span>.</p> +</div> + +<p>La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour +de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait +une partie <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> de l'année au château de Passy<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Lien vers la note 214"><span class="note">[214]</span></a>, près +Villeneuve-sur-Yonne, que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de +Beaumont revint à Paris et désira me connaître.</p> + +<p>Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence +voulut que la première personne dont je fus accueilli avec +bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à +disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes +qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur +des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil; +comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce +que les fleurs de mon chapelet soient fanées.</p> + +<p>Madame de Beaumont était fille d'Armand-Marc de Saint-Hérem, comte de +Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne, +membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille +des affaires étrangères sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, dont il était fort aimé: il +périt sur l'échafaud, où le suivit une partie de sa famille<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Lien vers la note 215"><span class="note">[215]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure, est fort +ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était +amaigri et pâle; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté +trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses +regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de +lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère +avait une sorte de roideur et d'impatience qui tenait à la force de +ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Âme élevée, +courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était +retiré par choix et malheur; mais quand une voix amie appelait au +dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait +quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont +rendait son expression lente, et cette lenteur touchait; je n'ai connu +cette femme affligée qu'au moment de sa fuite; elle était déjà frappée +de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement +rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Étampes<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Lien vers la note 216"><span class="note">[216]</span></a>, près de la rue +Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière +rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> +la justice<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Lien vers la note 217"><span class="note">[217]</span></a>. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et +les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M. +Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les +lettres et dans les affaires.</p> + +<p>Plein de manies et d'originalités, M. Joubert<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Lien vers la note 218"><span class="note">[218]</span></a> manquera <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> +éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise +extraordinaire sur l'esprit et sur le cœur, et quand une fois il +s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une +pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa +grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que +lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il +croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger +les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se +pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie: c'était +un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des +forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point +parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel +mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et +ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de +diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande +hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus +rudes, ou traîner au petit pas dans les <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> allées les plus +unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui +lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, +composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop +larges.</p> + +<p>Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui +était propre, devenait peinture ou poésie; Platon à cœur de La +Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de +rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit: «Je +suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui +n'exécute aucun air.» Madame Victorine de Chastenay prétendait <span class="italic">qu'il +avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui +s'en tirait comme elle pouvait</span>: définition charmante et vraie<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Lien vers la note 219"><span class="note">[219]</span></a>.</p> + +<p>Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire +passer pour un politique profond et dissimulé: c'était tout simplement +un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la +contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son +opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes +littéraires de son ami Joubert n'étaient pas <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> les siens: +celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain; +Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et +ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était +ennemi juré des principes de la composition moderne: transporter sous +les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le +gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités; il prétendait qu'on +ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme +sous un globe de cristal. La douleur s'épuisant machinalement par les +yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève; il ne +comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et +changé, au moyen de l'art, en une <span class="italic">pitié charmante</span>. Je lui citais des +vases grecs: dans les arabesques de ces vases, on voit le corps +d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui +vole en l'air, représente l'ombre de Patrocle, consolée par la +vengeance du fils de Thétis. «Eh bien! Joubert, s'écria Fontanes, que +dites-vous de cette métamorphose de la muse? comme ces Grecs +respectaient l'âme!» Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en +contradiction avec lui-même en lui reprochant son indulgence pour moi.</p> + +<p>Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir: un soir, +à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, dans +l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes +quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de +sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu: il +s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-là, fort au-dessus +de Molière; il <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> se serait donné de garde d'écrire un seul mot +de ce qu'il disait: Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main +étaient deux hommes.</p> + +<p>C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encouragea mes premiers +essais; c'est lui qui annonça le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>; c'est sa +muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les +voies nouvelles où elle s'était précipitée; il m'apprit à dissimuler +la difformité des objets par la manière de les éclairer; à mettre, +autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes +personnages romantiques.</p> + +<p>Il y avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons +qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides; ils ne +laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit +sans le gâter.</p> + +<p>Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux; l'esprit +éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où +tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses +ouvrages; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu +de l'excellence de la maxime: «Hâte-toi lentement.» Que dirait-il +donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à +supprimer le chemin, et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez +vite? M. de Fontanes préférait voyager au gré d'une délicieuse mesure. +Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres; +les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici: la vie +nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> M. de Bonald<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Lien vers la note 220"><span class="note">[220]</span></a> avait l'esprit délié; on prenait son +ingéniosité pour du génie; il avait rêvé sa politique métaphysique à +l'armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs +d'Iéna et de Gœttingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs +écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allemagne. Novateur, +quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, il regardait les +anciens comme des enfants en politique et en littérature; et il +prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que +le grand maître de l'Université n'était <span class="italic">pas encore assez avancé pour +entendre cela</span>.</p> + +<p>Chênedollé<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Lien vers la note 221"><span class="note">[221]</span></a>, avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais +appris, était si triste, qu'il se surnommait <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> <span class="italic">le +Corbeau</span><a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Lien vers la note 222"><span class="note">[222]</span></a>: il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions +fait un traité: je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes +nuées: mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes +vagues et mes forêts.</p> + +<p>Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires; quant à mes amis +politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai: des principes et +des discours ont creusé entre nous des abîmes!</p> + +<p>Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la +rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, +comme il en reste peu, fréquentait le monde et nous rapportait ce qui +s'y passait: je lui demandais si l'on <span class="italic">bâtissait encore des villes</span>. +La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie, +sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre +sûreté. Madame <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> de Vintimille<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Lien vers la note 223"><span class="note">[223]</span></a> avait été chantée avec sa +sœur par M. de La Harpe. Son langage était circonspect, son +caractère contenu, son esprit acquis: elle avait vécu avec mesdames de +Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame +Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont +l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de +leurs différentes valeurs.</p> + +<p>Madame Hocquart<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Lien vers la note 224"><span class="note">[224]</span></a> fut fort aimée du frère de madame de +Beaumont<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Lien vers la note 225"><span class="note">[225]</span></a>, lequel s'occupa de la dame de <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> ses pensées +jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un +manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de +Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un +même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers +et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes +comme des choses les plus élevées: simplicité de discours qui ne +venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière +société où l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les +Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de +l'éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère. +Qu'est-il arrivé à cette société? Faites donc des projets, rassemblez +des amis, afin de vous préparer un deuil éternel! Madame de Beaumont +n'est plus, Joubert n'est plus, Chênedollé n'est plus, madame de +Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à +Villeneuve M. Joubert; je me promenais avec lui sur les coteaux de +l'Yonne; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des +veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et +particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour +jamais: nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le +soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles +décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées +au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs. +Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au +milieu <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa +voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur.</p> + +<p>Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le +Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux: Joubert ne s'y +promenait plus; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, +les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En +passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur +la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva, +j'allais en ambassade à Rome: ah! s'il eût été à ses foyers, je +l'aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont! Il a plu à Dieu +d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son +âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus +ici-bas: <span class="italic">je m'en irai vers lui; il ne reviendra pas vers moi</span>. +(Psalm.)</p> + +<p class="p2">Le succès d'<span class="italic">Atala</span> m'ayant déterminé à recommencer le <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>, dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de +Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une +maison qu'elle venait de louer à Savigny<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Lien vers la note 226"><span class="note">[226]</span></a>. Je passai six mois dans +sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.</p> + +<p>La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près +d'un vieux grand chemin qu'on appelle <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> dans le pays le +<span class="italic">Chemin de Henri <abbr title="4">IV</abbr></span>; elle était adossée à un coteau de vignes, et +avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et +traversé par la petite rivière de l'Orge. Sur la gauche s'étendait la +plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, +on trouve des vallées, où nous allions le soir à la découverte de +quelques promenades nouvelles.</p> + +<p>Le matin, nous déjeunions ensemble; après déjeuner, je me retirais à +mon travail; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations +que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je +n'en avais pas: sans la paix qu'elle m'a donnée, je n'aurais peut-être +jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.</p> + +<p>Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri +de l'amitié: nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès +d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le potager: +madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un +banc; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse: +cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une +allée sablée; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de +nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel +bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir +passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours +promptement écoulés! C'était ordinairement dans ces soirées que mes +amis me faisaient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint +qu'alors le désert du Nouveau Monde. La nuit <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> quand les +fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont +remarquait diverses constellations, en me disant que je me +rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître: depuis +que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs +fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles +qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillant au-dessus des +montagnes de la Sabine; le rayon prolongé de ces astres venait frapper +la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny, +et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce +signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir +d'elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l'homme +consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir?</p> + +<p>Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée +par une fenêtre et sortir par une autre: c'était M. Laborie; il se +sauvait des serres de Bonaparte<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Lien vers la note 227"><span class="note">[227]</span></a>. Peu après apparut une de ces +âmes en <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> peine qui sont une espèce différente des autres +âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires +souffrances de l'espèce humaine: c'était Lucile, ma sœur.</p> + +<p>Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour +l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma sœur +aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq +messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de +savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son +tour: elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à +me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous +sommes réunis. Madame la comtesse de <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> Caud, Lucile, se +présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un +attachement passionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors commença +entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes +qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même +nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles, +le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet: «Je t'écris pour te +prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation +qu'elle me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu +près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont il +ne se trouve quelque empêchement.» Madame de Caud vint à Savigny comme +elle l'avait annoncé.</p> + +<p>Je vous ai raconté que, dans ma jeunesse, ma sœur, chanoinesse du +chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu +pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un +attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie +naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et +le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse +de Farcy<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Lien vers la note 228"><span class="note">[228]</span></a>, sœur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse +de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand, +ma femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile +était violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand, +soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services +qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à +la folie de J.-J. Rousseau; elle se croyait en butte à des ennemis +secrets: elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de +fausses adresses pour lui écrire; elle examinait les cachets, +cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rompus; elle errait de +domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes sœurs ni avec +ma femme; elle les avait prises en antipathie, et madame de +Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on +peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un +attachement si cruel.</p> + +<p>Une autre fatalité avait frappé Lucile: M. de Chênedollé, habitant +auprès de Vire, l'était allé voir à Fougères; bientôt il fut question +d'un mariage qui manqua<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Lien vers la note 229"><span class="note">[229]</span></a>. Tout échappait à la fois à ma sœur, +et, retombée <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> sur elle-même, elle n'avait pas la force de se +porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la +solitude riante de Savigny: tant de cœurs l'y avaient reçue avec +joie! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité +d'existence! Mais le cœur de Lucile ne pouvait battre que dans un +air fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle +dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel +l'avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour +souffrir? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature +pâtissante et un principe éternel?</p> + +<p>Ma sœur n'était point changée; elle avait pris seulement +l'expression fixe de ses maux: sa tête était un peu baissée, comme une +tête sur laquelle les heures <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> ont pesé. Elle me rappelait mes +parents; ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe, +m'entouraient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à +la flamme mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais +apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière +ses yeux un peu égarés.</p> + +<p>La vision de douleur s'évanouit: cette femme, grevée de la vie, +semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait +emporter.</p> + +<p class="p2">L'été passa: selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer +l'année suivante; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on +voudrait ramener. Pendant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles +connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux, +quoique d'une famille où l'on se tuait, avait une loge aux Français; +il la prêtait à madame de Beaumont; j'allai quatre ou cinq fois au +spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. À mon entrée dans le +monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire; je la retrouvai +dans sa complète décomposition; la tragédie se soutenait encore, grâce +à mademoiselle Duchesnois<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Lien vers la note 230"><span class="note">[230]</span></a> et surtout à Talma, arrivé à <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> +la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son +début; il était moins beau et pour ainsi dire moins jeune qu'à l'âge +où je le revoyais: il avait pris la distinction, la noblesse et la +gravité des années.</p> + +<p>Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur +l'Allemagne n'est qu'à moitié vrai: le brillant écrivain apercevait le +grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui +manquait.</p> + +<p>Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire: il ne savait pas le +<span class="italic">gentilhomme</span>; il ne connaissait pas notre ancienne société; il ne +s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au +fond des bois; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la +galanterie, l'allure légère des mœurs, la naïveté, la tendresse, +l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie: il +n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en +héros d'un moyen âge de sa création: Othello était au fond de Vendôme.</p> + +<p>Qu'était-il donc, Talma? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait +les passions profondes et concentrées <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> de l'amour et de la +patrie; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait +l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à +travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut +environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables +et lointains des chœurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui +n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La +noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la +douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil +humain: voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son +de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée +se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, +ses gestes, ses pas. <span class="italic">Grec</span>, il arrivait, pantelant et funèbre, des +ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois +mille ans par les Euménides; <span class="italic">Français</span>, il venait des solitudes de +Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie +tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose +d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de +la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur.</p> + +<p>Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'œuvre +dramatiques vieillissants; son ombre portée change en Rembrandt les +Raphaël les plus purs; sans Talma une partie des merveilles de +Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique +est un flambeau; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi +éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur +splendeur renouvelée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> On doit à Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais +la vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi +nécessaires à l'art qu'on le suppose? Les personnages de Racine +n'empruntent rien de la coupe de l'habit: dans les tableaux des +premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. +Les <span class="italic">fureurs</span> d'Oreste ou la <span class="italic">prophétie</span> de Joad, lues dans un salon +par Talma en frac, faisaient autant d'effet que déclamées sur la scène +par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée +comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à +son ami:</p> + +<p class="poem">Jamais Iphigénie en Aulide immolée<br> + N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée<br> + Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,<br> + N'en a fait sous son nom verser la Champmeslé.</p> + +<p>Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est +l'esprit des arts de notre temps: elle annonce la décadence de la +haute poésie et du vrai drame; on se contente des petites beautés, +quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'œil, des +fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie +de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une +fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve +forcé de la reproduire; car le public, matérialisé lui-même, l'exige.</p> + +<p class="p2">Cependant j'achevais le <span class="italic">Génie du Christianisme</span><a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Lien vers la note 231"><span class="note">[231]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> +Lucien en désira voir quelques épreuves; je les lui communiquai; il +mit aux marges des notes assez communes.</p> + +<p>Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de +la petite <span class="italic">Atala</span>, il fut néanmoins plus contesté: c'était un ouvrage +grave où je ne combattais plus les principes de l'ancienne littérature +et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais +directement par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien +poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur +l'avenir de mes études religieuses: on lui apporta l'ouvrage sans être +coupé; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le +chapitre <span class="italic">la Virginité</span>, et elle dit à M. Adrien de Montmorency<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Lien vers la note 232"><span class="note">[232]</span></a>, +<span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> qui se trouvait avec elle: «Ah! mon Dieu! notre pauvre +Chateaubriand! Cela va tomber à plat!» L'abbé de Boulogne ayant entre +les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, +répondit à un libraire qui le consultait: «Si vous voulez vous ruiner, +imprimez cela.» Et l'abbé de Boulogne a fait depuis un trop magnifique +éloge de mon livre<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Lien vers la note 233"><span class="note">[233]</span></a>.</p> + +<p>Tout paraissait en effet annoncer ma chute: quelle espérance +pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire +l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siècle, de +Voltaire qui <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> avait élevé l'énorme édifice achevé par les +encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe? +Quoi! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les +Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité? Quoi! le +monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration +acquise à des chefs-d'œuvre de science et de raison? Pouvais-je +jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses +foudres, le clergé de sa puissance; une cause en vain défendue par +l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du +parlement, de la force armée et du nom du roi? N'était-il pas aussi +ridicule que téméraire à un homme obscur de s'opposer à un mouvement +philosophique tellement irrésistible qu'il avait produit la +Révolution? Il était curieux de voir un pygmée <span class="italic">roidir ses petits +bras</span> pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et +faire rétrograder le genre humain! Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot +pour pulvériser l'insensé: aussi M. Ginguené, en maltraitant le <span class="italic">Génie +du Christianisme</span> dans la <span class="italic">Décade</span><a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Lien vers la note 234"><span class="note">[234]</span></a>, déclarait <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> que la +critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il +disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que +l'attaque de l'Académie française entière, à l'occasion des prix +décennaux, n'a pu faire mourir.</p> + +<p>Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le <span class="italic">Génie du +Christianisme</span><a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Lien vers la note 235"><span class="note">[235]</span></a>. Les fidèles se crurent sauvés: on avait alors un +besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient +de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de +forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies! Combien +de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les +enfants qu'elles avaient perdus! Combien de cœurs brisés, combien +d'âmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guérir! +On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la +maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos +troubles (et que de sortes de victimes!) se sauvaient à l'autel; +naufragés s'attachant au rocher, sur lequel ils cherchent leur salut.</p> + +<p>Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> la +première base de la société, venait de faire des arrangements avec la +cour de Rome: il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un +ouvrage utile à la popularité de ses desseins; il avait à lutter +contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du +culte; il fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que +le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> appelait. Plus tard il se repentit de sa +méprise: les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les +idées religieuses.</p> + +<p>Un épisode du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, qui fit moins de bruit alors +qu'<span class="italic">Atala</span>, a déterminé un des caractères de la littérature moderne; +mais, au surplus, si <span class="italic">René</span> n'existait pas, je ne l'écrirais plus; +s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de +René poètes et de René prosateurs a pullulé: on n'a plus entendu que +des phrases lamentables et décousues; il n'a plus été question que de +vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la +nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être +le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé +la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie; qui, dans l'abîme +de ses pensées, ne se soit livré au <span class="italic">vague de ses passions</span>; qui n'ait +frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes +stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.</p> + +<p>Dans <span class="italic">René</span>, j'avais exposé une infirmité de mon siècle; mais c'était +une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des +afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent +le fond de l'humanité, la tendresse paternelle <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> et +maternelle, la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables; +mais les manières particulières de sentir, les individualités d'esprit +et de caractère, ne peuvent s'étendre et se multiplier dans de grands +et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du cœur de +l'homme sont un champ étroit; il ne reste rien à recueillir dans ce +champ après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de +l'âme n'est pas un état permanent et naturel: on ne peut la +reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une +passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la +manient et en changent la forme.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes +tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de +mes écrits sur la cité; <span class="italic">la Monarchie selon la Charte</span> a été le +rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du +<span class="italic">Conservateur</span>, sur <span class="italic">les intérêts moraux et les intérêts matériels</span>, a +laissé ces deux désignations à la politique.</p> + +<p>Des écrivains me firent l'honneur d'imiter <span class="italic">Atala</span> et <span class="italic">René</span>, de même +que la chaire emprunta mes récits des missions et des bienfaits du +christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant +les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature +à sa solitude; les paragraphes où je traite de l'influence de notre +religion dans notre manière de voir et de peindre, où j'examine les +changements opérés dans la poésie et l'éloquence; les chapitres que je +consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans +les caractères <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> dramatiques de l'antiquité, renferment le +germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je +l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des +personnages chrétiens: c'est ce qu'on n'avait point du tout compris.</p> + +<p>Si l'effet du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> n'eût été qu'une réaction +contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs +révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue; il ne +se serait pas prolongé jusqu'au moment où j'écris. Mais l'action du +<span class="italic">Génie du Christianisme</span> sur les opinions ne se borna pas à une +résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau: +une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage +innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine; le fond +était altéré comme la forme; l'athéisme et le matérialisme ne furent +plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits; +l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire: dès +lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux +autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé +antireligieux; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, +entourée de bandelettes philosophiques; on se permit d'examiner tout +système, si absurde qu'on le trouvât, <span class="italic">fût-il même chrétien</span>.</p> + +<p>Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur pasteur, il se +forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles <span class="italic">a priori</span>. +Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre: le Fils naît +forcément du Père.</p> + +<p>Les diverses combinaisons abstraites ne font que <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> substituer +aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles: le +panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il +est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est +la plus absurde des rêveries de l'Orient, remise en lumière par +Spinosa: il suffit de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur +ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de +tout cela révolterait, s'il ne tenait au défaut d'études: on se paye +de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies +transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint +Bernard, les saint Thomas d'Aquin, ont porté dans la métaphysique une +supériorité de lumières dont nous n'approchons pas; que les systèmes +saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été +trouvés et pratiqués par les diverses hérésies; que ce que l'on nous +donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui +traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans +les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne +purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque +Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie: plus +tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils +voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution +sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un +homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ: il +ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son +âme et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Le heurt que le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> donna aux esprits +fit sortir le <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors +de sa voie: on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources +du christianisme: en relisant les Pères (en supposant qu'on les eût +jamais lus), on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant +de science philosophique, tant de beautés de style de tous les genres, +tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient +le passage de la société antique à la société moderne: ère unique et +mémorable de l'humanité, où le ciel communique avec la terre au +travers d'âmes placées dans des hommes de génie.</p> + +<p>Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en +dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands +spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de +la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours.</p> + +<p>C'était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque +tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres +veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites +dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de +paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption, +barbarie, allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des +Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres, +arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique; +les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila; +placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les +derniers <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> moments d'une société expirante, et soutenir les +premiers pas d'une société au berceau.</p> + +<p class="p2">Il était impossible que les vérités développées dans le <span class="italic">Génie du +Christianisme</span> ne contribuassent pas au changement des idées. C'est +encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices +du moyen âge: c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration +des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion; s'il n'est pas vrai +que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon; s'il est +faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre +des faits ignorés; s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de +granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins; si +à force d'entendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est +pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui +manque au <span class="italic">Génie du Christianisme</span>; cette partie de ma composition est +défectueuse, parce qu'en 1800 je ne connaissais pas les arts: je +n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Égypte. De même, je n'ai pas +tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes; elles +m'offraient pourtant des histoires merveilleuses: en y choisissant +avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des +richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les +<span class="italic">Métamorphoses</span> d'Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus, +dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je +porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hommage.</p> + +<p>Sous le rapport sérieux, j'ai complété le <span class="italic">Génie du <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> +Christianisme</span> dans mes <span class="italic">Études historiques</span>, un de mes écrits dont on +a le moins parlé et qu'on a le plus volé.</p> + +<p>Le succès d'<span class="italic">Atala</span> m'avait enchanté, parce que mon âme était encore +neuve; celui du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> me fut pénible: je fus obligé +de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à +des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait +point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le +nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en +introduisant le public dans votre intimité? Joignez à cela les +inquiétudes dont les Muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent +à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la +fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus +vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause: qui voudrait, +s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les +avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir, +qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne +confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais +étranger?</p> + +<p>La controverse littéraire sur les nouveautés du style, qu'avait +excitée <span class="italic">Atala</span>, se renouvela à la publication du <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>.</p> + +<p>Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école +républicaine, est à observer: tandis que la société avançait en mal ou +en bien, la littérature demeurait stationnaire; étrangère au +changement des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la +comédie, les seigneurs de village, les Colin, <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> les Babet ou +les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient +(comme je l'ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et +sanguinaires, destructeurs des mœurs dont on leur offrait le +tableau; dans la tragédie, un parterre plébéien s'occupait des +familles des nobles et des rois.</p> + +<p>Deux choses arrêtaient la littérature à la date du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle: +l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le +despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'État trouvait du +profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne, +qui lui présentaient les armes, qui sortaient lorsqu'on criait: «Hors +la garde!», qui marchaient en rang et qui manœuvraient comme des +soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir; il ne +voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait +d'insurrection. Il suspendit l'<span class="italic">Habeas corpus</span> pour la pensée comme +pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public, +fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles.</p> + +<a id="img006" name="img006"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img006.jpg" width="400" height="549" alt="" title=""> +<p>Soirée chez Lucien Bonaparte.</p> +</div> + +<p>La littérature qui exprime l'ère nouvelle n'a régné que quarante ou +cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce +demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame +de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, +c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le +changement de littérature dont le <span class="smcap">xix</span><sup>e</sup> siècle se vante lui est arrivé +de l'émigration et de l'exil: ce fut M. de Fontanes qui couva ces +oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au <span class="smcap">xvii</span><sup>e</sup> +siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la +stérilité du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup>. Une partie de l'esprit humain, <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> celle +qui traite de matières transcendantes, s'avança seule d'un pas égal +avec la civilisation; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas +sans tache: les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Chaptal, les +Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates, devinrent les +plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur +des lettres: la littérature nouvelle fut libre, la science servile; le +caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était +montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des +pieds de Bonaparte: ils prétendaient n'avoir pas besoin de Dieu, c'est +pourquoi ils avaient besoin d'un tyran.</p> + +<p>Le classique napoléonien était le génie du <span class="smcap">xix</span><sup>e</sup> siècle affublé de la +perruque de Louis <abbr title="14">XIV</abbr>, ou frisé comme au temps de Louis <abbr title="15">XV</abbr>. Bonaparte +avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à la cour +qu'en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du +moment; ce n'était pas de l'ordre, c'était de la discipline. Aussi +rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la +littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme +improductif, disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec +fracas, par le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. La mort du duc d'Enghien eut +pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans +la solitude mon inspiration particulière et de m'empêcher de +m'enrégimenter dans l'infanterie régulière du vieux Pinde: je dus à ma +liberté morale ma liberté intellectuelle.</p> + +<p>Au dernier chapitre du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, j'examine ce que +serait devenu le monde si la foi n'eût pas été prêchée au moment de +l'invasion des Barbares; <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> dans un autre paragraphe, je +mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que +le christianisme apporta dans les lois après la conversion de +Constantin.</p> + +<p>En supposant que l'opinion religieuse existât telle qu'elle est à +l'heure où j'écris maintenant, le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> étant +encore à faire, je le composerais tout différemment: au lieu de +rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, +je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la +liberté humaine; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul +fondement de l'égalité sociale; qu'elle seule la peut établir, parce +qu'elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir, +correctif et régulateur de l'instinct démocratique. La légalité ne +suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente; elle +tire sa force de la loi; or, la loi est l'ouvrage des hommes qui +passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire; elle peut +toujours être changée par une autre loi: contrairement à cela, la +morale est permanente; elle a sa force en elle-même, parce qu'elle +vient de l'ordre immuable; elle seule peut donc donner la durée.</p> + +<p>Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé +l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué +l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines +et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes +encore de l'accomplissement total de l'Évangile, en supputant le +nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les +dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la croix. Le christianisme +<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> agit avec lenteur parce qu'il agit partout; il ne s'attache +pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la +société générale; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam: +c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses +oraisons les plus communes, dans ses vœux quotidiens, lorsqu'il dit +à la foule dans le temple: «Prions pour tout ce qui souffre sur la +terre.» Quelle religion a jamais parlé de la sorte? Le Verbe ne s'est +point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme +de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une +fraternité universelle et d'une salvation immense.</p> + +<p>Quand le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> n'aurait donné naissance qu'à de +telles investigations, je me féliciterais de l'avoir publié: reste à +savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>, élevé sur le nouveau plan dont j'indique à peine le +tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait +rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que l'on +ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à +parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était +encore meurtri des excès de la liberté des passions? Bonaparte eût-il +souffert un pareil ouvrage? Il était peut-être utile d'exciter les +regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer +les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable, avant de +montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire.</p> + +<p>Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je +le devrai au <span class="italic">Génie du Christianisme</span>: <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> sans illusion sur la +valeur intrinsèque de l'ouvrage, je lui reconnais une valeur +accidentelle; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il +m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant +un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si +l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis +quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s'il +servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités +civilisatrices de la terre; si le léger symptôme de vie que l'on croit +apercevoir s'y soutenait dans les générations à venir, je m'en irais +plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne +m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes +m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi: +«Ouvrez-vous, portes éternelles! <span class="italic">Elevamini, portæ æternales!</span>»<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> LIVRE <abbr title="2">II</abbr><a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Lien vers la note 236"><span class="note">[236]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Années de ma vie 1802 et 1803. — Châteaux. — M<sup>me</sup> de + Custine. — M. de Saint-Martin. — M<sup>me</sup>s d'Houdetot et + Saint-Lambert. — Voyage dans le midi de la France, 1802. — + Années de ma vie 1802 et 1803. — M. de la Harpe. — Sa + mort. — Années de ma vie 1802 et 1803. — Entrevue avec + Bonaparte. — Année de ma vie 1803. — Je suis nommé premier + secrétaire d'ambassade à Rome. — Année de ma vie 1803. — + Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. — Du mont Cenis à + Rome. — Milan et Rome. — Palais du cardinal Fesch. — Mes + occupations. — Année de ma vie 1803. — Manuscrit de M<sup>me</sup> + de Beaumont. — Lettres de M<sup>me</sup> de Caud. — Arrivée de M<sup>me</sup> + de Beaumont à Rome. — Lettres de ma sœur. — Lettre de + M<sup>me</sup> de Krüdener. — Mort de M<sup>me</sup> de Beaumont. — + Funérailles. — Année de ma vie 1803. — Lettres de M. + Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et M<sup>me</sup> de + Staël. — Années de ma vie 1803 et 1804. — Première idée de + mes Mémoires. — Je suis nommé ministre de France dans le + Valais. — Départ de Rome. — Année de ma vie 1804. — + République du Valais. — Visite au château des Tuileries. — + Hôtel de Montmorin. — J'entends crier la mort du duc + d'Enghien. — Je donne ma démission.</p> + +<p>Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. +J'avais une foule de connaissance en dehors de ma société habituelle. +J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait +comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> +demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. +Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que +le Marais<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Lien vers la note 237"><span class="note">[237]</span></a>, échu à madame de La Briche, excellente femme dont le +bonheur n'a jamais pu se débarrasser<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Lien vers la note 238"><span class="note">[238]</span></a>. Je me souviens que +<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre +une place pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je +rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Lien vers la note 239"><span class="note">[239]</span></a>. À +Champlâtreux<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Lien vers la note 240"><span class="note">[240]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> M. Molé<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Lien vers la note 241"><span class="note">[241]</span></a> faisait refaire de petites +chambres au second étage. Son père, tué révolutionnairement<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Lien vers la note 242"><span class="note">[242]</span></a>, +était remplacé, dans un grand salon délabré, par un tableau dans +lequel Matthieu Molé était représenté arrêtant une émeute avec son +bonnet carré: tableau qui faisait sentir la différence des temps. Une +superbe patte d'oie de tilleuls avait été coupée; mais une des trois +avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage; on +l'a mêlée depuis à de nouvelles plantations: nous en sommes aux +peupliers.</p> + +<p>Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne +dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de +terre ou de cour qu'il avait retrouvés: moi-même, n'ai-je pas planté +jadis la Vallée-aux-Loups? N'y ai-je pas commencé ces <span class="italic">Mémoires</span>? Ne +les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> dont +on essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon? Ne les +ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure, +proie nouvelle pour la démocratie qui revient? Les châteaux brûlés en +1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans +leurs décombres: mais les clochers des villages engloutis qui percent +les laves du Vésuve n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces +mêmes laves d'autres églises et d'autres hameaux.</p> + +<p>Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de +Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme +de saint Louis, dont elle avait du sang<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Lien vers la note 243"><span class="note">[243]</span></a>. J'assistai à sa prise de +possession de Fervacques<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Lien vers la note 244"><span class="note">[244]</span></a>, et j'eus l'honneur de coucher dans le +lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à +Combourg. Ce n'était pas une petite <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> affaire que ce voyage: +il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Lien vers la note 245"><span class="note">[245]</span></a>, enfant, +M. Berstœcher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne +parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux +qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que +cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais? et cependant le +château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut +donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je +l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie +par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue +me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle +quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du +Valais; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues +solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à +Fervacques; <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> elle se hâtait de se cacher dans une terre +qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le +coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à +l'amant de Gabrielle:</p> + +<p class="poem25">La dame de Fervacques<br> + Mérite de vives attaques.</p> + +<p>Le soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres: déclarations +passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en +beautés jusqu'à madame de Custine. Fervacques a été vendu.</p> + +<p>Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Lien vers la note 246"><span class="note">[246]</span></a>, laquelle, pendant +mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame +Lindsay<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Lien vers la note 247"><span class="note">[247]</span></a>, que je n'avais cessé de voir, me fit connaître Julie +Talma<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Lien vers la note 248"><span class="note">[248]</span></a>. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous +avions une grand'mère commune, et elle voulait bien m'appeler son +cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Lien vers la note 249"><span class="note">[249]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> elle se +remaria depuis au marquis de Talaru<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Lien vers la note 250"><span class="note">[250]</span></a>. Elle avait, en prison, +converti M. de La Harpe<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Lien vers la note 251"><span class="note">[251]</span></a>. Ce fut par elle que je connus le peintre +Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers servants; Neveu me mit un +moment en rapport avec Saint-Martin.</p> + +<p>M. de Saint-Martin<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Lien vers la note 252"><span class="note">[252]</span></a> avait cru trouver dans <span class="italic">Atala</span> certain argot +dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de +doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à +dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du +Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heures; le philosophe +du ciel était à son poste. À sept <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> heures, un valet discret +posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous +assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin, +qui, d'ailleurs, avait de très-belles façons, ne prononçait que de +courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec +des attitudes et des grimaces de peintre; je ne disais mot.</p> + +<p>Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit +un autre plat sur la table: les mets se succédèrent ainsi un à un et à +de longues distances. M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se +mit à parler en façon d'archange; plus il parlait, plus son langage +devenait ténébreux. Neveu m'avait insinué, en me serrant la main, que +nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des +bruits: depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais +rien. À minuit, l'homme des visions se lève tout à coup: je crus que +l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes +allaient faire retentir les mystérieux corridors; mais M. de +Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la +conversation une autre fois; il mit son chapeau et s'en alla. +Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer +par une visite inattendue: néanmoins, il ne tarda pas à disparaître. +Je ne l'ai jamais revu: il courut mourir dans le jardin de M. +Lenoir-Laroche, mon voisin d'Aulnay<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Lien vers la note 253"><span class="note">[253]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme: l'abbé +Faria<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Lien vers la note 254"><span class="note">[254]</span></a>, à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un +serin en le magnétisant: le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de +lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin: +chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant.</p> + +<p>Une autre fois, le célèbre Gall<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Lien vers la note 255"><span class="note">[255]</span></a>, toujours chez madame de Custine, +dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me +prit pour une grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais, +raccommoder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La +forme de la tête peut aider à distinguer <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> le sexe dans les +individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions +animales; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en +ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des +grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mît +sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont +appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau à son adresse: l'examen +des <span class="italic">bosses</span> produirait les méprises les plus comiques.</p> + +<p>Il me prend un remords: j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu +de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie, que je repousse +continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance; +car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le +plus commun et le plus facile de tous; bien entendu que je ne fais pas +ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier +résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et +indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient +élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des +deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse +déclaration de l'auteur du <span class="italic">Portrait de M. de Saint-Martin fait par +lui-même</span><a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Lien vers la note 256"><span class="note">[256]</span></a>? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis +pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de +Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je +vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient pas trompé: +M. de Saint-Martin n'a pas pu être tout à <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> fait frappé de la +même manière que moi dans le dîner dont je parle; mais on voit que je +n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin +ressemble au mien par le fond.</p> + +<p>«Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de +Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à +l'École polytechnique<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Lien vers la note 257"><span class="note">[257]</span></a>. J'aurais beaucoup gagné à le connaître +plus tôt: c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois +trouvé en présence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa +conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite +qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand +l'occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin +de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui +ai-je besoin, excepté de Dieu?»</p> + +<p>M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi: la dignité de sa +dernière phrase écrase du poids d'une nature sérieuse ma raillerie +inoffensive.</p> + +<p>J'avais aperçu M. de Saint-Lambert<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Lien vers la note 258"><span class="note">[258]</span></a> et madame de <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> +Houdetot<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Lien vers la note 259"><span class="note">[259]</span></a> au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et +les libertés d'autrefois, soigneusement empaillées et conservées: +c'était le <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de +tenir bon dans la vie pour que les illégitimités deviennent des +légitimités. On se sent une estime infinie pour l'immoralité parce +qu'elle n'a pas cessé d'être et que le temps l'a décorée de rides. À +la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent +unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état; ils +<span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la +mauvaise humeur de l'âge: c'est la justice de Dieu.</p> + +<p class="poem">Malheur à qui le ciel accorde de longs jours!</p> + +<p>Il devenait difficile de comprendre quelques pages des <span class="italic">Confessions</span>, +quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau: madame de +Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui +écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la +<span class="italic">Nouvelle Héloïse</span>? On croit qu'elle en avait fait le sacrifice à +Saint-Lambert.</p> + +<p>À près de quatre-vingts ans madame de Houdetot s'écriait encore, dans +des vers agréables:</p> + +<p class="poem"><span class="add5em">Et l'amour me console!</span><br> + Rien ne pourra me consoler de lui.</p> + +<p>Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec +sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons: «Bonsoir, mon +ami!» C'était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du +<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>La société de madame de Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de +Rousseau, de Grimm, de madame d'Épinay, m'a rendu la vallée de +Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je +sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous +mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai revu dernièrement, à +Sannois<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Lien vers la note 260"><span class="note">[260]</span></a>, la maison qu'habitait madame de Houdetot; ce n'est plus +qu'une coque <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre +abandonné intéresse toujours; mais que disent des foyers où ne s'est +assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont +les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le +souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire?</p> + +<p class="p2">Une contrefaçon du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, à Avignon, m'appela au +mois d'octobre 1802 dans le midi de la France<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Lien vers la note 261"><span class="note">[261]</span></a>. Je ne connaissais +que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord, traversées par moi en +quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui +devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers +lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une +disposition heureuse; ma réputation me rendait la vie légère: il y a +beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée, et les +yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève; +mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité; +si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible.</p> + +<p>Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains +que je n'avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans +l'amphithéâtre de Trêves quelques feuilles d'<span class="italic">Atala</span>, tirées de mon +havresac. <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des +barques entoilées, portant la nuit une lumière; des femmes les +conduisaient; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord, +raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché +à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les +couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs +solitaires. Le fils de M. Ballanche<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Lien vers la note 262"><span class="note">[262]</span></a>, propriétaire, après M. +Migneret, du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, était devenu mon hôte: il est +devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien dont +les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît +à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le +ciel?</p> + +<p>Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Lien vers la note 263"><span class="note">[263]</span></a> fut +obligé de s'arrêter à Tain, à cause <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> d'une tempête. Je me +croyais en Amérique: le Rhône me représentait mes grandes rivières +sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots; un +conscrit se tenait debout dans un coin du foyer; il avait le sac sur +le dos, et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le +soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence +devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et +le chat de faire du bruit.</p> + +<p>Ce que j'écrivais était un article déjà presque fait en descendant le +Rhône et relatif à la <span class="italic">Législation primitive</span> de M. de Bonald. Je +prévoyais ce qui est arrivé depuis: «La littérature française, +disais-je, va changer de face; avec la Révolution vont naître d'autres +pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de +prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de +sortir des anciennes routes; les autres tâcheront de suivre les +antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour +nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par +l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les +grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides +plus sûrs et des documents plus féconds.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de +l'histoire; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle: «L'auteur de +cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est +fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où +il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de +France. Sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en ruine; au +haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les +montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces +sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des +spectateurs; mais personne ne s'arrête pour aller où le clocher +l'invite. Ainsi, les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et +religion donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que +le torrent du siècle entraîne; le voyageur s'étonne de la grandeur des +débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des +souvenirs qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et, +au premier détour du fleuve, tout est oublié<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Lien vers la note 264"><span class="note">[264]</span></a>.»</p> + +<p>Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des +livres m'en offrit: j'achetai du premier coup trois éditions +différentes et contrefaites d'un petit roman nommé <span class="italic">Atala</span>. En allant +de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais +inconnu. Il me vendit les quatre volumes du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, +au prix raisonnable de neuf francs <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> l'exemplaire, et me fit +un grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel +entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid: au bout de +vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je +m'arrangeai presque pour rien avec le voleur<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Lien vers la note 265"><span class="note">[265]</span></a>.</p> + +<p>Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui, +dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de +fusil avec les riverains et se défendait contre les années.</p> + +<p>Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, +puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville +des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il +dit au prévôt envoyé au-devant de lui par le pontife: «Frère, ne me +celez pas: dont vient ce trésor? l'a prins le pape en son trésor? Et +il lui répondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payé +chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, prévost, je vous promets que +nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent +cueilli soit rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape qu'il +le leur fasse rendre: car si je savois que le contraire fust, il m'en +poiseroit; et eusse ores passé <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> la mer, si retournerois-je +par deçà. Adonc fut Bertrand payé de l'argent du pape, et ses gens de +rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée.»</p> + +<p>Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était +l'entrée de l'Italie. Les géographies disent: «Le Rhône est au roi, +mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de +la Sorgue, qui est au pape.» Le pape est-il bien sûr de conserver +longtemps la propriété du Tibre? On visitait à Avignon le couvent des +Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la +tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des +Célestins un squelette: c'était celui d'une femme d'une grande beauté +qu'il avait aimée.</p> + +<p>Dans l'église des Cordeliers se trouvait le sépulcre de <span class="italic">madonna +Laura</span>: François <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> commanda de l'ouvrir et salua les cendres +immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe +qu'il fit élever cette épitaphe:</p> + +<p class="poem">En petit lieu compris vous pouvez voir<br> + Ce qui comprend beaucoup par renommée:<br> + . . . . . . . . . . . . . . . . . . <br> + Ô gentille âme, estant tant estimée,<br> + Qui te pourra louer qu'en se taisant?<br> + Car la parole est toujours réprimée,<br> + Quand le sujet surmonte le disant.</p> + +<p>On aura beau faire, le <span class="italic">père des lettres</span>, l'ami de Benvenuto Cellini, +de Léonard de Vinci, du Primatice, le <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> roi à qui nous devons +la <span class="italic">Diane</span>, sœur de l'<span class="italic">Apollon du Belvédère</span>, et la <span class="italic">Sainte +Famille</span> de Raphaël; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a +reçu des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point.</p> + +<p>J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères +parfumées et la première olive que portait un jeune olivier:</p> + +<p class="poem"><span class="add1em">Chiara fontana, in quel medesmo bosco</span><br> + Sorgea d'un sasso; ed acque fresche e dolci<br> + Spargea soavemente mormorando:<br> + Al bel seggio riposto, ombroso e fosco<br> + Ne pastori appressavan, ne bifolci;<br> + Ma nimfe e muse a quel tenor cantando.</p> + +<p>«Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d'un rocher; elle +répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. À ce +beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent; +mais la nymphe et la muse y vont chantant.»</p> + +<p>Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée: «Je +m'enquérais, dit-il, d'un lieu caché où je pusse me retirer comme dans +un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien +solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les +sources: je m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies en +langue vulgaire: vers où j'ai peint les chagrins de ma jeunesse.»</p> + +<p>C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore +lorsque j'y passai, le bruit des armes retentissant en Italie; il +s'écriait:</p> + +<div class="poem"> +<p class="add1em"><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Italia mia. . . . .<br> + . . . . . . . .<br> + O diluvio raccolto<br> + Di che deserti strani<br> + Per inondar i nostri dolci campi!<br> + . . . . . . . . . . .</p> + +<p class="add1em"><span class="min1em">Non è questo 'l terren ch' io toccai pria?</span><br> + Non è questo 'l mio nido,<br> + Ove audrito fui si dolcemente?<br> + Non è questa la patria, in ch' io mi fido,<br> + Madre benigna e pia<br> + Chi copre l' uno et l' altro mio parente?</p> +</div> + +<p>«Mon Italie!... Ô déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder +nos doux champs! N'est-ce pas là le sol que je touchai d'abord? +n'est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri? n'est-ce pas là +la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l'un +et l'autre de mes parents?»</p> + +<p>Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain <abbr title="5">V</abbr> à se transporter à Rome: +«Que répondrez-vous à saint Pierre,» s'écrie-t-il éloquemment, «quand +il vous dira: Que se passe-t-il à Rome? Dans quel état est mon temple, +mon tombeau, mon peuple? Vous ne répondez rien? D'où venez-vous? +Avez-vous habité les bords du Rhône? Vous y naquîtes, dites-vous: et +moi, n'étais-je pas né en Galilée?»</p> + +<p>Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les +entrailles; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à +la voix d'un législateur! C'est à Pétrarque que nous devons le retour +du souverain pontife au Vatican; c'est sa voix qui a fait <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> +naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.</p> + +<p>De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me +montra la <span class="italic">Glacière</span>: la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres: +les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de +reverdir sur des ossements<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Lien vers la note 266"><span class="note">[266]</span></a>. Hélas! les gémissements des victimes +meurent vite après elles; ils arrivent à peine à quelque écho qui les +fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est +éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du +Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque; +une <span class="italic">canzone</span> solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer +Vaucluse d'une immortelle mélancolie et de chagrins d'amour +d'autrefois.</p> + +<p>Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> à +Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit <span class="italic">la Belle Dame +sans mercy</span>, et le baiser de Marguerite d'Écosse l'a fait vivre.</p> + +<p>D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville +à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité +par Bossuet: «Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un +degré si éminent, que la plupart des nations te doivent céder, et que +la Grèce même ne doit pas se comparer à toi!» (<span class="italic">Pro L. Flacco</span>.) +Tacite, dans la <span class="italic">Vie d'Agricola</span>, loue aussi Marseille, comme mêlant +l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de +l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée +par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire? Je me hâtai de monter +à <span class="italic">Notre-Dame de la Garde</span>, pour admirer la mer que bordent avec leurs +ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La +mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme +l'Océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit +Jéhovah: «Tu n'iras pas plus loin.»</p> + +<p>Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime; j'ai revu cette +mer qui m'est à présent si connue, et au bout de laquelle s'élevèrent +la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait; je suis entré +dans le fort bâti par François <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>, où ne veillait plus un vétéran de +l'armée d'Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et +perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle +restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des +matelots de la Bretagne à <span class="italic">Notre-Dame de Bon-Secours</span> me revenait en +pensée: vous savez quand <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> et comment je vous ai déjà cité +cette complainte de mes premiers jours de l'Océan:</p> + +<p class="poem25">Je mets ma confiance,<br> + Vierge, en votre secours, etc.</p> + +<p>Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l'<span class="italic">Étoile +des mers</span>, à laquelle j'avais été voué dans mon enfance! Lorsque je +contemplais ces <span class="italic">ex-voto</span>, ces peintures de naufrages suspendues +autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile plaque +sous les portiques de Carthage le héros troyen, ému à la vue d'un +tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre +d'Hamlet a profité de l'âme du chantre de Didon.</p> + +<p>Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain, +je n'ai point reconnu Marseille: dans ses rues droites, longues et +larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de +vaisseaux; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une +<span class="italic">nave</span>, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en +Chypre comme Joinville: au rebours des hommes, le temps rajeunit les +villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des +Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Épernon, avec les +monuments de Louis <abbr title="14">XIV</abbr> et les vertus de Belsunce; les rides me +plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années +qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvées. +Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai; mais l'émule d'Athènes +est devenu trop jeune pour moi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Si les <span class="italic">Mémoires</span> d'Alfieri eussent été publiés en 1802<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Lien vers la note 267"><span class="note">[267]</span></a>, +je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du +poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et +de l'expression:</p> + +<p>«Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était +de me baigner presque tous les soirs dans la mer; j'avais trouvé un +petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite +hors du port, où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un +rocher, qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je +n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux +immensités qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je +passais, en rêvant, des heures délicieuses; et là, je serais devenu +poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque.»</p> + +<p>Je revins par le Languedoc et la Gascogne. À Nîmes, les Arènes et la +Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées: cette année 1838, je les +ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean +Reboul<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Lien vers la note 268"><span class="note">[268]</span></a>. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont +ordinairement ni poètes, ni ouvriers: réparation à M. Reboul. +<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> Je l'ai trouvé dans sa boulangerie; je me suis adressé à lui +sans savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons +de Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la +personne que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après +et s'est fait connaître: il m'a mené dans son magasin; nous avons +circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés +par une espèce d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre +haute d'un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons +causé. J'étais heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus +heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré +d'une commode un manuscrit, et m'a lu des vers énergiques d'un poème +qu'il compose sur le <span class="italic">Dernier jour</span>. Je l'ai félicité de sa religion +et de son talent. Je me rappelais ces belles strophes <span class="italic">à un Exilé</span>:</p> + +<p class="poem">Quelque chose de grand se couve dans le monde.<br> + Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde.....<br> + Oh! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil,<br> + Le ciel par un mourant fit révéler ta vie;<br> + Que quelque temps après, de ses enfants suivie,<br> + Aux yeux de l'univers, la nation ravie<br> + T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil!</p> + +<p>Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les +jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la +Cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la +roue au-dessus de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était +peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait +Reboul à Nîmes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche +Aigues-Mortes, que j'ai visitée en 1838. Cette ville est encore tout +entière avec ses tours et son enceinte: elle ressemble à un vaisseau +de haut bord échoué sur le sable où l'ont laissée saint Louis, le +temps et la mer. Le saint roi avait donné des <span class="italic">usages</span> et statuts à la +ville d'Aigues-Mortes: «Il veut que la prison soit telle, qu'elle +serve non à l'extermination de la personne, mais à sa garde; que nulle +information ne soit faite pour des paroles injurieuses; que l'adultère +même ne soit recherché qu'en certains cas, et que le violateur d'une +vierge, <span class="italic">volente vel nolente</span>, ne perde ni la vie, ni aucun de ses +membres, <span class="italic">sed alio modo puniatur</span>.»</p> + +<p>À Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volontiers écrit comme +le roi très-chrétien à la Confédération suisse: «Ma fidèle alliée et +ma grande amie.» Scaliger aurait voulu faire de Montpellier <span class="italic">le nid de +sa vieillesse</span>. Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, <span class="italic">Mons +puellarum</span>: de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant +devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution +aristocratique de la France.</p> + +<p>De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon +naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oublié cette attaque +si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour +de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps +retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride, +couvert de digitales, qui me fit oublier le monde: mon regard glissait +sur cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par +la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> le +ciel, l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je +suis inspiré; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui +jette ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une +fleur que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs, +un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraînent à +toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir +pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis +par leur répétition et leur multitude? Tout est usé aujourd'hui, même +le malheur.</p> + +<p>À Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant +cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis <abbr title="14">XIV</abbr>:</p> + +<p class="poem">La Garonne et le Tarn, en leurs grottes profondes,<br> + Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes,<br> + Et faire ainsi couler par un heureux penchant<br> + Les trésors de l'aurore aux rives du couchant.<br> + Mais à des vœux si doux, à des flammes si belles<br> + La nature, attachée à des lois éternelles,<br> + Pour obstacle invincible opposait fièrement<br> + Des monts et des rochers l'affreux enchaînement.<br> + France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent,<br> + La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent.<br> + Tout cède<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Lien vers la note 269"><span class="note">[269]</span></a>. . . . . . . . . . . . . .</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> À Toulouse, j'aperçus, du pont de la Garonne, la ligne des +Pyrénées; je la devais traverser quatre ans plus tard: les horizons se +succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau +le corps desséché de la belle Paule: heureux ceux qui croient sans +avoir vu! Montmorency avait été décapité dans la cour de l'hôtel de +ville: cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en +parle encore après tant d'autres têtes abattues? Je ne sais si dans +l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui +ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme: «Le feu et la fumée +dont il étoit couvert, dit Guitaut, m'empêchèrent de le reconnoître; +mais voyant un homme qui, après avoir rompu six de nos rangs, tuoit +encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que +M. de Montmorency; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à +terre sous son cheval mort.»</p> + +<p>L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture. +Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si +bien traduit par M. Fauriel, fait revivre:</p> + +<p>«Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier de son père, la +croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre, +ni en étage, il ne resta pas une jeune fille; les habitants de la +ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de +rosier<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Lien vers la note 270"><span class="note">[270]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de +la langue d'<span class="italic">Oc</span>: «Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les +départit entre les gentilshommes, tant françois qu'autres, <span lang="la"><span class="italic">atque loci leges dedimus</span>;»</span> +disent les huit archevêques et +évêques signataires.</p> + +<p>J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de +mes grandes admirations, de Cujas, écrivant, couché à plat ventre, ses +livres épandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le +souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance +n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas; mais elle +nourrit l'un de ses maris des infidélités dont mourut l'autre. Cujas +fut protégé par la fille de François <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>, Pibrac par la fille de +Henri <abbr title="2">II</abbr>, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. +Pibrac est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J'étais logé +peut-être dans l'hôtel du président son père.) «Ce bon monsieur de +Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si +saines, les mœurs si douces; son âme étoit si disproportionnée à +notre corruption et à nos tempêtes!» Et Pibrac a fait l'apologie de la +Saint-Barthélemy.</p> + +<p>Je courais sans pouvoir m'arrêter; le sort me renvoyait à 1838 pour +admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler +des nouvelles connaissances que j'y ai faites: M. de Lavergne<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Lien vers la note 271"><span class="note">[271]</span></a>, +<span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> homme de talent, d'esprit et de raison; mademoiselle +Honorine Gasc, Malibran future<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Lien vers la note 272"><span class="note">[272]</span></a>. Celle-ci, en ma qualité nouvelle +de serviteur de Clémence Isaure, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> me rappelait ces vers que +Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux, près de +Toulouse:</p> + +<p class="poem25">Hélas! que l'on seroit heureux<br> + Dans ce beau lieu digne d'envie,<br> + Si, toujours aimé de Sylvie,<br> + On pouvoit, toujours amoureux,<br> + Avec elle passer sa vie!</p> + +<p>Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix! Les +talents sont <span class="italic">de l'or de Toulouse</span>: ils portent malheur.</p> + +<p>Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches +Girondins<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Lien vers la note 273"><span class="note">[273]</span></a>. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de +belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à +peine à respirer. À Bordeaux, Louis <abbr title="14">XIV</abbr> avait jadis fait abattre le +palais <span class="italic">des Tutelles</span>, afin de bâtir le Château-Trompette: Spon<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Lien vers la note 274"><span class="note">[274]</span></a> +et les amis de l'antiquité gémirent:</p> + +<p class="poem">Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux,<br> + Ouvrage des Césars, monument tutélaire?</p> + +<p>On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un +témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.</p> + +<p>Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en +1833, j'adressai ces paroles: «Captive <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> de Blaye! je me +désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées!» Je +m'acheminai vers Rochefort, et je me rendis à Nantes, par la Vendée.</p> + +<p>Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les +cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des +ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les +Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et +recevaient la bénédiction d'un prêtre: la prière prononcée sous les +armes n'était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son +épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie.</p> + +<p>La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de +voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient +glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le cœur me palpita, +lorsque ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bretagne. Je +passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières +années de mon enfance. Je ne pus que rester vingt-quatre heures auprès +de ma femme et de mes sœurs, et je regagnai Paris.</p> + +<p class="p2">J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms +supérieurs au second rang dans le <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle, et qui, formant une +arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de +l'ampleur et de la consistance.</p> + +<p>J'avais connu M. de La Harpe<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Lien vers la note 275"><span class="note">[275]</span></a> en 1789: comme Flins, il s'était +pris d'une belle passion pour ma sœur, <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> madame la comtesse +de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses œuvres sous +ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des +cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait +contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il +ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans +les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux +plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences; mais, somme +toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, +capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers +ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le +repentir. Il n'a pas manqué sa fin: je le vis mourir chrétien +courageux, le goût agrandi par la religion, n'ayant conservé d'orgueil +que contre l'impiété, et de haine que contre la <span class="italic">langue +révolutionnaire</span><a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Lien vers la note 276"><span class="note">[276]</span></a>.</p> + +<p>À mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe +favorable à mes ouvrages: la maladie dont il était attaqué ne +l'empêchait pas de travailler; il me récitait des passages d'un poème +qu'il composait sur la Révolution<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Lien vers la note 277"><span class="note">[277]</span></a>; on y remarquait quelques vers +énergiques contre les crimes du temps et contre les <span class="italic">honnêtes gens</span> +qui les avaient soufferts:</p> + +<p class="poem">Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis:<br> + Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> Oubliant qu'il était malade, coiffé d'un bonnet blanc, vêtu +d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête; puis, laissant échapper +son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine: «Je n'en +puis plus: je sens une griffe de fer dans le côté.» Et si, +malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de +Stentor et mugissait: «Allez-vous-en! Fermez la porte!» Je lui disais +un jour: «Vous vivrez pour l'avantage de la religion.—Ah! oui, me +répondit-il, ce serait bien à Dieu; mais il ne le veut pas, et je +mourrai ces jours-ci.» Retombant dans son fauteuil et enfonçant son +bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et +son humilité.</p> + +<p>Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même +avec la plus grande modestie, déclarant qu'il n'avait rien fait de +supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point +dégénéré entre ses mains.</p> + +<p>M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803: l'auteur des +<span class="italic">Saisons</span> mourait presque en même temps au milieu de toutes les +consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de +toutes les consolations de la religion; l'un visité des hommes, +l'autre visité de Dieu<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Lien vers la note 278"><span class="note">[278]</span></a>.</p> + +<p>M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> cimetière +de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de +la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt +recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était +lugubre: les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient +le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les +dernières paroles de l'amitié à l'oreille de la mort<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Lien vers la note 279"><span class="note">[279]</span></a>. Le +cimetière a été détruit et M. de La Harpe exhumé: il n'existait +presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire, +M. de La Harpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Lien vers la note 280"><span class="note">[280]</span></a>; elle +l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder +aucun droit.</p> + +<p>Au reste, M. de La Harpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès +de la Révolution qui grandissait toujours: les renommées se hâtaient +de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les +périls perdaient leur puissance devant lui.</p> + +<p class="p2">Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la +marche gigantesque du monde s'accomplissait; l'homme du temps prenait +le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, +précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour +concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque +soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte +battait le rappel des destinées: il devint bientôt premier consul à +vie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en +1802<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Lien vers la note 281"><span class="note">[281]</span></a>, Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son +frère; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et +les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque +Napoléon entra: il me frappa agréablement; je ne l'avais jamais aperçu +que de loin. Son sourire était caressant et beau; son œil +admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front +et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie +dans le regard, rien de théâtral et d'affecté. Le <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi +sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si +froid: il n'eût pas été ce qu'il était si la Muse n'eût été là; la +raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie +sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables +d'inspiration et d'action: l'une enfante le projet, l'autre +l'accomplit.</p> + +<p>Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se +dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait; les rangs +s'ouvraient successivement; chacun espérait que le consul s'arrêterait +à lui; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces +méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins; Bonaparte éleva tout à +coup la voix et me dit: «Monsieur de Chateaubriand!» Je restai seul +alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle +autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité: sans me +faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me +parla sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> de l'Égypte et des Arabes, comme si +j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une +conversation déjà commencée entre nous. «J'étais toujours frappé, me +dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du +désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front. +Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'Orient?»</p> + +<p>Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée: +«Le christianisme! Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un +système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que +le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allégorie du +mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont +beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à +l'<span class="italic">infâme</span>.»</p> + +<p>Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, «un esprit +est passé devant moi; les poils de ma chair se sont hérissés; il s'est +tenu là: je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme +un petit souffle.»</p> + +<p>Mes jours n'ont été qu'une suite de visions; l'enfer et le ciel se +sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que +j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai +rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du +dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je +m'entretins un moment avec l'un et l'autre; tous deux me renvoyèrent à +la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un +crime.</p> + +<p>Je remarquai qu'en circulant dans la foule, Bonaparte <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> me +jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi +en me parlant. Je le suivais aussi des yeux:</p> + +<p class="poem"> + Chi è quel grande che non par che curi<br> + L' incendio?</p> + +<p>«Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie?»<br> +<span class="left40">(<span class="italic">Dante</span><a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Lien vers la note 282"><span class="note">[282]</span></a>.)</span></p> + +<p>À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome: il +avait jugé d'un coup d'œil où et comment je lui pouvais être utile. +Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que +j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique; il croyait +que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage. +C'était un grand découvreur d'hommes; mais il voulait qu'ils n'eussent +de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce +talent; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation +sur la sienne: il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers.</p> + +<p>Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le +Consul avait eue de <span class="italic">ma conversation</span>: je n'avais pas ouvert la +bouche; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me +pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne +m'était jamais venue; je refusai net. Alors on fit parler une autorité +à laquelle il m'était difficile de résister.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> L'abbé Émery<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Lien vers la note 283"><span class="note">[283]</span></a>, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, +vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la +religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte +destinait à son oncle, le cardinal Fesch<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Lien vers la note 284"><span class="note">[284]</span></a>. Il me faisait entendre +que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me +trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m'avait +mis en rapport avec l'abbé Émery: j'avais passé aux États-Unis avec +l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon +obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait +dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le cœur. +<span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> L'abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, +par sa robe et par la Révolution; mais cette triple finesse ne lui +servait qu'au profit de son vrai mérite; ambitieux seulement de faire +le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité +d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il +eût été superflu de violenter l'abbé Émery, car il tenait toujours sa +vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu'il ne cédait +jamais: sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.</p> + +<p>Il échoua dans sa première tentative; il revint à la charge, et sa +patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me +proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au +poste où l'on m'appelait: je ne vaux rien du tout en seconde ligne. +J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont +n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de +Montmorin se mourait; le climat de l'Italie lui serait, disait-on, +favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes: +je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se +prépara à me venir rejoindre; M. Joubert parlait de l'accompagner, et +madame de Beaumont partit pour le Mont-Dore, afin d'achever ensuite sa +guérison au bord du Tibre.</p> + +<p>M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures; il +m'expédia ma nomination<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Lien vers la note 285"><span class="note">[285]</span></a>. Je dînai <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> chez lui: il est +demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au +reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds +de son entourage; ses roueries avaient une importance inconcevable: +aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des mœurs semblait +génie, la légèreté d'esprit profondeur. La Révolution était trop +modeste; elle n'appréciait pas assez sa supériorité: ce n'est pas même +chose d'être au-dessus ou au-dessous des crimes.</p> + +<p>Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal; je distinguai le +joyeux abbé de Bonnevie<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Lien vers la note 286"><span class="note">[286]</span></a>: jadis aumônier <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> à l'armée des +princes, il s'était trouvé à la retraite de Verdun; il avait aussi été +grand vicaire de l'évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Lien vers la note 287"><span class="note">[287]</span></a>, +qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du saint-siége, +en qualité de <span class="italic">Chiaramonte</span>. Mes préparatifs achevés, je me mis en +route: je devais devancer à Rome l'oncle de Napoléon.</p> + +<p class="p2">À Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu +renaissante<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Lien vers la note 288"><span class="note">[288]</span></a>: je croyais avoir quelque part à ces bouquets de +fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre.</p> + +<p>Je continuai ma route; un accueil cordial me suivait: mon nom se +mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie +éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des +marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> +tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer +un père et une mère avec leur fils: ils m'amenaient, me disaient-ils, +leur enfant pour me remercier. Était-ce l'amour-propre qui me donnait +alors ce plaisir dont je parle? Qu'importait à ma vanité que d'obscurs +et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand +chemin, dans un lieu où personne ne les entendait? Ce qui me touchait, +du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien, +consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d'une +mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils +soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie +pure si j'eusse écrit un livre dont les mœurs et la religion +auraient eu à gémir?</p> + +<p>La route est assez triste en sortant de Lyon: depuis la Tour-du-Pin +jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.</p> + +<p>À Chambéry, où l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un +homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il +en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est +le danger des lettres; le désir de faire du bruit l'emporte sur les +sentiments généreux: si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain +célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les +faiblesses de la femme qui l'avait nourri; il se serait sacrifié aux +défauts mêmes de son amie; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au +lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah! +que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau!</p> + +<p>Après avoir passé Chambéry, se présente le cours <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> de l'Isère. +On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des +madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées +d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand +les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de +glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie.</p> + +<p>Les vallées où l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des +monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts.</p> + +<p>Aiguebelle semble clore les Alpes; mais en tournant un rocher isolé, +tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au +cours de l'Arche.</p> + +<p>Les monts des deux côtés se dressent; leurs flancs deviennent +perpendiculaires; leurs sommets stériles commencent à présenter +quelques glaciers: des torrents se précipitent et vont grossir l'Arche +qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une +cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de +saules.</p> + +<p>Ayant traversé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du +soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux: obligé de +m'arrêter, j'allai me promener hors du village. L'air devint +transparent à la crête des monts; leur dentelure se traçait avec une +netteté extraordinaire, tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied +s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de +l'aigle en haut; l'alizier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur +la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition +populaire, se montrait sur le redan taillé <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> à pic. Là, +s'était incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que +tous les obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un +peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'esclavage et +le sang du reste du monde.</p> + +<p>Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après +midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le +village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds; une +troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de +l'âge et à la majesté tombée; le père et la mère du noble orphelin +avaient été tués: on me proposa de me le vendre; il mourut des mauvais +traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. +Je me souvenais alors du pauvre petit Louis <abbr title="17">XVII</abbr>; je pense aujourd'hui +à Henri <abbr title="5">V</abbr>: quelle rapidité de chute et de malheur!</p> + +<p>Ici, l'on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite +rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre +côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les +fleuves sont non-seulement des <span class="italic">grands chemins qui marchent</span>, comme +les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Lien vers la note 289"><span class="note">[289]</span></a></p> + +<p>Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange +émotion me saisit; j'étais comme cette alouette qui traversait, en +même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté +<span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges, +au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent +ces montagnes en 1822 retracent assez bien les sentiments qui +m'agitaient aux mêmes lieux en 1803:</p> + +<div class="poem"> +<p>Alpes, vous n'avez point subi mes destinées!<br> +<span class="add2em">Le temps ne vous peut rien;</span><br> + Vos fronts légèrement ont porté les années<br> +<span class="add2em">Qui pèsent sur le mien.</span></p> + +<p>Pour la première fois, quand, rempli d'espérance,<br> +<span class="add2em">Je franchis vos remparts,</span><br> + Ainsi que l'horizon, un avenir immense<br> +<span class="add2em">S'ouvrait à mes regards.</span></p> + +<p>L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Lien vers la note 290"><span class="note">[290]</span></a>!</p> +</div> + +<p>Ce monde, y ai-je réellement pénétré? Christophe Colomb eut une +apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût +découverte; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des +tempêtes: lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir? Ce +que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat +éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les +premières cendres européennes qui reposent en Amérique? Ce sont celles +de Biorn le Scandinave<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Lien vers la note 291"><span class="note">[291]</span></a>: il mourut en abordant à Winland, et fut +enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela? Qui +connaît <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> celui dont la voile devança le vaisseau du pilote +génois au Nouveau Monde? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et +depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des +poètes, dans une langue que l'on ne parle plus.</p> + +<p class="p2">J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres +voyageurs: les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi +avant les vieilles cités de l'Europe. Je tombais au milieu de +celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois +dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes; on +achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge.</p> + +<p>L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les +plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en +sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police, +portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, +avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des +pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient +des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient, +caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui +caressent leurs maîtres. Les Italiennes vendaient des fruits sur leurs +éventaires au marché de cette foire armée: nos soldats leur faisaient +présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les +anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées: <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> «Moi, +Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Lien vers la note 292"><span class="note">[292]</span></a>, je te donne, à toi, +Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté (<span lang="la"><span class="italic">in +honore pulchritudinis tuæ</span></span>), mon habitation dans le quartier des +Pins.»</p> + +<p>Nous sommes de singuliers ennemis: on nous trouve d'abord un peu +insolents, un peu trop gais, trop remuants; nous n'avons pas plutôt +tourné les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le +soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il +est logé; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de +Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, +fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou +l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité +communiquent la vie à tout; on s'accoutume à le regarder comme un +conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son +mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et +quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit +entré aux Invalides.</p> + +<p>À mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les +yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie +comme d'un rêve divin: utile à notre pays renaissant, elle apportait +dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature +transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux +chefs-d'œuvre des arts et dans les hautes réminiscences d'une +patrie fameuse. L'Autriche <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> est venue; elle a remis son +manteau de plomb sur les Italiens; elle les a forcés à regagner leur +cercueil. Rome est rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise +s'est affaissée en embellissant le ciel de son dernier sourire; elle +s'est couchée charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit +plus se lever.</p> + +<a id="img007" name="img007"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img007.jpg" width="400" height="553" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">Madame de Beaumont au Colysée</span>.</p> +</div> + +<p>Le général Murat commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de +madame Bacciochi. Je passai la journée avec les aides de camp: ils +n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La +politesse française reparaissait sous les armes; elle tenait à prouver +qu'elle était toujours du temps de Lautrec<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Lien vers la note 293"><span class="note">[293]</span></a>.</p> + +<p>Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Lien vers la note 294"><span class="note">[294]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> à +l'occasion du baptême d'un fils du général Murat<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Lien vers la note 295"><span class="note">[295]</span></a>. M. de Melzi +avait connu mon frère; les manières du vice-président de la République +cisalpine étaient belles; sa maison ressemblait à celle d'un prince +qui l'aurait toujours été: il me traita poliment et froidement; il me +trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes.</p> + +<p>J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la +Saint-Pierre: le prince des apôtres m'attendait, comme mon indigent +patron<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Lien vers la note 296"><span class="note">[296]</span></a> me reçut depuis à Jérusalem. J'avais suivi la route de +Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma +visite à M. Cacault<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Lien vers la note 297"><span class="note">[297]</span></a> auquel le cardinal Fesch succédait, tandis +que je remplaçais M. Artaud<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Lien vers la note 298"><span class="note">[298]</span></a>.</p> + +<p>Le 28 juin, je courus tout le jour: je jetai un premier <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> +regard sur le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château +Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux +environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu +de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui +roulaient devant les fenêtres ouvertes; les fusées du feu d'artifice +du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du +Tasse: le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne +romaine<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Lien vers la note 299"><span class="note">[299]</span></a>.</p> + +<p>Le lendemain j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie <abbr title="7">VII</abbr>, pâle, +triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux +jours après, je fus présenté à Sa Sainteté: elle me fit asseoir auprès +d'elle. Un volume du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> était obligeamment +<span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> ouvert sur sa table<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Lien vers la note 300"><span class="note">[300]</span></a>. Le cardinal Consalvi, souple et +ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique +romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du +siècle<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Lien vers la note 301"><span class="note">[301]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces +escaliers où l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes +repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'œuvres, le long +desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces +Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes +illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, +Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés, +enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre: tout +cela maintenant immobile et silencieux; théâtre dont les gradins +abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un +rayon de soleil.</p> + +<p>On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune: du haut de +la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les +ébauches d'un peintre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du +bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un +monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome; +il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des +jardins où ne passait personne, des monastères où l'on n'entend plus +la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que +les portiques du Colisée.</p> + +<p>Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes +lieux? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après +que cette ombre eut <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> cessé de tomber sur les sables d'Égypte? +Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge +a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore marquée +dans la ville éternelle: si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et +ses chefs-d'œuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses +débris; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène +du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires: assises +dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans +ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses +catacombes.</p> + +<p class="p2">Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais +Lancelotti: j'y ai vu depuis, en 1828, la princesse Lancelotti. On me +donna le plus haut étage du palais: en y entrant, une si grande +quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en +était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que +nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils +de New-Road: ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Établi +dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passe-ports +et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un +obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules +quand il apercevait ma signature. N'ayant presque rien à faire dans ma +chambre aérienne, je regardais par-dessus les toits, dans une maison +voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes; une +cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège +éternel; heureux quand il passait quelque <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> enterrement pour +me désennuyer! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le +convoi d'une jeune mère: on la portait, le visage découvert, entre +deux rangs de pèlerins blancs; son nouveau-né, mort aussi et couronné +de fleurs, était couché à ses pieds.</p> + +<p>Il m'échappa une grande faute: ne doutant de rien, je crus devoir +rendre visite aux personnes notables; j'allai, sans façon, offrir +l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Lien vers la note 302"><span class="note">[302]</span></a>. Un +horrible cancan sortit de cette démarche insolite; tous les diplomates +se boutonnèrent. «Il est perdu! il est perdu!» répétaient les +caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve +charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une +buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur +de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne +fusse rien et que je ne comptasse pour rien: n'importe, c'était +quelqu'un qui tombait, cela <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> fait toujours plaisir. Dans ma +simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je +n'aurais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels +on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient à mes +yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables +sottises: heureusement j'avais affaire à Bonaparte; ce qui devait me +noyer me sauva.</p> + +<p>Toutefois, si de prime abord et de plein saut devenir premier +secrétaire d'ambassade sous un prince de l'Église, oncle de Napoléon, +paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été +expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se +préparaient, j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à +aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de +chancellerie: mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la +portée de tous les commis?</p> + +<p>Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne +rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses +tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l'évêque +de Châlons<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Lien vers la note 303"><span class="note">[303]</span></a>, et les incroyables menteries du futur évêque de +Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui +sonnaient à l'oreille de la même manière que le sien, prétendait, +après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir +donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait +d'être l'auteur du discours de Robespierre à l'Être suprême. Je +pariai, un jour, lui faire <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> dire qu'il était allé en Russie: +il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il +avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Lien vers la note 304"><span class="note">[304]</span></a>.</p> + +<p>M. de La Maisonfort<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Lien vers la note 305"><span class="note">[305]</span></a>, homme d'esprit qui se cachait, eut recours à +moi, et bientôt M. Bertin l'aîné, <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> propriétaire des +<span class="italic">Débats</span><a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Lien vers la note 306"><span class="note">[306]</span></a>, m'assista de son amitié dans une circonstance +douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe par l'homme qui, revenant à son tour +de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du +républicain M. Briot<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Lien vers la note 307"><span class="note">[307]</span></a> que j'ai connu, la permission <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> +d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines +de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont; deux choses qui ont +lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi +que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré +un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune. +Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison du Temple et +celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond, +demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais +jours; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées +par le sacrifice d'une heure d'une sincère amitié: il suffit que je +reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes +souvenirs.</p> + +<p>Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva: +j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus +présenté; elle fit sa toilette devant moi: la jeune et jolie chaussure +qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille +terre<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Lien vers la note 308"><span class="note">[308]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> Un malheur me vint enfin occuper: c'est une ressource sur +laquelle on peut toujours compter.</p> + +<p class="p2">Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de +Beaumont: elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se +croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur +crainte, cherchaient à se rassurer; ils croyaient aux miracles des +eaux, achevés ensuite par le soleil d'Italie; ils se quittèrent et +prirent des routes diverses: le rendez-vous était Rome.</p> + +<p>Des fragments écrits à <span class="italic">Paris</span>, au <span class="italic">Mont-Dore</span>, à <span class="italic">Rome</span>, par madame +de Beaumont, et trouvés dans ses papiers, montrent quel était l'état +de son âme.</p> + +<p class="left60 p2">Paris.</p> + +<p>«Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une manière sensible. Des +symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus sans que je +sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès +de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singulière +faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me +laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et, +sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes +cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de +la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l'espérance; à +l'espérance! puis-je donc désirer de vivre? Ma vie passée a été une +suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de +troubles; le repos de l'âme m'a fui pour jamais. <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> Ma mort +serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres, +et pour moi le plus grand des biens.</p> + +<p>«Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon +frère:</p> + +<p class="poem">«Je péris la dernière et la plus misérable!</p> + +<p>«Oh! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir? Cette maladie, que +j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée, et peut-être +suis-je condamnée à vivre longtemps: il me semble cependant que je +mourrais avec joie:</p> + +<p class="poem">«Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir.</p> + +<p>«Personne n'a plus que moi à se plaindre de la nature: en me refusant +tout, elle m'a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a +pas d'instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à +laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le +bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains +amèrement; mais en n'y joignant pas le don des illusions la nature en +a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut +oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce +défaut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraînement, fait mon +malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me +juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par +une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> pour être +appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l'impatience de +mon caractère m'ôte tout le charme: elle me fait plus souffrir des +maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant +je lui dois le peu de véritables jouissances que j'ai eues dans ma +vie; je lui dois surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si +ordinaire de la médiocrité sentie.»</p> + +<p class="left60 p2">Mont-Dore.</p> + +<p>«J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques détails; mais +l'ennui me fait tomber la plume des mains.</p> + +<p>«Tout ce que ma position a d'amer et de pénible se changerait en +bonheur, si j'étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois.</p> + +<p>«Quand j'aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul +terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas: ce serait aller +contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une +blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai jugée digne de m'appuyer +dans mes maux.</p> + +<p>«Je me <span class="italic">supplie en pleurant</span> de prendre un parti aussi rigoureux +qu'indispensable. Charlotte Corday prétend qu'<span class="italic">il n'y a point de +dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu'il n'en a coûté de +peine à s'y décider</span>; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore +longtemps. Que deviendrai-je? Où me cacher? Quel tombeau choisir? +Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer? Quelle puissance en murera +la porte?</p> + +<p>«M'éloigner en silence me laisser oublier, m'ensevelir <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> pour +jamais, tel est le devoir qui m'est imposé et que j'espère avoir le +courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien +ne me forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout simplement +ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains.</p> + +<p>«Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je +serais plus calme; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés +qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel +pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de +rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel.»</p> + +<p class="left60 p2">Rome, ce 28 octobre.</p> + +<p>«Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir; Depuis six, tous les +symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré: il ne +me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je!»</p> + +<p>M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de +Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses <span class="italic">Pensées</span>: «Aimez et +respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque +état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupée à +la filer qu'à la découdre.»</p> + +<p>Ma sœur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède +cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie +représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur +l'abîme: Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des +fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de +tristesse d'âme, exprimée dans <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> le langage différent de ces +anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de +telles intelligences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux +femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de +l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent +amèrement:</p> + +<p class="left60 p2">À Lascardais, ce 30 juillet<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Lien vers la note 309"><span class="note">[309]</span></a>.</p> + +<p>«J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous, +que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire +de suite tout entière: j'en ai interrompu la lecture pour aller +apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir +de vos nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'importe guère, et +que même presque personne ne savait que j'étais en correspondance avec +vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma +chambre, prenant mon parti d'être seule joyeuse. Je me suis mise à +achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs +fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle +contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si +désirée nuit à l'attention que je lui dois.</p> + +<p>«Vous partez donc, madame? N'allez pas, rendue au Mont-Dore, oublier +votre santé; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur +et du plus tendre de mon cœur. Mon frère m'a mandé qu'il espérait +vous voir en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît à le +distinguer de moi d'une manière bien favorable. Au moins, je ne +céderai pas à <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> mon frère le bonheur de vous aimer: je le +partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le +cœur serré et abattu! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont +salutaires, comme elles m'inspirent du dédain pour mes maux! L'idée +que je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève singulièrement le +courage. Écrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une +idée qui m'est si nécessaire.</p> + +<p>«Je n'ai point encore vu M. Chênedollé; je désire beaucoup son +arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert; ce sera pour +moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande +encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige et m'occupe sans +cesse. Comment ne vous aimez-vous pas? Vous êtes si aimable et si +chère à tous: ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.</p> + +<p class="left60">«Lucile.»</p> + +<p class="left60 p2">Ce 2 septembre.</p> + +<p>«Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m'alarme et +m'attriste; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en +songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de +vie.</p> + +<p>«Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je +voudrais vous voir environnée d'objets propres à vous distraire et à +vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous +réconcilierez avec l'Auvergne: il n'est guère de lieu qui ne puisse +offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J'habite +maintenant Rennes: je me trouve assez bien de mon isolement. Je +change, <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> comme vous voyez, madame, souvent de demeure; j'ai +bien la mine d'être déplacée sur la terre: effectivement, ce n'est pas +d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions +superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de +mes agitations. À présent, il n'est plus question de tout cela, je +jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de +m'enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par +goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais, +madame, nullement le monde: j'ai fait enfin cette maussade +connaissance. Heureusement la réflexion est venue à mon secours. Je me +suis demandé qu'avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa +valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien, +qu'un objet de pitié! N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de +l'homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et +d'une incrédulité égale à son ignorance? Toutes ces bonnes ou +mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe +bizarre dont je m'étais revêtue: je me suis trouvée pleine de +sincérité et de force; on ne peut plus me troubler. Je travaille de +tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma +dépendance.</p> + +<p>«Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque +mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation +agréable, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la +nature, Dieu pour appui, et pour asile un cœur plein de paix et de +doux souvenirs. Si vous <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> avez la bonté, madame, de continuer +à m'écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur.»</p> + +<p>Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part; la +révélation d'une nature douloureusement privilégiée; l'ingénuité d'une +fille qu'on croirait être dans sa première jeunesse, et l'humble +simplicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont +je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame +de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à +madame de Beaumont? Sa <span class="italic">tendresse pouvait se mêler de marcher côte à +côte avec la sienne</span>. Ma sœur aimait mon amie avec toute la passion +du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait +presque point cessé d'habiter près des Rochers<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Lien vers la note 310"><span class="note">[310]</span></a>; mais elle était +la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude.</p> + +<p class="p2">Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Lien vers la note 311"><span class="note">[311]</span></a>, m'annonça +l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-Dore à Lyon et se +rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais +n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait +s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M. +Bertin que des affaires y avaient appelé: il eut la complaisance de se +charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où +j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue; elle n'avait plus +que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous +mîmes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots. +Madame de Beaumont <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> recevait partout des soins empressés: un +attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si +souffrante. Dans les auberges, les servantes même se laissaient +prendre à cette douce commisération.</p> + +<p>Ce que je sentais peut se deviner: on a conduit des amis à la tombe, +mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait +pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau +pays que nous traversions; j'avais pris le chemin de Pérouse: que +m'importait l'Italie? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si +le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes.</p> + +<p>À Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade; ayant fait +un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit: «Il +faut laisser tomber les flots.» J'avais loué pour elle à Rome une +maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Lien vers la note 312"><span class="note">[312]</span></a>; +il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour +plantée d'un figuier. J'y déposai la mourante. J'avais eu beaucoup de +peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome +contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses.</p> + +<p>À cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce +qui avait appartenu à l'ancienne monarchie: le pape envoya savoir des +nouvelles de la fille de M. de Montmorin; le cardinal Consalvi et les +membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté; le cardinal Fesch +lui-même donna à madame de Beaumont <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> jusqu'à sa mort des +marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de +lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des premiers +temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes +dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont: «Notre +amie m'écrit du Mont-Dore, lui disais-je, des lettres qui me brisent +l'âme: elle dit qu'elle <span class="italic">sent qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe</span>; +elle parle des <span class="italic">derniers battements de son cœur</span>. Pourquoi l'a-t-on +laissée seule dans ce voyage? Pourquoi ne lui avez-vous point écrit? +Que deviendrons-nous si nous la perdons? qui nous consolera d'elle? +Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment où nous sommes +menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés, quand tout va +bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d'eux: le +ciel nous en punit; il nous les enlève, et nous sommes épouvantés de +la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher +Joubert; je me sens aujourd'hui mon cœur de vingt ans; cette Italie +m'a rajeuni; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même force que dans +mes premières années. Le chagrin est mon élément: je ne me retrouve +que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une espèce si +rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang. +Souffrez mes lamentations: je suis sûr que vous êtes aussi malheureux +que moi. Écrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de +Bretagne.»</p> + +<p>Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade +elle-même recommença à croire <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> à sa vie. J'avais la +satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me +quitterait plus: je comptais la conduire à Naples au printemps, et de +là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. +d'Agincourt<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Lien vers la note 313"><span class="note">[313]</span></a>, ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau +de passage, qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre +inconnue; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces +renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une +illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à +lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des +espérances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes:</p> + +<p>«J'avais commencé l'autre jour une lettre pour toi; je viens de la +chercher inutilement; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me +plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et +étrange vie je mène depuis quelques mois! Aussi ces paroles du +prophète me reviennent sans cesse à l'esprit: <span class="italic">Le Seigneur vous +couronnera de maux et vous jettera comme une balle</span>. Mais laissons mes +peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader +fondées: je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de +jeunesse, et presque immatérielle; rien de funeste ne peut, à son +sujet, me tomber dans le cœur. Le ciel, qui connaît nos <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> +sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne +la perdrons point; il me semble que j'en ai au-dedans de moi la +certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, +tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et +tendre intérêt que je prends à elle; dis-lui que son souvenir est pour +moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne +manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu! +quel long espace de temps il va s'écouler avant que je ne reçoive une +réponse à cette lettre! Que l'éloignement est quelque chose de cruel! +D'où vient que tu me parles de ton retour en France? Tu cherches à me +flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en +moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton +souvenir telle qu'il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde +plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton cœur; je suis +étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te +reverrai-je? cette idée ne s'offre pas à moi d'une manière bien +distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves +qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant! Adieu, +félicité sans mélange! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous +donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures?</p> + +<p>«Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l'instant +de la séparation; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton +absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout +de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> éloignement, +il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton +ouvrage: je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitié que +j'ai pour toi est bien naturelle: dès notre enfance, tu as été mon +défenseur et mon ami; jamais tu ne m'as coûté une larme, et jamais tu +n'as fait un ami sans qu'il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le +ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que +je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton cœur. +Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes +lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace +de temps j'y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis +toujours, à l'égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me +manque sous les pieds: il est bien vrai que pour quiconque ne me +connaît pas, je dois paraître inexplicable; cependant je ne varie que +de forme, car le fond reste constamment le même.»</p> + +<p>La voix du cygne qui s'apprêtait à mourir fut transmise par moi au +cygne mourant: j'étais l'écho de ces ineffables et derniers concerts!</p> + +<p class="p2">Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une +femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdener<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Lien vers la note 314"><span class="note">[314]</span></a>, +montre l'empire que <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> madame de Beaumont, sans aucune force de +beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les +esprits.</p> + +<p class="left60">Paris, 24 novembre 1803.</p> + +<p>«J'ai appris avant-hier par M. Michaud<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Lien vers la note 315"><span class="note">[315]</span></a>, qui est revenu de Lyon, +que madame de Beaumont était à <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> Rome et qu'elle était très, +très-malade: voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément +affligée; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à +cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps, +mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du +bonheur! Que de fois j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et +trouver sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que +j'y ai ressenties moi-même! Hélas! n'aurait-elle atteint ce pays si +ravissant que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être +exposée à des dangers que je redoute! Je ne saurais vous exprimer +combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée que +je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand; +vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et, en vous +montrant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est +vous toucher plus que je n'eusse <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> pu le faire en m'occupant +de vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle; j'ai le secret de +la douleur, et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces +âmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les +autres. J'espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège +qu'elle reçut, d'être plus heureuse; j'espérais qu'elle retrouverait +un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre +présence. Ah! rassurez-moi, parlez-moi; dites-lui que je l'aime +sincèrement, que je fais des vœux pour elle. A-t-elle eu ma lettre +écrite en réponse à la sienne à Clermont? Adressez votre réponse à +Michaud: je ne vous demande qu'un mot, car je sais, mon cher +Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je +la croyais mieux; je ne lui ai pas écrit; j'étais accablée d'affaires; +mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir, et je savais +le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé; croyez à mon amitié, à +l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas.</p> + +<p class="left60">«B. Krüdener.»</p> + +<p>Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont ne +dura pas: les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est +vrai; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous +tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture +avec la malade; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant +remarquer la campagne et le ciel: elle ne prenait plus goût à rien. Un +jour, je la menai au Colisée; c'était un de ces jours <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> +d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre, +et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au +pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux; elle les promena lentement +sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient +vu tant mourir; les ruines étaient décorées de ronces et d'ancolies +safranées par l'automne et noyées dans la lumière. La femme expirante +abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards +qui quittaient le soleil; elle les arrêta sur la croix de l'autel, et +me dit: «Allons; j'ai froid.» Je la reconduisis chez elle; elle se +coucha et ne se releva plus.</p> + +<p>Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne; je lui envoyais +de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa +belle-sœur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis <abbr title="16">XVI</abbr> d'une mission +diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui: André +Chénier faisait partie de cette ambassade<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Lien vers la note 316"><span class="note">[316]</span></a>.</p> + +<p>Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la +promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de +Beaumont. <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait +pas le 2 novembre, jour des Morts; puis elle se rappela qu'un de ses +parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais +que son imagination était troublée; qu'elle reconnaîtrait la fausseté +de ses frayeurs; elle me répondait, pour me consoler: «Oh! oui, j'irai +plus loin!» Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui +dérober; elle me tendit la main, et me dit: «Vous êtes un enfant; +est-ce que vous ne vous y attendiez pas?»</p> + +<p>La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. +Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, à propos de son +testament, que <span class="italic">tout était fini; mais que tout était à faire, et +qu'elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s'occuper de +cela</span>. Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de +prévenir la malade qu'il était temps de songer à mettre ordre à sa +conscience: j'eus un moment de faiblesse; la crainte de précipiter, +par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont +avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis +je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain.</p> + +<p>Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La +malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en +dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais: quand on +entr'ouvrait la porte, j'apercevais la clarté débile d'une veilleuse +qui s'éteignait.</p> + +<p>Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont +s'aperçut de mon trouble, elle me dit: «Pourquoi êtes vous comme cela? +J'ai <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> passé une bonne nuit.» Le médecin affecta alors de me +dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je +sortis: quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de +Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord +de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me +regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner +de la force: «Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi +prompt: allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de +Bonnevie.»</p> + +<p>L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pouvoirs, se rendit chez +madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le +cœur un profond sentiment de religion; mais que les malheurs inouïs +dont elle avait été frappée pendant la Révolution l'avaient fait +douter quelque temps de la justice de la Providence; qu'elle était +prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde +éternelle; qu'elle espérait, toutefois, que les maux qu'elle avait +soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre. +Elle me fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur.</p> + +<p>Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il +n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme. +On envoya chercher le curé, pour administrer les sacrements. Je +retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit: +«Eh bien, êtes-vous content de moi?» Elle s'attendrit sur ce qu'elle +daignait appeler <span class="italic">mes bontés</span> pour elle: ah! si j'avais pu dans ce +moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> de +tous les miens, avec quelle joie je l'aurais fait! Les autres amis de +madame de Beaumont, qui n'assistaient pas à ce spectacle, n'avaient du +moins qu'une fois à pleurer: debout, au chevet de ce lit de douleurs +d'où l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la +malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une +idée déplorable vînt me bouleverser: je m'aperçus que madame de +Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement +véritable que j'avais pour elle: elle ne cessait d'en marquer sa +surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru +qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me +débarrasser d'elle.</p> + +<p>Le curé arriva à onze heures: la chambre se remplit de cette foule de +curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à +Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre +signe de frayeur. Nous nous mîmes à genoux, et la malade reçut à la +fois la communion et l'extrême-onction. Quand tout le monde se fut +retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une +demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande +élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante; elle m'engagea +surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert; +mais M. Joubert devait-il vivre?</p> + +<p>Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée. +Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me +rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous +étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de +Beaumont demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille +femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne +d'une aussi bonne maîtresse<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Lien vers la note 317"><span class="note">[317]</span></a>: le médecin s'y opposa dans la +crainte que madame de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors +elle me dit qu'elle sentait l'approche de l'agonie. Tout à coup elle +rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec +contraction; ses yeux s'égarèrent. De la main qui lui restait libre, +elle faisait des signes à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit; +puis, reportant cette main sur sa poitrine, elle disait: «<span class="italic">C'est là!</span>» +Consterné, je lui demandai si elle me reconnaissait: l'ébauche d'un +sourire parut au milieu de son égarement; elle me fit une légère +affirmation de tête: sa parole n'était déjà plus dans ce monde. Les +convulsions ne durèrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans +nos bras, moi, le médecin et la garde: une de mes mains se trouvait +appuyée sur son cœur qui touchait à ses légers ossements; il +palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. +Oh! moment d'horreur et d'effroi, je le sentis s'arrêter! nous +inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos; elle pencha la +tête. Quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son +front; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le +médecin présenta un miroir et une lumière à la bouche de <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> +l'étrangère: le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la +lumière resta immobile. Tout était fini<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Lien vers la note 318"><span class="note">[318]</span></a>.</p> + +<p class="p2">Ordinairement ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, +d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion: +comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors, +comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable +envers sa famille, je fus obligé de présider à tout: il me fallut +désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la +largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier +les dimensions du cercueil.</p> + +<p>Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté +à <span class="italic">Saint-Louis des Français</span>. Un de ces pères était d'Auvergne et né à +Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelit dans +une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud, +lui avait envoyée de l'Île-de-France<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Lien vers la note 319"><span class="note">[319]</span></a>. Cette étoffe n'était point +à Rome; on n'en <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> trouva qu'un morceau qu'elle portait +partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec +une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les +ecclésiastiques français étaient convoqués; la princesse Borghèse +prêta le char funèbre de sa famille; le cardinal Fesch avait laissé +l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses +voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des +torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par +le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de +l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins +françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture +religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions +de notre ancienne patrie; ces tombeaux où sont inscrits les noms de +quelques-unes des races les plus historiques de nos annales; cette +église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un +grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je +désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée +trouvât du moins quelque appui dans mon obscur attachement, et que +l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune.</p> + +<p>La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères +et de sœurs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier +aux morts, un pieux <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> souvenir; on se la rappelle encore: j'ai +vu Léon <abbr title="12">XII</abbr> prier à son tombeau. En 1828<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Lien vers la note 320"><span class="note">[320]</span></a>, je visitai le monument +de celle qui fut l'âme d'une société évanouie<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Lien vers la note 321"><span class="note">[321]</span></a>; le bruit de mes +pas autour de ce monument muet, dans une église solitaire, m'était une +admonition. «Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque; mais toi, +chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait +oublier tes anciens amis<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Lien vers la note 322"><span class="note">[322]</span></a>.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> Si l'on rapportait à l'échelle des événements publics les +calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un +mot dans des <span class="italic">Mémoires</span>. Qui n'a perdu un ami? qui ne l'a vu mourir? +qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil? La réflexion est +juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres +aventures: sur le vaisseau qui les emporte, les matelots ont une +famille à terre qui les intéresse et dont ils s'entretiennent +mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger +aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs, +une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les +catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre +nature: nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire +commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se +compose l'univers humain aux yeux de Dieu.</p> + +<p>En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je +ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient +destinées.</p> + +<p class="center p2">LETTRE DE M. CHÊNEDOLLÉ.</p> + +<p>«Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que +je prends à votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la +vôtre, parce que cela n'est pas possible; mais je <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> suis bien +profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore +cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour +moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a +de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de +repasser en France; venez chercher quelques consolations auprès de +votre vieux ami. Vous savez si je vous aime: venez.</p> + +<p>«J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous: il y avait plus de +trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes +lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues? Madame de +Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux mois. Cela m'a causé +une peine mortelle, et cependant je crois n'avoir aucun tort à me +reprocher envers elle. Mais, quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ôter +l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie. +Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m'écrire; ainsi, tout ce que +j'aimais semble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'oubliez +pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes il me reste +encore un cœur sur lequel je puisse compter! Adieu! je vous +embrasse en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte +comme on doit la sentir.»</p> + +<p>23 novembre 1803.</p> + +<p class="center p2">LETTRE DE M. DE FONTANES.</p> + +<p>«Je partage tous vos regrets, mon cher ami: je sens la douleur de +votre situation. Mourir si jeune <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> et après avoir survécu à +toute sa famille! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse +femme n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de l'amitié. Sa +mémoire vivra dans des cœurs dignes d'elle. J'ai fait passer à M. +de la Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux +Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de la porter. Ce +bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui +ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs; mais il ne s'en est +pas occupé un seul moment. S'il était possible de parler d'affaires +dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il était bien +naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à +des collatéraux éloignés et presque inconnus<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Lien vers la note 323"><span class="note">[323]</span></a>. J'approuve votre +conduite; je connais votre délicatesse; mais je ne puis avoir pour mon +ami le même désintéressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet +oubli m'étonne et m'afflige<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Lien vers la note 324"><span class="note">[324]</span></a>. Madame de Beaumont <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> sur son +lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence du dernier adieu, de +l'avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la +mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille +francs d'appointements lorsque votre carrière était débarrassée des +premières épines? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche +aussi importante? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai à +vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous +dirais: Venez tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers +que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour +vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais +que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à +la merci des premiers besoins; mais je vois là plus de gloire que de +fortune. Votre éducation, vos habitudes, veulent un peu de dépense. La +renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable +science du <span class="italic">pot-au-feu</span> est à la tête de toutes les autres quand on +veut vivre indépendant et tranquille. J'espère toujours que rien ne +vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh! mon +ami, soyez sûr qu'après les premières caresses ils valent encore moins +que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces +réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés; mais +j'espère qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des +lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent +<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait: +elle vous conseillera bien. Sa mémoire et votre cœur vous guideront +sûrement: je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux. +Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement.»</p> + +<p>M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui. +J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce +ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de +la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker +allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée: n'ayant pas +alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour +l'amie de sa fille:</p> + +<p class="center p2">LETTRE DE M. NECKER.</p> + +<p>«Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a prié +d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui être +adressés, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire +parvenir par la poste: c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de +la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre +lettre à Francfort, d'où elle sera probablement transmise plus loin, +et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris, +monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël +aussitôt que vous avez droit de l'attendre. Vous êtes bien sûr, +monsieur, de la douleur qu'éprouvera madame de Staël en apprenant la +perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un +profond sentiment. Je m'associe à sa peine, <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> je m'associe à +la vôtre, monsieur, et j'ai une part à moi en particulier lorsque je +songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de +Montmorin.</p> + +<p>«Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome pour +retourner en France: je souhaite que vous preniez votre route par +Genève, où je vais passer l'hiver. Je serais très empressé à vous +faire les honneurs d'une ville où vous êtes déjà connu de réputation. +Mais où ne l'êtes-vous pas, monsieur? Votre dernier ouvrage, +étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux +qui aiment à lire.</p> + +<p>«J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et +l'hommage des sentiments les plus distingués.</p> + +<p><span class="left60">«Necker.»</span><br> + Coppet, le 27 novembre 1803.</p> + +<p class="center p2">LETTRE DE MADAME DE STAËL.</p> +<p class="left60">Francfort, ce 3 décembre 1803</p> + +<p>«Ah! mon Dieu, <span class="italic">my dear Francis</span>, de quelle douleur je suis saisie en +recevant votre lettre! Déjà hier, celte affreuse nouvelle était tombée +sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver +pour jamais en lettres de sang dans mon cœur. Pouvez-vous, +pouvez-vous me parler d'opinions différentes sur la religion, sur les +prêtres? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un +sentiment? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> plus +douloureuses larmes. <span class="italic">My dear Francis</span>, rappelez-vous le temps où vous +vous sentiez le plus d'amitié pour moi; n'oubliez pas surtout celui où +tout mon cœur était attiré vers vous, et dites-vous que ces +sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais, sont au fond de +mon âme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractère de madame de +Beaumont: je n'en connais point de plus généreux, de plus +reconnaissant, de plus passionnément sensible. Depuis que je suis +entrée dans le monde, je n'avais jamais cessé d'avoir des rapports +avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu même de quelques +diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis, +donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime, +j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai +pour vous une sœur. Plus que jamais je dois respecter vos opinions: +Matthieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que +je viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager: +faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous +a-t-on écrit que j'avais été exilée à quarante lieues de Paris? J'ai +pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne; mais, au printemps, +je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini, ou auprès de +Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous +réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme +entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous +ressemblons, à travers les différences? M. de Humboldt m'avait écrit, +il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> +ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de +son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos +succès, dans un tel moment? Cependant elle les aimait ces succès, elle +y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a +tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en +Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport, banquiers. Que dans votre +récit il y a des mots déchirants! Et cette résolution de garder la +pauvre Saint-Germain: vous l'amènerez une fois dans ma maison.</p> + +<p>«Adieu tendrement: douloureusement adieu.</p> + +<p class="left60">«<span class="smcap">N. de Staël.</span>»</p> + +<p>Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme +illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de +Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût +permis de renaître! Mais nos attachements, qui se font entendre des +morts, n'ont pas le pouvoir de les délivrer: quand Lazare se leva de +la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le +visage enveloppé d'un suaire: or, l'amitié ne saurait dire, comme le +Christ à Marthe et à Marie: «Déliez-le, et le laissez aller.»</p> + +<p>Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux +les regrets qu'ils donnaient à une autre.</p> + +<p class="p2">J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des +malheurs personnels étaient venus se mêler à la médiocrité du travail +et à d'intimes tracasseries politiques. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> On n'a pas su ce que +c'est que la désolation du cœur, quand on n'est point demeuré seul +à errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé +votre vie: on la cherche et on ne la trouve plus; elle vous parle, +vous sourit, vous accompagne; tout ce qu'elle a porté ou touché +reproduit son image; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau +transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du +premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel; car, si vos +jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres +pertes: ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et +vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous +avez successivement perdues.</p> + +<p>Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de +la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. À ma première +promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni +les arbres, ni les monuments, ni le ciel; je m'égarais au milieu des +campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous +les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville +éternelle, qui joignait actuellement à tant d'existences passées une +vie éteinte de plus. À force de parcourir les solitudes du Tibre, +elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis +assez correctement dans ma <span class="italic">Lettre à M. de Fontanes</span><a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Lien vers la note 325"><span class="note">[325]</span></a>: «Si +l'étranger <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> est malheureux, disais-je; s'il a mêlé les +cendres qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne +passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme +infortunée!»</p> + +<p>C'est aussi à Rome que je conçus pour la première fois l'idée d'écrire +les <span class="italic">Mémoires de ma vie</span>; j'en trouve quelques lignes jetées au +hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots: «Après avoir erré +sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon +pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la +faim même, je revins à Paris en 1800.»</p> + +<p>Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan:</p> + +<p>«Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures, pendant lesquelles +je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à +mes peines: ce sont les <span class="italic">Mémoires de ma vie</span>. Rome y entrera; ce n'est +que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille; +ce ne seront point des <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> confessions pénibles pour mes amis: +si je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi +beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du +détail de mes faiblesses; je ne dirai de moi que ce qui est convenable +à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon cœur. +Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau; ce n'est pas mentir +à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos +pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas qu'au fond +j'aie rien à cacher; je n'ai ni fait chasser une servante pour un +ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la +femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés; mais +j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de cœur; un gémissement sur +moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, +faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société +à la reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout? On ne +manque pas d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature +humaine<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Lien vers la note 326"><span class="note">[326]</span></a>.»</p> + +<p>Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma +jeunesse, mes voyages et mon exil: ce sont pourtant les récits où je +me suis plu davantage.</p> + +<p>J'avais été comme un heureux esclave: accoutumé à mettre sa liberté au +cep, il ne sait plus que faire de son loisir quand ses entraves sont +brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se +placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> mes +yeux: la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions +d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait.</p> + +<p>Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes <span class="italic">Mémoires</span>, je +sentis le prix que les grands attachaient à la valeur de leur nom: il +y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des +souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands +hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race +humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée +pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se +rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau +privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence +impérissable à tout ce qu'il a aimé.</p> + +<p>J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en +commençant par la Genèse. Sur ce verset: <span class="italic">Voici qu'Adam est devenu +comme l'un de nous, sachant le bien et le mal; donc, maintenant, il ne +faut pas qu'il porte la main au fruit de vie, qu'il le prenne, qu'il +en mange et qu'il vive éternellement</span>; je remarquai l'ironie +formidable du Créateur: <span class="italic">Voici qu'Adam est devenu semblable à l'un de +nous</span>, etc. <span class="italic">Il ne faut pas que l'homme porte la main au fruit de +vie</span>. Pourquoi? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il +connaît le bien et le mal; il est maintenant accablé de maux; <span class="italic">donc, +il ne faut pas qu'il vive éternellement</span>: quelle bonté de Dieu que la +mort!</p> + +<p>Il y a des prières commencées, les unes pour les <span class="italic">inquiétudes de +l'âme</span>, les autres pour <span class="italic">se fortifier contre la prospérité des +méchants</span>: je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées +errantes hors de moi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de +longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout +à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard: j'eus +une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il +s'y opposa: il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait +l'air d'une disgrâce; que je réjouirais mes ennemis, que le premier +consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille +dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer +quinze jours ou un mois à Naples<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Lien vers la note 327"><span class="note">[327]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir +si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Lien vers la note 328"><span class="note">[328]</span></a>: ce serait +tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri <abbr title="5">V</abbr> le sacrifice des +dernières années de ma vie.</p> + +<p>Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le +premier consul m'avait nommé ministre dans le Valais. Il s'était +d'abord emporté sur des dénonciations; mais, revenant à sa raison, il +comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier +plan, qu'il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l'on ne +tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante; il +en créa une, et, la choisissant conforme à mon instinct de solitude et +<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> d'indépendance, il me plaça dans les Alpes; il me donna une +république catholique, avec un monde de torrents: le Rhône et nos +soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France, +les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son +audacieux chemin. Le consul devait m'accorder autant de congés que +j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciochi me faisait +mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible +m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique +sans m'y attendre, et sans le vouloir: il est vrai qu'à la tête de +l'État se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas +abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle +sentait trop disposée à se séparer du pouvoir.</p> + +<p>Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je +rends dans ces <span class="italic">Mémoires</span> une justice sur laquelle peut-être il ne +comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris, +presque au moment même que ses manières étaient devenues plus +obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée +était-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller à +Naples, ou dans ses missives diplomatiques? Conversations et missives +sont de la même date, et contradictoires. Il n'eût tenu qu'à moi de +mettre M. le cardinal d'accord avec lui-même, en faisant disparaître +les traces des rapports qui me concernaient: il m'eût suffi de retirer +des cartons, lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, les +élucubrations de l'ambassadeur: je n'aurais fait que ce qu'a fait M. +de Talleyrand au sujet de sa correspondance <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> avec l'empereur. +Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit. +Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur +place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien; +mais, pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il +faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs +tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les +archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le +marquis de Bonnay<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Lien vers la note 329"><span class="note">[329]</span></a> à mon égard: loin de me ménager, je les ferai +connaître.</p> + +<p>M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre +abbé Guillon (l'évêque du Maroc): il était signalé comme un <span class="italic">agent de +la Russie</span>. Bonaparte traitait M. Lainé d'<span class="italic">agent de l'Angleterre</span>: +c'étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la +méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien +à dire contre M. Fesch lui-même? Le cardinal de Clermont-Tonnerre +était à Rome comme moi, en 1803; que n'écrivait-il point de l'oncle de +Napoléon! J'ai les lettres.</p> + +<p>Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans +des liasses vermoulues, importent-elles? Des divers acteurs de cette +époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre, +nous sommes déjà morts: lit-on le nom de l'insecte à la <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> +faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en rampant?</p> + +<p>M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon +<abbr title="12">XII</abbr>; il m'a donné des preuves d'estime: de mon côté, j'ai tenu à le +prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé +avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé: +je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont +servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch.</p> + +<p>Je partis pour Naples: là commença une année sans madame de Beaumont; +année d'absence, que tant d'autres devaient suivre! Je n'ai point revu +Naples depuis cette époque, bien qu'en 1828 je fusse à la porte de +cette même ville, où je me promettais d'aller avec madame de +Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits, et les +myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Élysées et la mer, étaient +des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint +la baie de Naples dans <span class="italic">les Martyrs</span><a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Lien vers la note 330"><span class="note">[330]</span></a>. Je montai au Vésuve et +descendis dans son cratère<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Lien vers la note 331"><span class="note">[331]</span></a>. Je me pillais: je jouais une scène de +<span class="italic">René</span><a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Lien vers la note 332"><span class="note">[332]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> À Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots +latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins +à Rome. Canova<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Lien vers la note 333"><span class="note">[333]</span></a> m'accorda l'entrée de son atelier tandis qu'il +travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres +du tombeau que j'avais commandé étaient déjà d'une grande expression. +J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris +le 21 janvier 1804, autre jour de malheur<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Lien vers la note 334"><span class="note">[334]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> Voici une prodigieuse misère: trente-cinq ans se sont écoulés +depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, +en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon +dernier lien? Et pourtant, que j'ai vite, non pas oublié, mais +remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de défaillance en +défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une +ombre d'excuse lui reste; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la +traîne péniblement derrière lui, comment l'excuser! L'indigence de +notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour +exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des +mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est +cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois: on les +profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous +reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés; nos heures +s'accusent: notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est +une faute continuelle.</p> + +<p class="p2">Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je descendis à l'hôtel de +France, rue de Beaune<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Lien vers la note 335"><span class="note">[335]</span></a>, où madame de Chateaubriand vint me +rejoindre<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Lien vers la note 336"><span class="note">[336]</span></a> pour se rendre <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> avec moi dans le Valais. Mon +ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la +réunissait.</p> + +<p>Bonaparte marchait à l'empire; son génie s'élevait à mesure que +grandissaient les événements: il pouvait, comme la poudre en se +dilatant, emporter le monde; déjà immense, et cependant ne se sentant +pas au sommet, ses forces le tourmentaient; il tâtonnait, il semblait +chercher son chemin: quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru +et à Moreau; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre +pour rivaux: Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal, qui leur était fort +supérieur, furent arrêtés.</p> + +<p>Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les +affaires de la vie n'avait rien de ma nature, et j'étais aise de +m'enfuir aux montagnes.</p> + +<p>Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche +en a fait pour moi un document; j'entrais dans la politique par la +religion: le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> m'en avait ouvert les portes.</p> + +<p class="center p2"><span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> + RÉPUBLIQUE DU VALAIS</p> + +<p class="left60">Sion, 20 février 1804.</p> + +<p class="center">LE CONSEIL DE LA VILLE DE SION</p> + +<p class="center">À monsieur Chateaubriand, <span class="italic">secrétaire de légation<br> + de la République française</span> à Rome.</p> + +<p>«Monsieur,</p> + +<p>«Par une lettre officielle de notre grand bailli, nous avons appris +votre nomination à la place de ministre de France près de notre +République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus +complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un +précieux gage de la bienveillance du premier consul envers notre +République, et nous nous félicitons de l'honneur de vous posséder dans +nos murs: nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages +de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de +ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement +provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets +convenables pour votre usage, autant que la localité et nos +circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre +vous-même des arrangements à votre convenance.</p> + +<p>«Veuillez, monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos +dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son +envoyé, dont le choix <span class="italic">doit plaire particulièrement à un peuple +religieux</span>. <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir +de votre arrivée dans cette ville.</p> + +<p>«Agréez, monsieur, les assurances de notre respectueuse considération.</p> + +<p class="left10">«Le président du conseil de la ville de Sion,</p> + +<p class="left60">«<span class="smcap">De Riedmatten.</span></p> + +<p class="left10">«Par le conseil de la ville:</p> + +<p class="left40">«Le secrétaire du conseil,</p> + +<p class="left60">«<span class="smcap">De Torrenté.</span>»</p> + +<p>Deux jours avant le 21 mars<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Lien vers la note 337"><span class="note">[337]</span></a>, je m'habillai pour aller prendre +congé de Bonaparte aux Tuileries; je ne l'avais pas revu depuis le +moment où il m'avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait +était pleine; il était accompagné de Murat et d'un premier aide de +camp; il passait presque sans s'arrêter. À mesure qu'il approcha de +moi, je fus frappé de l'altération de son visage: ses joues étaient +dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son +air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers +lui cessa; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin +de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me +reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et +s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement? Son aide de +<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> camp me remarqua; quand la foule me couvrait, cet aide de +camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placés devant moi, +et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart +d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans +s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide +de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu? +Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir +avec moi? Quoi qu'il en soit, Napoléon passa dans un autre salon. +Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je +me retirai. À la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un +château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer.</p> + +<p>Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis: «Il faut +qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car +Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade.» M. +Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les +dates; voici sa phrase: «En revenant de chez le premier consul, M. de +Chateaubriand déclara à ses amis qu'il avait remarqué chez le premier +consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le +regard.<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Lien vers la note 338"><span class="note">[338]</span></a>»</p> + +<p>Oui, je le remarquai: une intelligence supérieure n'enfante pas le mal +sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel, et qu'elle ne +devait pas le porter.</p> + +<p>Le surlendemain, 21 mars<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Lien vers la note 339"><span class="note">[339]</span></a>, je me levai de bonne heure, pour un +souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir +un hôtel au coin de <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> la rue Plumet, sur le boulevard neuf des +Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution, +madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle +s'était plu quelquefois à me le montrer en passant: c'était à ce +cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais +faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine +à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée +aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou +quatre autres de son espèce; il semble me connaître et se réjouir +quand j'approche; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi +sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée: +intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l'un ou +l'autre sera tombé.</p> + +<p>Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l'esplanade des +Invalides, traversai le pont Louis <abbr title="16">XVI</abbr> et le jardin des Tuileries, +d'où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre +aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, +j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle; +des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots: +«Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, +qui condamne à la peine de mort <span class="smcap">le nommé Louis-Antoine-Henri de +Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly</span>.»</p> + +<p>Ce cri tomba sur moi comme la foudre; il changea ma vie, de même qu'il +changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi; je dis à madame de +Chateaubriand: «Le duc d'Enghien vient d'être fusillé.» Je m'assis +devant une table, et je me mis à écrire ma démission<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Lien vers la note 340"><span class="note">[340]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> +Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un +grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers: on faisait le +procès au général Moreau et à Georges Cadoudal<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Lien vers la note 341"><span class="note">[341]</span></a>; le lion avait +goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter.</p> + +<p>M. Clausel de Coussergues<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Lien vers la note 342"><span class="note">[342]</span></a> arriva sur ces entrefaites; il avait +aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main: ma +lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de +Chateaubriand, des phrases de colère, partit; elle était au ministre +des relations extérieures. Peu importait la rédaction: mon opinion et +mon crime étaient dans le fait de ma démission: Bonaparte ne s'y +trompa pas. Madame Bacciochi jeta les hauts cris en apprenant ce +qu'elle appelait <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> ma <span class="italic">défection</span>; elle m'envoya chercher et +me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes devint presque fou de +peur au premier moment: il me réputait fusillé avec toutes les +personnes qui m'étaient attachées<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Lien vers la note 343"><span class="note">[343]</span></a>. Pendant plusieurs jours, mes +amis restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police; ils +se présentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frémissant, +quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser +le lendemain de ma démission, disant qu'on était heureux d'avoir un +ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une +honorable modération, éloigné des places et du pouvoir.</p> + +<p>Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange +d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de +la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un +génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe +populaire, le <span class="italic">consul</span> d'une <span class="italic">république</span>, et non un roi continuateur +d'une <span class="italic">monarchie</span> usurpée; alors, j'étais isolé dans mon sentiment, +parce que j'étais conséquent dans ma conduite; je me retirai quand les +conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent; mais aussitôt +que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses +antichambres. Six mois après le 21 mars, on eût pu croire qu'il n'y +avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants +quolibets que l'on se permettait à huis <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> clos. Les personnes +<span class="italic">tombées</span> prétendaient avoir été <span class="italic">forcées</span>, et l'on ne <span class="italic">forçait</span>, +disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, +et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait +d'être <span class="italic">forcé</span> à force de sollicitations<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Lien vers la note 344"><span class="note">[344]</span></a>.</p> + +<p>Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent; ma présence leur +était un reproche: les gens prudents trouvent de l'imprudence dans +ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps où l'élévation de l'âme +est une véritable infirmité; personne ne la comprend; elle passe pour +une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude +inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de +juger les choses; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais +ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à +rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la +transformation des mœurs, au progrès de la société? N'est-ce pas +une méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance +qu'ils n'ont pas? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi +court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière +d'une maison, <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> n'ayant vue que sur une petite cour, ne se +doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au +dehors. Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que +vous êtes pour la médiocrité: quant aux grands esprits à l'orgueil +affectueux et aux yeux sublimes, <span class="italic">oculos sublimes</span>, leur dédain +miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez +<span class="italic">pas entendre</span>. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière +littéraire; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première +olympique l'<span class="italic">excellence de l'eau</span>, laissant le vin aux heureux.</p> + +<p>L'amitié rendit le cœur à M. de Fontanes; madame Bacciochi plaça sa +bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution; M. de +Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours +avant d'en parler: quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu +le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe +marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, +il ne prononça que ces deux mots: «C'est bon.» Plus tard il dit à sa +sœur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» Longtemps après, en +causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une +des choses qui l'avait le plus frappé<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Lien vers la note 345"><span class="note">[345]</span></a>. M. de Talleyrand me fit +écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> +gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes +services<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Lien vers la note 346"><span class="note">[346]</span></a>. Je rendis les frais d'établissement<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Lien vers la note 347"><span class="note">[347]</span></a>, et tout fut +fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte je m'étais placé à +son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme +je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu +le glaive suspendu sur ma tête; il revenait quelquefois à moi par un +penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités; +quelquefois j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait, +par l'idée que j'assistais à une transformation sociale, non à un +simple changement de dynastie: mais, antipathiques sous beaucoup de +rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller +volontiers, en le tuant, je n'aurais pas senti beaucoup de peine.</p> + +<p>La mort fait ou défait un grand homme; elle l'arrête <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> au pas +qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter: c'est une +destinée accomplie ou manquée; dans le premier cas, on en est à +l'examen de ce qu'elle a été; dans le second, aux conjectures de ce +qu'elle aurait pu devenir.</p> + +<p>Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me +serais trompé. Charles <abbr title="10">X</abbr> n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fait en +1804: il revenait de la monarchie. «Chateaubriand, me dit-il, au +château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte?—Oui, sire.—Vous +avez donné votre démission à la mort de M. le duc d'Enghien?—Oui, +sire.» Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté +qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée +pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même +abri: en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si +poliment quiconque écrivait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien, +ne m'ont pas adressé un souvenir: ils ignoraient sans doute aussi ma +conduite; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> LIVRE <abbr title="3">III</abbr><a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Lien vers la note 348"><span class="note">[348]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Mort du duc d'Enghien. — Année de ma vie 1804. — Le + général Hulin. — Le duc de Rovigo. — M. de Talleyrand. — + Part de chacun. — Bonaparte, son sophisme et ses remords. + — Ce qu'il faut conclure de tout ce récit. — Inimitiés + enfantées par la mort du duc d'Enghien. — Un article du + <span class="italic">Mercure</span>. — Changement dans la vie de Bonaparte. — + Abandon de Chantilly.</p> + +<p>Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une +inquiétude qui m'obligerait à changer de climat, si j'avais encore la +puissance des ailes et la légèreté des heures: les nuages qui volent à +travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet +instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse, où de +vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles, +volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières, +m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis +qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche: les sites +de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entr'ouvert un moment +du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères +de la vie dans le ruisseau de la Thève: il dérobe sa course parmi des +prêles et des mousses; des roseaux le voilent; il meurt dans ces +<span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans +cesse renouvelée: ces ondes me charmaient quand je portais en moi le +désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et +que je parais de fleurs.</p> + +<p>Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m'a surpris; je +me suis réfugié sous un hêtre: ses dernières feuilles tombaient comme +mes années; sa cime se dépouillait comme ma tête; il était marqué au +tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon +auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des +dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. +le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly.</p> + +<p>Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les cœurs; +on appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un +de ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de +Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient +consternés. À l'étranger, si le langage diplomatique étouffa +subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les +entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup +pénétra d'outre en outre: Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> renvoya au roi d'Espagne l'ordre +de la Toison-d'Or, dont Bonaparte venait d'être décoré; le renvoi +était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale:</p> + +<p>«Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi +et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placé sur un trône +qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc +d'Enghien. La religion peut m'engager <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> à pardonner à un +assassin; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi. +La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir +mes jours en exil; mais jamais ni mes contemporains ni la postérité ne +pourront dire que, dans le temps de l'adversité, je me sois montré +indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trône de mes ancêtres.»</p> + +<p>Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc +d'Enghien: Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Lien vers la note 349"><span class="note">[349]</span></a>, fut le seul +des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune +prince français. Il fit partir de Carlsruhe un aide de camp porteur +d'une lettre à Bonaparte; la lettre arriva trop tard: le dernier des +Condé n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le +cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> avait renvoyé la Toison-d'Or +au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric +que, «d'après les <span class="italic">lois de la chevalerie</span>, il ne pouvait pas consentir +à être le frère d'armes de l'assassin du duc d'Enghien.» (Bonaparte +<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> avait l'Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle dérision amère +dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout, +excepté au cœur d'un roi malheureux pour un ami assassiné; nobles +sympathies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises, +dans un monde ignoré des hommes!</p> + +<p>Hélas! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos +caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient +plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre +douleur portât longtemps le crêpe: peu à peu les larmes se tarirent; +la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le premier +consul venait d'échapper; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été +sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque, +écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine; les +sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils magnanime +qui n'avait pas craint de s'arracher le cœur par un parricide tant +salutaire! La société retourna vite à ses plaisirs; elle avait frayeur +de son deuil: après la Terreur, les victimes épargnées dansaient, +s'efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d'être soupçonnées +coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à +l'échafaud.</p> + +<p>Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le +duc d'Enghien; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des +Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de +Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angoulême était à +Varsovie avec Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>; le comte <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> d'Artois et le duc de +Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus +jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva +que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de +ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son +petit-fils<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Lien vers la note 350"><span class="note">[350]</span></a> contre une arrestation possible, par un billet à lui +adressé de Londres et que l'on conserve<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Lien vers la note 351"><span class="note">[351]</span></a>. Bonaparte appela auprès +<span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> de lui les deux consuls ses collègues: il fit d'abord +d'amers reproches à M. Réal<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Lien vers la note 352"><span class="note">[352]</span></a> de l'avoir laissé ignorer ce qu'on +projetait contre lui. Il écouta patiemment les objections: ce fut +Cambacérès<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Lien vers la note 353"><span class="note">[353]</span></a> qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en +remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les <span class="italic">Mémoires</span> de +Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m'a +permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir +reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas; elle va où le génie +l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> de Bonaparte, +il fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut +immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne +trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de +Thumery et quelques autres émigrés de peu de renom: cela aurait dû +avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le +commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le +prince même: il a laissé un petit journal de route d'Ettenheim à +Strasbourg: le héros de la tragédie vient sur l'avant-scène prononcer +ce prologue:</p> + +<p class="center p2">JOURNAL DU DUC D'ENGHIEN.</p> + +<p>«Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée, dit le prince, par +un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie, total, deux +cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le +colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures (du +matin). À cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au +Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans +une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué +pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim. Déjeuné à +l'auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal des +logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé +à Strasbourg, chez le colonel Charlot, vers cinq heures et demie. +Transféré une demi-heure après, dans un fiacre, à la citadelle....... +.......................... <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> Dimanche 18, on vient m'enlever à +une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de +m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars +seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel +Charlot m'a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a +reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec +six chevaux de poste sur la place de l'Église. Le lieutenant Petermann +y monte à côté de moi, le maréchal des logis Blitersdorff sur le +siège, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors.»</p> + +<p>Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord.</p> + +<p>Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la +capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu +d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au +château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour +intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y +enferme et il s'endort. À mesure que le prince approchait de Paris, +Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il +partit pour la Malmaison; c'était le dimanche des Rameaux. Madame +Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de +l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui +répondit: «Tu n'entends rien à la politique.» Le colonel Savary<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Lien vers la note 354"><span class="note">[354]</span></a> +était devenu <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> un des habitués de Bonaparte. Pourquoi? parce +qu'il avait vu le premier consul pleurer à Marengo. Les hommes à part +doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des +hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles +un témoin peut se rendre maître des résolutions d'un grand homme.</p> + +<p>On assure que le premier consul fit rédiger tous les ordres pour +Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres que si la condamnation +prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée +sur-le-champ.</p> + +<p>Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque +ces ordres manquent. Madame de Rémusat<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Lien vers la note 355"><span class="note">[355]</span></a>, qui, dans la soirée du 20 +mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le premier consul, +l'entendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Auguste; elle crut +que Bonaparte revenait à lui et que <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> le prince était +sauvé<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Lien vers la note 356"><span class="note">[356]</span></a>. Non, le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary +reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le +premier consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis +le vent souffla, et tout fut fini.</p> + +<p class="center p2">COMMISSION MILITAIRE NOMMÉE.</p> + +<p>Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an <abbr title="12">XII</abbr><a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Lien vers la note 357"><span class="note">[357]</span></a> avait arrêté qu'une +commission militaire, composée de sept membres nommés par le général +gouverneur de Paris (Murat), se réunirait à Vincennes pour juger <span class="italic">le +ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la +République</span>, etc.</p> + +<p>En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ventôse, Joachim Murat +nomma, pour former ladite commission, les sept militaires, à savoir:</p> + +<p>Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des +consuls, président;</p> + +<p>Le colonel Guitton, commandant le 1<sup>er</sup> régiment des cuirassiers;</p> + +<p>Le colonel Bazancourt, commandant le 4<sup>e</sup> régiment d'infanterie légère;</p> + +<p>Le colonel Ravier, commandant le 18<sup>e</sup> régiment d'infanterie de ligne;</p> + +<p>Le colonel Barrois, commandant le 96<sup>e</sup> régiment d'infanterie de ligne;</p> + +<p>Le colonel Rabbe, commandant le 2<sup>e</sup> régiment de la garde municipale de +Paris;</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui +remplira les fonctions de capitaine-rapporteur.</p> + +<p class="center p2">INTERROGATOIRE DU CAPITAINE-RAPPORTEUR.</p> + +<p>Le capitaine Dautancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la légion +d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le +citoyen Noirot, lieutenant au même corps, se rendent à la chambre du +duc d'Enghien; ils le réveillent: il n'avait plus que quatre heures à +attendre avant de retourner à son sommeil. Le capitaine-rapporteur, +assisté de Molin, capitaine au 18<sup>e</sup> régiment, greffier, choisi par +ledit rapporteur, interroge le prince.</p> + +<p>À lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance?</p> + +<p>A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né +le 2 août 1772, à Chantilly.</p> + +<p>À lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France?</p> + +<p>A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant +formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela il avait fait +la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon.</p> + +<p>À lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette +puissance lui accorde toujours un traitement?</p> + +<p>A répondu n'y être jamais allé; que l'Angleterre lui accorde toujours +un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> À lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé?</p> + +<p>A répondu: commandant de l'avant-garde en 1796, avant cette campagne +comme volontaire au quartier général de son grand-père, et toujours, +depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde.</p> + +<p>À lui demandé s'il connaissait le général Pichegru, s'il a eu des +relations avec lui?</p> + +<p>A répondu: Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de +relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne +l'avoir point connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu +se servir, s'ils sont vrais.</p> + +<p>À lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des +relations avec lui?</p> + +<p>A répondu: Pas davantage.</p> + +<p>De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien, +le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes +et le capitaine-rapporteur.</p> + +<p>Avant de signer le présent procès-verbal, le duc d'Enghien a dit: «Je +fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du +premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de +ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.»</p> + +<p class="center p2">SÉANCE ET JUGEMENT DE LA COMMISSION MILITAIRE.</p> + +<p>À deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la +salle où siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans +l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> Il persista dans +sa déclaration: il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il +désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre +contre la France. «Lui ayant été demandé s'il avait quelque chose à +présenter dans ses moyens de défense, a répondu n'avoir rien à dire de +plus.</p> + +<p>«Le président fait retirer l'accusé; le conseil délibérant à huis +clos, le président recueille les voix, en commençant par le plus jeune +en grade; ensuite, ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des +voix a déclaré le duc d'Enghien coupable, et lui a appliqué +l'article.... de la loi du... ainsi conçu...... et en conséquence l'a +condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera +exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en +avoir donné lecture au condamné, en présence des différents +détachements des corps de la garnison.</p> + +<p>«Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jour, mois et an +que dessus et avons signé.»</p> + +<p>La fosse étant <span class="italic">faite, remplie et close</span>, dix ans d'oubli, de +consentement général et de gloire inouïe s'assirent dessus; l'herbe +poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux +illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la +fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares +affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du +fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers +l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration +vint: la terre de la tombe fut remuée et <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> avec elle les +consciences; chacun alors crut devoir s'expliquer.</p> + +<p>M. Dupin aîné publia sa discussion; M. Hulin, président de la +commission militaire, parla; M. le duc de Rovigo entra dans la +controverse en accusant M. de Talleyrand; un tiers répondit pour M. de +Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de +Sainte-Hélène.</p> + +<p>Il faut reproduire et étudier ces documents, pour assigner à chacun la +part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il +est nuit, et nous sommes à Chantilly; il était nuit quand le duc +d'Enghien était à Vincennes.</p> + +<p class="p2">Lorsque M. Dupin<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Lien vers la note 358"><span class="note">[358]</span></a> publia sa brochure, il me l'envoya avec cette +lettre:</p> + +<p class="left60"><span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span></p> Paris, ce 10 novembre 1823. + +<p class="left20">Monsieur le vicomte,</p> + +<p>«Veuillez agréer un exemplaire de ma publication relative à +l'assassinat du duc d'Enghien.</p> + +<p>«Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais voulu, avant tout, +respecter la volonté de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu +connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son désir que cette +déplorable affaire ne fût point exhumée.</p> + +<p>«Mais la Providence ayant permis que d'autres prissent l'initiative, +il est devenu nécessaire de faire connaître la vérité, et, après +m'être assuré qu'on ne persistait plus à me faire garder le silence, +j'ai parlé avec franchise et sincérité.</p> + +<p><span class="left10">«J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,</span><br> +<span class="left20">«Monsieur le vicomte,</span><br> +<span class="left20">«De Votre Excellence le très humble et + très obéissant serviteur,</span></p> + +<p class="left60">«Dupin.»</p> + +<p>M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi +un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du +père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure:</p> + +<p>«La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des événements qui ont le +plus affligé la nation française: il a déshonoré le gouvernement +consulaire.</p> + +<p>«Un jeune prince, à la fleur de l'âge, surpris par trahison sur un sol +étranger, où il dormait en paix <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> sous la protection du droit +des gens; entraîné violemment vers la France; traduit devant de +prétendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les siens; accusé +de crimes imaginaires; privé du secours d'un défenseur; interrogé et +condamné à huis clos; mis à mort de nuit dans les fossés du château +fort qui servait de prison d'État; tant de vertus méconnues, de si +chères espérances détruites, feront à jamais de cette catastrophe un +des actes les plus révoltants auxquels ait pu s'abandonner un +gouvernement absolu!</p> + +<p>«Si aucune forme n'a été respectée; si les juges étaient incompétents; +s'ils n'ont pas même pris la peine de relater dans leur arrêt la date +et le texte des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette +condamnation; si le malheureux duc d'Enghien a été fusillé en vertu +d'une sentence <span class="italic">signée en blanc</span>... et qui n'a été régularisée +qu'après coup! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une +erreur judiciaire; la chose reste avec son véritable nom: c'est un +odieux assassinat.»</p> + +<p>Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces: il montre +d'abord l'illégalité de l'arrestation: le duc d'Enghien n'a point été +arrêté en France; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il +n'avait pas été pris les armes à la main; il n'était pas prisonnier à +titre civil, car l'extradition n'avait pas été demandée; c'était un +emparement violent de la personne, comparable aux captures que font +les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, <span class="italic">incursio +latronum</span>.</p> + +<p>Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la commission <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> +militaire: la connaissance de prétendus complots tramés contre l'État +n'a jamais été attribuée aux commissions militaires.</p> + +<p>Vient après cela l'examen du jugement.</p> + +<p>«L'interrogatoire (c'est M. Dupin qui continue de parler) a lieu le 29 +ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc +d'Enghien est introduit devant la commission militaire.</p> + +<p>«Sur la minute du jugement on lit: Aujourd'hui, le 30 ventôse an <abbr title="12">XII</abbr> +de la République, <span class="italic">à deux heures du matin</span>: ces mots, <span class="italic">deux heures du +matin</span>, qui n'y ont été mis que parce qu'en effet il était cette +heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par +d'autre indication.</p> + +<p>«Pas un seul témoin n'a été ni entendu ni produit contre l'accusé.</p> + +<p>«L'accusé <span class="italic">est déclaré coupable!</span> Coupable de quoi? Le jugement ne le +dit pas.</p> + +<p>«Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la +loi en vertu de laquelle la peine est appliquée.</p> + +<p>«Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie: aucune mention +n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux +un <span class="italic">exemplaire de la loi</span>; rien ne constate que le président en ait +<span class="italic">lu le texte</span> avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa +forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné +sans savoir ni la date ni la teneur de la loi; car ils ont <span class="italic">laissé en +blanc</span>, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le +numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et +cependant c'est sur la minute <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> d'une sentence constituée dans +cet état d'imperfection que le plus noble sang a été versé par des +bourreaux!</p> + +<p>«La délibération doit être secrète; mais la prononciation du jugement +doit être publique; c'est encore la loi qui nous le dit. Or, le +jugement du 30 ventôse dit bien: Le conseil délibérant à <span class="italic">huis clos</span>; +mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on +n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été +prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire? Une +séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes, +lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarmes +d'élite! Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir +au mensonge; le jugement est muet sur ce point.</p> + +<p>«Ce jugement est signé par le président et les six autres +commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la +minute <span class="italic">n'est pas signée par le greffier</span>, dont le concours, +cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité.</p> + +<p>«La sentence est terminée par cette terrible formule: <span class="italic">sera exécuté</span> +<span class="smcap">DE SUITE</span>, <span class="italic">à la diligence du capitaine-rapporteur</span>.</p> + +<p>«<span class="smcap">De suite</span>! mots désespérants qui sont l'ouvrage des juges! <span class="smcap">De suite</span>! +Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an <abbr title="6">VI</abbr>, accordait le recours +en révision contre tout jugement militaire!»</p> + +<p>M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi:</p> + +<p>«Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit. +Cet horrible sacrifice devait se <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> consommer dans l'ombre, +afin qu'il fût dit que toutes les lois avaient été violées, toutes, +même celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution.»</p> + +<p>Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'instruction: +«L'article 19 de la loi du 13 brumaire an <abbr title="5">V</abbr> porte qu'après avoir clos +l'interrogatoire, le rapporteur dira au prévenu de <span class="italic">faire choix d'un +ami pour défenseur</span>.—Le prévenu aura <span class="italic">la faculté de choisir ce +défenseur</span> dans toutes les classes de citoyens présents sur les lieux; +s'il déclare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour +lui.</p> + +<p>«Ah! sans doute le prince n'avait point <span class="italic">d'amis</span><a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Lien vers la note 359"><span class="note">[359]</span></a> parmi ceux qui +l'entouraient; la cruelle déclaration lui en fut faite par un des +fauteurs de cette horrible scène!... Hélas! que n'étions-nous +présents! que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau +de Paris! Là, il eût trouvé des amis de son malheur, des défenseurs de +son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement présentable aux yeux +du public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une nouvelle +rédaction. La substitution tardive d'une seconde rédaction, en +apparence plus régulière que la première (bien qu'également injuste), +n'ôte rien à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un +croquis de jugement signé à la hâte, et qui n'avait pas encore reçu +son complément.»</p> + +<p>Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si, +dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le +moins de régularité tient une place importante: qu'on eût étranglé le +duc <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à +Paris, ou qu'on l'ait tué dans le bois de Vincennes, la chose est +égale. Mais n'est-il pas providentiel de voir des hommes, après +longues années, les uns démontrer l'irrégularité d'un meurtre auquel +ils n'avaient pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le +leur demandât, devant l'accusation publique? Qu'ont-ils donc entendu? +quelle voix d'en haut les a sommés de comparaître?</p> + +<p class="p2">Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Lien vers la note 360"><span class="note">[360]</span></a>: il +a commandé les grenadiers de la vieille <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> garde; c'est tout +dire aux braves. Sa dernière blessure, il l'a reçue de Malet, dont le +plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais +détourné du boulet. <span class="italic">Frappé de cécité, retiré du monde, n'ayant pour +consolation que les soins de sa famille</span> (ce sont ses propres +paroles), le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à +l'appel du souverain juge; il plaide sa cause<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Lien vers la note 361"><span class="note">[361]</span></a> sans se faire +illusion et sans s'excuser:</p> + +<p>«Qu'on ne se méprenne point, dit-il, sur mes intentions. Je n'écris +point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois +émanées du trône même, et que, sous le gouvernement d'un roi juste, je +n'ai rien à redouter de la violence et de l'arbitraire. J'écris pour +dire la vérité, même en tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je +ne prétends justifier ni la forme, ni le fond du jugement, mais je +veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de +circonstances il a été rendu; je veux éloigner de moi et de mes +collègues l'idée que nous ayons agi comme des hommes de parti. Si l'on +doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous: <span class="italic">Ils ont +été bien malheureux!</span>»</p> + +<p>Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission +militaire, il n'en connaissait pas le but; qu'arrivé à Vincennes, il +l'ignorait encore; que les autres membres de la commission +l'ignoraient également; que le commandant du château, M. Harel<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Lien vers la note 362"><span class="note">[362]</span></a>, +<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> étant interrogé, lui dit ne rien savoir lui-même, ajoutant +ces paroles: «Que voulez-vous? je ne suis plus rien ici. Tout se fait +sans mes ordres et ma participation: c'est un autre qui commande ici.»</p> + +<p>Il était dix heures du soir quand le général Hulin fut tiré de son +incertitude par la communication des pièces.—L'audience fut ouverte à +minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut +été fini. «La lecture des pièces, dit le président de la commission, +donna lieu à un incident. Nous remarquâmes qu'à la fin de +l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant +de signer, <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> <span class="italic">avait tracé de sa propre main, quelques lignes où +il exprimait le désir d'avoir une explication avec le premier consul</span>. +Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au +gouvernement. La commission y déféra; mais, au même instant, le +général, qui était venu se poster derrière mon fauteuil, nous +représenta que cette demande était <span class="italic">inopportune</span>. D'ailleurs, nous ne +trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à +surseoir. La commission passa donc outre, se réservant, après les +débats, de satisfaire aux vœux du prévenu.»</p> + +<p>Voilà ce que raconte le général Hulin. Or, on lit cet autre passage +dans la brochure du duc de Rovigo: «Il y avait même assez de monde +pour qu'il m'ait été difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer +derrière le siège du président, où je parvins à me placer.»</p> + +<p>C'était donc le duc de Rovigo qui s'était <span class="italic">posté derrière le fauteuil</span> +du président? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la +commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette +commission et de représenter qu'une demande était <span class="italic">inopportune</span>?</p> + +<p>Écoutons le commandant des grenadiers de la vieille garde parler du +courage du jeune fils des Condé; il s'y connaissait:</p> + +<p>«Je procédai à l'interrogatoire du prévenu; je dois le dire, il se +présenta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui +d'avoir trempé directement ni indirectement dans un complot +d'assassinat contre la vie du premier consul; mais il avoua aussi +avoir porté les armes contre la France, disant avec un courage et une +fierté qui ne nous <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> permirent jamais, dans son propre +intérêt, de le faire varier sur ce point: <span class="italic">Qu'il avait soutenu les +droits de sa famille, et qu'un Condé ne pouvait jamais rentrer en +France que les armes à la main. Ma naissance, mon opinion</span>, +ajouta-t-il, <span class="italic">me rendent à jamais l'ennemi de votre gouvernement</span>.</p> + +<p>«La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour ses juges. Dix +fois nous le mîmes sur la voie de revenir sur ses déclarations, +toujours il persista d'une manière inébranlable: <span class="italic">Je vois</span>, disait-il +par intervalles, <span class="italic">les intentions honorables des membres de la +commission, mais je ne peux me servir des moyens qu'ils m'offrent</span>. Et +sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans +appel: <span class="italic">Je le sais</span>, me répondit-il, <span class="italic">et je ne me dissimule pas le +danger que je cours; je désire seulement avoir une entrevue avec le +premier consul</span>.»</p> + +<p>Est-il dans toute notre histoire une page plus pathétique? La nouvelle +France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui présentant +les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant; le +tribunal établi dans la forteresse où le grand Condé, prisonnier, +cultivait des fleurs; le général des grenadiers de la garde de +Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi, +se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné +de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui +creusait la tombe se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat! +Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait: «Ô le +brave jeune homme! quel courage! Je voudrais mourir comme lui.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> Le général Hulin, après avoir parlé de la <span class="italic">minute</span> et de la +<span class="italic">seconde</span> rédaction du jugement, dit: «Quant à la seconde rédaction, +la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre <span class="italic">d'exécuter de +suite</span>, mais seulement <span class="italic">de lire de suite</span> le jugement au condamné, +<span class="italic">l'exécution de suite</span> ne serait pas le fait de la commission, mais +seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilité propre de +brusquer cette fatale exécution.</p> + +<p>«Hélas! nous avions bien d'autres pensées! À peine le jugement fut-il +signé, que je me mis à écrire une lettre dans laquelle, me rendant en +cela l'interprète du vœu unanime de la commission, j'écrivais au +premier consul pour lui faire part du désir qu'avait témoigné le +prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de +remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas +permis d'éluder.</p> + +<p>«C'est à cet instant qu'un homme<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Lien vers la note 363"><span class="note">[363]</span></a>, qui s'était constamment tenu +dans la salle du conseil, et que je nommerais à l'instant, si je ne +réfléchissais que, même en me défendant, il ne me convient pas +d'accuser...—Que faites-vous là? me dit-il en s'approchant de +moi.—J'écris au premier consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le +vœu du conseil et celui du condamné.—Votre affaire est finie, me +dit-il en reprenant la plume: maintenant cela me regarde.</p> + +<p>«J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu'il +voulait dire: <span class="italic">Cela me regarde d'avertir le premier consul</span>. La +réponse, entendue en ce sens, <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> nous laissait l'espoir que +l'avertissement n'en serait pas moins donné. Et comment nous serait-il +venu à l'idée que qui que ce fût auprès de nous <span class="italic">avait l'ordre de +négliger les formalités voulues par les lois?</span>»</p> + +<p>Tout le secret de cette funèbre catastrophe est dans cette déposition. +Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille, +avait appris de la mort le langage de la vérité, conclut par ces +dernières paroles:</p> + +<p>«Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule +contigu à la salle des délibérations. Des conversations particulières +s'étaient engagées; j'attendais ma voiture, qui n'ayant pu entrer dans +la cour intérieure, non plus que celles des autres membres, retarda +mon départ et le leur; nous étions nous-mêmes enfermés, sans que +personne pût communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit +entendre: bruit terrible qui retentit au fond de nos âmes et les glaça +de terreur et d'effroi.</p> + +<p>«Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette exécution ne fut +point autorisée par nous: notre jugement portait qu'il en serait +envoyé une expédition au ministre de la guerre, au grand juge ministre +de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris.</p> + +<p>«L'ordre d'exécution ne pouvait être régulièrement donné que par ce +dernier; les copies n'étaient point encore expédiées; elles ne +pouvaient pas être terminées avant qu'une partie de la journée ne fût +écoulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver le gouverneur, le +premier consul, que sais-je! Et tout <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> à coup un bruit affreux +vient nous révéler que le prince n'existe plus!</p> + +<p>«Nous ignorions si celui qui a si cruellement précipité cette +exécution funeste <span class="italic">avait des ordres: s'il n'en avait point, lui seul +est responsable; s'il en avait, la commission, étrangère à ces ordres, +la commission, tenue en chartre privée</span>, la commission, dont le +dernier vœu était pour le salut du prince, n'a pu ni en prévenir ni +en empêcher l'effet. On ne peut l'en accuser.</p> + +<p>«Vingt ans écoulés n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que +l'on m'accuse d'ignorance, d'erreur, j'y consens; qu'on me reproche +une obéissance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire +dans de pareilles circonstances; mon attachement à un homme que je +croyais destiné à faire le bonheur de mon pays; ma fidélité à un +gouvernement que je croyais légitime alors et qui était en possession +de mes serments; mais qu'on me tienne compte, ainsi qu'à mes +collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons +été appelés à prononcer.»</p> + +<p>La défense est faible, mais vous vous repentez, général: paix vous +soit! Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé, +vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit +de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de +partager son lit avec le grenadier de la vieille garde; la France de +Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son +rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe. J'avais été +longtemps sous le pouvoir du ministre de la police; il tomba sous +l'influence qu'il supposait m'être rendue au retour de la légitimité: +il me communiqua une partie de ses <span class="italic">Mémoires</span>. Les hommes, dans sa +position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur; +ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes: s'accusant +sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre +opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés, +et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils +ne croient pas avoir violé leur serment; s'ils ont pris sur eux des +rôles qui répugnent à d'autres caractères, ils pensent avoir rendu de +grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les +excuse.</p> + +<p>M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres où il traite de la +mort du duc d'Enghien; il voulait connaître ma pensée, précisément +parce qu'il savait ce que j'avais fait; je lui sus gré de cette marque +d'estime, et, lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai +de ne rien publier. Je lui dis: «Laissez mourir tout cela; en France +l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon +d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand; or, vous ne +justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous +prêtez le flanc à vos ennemis; ils ne manqueront pas de vous répondre. +Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la +gendarmerie d'élite à Vincennes? Il ignorait la part directe que vous +avez eue dans cette action de <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> malheur, et vous la lui +révélez. Général, jetez le manuscrit au feu: je vous parle dans votre +intérêt.»</p> + +<p>Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo +pensait que ces maximes convenaient également au trône légitime; il +avait la conviction que sa brochure<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Lien vers la note 364"><span class="note">[364]</span></a> lui rouvrirait la porte des +Tuileries.</p> + +<p>C'est en partie à la lumière de cet écrit que la postérité verra se +dessiner les fantômes de deuil. Je voulus cacher l'inculpé venu me +demander asile pendant la nuit; il n'accepta point la protection de +mon foyer.</p> + +<p>M. de Rovigo fait le récit du départ de M. de Caulaincourt<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Lien vers la note 365"><span class="note">[365]</span></a> qu'il +ne nomme point; il parle de l'enlèvement à Ettenheim, du passage du +prisonnier à Strasbourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une +expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était +revenu à la Malmaison. Il est appelé à <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> cinq heures du soir, +le 19 mars 1804, dans le cabinet du premier consul, qui lui remet une +lettre cachetée pour la porter au général Murat, gouverneur de Paris. +Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations +extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'élite et +d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver +les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle où l'on +jugeait le prince, le 21, à une heure du matin, et il va s'asseoir +derrière le président. Il rapporte les réponses du duc d'Enghien, à +peu près comme les rapporte le procès-verbal de l'unique séance. Il +m'a raconté que le prince, après avoir donné ses dernières +explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et, +comme un homme qui résigne sa vie, dit au président: «Monsieur, je +n'ai plus rien à dire.»</p> + +<p>M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse: +«Les portes de la salle, affirme-t-il, étaient ouvertes et libres pour +tous ceux qui pouvaient s'y rendre à <span class="italic">cette heure</span>.» M. Dupin avait +déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. À cette occasion, M. +Achille Roche<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Lien vers la note 366"><span class="note">[366]</span></a>, qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie: +«La séance ne fut point mystérieuse! À minuit! elle se tint dans la +<span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> partie habitée du château; dans la partie habitée d'une +prison! Qui assistait donc à cette séance? des geôliers, des soldats, +des bourreaux.»</p> + +<p>Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu +du coup de foudre que M. le duc de Rovigo; écoutons-le:</p> + +<p>«Après le prononcé de l'arrêt, je me retirai avec les officiers de mon +corps qui, comme moi, avaient assisté aux débats, et j'allai rejoindre +les troupes qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier qui +commandait l'infanterie de ma légion vint me dire, avec une émotion +profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exécuter la sentence de +la commission militaire:—Donnez-le, répondis-je.—Mais où dois-je le +placer?—Là où vous ne pourrez blesser personne. Car déjà les +habitants des populeux environs de Paris étaient sur les routes pour +se rendre aux divers marchés.</p> + +<p>«Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choisit le fossé comme +l'endroit le plus sûr pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y +fut conduit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du parc, et y +entendit la sentence, qui fut exécutée.»</p> + +<p>Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mémoire: +«Entre la sentence et son exécution, on avait creusé une fosse: c'est +ce qui a fait dire qu'on l'avait creusée avant le jugement.»</p> + +<p>Malheureusement, les inadvertances sont ici déplorables: «M. de Rovigo +prétend,» dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, «qu'il +a obéi! Qui lui a transmis l'ordre d'exécution? Il parait que c'est un +M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> soit ou ne soit pas ce +M. Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne +réclamera pas aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue à cet +officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hâté cette exécution; ce +n'est pas lui, répond-il: un homme qui est mort lui a dit qu'on avait +donné des ordres pour la hâter.»</p> + +<p>Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il +raconte avoir eu lieu de jour: cela d'ailleurs ne changeant rien au +fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice.</p> + +<p>«À l'heure où se lève le soleil, en plein air, fallait-il, dit le +général, une lanterne pour voir un homme à <span class="italic">six pas</span>! Ce n'est pas que +le soleil, ajoute-t-il, fût clair et serein; comme il était tombé +toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide +qui retardait son apparition. L'exécution a eu lieu à six heures du +matin, le fait est attesté par des <span class="italic">pièces irrécusables</span>.»</p> + +<p>Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès +démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin et fut +fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin, écrits d'abord à la +première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le +procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois +témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet (celui-ci +avait aidé à creuser la fosse), que la mise à mort s'effectua de nuit. +M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le +cœur du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à +même intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question +<span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> d'une grosse pierre retirée de la fosse, et dont on aurait +écrasé la tête du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'être vanté +de posséder quelques dépouilles de l'holocauste: j'ai cru moi-même à +ces bruits; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas +fondés.</p> + +<p>Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins +et chirurgiens, pour l'exhumation du corps, il a été reconnu que la +tête était brisée, que la <span class="italic">mâchoire supérieure, entièrement séparée +des os de la face, était garnie de douze dents; que la mâchoire +inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux, +et ne présentait plus que trois dents</span>.</p> + +<p>Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds; +les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or.</p> + +<p>Le second procès-verbal d'exhumation (à la même date, 20 mars 1816), +le <span class="italic">procès-verbal général</span>, constate qu'on a retrouvé, avec les restes +du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or, +soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rouleaux cachetés, des +cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant +l'empreinte des balles qui l'avaient traversée.</p> + +<p>Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles; la terre qui les +retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général; une +lanterne n'a point été attachée sur le cœur du prince, on en aurait +trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée; une grosse +pierre n'a point été retirée de la fosse; le feu du piquet <span class="italic">à six pas</span> +a suffi pour mettre en pièces la <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> tête, pour <span class="italic">séparer la +mâchoire supérieure des os de la face</span>, etc.</p> + +<p>À cette dérision des vanités humaines, il ne manquait que l'immolation +pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif, +et cette inscription gravée sur le cercueil du duc d'Enghien: «Ici est +le <span class="italic">corps</span> de très-haut et puissant prince du sang, pair de France, +<span class="italic">mort</span> à Vincennes le 21 mars 1804, âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours.» +Le <span class="italic">corps</span> était des os fracassés et nus; le <span class="italic">haut et puissant +prince</span>, les fragments brisés de la carcasse d'un soldat: pas un mot +qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans +cette épitaphe gravée par une famille en larmes; prodigieux effet du +respect que le siècle porte aux œuvres et aux susceptibilités +révolutionnaires! On s'est hâté de même de faire disparaître la +chapelle mortuaire du duc de Berri.</p> + +<p>Que de néants! Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous +n'avez été occupés que d'exhumations et de funérailles; votre temps de +vie était passé. Dieu l'a voulu! L'ancienne gloire de la France périt +sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes: +peut-être était-ce au lieu même où Louis <abbr title="9">IX</abbr>, <span class="italic">à qui l'on n'alloit que +comme à un saint</span>, s'asseyoit sous un chesne, et où tous ceux qui +avoient affaire à luy venaient luy parler sans empeschement +d'huissiers ni d'autres; et quand il voyoit aucune chose à amender, en +la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l'amendoit de sa +bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par-devant lui estoit +autour de luy.» (<span class="smcap">Joinville</span>.)</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte; <span class="italic">il avait +affaire par-devant lui</span>; il ne fut point écouté! Qui du bord du +ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine +éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans +la nuit éternelle? Où était-il placé, le falot? Le duc d'Enghien +avait-il à ses pieds sa fosse ouverte? fut-il obligé de l'enjamber +pour se mettre à la distance de <span class="italic">six pas</span>, mentionnée par le duc de +Rovigo?</p> + +<p>On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien, âgé de neuf ans, à +son père, le duc de Bourbon; il lui dit: «Tous les <span class="italic">Enguiens</span> sont +<span class="italic">heureux</span>; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la +bataille de Rocroi: j'espère l'être aussi.»</p> + +<p>Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime? Est-il vrai qu'elle +ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à +une femme le dernier gage d'un attachement? Qu'importait aux bourreaux +un sentiment de piété ou de tendresse? Ils étaient là pour tuer, le +duc d'Enghien pour mourir.</p> + +<p>Le duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un +prêtre, la princesse Charlotte de Rohan<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Lien vers la note 367"><span class="note">[367]</span></a>: en ces temps où la +patrie était errante, un <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> homme, en raison même de son +élévation, était arrêté par mille entraves politiques; pour jouir de +ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se +cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une +fin tragique; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel: la +religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe +accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert.</p> + +<p class="p2">M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Rovigo, avait présenté un +mémoire justificatif à Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>: ce mémoire, que je n'ai point vu +et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé +ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de +l'ambassade une lettre du <span class="italic">citoyen Laforest</span><a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Lien vers la note 368"><span class="note">[368]</span></a>, au sujet de M. le +duc d'Enghien. Cette lettre <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> énergique est d'autant plus +honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa +carrière, sans recevoir de récompense de l'opinion publique, sa +démarche devant rester ignorée: noble abnégation d'un homme qui, par +son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à +l'obscurité.</p> + +<p>M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut; du moins, je ne trouvai +rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le +ministre des relations extérieures avait pourtant mandé, le 2 ventôse, +au ministre de l'électeur de Bade, «que le premier consul avait cru +devoir donner à des détachements l'ordre de se rendre à Offenbourg et +à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouïes +qui, par leur nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui +manifestement y ont pris part.»</p> + +<p>Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en +scène Bonaparte: «Mon ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il +fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un territoire +neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince de Bénévent m'apporta +deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne +fut cependant qu'après que je me fus convaincu de l'urgence <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> +d'un tel acte que je me décidai à le signer.»</p> + +<p>Au dire du <span class="italic">Mémorial de Saint-Hélène</span>, ces paroles seraient échappées +à Bonaparte: «Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une +grande bravoure. À son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit une lettre: +cette lettre fut remise à Talleyrand, qui la garda jusqu'à +l'exécution.»</p> + +<p>Je crois peu à cette lettre: Napoléon aura transformé en lettre la +demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie, +ou plutôt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de +signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rapporteur, le +prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette +lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure +rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite: «J'ai su,» dit le duc de +Rovigo, «que, dans les premiers jours de la Restauration, en 1814, +l'un des secrétaires de M. de Talleyrand n'a pas cessé de faire des +recherches dans les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce +fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pénétrer. Il en a été +fait de même au dépôt de la guerre pour les actes du procès de M. le +duc d'Enghien, où il n'est resté que la sentence.»</p> + +<p>Le fait est vrai; tous les papiers diplomatiques, et notamment la +correspondance de M. de Talleyrand avec l'<span class="italic">empereur</span> et le <span class="italic">premier +consul</span>, furent transportés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue +Saint-Florentin; on en détruisit une partie; le reste fut enfoui dans +un poêle où l'on oublia de mettre le feu: la prudence du ministre ne +put aller plus loin <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> contre la légèreté du prince. Les +documents non brûlés furent retrouvés; quelqu'un pense les devoir +conserver: j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M. +de Talleyrand; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à +l'arrestation, non encore exécutée, de M. le duc d'Enghien. Le +ministre invite le premier consul à sévir contre ses ennemis. On ne me +permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux +passages: «Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique +exige de punir sans exception.................... J'indiquerai au +premier consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses +ordres, et qui les exécuterait avec autant de discrétion que de +fidélité.»</p> + +<p>Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier? Je +l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux +ans.</p> + +<p>Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc +d'Enghien. Cambacérès, dans ses <span class="italic">Mémoires</span> inédits, affirme, et je le +crois, qu'il s'opposa à cette arrestation; mais, en racontant ce qu'il +dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua.</p> + +<p>Du reste, le <span class="italic">Mémorial de Saint-Hélène</span> nie les sollicitations en +miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène +de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant +au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari +inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos +fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine +ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé; +elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> à madame +de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait, +le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la +future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du +prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tête à la portière de sa +voiture pour regarder un général mêlé à sa suite: la coquetterie d'une +femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du +duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme: +«Le duc d'Enghien est fusillé.»</p> + +<p>Ces <span class="italic">Mémoires</span> de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient +extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les +a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau: ce ne +sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs; la couleur +est affaiblie; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec +impartialité<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Lien vers la note 369"><span class="note">[369]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du +duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince: ce récit paraîtrait +recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée par le duc de Rovigo, +concernant Réal allant à Vincennes, si cette anecdote était +vraie<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Lien vers la note 370"><span class="note">[370]</span></a>. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti +révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas +irriter des hommes qu'il croyait puissants: cette ingénieuse +explication n'est pas recevable.</p> + +<p class="p2">En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé:</p> + +<p>Bonaparte a voulu la mort du duc d'Enghien; personne ne lui avait fait +une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition +supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent +trouver des causes occultes à tout.—Cependant il est probable que +certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le premier +consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut +une affaire du tempérament violent de Bonaparte, un accès de froide +colère alimenté par les rapports de son ministre.</p> + +<p>M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir exécuté l'ordre de +l'arrestation.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> Murat n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres +généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer: il n'était point +à Vincennes pendant le jugement.</p> + +<p>Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécution; il avait +probablement un ordre secret: le général Hulin l'insinue. Quel homme +eut osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort +sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif?</p> + +<p>Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira et prépara +le meurtre en inquiétant Bonaparte avec insistance: il craignait le +retour de la légitimité. Il serait possible, en recueillant ce que +Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque d'Autun a +écrites, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une +très forte part. Vainement on objecterait que la légèreté, le +caractère et l'éducation du ministre devaient l'éloigner de la +violence, que la corruption devait lui ôter l'énergie; il ne +demeurerait pas moins constant qu'il a décidé le consul à la fatale +arrestation. Cette arrestation du duc d'Enghien, le 15 de mars, +n'était pas ignorée de M. de Talleyrand: il était journellement en +rapport avec Bonaparte et conférait avec lui; pendant l'intervalle qui +s'est écoulé entre l'arrestation et l'exécution, M. de Talleyrand, +lui, ministre instigateur, s'est-il repenti, a-t-il dit un seul mot au +premier consul en faveur du malheureux prince? Il est naturel de +croire qu'il a applaudi à l'exécution de la sentence.</p> + +<p>La commission militaire a jugé le duc d'Enghien, mais avec douleur et +repentir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, +la juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe +pour que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en +exposer les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il +m'eût de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l'y portait), +qu'en fût-il résulté pour moi? Ma carrière littéraire était finie; +entré de plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que +j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et +puissant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur; +moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir +quelques idées de liberté et de modération dans la tête du grand +homme; mais ma vie, rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût +été privée de ce qui en a fait le caractère et l'honneur: la pauvreté, +le combat et l'indépendance.</p> + +<p class="p2">Enfin, le principal accusé se lève après tous les autres; il ferme la +marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse +comparaître devant lui <span class="italic">le nommé Bonaparte</span>, comme le capitaine +instructeur fit comparaître devant lui <span class="italic">le nommé d'Enghien</span>; supposons +que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous +reste; comparez et lisez:</p> + +<p>À lui demandé ses nom et prénoms?</p> + +<p>—A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.</p> + +<p>À lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France?</p> + +<p>—A répondu: Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à +Sainte-Hélène.</p> + +<p>À lui demandé quel rang il occupait dans l'armée?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> —A répondu: Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. +Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.</p> + +<p>Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés; +Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne; il conserve sa +grandeur sous le poids de la malédiction; il ne fléchit point la tête +et reste debout; il s'écrie comme le stoïcien: «Douleur, je n'avouerai +jamais que tu sois un mal!» Mais ce que dans son orgueil il n'avouera +point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce +Prométhée, le vautour au sein, ravisseur du feu céleste, se croyait +supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a +fait poussière avant le temps: le squelette, trophée sur lequel il +s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel.</p> + +<p>La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs +représentants à Sainte-Hélène: un serviteur, estimable par sa fidélité +au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon +comme un écho à son service. La simplicité répétait la fable, en lui +donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la <span class="italic">Destinée</span>; comme +elle, il trompait dans la <span class="italic">forme</span> les esprits fascinés; mais au fond +de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable: «Je +suis!» Et l'univers en a senti le poids.</p> + +<p>L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la +théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers; l'exilé +volontaire tient pour parole d'Évangile un homicide bavardage à +prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de +Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> +prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses +néophytes: M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s'en +apercevoir; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, +entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même +qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or.</p> + +<p>«La première fois, dit l'honnête chambellan, que j'entendis Napoléon +prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras. +Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement +il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la +première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses +détails, ses accessoires; lorsqu'il exposa divers motifs avec sa +logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que +l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur +traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa +personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à +cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme +privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de +son cœur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa +position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas +indifférent au sort du malheureux prince; mais, sitôt qu'il s'agissait +du public, c'était toute autre chose. Un jour, après avoir parlé avec +moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en +disant:—«Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable; on +m'a assuré qu'il ne parlait pas de <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> moi sans quelque +admiration; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas!»—Et +ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les +traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si +celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je +suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes, +il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de +considérer cette affaire sous deux rapports très distincts: celui du +droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou +des écarts de la violence.</p> + +<p>«Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au +dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle; autour de lui, +ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il +disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire +surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. +«Assurément, disait-il, si j'eusse été instruit à temps de certaines +particularités concernant les opinions et le naturel du prince; si +surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit, +Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien +certainement j'eusse pardonné.» Et il nous était aisé de voir que le +cœur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et +seulement pour nous; car il se serait senti humilié qu'on pût croire +un instant qu'il cherchait à se décharger sur autrui, ou descendit à +se justifier; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient +telles qu'en parlant à des <span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> étrangers ou dictant sur ce sujet +pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu +connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, +vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir; et, +traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être +consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce +sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa +mémoire, que si c'était à refaire, il le ferait encore.»</p> + +<p>Ce passage quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus +parfaite sincérité; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte +de las Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un +homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les +subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est +inconciliable. En faisant la distinction <span class="italic">du droit commun ou de la +justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence</span>, +Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne +s'arrangeait pas! Il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il +avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et +aux petites gens, lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir +faire passer pour l'œuvre du génie, pour une vaste combinaison que +le vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la +sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un +esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de +grand homme: «Mon cher, voilà pourtant la justice distributive +d'ici-bas!» Attendrissement vraiment philosophique! <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> Quelle +impartialité! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du +destin, le mal qui est venu de nous-mêmes! On pense tout excuser +maintenant lorsqu'on s'est écrié: «Que voulez-vous? c'était ma nature, +c'était l'infirmité humaine.» Quand on a tué son père, on répète: «Je +suis fait comme cela!» Et la foule reste là bouche béante, et l'on +examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était +<span class="italic">faite comme cela</span>. Et que m'importe que vous soyez fait comme cela! +Dois-je subir cette façon d'être? Ce serait un beau chaos que le +monde, si tous les hommes qui sont <span class="italic">faits comme cela</span> venaient à +vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses +erreurs, on les divinise; on fait un dogme de ses torts, on change en +religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au +culte de ses iniquités.</p> + +<p class="p2">Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, +toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute: la mort du duc +d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa +gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté +même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait +les lois de la morale en négligeant et dédaignant sa vraie force, +c'est-à-dire ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant +qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la +France, il fut victorieux; il se trouva dépouillé de sa vigueur +aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues: le cheveu coupé par +Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en +soi une incapacité radicale et un germe de malheur: <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> +pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être +habiles.</p> + +<p>En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du +prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise +fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de +Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc +d'Enghien, adressa des représentations vigoureuses contre la violation +du territoire de l'Empire: Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans +<span class="italic">le Moniteur</span>, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul +<abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. À Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour +le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait: «Au duc d'Enghien <span class="italic">quem +devoravit bellua corsica</span>.» Les deux puissants adversaires se +réconcilièrent en apparence dans la suite; mais la blessure mutuelle +que la politique avait faite, et que l'insulte élargit, leur resta au +cœur: Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou; +Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.</p> + +<p>La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine: j'ai parlé de +la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de +Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la +cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle +de Vincennes arriva. «Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de +la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à +huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand +était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui +parler.—«Savez-vous, <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> me dit-il, que le duc d'Enghien a été +enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, +et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris?—Quelle +folie! lui répondis-je; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de +la France qui ont fait circuler ce bruit? En effet, je l'avoue, ma +haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas +jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait.—Puisque +vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je +vais vous envoyer <span class="italic">le Moniteur</span>, dans lequel vous lirez le jugement. +Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la +vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce +<span class="italic">Moniteur</span> du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort +prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le +nommé <span class="italic">Louis d'Enghien</span>! C'est ainsi que des Français désignaient le +petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie! Quand on +abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des +formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on +blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de +Rocroi? Ce Bonaparte qui en a tant gagné, des batailles, ne sait pas +même les respecter; il n'y a ni passé ni avenir pour lui; son âme +impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour +l'opinion; il n'admet le respect que pour la force existante. Le +prince Louis m'écrivait en commençant son billet par ces mots:—Le +nommé Louis de Prusse fait demander à madame de Staël, etc.—Il +<span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au +souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, +après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier +avec un tel homme? La nécessité! dira-t-on. Il y a un sanctuaire de +l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer; s'il n'en était pas +ainsi, que serait la vertu sur la terre? Un amusement libéral qui ne +conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Lien vers la note 371"><span class="note">[371]</span></a>?»</p> + +<p>Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore +lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit, en 1806. Frédéric-Guillaume, +dans son manifeste du 9 octobre, dit: «Les Allemands n'ont pas vengé +la mort du duc d'Enghien; mais jamais le souvenir de ce forfait ne +s'effacera parmi eux.»</p> + +<p>Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être; +car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de +trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps +ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme, +pour arriver de la faute au châtiment.</p> + +<p class="p2">Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni +atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples! La +satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me +garantit que la conscience n'est pas une chimère. Plus content que +tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du +glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui +m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807, +le cœur encore <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> ému du meurtre que je viens de raconter, +j'écrivais ces lignes; elles firent supprimer <span class="italic">le Mercure</span> et +exposèrent de nouveau ma liberté:</p> + +<p>«Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir +que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout +tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa +faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la +vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est +déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de +Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la +gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est +souvent dangereux; mais il est des autels comme celui de l'honneur, +qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices; le Dieu +n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il +reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter; +les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le +malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom, +prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux +mille ans après notre vie<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Lien vers la note 372"><span class="note">[372]</span></a>?»</p> + +<p>La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la +conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence: il fut +obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il +n'eut pas à sa disposition la force entière, car il les faussait +incessamment <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> par sa gloire et par son génie. Il devint +suspect; il fit peur; on perdit confiance en lui et dans sa destinée; +il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il +n'aurait jamais vus et, qui, par son action, se croyaient devenus ses +égaux: la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur +reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses +grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations +s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités; par la +corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu +commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en +changer les lois, de l'incliner sur ses pôles: «Les anges, dit Milton, +poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil +reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les +vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers.»</p> + +<p class="poem" lang="en"><span class="add5em"><span class="italic">They with labor push'd</span><br> + Oblique the centric globe..... the sun<br> + Was bid turn reins from th' equinoctial road<br> + ......................(winds)<br> + ... rend the woods, and seas upturn.</span></p> + +<p>Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles +du duc d'Enghien? Si j'avais été le maître, cette dernière victime +dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes. +Cet <span class="italic">excommunié</span> eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse, +dans un cercueil ouvert; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous +une planche la vue du témoin <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> des jugements incompréhensibles +et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le +tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant: il n'y +aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux +bouts de la terre.</p> + +<p>Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger, +ainsi que l'exilé des rois: celui-ci a pris soin de rendre à celui-là +sa patrie, un peu durement il est vrai; mais sera-ce pour toujours? La +France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution +l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé dans son +testament, déclare <span class="italic">qu'il n'est pas sûr du pays qu'il habitera le jour +de sa mort</span>. Ô Bossuet! que n'auriez-vous point ajouté au +chef-d'œuvre de votre éloquence, si, lorsque vous parliez sur le +cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir!</p> + +<p>C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien: +<span class="italic">Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772, à Chantilly</span>, dit +l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance: +la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de +Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses <span class="italic">mains +victorieuses et maintenant défaillantes</span>? Et ses descendants, le Condé +de Johannisberg et de Berstheim; et son fils, et son petit-fils, où +sont-ils? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau <span class="italic">qui ne se taisaient +ni jour ni nuit</span>, que sont-ils devenus? Des statues mutilées, des +lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire; des trophées d'armes +sculptés dans un mur croulant; des écussons à fleur de lis effacées; +des fondements de tourelles rasées; quelques coursiers de marbre +au-dessus des écuries vides que n'anime plus <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> de ses +hennissements le cheval de Rocroi; près d'un manège une haute porte +non achevée: voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque; un +testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage.</p> + +<p>À diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des +personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui +muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions +avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes? Ô mes +inutiles <span class="italic">Mémoires</span>, je ne pourrais maintenant vous dire:</p> + +<p class="poem">Qu'à Chantilly Condé vous lise quelquefois;<br> + Qu'Enghien en soit touché<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Lien vers la note 373"><span class="note">[373]</span></a>!</p> + +<p>Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux? Nous +disparaîtrons sans retour: vous renaîtrez, <span class="italic">œillet de poète</span>, qui +reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la +petite fleur attardée parmi les bruyères; mais nous, nous ne revivrons +pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> LIVRE <abbr title="4">IV</abbr><a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Lien vers la note 374"><span class="note">[374]</span></a></h1> + +<p class="resume" title="résumé">Année de ma vie 1804. — Je viens demeurer rue Miromesnil. + — Verneuil. — Alexis de Tocqueville. — Le Ménil. — Mézy. + — Méréville. — M<sup>me</sup> de Coislin. — Voyage à Vichy, en + Auvergne et au mont Blanc. — Retour à Lyon. — Course à la + Grande Chartreuse. — Mort de M<sup>me</sup> de Caud. — Années de ma + vie 1805 et 1806. — Je reviens à Paris. — Je pars pour le + Levant. — Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment + qui portait des pèlerins pour la Syrie. — De Tunis jusqu'à + ma rentrée en France par l'Espagne. — Réflexions sur mon + voyage. — Mort de Julien.</p> + +<p>Désormais, à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la +protection de madame Bacchiochi de la colère de Bonaparte, je quittai +mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de +Miromesnil<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Lien vers la note 375"><span class="note">[375]</span></a>. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. +de Lally-Tolendal et madame Denain, sa <span class="italic">mieux <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> aimée</span>, comme +on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un +chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. +Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même +de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée: c'était une +illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant +ma porte; plus haut, la rue ou le chemin montait à travers un terrain +vague que l'on appelait <span class="italic">la Butte-aux-Lapins</span>. La Butte-aux-Lapins, +semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de +Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche +le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc +abandonné; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans: +cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines +factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait +couvrir la France de prostituées et de débris.</p> + +<p>Je ne m'occupais de rien; tout au plus m'entretenais-je dans le parc +avec quelques sapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois +corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de +mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, +de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de +Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes +sentiments; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses +rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais, et +j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> Pourtant ma démission avait accru ma renommée: un peu de +courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de +l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de +nouveaux châteaux.</p> + +<p>M. de Tocqueville<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Lien vers la note 376"><span class="note">[376]</span></a>, beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux +neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan: c'étaient +partout des héritages d'échafaud<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Lien vers la note 377"><span class="note">[377]</span></a>. Là, je voyais croître mes +neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels +s'élevait Alexis, auteur de <span class="italic">la Démocratie en Amérique</span>. Il était plus +gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière +renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes? Alexis de +Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai parcouru les +forêts<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Lien vers la note 378"><span class="note">[378]</span></a>.</p> + +<p>Verneuil a changé de maître; il est devenu possession de madame de +Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta +pour fille.</p> + +<p>Près de Mantes, au Ménil, était madame de Rosambo<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Lien vers la note 379"><span class="note">[379]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> mon +neveu, Louis de Chateaubriand, se maria dans la suite à mademoiselle +d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Lien vers la note 380"><span class="note">[380]</span></a>: celle-ci ne promène plus +sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir; elle a +passé. Quand j'allais de Verneuil au Ménil, je rencontrais Mézy<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Lien vers la note 381"><span class="note">[381]</span></a> +sur la route: madame de Mézy était le roman renfermé dans la vertu et +la douleur maternelle. Du moins si son enfant qui tomba d'une fenêtre +et se brisa la tête avait pu, comme les jeunes cailles que nous +chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans +l'Île-Belle, île riante de la Seine: <span class="italic">Coturnix per stipulas pascens!</span></p> + +<p>De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de +Vintimille m'avait présenté à Méréville<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Lien vers la note 382"><span class="note">[382]</span></a>. Méréville était une +oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les +poètes gaulois appellent les <span class="italic">docte fées</span>. Ici les aventures de +<span class="italic">Blanca</span><a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Lien vers la note 383"><span class="note">[383]</span></a> et de <span class="italic">Velléda</span> furent lues devant d'élégantes +générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme +<span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> des fleurs, écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.</p> + +<p>Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos, dans ma rue de +Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le <span class="italic">Génie du +christianisme</span> m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en +mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une +ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement +dans ma tête, aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cydomocée +devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec +les filles de mon Imagination; mais, avant qu'elles soient sorties de +l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la +porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par +amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je +présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.</p> + +<p>Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil, car la maison fut +vendue. Je m'arrangeai avec madame la marquise de Coislin, qui me loua +l'attique de son hôtel, place Louis <abbr title="15">XV</abbr><a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Lien vers la note 384"><span class="note">[384]</span></a>.</p> + +<p class="p2">Madame de Coislin<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Lien vers la note 385"><span class="note">[385]</span></a> était une femme du plus grand air. Âgée de près +de quatre-vingts ans, ses yeux fiers <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> et dominateurs avaient +une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes +lettres, et s'en faisait gloire; elle avait passé à travers le siècle +voltairien sans s'en douter; si elle en avait conçu une idée +quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est +pas qu'elle parlât jamais de sa naissance; elle était trop supérieure +pour tomber dans un ridicule: elle savait très bien voir les <span class="italic">petites +gens</span> sans déroger; mais enfin, elle était née du premier marquis de +France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en +1096; de Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis <abbr title="9">IX</abbr>; de +Jean <abbr title="2">II</abbr> de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de +saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort +dont on ne devait pas la rendre responsable; elle était naturellement +<span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, +comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre: elle ne pouvait +rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il +avait plu au ciel de l'affliger.</p> + +<p>Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis <abbr title="15">XV</abbr>? elle ne me +l'a jamais avoué: elle convenait pourtant qu'elle avait été fort +aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la +dernière rigueur. «Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait +des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un +jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait +madame de Pompadour.—Ah! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me +cacher dessous!»</p> + +<p>Par un singulier hasard j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise +de Coningham<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Lien vers la note 386"><span class="note">[386]</span></a>, à Londres; elle l'avait reçue de George <abbr title="4">IV</abbr>, et me +la montrait avec une amusante simplicité.</p> + +<p>Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous +la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux +marines de Vernet, que Louis <span class="italic">le Bien-Aimé</span> avait données à la noble +dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre. +Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans +un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par +des oreillers; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête +laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montés à +l'ancienne <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> façon descendaient sur les épaulettes de son +manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la +Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des +<span class="italic">adresses</span> de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles +<span class="italic">adresses</span> madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées: elle +n'achetait point de papier, c'était la poste qui la lui fournissait. +De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors +de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait +en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait +arrangé les jeunes amours de Louis <abbr title="15">XV</abbr>.</p> + +<p>Madame de Châteauroux et ses deux sœurs étaient cousines de madame +de Coislin: celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de +Mailly, repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui +l'insultait dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier: «Mon ami, +puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi.»</p> + +<p>Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, +entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une +vermine d'écus qui s'attachait à sa peau: ses gens la soulageaient. +Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me +rappelait l'avare Hermocrate, qui, dictant son testament, s'était +institué son héritier<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Lien vers la note 387"><span class="note">[387]</span></a>. Elle donnait cependant à dîner par hasard; +mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant +elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas.</p> + +<p>Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> avec madame de +Coislin et le marquis de Nesle<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Lien vers la note 388"><span class="note">[388]</span></a>; le marquis courait en avant et +faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la +suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui +présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne +voulait entendre qu'aux cerises; l'hôte lui soutenait que, soit que +l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge, +était de payer le dîner.</p> + +<p>Madame de Coislin s'est fait un illuminisme à sa guise<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Lien vers la note 389"><span class="note">[389]</span></a>. Crédule +ou incrédule, le manque de foi la portait <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> à se moquer des +croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré +madame de Krüdener; la mystérieuse Française n'était illuminée que +sous bénéfice d'inventaire; elle ne plut pas à la fervente Russe, +laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdener dit +passionnément à madame de Coislin: «Madame, quel est votre confesseur +intérieur?—Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point +mon confesseur intérieur; je sais seulement que mon confesseur est +dans l'intérieur de son confessionnal.» Sur ce, les deux dames ne se +virent plus.</p> + +<p>Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la +cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, +fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle +soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais +avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge +de femme: «Cela sent la parvenue, disait-elle; nous autres, femmes de +la cour, nous n'avions que deux chemises; on les renouvelait quand +elles étaient usées; nous étions vêtues de robes de soie, et nous +n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant.»</p> + + +<p><span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> Madame Suard<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Lien vers la note 390"><span class="note">[390]</span></a>, qui demeurait rue Royale, avait un coq +dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de +Coislin. Elle écrivit à madame Suard: «Madame faites couper le cou à +votre coq.» Madame Suard renvoya le messager avec ce billet: «Madame, +j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à +mon coq.» La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à +madame de Chateaubriand: «Ah! mon cœur, dans quel temps nous +vivons! C'est pourtant cette fille de Panckouke, la femme de ce membre +de l'Académie, vous savez?»</p> + +<p>M. Hennin<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Lien vers la note 391"><span class="note">[391]</span></a>, ancien commis des affaires étrangères, <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> et +ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un +jour à madame de Coislin une description: une amante en larmes et +abandonnée pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui +s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui +dit de cet air sérieux qui la rendait si comique: «Monsieur Hennin, ne +pourriez-vous faire prendre un autre poisson à cette dame?»</p> + +<p>Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir, +car il n'y avait rien dedans; tout était dans la pantomime, l'accent +et l'air de la conteuse: jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue +entre <span class="italic">monsieur et madame Jacqueminot</span>, dont la perfection passait +tout. Lorsque, dans la conversation entre les deux époux, madame +Jacqueminot répliquait: «Mais, monsieur <span class="italic">Jacqueminot!</span>» ce nom était +prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le +laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du +tabac.</p> + +<p>Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses +lunettes et dit en se mouchant: «Il y a une épizootie sur les bêtes à +couronne.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord +de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller; que +si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, +on ne mourrait point: «Je le crois, dit-elle; mais j'ai peur d'avoir +une distraction.» Elle expira.</p> + +<p>Je descendis le lendemain chez elle; je trouvai monsieur et madame +d'Avaray<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Lien vers la note 392"><span class="note">[392]</span></a>, sa sœur et son beau-frère, assis devant la cheminée, +une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils +avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son +lit, les rideaux à demi fermés: elle n'entendait plus le bruit de l'or +qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.</p> + +<p>Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et +sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. +Madame de Coislin m'a montré ce qui restait de la cour de Louis <abbr title="15">XV</abbr> +sous Bonaparte et après Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, comme madame d'Houdetot m'avait +fait voir ce qui traînait encore, au <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle, de la société +philosophique.</p> + +<p class="p2">Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand +à Vichy, où madame de Coislin l'avait <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> menée, comme je viens +de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame +de Sévigné avait <span class="italic">devant et après elle</span>, en 1677; depuis cent vingt et +quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma sœur, madame +de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un +court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, +afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries +politiques.</p> + +<p>On a recueilli dans mes œuvres deux petits <span class="italic">Voyages</span> que je fis +alors en Auvergne et au Mont-Blanc<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Lien vers la note 393"><span class="note">[393]</span></a>. Après trente-quatre ans +d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, +à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est +longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en +communauté, a des amis, des frères et des sœurs dans toutes les +familles: car si l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. +Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, +et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même; vous avez +toujours l'âge qu'ils vous ont donné; leur attachement, qui n'est +point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau +comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits.</p> + +<p>Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de +l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien +loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller +qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> sainte +Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie +ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde +avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans +leur boîte, en descendant de leurs rochers; heureux s'ils la +rapportent!</p> + +<p>Hélas! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au +bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en 1805; je n'étais +qu'à quelques lieues de ce Mont-Dore, où elle était venue chercher la +vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en +1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, +1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la +société autour de moi.</p> + +<p>Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes +Thiers et Roanne<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Lien vers la note 394"><span class="note">[394]</span></a>. Cette route, alors peu fréquentée, suivait çà +et là les rives du Lignon. L'auteur de l'<span class="italic">Astrée</span>, qui n'est pas un +grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui +vivent; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle +paraît, a de puissance créatrice! Il y a, du reste, quelque chose +d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et +des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> et des +chevaliers: ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode +agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du +roman: Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.</p> + +<p>À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche: il fit avec nous la course à +Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il +y eût la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte de +la ville par Clotilde, fiancée de Clovis: M. de Barante, le père<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Lien vers la note 395"><span class="note">[395]</span></a>, +était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël; +je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour +attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un +moyen précieux d'indépendance et de bonheur: je la blessai. Madame de +Staël aimait le monde; elle se regardait comme la plus malheureuse des +femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux +que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la +vie? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de +la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de +<span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans secours, +bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents +avaient péri sur l'échafaud? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal +dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que +plus vif: on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres +maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui; ce qui afflige l'un fait +la joie de l'autre; les cœurs ont des secrets divers, +incompréhensibles à d'autres cœurs. Ne disputons à personnes ses +souffrances; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la +sienne.</p> + +<p>Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, +et nous partîmes pour Chamouny. Mon opinion sur les paysages des +montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser; il n'en était +rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion +m'est restée. On lit dans le <span class="italic">Voyage au Mont-Blanc</span> un passage que je +rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie et +les événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui +également passés.</p> + +<p>«Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes +inspirent l'oubli des troubles de la terre: c'est lorsqu'on se retire +loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se +dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les +grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur +des roches désertes; mais ce n'est point alors la tranquillité des +lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur +âme qui répand sa sérénité dans <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> la région des +orages............... Il y a des montagnes que je visiterais encore +avec un plaisir extrême: ce sont celles de la Grèce et de la Judée. +J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent +de m'occuper chaque jour: j'irais volontiers chercher sur le Thabor et +le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint +les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde.» +Cette dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet +l'année suivante, 1806.</p> + +<p>À notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à +Coppet<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Lien vers la note 396"><span class="note">[396]</span></a>, nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de +M. de Forbin<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Lien vers la note 397"><span class="note">[397]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> qui survint et nous procura un mauvais +dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de +Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude; il +promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait; il ne +touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il +descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en +justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme +néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un +jour, quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller +jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route +extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses +yeux avaient une protectrice pitié: j'étais pauvre, humble, peu sûr de +ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le cœur +des princesses. À Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin +son dîner du lac; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce +temps-ci on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le +matin dans la rue.</p> + +<p>Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution, +commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en +croquis, en grotesques, <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> en caricatures. Les uns portent des +moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde; +leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres; les +autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis; ils +fument un cigare en guise de volcan. Ces <span class="italic">cousins de l'arc-en-ciel</span>, +comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de +mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de +carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes +humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans. +Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran +qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe +et le satyre; ils tiennent à faire comprendre que le secret de +l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. +Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence +exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière +d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une +manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence +fièrement accueillie et noblement supportée; enfin, quelquefois par +des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de +la solitude!</p> + +<p>Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au +pied du fort de l'Écluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant +cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait +en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et +m'environnaient comme une bande de fantômes; mes saisons brûlantes me +revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par +<span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide: des +formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient +par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus +aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence +secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient +d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me +releva du vœu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes +facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, +elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l'art, triomphant +dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les +Pères de la Thébaïde appelaient des <span class="italic">ascensions</span> de cœur. Raphaël +(qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant <span class="italic">la +Transfiguration</span> seulement ébauchée sur le chevalet, n'aurait pas été +plus électrisé par son chef-d'œuvre que je ne l'étais par cet +Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont +j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de +gloire.</p> + +<p>Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau retourne quelquefois +sur ses pas après m'avoir abandonné; ainsi se renouvellent mes +anciennes souffrances; rien ne guérit en moi; si mes blessures se +ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des +crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je +n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de +donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait +percer les veines quand le sang afflue au cœur ou monte à la tête. +Mais de quoi parlé-je? <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> Ô religion, où sont donc tes +puissances, tes freins, tes baumes! Est-ce que je n'écris pas toutes +ces choses à d'innombrables années de l'heure où je donnai le jour à +René? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis! C'est +grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le +printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point +des lois communes; pour lui, les années sont toujours jeunes: «Or, les +jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance; +lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui +présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés +cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau +fraîche, puisée dans le prochain ruisseau<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Lien vers la note 398"><span class="note">[398]</span></a>.»</p> + +<p class="p2">De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert: elles +m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de +septembre. Je lui répondis:</p> + +<p>«Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne; vous sentez que ma +femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve: c'est aussi +une tête que celle-là, et, depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à +la tête de deux têtes très-difficiles à gouverner. Nous resterons à +Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le +courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonnevie est +ici, de retour de Rome; il se porte à merveille; il est gai, il +prêchaille et ne pense plus à ses malheurs: il vous embrasse et va +vous <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> écrire. Enfin tout le monde est dans la joie, excepté +moi; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné +chez M. Saget.»</p> + +<p>Ce M. Saget était la providence des chanoines; il demeurait sur le +coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui +à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la +Saône.</p> + +<p>«Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la +ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en +terrasse bordaient le chemin du côté opposé: il avait fait très-chaud +ce jour-là; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe +flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans +être froid; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des +vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les +arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient +de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant +mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant +seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce +rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans +m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin: je me couchai +voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse +porte, enfoncée dans un mur de terrasse: le ciel de mon lit était +formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément +au-dessus de moi; je m'endormis à son chant: mon sommeil fut doux; mon +réveil le fut davantage. Il était grand jour: mes yeux en <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> +s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable.»</p> + +<p>Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. +Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une +casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des +bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et +s'était lié avec mademoiselle Devienne<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Lien vers la note 399"><span class="note">[399]</span></a>. Elle lui écrivait des +lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons +conseils: il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au +sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait +déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire +aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n'avait cure +du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du massacre des +protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de +Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ +des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis +qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers +de Loyse Labbé: il n'aurait pas perdu un coup de dent durant les +derniers malheurs de Lyon, sous la charte-vérité.</p> + +<p>Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> tête +de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère et +rembourrée de choses exquises; de jeunes paysannes très-jolies +servaient à table; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé +dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous +abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget: le +coteau en était tout noir<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Lien vers la note 400"><span class="note">[400]</span></a>.</p> + +<p>Notre <span class="italic">dapifer</span> trouva vite la fin de ses provisions dans la ruine de +ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles +maîtresses qui avaient pillé sa vie, «espèce de femmes, dit saint +Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quæ sic +vivis ut possis adamari.»</p> + +<p class="p2">Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la +Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont +les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, +nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le +lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous +partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de +la Grande-Chartreuse, <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> nous franchîmes la porte de la vallée, +et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au +monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que +j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous +la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était +demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de +mourir: la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et +l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte: +Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz. +On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées +chacune d'un jardin et d'un atelier; on y remarquait des établis de +menuisier et des rouets de tourneur: la main avait laissé tomber le +ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la +Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des <span class="italic">ritratti</span> des +doges; lieux et souvenirs divers! Plus haut, à quelque distance, on +nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.</p> + +<p>Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous +rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Lien vers la note 401"><span class="note">[401]</span></a>, +jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et +inventeur du sucre de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux +indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En +descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites; pendant +des siècles, ils <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> portèrent, avec un peu de terre dans le pan +de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les +rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne +tournâtes pas même la tête en passant!</p> + +<p>Nous n'eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu'un orage +éclate; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en +rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue +intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots +et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le +tonnerre; le guide lui criait: «Recommandez votre âme à Dieu! Au nom +du Père, du Fils et du Saint-Esprit!» Nous arrivâmes à Voreppe au son +du tocsin; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On +apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la +lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des +nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de +l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait +avec sa placidité inaltérable: «Je suis comme un poisson dans l'eau.» +Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe; l'orage n'y était +plus; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M. +Ballanche<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Lien vers la note 402"><span class="note">[402]</span></a>. Je le fais <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> observer, car j'ai eu trop +souvent, dans ces <span class="italic">Mémoires</span>, à remarquer les absents.</p> + +<p>De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à +Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, +mes promenades et mes regrets aux bords de l'Yonne avec M. Joubert. +Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat; elles +rappelaient les trois amies de ma grand'mère à Plancoët, à la +différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve +moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un +perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que +disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises? Elles +parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté +jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de +cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard, mon +compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse; +elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour +enchanteront l'avenir. Qui sait? Elles écrivaient peut-être à leur +<span class="italic">seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux: +«domino suo, imo patri</span>, etc.», qu'elles se sentaient honorées du nom +d'amie, du nom de <span class="italic">maîtresse</span> ou de <span class="italic">courtisane, concubinæ vel +scorti</span>. «Au milieu de son sçavoir,» dit un docteur grave, «je trouve +Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna +d'amour Héloïse, son escolière.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour +vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon +voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil, +lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort +de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma sœur; +peu s'en fallut qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne +soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le +ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait +rien: je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant +sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis +prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son +génie jetait la plus vive lumière; elle en était tout éclairée. Elle +traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait +dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de +son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin; elle alla demeurer +aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques: madame de +Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule +ayant vue sur le jardin: je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec +je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans +l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la +sainte, et qu'allant par delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai +ces <span class="italic">Mémoires</span> en y déposant, comme des reliques, ces billets de +madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie +éternelle.</p> + +<p class="p2 left60"><span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> 17 janvier.</p> + +<p>«Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je +me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins: toute mon +occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues +réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi +nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me +connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête! tant ma timidité +et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force +intérieure! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus +tendre remercîment de toutes les complaisances et de toutes les +marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière +lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes +idées. Elles n'en restent pas moins tout entières en moi.»</p> + +<p class="p2 left60"> Sans date.</p> + +<p>«Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence +de M. Chênedollé? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à +continuer ses visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit la +dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le +livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison; je n'en +consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur +les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles +idées; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres; je +me livrerai à <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> corps perdu à tous les événements de mon +passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attention que je me porte! +Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux, +bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé +ma vie sans tache: voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour +emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise: Souvent +obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de +mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon cœur s'est +relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa +seule et véritable place.»</p> + +<p class="p2 left60">Ce jeudi.</p> + +<p>«Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin? Pour +moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je +craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit:—Mais +il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle. +Pouvait-on frapper plus juste? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée +de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te +débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de +belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie.»</p> + +<p class="p2 left60">Sans date.</p> + +<p>«Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais +pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je +possédais ce <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> bien sans m'en douter. Mais depuis que nous +avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi, +je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son +esprit dans la conversation de quelqu'un; je sens que mes idées me +font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser; cela tient sûrement à ma +mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier, +de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à +l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis +délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi: ce sera +humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À tantôt, j'espère.»</p> + +<p class="p2 left60">Sans date.</p> + +<p>«Sois tranquille, mon ami; ma santé se rétablit à vue d'œil. Je me +demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis +comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert. +Adieu, mon pauvre frère.»</p> + +<p class="p2 left60">Sans date.</p> + +<p>«Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout +simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour +remplir mon engagement:</p> + +<p>«—On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au +contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour +entrer dans l'immensité de Dieu.</p> + +<p>«—Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en +approchons tous les jours à grands <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> pas. Encore un peu, et il +n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons: ce que nous +aimons vit et ne mourra point.</p> + +<p>«—Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre +ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un +mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un +fond d'agonie.»</p> + +<p>«Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de +t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai +peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire +que mon cœur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la +tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon +ami.</p> + +<p>«Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent +bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras +me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je +crains que mon cœur ne s'en soit trop mêlé.»</p> + +<p class="p2 left60">Sans date.</p> + +<p>«Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te +corriger? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une +romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies +tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute +leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin? Pardonnez, grand +homme, et ressouvenez-vous que je suis ta sœur, qu'il m'est un peu +permis d'abuser de vos richesses.»</p> + +<p class="p2 left60"><span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> Saint-Michel.</p> + +<p>«Je ne te dirai plus: Ne viens plus me voir,—parce que n'ayant +désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence +m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures; je compte +être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées +contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas, +qui ont pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que dans une +glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les +vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela; de ce +moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de +changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle +importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer +entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de +toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir +difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la +destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait +prendre à moi; je ne suis pas assez folle pour cela.»</p> + +<p class="p2 left60">Saint-Michel.</p> + +<p>«Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que +lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors, +cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir +si près de moi; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre. +J'éprouve quelquefois une grande répugnance de cœur à boire mon +calice. Comment ce <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> cœur, qui est un si petit espace, +peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins? Je suis bien +mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées +m'entraînent; je ne m'occupe presque plus que de Dieu et je me borne à +lui dire cent fois par jour:—Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car +mon esprit tombe dans la défaillance.»</p> + +<p class="p2 left60">Sans date.</p> + +<p>«Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence; pense +que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie +jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres +d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir. +Veuille, mon frère, donner un seul coup d'œil sur les premiers +moments de notre existence; rappelle-toi que souvent nous avons été +assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même +sein; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers +jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos +jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne +te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées +et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te +retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, que c'est pour me +faire revivre davantage dans ton cœur. Lorsque tu partis pour la +seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis +promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai +tendu volontairement <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> mes mains aux fers et je suis entrée +dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces +demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort; sans cesse +j'interrogeai sur toi les pressentiments de mon cœur. Lorsque j'eus +recouvré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la +seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds +sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes +chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je +dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements; +mais quand je me serai soumise à mon sort... Et quel sort! Où sont mes +amis, mes protecteurs et mes richesses! À qui importe mon existence, +cette existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur +elle-même? Mon Dieu! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux +présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir? Pardon, trop +cher ami, je me résignerai; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur +ma destinée. Mais, pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette +ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations; +laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que, parmi les +cœurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la +tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de +souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier, +lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et +sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère, +serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui? Tu sais +que ce n'est pas moi <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> qui t'ai proposé l'aimable distraction +d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser; mais si tu +as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise? Je n'ai point +de courage contre tes politesses. Autrefois tu me distinguais un peu +plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu +comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous +arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je +t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul +mot de ce que contient cette lettre.»</p> + +<p class="p2">Cette lettre si poignante et tout admirable est la dernière que je +reçus; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est +empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel; ma sœur se promenait +dans le jardin avec madame de Navarre; elle rentra quand on lui fit +savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des +efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un +léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à +toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui +me déchiraient le cœur, de ne plus penser que je pouvais jamais +être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je +multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle +croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux +dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, là où elle +pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son +goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie, sa femme de chambre, je lui +donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire +<span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle +m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me +demanda ce que je comptais faire cet été: je lui dis que j'irais à +Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour +de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me +répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait +renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai; elle était plus +tranquille.</p> + +<p>Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la +suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était +affectueuse; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les +fragments si beaux, vers le commencement de ces <span class="italic">Mémoires</span>. +J'encourageai au travail le grand poète; elle m'embrassa, me souhaita +un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit +sur le palier de l'escalier, s'appuya sur la rampe et me regarda +tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, +levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours: +«Adieu, chère sœur! à bientôt! soigne-toi bien. Écris-moi à +Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu +consentiras à vivre avec nous.»</p> + +<p>Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain; je lui donnai des ordres et +de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les +choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir +au courant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en +cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à +Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé +de madame de Caud; mais Saint-Germain oubliait de me parler <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> +de la nouvelle demeure de ma sœur. J'avais commencé à écrire à +celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout +à coup dangereusement malade: j'étais au bord de son lit quand on +m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain; je l'ouvris: une ligne +foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile.</p> + +<p>J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon +sort et de la destinée de ma sœur que ses cendres fussent jetées au +ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort; je n'y avais +aucun parent; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je +ne pus courir à des restes sacrés; des ordres transmis de loin +arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile +était ignorée et n'avait pas un ami; elle n'était connue que du vieux +serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eût été chargé de lier les +deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort +lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me +permissent de la ramener à Paris.</p> + +<p>Ma sœur fut enterrée parmi les pauvres: dans quel cimetière +fut-elle déposée? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle +engloutie? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté +des Dames de Saint-Michel? Quand, en faisant des recherches, quand, en +compulsant les archives des municipalités, les registres des +paroisses, je rencontrerais le nom de ma sœur, à quoi cela me +servirait-il<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Lien vers la note 403"><span class="note">[403]</span></a>? <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> Retrouverais-je le même gardien de +l'enclos funèbre? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée +sans nom et sans étiquette? Les mains rudes qui touchèrent les +dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir? Quel +nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée? ne pourrait-il +pas se tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile +soit à jamais perdue! Je trouve dans cette absence de lieu une +distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière +dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur; elle le +prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes +sont confondues: ainsi repose égarée, parmi les préférés de +Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su +reconnaître ma sœur; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y +devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de +génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à +se cacher; je lui ai fait une solitude dans mon cœur: elle n'en +sortira que quand j'aurai cessé de vivre<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Lien vers la note 404"><span class="note">[404]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle! +Que m'importaient, au moment où je perdais ma sœur, les milliers de +soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des +trônes et le changement de la face du monde?</p> + +<p>La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme: c'était mon +enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de +mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses +fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants: ils ne +s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement; ils +appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire +ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie +encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour +la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous +voulons être regrettés: la hauteur du génie et les qualités +supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer +dans la consolation de madame de Chateaubriand.</p> + +<p class="p2">Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la +coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le +Jardin des Plantes, j'eus le cœur navré: encore une compagne de ma +vie laissée sur la route! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et, +bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent +passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et +de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers +<span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont +l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie, je frappais du +pied la rive; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan +pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à +Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines +d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine.</p> + +<p>J'allai voir ma famille<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Lien vers la note 405"><span class="note">[405]</span></a> en Bretagne, et, de retour à Paris, je +partis pour Trieste le 13 juillet 1806: madame de Chateaubriand +m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Lien vers la note 406"><span class="note">[406]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> Ma vie étant exposée heure par heure dans l'<span class="italic">Itinéraire</span>, je +n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres +inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon +domestique et compagnon, a, de son côté, fait son <span class="italic">Itinéraire</span> auprès +du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal +particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met +à ma disposition servira de contrôle à ma narration: je serai Cook, il +sera Clarke<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Lien vers la note 407"><span class="note">[407]</span></a>.</p> + +<p>Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé +dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je +mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler +le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi +de Modon à Smyrne.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août; mais, le vent +n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés +jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est +venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais +jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car +je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva +une tempête; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous +assaillit et grossit la mer d'une façon effrayante. Notre équipage +n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, +d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et +moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes +tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont +nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus +librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui, +à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne +l'est réellement. Pendant deux jours les orages se sont succédé, ce +qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation; je n'étais +aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en +mer; lorsque le calme fut rétabli, il me dit: «Me voilà rassuré sur +votre santé; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage, +vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps.» C'est ce +qui n'a pas eu lieu dans le reste <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> de notre trajet jusqu'à +Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près +d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce. +Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais, +qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur +d'étain. Dans les deux, il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait +assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui +comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son +<span class="italic">Itinéraire</span>. Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que +de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous +devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait +dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en +cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage (<span class="italic">de Sparte et +d'Athènes</span>), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à +Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre +de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous +rejoindrait pas; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous +sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et +Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu +jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour +prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il +était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui +cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement +en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le +pont ses fusils, pistolets et armes blanches; mais, <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> comme le +vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes +arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne.»</p> + +<p>Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio, je trouvai +Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme +un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les +yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines +d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus +resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des Muses. +Quand retrouverai-je le thym de l'Hymette, les lauriers-roses des +bords de l'Eurotas? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus +d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée: il +vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur +des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là, +je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de +Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs: au silence des +débris de Sparte, la gloire même était muette.</p> + +<p>J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le +Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers +Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie, +par piété poétique; une chute de cheval m'attendait au début de ma +route; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet +accident dans mon <span class="italic">Itinéraire</span>; Julien le raconte aussi, et il fait, à +propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie +l'exactitude.</p> + + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se +réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le +suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il +m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois +Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se +trouver à terre; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval +n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des +précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions.»</p> + +<p>Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide +la dispute qu'on lit dans l'<span class="italic">Itinéraire</span>. Voici le récit de Julien:</p> + +<p>«Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir +remonté notre cantine. À peu de distance du village, je fus très +étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur; je lui en +demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le +conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie, +chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que +ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien +croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de +plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète +et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers +qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter. +Le conducteur <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> dit à l'interprète qu'on lui avait assuré +qu'il fallait être en très grand nombre pour ne pas être attaqué: le +janissaire me dit la même chose. Alors, j'allai trouver Monsieur et +lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous +trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait un +espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce +rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet +endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit +tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si +petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de +renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour +Constantinople.»</p> + +<p>J'arrive à Constantinople<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Lien vers la note 408"><span class="note">[408]</span></a>.</p> + + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et +les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères +distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville +extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on +n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a +point de cloches, ni presque pas de métiers à marteau, le silence est +continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble +vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se +dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un +cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et +mourir. Les cimetières, <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> sans murs et placés au milieu des +rues, sont des bois magnifiques de cyprès: les colombes font leurs +nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et +là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes +modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés; on +dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par +l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de +bonheur ne se montre à vos yeux; ce qu'on voit n'est pas un peuple, +mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au +milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la +servitude: c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les +germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie.»</p> + +<p>Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues:</p> + + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers +le canal et le port; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui +descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites +très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau +entraînerait. Il y a peu de voitures: les Turcs font beaucoup plus +usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le +quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a +aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des +marchandises. On voit également des portefaix, qui sont des Turcs +ayant de très gros et longs bâtons; il peuvent se mettre cinq +<span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas +régulier; un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont +un espèce de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux +reins, et avec une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous +les paquets sans être attachés.»</p> + + +<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, +femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en +ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république, +chacun faisait son ménage à volonté: les femmes soignaient leurs +enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas +causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, +des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on +priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait: «Jérusalem!» +en me montrant le midi; et je répondais: «Jérusalem!» Enfin, sans la +peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde; mais, au +moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient: +<span class="italic">Christos, Kyrie eleison!</span> L'orage passé, nous reprenions notre +audace.»</p> + +<p>Ici, je suis battu par Julien:</p> + + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le +jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec, +où il y <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> avait au moins, tant hommes que femmes et enfants, +cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui +causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment.</p> + +<p>«Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de +bouche et nos ustensiles de cuisine que j'avais achetés à +Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète +que M. l'ambassadeur nous avait donnée, composée de très beaux +biscuits, jambons, saucissons, cervelas; vins de différentes sortes, +rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je +me trouvais donc pourvu d'une provision très abondante, que je +ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que +nous n'avions pas que ce trajet à faire: tout était serré où aucun +passager ne pouvait aller.</p> + +<p>«Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par +toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment. +Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les +femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point +que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur +le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant +pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur +tripotage.»</p> + +<p>Je passe le détroit des Dardanelles; je touche à Rhodes, et je prends +un pilote pour la côte de Syrie.—Un calme nous arrête sous le +continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia.—Nous +restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions.</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers +restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard +d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en +grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures +du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix: j'ouvris +les yeux et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du +vaisseau. Je demandai ce que c'était; on me cria: <span class="italic">Signor, il +Carmelo!</span> Le Carmel! Le vent s'était levé la veille à huit heures du +soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de +Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, +m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la +montrer de la main; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui +commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose +de religieux et d'auguste; tous les pèlerins, le chapelet à la main, +étaient restés en silence dans la même attitude, attendant +l'apparition de la Terre Sainte; le chef des papas priait à haute +voix: on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du +vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. +De temps en temps un cri s'élevait de la proue, quand on revoyait le +Carmel. J'aperçus enfin, moi-même, cette montagne, comme une tache +ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la +manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que +j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce: mais la vue du berceau +<span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de +joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux +sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement +parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la +face du monde.</p> + +<p class="dashed"> </p> + +<p>«Le vent nous manqua à midi; il se leva de nouveau à quatre heures; +mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... À deux +heures de l'après-midi, nous revîmes Jaffa.</p> + +<p>«Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis +avec eux dans la chaloupe; nous entrâmes dans le port par une +ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un +caïque.</p> + +<p>«Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, +afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène +assez plaisante: mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre; +le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent +que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent +en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit +bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé.»</p> + +<p>Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène:</p> + +<p class="p2 center">HISTOIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me +porter à terre, tandis qu'il n'y <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> en avait que deux pour +Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une +châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de +Monsieur; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne +était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez +d'éclat par le soleil qu'il faisait; c'est ce qui a pu, sans doute, +leur causer cette méprise.</p> + +<p>«Nous sommes entrés le mercredi 1<sup>er</sup> octobre chez les religieux de +Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien, +mais très peu français. Il nous ont très bien reçus et ont fait tout +leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire.»</p> + +<p>J'arrive à Jérusalem.—Par le conseil des Pères du couvent, je +traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain.—Après m'être +arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes; je +m'arrête à Saint-Saba.—À minuit, je me trouve au bord de la mer +Morte.</p> + +<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le +cœur; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace +s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on +éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du +courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de +toutes parts une terre travaillée par des miracles: le soleil brûlant, +l'aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les +tableaux de <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> l'Écriture sont là. Chaque nom renferme un +mystère; chaque grotte déclare l'avenir; chaque sommet retentit des +accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords: les torrents +desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr'ouverts, attestent le +prodige; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il +n'a osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Éternel.</p> + +<p>«Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la +nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain.»</p> + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger, +ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux +de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos +Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter, +l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit; nous ayant +assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est +abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un +très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du +matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà +empli une bouteille en fer-blanc, tenant environ trois chopines, de +l'eau de la mer Morte, pour rapporter à Paris.»</p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie +avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous +avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à +mon grand étonnement je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile. +Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et montrèrent de la main, +au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans +pouvoir dire ce que c'était, j'entrevoyais comme une espèce de sable +en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier +objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de +l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait +avec lenteur une onde épaisse: c'était le Jourdain...</p> + +<p>«Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain. +Je n'osais les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait +toujours.»</p> + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des +sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés +qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à +dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très +commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il +aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> +n'ayant de largeur, à l'endroit où nous étions, qu'environ 40 toises; +mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes +qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent +en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de +fer-blanc d'eau du Jourdain.»</p> + +<p>Nous rentrâmes dans Jérusalem: Julien n'est pas beaucoup frappé des +saints lieux: en vrai philosophe, il est sec: «Le Calvaire, dit-il, +est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup +d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne +voit au loin que des terres en friche, et, pour tous bois, des +broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat +se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un +fossé de rempart.»</p> + +<p>Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour +Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez +M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien +pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie: «Il y a, dit-il, +des juifs qui font l'agiotage comme partout où ils sont. À une +demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit +rougeâtre, montée sur un massif de pierres de taille.»</p> + +<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis +à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous +nous promîmes <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> amitié et souvenance: j'acquitte aujourd'hui +ma dette.</p> + +<p>«Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. +Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois +jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à +l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon +de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre +départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à +l'occident.</p> + +<p>«Le 1<sup>er</sup> décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin. +Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui +ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je +copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions +des <span class="italic">Martyrs</span>. La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le +capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un +vaisseau battu de la tempête, ne sont pas stériles; l'incertitude de +notre avenir donne aux objets leur véritable prix: la terre, +contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée +par un homme qui va mourir.»</p> + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN».</p> + +<p>«Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien +pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons +toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet. +Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et +quatre matelots. Quand nous <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> voyions, à la fin du jour, que +nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers +minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à +notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur, +à l'officier et à moi; mais nous ne prenions pas cela aussi +tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus +d'usage que le capitaine; il parlait très bien français, ce qui nous a +été très agréable dans notre trajet.»</p> + +<p>Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles +Kerkeni.</p> + +<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours +nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la +veille de Noël; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à +l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes +dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie +et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28.</p> + +<p>«Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit +jours à l'ancre dans la petite Syrte, où je vis commencer l'année +1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses +j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite +ou qui sont si longues! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon +enfance où je recevais avec un cœur palpitant de joie la +bénédiction et les présents paternels! Comme ce premier jour de +l'année <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> était attendu! Et maintenant, sur un vaisseau +étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce +premier jour s'envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans +les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur +qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité! Ce jour, né du +sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, +des regrets et des cheveux blancs.»</p> + +<p>Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces +impatiences dont, heureusement, je me suis corrigé.</p> + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre +d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer +d'entrer dans le port; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre +équipage se trouvait très fatigué, et le vent continuait à ne pas nous +être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé +Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en +prévenir Monsieur, lequel, voyant que nous approchions de ce +mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au +capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus +mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre +route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée, +car, cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très +mauvaise. Ayant été obligés de rester <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> vingt-quatre heures de +plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait +vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons +que celui-ci lui donnait.</p> + +<p>«Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait +plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout +à coup le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre +au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce +port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au +capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait +le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur si le +capitaine eût été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de +voir nos provisions baisser, sans savoir quand nous arriverions.»</p> + +<p>Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame +Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître +mon hôte; il parle aussi de la campagne et des Juifs: «Ils prient et +pleurent,» dit-il.</p> + +<p>Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je +traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. «Chemin +faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il +avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait; il me dit +qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis.» L'argent +ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.</p> + +<p>Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris +de la cité d'Annibal. Je les regardais <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> du bord sans pouvoir +deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un +ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant +parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à +peine du sol qui les portait: c'était Carthage. Je la visitai avant de +m'embarquer pour l'Europe.</p> + +<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p> + +<p>«Du sommet de Byrsa, l'œil embrasse les ruines de Carthage qui sont +plus nombreuses qu'on ne le pense généralement: elles ressemblent à +celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un +espace considérable. Je les vis au mois de février; les figuiers, les +oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles; de +grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure +parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais +mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, +sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes +azurées; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des +villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons +blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et +ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des +plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à +Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal; je contemplais les vastes +plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de +César; mes yeux voulaient <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> reconnaître l'emplacement du +palais d'Utique. Hélas! les débris du palais de Tibère existent encore +à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de +Caton! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures, passaient +tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau, +saint Louis expirant sur les ruines de Carthage.»</p> + + +<p>Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à +Carthage.</p> + +<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p> + +<p>«Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où +il se trouve encore quelques fondations à rase terre, qui prouvent la +solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme les +distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore +de très belles citernes; on en voyait d'autres qui étaient comblées. +Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui +leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres, +ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques: +Monsieur en a acheté pour rapporter en France.»</p> + +<p>Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de +Gibraltar; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à +Grenade. Indifférent à <span class="italic">Blanca</span><a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Lien vers la note 409"><span class="note">[409]</span></a>, il remarque seulement que +<span class="italic">l'Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d'une +hauteur <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> immense</span>. Mon <span class="italic">Itinéraire</span> n'entre pas dans beaucoup +plus de détails sur Grenade; je me contente de dire:</p> + +<p>«L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de +Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à +celle de Sparte: on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays.»</p> + +<p>C'est dans <span class="italic">le Dernier des Abencerages</span><a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Lien vers la note 410"><span class="note">[410]</span></a> que j'ai décrit +l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés +dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du +jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me +sens encore assez de nature pour peindre la Vega; mais je n'oserais le +tenter, de peur de l'<span class="italic">archevêque de Grenade</span>. Pendant mon séjour dans +la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de +terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi. +Sourd comme un pot, il me suivait partout: quand je m'asseyais sur une +ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en +s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être +pas composé la symphonie de <span class="italic">la Création</span>, mais sa poitrine brunie se +montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand +besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning:</p> + +<p>«Vénérable Éléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez +heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize +années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à +étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon: +l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la légitimité, +si la légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.</p> + +<p>Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, le +5 juin 1807, à trois heures après midi. De Grenade, il me conduit à +Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne.</p> + +<p>«Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau, +Tarbes, Baréges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très +fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis +le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes +arrivés le 28 à Blois où nous avons couché. Le 31, nous avons continué +notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier +coucher à Augerville<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Lien vers la note 411"><span class="note">[411]</span></a>.»</p> + +<p>J'étais là, à une poste d'un château<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Lien vers la note 412"><span class="note">[412]</span></a> dont mon long voyage ne +m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Armide, +où étaient-ils? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai +aperçu du <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> grand chemin la colonne de Méréville<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Lien vers la note 413"><span class="note">[413]</span></a>; ainsi +que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert: comme mes +fortunes de mer, tout a changé.</p> + +<p>J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi: j'avais +devancé ma vie. Tout insignifiantes que sont les lettres que +j'écrivais, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui +représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon, +d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople, de Jaffa, de +Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos; +ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes +d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas +jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler: j'en touche avec +plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à +la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage! Nous sommes +de bien pauvres diables, avec nos lettres et nos passe-ports à +quarante sous, auprès de ces seigneurs du turban!</p> + +<p>Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi à qui de droit mon firman +pour Athènes:</p> + +<p>«Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d'Argos, cadis, +nadirs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore; honneur +de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit +<span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos +juridictions, gens en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut +que croître;</p> + +<p>«Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble +(particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un +janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la +permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des +lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à +Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions.</p> + +<p>«Voilà donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus, +quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions, +vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards +et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc.</p> + +<p class="add3em">«An 1221 de l'hégire.»</p> + +<p>Mon passe-port de Constantinople pour Jérusalem porte:</p> + +<p>«Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem), +Schérif très excellent effendi:</p> + +<p>«Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal +auguste agrée nos bénédictions sincères et nos salutations +affectueuses.</p> + +<p>«Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé +François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, +pour accomplir le <span class="italic">saint</span> pèlerinage (des chrétiens).»</p> + +<p>Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et +des gendarmes qui visitent son passe-port? On peut lire également dans +ces firmans les révolutions des peuples: combien de <span class="italic">laissez-passer</span> +<span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave +tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un +magistrat de Sparte; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au +cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem!</p> + +<p>L'<span class="italic">Itinéraire</span> est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand +je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande +entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en +diligence, le merveilleux s'est évanoui; il ne m'est guère resté en +propre que Tunis: on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient +que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette +honorable lettre le prouve:</p> + +<p>«Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des +ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du +terrain; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1,500 +mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des +baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et +de patience; il confirme vos opinions sur la position des ports de +Byrsa.</p> + +<p>«J'ai repris, avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai +déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du +Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui +vous est due à tant de titres.</p> + +<p>«Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma +trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier +signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> +dans la littérature, <span class="italic">longissimo intervallo</span>, au moins nous aurons +tâché de vous imiter par la noble indépendance dont vous donnez à la +France un si beau modèle.</p> + +<p>«J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur.<br> +<span class="left60 smcap">«Dureau de La Malle<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Lien vers la note 414"><span class="note">[414]</span></a>.»</span></p> + +<p>Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me +faire donner un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la +manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir afin +d'attirer l'attention du public: peut-être reprendrais-je mon ancien +projet de la découverte du passage au pôle nord; peut-être +remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et +droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya; lorsque, parvenu +au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je +découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles; +lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de +Calcutta<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Lien vers la note 415"><span class="note">[415]</span></a>, le nom des autres montagnes de l'est, ils me +répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. À la bonne heure! mais +revenir des Pyramides, c'est comme <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> si vous reveniez de +Montlhéry. À ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des +environs de Saint-Denis en France m'a écrit pour me demander si +Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem.</p> + +<p>La page qui termine l'<span class="italic">Itinéraire</span> semble être écrite en ce moment +même, tant elle reproduit mes sentiments actuels.</p> + +<p>«Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu +de tous les hasards et de tous les chagrins; <span class="italic">diversa exsilia et +desertas quœrere terras</span>: un grand nombre des feuilles de mes +livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des +flots; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais +de quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos +que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument +à ma patrie; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer +qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné +les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit; je +sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est +secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas, +j'ai assez écrit si mon nom doit vivre; beaucoup trop s'il doit +mourir.»</p> + +<p>Il est possible que mon <span class="italic">Itinéraire</span> demeure comme un manuel à l'usage +des Juifs errants de ma sorte: j'ai marqué scrupuleusement les étapes +et tracé une carte routière. Tous les voyageurs à Jérusalem m'ont +écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude; j'en +citerai un témoignage:</p> + +<p>«Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> +semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de +Saint-Laumer; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions +vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre <span class="italic">Itinéraire</span> +en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre +même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant +justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions, +fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins, +seul changement de ces contrées, etc.</p> + +<p><span class="left60">«Jules FOLENTLOT.»</span><br> + Rue Caumartin, n<sup>o</sup> 23.</p> + +<p>Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire; je suis de la race des +Celtes et des tortues, race pédestre; non du sang des Tartares et des +oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La religion, il est +vrai, me ravit quelquefois dans ses bras; mais quand elle me remet à +terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour +déjeuner de mon olive et de mon pain bis. <span class="italic">Si je suis moult allé en +bois, comme font volontiers les François</span>, je n'ai, cependant, jamais +aimé le changement pour le changement; la route m'ennuie: j'aime +seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme +j'incline vers la campagne, non pour la campagne mais pour la +solitude. «Tout ciel m'est un,» dit Montaigne, «vivons entre les +nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus.»</p> + +<p>Il me reste aussi de ces pays d'Orient quelques autres lettres +parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des Pères de +la Terre sainte, des <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> consuls et des familles, me supposant +devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les +droits de l'hospitalité: de loin, on se trompe et l'on croit ce qui +semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma +protection en faveur de son fils; sa lettre est adressée: <span class="italic">À monsieur +le vicomte de Chateaubriand, grand maître de l'Université royale, à +Paris</span>.</p> + +<p>M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et +m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie: +«Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la +tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part +des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Égypte, il faut pourtant +qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouald fait toujours des siennes à la +Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé; Méhémet-Ali sera +mémorable en Égypte pour avoir exécuté ce projet, etc.»</p> + +<p>Le 12 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa:</p> + +<p>«Monseigneur,</p> + +<p>«Votre <span class="italic">Itinéraire de Paris à Jérusalem</span> est parvenu à Zéa, et j'ai +lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y +dire d'obligeant pour elle. Votre séjour parmi nous a été si court, +que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre +Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop +familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre +aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se +<span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle +occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en +félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le +comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la +nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans +laquelle le Consulat de France existe depuis le glorieux règne de +Louis le Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si +souffrant, n'est plus; j'ai perdu mon père; je me trouve, avec une +fortune très médiocre, chargé de toute la famille; j'ai ma mère, six +sœurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. +J'ai recours aux bontés de Votre Excellence: je la prie de venir au +secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui +est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du roi, +ait des appointements comme les autres vice-consulats; que d'agent, +que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le +traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence +obtiendrait facilement cette demande en faveur des longs services de +mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la +familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.</p> + +<p class="left10">«Je suis avec le plus profond respect,</p> +<p class="left20">«Monseigneur,</p> +<p class="left30">«De Votre Excellence</p> +<p class="left20">«Le très humble et très obéissant serviteur,</p> +<p><span class="left60">«M.-G. Pangalo.»</span><br> +Zéa, le 3 août 1816.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> Toutes les fois qu'un peu de gaieté me vient sur les lèvres, +j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un +remords en relisant un passage (atténué, il est vrai, par des +expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls dans le +Levant: «Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l'<span class="italic">Itinéraire</span>, chantent +en grec:</p> + +<p class="poem">Ah! vous dirai-je, maman?</p> + +<p>«M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les +souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement +effacés.»</p> + +<p>Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes +discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, +le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris:</p> + +<p class="add3em">«Monsieur l'ambassadeur,</p> + +<p>«Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu +l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre +Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la +campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez +à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience.</p> + +<p>«J'ai l'honneur d'être, etc.</p> + +<p class="left60">«Dupont.»</p> + +<p>Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage +sur l'Océan, tant la mémoire est <span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> ingrate! Cependant, j'avais +gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de +moi dans la triste Cyclade glacée:</p> + +<p>«Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne, +elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la +rosée.» etc.</p> + +<p>Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir +mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy, +quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle? Avait-elle +été atteinte de l'hiver de Terre Neuve, ou conservait-elle le +printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort +Saint-Pierre?</p> + +<p>À la tête d'une excellente traduction des lettres de saint Jérôme, MM. +Collombet et Grégoire<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Lien vers la note 416"><span class="note">[416]</span></a> ont voulu trouver dans leur notice, entre +ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je +me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait +la peinture de ses combats intérieurs: je n'aurais pas rencontré les +expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem; tout au +plus aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et +mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ces deux cantiques en italien de +l'époque qui précède l'italien de Dante:</p> + +<p class="poem">In foco l'amor mi mise,<br> + In foco l'amor mi mise.</p> + +<p>J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer; ces lettres semblent +m'apporter quelque murmure des vents, <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> quelque rayon des +soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les +flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité.</p> + +<p>Voudrais-je revoir ces contrées lointaines? Une ou deux, peut-être. Le +ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface +point; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la +<span class="italic">Vénus au jardin</span> et de l'iris du Céphise.</p> + +<p>Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la +lettre qu'on va lire<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Lien vers la note 417"><span class="note">[417]</span></a>. L'auteur futur de <span class="italic">Télémaque</span> s'y révèle +avec l'ardeur du missionnaire et du poète:</p> + +<p>«Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à +Paris; mais enfin, Monseigneur, je pars, et peu s'en faut que je ne +vole. À la vue de ce voyage, j'en médite un plus grand. La Grèce +entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule; déjà le Péloponèse +respire en liberté, et l'Église de Corinthe va refleurir; la voix de +l'apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces +beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec +les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche +cet aréopage, où saint Paul <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> annonça aux sages du monde le +Dieu inconnu; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne +pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République. +Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et +je goûte les délices du Tempé.</p> + +<p>«Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses +sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la +religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme +leur patrie?</p> + +<p class="poem">. . . . . . . . . . Arva, beata<br> + Petamus arva divites et insulas.</p> + +<p>«Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du +disciple bien-aimé; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les +pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me +sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu +développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant, +qui, loin de précipiter l'Église comme Babylone, enchaîne le dragon et +la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et +l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour +après une si longue nuit; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur +et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une +nouvelle gloire; enfin les enfants d'Abraham épars sur toute la terre, +et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des +quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> +qu'ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En +voilà assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que +c'est ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous +importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir +de loin, en attendant que je puisse le faire de près.</p> + +<p class="left60">«Fr. de Fénelon.</p> + +<p>C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et +d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.</p> + +<p class="p2">Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Égypte et de la +terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire; +ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de +l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que +par le désert contre lequel elles étaient appliquées; la colonne de +Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le +long des sables de la Libye. À l'embouchure pélusiaque du Nil, je +n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte +par Plutarque:</p> + +<p>«L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque +demeurant du vieil bateau de pêcheur, suffisant pour brusler un pauvre +corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et +assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans, +avoit été à la guerre sous Pompée. Ah! lui dit le Romain, tu n'auras +pas tout seul cet honneur et te prie, <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> veuille-moi recevoir +pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je +n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant, en récompense de +plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne +aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le +plus grand capitaine des Romains.»</p> + +<p>Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye, et une jeune +esclave <span class="italic">libyenne</span> a reçu de la main d'une <span class="italic">Pompée</span> une sépulture non +loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. À ces jeux de la +fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la +Thébaïde:</p> + +<p>«Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière +ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux. +L'illustre Pompée, qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a +pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre +esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux +de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances.» +(<span class="italic">Anthologie</span>.)</p> + +<p>Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de +l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous +parler: l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de +Chio; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne +sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux +aussi ont changé: de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai +vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Égypte, +où mes regards n'avaient rencontré que des <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> <span class="italic">horizons nus et +ronds comme la bosse d'un bouclier</span>, disent les poésies arabes, <span class="italic">et +des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu</span>. +La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant +sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale +ou n'a-t-elle fait que changer de joug?</p> + +<p>Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses +vieilles mœurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement +précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, +l'Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former? qu'en sortira-t-il? +Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des +armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la +polygamie? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous +amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté? Que +résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations +politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le +Levant? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par +des bateaux à vapeur et des chemins de fer; par la vente du produit +des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, +anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha: tout cela +n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des +troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé +l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés +la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront: le +harem ne leur cachera plus ses secrets; ils n'auront point vu le vieux +soleil de l'Orient et le turban de Mahomet. Le <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> petit Bédouin +me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la +Judée: «En avant, marche!» L'ordre était donné, et l'Orient a marché.</p> + +<p>Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu? Il m'avait demandé, en +me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue +d'Enfer: cette place était occupée par un vieux portier et sa famille +que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien +volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps; enfin, nous fûmes +obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une +petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours +copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux +en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des +Vieillards: il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt +occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi sur la +natte d'où l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation +est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait +semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera +expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes +nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe; la première +nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir: «La +glace se forme au souffle de Dieu,» dit Job.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + + +<h1><span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> APPENDICE</h1> + +<p class="p2 center"><abbr title="1">I</abbr><br> + +LE COMTE DU PLESSIX DE PARSCAU, BEAU-FRÈRE DE CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Lien vers la note 418"><span class="note">[418]</span></a></p> + +<p>Hervé-Louis-Joseph-Marie, comte du Plessix de Parscau, né à Landerneau +le 31 mars 1762, était fils de Louis-Guillaume du Plessix de Parscau, +lieutenant des vaisseaux du roi (mort chef d'escadre en 1786), et de +Anne-Marie-Geneviève le Roy de Parjean.</p> + +<p>À vingt ans—il était alors enseigne—il assista au siège de Gibraltar +à bord du <span class="italic">Guerrier</span>, que commandait son père (1782-1783).</p> + +<p>Il était lieutenant de vaisseau, lorsqu'il épousa à Saint-Malo, le 29 +mai 1789, Anne Buisson de la Vigne, fille de feu Messire +Alexis-Jacques Buisson de la Vigne et de Céleste Rapion de la +Placelière.</p> + +<p>Dès 1791, il émigra avec sa jeune femme et son fils âgé d'un an. Après +avoir séjourné quelque temps dans le <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> Hainaut autrichien, il +entra dans le régiment d'Hector composé d'officiers de marine, fit, en +qualité de capitaine la campagne de 1793-1794, et se retira en +Angleterre.</p> + +<p>En 1799, il fut envoyé par le comte d'Artois aux îles Saint-Marcouff, +avec mission de recevoir, d'armer et d'équiper les royalistes qui +voulaient passer en Normandie pour s'aller joindre aux troupes +commandées par Frotté et le chevalier de Bruslart. De 1803 à 1807, le +comte du Plessix de Parscau se fixe à Jersey où il continue de +travailler pour la cause royale. En 1807 seulement, car tout espoir +semblait désormais impossible, il revient en Angleterre, à Lymington. +La chute de Napoléon lui rouvre les portes de la France. Il y rentre +après une absence de vingt-trois ans, pendant laquelle il a perdu sa +femme, morte à Lymington en 1813, et sept de ses enfants, qui tous +dorment sur la terre étrangère; il lui en reste encore six, qui voient +la France pour la première fois. Pour remplacer auprès d'eux la mère +morte en exil, il épouse en 1814 une femme de quarante ans, M<sup>lle</sup> de +Kermalun. Surviennent les Cent-Jours; menacé d'être arrêté, il s'exile +de nouveau, conduit sa famille à Lymington et se rend à Gand, où il +présente au roi Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> deux de ses fils qui sont en état de +servir, et où il retrouve son frère, le chevalier du Plessix de +Parscau, et Chateaubriand, son beau-frère. Le second retour du roi met +fin à son second exil. Nommé en 1816 capitaine de vaisseau, il reçoit +le commandement des élèves de la marine à Brest. Chevalier de +Saint-Louis depuis l'émigration, il est fait commandeur de Saint-Louis +en 1823, grâce sans doute à l'appui de Chateaubriand, alors ministre. +Les deux beaux-frères restèrent jusqu'à la fin dans les meilleurs +termes.</p> + +<p>Le comte du Plessix de Parscau fut promu en 1827 au grade de +contre-amiral; mais il dut bientôt prendre sa <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> retraite, ses +infirmités ne lui permettant plus de servir activement. Il est mort en +son château de Kergyon le 11 octobre 1831, à l'âge de soixante-neuf +ans.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><abbr title="2">II</abbr><br> + +LE MARIAGE DE CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Lien vers la note 419"><span class="note">[419]</span></a>.</p> + +<p>Sainte-Beuve, dans la cinquième leçon du cours professé par lui à +Liège en 1848-1849 sur <span class="italic">Chateaubriand et son groupe littéraire sous +l'Empire</span>, signalant au passage le mariage du grand écrivain, ajoute +en note:</p> + +<p class="quote">Sur ce mariage, il m'a été raconté <span class="italic">d'étranges choses</span>: je + dirai peut être ce que j'en ai su, à la fin de ce volume.</p> + +<p>Et il n'y a pas manqué. Dans les <span class="italic">Notes diverses</span> qu'il a entassées, à +la fin de son livre <span class="italic">sur</span> et <span class="italic">contre Chateaubriand</span>, il se donne un +mal infini pour accréditer sur le mariage du poète et de M<sup>lle</sup> Buisson +de La Vigne certaine historiette, qu'il raconte en ces termes:</p> + +<p class="quote">Le mariage de M. de Chateaubriand a été, dans le temps, + l'objet de procès et d'assertions contradictoires + singulières. Revenu d'Amérique, et à la veille d'émigrer, M. + de Chateaubriand épousa, au commencement de 1792, M<sup>lle</sup> + Céleste de La Vigne-Buisson, petite-fille de M. de La + Vigne-Buisson, qui avait été gouverneur de la Compagnie des + Indes à Pondichéry.</p> + +<p>Sainte-Beuve reproduit ici le récit du mariage d'après les <span class="italic">Mémoires +d'Outre-tombe</span>, et il reprend:</p> + +<div class="quote"> +<p>Mais voici bien autre chose. Ce n'est plus du côté d'un + oncle maternel démocrate que le mariage est attaqué, c'est + du côté de l'oncle paternel, et dans un esprit tout + différent. M. de Chateaubriand va se trouver entre deux + oncles. Je cite mes auteurs. M. Viennet, dans ses Mémoires + (inédits), raconte <span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> qu'étant entré en service dans + la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant, + M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur + d'<span class="italic">Atala</span> commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. + Viennet: «Je le connais; il a épousé ma nièce, et il l'a + épousée de force.» Et il raconta comment M. de + Chateaubriand, ayant à contracter union avec M<sup>lle</sup> de La + Vigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies, + d'une façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme + prêtre et d'un autre comme témoin. Ce qu'ayant appris, + l'oncle Buisson serait parti, muni d'une paire de pistolets + et accompagné d'un vrai prêtre, et surprenant les époux de + grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez + maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur + l'heure.» Ce qui fut fait.</p> + +<p>M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut <span class="italic">un + vieil avocat de considération</span>, qui lui raconta le même + fait, et exactement avec les mêmes circonstances.</p> + +<p>Naturellement, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, M. de Chateaubriand n'a + touché mot de cela: il n'a parlé que du procès fait à + l'instigation de l'autre oncle. Faut-il croire que, selon le + désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre <span class="italic">non + assermenté</span>, et s'étant engagé à en trouver un, il ait + imaginé, dans son indifférence et son irrévérence d'alors, + de s'en dispenser en improvisant l'étrange comédie à + laquelle l'oncle de sa femme serait venu mettre bon + ordre?—Ce point de sa vie, si on le pouvait, serait à + éclaircir et l'on comprendrait mieux encore par là les + chagrins qu'il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il, + <span class="italic">par ses égarements</span>, et le mouvement de repentir qu'il dut + éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d'avoir pu la + revoir et l'embrasser<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Lien vers la note 420"><span class="note">[420]</span></a>.</p> +</div> + +<a id="img008" name="img008"></a> +<div class="figcenter"> +<img src="images/img008.jpg" width="400" height="498" alt="" title=""> +<p><span class="smcap">Marie-Joseph Chénier</span>.</p> +</div> + +<p>Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu'il fallait penser +des <span class="italic">étranges choses</span> qu'il nous raconte, et qui auraient eu besoin, +pour être admises, d'une autre autorité que celle de M. Viennet, qui +n'a jamais réussi que ses <span class="italic">Fables</span>. Très pieuses, ayant en horreur les +prêtres <span class="italic">intrus</span>, la mère et les sœurs de Chateaubriand étaient +sans nul doute restées en rapports avec des prêtres <span class="italic">non assermentés</span>, +lesquels d'ailleurs, au commencement de 1792, étaient encore nombreux +en Bretagne. Elles ne <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> pouvaient donc avoir aucune peine à +en trouver un, pour bénir le mariage de leur fils et de leur frère, et +ce sont elles, bien évidemment, qui se sont chargées de le procurer. +Elles n'auront pas laissé ce soin à Chateaubriand, qui débarquait +d'Amérique et ne connaissait plus guère personne à Saint-Malo. Le +récit des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span> a donc pour lui toutes les +vraisemblances, tandis que la version où s'est complu Sainte-Beuve +sonne le faux à chaque ligne. Elle a d'ailleurs contre elle des +documents authentiques, des pièces irréfragables. M. Charles Cunat a +relevé sur les registres de l'état civil de Saint-Malo les extraits +qui suivent:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">Du dimanche 18 mars 1792.</span></p> + +<p>Il y a eu promesse de mariage entre:</p> + +<p>François-Auguste-René de Chateaubriand, fils mineur de feu + René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et + demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu + Alexis-Jacques et de feue dame Céleste Rapion, tous deux + originaires et domiciliés de cette ville: 1<sup>er</sup> et 3<sup>e</sup> bans.</p> +</div> + + +<div class="quote p2"> +<p class="left60"><span class="italic">Lundi 19 mars 1792.</span></p> + +<p>François-Auguste-René de Chateaubriand, fils second et + mineur de feu René-Auguste de Chateaubriand et de dame + Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste + Buisson, fille mineure de feu sieur Alexis-Jacques Buisson + et dame Céleste Rapion de la Placelière, tous deux + originaires et domiciliés de cette ville, ont reçu de moi, + soussigné curé, la bénédiction nuptiale dans l'église + paroissiale, ce jour 19 mars 1792, en conséquence d'une + bannie faite au prône de notre messe paroissiale, sans + opposition, et de la dispense du temps prohibé et de deux + bans. La présente cérémonie faite en vertu de deux décrets + émanés de la justice de cette ville, attendu la minorité des + parties contractantes, en présence de François-André + Buisson, Jean-François Leroy, Michel-Thomas Bassinot et + Charles Malapert, qui ont attesté le domicile et la liberté + des parties; et ont signé avec les époux:</p> + +<p><span class="italic">Céleste Buisson, François de Chateaubriand, + François-Auguste Buisson, Michel Bassinot, Malapert fils, + Leroy.</span></p> + +<p class="left60"><span class="smcap">Duhamel</span>, curé.</p> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> Ce mariage du 19 mars, célébré publiquement, + régulièrement, après la publication des bans, après deux + décrets émanés de la justice de paix, exclut nécessairement + le prétendu mariage au pistolet et à la minute de l'oncle + Buisson.</p> + +<p>Mais il y a plus. Cet oncle Buisson, «le riche négociant de + Lorient», n'a jamais existé. La famille de La Vigne n'a + jamais entendu parler de lui, ni de son voyage à Saint-Malo, + ni de ce mariage à main armée<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Lien vers la note 421"><span class="note">[421]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><abbr title="3">III</abbr><br> +FONTANES ET CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Lien vers la note 422"><span class="note">[422]</span></a>.</p> + +<p>Voici la réponse de Chateaubriand à la lettre de Fontanes qu'on a lue +dans le texte des <span class="italic">Mémoires</span>:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">15 août 1798 (v. s.).</span></p> + +<p>Je ne puis vous dire tout le plaisir que j'ai éprouvé en + recevant votre lettre. Il a été en proportion de la solitude + de ma vie et des longues heures que je passe avec moi-même; + vous sentez combien les marques du souvenir d'un ami de + votre espèce doivent être chères alors. Si je suis la + seconde personne à laquelle vous avez trouvé quelques + rapports d'âme avec vous, vous êtes la première qui ayez + rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme: + tête, cœur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma + guise, et je sens que désormais je vous suis attaché pour la + vie. Il ne me manque plus que de connaître l'ami dont vous + m'avez fait un si grand éloge<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Lien vers la note 423"><span class="note">[423]</span></a>, pour vous connaître dans + toutes les parties de votre existence.</p> + +<p>J'ai appris avec une grande et vraie joie vos heureux + travaux au bord de l'Elbe. Vous possédez, sans aucun doute, + le plus beau talent de la France, et il est bien malheureux + que votre <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> paresse soit un obstacle qui retarde la + gloire dont nous vous verrons briller un jour. Songez, mon + cher ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au + lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit + d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques + cartons qui indiqueront seulement ce que vous auriez été. + C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent + dans le monde. Vous le possédez, cet art qui s'assied sur + les ruines des empires et qui seul sort tout entier du vaste + tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il donc + possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le ciel + a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à la + <span class="italic">Grèce sauvée</span>? Vous savez que tout ceci n'est pas un pur + jargon de ma part, je vous ai souvent parlé à ce sujet; + votre paresse me tient au cœur.</p> + +<p>De vous à moi, et de la <span class="italic">Grèce sauvée</span> aux <span class="italic">Natchez</span>, la + chute est immense; mais vous voulez que je vous parle de + moi. Je vous dirai que le courage m'a abandonné depuis votre + départ; tout ce que j'ai pu faire a été de mettre au net un + troisième livre et d'imaginer une nouvelle division du plan. + Chaque livre portera un titre particulier. Les deux + premiers, par exemple, s'appelleront les <span class="italic">Livres du Récit</span>; + le troisième, le <span class="italic">Livre de l'Enfer</span>; le quatrième, le <span class="italic">Livre + des Mœurs</span>; le cinquième, le <span class="italic">Livre du Ciel</span>; le sixième, + le <span class="italic">Livre d'Othaïti</span>: le septième, le <span class="italic">Livre des Loix</span>, + etc., etc.; de même que les Anciens disaient le livre de la + <span class="italic">Colère d'Achille</span>, le livre des <span class="italic">Adieux d'Andromaque</span>, + etc., et de même qu'Hérodote avait divisé son histoire. + Cette sorte de division toute antique que je fais ainsi + revivre a quelque chose de singulièrement attrayant, et + d'ailleurs favorise beaucoup mon travail.</p> + +<p>Au reste, mon cher ami, je passe ma vie fort tristement. + J'ai revu la plupart des lieux que nous avions vus ensemble. + J'ai dîné seul sur la <span class="italic">colline</span>, dans cette petite chambre + où nous avions vu le soleil couchant; j'ai visité les + jardins sur les bords de la rivière, j'ai eu deux longues + conversations avec M. de L[amoignon]. Par ailleurs, j'ai + laissé là toutes vos anciennes connaissances. Je ne vois + presque plus P[anat]. Quelques personnes m'ont questionné + sur votre compte. J'ai répondu comme je le devais. Il paraît + que beaucoup <span class="italic">de petites gens</span> sont peu contents de vous. Au + nom du ciel, évitez tout ce qui peut vous compromettre, + laissez à d'autres que vous un métier indigne de vos + talents, et qui troublerait le reste de votre vie et celle + de vos amis.</p> + +<p>Nous reverrons-nous jamais, mon cher ami? Je ne sais, mais + je suis triste. Vous avez beaucoup moins besoin de moi que + je <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> n'ai besoin de vous. Votre famille et vos amis + vous environnent, et vous trouvez en vous-même plus de + ressources que je ne puis en trouver en moi. D'ailleurs, il + y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de <span class="italic">mon + intérieur</span>, et il faut à la fin qu'il s'épuise. Et puis, cet + Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir + été quelque temps une grande douceur, devient une grande + amertume!</p> + +<p>Si vous avez quelque humanité, écrivez-moi souvent, très + souvent. Parlez-moi de vos travaux et de cette femme + admirable que vous devez beaucoup aimer, car elle a beaucoup + fait pour vous. Des hauteurs du bonheur ne m'oubliez pas. + Indiquez-moi de nouveau les moyens de correspondre avec + vous; je suppose que les premières adresses que vous m'aviez + données ne valent plus rien. Adieu, croyez au sincère, au + très sincère attachement de votre ami des terres de l'exil.</p> + +<p>Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au + cœur dans une liaison commencée par deux Français + malheureux, loin de leur patrie? Cela ressemble beaucoup à + celle de <span class="italic">René</span> et d'<span class="italic">Outougamiz</span>: nous avons <span class="italic">juré</span> dans un + <span class="italic">désert</span> et sur des <span class="italic">tombeaux</span>.</p> + +<p>Je ne signe point, ne signez plus. Le cousin vous dit mille + choses ainsi que M. de L[amoignon]. Le contrôleur des + finances<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Lien vers la note 424"><span class="note">[424]</span></a> n'a point tenu sa parole et je suis fort + malheureux. Rappelez-moi au souvenir de l'ancien ami + F[lins]<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Lien vers la note 425"><span class="note">[425]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> +</div> + +<p class="p2 center"><abbr title="4">IV</abbr><br> +COMMENT FUT COMPOSÉ LE «GÉNIE DU CHRISTIANISME»<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Lien vers la note 426"><span class="note">[426]</span></a>.</p> + +<p>Dans une lettre du 19 août 1799, que nous donnerons tout à l'heure, +Chateaubriand annonce à ses amis de France «un ouvrage qui s'imprime à +Londres et qui a pour titre: <span class="italic">De la Religion chrétienne par rapport à +la Morale et aux Beaux-Arts</span>; cet <span class="italic">octavo</span> de grandeur ordinaire, +<span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> forme un volume de 430 pages». D'après M. l'abbé Pailhès, +dans son beau livre sur <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>, +Chateaubriand ne se serait mis à l'œuvre qu'après avoir appris la +mort de sa sœur, M<sup>me</sup> de Farcy, et sous le coup de cette mort +succédant à celle de sa mère. En un mois, il aurait écrit son ouvrage.</p> + +<p class="quote">Un mois ne s'était pas écoulé, dit M. Pailhès, du 22 + juillet, date de la mort de sa sœur, au 19 août 1799, + date de la lettre à ses amis de France, et déjà le livre + s'imprimait ou plutôt était sur le point de s'imprimer. + Est-ce croyable? Oui, si l'on veut bien se rappeler + «l'opiniâtreté de Chateaubriand à l'ouvrage»; oui, si l'on + veut bien tenir compte de ce fait que «ses matériaux étaient + dégrossis de longue main par ses précédentes études<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Lien vers la note 427"><span class="note">[427]</span></a>».</p> + +<p>Je ne saurais, je l'avoue, m'associer ici aux conclusions de +l'honorable et savant écrivain. M<sup>me</sup> de Farcy était morte le 22 +juillet 1799. En ce temps-là, et de France en Angleterre, la guerre +existant toujours entre les deux pays, les communications étaient +rares et difficiles. Chateaubriand ne put recevoir la lettre lui +annonçant la mort de sa sœur qu'au bout d'une ou deux semaines, +dans les premiers jours d'août au plus tôt. Ce serait donc en moins de +quinze jours qu'il aurait formé le plan du <span class="italic">Génie du christianisme</span> et +qu'il en aurait écrit un volume entier, un in-octavo de 430 pages. +Cela est manifestement impossible. Ce qui est vrai, c'est ce que +Chateaubriand lui-même nous apprend dans ses <span class="italic">Mémoires</span>.</p> + +<p>Sa mère était morte le 31 mai 1798. M<sup>me</sup> de Farcy lui annonça le fatal +événement par une lettre, datée de Saint-Servan, 1<sup>er</sup> juillet 1798. +Lorsque Chateaubriand écrivit à Fontanes, le 15 août<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Lien vers la note 428"><span class="note">[428]</span></a>, la +douloureuse missive ne lui était pas encore parvenue. Il ne la reçut +qu'assez longtemps après. C'est donc dans les derniers mois de 1798 +qu'il conçut la pensée d'expier l'<span class="italic">Essai</span> par un <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> ouvrage +religieux. Il lui fallut former son plan, amasser ses matériaux; il ne +se mit à la rédaction qu'en 1799; c'est encore lui qui nous le dit +dans les <span class="italic">Mémoires</span>: «L'ouvrage fut commencé à Londres en 1799.» +Seulement, il fut commencé, non au mois de juillet 1799,—nous avons +vu que c'était impossible,—mais dès les premiers jours de l'année, et +alors on s'explique très bien que, le 19 août, un volume entier fût +déjà composé.</p> + +<p>Lisons maintenant la lettre du 19 août. Au point de vue de la +composition du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, elle mérite une très +particulière attention. Rien ne saurait nous être indifférent de ce +qui se rattache à un livre qui a été un des grands événements de ce +siècle. Elle est adressée à Fontanes, sous le couvert de sa femme, la +<span class="italic">citoyenne Fontanes, à Paris:</span></p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">19 août 1799 (v. s.).</span></p> + +<p class="add3em"><span class="smcap">Citoyenne</span>,</p> + +<p>On cherche à vendre pour cent-soixante pièces de + vingt-quatre livres, à Paris, les feuilles d'un ouvrage qui + s'imprime chez l'étranger et qui a pour titre: <span class="italic">De la + Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux + Beaux-Arts</span>. Cet octavo de grandeur ordinaire, et formant un + volume d'environ 430 pages, est une sorte de réponse + indirecte au poème de la <span class="italic">Guerre des Dieux</span>, et autres + livres de ce genre. Il se divise en sept parties.</p> + +<p>La première traite des mystères, des sacrements et des + vertus du Christianisme <span class="italic">considérés moralement et + poétiquement</span>.</p> + +<p>La seconde se rapporte aux traditions des Écritures.</p> + +<p>Dans les troisième et quatrième parties, on examine le + Christianisme <span class="italic">employé comme merveilleux dans la poésie</span>.</p> + +<p>La cinquième partie contient ce qui a rapport au culte en + général, tel que les fêtes, les cérémonies de l'Église, + etc., etc.</p> + +<p>La sixième parle du culte des tombeaux chez tous les peuples + de la terre, et le compare à ce que les chrétiens ont fait + pour les morts.</p> + +<p>La septième enfin se forme de sujets divers comme de + quelques chapitres sur les églises gothiques, sur les + ruines, sur les monastères, sur les missions, sur les + hospices, sur le culte des croix, des saints, des vierges + dans le désert, sur les harmonies <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> entre les grands + effets de la nature et la religion chrétienne, etc., etc. Un + grand nombre des meilleurs morceaux des <span class="italic">Natchez</span> se + trouvent cités dans cet ouvrage qui, comme vous le voyez, + est du même auteur.</p> + +<p>On vous le recommande particulièrement, citoyenne, et pour + la vente des feuilles, et pour les papiers publics, + lorsqu'il paraîtra. Adressez, nous vous en supplions, le + plus tôt possible, à ce sujet, un mot par la voie + d'Hambourg, ou tout autre voie, à <span class="italic">MM. Dulau et C<sup>ie</sup>, + libraires, Wardour street, à Londres</span>. La maison de ces + citoyens est fort connue dans la librairie et est + co-propriétaire du manuscrit avec l'auteur. Si quelque + libraire de Paris veut acheter les feuilles au prix offert, + les citoyens Dulau et C<sup>ie</sup> les lui feront passer + régulièrement et promptement à mesure qu'elles se tireront à + Londres, et ils s'engagent de plus à ne publier chez + l'étranger que lorsque l'édition de Paris aura été mise en + vente. L'arrangement des cent soixante louis n'est pas, au + reste, si fixe, que vous ne puissiez le changer à volonté. + Que vous obteniez plus ou moins, que l'on fasse le payement + en argent ou en livres à votre choix et expédiés pour le + citoyen Dulau, tout cela est égal à l'auteur. Vous aurez + même les feuilles pour rien, si vous les demandez pour + vous-même et dans le dessein de vous en servir pour le + mieux. Il n'y a pas un mot de politique, dans l'ouvrage, qui + puisse en empêcher la vente. Il est purement littéraire et + nous connaissons bien votre indulgence pour l'auteur. Nous + croyons que vous serez contente de ce que vous verrez. C'est + peut-être ce qu'il a fait de mieux jusqu'à présent, outre ce + que l'ouvrage contient par ailleurs des <span class="italic">Natchez</span>, afin de + donner au public un avant-goût de cette épopée de l'homme + sauvage. Le morceau sur le <span class="italic">clocher</span>, le <span class="italic">tombeau dans + l'arbre</span>, le <span class="italic">coucher de soleil en pleine mer</span>, le <span class="italic">couvent + au bord d'une grève</span>, et quelques autres encore s'y + trouvent.</p> + +<p>Quel long silence, chère citoyenne, et que de choses + d'amitié on aurait à vous dire! Mais dans ces temps de + calamité, il ne faut mettre dans une lettre que les mots + absolument indispensables. Salut, bonheur et souvenir.</p> + +<p>Vous savez que, répondant par Hambourg, il faut avoir un + correspondant pour recevoir votre lettre et l'expédier pour + l'Angleterre. Vous vous en procurerez un fort aisément.</p> + +<p><span class="left40">(Suscription) À la citoyenne...</span><br> +<span class="left50">...es.</span><br> +<span class="left60">à Paris.</span></p> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> Deux mois plus tard, le 27 octobre 1799, dans une autre +lettre à Fontanes, Chateaubriand parle, non plus d'un volume, mais de +deux in-octavo de 350 pages chacun. Cette lettre, comme celle du 19 +août, doit être reproduite en entier. Elle a désarmé Sainte-Beuve +lui-même qui, en la publiant, le premier, dans une de ses Causeries du +Lundi, la fit précéder de ces lignes:</p> + +<p class="quote">La sincérité de l'émotion dans laquelle Chateaubriand conçut + la première idée du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, est démontrée + par la lettre suivante écrite à Fontanes, lettre que j'ai + trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci, dont M<sup>me</sup> la + comtesse Christine de Fontanes, fille du poète, possède + l'original, et qui n'étant destinée qu'à la seule amitié, en + dit plus que toutes les phrases écrites ensuite en vue du + public.</p> + +<p>Voici cette lettre:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">Ce 27 octobre 1799 (Londres).</span></p> + +<p>Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse + qui y règne m'a pénétré l'âme. Vous m'embrassez les larmes + aux yeux, me dites-vous. Le ciel m'est témoin que les miens + n'ont jamais manqué d'être pleins d'eau toutes les fois que + je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui + m'attendrissent davantage, parce que vous êtes selon les + choses de mon cœur, et selon l'idée que je m'étais faite + de l'homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous ne + faisiez que des vers comme Racine, si vous n'étiez pas bon + par excellence, comme vous l'êtes, je vous admirerais, mais + vous ne posséderiez pas toutes mes pensées comme + aujourd'hui, et mes vœux pour votre bonheur ne seraient + pas si constamment attachés à mon admiration pour votre beau + génie. Au reste, c'est une nécessité que je m'attache à vous + de plus en plus, à mesure que tous mes autres liens se + rompent sur la terre. Je viens encore de perdre ma + sœur<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Lien vers la note 429"><span class="note">[429]</span></a> que j'aimais tendrement et qui est morte de + chagrin dans le lieu d'indigence où l'avait reléguée Celui + qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les + récompenser dans une autre vie. <span class="italic">Une âme telle que la + vôtre</span>, dont les amitiés doivent être aussi durables que + sublimes, <span class="italic">se persuadera malaisément que tout se réduit à + quelques jours d'attachement</span> dans un monde dont les figures + changent si vite, et où tout <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> consiste à acheter si + chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu, qui voyait que mon + cœur ne marchait point dans les voies iniques de + l'ambition, ni dans les abominations de l'or, a bien su + trouver l'endroit où il fallait le frapper, puisque c'était + lui qui en avait pétri l'argile et qu'il connaissait le fort + et le faible de son ouvrage. Il savait que j'aimais mes + parents et que là était ma vanité: il m'en a privé afin que + j'élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous + toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a + données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la + souveraine beauté et le souverain génie, là où est un Dieu + immense qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux + comme une flotte magnifique, et qui a placé le cœur de + l'honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants.</p> + +<p>Il faut que je vous parle encore de l'ouvrage auquel vous + vous intéressez. Je ne saurais guère vous en donner une idée + à cause de l'extrême variété des tons qui le composent; mais + je puis vous assurer que j'y ai mis tout ce que je puis, car + j'ai senti vivement l'intérêt du sujet. Je vous ai déjà + marqué que vous y trouveriez ce qu'il y a de mieux dans les + <span class="italic">Natchez</span>. Puisque je vous ai entretenu de morts et de + tombeaux au commencement de cette lettre, je vous citerai + quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C'est dans la + septième partie où, après avoir passé en revue les tombeaux + chez tous les peuples anciens et modernes, j'arrive aux + tombeaux chrétiens. Je parle de cette fausse sagesse qui fit + transporter les cendres de nos pères hors de l'enceinte des + villes, sous je ne sais quel prétexte de santé. Je dis: «Un + peuple est parvenu au moment de sa dissolution etc<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Lien vers la note 430"><span class="note">[430]</span></a>...»</p> + +<p>Dans un autre endroit, je peins ainsi les tombeaux de + Saint-Denis avant leur destruction: «On frissonne en voyant + ces vastes ruines où sont mêlées également la grandeur et la + petitesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées, + etc<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Lien vers la note 431"><span class="note">[431]</span></a>...»</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous dire qu'auprès de ces couleurs + sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos + cimetières dans les campagnes, les tombeaux chez les + sauvages de <span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> l'Amérique (où se trouve <span class="italic">le tombeau + dans l'arbre</span>), etc. Je vous avais mal cité le titre de + l'ouvrage; le voici: <span class="italic">Des beautés poétiques et morales de la + religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres + cultes de la terre</span>. Il formera deux volumes in-8<sup>o</sup> de 350 + pages chacun.</p> + +<p>Mais, mon cher ami, ce n'est pas de moi, c'est de vous que + je devrais vous entretenir. Travaillez-vous à la <span class="italic">Grèce + sauvée</span>? Vous parlez de talents: que sont les nôtres auprès + de ceux que vous possédez! Comment persécute-on un homme tel + que vous? Les misérables! mais enfin ils ont bien renié Dieu + qui a fait le ciel et la terre; pourquoi ne renieraient-ils + pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les + plus beaux attributs de cet Être tout puissant?</p> + +<p>Tâchez de me rendre service touchant l'ouvrage en question; + mais au nom du Ciel, ne vous exposez pas. Veillez aux + papiers publics lorsqu'il paraîtra; écrivez-moi souvent. + Voici l'adresse à employer: <span class="italic">À M. César Godefroy, négociant + à Hambourg</span> sur la première enveloppe, et, au dedans, à <span class="italic">MM. + Dulau et C<sup>ie</sup>, libraires</span>. <span class="italic">Mon nom est inutile sur + l'adresse</span>; mettez seulement après Dulau, deux étoiles...</p> + +<p>Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme + auquel vous me léguâtes à votre départ<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Lien vers la note 432"><span class="note">[432]</span></a>. Nous parlons + sans cesse de vous. Il vous aime presque autant que moi. + Adieu, que toutes les bénédictions du ciel soient avec vous! + Puissé-je vous embrasser encore avant de mourir!</p> +</div> + +<p>Après avoir eu d'abord un volume (août 1799), après en avoir ensuite +formé deux (octobre 1799), l'ouvrage de Chateaubriand en aura quatre +lorsqu'il paraîtra le 14 avril 1802. L'édition en deux volumes, +imprimée déjà en partie à Londres, avait été interrompue par le retour +en France de l'auteur, au mois de mai 1800. Chateaubriand s'était +alors déterminé à recommencer l'impression à Paris et à refondre le +sujet en entier, d'après les nouvelles idées qu'avait fait naître en +lui son changement de position. Nous aurons à y revenir.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> <abbr title="5">V</abbr><br> +LA RENTRÉE EN FRANCE<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Lien vers la note 433"><span class="note">[433]</span></a>.</p> + + +<p>Lorsque Chateaubriand eut décidé de rentrer en France, il avisa +Fontanes de sa résolution par la lettre suivante, la dernière de +l'exil:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">Ce 19 février 1800 (v. s.).</span></p> + +<p>Depuis cette première lettre, écrite de votre <span class="italic">solitude</span>, où + vous m'annonciez que vous alliez me récrire incessamment, je + n'ai plus reçu de nouvelles de vous. Est-ce, mon cher ami, + que les jours de la prospérité vous auraient fait oublier un + malheureux? Je ne puis croire qu'avec vos beaux talents vous + soyez fait comme un autre homme. Je vous gronderais bien + fort, si j'ignorais les dangers que vous avez courus; je + suis encore trop alarmé pour avoir le loisir d'être en + colère. Êtes-vous bien remis au moins? Ne vous sentez-vous + plus de votre chute? Dépêchez-vous de me tranquilliser + là-dessus.</p> + +<p>L'ami commun qui vous remettra cette lettre vous instruira + de mes projets et de l'espoir que j'ai de vous embrasser en + peu de temps; pourvu toutefois que vous ne soyez pas aussi + paresseux et que vous songiez un peu plus à moi. Le citoyen + du B... vous dira aussi où j'en suis de mon travail, les + succès qu'on veut bien me promettre, etc. J'arriverai auprès + de vous avec une moitié de l'ouvrage imprimée et l'autre + manuscrite <span class="italic">le tout formera deux volumes in-8<sup>o</sup> de 350 + pages</span>. Vous serez peut-être un peu surpris de la nouveauté + du cadre, et de la manière toute singulière dont le sujet + est envisagé. Vous y retrouverez, en citation, les morceaux + qui vous ont plu davantage dans les <span class="italic">Natchez</span>.</p> + +<p>Je désire donc, mon cher ami, que vous prépariez les voies + auprès d'un libraire. C'est là mon unique espérance. Si je + réussis, je suis tiré d'affaire pour longtemps: si je + sombre, je suis un homme noyé sans retour. Tâchez donc de + vous donner un peu de mouvement sur cet article, et ensuite + <span class="italic">sur un autre très essentiel</span>, dont du B... vous parlera + (radiation de la liste <span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> des émigrés). On dit que + cela est fort aisé; je compte sur votre crédit, votre amitié + et votre zèle. Si vous mettez de la promptitude dans vos + démarches, si je puis compter sur un libraire en arrivant, + je serai au village dans le commencement d'avril.</p> + +<p>Du B... vous dira que j'amène avec moi quelqu'un que vous + connaissez et qui vous aime presque autant que moi<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Lien vers la note 434"><span class="note">[434]</span></a>. + Peut-être même cette personne me devancera-t-elle. Elle + compte bien vous gronder pour votre paresse envers vos amis.</p> + +<p>Écrivez-moi sur le champ un petit mot; notre ami du B... se + chargera de me le faire passer. J'espère que nous nous + connaîtrons un jour davantage, et que vous vous repentirez + de m'avoir traité si froidement. Mille et mille + bénédictions, mon cher et admirable ami; puissé-je vous voir + bientôt et vous dire combien je vous suis sincèrement et + tendrement attaché. Rappelez-moi donc vite sous l'influence + de cette belle muse dont la mienne a un si grand besoin pour + se réchauffer. Souvenez-vous que vous m'avez écrit que vous + ne seriez heureux que lorsque vous m'auriez préparé <span class="italic">une + ruche et des fleurs à côté des vôtres</span><a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Lien vers la note 435"><span class="note">[435]</span></a>.</p> +</div> + +<p>En débarquant à Calais, le 8 mai 1800, Chateaubriand écrivit à +Fontanes ce petit mot:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">Calais, 18 floréal an <abbr title="8">VIII</abbr> (8 mai 1800).</span></p> + +<p>J'arrive, mon cher et aimable ami, M<sup>me</sup> Jacquet<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Lien vers la note 436"><span class="note">[436]</span></a> veut + bien me donner une place dans sa voiture. Je descendrai chez + vous, et je vous prie de me chercher un logement tout près + du vôtre. Nous serons à Paris le 10.</p> + +<p>Tâchez de redoubler d'amitié pour moi, car j'aurai bien + besoin de vous, et je vais vous mettre à de rudes épreuves. + Annoncez-moi à M<sup>me</sup> F[ontanes] et réclamez pour moi ses + bontés.</p> + +<p>J'ai bien changé, mon cher ami, depuis que j'ai quitté la + Suisse, pour voyager chez les Natchez, et vous aurez peine à + me reconnaître. Je vous embrasse tendrement.</p> + +<p class="left60"><span class="smcap">La Sagne</span><a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Lien vers la note 437"><span class="note">[437]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> +</div> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> <abbr title="6">VI</abbr><br> +LE GÉNIE DU CHRISTIANISME<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Lien vers la note 438"><span class="note">[438]</span></a>.</p> + + +<p>Le <span class="italic">Génie du christianisme</span> fut mis en vente, le 14 avril 1802 (24 +germinal an <abbr title="10">X</abbr>), chez Migneret, rue du Sépulcre, faubourg +Saint-Germain, n<sup>o</sup> 28, et chez Le Normant, rue des +Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, n<sup>o</sup> 43<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Lien vers la note 439"><span class="note">[439]</span></a>. L'ouvrage formait cinq +volumes in-8<sup>o</sup>; mais le cinquième se composait exclusivement des +<span class="italic">Notes et éclaircissements</span>.</p> + +<p>Chateaubriand avait d'abord projeté de donner pour titre à son livre: +<span class="italic">De la religion chrétienne par rapport à la morale et aux +beaux-arts</span><a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Lien vers la note 440"><span class="note">[440]</span></a>. Un peu plus tard, il avait songé à l'intituler comme +suit: <span class="italic">Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et +de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre</span><a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Lien vers la note 441"><span class="note">[441]</span></a>. +C'était beaucoup trop long; Chateaubriand le comprit, et lorsque son +livre parut, ce fut avec ce titre, qui disait tout en deux mots et qui +allait si vite devenir immortel: <span class="smcap">Génie du christianisme</span> <span class="italic">ou Beautés de +la religion chrétienne</span>, par François-Auguste Chateaubriand. À la +première page de chaque volume se trouvait l'épigraphe suivante, +supprimée depuis:</p> + +<div class="quote"> +<p>Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir + d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre + bonheur dans celle-ci.</p> + +<p class="left60"><span class="smcap">Montesquieu</span>, <span class="italic">Esprit des Lois</span>, livre <abbr title="24">XXIV</abbr>, Ch. <abbr title="3">III</abbr>.</p> +</div> + +<p>La <span class="italic">Préface</span> que l'auteur avait mise en tête de son ouvrage a +également disparu des éditions postérieures. Comme elle renferme des +détails d'un réel intérêt, je crois devoir la reproduire ici tout +entière:</p> + +<div class="quote"> +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> PRÉFACE</p> + +<p>Je donne aujourd'hui au public le fruit d'un travail de + plusieurs années; et comme j'ai réuni dans le <span class="italic">Génie du + christianisme</span> d'anciennes observations que j'avais faites + sur la littérature, et une grande partie de mes recherches + sur l'histoire naturelle et sur les mœurs des sauvages de + l'Amérique, je puis dire que ce livre est le résultat des + études de toute ma vie.</p> + +<p>J'étais encore à l'étranger lorsque je livrai à la presse le + premier volume de mon ouvrage. Cette édition fut interrompue + par mon retour en France, au mois de mai 1800 (floréal an + <abbr title="8">VIII</abbr>).</p> + +<p>Je me déterminai à recommencer l'impression à Paris et à + refondre le sujet en entier, d'après les nouvelles idées que + mon changement de position me fit naître: on ne peut écrire + avec mesure que dans sa patrie.</p> + +<p>Deux volumes de cette seconde édition étaient déjà imprimés, + lorsqu'un accident me força de publier séparément l'épisode + d'<span class="italic">Atala</span>, qui faisait partie du second volume et qui se + trouve maintenant dans le troisième<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Lien vers la note 442"><span class="note">[442]</span></a>.</p> + +<p>L'indulgence avec laquelle on voulut bien accueillir cette + petite anecdote ne me rendit que plus sévère pour moi-même. + Je profitai de toutes les critiques, et, malgré le mauvais + état de ma fortune, je rachetai les deux volumes imprimés du + <span class="italic">Génie du christianisme</span>, dans le dessein de retoucher + encore une fois tout l'ouvrage.</p> + +<p>C'est cette troisième édition que je publie. J'ai été forcé + d'entrer dans ces détails, premièrement: pour montrer que si + mes talents n'ont pas répondu à mon zèle, du moins j'ai + suffisamment senti l'importance de mon sujet; secondement: + pour avertir que tout ce que le public connaît jusqu'à + présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement, + d'après les deux éditions manquées. Or, <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> on sait de + quelle importance peut être un seul mot changé, ajouté ou + omis dans une matière aussi grave que celle que je traite.</p> + +<p>Il y avait dans mon premier travail plusieurs allusions aux + circonstances où je me trouvais alors. J'en ai fait + disparaître le plus grand nombre; mais j'en ai laissé + quelques-unes: elles serviront à me rappeler mes malheurs, + si jamais la fortune me sourit, et à me mettre en garde + contre la prospérité.</p> + +<p>Le chapitre d'introduction servant de véritable préface à + mon ouvrage, je n'ai plus qu'un mot à dire ici.</p> + +<p>Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à + élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce + genre d'attaque, employé pour détruire l'effet d'un ouvrage + religieux, est fort connu. Il est donc probable que je n'y + échapperai pas, moi surtout à qui l'on peut reprocher des + erreurs.</p> + +<p>Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils + sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une + religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant + méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques + institutions et du vice de quelques hommes, je suis tombé + jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en + rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, + sur les sociétés que je fréquentais, mais j'aime mieux me + condamner: je ne sais point excuser ce qui n'est point + excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence + s'est servie pour me rappeler à mes devoirs.</p> + +<p>Ma mère, après avoir été jetée à 72 ans dans des cachots où + elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un + lieu obscur, sur un grabat où ses malheurs l'avaient + reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses + derniers jours une grande amertume; elle chargea, en + mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion + dans laquelle j'avais été élevé. Ma sœur me manda le + vœu de ma mère; quand la lettre me parvint au delà des + mers, ma sœur elle-même n'existait plus; elle était morte + aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux <span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> + voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète + à la mort m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai + point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières + surnaturelles; ma conviction est sortie du cœur: j'ai + pleuré et j'ai cru.</p> + +<p>On voit par ce récit combien ceux qui m'ont supposé animé de + l'esprit de parti se sont trompés. J'ai écrit pour la + religion, par la même raison que tant d'écrivains ont fait + et font encore des livres contre elle; où l'attaque est + permise, la défense doit l'être. Je pourrais citer des pages + de Montesquieu en faveur du christianisme, et des invectives + de J.-J. Rousseau contre la philosophie, bien plus fortes + que tout ce que j'ai dit, et qui me feraient passer pour un + fanatique et un déclamateur si elles étaient sorties de ma + plume.</p> + +<p>Je n'ai à me reprocher dans cet ouvrage, ni l'intention, ni + le manque de soin et de travail. Je sais que dans le genre + d'apologie que j'ai embrassé, je lutte contre des + difficultés sans nombre; rien n'est malaisé comme d'effacer + le ridicule. Je suis loin de prétendre à aucun succès; mais + je sais aussi que tout homme qui peut espérer quelques + lecteurs rend service à la société en tâchant de rallier les + esprits à la cause religieuse; et dût-il perdre sa + réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de + joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet + homme puissant qui nous a retirés de l'abîme.</p> + +<p>«Celui, dit M. Lally-Tolendal, à qui toute force a été + donnée pour pacifier le monde, à qui tout pouvoir a été + confié pour restaurer la France, a dit au prince des + prêtres, comme autrefois Cyrus: <span class="italic">Jéhovah, le Dieu du ciel, + m'a livré les royaumes de la terre, et il m'a commis pour + relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de + Jérusalem, rétablissez le temple de Jéhovah</span><a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Lien vers la note 443"><span class="note">[443]</span></a>.»</p> + +<p>À cet ordre du libérateur, tous les juifs, et jusqu'au + moindre d'entre eux, doivent rassembler des matériaux pour + hâter la reconstruction de l'édifice. Obscur israélite, + j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. Je n'ose me + <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> flatter que, du séjour immortel qu'elle habite, ma + mère ait encouragé mes efforts; puisse-t-elle du moins avoir + accepté mon expiation!</p> +</div> + +<p class="p2">Cette <span class="italic">Préface</span> est une vraie page de mémoires, écrite, non après +coup, à distance, mais au moment même de l'événement, et toute +vibrante encore de l'émotion ressentie. Elle est de plus le millésime +qui marque la vraie date de l'apparition de l'ouvrage de +Chateaubriand. À ce double titre, elle n'aurait jamais dû perdre, et, +à l'avenir, il est essentiel qu'elle reprenne sa place en tête du +<span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p> + +<p class="p2">La première édition du <span class="italic">Génie du christianisme</span> fut tirée à quatre +mille exemplaires. Dans une seule journée, le libraire Migneret +vendait pour <span class="italic">mille écus</span>, et il parlait déjà d'une seconde édition. +L'ouvrage, je l'ai dit, avait paru le 24 germinal. Le lendemain 25, +Fontanes l'annonçait et le mettait, dès ce premier jour, à sa vraie +place, dans un article publié dans le <span class="italic">Mercure</span>. L'heure, certes, +était propice et solennelle. On était à trois jours du dimanche 28 +germinal an <abbr title="10">X</abbr><a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Lien vers la note 444"><span class="note">[444]</span></a>, le jour de Pâques de l'année 1802, la plus grande +journée du siècle, plus glorieuse même que Marengo, plus éclatante +encore qu'Austerlitz. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de +cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la +ratification du traité de paix entre la France et l'Angleterre, la +promulgation du Concordat et le rétablissement de la religion +catholique.</p> + +<p>Quelques heures plus tard, suivi des premiers corps de l'État, entouré +de ses généraux en grand uniforme, le premier Consul se rendait du +palais des Tuileries à l'église métropolitaine de Notre-Dame, où le +cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, +entonnait <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> le <span class="italic">Te Deum</span>, exécuté par deux orchestres que +conduisaient Méhul et Cherubini<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Lien vers la note 445"><span class="note">[445]</span></a>. Ce même jour, le <span class="italic">Moniteur</span> +empruntait au <span class="italic">Mercure</span> et reproduisait l'article de Fontanes sur le +<span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p> + +<p>Ce n'est pas sans émotion qu'aujourd'hui encore, après un siècle +bientôt écoulé, on lit dans le <span class="italic">Journal des Débats</span> du samedi 27 +germinal an <abbr title="10">X</abbr>: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira +enfin, <span class="italic">après dix ans de silence</span>, pour annoncer la <span class="italic">fête de Pâques</span>.» +Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu'au matin de ce +18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses +volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les +hameaux, d'un bout de la France à l'autre, les cloches répondirent à +cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable <span class="italic">Alleluia!</span> +<span class="italic">Le Génie au christianisme</span> mêla sa voix à ces voix sublimes; comme +elles, il rassembla les fidèles et les convoqua aux pieds des autels.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><abbr title="7">VII</abbr><br> +CHATEAUBRIAND ET M<sup>me</sup> DE CUSTINE<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Lien vers la note 446"><span class="note">[446]</span></a>.</p> + + +<p>Sur les relations de Chateaubriand et de M<sup>me</sup> de Custine, nous n'avons +pas moins de deux volumes publiés, le premier en 1888 par M. Agénor +Bardoux, le second en 1893 par M. Chédieu de Robethon.</p> + +<p>Déjà en 1885, M. Bardoux avait consacré un volume à la <span class="italic">Comtesse +Pauline de Beaumont</span>; son livre sur <span class="italic">Madame de Custine</span> en était comme +la suite. Certes, dans ces deux volumes, l'auteur a mis de l'esprit, +de l'intérêt, de la délicatesse. On me permettra cependant de tenir +pour fâcheuses de telles publications. Que Chateaubriand, <span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> +puisqu'il appartient à l'histoire, relève de la chronique, je le veux +bien; mais ces femmes qui ont vécu dans l'ombre, qui n'ont jamais joué +aucun rôle, a-t-on le droit aujourd'hui de les mettre en scène, de +venir, après un demi-siècle et plus, raconter leurs amours, vider +leurs tiroirs et jeter en pâture à la malignité publique leurs lettres +les plus intimes?</p> + +<p>Quoiqu'il en soit, M. Bardoux a pris texte des relations de M<sup>me</sup> de +Custine et de Chateaubriand pour présenter sous un jour odieux le +caractère du grand écrivain. Il a fait de M<sup>me</sup> de Custine une victime +misérablement trahie, lâchement abandonnée; il a fait de Chateaubriand +un froid adorateur, sans scrupules, sans remords et sans pitié.</p> + +<p>Il y avait peut-être quelque témérité, de la part de M. Bardoux, à +mettre ainsi tous les torts à la charge de l'une des parties, alors +que les pièces principales du procès lui faisaient défaut. De la +correspondance échangée entre Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine, il ne +possédait rien, en effet, si ce n'est une lettre et quelques billets à +peu près insignifiants. Cette correspondance existait pourtant; elle +était aux mains d'un heureux collectionneur, M. Chédieu de Robethon. +Ce dernier n'avait pas moins de quarante lettres de Chateaubriand à +M<sup>me</sup> de Custine. Or, ces lettres, loin de s'accorder avec les +sévérités dont l'illustre écrivain venait d'être l'objet, le +disculpaient, au contraire, complètement. Ne devenait-il pas dès lors +nécessaire de les publier? M. de Robethon l'a pensé avec d'autant plus +de raison, qu'il ne pouvait être accusé de révéler au public les +faiblesses de la vie de M<sup>me</sup> de Custine: après le livre de M. Bardoux, +il ne restait plus une indiscrétion à commettre.</p> + +<p class="p2">À quelle époque Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine se sont-ils connus? +comment est né ce long attachement <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> qui a traversé tant de +fortunes diverses et que la mort seule a brisé? D'après M. Bardoux, +ils se seraient vus pour la première fois en 1803, dans le salon de +M<sup>me</sup> de Rosambo, alliée au frère aîné de Chateaubriand, qui avait été +une des compagnes de M<sup>me</sup> de Custine à la prison des Carmes<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Lien vers la note 447"><span class="note">[447]</span></a>. M. +de Robethon est d'avis que leur première rencontre remonte un peu plus +haut, peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des +circonstances très différentes. Il croit, en effet, trouver un indice +de leurs premières relations dans la page des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span> +où Chateaubriand raconte que, après l'apparition du <span class="italic">Génie du +christianisme</span>, au milieu de l'enthousiasme des salons, il fut +enseveli sous un amas de billets parfumés: «Si ces billets, +continue-t-il, n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mère, je +serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, comment on +se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe +suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant +la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.» Ce dernier +trait s'appliquait évidemment à une seule personne et à un fait +particulier; c'est une émotion unique que le poète a ressentie à ce +larcin, gage indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait «sous le +voile <span class="italic">d'une longue chevelure</span>». Cette longue chevelure, nous la +retrouvons deux fois dans la page des <span class="italic">Mémoires</span> que je viens de +rappeler. Chateaubriand semble en avoir fait pour M<sup>me</sup> de Custine une +sorte d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle.</p> + +<p>À l'appui de la conjecture, déjà très plausible, de M. de Robethon, il +est permis aujourd'hui d'apporter une preuve directe et décisive. +Parmi les lettres inédites de Chateaubriand à Fontanes, récemment +publiées par <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span> M. l'abbé Pailhès, j'en trouve une, en date du +8 septembre 1802, qui commence ainsi:</p> + +<div class="quote"> +<p>Eh bien, mon cher enfant, les vers? Vous êtes un maudit + homme. Pas un signe de vie de votre part...</p> + +<p>Comment va M<sup>me</sup> Fontanes, et l'enfant<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Lien vers la note 448"><span class="note">[448]</span></a>, et la sœur, + et l'oncle? Que vous êtes heureux d'avoir tant de cœurs + qui s'intéressent à vous?</p> + +<p>La grande voyageuse<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Lien vers la note 449"><span class="note">[449]</span></a>, comment est-elle? Je ne sais si + elle a reçu ma lettre.</p> + +<p>À propos de lettres, il vient de m'arriver, par la poste, + toute décachetée une lettre qui me fait peine si F... l'a + vue. <span class="italic">On</span> se plaint de mes rigueurs et <span class="italic">on</span> m'offre des + merveilles. Je ne sais comment faire pour empêcher les + indiscrètes bontés de m'arriver par le grand chemin...</p> +</div> + +<p>F... ne peut être que Fouché. C'est lui, en sa qualité de ministre de +la police, et lui seul, qui a pu voir cette lettre, si même ce n'est +pas lui qui l'a décachetée; car une lettre mise à la poste, une lettre +contenant <span class="italic">d'indiscrètes bontés</span>, et de nature à intéresser Fouché, +n'a pas pu n'être pas cachetée avec soin. Or, Fouché, à cette époque, +et depuis plusieurs années déjà, était le protecteur actif, +l'admirateur passionné, le grand ami de M<sup>me</sup> de Custine. De là, +l'ennui éprouvé par Chateaubriand, à la pensée que la lettre +«décachetée» avait passé sous les yeux du ministre de la police.</p> + +<p>Il est donc impossible de ne pas faire remonter à cette date de +septembre 1802 le début des relations de M<sup>me</sup> de Custine avec +Chateaubriand.</p> + +<p>Si la date de 1803, donnée par M. Bardoux, est inexacte, celle de +1801, mise en avant par M. de Robethon, est également erronée. Il dit +en effet lui-même—et avec raison—que la première rencontre eut lieu +peu après l'apparition du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. Or, le <span class="italic">Génie du +christianisme</span> a paru, non en 1801, mais le 14 avril 1802.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> Après avoir reproduit une lettre du 1<sup>er</sup> août 1804, M. +Bardoux ajoute: «Le Chateaubriand quinteux, personnel, méfiant, est +tout entier dans cette lettre<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Lien vers la note 450"><span class="note">[450]</span></a>» De quoi s'agit-il donc? M. Bardoux +ne nous le dit pas, par cette excellente raison qu'il n'en sait rien +lui-même. Prise isolément, la lettre qu'il avait sous les yeux n'était +pas seulement obscure, elle était inintelligible. Mais alors pourquoi +s'emparer de cette lettre, à laquelle on ne comprend rien, dont on +ignore par conséquent le caractère et la portée, pour s'en faire une +arme contre son auteur, pour en tirer des conclusions défavorables à +son caractère?</p> + +<p>Aujourd'hui, grâce à la publication de M. Chédieu de Robethon, nous +savons exactement ce qui s'est passé.</p> + +<p>Désintéressé, généreux, n'entendant rien aux affaires, Chateaubriand +était parfois à court d'argent. Pendant son séjour à Rome, il avait +épuisé ses dernières ressources au cours de la maladie de M<sup>me</sup> de +Beaumont; il ne pouvait pas, et pour rien au monde il n'aurait voulu, +en un tel moment, lui exposer sa détresse, lui demander un crédit, et +se faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il lui avait +prodigués. Il y avait là une question de délicatesse et d'honneur. +C'est dans ces circonstances qu'il s'adressa à M<sup>me</sup> de Custine. +Celle-ci refusa. Elle n'avait vu qu'une rivale, là où elle ne devait +voir qu'une infortunée et une mourante. Chateaubriand était rentré en +France depuis quelques mois, lorsqu'il apprend que cet incident connu +de lui seul et de M<sup>me</sup> de Custine est tombé dans la bouche du public +et que les détails en courent les salons. Atteint jusqu'au fond du +cœur, il écrit à M<sup>me</sup> de Custine la lettre qu'on va lire:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">Lundi, 16 juillet 1804.</span></p> + +<p>Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si + tous vos noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais + je sais <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> que j'ai hésité à vous écrire n'ayant que + des choses fort tristes à vous apprendre. Premièrement, les + embarras de ma position augmentent tous les jours et je vois + que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France + ou en province; je vous épargne les détails. Mais cela ne + serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne + m'expliquerai point non plus: mais quoique je ne croie point + tout ce qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a + dit, il reste certain toutefois que vous avez parlé d'un + service que je vous priais de me rendre lorsque j'étais à + Rome, et que vous ne m'avez pas rendu. Ces choses-là + tiennent à l'honneur, et je vous avoue qu'ayant déjà le tort + du refus, je n'aurais jamais voulu penser que vous eussiez + voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la + <span class="italic">révélation</span>. Que voulez-vous? On est indiscret sans le + vouloir, et souvent on fait un mal irréparable aux gens + qu'on aime le plus.</p> + +<p>Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins + attaché. Vous m'avez comblé d'amitiés et de marques + d'intérêt et d'estime; je parlerai éternellement de vous + avec les sentiments, le respect, le dévouement que je + professe pour vous. Vous avez voulu rendre service à mon + ami<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Lien vers la note 451"><span class="note">[451]</span></a> et vous le pouvez plus que moi puisque Fouché est + ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement que + vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un + malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se + joue de nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit + aux sentiments qui paraissent les plus fermes et les plus + durables. J'ai été tellement le jouet des hommes et des + prétendus amis, que j'y renonce. Je ne me croirai pas, comme + Rousseau, haï du genre humain, mais je ne me fierai plus à + ce genre humain. J'ai trop de simplicité et d'ouverture de + cœur pour n'être pas la dupe de quiconque voudra me + tromper.</p> + +<p>Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la + peine. En voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie + pas et que je vous avais écrite il y a sept ou huit heures. + J'ignorais alors ce que je viens d'apprendre, et le ton de + cette lettre était bien différent du ton de celle-ci. Je + vous répète que je ne crois pas un mot des détails honteux + qu'on m'a communiqués, mais il reste un fait: on sait le + service que je vous ai demandé et comment peut-on savoir ce + qui était sous le sceau du secret dans une de mes lettres, + si vous ne l'aviez pas dit vous-même?</p> + +<p>Adieu.</p> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> Dans sa réponse, M<sup>me</sup> de Custine essaya sans doute d'une +diversion et rejeta probablement les torts sur une personne qu'elle +craignait de se voir préférer et dont la perfidie aurait machiné cette +dénonciation. La seconde lettre de Chateaubriand ne fut pas moins +digne et moins noble que la première:</p> + +<div class="quote"> +<p>Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à + personne, et je ne vous préfère personne. Mais vous vous + trompez si vous croyez que je tiens ce que je vous ai dit de + <span class="italic">celle</span> que vous soupçonnez. Si je le tenais d'elle, je + pourrais croire que la chose n'est pas encore publique; or + ce sont des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti + des bruits qui couraient. Il me serait encore fort égal, et + je ne m'en cacherais pas, qu'on dit que je vous ai demandé + un service. Mais ce sont les circonstances qu'on ajoute à + cela qui sont si odieuses que je ne voudrais pas même les + écrire et que mon cœur se soulève en y pensant. Vous vous + êtes fort trompée si vous avez cru que Madame... m'ait + jamais rendu des services dans le genre de ceux dont il + s'agit<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Lien vers la note 452"><span class="note">[452]</span></a>; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur + de lui en rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez + eu tort de me refuser. Dans votre position, rien n'était + plus aisé que de vous procurer le peu de chose que je vous + demandais; j'ai vingt amis pauvres qui m'eussent obligé + poste pour poste, si je ne vous avais donné la préférence. + Si jamais vous avez besoin de mes faibles ressources, + adressez-vous à moi et vous verrez si mon indigence me + servira d'excuse.</p> + +<p>Mais laissons tout cela, vous savez si jusqu'à présent + j'avais gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du + cœur, je vous en avais laissé apercevoir la moindre + chose, tant était loin de ma pensée tout ce qui aurait pu + vous causer un moment de peine ou d'embarras. C'est la + première et la dernière fois que je vous parlerai de ces + choses-là. Je n'en dirai pas un mot à la <span class="italic">personne</span>, soit + que cela vienne d'elle ou non. Le moyen de faire vivre une + pareille affaire est d'y attacher de l'importance et de + faire du bruit; cela mourra de soi-même comme tout meurt en + ce monde. Les calomnies sont devenues pour moi des choses + toutes simples; on m'y a si fort accoutumé que je trouverais + <span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> presque étrange qu'il n'y en eût pas toujours + quelques-unes de répandues sur mon compte.</p> + +<p>C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner + l'un de l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément; mais + mon attachement pour vous est à toute épreuve; il survivra + même à l'absence, si nous ne devons plus nous revoir.</p> + +<p>Je vous recommande mon ami<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Lien vers la note 453"><span class="note">[453]</span></a>.</p> + +<p class="left60"><span class="italic">Paris, 4 thermidor (juillet 23).</span></p> +</div> + +<p>M<sup>me</sup> de Custine, dans sa réponse, chercha, paraît-il, à expliquer le +refus du service que Chateaubriand lui avait demandé. Elle laissa +entendre qu'elle s'était sentie froissée à l'idée de subvenir aux +dépenses nécessitées par la présence à Rome de M<sup>me</sup> de Beaumont. C'est +ici que se place la lettre de Chateaubriand, du 1<sup>er</sup> août 1804, citée +par M. Bardoux, et dont voici le début:</p> + +<p class="quote">Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais + par lettre. Je ne me rappelle plus pour quel objet je vous + avais demandé ce service; mais si c'est pour celui que vous + faites entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de + l'idée que j'avais de votre caractère n'a été donnée; et + c'est une grande pitié que vous ayez pu la prendre dans un + sens si opposé; je m'étais trompé...</p> + +<p>Cependant, malgré l'aigreur de ces premières lignes, Chateaubriand +s'adoucit: il ne demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre +se termine par un mot charmant: «Adieu, j'ai encore bien de la peine à +vous dire quelque mots aimables, mais ce n'est pas faute d'envie.» Le +post-scriptum renouvelle la demande de pressantes démarches auprès de +Fouché en faveur de «l'ami malheureux et persécuté». Ainsi, même dans +ces circonstances où il semblerait devoir être tout entier à sa +légitime irritation et à sa vive douleur, pas un seul instant il +n'oubliera son ami. N'en déplaise à M. Bardoux, il me <span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> semble +bien que cet épisode est tout à l'honneur de Chateaubriand.</p> + +<p class="p2">Nous ne sommes encore qu'en 1804. M<sup>me</sup> de Custine ne mourra que +vingt-deux ans plus tard. Jusqu'à la fin, la correspondance publiée +par M. de Robethon le démontre, Chateaubriand resta son ami.</p> + +<p>Pendant son ambassade à Londres, en 1822, le fils de M<sup>me</sup> de Custine, +Astolphe, vint en Angleterre: «Une fois à son poste, dit M. Bardoux, +il (Chateaubriand) n'écrivait plus; et Astolphe alla passer quelques +jours en Angleterre pour rapporter de ses nouvelles.» Cela encore +n'est point exact. Il ne s'agissait point d'une simple course à +Londres pour que le fils rapportât à sa mère des nouvelles de +l'ambassadeur trop lent à écrire, mais d'un voyage en Angleterre et en +Écosse, qui dura plus de deux mois, du 26 juillet au 30 septembre. Du +26 juillet au 8 septembre, époque à laquelle Chateaubriand quitta +Londres pour se rendre au Congrès de Vérone, très nombreuses sont ses +lettres à M<sup>me</sup> de Custine, et toutes témoignent de sa sollicitude pour +le fils de son amie.</p> + +<p>De retour à Paris, Chateaubriand reprit ses relations assidues avec +M<sup>me</sup> de Custine, qui, comptant avec raison sur son dévouement et sur +le crédit qu'elle-même possédait à la cour, entreprit alors de faire +de son fils un pair de France, ou tout au moins, s'il n'était pas +possible d'atteindre immédiatement à ce rang élevé, de lui créer des +titres par de hautes fonctions diplomatiques. Chateaubriand approuva +ces projets, et peut-être en fut-il l'inspirateur.</p> + +<p>Quand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre +1822, la confiance de M<sup>me</sup> de Custine dans le succès de ses espérances +s'en accrut encore. Renonçant pour Astolphe à cette sorte de stage +dans la diplomatie qui, une première fois du reste, lui avait assez +mal réussi <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> elle sollicita directement la pairie avec +l'ardeur fiévreuse et l'obstination qu'elle mettait à toutes choses. +Elle ne laissera plus à Chateaubriand une heure de répit. Elle le +poursuit, elle le harcèle, et comme la nomination ne vient pas, elle +se répand en plaintes et en reproches. M. Bardoux les tient +naturellement pour fondés. Il accuse Chateaubriand d'oublier «au +milieu des enivrements du pouvoir» et son amie et le jeune Astolphe. +«De toutes les amies, fort anxieuses de lui, dit-il, M<sup>me</sup> de Custine +était la plus négligée; les billets que Chateaubriand, ministre, lui +envoie, sont bien écrits de sa main, mais <span class="italic">il ne prend plus le temps +de mettre l'adresse; c'est un secrétaire qui s'en +charge</span><a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Lien vers la note 454"><span class="note">[454]</span></a>.»—Chateaubriand est ministre des affaires étrangères; la +France est en guerre avec l'Espagne; c'est sur lui que pèsent à ce +moment les plus lourdes responsabilités; il lui faut faire face à +l'opposition de M. Canning et aux attaques des <span class="italic">libéraux</span>; dans le +sein même du cabinet, il a des luttes à soutenir; et s'il lui arrive +de charger un secrétaire de mettre une adresse sur un billet, il sera +démontré qu'il n'est qu'un égoïste et un lâcheur! Ici, du reste, comme +tout à l'heure pour l'incident de 1804, M. Bardoux n'a pas eu de +chance. On ne lui a communiqué que des <span class="italic">billets</span>, des billets de deux +ou trois lignes et il en prend texte pour accuser Chateaubriand +d'ingratitude. Mais à côté de ces billets un peu laconiques, il y en a +d'autres qui sont charmants et il ne les a pas connus. Il y a aussi +des lettres, de vraies lettres, et il ne les a pas connues davantage. +Lettres et billets prouvent que Chateaubriand ne négligeait rien pour +faire réussir la candidature d'Astolphe à la pairie. Un moment, il +crut avoir partie gagnée, mais le succès espéré ne vint pas. Dans la +lettre suivante, il rend compte à M<sup>me</sup> de Custine de ce qui s'est +passé:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> <span class="italic">Mercredi 24 décembre 1823.</span></p> + +<p>J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour + le moment. Le roi n'a voulu nommer, je crois, que des + députés, des militaires et des hommes de sa maison et de + celles des princes. Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour + une autre circonstance qui n'est pas très éloignée. Ne + croyez pas que je vous oublie et que vous n'êtes dans ma vie + au nombre de mes plus doux et de mes plus impérissables + souvenirs.</p> + +<p>Mille tendresses à tous.</p> + +<p class="left60"><span class="smcap">Ch.</span><a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Lien vers la note 455"><span class="note">[455]</span></a></p> +</div> + +<p>La promesse faite ne fut pas tenue, mais ce ne fut ni la faute de +Chateaubriand, ni celle du gouvernement de la Restauration. C'est à +lui-même et à lui seul qu'Astolphe de Custine doit imputer d'avoir +tout perdu. Son nom fut mêlé, à ce moment, à une aventure honteuse, au +plus abominable des scandales. M. Chédieu de Robethon s'est vu dans la +nécessité d'en parler, au moins sommairement. Il me serait impossible +de reproduire ici son récit. À peine y puis-je faire allusion. Ce +récit, d'ailleurs, n'étonnera aucun de ceux qui ont lu les pages +consacrées par Philarète Chasles, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, au marquis de +Custine.</p> + +<p>À partir de ce déplorable événement, tout fut fini pour M<sup>me</sup> de +Custine. Sa vie était brisée; elle mourut le 25 juillet 1826, à l'âge +de 56 ans.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><abbr title="8">VIII</abbr><a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Lien vers la note 456"><span class="note">[456]</span></a><br> +LA MORT DE LA HARPE.</p> + + +<p>Ce sera l'honneur de La Harpe d'avoir, lui le disciple de Voltaire +d'avoir compris et salué, dès le premier jour, le génie de +Chateaubriand.—d'avoir selon l'expression de <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> Sainte-Beuve, +«donné en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune +groupe littéraire en qui était alors l'avenir».</p> + +<p>Bien avant l'apparition du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, il avait commencé +une <span class="italic">Apologie de la religion chrétienne</span>, que la mort ne lui a pas +permis de finir, mais dont il reste de très beaux fragments. D'autres +à sa place eussent vu avec ennui, avec dépit sans doute, l'entrée en +scène du jeune rival dont l'œuvre allait rejeter la sienne dans +l'ombre. La Harpe, au contraire, l'accueillit avec un sincère +enthousiasme, avec une sorte de tendresse, non comme un rival, mais +comme un fils. Il inscrivit son nom sur son testament, le priant «de +se souvenir combien il lui était attaché». Chateaubriand ne fut pas +ingrat. Il publia, dans le <span class="italic">Mercure</span>, au lendemain des funérailles de +La Harpe, un article, où il disait:</p> + +<div class="quote"> +<p>... Les obsèques furent célébrées, le dimanche matin, à + Notre-Dame. Il s'était retiré depuis quelques années dans le + cloître de cette cathédrale, comme s'il avait voulu se + réfugier, loin d'un monde peu charitable, à l'ombre de la + maison du Dieu de miséricorde. Ceux qui ont vu les restes de + cet auteur célèbre renfermés dans un chétif cercueil ont pu + sentir le néant des grandeurs littéraires, comme de toutes + les autres grandeurs; heureusement, c'est dans la mort que + le chrétien triomphe, et sa gloire commence quand toutes les + autres gloires finissent.</p> + +<p>Le convoi est parti à une heure pour le cimetière de la + barrière de Vaugirard. Nous avons sincèrement regretté de ne + pas voir marcher à la tête du cortège cette croix qui nous + afflige et nous console, et par laquelle un Dieu + compatissant a voulu se rapprocher de nos misères. Lorsqu'on + est arrivé au cimetière, on a déposé le cercueil au bord de + la fosse, sur le petit morceau de terre qui devait bientôt + le recouvrir. M. de Fontanes a prononcé alors un discours + noble et simple sur l'ami qu'il venait de perdre. Il y avait + dans l'organe de l'orateur attendri, dans les tourbillons de + neige qui tombaient du ciel, et qui blanchissaient le drap + mortuaire du cercueil, dans le vent qui soulevait ce drap + mortuaire, comme pour laisser passer les paroles de l'amitié + jusqu'à l'oreille de la mort; il y avait, disons-nous, dans + ce concours de <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> circonstances, quelque chose de + touchant et de lugubre... Les restes de M. de La Harpe + n'étaient pas encore recouverts de terre; nous pleurions + encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte; et + dans le moment même où M. de Fontanes nous assurait que + toutes les injustices allaient s'ensevelir dans cette tombe, + que tout le monde partageait nos regrets, un journal + insultait aux cendres d'un homme illustre; on l'accusait + d'avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses + neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet + article les paroles de l'Écriture que M. de La Harpe a + citées à la fin de son dernier morceau sur l'Encyclopédie, + et qui sont aussi les <span class="italic">dernières paroles</span> que ce grand + critique a fait entendre au public: <span class="italic">Malheur à vous qui + appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal</span>.</p> +</div> + +<p>Trente-cinq ans plus tard, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, rendant à La Harpe un +dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée +de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes.</p> + +<p>Voici ce discours:</p> + +<p class="quote">Les lettres et la France regrettent aujourd'hui un poète, un + orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine + vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l'annonça + comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène + française: l'héritage de leur gloire n'a point dégénéré dans + ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes + et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux + siècles de l'éloquence et de la poésie, et leur esprit, + comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits + d'un disciple qu'ils avaient formé. C'est en leur nom qu'il + attaqua jusqu'au dernier moment les fausses doctrines + littéraires; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne + fut qu'un long dévouement au triomphe des vrais principes. + Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n'a pas + fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de + son caractère et la rigueur impartiale de ses censures + éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la + bienveillance et même l'équité. Il n'arrachait que l'estime + où tant d'autres auraient obtenu enthousiasme. Souvent les + clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de + ses succès et de sa renommée. Mais à l'aspect de ce tombeau, + tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et + la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront + plus enfin contestés. Tous les amis des lettres, <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> + quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant + notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le + frappe, rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire + dans un âge où la pensée n'a rien perdu de sa vigueur, et + lorsque son talent s'était agrandi dans un autre ordre + d'idées qu'il devait au spectacle extraordinaire dont le + monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement + imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus + solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres + dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées + avec peine du dernier monument qu'il élevait. Ceux qui en + connaissent quelques parties avouent que le talent poétique + de l'auteur, grâce aux inspirations religieuses, n'eut + jamais autant d'éclat, de force et d'originalité. On sait + qu'il avait embrassé, avec toute l'énergie de son caractère, + les opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose le + système social; elles ont enrichi, non seulement ses pensées + et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore + adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu + qu'adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de + mort, leur éloquent panégyriste et l'héritier de leurs + leçons. Les amis qui l'ont vu dans ce dernier moment où + l'homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité + de ses sentiments; ils ont pu juger combien son cœur, en + dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté. + Déjà même les sentiments les plus doux étaient entrés dans + ce cœur trop méconnu, et si souvent abreuvé d'amertumes. + Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir + dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le + plus ferme soutien; lui-même se félicitait naguère encore de + cette réunion si désirée; mais la mort a trompé nos vœux + et les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les + traditions des grands modèles qu'il sut interpréter avec une + raison si éloquente! Puissent-elles, mes chers confrères, en + formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette + Académie française qu'illustrèrent tant de noms fameux + depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand + homme, si supérieur à celui qui l'a fondée!</p> + +<p>Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils +étaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa +conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait +être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les +écrits de ses neuf dernières années. S'il était besoin d'une autre +<span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span> preuve, on la trouverait dans les termes mêmes de son +testament:</p> + +<p class="quote">Je lègue, y est-il dit, 200 francs aux pauvres de ma + paroisse. Ma nièce n'ayant rien, et ce que je laisserai + étant peu de chose, il ne m'est pas possible de faire + davantage pour cette classe qui est si à plaindre. J'engage + chaque Français à se rappeler que la religion fait un devoir + sacré de soulager les indigents, et de faire tout ce qu'on + peut pour adoucir le sort des infortunés: je remercie + monsieur et madame de Talaru<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Lien vers la note 457"><span class="note">[457]</span></a> des marques d'amitié + qu'ils m'ont données; j'en conserverai le souvenir jusqu'au + dernier moment. Je remercie également les respectables + docteurs Malhouet et Portal, des soins qu'ils ont bien voulu + me donner, avec un grand zèle, dans ma maladie. Je prie MM. + de Fontanes, <span class="italic">Chateaubriand</span>, de Courtivron, de Chabannes, + Récamier, de Herain, Liénard, Migneret et Agasse de se + souvenir combien je leur étais attaché. Je nomme M. Boulard, + notaire, mon ami depuis vingt ans, mon exécuteur + testamentaire. Je supplie la divine Providence d'exaucer les + vœux que je fais pour le bonheur de mon pays.—Puisse ma + patrie jouir longtemps de la paix et de la tranquillité! + Puissent les saintes maximes de l'Évangile être généralement + suivies pour le bonheur de la société!</p> + +<p>Dans un codicille joint à ce testament, La Harpe avait ajouté la +déclaration suivante:</p> + +<p class="quote">Ayant eu le bonheur de recevoir hier, pour la seconde fois, + le saint viatique, je crois devoir faire encore une dernière + déclaration des sentiments que j'ai publiquement manifestés + depuis neuf ans et dans lesquels je persévère. Chrétien par + la grâce de Dieu, et professant la religion catholique, + apostolique et romaine, dans laquelle j'ai eu le bonheur de + naître et d'être élevé, et dans laquelle je veux finir de + vivre et mourir, je déclare que je crois fermement tout ce + que croit et enseigne l'Église romaine, seule fondée par + Jésus-Christ; que je condamne d'esprit et de cœur tout ce + qu'elle condamne; que j'approuve de même tout ce qu'elle + approuve; en conséquence, je rétracte tout ce que j'ai écrit + et imprimé, ou qui a été imprimé sous mon nom, de contraire + <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> à la foi catholique ou aux bonnes mœurs: le + désavouant, et, en tant que je puis, en condamnant et + dissuadant la promulgation, la réimpression et + représentation sur les théâtres. Je rétracte également et + condamne toute proposition erronée qui aurait pu m'échapper + dans ces différents écrits.—J'exhorte tous mes compatriotes + à entretenir des sentiments de paix et de concorde; je + demande pardon à ceux qui ont cru avoir à se plaindre de + moi, comme je pardonne bien sincèrement à ceux dont j'ai eu + à me plaindre.</p> + +<p>Après de telles paroles, dites à l'heure suprême, qui pourrait encore +suspecter la sincérité des sentiments religieux de La Harpe? Il en +avait d'ailleurs donné une preuve non moins éclatante à l'époque de ce +second mariage, sous le Directoire, dont parle Chateaubriand. +L'épisode est des plus intéressants, et vaut, je crois, d'être +rappelé.</p> + +<p>La Harpe avait pour ami M. Récamier, le mari de la belle Juliette. +L'optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de +mariage: il y avait la main malheureuse, mais ses insuccès ne le +décourageaient point. Il connaissait de vieille date une M<sup>me</sup> de +Hatte-Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants: un fils +et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était +difficile à établir, attendu la pauvreté de sa famille; M. Récamier +eut l'idée de la faire épouser à La Harpe. Il avait trente-quatre ans +de plus que la jeune fille, et celle-ci n'était pas sans ressentir +quelque répugnance à l'accepter. Mais la mère cacha avec soin cette +disposition à l'épouseur, et entraîna sa fille. Cette union, conclue +le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.</p> + +<p>Au bout de trois semaines, M<sup>lle</sup> de Longuerue déclarait que sa +répugnance était invincible et demandait le divorce. La Harpe, +vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se +conduisit en galant homme et en chrétien: il ne pouvait se prêter au +divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir, +et il pardonna à la jeune fille l'éclat et le scandale de cette +<span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> rupture. «J'ai toujours entendu dire à M<sup>me</sup> Récamier, écrit +M<sup>me</sup> Lenormant dans ses <span class="italic">Souvenirs</span> (<abbr title="1">I</abbr>, 57), que les procédés, le +langage, les sentiments que fit entendre et voir M. de La Harpe dans +cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et +de sincère humilité.» Il y avait d'autant plus de mérite, qu'il se +voyait à ce moment doublement frappé, la demande en divorce de M<sup>lle</sup> +de Longuerue coïncidant avec le décret de proscription lancé contre +lui par les auteurs du coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797).</p> + +<p>Le divorce civil une fois prononcé, M<sup>lle</sup> de Longuerue entreprit de +faire annuler son mariage devant l'autorité religieuse. Ici encore, +l'attitude et la conduite de La Harpe furent de tous points +irréprochables. On en pourra juger par la lettre suivante, qu'il +écrivit à M<sup>me</sup> Récamier, le 19 mai 1798, de l'asile où il se tenait +alors caché, à Corbeil:</p> + +<div class="quote"> +<p>Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugne + extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient + que m'être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous + savez mieux que personne combien dans cette malheureuse + affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite + n'ait pas été prudente.</p> + +<p>Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé. + J'ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne + voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour + me punir du mal que j'avais fait à d'autres. Que sa volonté + soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme à moi, et + comme je lui pardonne de tout mon cœur! Plus on a eu de + torts envers moi et moins je veux me permettre les + reproches, et c'est ce que toute explication entraînerait + nécessairement. Le mal est fait, et il est de nature à ce + que Dieu seul puisse le réparer, puisqu'il peut tout. Les + moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dictés + par les intérêts humains, ne me paraissent pas faits pour + réussir, quoi qu'il me soit permis, ce me semble, de le + désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une + personne que la jeunesse expose plus que toute autre et qui + doit toujours m'être chère à cause du lien qui nous unit + devant Dieu.</p> + +<p>Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit + même <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> en lui communiquant cette lettre, que la + sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honnête, et + que si je n'y réponds pas directement, c'est par égard pour + elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement + parlant, le désir qu'elle a de rompre légalement une union + qui n'a eu que des suites fâcheuses, mais qui n'aurait + jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi + que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers, + mais que je ne crois pas qu'aucune autorité ecclésiastique + l'excuse d'avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement + parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les + conséquences, à une union que son cœur n'approuvait pas; + que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle + de l'avoir engagée à n'écouter que des vues d'intérêt qui + n'étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt + rendues illusoires pour notre punition commune et légitime; + mais qu'en fait de sacrements, les lois de l'Église + n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'intérêt; + que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'était éloignée + de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de + contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habité + avec moi librement et publiquement, pendant trois semaines + comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à + donner comme moyen de nullité ce qu'elle a pu montrer de + répugnance à remplir le vœu du mariage; moyen que tant de + raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun + tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul + qu'elle puisse invoquer, puisqu'elle est déjà divorcée dans + les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage; + qu'au reste je ne mettrai pas plus d'opposition aux + démarches qu'elle peut faire pour annuler le mariage devant + l'Église, que je n'en ai mis au divorce devant les juges + civils; qu'il me suffit de rester étranger à l'un et à + l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires à la loi + de Dieu; que si j'étais dans le cas d'être appelé, ce que je + ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité, + comme je la dois dans tous les cas.</p> + +<p>Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je + désire qu'elle en soit satisfaite<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Lien vers la note 458"><span class="note">[458]</span></a>.</p> +</div> + +<p>La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis: ils +avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n'en +fut pas moins celle d'un galant homme et d'un vrai chrétien.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> <abbr title="9">IX</abbr><br> +LES QUATRE CLAUSEL<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Lien vers la note 459"><span class="note">[459]</span></a>.</p> + + +<p>Jean-Claude Clausel de Coussergues, né à Coussergues (Aveyron), le 4 +décembre 1759, était entré de bonne heure dans la magistrature et +avait succédé à son père, le 26 octobre 1789, comme conseiller à la +cour des aides de Montpellier. Il émigra, servit dans l'armée de +Condé, rentra en France sous le Consulat et se fit libraire et +journaliste. C'est alors qu'il connut Chateaubriand et que se noua +entre eux une amitié que la mort seule devait rompre. Bien des choses +d'ailleurs les rapprochaient. Émigrés tous les deux, ils avaient +combattu sous le même drapeau. Leur exil avait eu même durée. Comme +Chateaubriand, Clausel avait commencé par être <span class="italic">philosophe</span>, et l'un +des tenants les plus fanatiques de Jean-Jacques; puis la Révolution +lui avait ouvert les yeux, il avait pleuré, lui aussi, et il avait +cru. On avait vu alors son ardeur philosophique se changer en une +piété tendre. Il fut donc de ceux qui, par leurs articles, +contribuèrent à l'immense succès du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. Mais il +ne s'en tint pas à des articles de journaux. De Rome, le 20 décembre +1803, Chateaubriand écrivait à Gueneau de Mussy:</p> + +<p class="quote">Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires; + songez que c'est la seule ressource qui va me rester. + Migneret a bien vendu ses éditions, mais il a confié sa + marchandise à des fripons, et j'ai éprouvé cinq + banqueroutes. Engagez M. Clausel à commencer le plus tôt + possible son <span class="italic">édition chrétienne</span>. Si j'en crois ce qu'il + m'a mandé, elle se vendra bien, et cela me rendra encore + quelque argent. Le monument de M<sup>me</sup> de Beaumont me coûtera + 9,000 francs. J'ai vendu tout ce que j'avais pour en payer + une partie...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> Les cinq volumes du <span class="italic">Génie</span> étaient trop gros et trop chers +pour aller à tous les acheteurs; ils renfermaient, par endroits, de +trop vives peintures, pour être mis dans toutes les mains. Une édition +chrétienne, c'est-à-dire abrégée et corrigée, à l'usage de la jeunesse +et des écoles, était demandée. Pour se livrer à un travail de ce genre +et y réussir, il fallait, avec une grande délicatesse d'âme et de foi, +le sincère dévouement d'un ami. Clausel remplissait à merveille ces +conditions; aussi s'acquitta-t-il de sa tâche avec un plein succès. +Son édition abrégée du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> fut plusieurs fois +réimprimée.</p> + +<p>Clausel avait moins bien réussi dans ses propres entreprises de +librairie; ses dernières ressources commençaient à s'épuiser. Il fut +donc heureux d'être choisi par le Sénat, le 17 février 1807, comme +député de l'Aveyron au Corps législatif, mandat qui lui fut renouvelé +le 6 janvier 1813. Une indemnité de 10,000 francs était alors allouée +à chaque député. En 1811, Cambacérès, son ancien collègue à la cour +des aides de Montpellier, le fit nommer conseiller à la cour d'appel +de cette ville. Comme il n'y avait pas d'incompatibilité entre ces +fonctions et celles de membre du Corps législatif, il continua +d'habiter Paris une partie de l'année, et alors il voyait chaque jour +les Chateaubriand et les Joubert. Madame de Chateaubriand l'appelait, +dès cette époque «notre meilleur ami». Il était pourtant à Montpellier +au mois de juillet 1811, ce qui lui valait de recevoir cette charmante +lettre de M<sup>me</sup> de Chateaubriand, l'une des plus jolies qu'elle ait +écrites:</p> + +<div class="quote"> +<p class="left60"><span class="italic">Val-du-Loup, ce 27 juillet 1811.</span></p> + +<p>Bien que l'air et le ton de *** me déplaisent également, il + suffit, mon cher ami, que vous l'aimiez pour que j'aie un + grand plaisir à faire quelque chose qui lui soit agréable. + J'irai donc incessamment à la Marine solliciter un <span class="italic">brevet + de mort</span> pour son neveu.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span> Je vous défie de nous écrire d'un pays plus chaud + que le nôtre; voilà deux jours qu'on ne peut respirer. Il + est vrai qu'il y en a trois qu'on se chauffait à grand feu: + pour le chaud, c'est la saison; pour le froid, c'est la + comète.—Vous ayez grand tort de comparer le lieu où nous + vivons au paradis terrestre; si ce n'est qu'on y trouve + aussi des <span class="italic">serpents</span>, et, si vous avez à Montpellier des + procès à débrouiller et des chicanes à réprimer, nous avons + ici des voleurs à pendre; en conséquence, M. de + Chateaubriand vient d'être nommé <span class="italic">juré</span>, pour juger les + pauvres gens qu'il renverra sur les grands chemins sains et + saufs, s'il plaît à Dieu. Mais ce qui nous déplaît beaucoup + à nous, c'est que nous voilà obligés d'aller à Paris, et il + est si triste et si justement triste en ce moment que rien + qu'à y penser on tourne à la mort. Pas une âme, ou sinon des + âmes en peine; des rues désertes, des maisons vides et des + arbres poudrés à blanc, voilà ce que nous allons trouver.</p> + +<p>Il nous serait beaucoup plus agréable d'aller vous faire une + petite visite dans votre cabinet exposé au nord et placé au + milieu d'une belle campagne; mais on ne peut pas dire à + présent, voyage qui voudra. Nous vous attendons donc ici; + car vous y viendrez, et j'espère même que vous y resterez; + et, comme alors vous serez questeur, nous <span class="italic">aurons une + voiture</span>.</p> + +<p>Joubert est dans l'admiration et dans l'attendrissement des + lettres que vous lui écrivez, d'où je conclus que ce ne sont + pas vos chefs-d'œuvre. Il est retombé dans sa manie + <span class="italic">universitaire</span>; il n'a pas de plus grand bonheur que de + pouvoir s'enfermer avec quelques inspecteurs, recteurs ou + proviseurs, et de les <span class="italic">pérorer</span> tant et si longtemps qu'il + est ensuite obligé de se coucher pendant huit jours et qu'il + a le plaisir de se plaindre éternellement. M. de Bonald est + ici depuis un mois, mais nous ne l'avons point vu, du moins + moi. M. de Chateaubriand l'a rencontré l'autre jour, chez le + restaurateur. On dit qu'il s'est livré aux petits + littérateurs; il les a choisis pour ses amis et pour ses + juges. Il a grand tort pour l'avenir, mais il a raison pour + le présent. Il paraît qu'il veut des trompettes pour son + nouvel ouvrage; il est vrai que celles d'aujourd'hui ne + retentissent pas au loin, mais elles assourdissent ceux qui + sont près.</p> + +<p>Nous avons depuis huit jours un vent épouvantable, tantôt + froid, tantôt chaud, c'est-à-dire aussi extraordinaire que + la saison. Comme je ne suis point mélancolique et que j'ai + passé l'âge où l'on aime à soupirer, je n'aime ni le vent ni + la lune; je ne me plais qu'à la pluie pour mon gazon, et au + soleil pour me réjouir. Mais voilà une des plus longues + lettres que j'aie jamais écrites. Aussi je permets bien à + votre distraction de penser à <span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> autre chose en la + lisant. Souvenez-vous seulement toujours du tendre et + sincère attachement que je vous ai voué.</p> + +<p>J'ai le plus grand plaisir à recevoir de vos lettres, je les + lis très bien; ainsi ne m'imputez point votre silence.</p> +</div> + +<p>M. Clausel fit partie, en 1813, de l'opposition qui se manifesta au +Corps législatif contre la politique impériale; il accueillit avec +joie la Restauration et fut, en 1814, l'un des commissaires chargés de +préparer la rédaction de la Charte. Nommé conseiller à la Cour de +cassation le 15 février 1815, il était élu député, le 22 août de la +même année, par le collège du département de l'Aveyron. Il fit partie +des Chambres jusqu'en 1827. Le 14 février 1820, au lendemain de +l'assassinat du duc de Berry, il se laissa égarer par l'excès de son +indignation et de sa douleur au point de proposer à ses collègues «de +porter un acte d'accusation contre M. Decazes, ministre de +l'intérieur, comme complice de l'assassinat du prince». Il commit, ce +jour-là, une grave faute; mais si sévèrement qu'on la doive juger, il +n'en faut pas moins reconnaître en même temps que M. Clausel de +Coussergues, orateur énergique, vigoureux, souvent passionné, parfois +violent, était, au demeurant, le plus honnête et le meilleur des +hommes. Selon le mot de Joubert, il était à la fois ardent et doux.</p> + +<p class="quote">Pardonnez-moi donc, lui écrivait l'aimable moraliste, le 10 + décembre 1809, aimez-nous et soyez toujours pour nous, comme + pour le reste du monde, le <span class="italic">doux</span> et <span class="italic">ardent</span> + Clausel<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Lien vers la note 460"><span class="note">[460]</span></a>.—Adieu, lui écrivait encore Joubert, le 20 + septembre 1817, adieu, bonne âme, ange de paix, dont tant de + tourbillons se jouent à rendre inutile la primitive + destination. Nous aimerions mieux vous voir et vous savoir + en repos qu'en mouvement, conformément à votre essence. + Mais, en mouvement comme en repos, nous vous aimerons + toujours également à cause de l'incorruptibilité de votre + nature. Adieu, aimez-nous aussi et vivez longtemps<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Lien vers la note 461"><span class="note">[461]</span></a>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> En 1824, à l'occasion du sacre de Charles <abbr title="10">X</abbr>, M. Clausel +publia un très savant volume, que Chateaubriand appréciera plus tard +en ces termes, dans la préface des <span class="italic">Études historiques</span>: «Sous ce +titre modeste: <span class="italic">Du sacre de nos rois</span>, M. Clausel de Coussergues a +écrit un livre qui restera; les amateurs de la clarté et des faits +bien classés, sans prétention et sans verbiage, y trouveront à se +satisfaire.»</p> + +<p>Le 30 septembre 1830, ne voulant pas prêter serment au gouvernement de +la révolution de Juillet, il donna sa démission de conseiller à la +Cour de cassation. Il vivra désormais dans la retraite, quelquefois à +Paris, le plus souvent à Coussergues, où jusqu'à la fin viendront le +trouver les aimables et spirituelles lettres de M<sup>me</sup> de Chateaubriand. +La dernière est du 10 février 1844. M. Clausel a 85 ans; M<sup>me</sup> de +Chateaubriand en a 70, mais son esprit est toujours jeune. La lettre +est très longue. En voici les dernières lignes:</p> + +<div class="quote"> +<p>...Nous sommes toujours dans notre rue du Bac, où nous + resterons, parce qu'il nous faut un rez-de-chaussée pour M. + de Chateaubriand et un jardin pour trois douzaines d'oiseaux + qui chantent sous ma fenêtre dans une volière (comme on dit) + modèle—où ils vivent heureux à l'abri des chats et de la + politique.</p> + +<p>Que vous avez été sage d'être allé, sans trop vous + embarrasser du vide que vous laissez ici, vivre paisiblement + dans vos montagnes où il ne pénètre de mauvais que les + journaux,—que vous pouvez ne pas lire mais que vous lisez. + C'est cependant une habitude dont on devrait se défaire + quand on a promis de renoncer à Satan et à ses œuvres; + mais je ne sache que moi qui n'aie point ce huitième péché + mortel à me reprocher.</p> + +<p>Vous savez que M. de Chateaubriand n'a pas été à Barèges, + autrement il aurait été vous voir, malgré mes craintes de le + savoir traversant vos montagnes, d'où l'on ne sort vivant + que par miracle.</p> + +<p>Adieu, mon cher ministre<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Lien vers la note 462"><span class="note">[462]</span></a> sans portefeuille, voilà votre + vieil <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> ami qui prend la plume pour vous répéter ce + que je vous dis en vous quittant, que nous vous aimons + aujourd'hui comme nous vous aimions il y a quarante ans et + plus.</p> + +<p class="left60">La <abbr title="5">V</abbr><sup>sse</sup> <span class="smcap">de Chateaubriand</span>.</p> +</div> + +<p>Et au-dessous de la signature de sa femme, de ses pauvres doigts tout +noués par la goutte, qui pouvaient à peine retenir la plume et marquer +les lettres, Chateaubriand écrivit ces deux lignes:</p> + +<div class="quote"> +<p>Vous ne voyez plus, mon cher ami, et moi, je ne puis plus + écrire: ainsi tout finit, excepté notre fidèle et constante + amitié.</p> + +<p class="left60"><span class="smcap">Chateaubriand</span><a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Lien vers la note 463"><span class="note">[463]</span></a>.</p> +</div> + +<p>M. Clausel de Coussergues mourut le 7 juillet 1846. Deux ans après, +presque jour pour jour, le 4 juillet 1848, son vieil ami le suivait +dans la tombe. M<sup>me</sup> de Chateaubriand était morte le 9 février 1847.</p> + +<p class="p2">Les noms de Clausel et de Chateaubriand ne se sauraient séparer. Dans +l'Appendice du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, on trouve une Note ainsi +conçue:</p> + +<p class="quote">M. de Cl..., obligé de fuir pendant la Terreur avec un de + ses frères, entra dans l'armée de Condé; après y avoir servi + honorablement jusqu'à la paix, il se résolut de quitter le + monde. Il passa en Espagne, se retira dans un couvent de + trappistes, y prit l'habit de l'ordre, et mourut peu de + temps après avoir prononcé ses vœux: il avait écrit + plusieurs lettres à sa famille et à ses amis pendant son + voyage en Espagne et son noviciat chez les trappistes. Ce + sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu y + changer: on y verra une peinture fidèle de la vie de ces + religieux. Dans ces feuilles écrites sans art, il règne + souvent une grande élévation de sentiments, et toujours une + naïveté d'autant plus précieuse, qu'elle appartient au génie + français, et qu'elle se perd de plus en plus parmi nous. Le + sujet de ces lettres se lie au souvenir de nos malheurs; + elles représentent un jeune et brave Français chassé de sa + famille par la <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> Révolution et s'immolant dans la + solitude, victime volontaire offerte à l'Éternel, pour + racheter les maux et les impiétés de la patrie: ainsi saint + Jérôme, au fond de sa grotte, tâchait en versant des + torrents de larmes, et en élevant ses mains vers le ciel, de + retarder la chute de l'empire romain. Cette correspondance + offre donc une petite histoire complète, qui a son + commencement, son milieu et sa fin. Je ne doute point que si + on la publiait comme un simple roman, elle n'eût le plus + grand succès...</p> + + +<p>M. de Cl... était le frère de Clausel de Coussergues. Il mourut, le 4 +janvier 1802, au monastère de Sainte-Suzanne de N.-D.-de-la-Trappe, +dans la province d'Aragon. Ses lettres, écrites de 1799 à 1801, +justifient pleinement les éloges que leur accorde Chateaubriand. Mais +le malheur est qu'elles se trouvent dans un <span class="italic">Appendice</span>,—et le +lecteur (peut-être a-t-il tort?) lit encore moins les appendices que +les préfaces.</p> + +<p class="p2">Tout le monde avait du talent dans la famille des Clausel. Un autre +frère de M. Clausel de Coussergues, l'abbé Clausel de Montals publia, +dans les derniers mois de 1816, un livre dont le titre seul renferme +une grande pensée: <span class="italic">La Religion chrétienne prouvée par la Révolution +française</span>. Le <span class="italic">Journal des Débats</span> en rendit compte dans son numéro +du 27 janvier 1817:</p> + +<p class="quote">Je ne sais, disait l'auteur de l'article, si c'est la + première fois que M. Clausel de Montals fait imprimer: son + style annonce une grande habitude d'écrire et de rendre sa + pensée plus forte en la resserrant. Frère de M. Clausel de + Coussergues, membre de la Chambre des députés, et de M. + Clausel, grand vicaire d'Amiens, résidant à Beauvais, qui + prononça, devant l'assemblée électorale du département de + l'Oise, un discours que tous les gens de goût conserveront, + il n'a rien à envier à ses aînés...</p> + +<p>L'abbé Clausel de Montals fut appelé à l'épiscopat en 1824. L'éclat +avec lequel il a occupé pendant près de trente ans le siège de +Chartres, l'énergie avec laquelle, <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> étant déjà plus que +septuagénaire, il a engagé le premier au mois de mars 1841, cette +lutte en faveur de la liberté de l'enseignement, cette campagne des +évêques d'où est sortie la loi du 25 mars 1850, les remarquables +écrits qu'il a publiés pendant ces dix années et qui s'élèvent au +chiffre de quarante, font de M<sup>gr</sup> Clausel de Montals une des grandes +figures de l'épiscopat au <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Dans l'article du <span class="italic">Journal des Débats</span>, il est question de M. Clausel, +grand vicaire d'Amiens. Membre du Conseil royal de l'instruction +publique sous la Restauration, il a mérité que ses adversaires lui +rendissent, dans la <span class="italic">Biographie des Contemporains</span>, ce témoignage: «M. +l'abbé Clausel de Coussergues honore le royalisme ardent qu'on lui +connaît par une loyauté et une noblesse de caractère dont il a donné +plusieurs preuves publiques<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Lien vers la note 464"><span class="note">[464]</span></a>.» Il prit une part brillante aux +polémiques soulevées, de 1817 à 1830, par les ouvrages de l'abbé de la +Mennais, et mourut en 1835. «Peu d'hommes, dit la <span class="italic">Biographie +universelle</span><a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Lien vers la note 465"><span class="note">[465]</span></a>, ont eu plus d'agrément dans l'esprit. Sa +conversation étincelante, et pleine de saillies, avait un agrément +tout particulier; mais ses saillies étaient tempérées par la droiture +de ses jugements et par ses excellentes qualités.»</p> + +<p>M. et M<sup>me</sup> de Chateaubriand ne m'en auraient pas voulu, j'en suis sûr, +de m'être un peu étendu sur les frères de <span class="italic">leur meilleur ami</span>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><abbr title="10">X</abbr><br> +LE CAHIER ROUGE<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Lien vers la note 466"><span class="note">[466]</span></a></p> + + +<p>M. Maxime du Camp écrivait, en 1882, dans ses <span class="italic">Souvenirs littéraires</span>:</p> + +<p class="quote"><span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> Sainte-Beuve, dont une femme d'esprit disait: «Il + ressemble à une vieille femme qui a oublié de mettre son + tour»; Sainte-Beuve, dont l'âme ne péchait point par l'excès + des qualités chevaleresques; Sainte-Beuve a jugé + Chateaubriand avec une sévérité dont l'acrimonie n'est point + absente. Lui, si bien informé d'habitude et amateur + passionné de documents inédits, il n'a pas su que M<sup>me</sup> de + Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses mémoires, qui se + développaient parallèlement à ceux de son mari, les + complétaient et dans bien des cas les éclairaient. Ces + mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge, + je les ai lus<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Lien vers la note 467"><span class="note">[467]</span></a>.</p> + +<p class="p2">La révélation de Maxime du Camp ne laissa pas de causer quelque +surprise. On savait bien par Joubert que les lettres de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand étaient pleines d'esprit, à ce point qu'il s'empressait +souvent de les copier pour en faire jouir leurs amis communs. +«Vraiment, écrit-il, sa femme (de Chateaubriand) entend mieux que lui +les petites choses... Si le <span class="italic">Publiciste</span> lisait ses lettres, il les +trouverait de bon goût et dignes de ses feuilletons. Je vais vous en +transcrire quelque chose: cette plume vive et leste, mérite, je crois, +de vous faire quelque plaisir.» Et après avoir cité un long passage, +il ajoute: «Je n'ai pas sous les yeux la deuxième lettre à ma femme et +qui est encore plus piquante<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Lien vers la note 468"><span class="note">[468]</span></a>.»—On avait lu cette page des +<span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>: «Je ne sais s'il a jamais existé une +intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine la pensée et +la parole à naître, sur le front ou sur les lèvres de la personne avec +qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un esprit +original et cultivé, <span class="italic">écrivant de la manière la plus piquante, +racontant à merveille</span><a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Lien vers la note 469"><span class="note">[469]</span></a>...» Par M. Danielo, qui fut pendant vingt +ans le secrétaire de M. de Chateaubriand, on savait «qu'elle avait +plus d'esprit que <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> son mari», et que, plus que lui, elle +était prompte pour la répartie<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Lien vers la note 470"><span class="note">[470]</span></a>...</p> + +<p>Avec son esprit mordant, avec sa verve railleuse et «sa plume vive et +leste», M<sup>me</sup> de Chateaubriand était donc assez bien armée pour écrire +des mémoires. Mais, d'autre part, cette femme d'un homme de génie +n'était, à aucun degré, une <span class="italic">femme littéraire</span>. Chez elle, pas la +moindre trace de <span class="italic">bas-bleuisme</span>. Elle était «adverse aux lettres», +selon le mot de son mari, qui ajoute: «M<sup>me</sup> de Chateaubriand m'admire +sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Lien vers la note 471"><span class="note">[471]</span></a>.» Il advint même +qu'elle vendit au rabais, petit à petit, au profit de ses pauvres, la +bibliothèque de son mari, ce dont celui-ci, d'ailleurs, ne fût pas +autrement fâché. Ses lectures se bornaient à quelques ouvrages de +piété «où elle trouvait ses délices<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Lien vers la note 472"><span class="note">[472]</span></a>.» Sa grande affaire, c'était +la charité, c'était la visite des pauvres ou l'Œuvre de la +Sainte-Enfance, c'était surtout l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée +par elle et où elle passait presque toutes ses journées. En fait de +livres, ce qui la préoccupait surtout, c'était de vendre beaucoup de +livres... de chocolat. Elle en avait établi une fabrique dans son +Infirmerie, et ses amis n'avaient pas le droit de se fournir ailleurs, +quitte à eux, pour se consoler, à l'appeler la <span class="italic">vicomtesse Chocolat</span>, +titre dont elle était aussi fière que de celui de vicomtesse de +Chateaubriand. Ses succès comme marchande ne se comptaient pas; il lui +arriva même un jour de faire un vrai miracle: elle vendit à Victor +Hugo trois livres de chocolat, au prix fort! Il est vrai que Victor +Hugo était jeune en ce temps-là<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Lien vers la note 473"><span class="note">[473]</span></a>.</p> + +<p>Et maintenant, vous figurez-vous cette sainte femme, <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> tout +entière vouée aux œuvres de charité, dont elle ne veut pas se +laisser distraire même par les ouvrages de son mari, vous la +figurez-vous se mettant à sa table de travail et écrivant l'histoire +de sa vie comme M<sup>me</sup> George Sand? J'en suis fâché pour M. Maxime du +Camp, mais il l'a calomniée, sans le vouloir, lorsqu'il l'a +représentée «écrivant ses <span class="italic">Mémoires</span>».—Et pourtant le <span class="italic">Cahier rouge</span> +existe. Dans quelles circonstances, comment et pourquoi il a été +écrit, c'est ce qu'il nous faut dire.</p> + +<p>En 1834, lorsqu'eurent lieu, à l'Abbaye-au-Bois, les premières +lectures des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, Chateaubriand avait terminé, +d'une part, la première partie de ses récits, celle qui s'achève avec +son émigration et se clôt par sa rentrée en France au printemps de +1800; il avait, d'autre part, retracé sa carrière politique, la +seconde Restauration, la révolution de Juillet, les deux voyages à +Prague, le voyage à Venise, ses relations avec la famille royale +déchue. Il ne lui restait plus qu'à faire revivre les années qui vont +de 1800 à 1815, d'<span class="italic">Atala</span> et du <span class="italic">Génie du christianisme</span> à la brochure +de <span class="italic">Bonaparte et les Bourbons</span> et à la <span class="italic">Monarchie selon la Charte</span>.</p> + +<p>Avant d'entreprendre cette dernière partie de sa tâche, et pour la +rendre plus facile à la fois et plus sûre, Chateaubriand prie sa femme +de jeter sur le papier les souvenirs qui lui sont restés de cette +époque. M<sup>me</sup> de Chateaubriand se met à l'œuvre; elle prend un grand +cahier et commence d'écrire tout en haut de la première page, sans +laisser le plus petit espace pour un titre général. À quoi bon un +titre, pour des notes qui ne seront lues que par une seule personne? +Elle entre en matière, sans autre préambule, par une simple date: +<span class="italic">1804</span>, et débute ainsi: «Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome +au mois de février, nous prîmes un logement à l'<span class="italic">Hôtel de France</span>, rue +de Beaune.» D'elle-même et de sa vie avant 1804, pas un mot, parce que +ce n'est pas sa vie, ce ne sont pas ses <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> mémoires qu'elle +écrit. C'est en 1804 qu'a eu lieu, après une séparation de douze +années, sa réunion avec son mari, c'est donc à partir de ce moment +seulement que ses souvenirs pourront être utiles à ce dernier, et +comme c'est pour lui seul qu'elle écrit, elle ne songe pas un instant +à reprendre les choses de plus haut. De même, elle terminera ses notes +avec la fin des Cent-Jours, parce qu'au delà de cette date elles ne +serviraient de rien à M. de Chateaubriand. Ce qui achève de prouver +que le <span class="italic">Cahier rouge</span> n'avait pas d'autre but que de fournir à +l'illustre écrivain des notes et des points de repère, c'est qu'on n'y +trouve rien, absolument rien, qui soit personnel à M<sup>me</sup> de +Chateaubriand. M. Maxime du Camp dit, il est vrai, dans ses +<span class="italic">Souvenirs</span>, à la suite du passage que j'ai cité: «Plusieurs +anecdotes, relatées dans ces mémoires avec une sincérité toute +conjugale, expliquent l'ennui morbide qui a toujours pesé sur +Chateaubriand; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de +famille que je ne crois pas avoir le droit de révéler.» Les souvenirs +de M. Maxime du Camp l'ont ici mal servi. Les «faits intimes», les +«anecdotes conjugales», brillent, dans le <span class="italic">Cahier rouge</span>, par leur +absence,—toujours par le même motif. Les incidents de la vie de +famille, les impressions personnelles de M<sup>me</sup> de Chateaubriand ne +pouvaient pas trouver place dans les <span class="italic">Mémoires</span> de son mari; elle +n'avait pas dès lors à en parler,—et elle n'en a pas parlé.</p> + +<p>M. l'abbé Pailhès a publié le <span class="italic">Cahier rouge</span>, en 1887, dans son livre +sur <span class="italic">Madame de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa +correspondance</span>. Il nous a ainsi mis à même d'apprécier la façon dont +en a usé Chateaubriand avec les notes écrites par sa femme à son +intention et sur sa demande.</p> + +<p>Lorsqu'on rapproche les deux textes, le <span class="italic">Cahier rouge</span> et les +<span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, ce qui frappe tout d'abord, c'est que +Chateaubriand n'a pas <span class="italic">romancé</span> les souvenirs de sa femme. Il les a +suivis pas à pas, mot à mot, sans y rien <span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> ajouter de son +chef, sans rien inventer. On a là la preuve, pour la partie des +<span class="italic">Mémoires</span> qui va de 1804 à 1815, qu'ils sont scrupuleusement, +minutieusement exacts. Nous savons déjà qu'il en est de même pour la +partie antérieure à 1804. Peut-être aurons-nous à constater plus tard +qu'il n'en va pas autrement pour les années qui suivent 1815.</p> + +<p>Chateaubriand, je viens de le dire, ne s'est jamais écarté, dans ses +récits, des indications qui lui étaient fournies par les notes de sa +femme. Il ne cesse de les suivre que lorsqu'il y rencontre sur +quelques-uns de ses contemporains des jugements trop rigoureux. +Charitable envers les pauvres, douce aux malheureux, M<sup>me</sup> de +Chateaubriand n'était pas toujours tendre pour les puissants du monde, +surtout s'ils étaient soupçonnés de n'admirer pas suffisamment son +mari. Sur le cardinal Fesch, en particulier, et sur le duc de +Richelieu, elle a des passages extrêmement durs. Elle a de très jolies +malices à l'endroit de M<sup>me</sup> de Staël, de M. Beugnot ou de M. Pasquier. +Chateaubriand reproduit ce qui précède et ce qui suit, il supprime les +duretés et les malices. Dans un certain sens, au moins, il y avait +quelque chose de vrai dans le mot que répétait souvent l'auteur du +<span class="italic">Cahier rouge</span>: «M. de Chateaubriand est meilleur que moi.»<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><abbr title="11">XI</abbr><br> +LE CONSEILLER RÉAL ET L'ANECDOTE DU DUC DE ROVIGO<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Lien vers la note 474"><span class="note">[474]</span></a></p> + + +<p>Voici l'anecdote:</p> + +<p class="quote">Après l'exécution du jugement, dit le duc de Rovigo, je + repris le chemin de Paris. J'approchais de la barrière, + lorsque je rencontrai M. Réal qui se rendait à Vincennes en + costume de conseiller d'État. Je l'arrêtai pour lui demander + où il allait: «À Vincennes, me répondit-il; j'ai reçu hier + au soir l'ordre de m'y <span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> transporter pour interroger + le duc d'Enghien.» Je lui racontai ce qui venait de se + passer, et il me parut aussi étonné de ce que je lui disais + que je le paraissais de ce qu'il m'avait dit. Je commençai à + rêver. La rencontre du ministre des relations extérieures + (Talleyrand) chez le général Murat me revint à l'esprit, <span class="italic">je + commençai à douter que la mort du duc d'Enghien fut + l'ouvrage du premier Consul</span>.</p> + +<p>M. Thiers, qui plaide, lui aussi, <span class="italic">non coupable</span>, pour le premier +Consul, s'est naturellement emparé de l'<span class="italic">anecdote</span> du duc de Rovigo, +et il a échafaudé sur elle tout son système de défense.</p> + +<p class="quote">Cependant, écrit-il, tout n'était pas irrévocable dans les + ordres du premier Consul: il restait un moyen encore de + sauver le prince infortuné. M. Réal devait se transporter à + Vincennes pour l'interroger longuement et lui arracher ce + qu'il savait sur le complot... M. Maret (secrétaire général + et chef du cabinet du premier Consul) avait lui-même, dans + la soirée, déposé chez le conseiller d'État Réal + l'injonction écrite de se rendre à Vincennes pour voir le + prisonnier. Si M. Réal voyait le prisonnier... se sentait + touché par sa franchise... M. Réal pouvait communiquer ses + impressions à celui qui tenait la vie du prince dans ses + puissantes mains... M. Réal, exténué de fatigue par un + travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait + défendu à ses domestiques de l'éveiller. L'ordre du premier + Consul ne lui fut remis qu'à cinq heures du matin...</p> + +<p>Et M. Thiers ajoute:</p> + +<p class="quote"><span class="italic">C'était un accident, un pur accident</span> qui avait ôté au + prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au + premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à + sa gloire... On est à la merci d'un <span class="italic">hasard</span>, d'une + légèreté! La vie des accusés, l'honneur des gouvernements + dépendent quelquefois de <span class="italic">la rencontre la plus fortuite!</span></p> + +<p>Le hasard a bon dos; mais il ne faudrait pourtant pas trop charger ses +épaules.</p> + +<p>À qui fera-t-on croire que le conseiller d'État Réal, dans des +circonstances comme celles où l'on se trouvait, avait intimé à ses +domestiques une défense de l'éveiller, qui se serait appliquée même au +premier Consul et au chef de <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> son cabinet? Comment admettre +que Maret, fort de l'autorité de son maître et dans une occasion où la +gloire de ce dernier était en jeu, n'aurait pas forcé la consigne?</p> + +<p>M. Thiers a dit lui-même, à propos des ordres signés par Bonaparte et +remis à Savary: «Ces ordres étaient <span class="italic">complets et positifs</span>... Ils +contenaient l'injonction... de se réunir immédiatement <span class="italic">pour tout +finir dans la nuit</span> et si, comme on ne pouvait en douter, la +condamnation était une condamnation à mort, <span class="italic">de faire exécuter +sur-le-champ le prisonnier</span>.»—On est au soir (c'est encore M. Thiers +qui nous le dit), encore quelques heures, et le prince sera fusillé. +Bonaparte, cependant, est revenu à d'autres sentiments: il veut +essayer d'un moyen de sauver le prince, et c'est à M. Réal qu'il va +confier cette mission. Comme il n'y a pas une minute à perdre, Maret, +son envoyé, verra donc Réal sur-le-champ, il le verra coûte que coûte, +il ne sortira pas de son hôtel qu'il ne l'ait vu partir pour Vincennes +au galop de ses chevaux!... Maret arrive à l'hôtel du conseiller +d'État.—Monsieur est couché, disent les domestiques...—Et +discrètement Maret se retire, non pourtant sans laisser un pli chez le +concierge!!</p> + +<p class="p2">La brochure du duc de Rovigo donna naissance, en 1823, à plusieurs +autres écrits, dont l'un, intitulé: <span class="italic">Extrait de Mémoires inédits sur +la Révolution française</span>, avait pour auteur Méhée de la Touche, ancien +chef de division aux ministères des relations extérieures et de la +guerre, qui avait joué, lui aussi, un rôle important dans l'affaire du +duc d'Enghien.</p> + +<p class="quote">Je déclare, écrivait Méhée, qu'il n'est pas vrai que M. de + Rovigo ait rencontré, le jour de l'assassinat, en habit de + conseiller d'État, M. Réal, qui avait, dit-il, ordre de + Napoléon d'aller interroger le duc d'Enghien. Cette journée + était assez remarquable pour être restée dans la mémoire de + beaucoup de personnes qui sont, je n'en doute pas, à même + d'attester le même fait. Je défierais M. Réal de nier + qu'ayant reçu de lui, de la part du premier <span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> + Consul, l'ordre de me rendre le matin dans son bureau, pour + des affaires qui seront éclaircies dans une autre occasion, + je n'aie été le prendre dans sa maison et qu'après avoir + assisté à sa toilette où il n'y avait rien du costume de + conseiller, nous nous soyons rendus ensemble dans ses + bureaux, rue des Saints-Pères, où je passai plusieurs heures + à écrire des détails que Napoléon lui avait ordonné de me + demander. Je soutiendrai à quiconque voudrait donner le + change à l'opinion, qu'à deux heures après-midi M. Réal + n'était pas sorti et qu'il n'a pas pu avoir d'entretien avec + M. de Rovigo sur la route de Vincennes, où il n'avait pas + besoin d'aller pour savoir ce qui se passait et où il n'y + avait plus d'interrogatoire à faire.</p> + +<p>Méhée, sans doute, n'est point de ceux dont le témoignage s'impose; +mais il faut bien croire que son démenti n'était point ici sans +valeur, puisque le duc de Rovigo, en 1828, reproduisant, au tome <abbr title="2">II</abbr> de +ses <span class="italic">Mémoires</span>, sa brochure de 1823, a eu bien soin de supprimer tout +ce qui avait trait à sa rencontre avec Réal sur la route de Vincennes. +De la fameuse <span class="italic">anecdote</span>, il n'est plus dit un traître mot!</p> + +<p>Dans ses <span class="italic">Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous +Napoléon</span> (1833), Desmarest, le confident et le bras droit de Réal, a +tout un chapitre sur <span class="italic">l'Enlèvement et la Mort du duc d'Enghien</span>. Il +n'y est point parlé de la mission que Bonaparte aurait confiée à Réal, +ni de la visite de Maret, ni de la rencontre sur la route de +Vincennes. Et de tout cela non plus il n'est rien dit dans les +<span class="italic">Souvenirs</span> mêmes de Réal, publiés en 1835 sous ce titre: +<span class="italic">Indiscrétions</span> (1798-1830); <span class="italic">Souvenirs anecdotiques et politiques +tirés du portefeuille d'un fonctionnaire de l'Empire</span>, mis en ordre +par M. Desclozeaux (Paris, Dufey, 2 vol. in-8<sup>o</sup>).</p> + +<p>Chateaubriand a donc eu raison de mettre en doute l'<span class="italic">anecdote</span> contée +par le duc de Rovigo et de tenir pour «non recevable» l'argument qu'en +ont voulu tirer les avocats de Bonaparte.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p> + +<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> <abbr title="12">XII</abbr><br> +LA COMTESSE DE NOAILLES<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Lien vers la note 475"><span class="note">[475]</span></a></p> + +<p>Nathalie-Luce-Léontine-Joséphine de <span class="italic">Laborde de Méréville</span>, fille de +M. de Laborde, banquier de la cour, avait épousé, en 1790, +Arthur-Jean-Tristan-Charles-Languedoc, comte de Noailles, fils aîné du +prince de Poix et petit-fils de cet héroïque duc de Mouchy qui, allant +à la guillotine, le 27 juin 1794, à ceux qui lui criaient: «Courage, +monsieur le maréchal!» répondait d'un ton ferme: «À quinze ans j'ai +monté à l'assaut pour mon roi; à près de quatre-vingts je monterai à +l'échafaud pour mon Dieu!»—À la mort de son beau-père (15 février +1819), M<sup>me</sup> de Noailles devint duchesse de Mouchy. C'est elle que +Chateaubriand a peinte, dans les <span class="italic">Aventures du dernier Abencerage</span>, +sous le nom de <span class="italic">Blanca</span>, comme il s'est peint lui-même sous le nom +d'Aben-Hamet:</p> + +<p class="quote">Les mois s'écoulent, écrivait-il: tantôt errant parmi les + ruines de Carthage, tantôt assis sur le tombeau de + Saint-Louis, l'Abencerage exilé appelle le jour qui doit le + ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin: Aben-Hamet monte + sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga. Avec + quel transport, avec quelle joie mêlée de crainte il + aperçoit les premiers promontoires de l'Espagne! Blanca + l'attend-elle sur ces bords? Se souvient-elle encore d'un + pauvre Arabe qui ne cessa de l'adorer sous le palmier du + désert?</p> + +<p>Sur cette rencontre à Grenade de Chateaubriand et de M<sup>me</sup> de Noailles, +M. Hyde de Neuville, alors proscrit de France et réfugié en Espagne, +nous a donné, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, d'intéressants détails:</p> + +<div class="quote"> +<p><span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> M<sup>me</sup> de Noailles, depuis duchesse de Mouchy, + dit-il, si justement nommée la belle Nathalie, voyageait + depuis six mois en Espagne avec ses enfants et faisait + d'assez longs séjours dans les villes qui pouvaient offrir + de l'intérêt à sa curiosité artistique. Elle témoigna le + désir de nous voir, et nous fûmes heureux de rencontrer une + femme aussi aimable que bonne, qui connaissait tous nos amis + de Paris, et qui, en nous parlant d'eux, réveillait nos plus + chers souvenirs.</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Noailles, dont l'éclat et la beauté avaient fait du + bruit à son entrée dans le monde, n'avait plus cette + première fraîcheur que je lui avais vue et qui n'appartient + qu'à l'extrême jeunesse; mais elle avait conservé sa grâce, + ses traits charmants et cette physionomie expressive et + touchante qui ajoute tant à la beauté. M<sup>me</sup> de Noailles + était M<sup>lle</sup> de Laborde; elle avait la distinction, + l'instruction et tous les talents qui sont de tradition dans + cette famille<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Lien vers la note 476"><span class="note">[476]</span></a>, et, ce qui vaut mieux encore, beaucoup + de bonté. Je n'ai pas connu une âme plus noble et plus + généreuse. C'est à elle que j'ai dû une amitié précieuse qui + est devenue un des liens puissants de ma vie. Elle était + très liée avec M. de Chateaubriand, alors en Terre-Sainte. + Elle me parlait de lui sans cesse, et lorsque je le + rencontrai peu de temps après, je crus le reconnaître sans + jamais l'avoir vu.</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Noailles avait passé deux mois à Grenade pour + dessiner tous les monuments que les Maures y ont laissés. + Elle parlait de l'Alhambra avec l'enthousiasme d'une + artiste... Les Maures exaltaient tellement son imagination + que nous fûmes sur le point de faire avec elle une course en + Afrique, dont la traversée n'était que de quelques heures... + C'est de ce grand enthousiasme pour ces mœurs dont M<sup>me</sup> + de Noailles était animée qu'est née la charmante nouvelle + que Chateaubriand a appelée le <span class="italic">Dernier Abencerage</span>. + <span class="italic">Blanca</span> y est bien l'image fidèle de l'aimable Nathalie, et + dans la description de cette dame gracieuse et noble où il a + peint la fille des Espagnes, j'ai cru souvent revoir l'amie + commune qui nous avait charmés bien des fois en essayant les + danses si attrayantes des pays que nous visitions ensemble. + (<span class="italic">Mémoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, + p. 444 et suiv.).</p> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a id="page604" name="page604"></a>(p. 604)</span> À quelques années de là, M<sup>me</sup> de Noailles devenait folle. Le +20 septembre 1817, la duchesse de Duras écrivait à M<sup>me</sup> Swetchine:</p> + +<p class="quote">Je vous ai montré des lettres de ma pauvre amie...; vous + avez admiré avec moi la supériorité de son esprit, + l'élévation de ses sentiments, et cette délicatesse, cette + fierté blessée, qui depuis longtemps empoisonnait sa vie, + car il n'y a pas de situation plus cruelle, selon moi, que + de valoir mieux que sa conduite: on se juge avec tant de + sévérité et pourtant l'abaissement est si pénible! et quand + on a réuni tout ce que la beauté, la grâce, l'esprit, + l'élégance des manières peuvent inspirer d'admiration, qu'on + a joui de cette admiration et qu'on sent qu'on vous la + dispute, quelles affreuses réflexions ne doit-on pas faire! + Et puis, il faut joindre à cela des sentiments blessés ou + point compris, enfin ce malaise d'un cœur mal avec + lui-même, et cependant trop haut pour exiger. Enfin, chère + amie, tout l'ensemble de cette situation a produit ce que + cela devait produire: sa tête s'est égarée, son imagination + s'est frappée, et elle a perdu la raison. Sa folie n'est + point violente, mais elle est déchirante. La terreur la + saisit, elle croit qu'on va l'assassiner, que tout ce + qu'elle prend est empoisonné, que nous allons tous périr tôt + ou tard par l'effet d'une conspiration, mais qu'elle est + particulièrement dévouée, que tous ses domestiques sont des + <span class="italic">demi-soldes</span> déguisés<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Lien vers la note 477"><span class="note">[477]</span></a>; enfin mille folies. Elle s'est + confessée; elle croit toujours mourir la nuit qui va suivre; + mais elle dit qu'elle est heureuse. Elle m'a chargée de la + justifier après sa mort, de dire qu'elle ne méritait pas + l'abandon où on l'avait laissée, enfin des choses où l'on + retrouvait, à travers sa folie, les pensées que je savais + trop lui être habituelles. Cela est déchirant. On voit, dans + cet état où l'on ne déguise rien, combien son âme était + douce et combien elle a dû souffrir... Vous sentirez tout + cela. Je ne connais que M. de Chateaubriand et vous qui + puissiez m'entendre sur ce sujet. Il sera bien affligé; je + ne lui ai écrit qu'il y a trois jours, j'espérais que cet + horrible état s'améliorerait, mais il n'a fait qu'empirer. + Je ne puis penser qu'à cela. (<span class="italic">Madame Swetchine, sa vie et + ses œuvres</span>, par le comte de Falloux, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 184.)</p> + +<h1><span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> TABLE DES MATIÈRES</h1> + +<a id="toc" name="toc"></a> +<p class="p2">PREMIÈRE PARTIE</p> + +<p class="p2"><a href="#page001">LIVRE <abbr title="7">VII</abbr>.</a></p> + + +<p class="index">Je vais trouver ma mère. — À Saint-Malo. — Progrès de la Révolution. +— Mon mariage. — Paris. — Anciennes et nouvelles connaissances. — +L'abbé Barthélemy. — Saint-Ange. — Théâtre. — Changement et +physionomie de Paris. — Club des Cordeliers. — Marat. — Danton. — +Camille Desmoulins. — Fabre d'Églantine. — Opinion de M. de +Malesherbes sur l'Émigration. — Je joue et je perds. — Aventure du +fiacre. — M<sup>me</sup> Roland. — Barère à l'Ermitage. — Seconde fédération +du 14 juillet. — Préparatifs d'émigration. — J'émigre avec mon +frère. — Aventure de Saint-Louis. — Nous passons la frontière. — +Bruxelles. — Dîner chez le baron de Breteuil. — Rivarol. — Départ +pour l'armée des princes. — Route. — Rencontre de l'armée prussienne +— J'arrive à Trèves. — Armée des princes. — Amphithéâtre romain. — +<span class="italic">Atala</span>. — Les chemises de Henri <abbr title="4">IV</abbr>. — Vie de soldat. — Dernière +représentation de l'ancienne France militaire. — Commencement du +siège de Thionville. — Le chevalier de la Baronnais. — Continuation +du siège. — Contraste. — Saints dans les bois. — Bataille de +Bouvines. — Patrouille. — Rencontre imprévue. — Effets d'un boulet +et d'une bombe. — Marché du camp. — Nuit aux faisceaux d'armes. — +Chiens hollandais. — Souvenir des <span class="italic">Martyrs</span>. — Quelle était ma +compagnie. — Aux avant-postes. — Eudore. — Ulysse. — Passage de la +Moselle. — Combat. — Libba sourde et muette. — Attaque sous +Thionville. — Levée du siège. — Entrée à Verdun. — Maladie +prussienne. — Retraite. — Petite vérole. — Les Ardennes. — +Fourgons du prince de Ligne. — Femmes de Namur. — Je retrouve mon +frère à Bruxelles. — Nos derniers adieux. — Ostende. — Passage à +Jersey. — On me met à terre à Guernesey. — La femme du pilote. — +Jersey. — Mon oncle de Bedée et sa famille. — Description de l'île. +— Le duc de Berry. — Parents et amis disparus. — Malheur de +vieillir. — Je passe en Angleterre. — Dernière rencontre avec Gesril.</p> + + + +<p class="p2"><a href="#page107">LIVRE <abbr title="8">VIII</abbr>.</a></p> + +<p class="index"><span class="italic">Literary Fund</span>. — Grenier de Holborn. — Dépérissement de ma santé. +— Visite aux médecins. — Émigrés à Londres. — Peltier. — Travaux +littéraires. — Ma société avec Hingant. — Nos promenades. — Une +nuit dans l'église de Westminster. — Détresse. — Secours imprévu. — +Logement sur un cimetière. — Nouveaux camarades d'infortune. — Nos +plaisirs. — Mon cousin de la Boüétardais. — Fête somptueuse. — Fin +de mes quarante écus. — Nouvelle détresse. — Table d'hôte. — +Évêques. — Dîner à London-Tavern. — Manuscrits de Camden. — Mes +occupations dans la province. — Mort de mon frère. — Malheurs de ma +famille. — Deux Frances. — Lettres de Hingant. — Charlotte. — +Retour à Londres. — Rencontre extraordinaire. — Défaut de mon +caractère. — L'<span class="italic">Essai historique sur les révolutions</span>. — Son effet. +— Lettre de Lemierre, neveu du poète. — Fontanes. — Cléry.</p> + + +<p class="p2"><a href="#page177">LIVRE <abbr title="9">IX</abbr>.</a></p> + +<p class="index">Mort de ma mère. — Retour à la religion. — <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. +— Lettre du chevalier de Panat. — Mon oncle M. de Bedée: sa fille +aînée. — Littérature anglaise. — Dépérissement de l'ancienne école. +— Historiens. — Poètes. — Publicistes. — <span lang="en">Shakespeare</span>. — Romans +anciens. — Romans nouveaux. — Richardson. — Walter Scott. — Poésie +nouvelle. — Beattie. — Lord <span lang="en">Byron</span>. — L'Angleterre de Richmond à +Greenwich. — Course avec Peltier. — Blenheim. — Stowe. — +Hampton-Court. — Oxford. — Collège d'Eton. — Mœurs privées. — +Mœurs politiques. — Fox. — Pitt. — Burke. — George <abbr title="3">III</abbr>. — +Rentrée des émigrés en France. — Le ministre de Prusse me donne un +faux passe-port sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en +Suisse. — Mort de lord Londonderry. — Fin de ma carrière de soldat +et de voyageur. — Je débarque à Calais.</p> + + +<p class="p2">DEUXIÈME PARTIE</p> +<p class="p2"><a href="#page229">LIVRE PREMIER.</a></p> + +<p class="index">Séjour à Dieppe. — Deux sociétés. — Où en sont mes Mémoires. — +Année 1800. — Vue de la France. — J'arrive à Paris. — Changement de +la société. — Année de ma vie 1801. — Le <span class="italic">Mercure</span>. — <span class="italic">Atala</span>. — +Année de ma vie 1801 — M<sup>me</sup> de Beaumont, sa société. — Année de ma +vie 1801. — Été à Savigny. — Année de ma vie 1802. — Talma. — +Années de ma vie 1802 et 1803. — <span class="italic">Génie du christianisme.</span> — Chute +annoncée. — Cause du succès final. — <span class="italic">Génie du christianisme</span>; +suite. — Défauts de l'ouvrage.</p> + + +<p class="p2"><a href="#page293">LIVRE <abbr title="2">II</abbr>.</a></p> + +<p class="index">Années de ma vie 1802 et 1803. — Châteaux. — M<sup>me</sup> de Custine. — M. +de Saint-Martin. — M<sup>me</sup> d'Houdetot et Saint-Lambert. — Voyage dans +le midi de la France, 1802. — Années de ma vie 1802 et 1803. — M. de +la Harpe. — Sa mort. — Années de ma vie 1802 et 1803. — Entrevue +avec Bonaparte. — Année de ma vie 1803. — Je suis nommé premier +secrétaire d'ambassade à Rome. — Année de ma vie 1803. — Voyage de +Paris aux Alpes de Savoie. — Du mont Cenis à Rome. — Milan et Rome. +— Palais du cardinal Fesch. — Mes occupations. — Année de ma vie +1803. — Manuscrit de M<sup>me</sup> de Beaumont. — Lettres de M<sup>me</sup> de Caud. — +Arrivée de M<sup>me</sup> de Beaumont à Rome. — Lettres de ma sœur. — +Lettre de M<sup>me</sup> de Krüdener. — Mort de M<sup>me</sup> de Beaumont. — +Funérailles. — Année de ma vie 1803. — Lettres de M. Chênedollé, de +M. de Fontanes, de M. Necker et de M<sup>me</sup> de Staël. — Années de ma vie +1803 et 1804. — Première idée de mes Mémoires. — Je suis nommé +ministre de France dans le Valais. — Départ de Rome. — Année de ma +vie 1804. — République du Valais. — Visite au château des Tuileries. +— Hôtel de Montmorin. — J'entends crier la mort du duc d'Enghien. — +Je donne ma démission.</p> + +<p class="p2"><a href="#page409">LIVRE <abbr title="3">III</abbr>.</a></p> + +<p class="index">Mort du duc d'Enghien. — Année de ma vie 1804. — Le général Hulin. +— Le duc de Rovigo. — M. de Talleyrand. — Part de chacun. — +Bonaparte, son sophisme et ses remords. — Ce qu'il faut conclure de +tout ce récit. — Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. — +Un article du <span class="italic">Mercure</span>. — Changement dans la vie de Bonaparte. — +Abandon de Chantilly.</p> + + +<p class="p2"><a href="#page465">LIVRE <abbr title="4">IV</abbr>.</a></p> + +<p class="index">Année de ma vie 1804. — Je viens demeurer rue Miromesnil. — +Verneuil. — Alexis de Tocqueville. — Le Ménil. — Mézy. — +Méréville. — M<sup>me</sup> de Coislin. — Voyage à Vichy, en Auvergne et au +mont Blanc. — Retour à Lyon. — Course à la Grande Chartreuse. — +Mort de M<sup>me</sup> de Caud. — Années de ma vie 1805 et 1806. — Je reviens +à Paris. — Je pars pour le Levant. — Je m'embarque à Constantinople +sur un bâtiment qui portait des pèlerins pour la Syrie. — De Tunis +jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. — Réflexions sur mon +voyage. — Mort de Julien.</p> + +<p><a href="#page605"><span class="smcap">Table.</span></a></p> + + +<p class="p4">APPENDICE</p> + +<ul class="toc roman"> +<li><a href="#page574">—Le Comte du Plessix de Parscau, beau-frère de Chateaubriand.</a></li> +<li><a href="#page549">—Le mariage de Chateaubriand.</a></li> +<li><a href="#page552">—Fontanes et Chateaubriand.</a></li> +<li><a href="#page554">—Comment fut composé le «Génie du Christianisme».</a></li> +<li><a href="#page561">—La rentrée en France.</a></li> +<li><a href="#page563">—Le Génie du christianisme.</a></li> +<li><a href="#page568">—Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine.</a></li> +<li><a href="#page578">—La mort de La Harpe.</a></li> +<li><a href="#page586">—Les quatre Clausel.</a></li> +<li><a href="#page593">—Le cahier rouge.</a></li> +<li><a href="#page598">—Le Conseiller Réal et l'anecdote du duc de Rovigo.</a></li> +<li><a href="#page602">—La comtesse de Noailles.</a></li> +</ul> + +<p class="p4 center">Paris.(France).—Imp. Paul Dupont (Cl.)—</p> + + +<p class="p4"><a id="footnote1" name="footnote1"></a> +<strong>Note 1:</strong> Ce livre a été écrit à Londres d'avril à septembre 1822. +Il a été revu en février 1845 et en décembre +1846.<a href="#footnotetag1"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> +<strong>Note 2:</strong> Jean-Claude-Marin-Victor, marquis de <span class="italic">Laqueuille</span>, né à +Châteaugay (Puy-de-Dôme) le 2 janvier 1742. Élu député de la noblesse +de la sénéchaussée de Riom le 25 mars 1789, il se démit de son mandat +le 6 mai 1790, émigra, rejoignit l'armée des princes et commanda, sous +le comte d'Artois, le corps de la noblesse d'Auvergne. Il fut décrété +d'accusation le 1er janvier 1792. Rentré en France sous le Consulat, +il vécut dans la retraite jusqu'à sa mort, arrivée le 30 avril +1810.<a href="#footnotetag2"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> +<strong>Note 3:</strong> Le 16 juillet 1791, à propos de la pétition pour la +déchéance rédigée par Laclos, une scission se produisit dans la +<span class="italic">Société des Amis de la Constitution</span>, séante aux Jacobins. Barnave, +Dupont, les Lameth et tous les autres membres de la société qui +faisaient partie de l'Assemblée constituante, à l'exception de +Robespierre, Petion, Rœderer, Coroller, Buzot et Grégoire, +abandonnèrent les Jacobins et fondèrent une société rivale, qui se +réunit, elle aussi, rue Saint-Honoré, en face de la place de +Louis-le-Grand (la place Vendôme), dans l'ancienne église des +<span class="italic">Feuillants</span>. Les journaux jacobins crièrent haro sur ce club +<span class="italic">monarchico-aristocratico-constitutionnel</span>; ils demandèrent que cette +société <span class="italic">turbulente et pestilentielle</span> fût chassée de l'enceinte des +Feuillants. Le 27 décembre 1791, l'Assemblée législative décréta +qu'aucune société politique ne pourrait être établie dans l'enceinte +des ci-devants Feuillants et Capucins. Voir au tome <abbr title="2">II</abbr> du <span class="italic">Journal +d'un bourgeois de Paris pendant la Terreur</span> par Edmond Biré, le +chapitre sur <span class="italic">la Société des Feuillants</span>.<a href="#footnotetag3"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> +<strong>Note 4:</strong> <span class="italic">M. Buisson de la Vigne</span>, ancien capitaine de vaisseau de +la Compagnie des Indes. Il avait été anobli en 1776.<a href="#footnotetag4"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> +<strong>Note 5:</strong> Alexis-Jacques <span class="italic">Buisson de la Vigne</span>, directeur de la +Compagnie des Indes à Lorient, avait épousé dans cette ville, en 1770, +Céleste <span class="italic">Rapion de la Placelière</span>, originaire de Saint-Malo.<a href="#footnotetag5"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> +<strong>Note 6:</strong> Anne <span class="italic">Buisson de la Vigne</span>, née en 1772 et sœur aînée +de M<sup>me</sup> de Chateaubriand, avait épousé à Saint-Malo, le 29 mai 1789, +Hervé-Louis-Joseph-Marie de <span class="italic">Parscau</span>, et non de <span class="italic">Parseau</span>, comme le +portent toutes les éditions précédentes.—Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> +1: <span class="italic">Le comte du Plessix de Parscau</span>.<a href="#footnotetag6"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> +<strong>Note 7:</strong> Céleste <span class="italic">Buisson de la Vigne</span>, née à Lorient en 1774. +C'est elle qui sera M<sup>me</sup> de Chateaubriand.<a href="#footnotetag7"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> +<strong>Note 8:</strong> Michel Bossinot de <span class="italic">Vauvert</span>, né le 21 décembre 1724 à +Saint-Malo, où il mourut le 16 septembre 1809. Il avait été conseiller +du roi et procureur à l'amirauté. Sa descendance est représentés +aujourd'hui par la famille Poulain du Reposoir. Il était l'oncle à la +mode de Bretagne de M<sup>lle</sup> Céleste Buisson de la Vigne.<a href="#footnotetag8"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> +<strong>Note 9:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="2">II</abbr>: <span class="italic">Le Mariage de +Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag9"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> +<strong>Note 10:</strong> L'abbé Barthélemy (1716-1795), garde des médailles et +antiques du cabinet du roi, membre de l'Académie française et de +l'Académie des inscriptions, auteur du <span class="italic">Voyage du jeune Anacharsis en +Grèce vers le milieu du <abbr title="4">IV</abbr><sup>e</sup> siècle avant l'ère vulgaire</span>. Il passa la +plus grande partie de sa vie auprès du duc et de la duchesse de +Choiseul dans leur terre de Chanteloup.<a href="#footnotetag10"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> +<strong>Note 11:</strong> Ange-François <span class="italic">Fariau</span>, dit <span class="italic">de Saint-Ange</span> (1747-1810), +membre de l'Académie française. Sa traduction en vers des +<span class="italic">Métamorphoses</span> d'Ovide lui avait valu une assez grande réputation. Si +le poète Saint-Ange n'avait guère d'esprit, il avait encore moins de +modestie. Le très spirituel abbé de Féletz le laissait entendre, d'une +façon bien piquante, dans le feuilleton où il rendait compte de la +réception du poète à l'Académie: «C'est un grand écueil pour tout le +monde, écrivait-il, de parler de soi, et il semblait que c'en était un +plus grand encore pour M. de Saint-Ange. Tout le monde l'attendait là, +et tout le monde a été surpris: il a bien attrapé les malins et les +mauvais plaisants; il a parlé de lui fort peu et très modestement. +J'ai cinq cents témoins de ce que j'avance ici; certainement, de +toutes les <span class="italic">Métamorphoses</span> que nous devons à M. de Saint-Ange, ce +n'est pas la moins étonnante.»<a href="#footnotetag11"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> +<strong>Note 12:</strong> Jacques-Henri-Bernardin <span class="italic">de Saint-Pierre</span> (1737-1814), +auteur des <span class="italic">Études sur la Nature</span> et de <span class="italic">Paul et Virginie</span>. Le +jugement que porte ici Chateaubriand sur le caractère de Bernardin de +Saint-Pierre est en complet désaccord avec l'opinion reçue qui fait de +ce dernier un bonhomme très doux et d'une bienveillance universelle, +sans autre défaut que d'être trop sensible. Qui a raison de +Chateaubriand ou de la légende? Il semble bien que ce soit l'auteur +des <span class="italic">Mémoires d'Outre-Tombe</span>. Voici, en effet, ce que je lis dans +l'excellente biographie de <span class="italic">Bernardin de Saint-Pierre</span> par M<sup>me</sup> Arvède +Barine: «Il était pensionné décoré, bien traité par l'empereur. Le +monde parisien le choyait et l'adulait... Il serait parfaitement +heureux s'il avait bon caractère. Mais il a mauvais caractère, plus +que jamais. Il ne s'est jamais tant disputé...» Et plus loin: «Il +n'est pas étonnant qu'il fût détesté de la plupart de ses confrères. +Andrieux se souvenait de M. de Saint-Pierre comme d'un <span class="italic">homme dur, +méchant</span>..... Ses ennemis lui rendaient les coups avec usure et, comme +il était vindicatif, il mourut sans avoir fait la paix.»<a href="#footnotetag12"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> +<strong>Note 13:</strong> Le 30 janvier 1791.<a href="#footnotetag13"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> +<strong>Note 14:</strong> Sur le <span class="italic">Réveil d'Épiménide</span> et sur son auteur Carbon de +Flins, voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, la note de la page 219.<a href="#footnotetag14"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> +<strong>Note 15:</strong> Elle s'appelait de son vrai nom Théroigne Terwagne. Elle +était née, en 1762, non à Méricourt, mais à Marcourt, village situé +sur l'Ourthe, à proximité de la petite ville de Laroche. De 1789 à +1792, des journées d'octobre au 10 août, elle s'est ruée à tous les +excès, à tous les crimes. Aux journées d'octobre, c'est elle qui mène +à Versailles les mégères qui demandent «les boyaux» de la reine; au 10 +août, c'est elle qui égorge Suleau. <span class="italic">M<sup>lle</sup> Théroigne</span> tenait, du +reste, pour la Gironde contre la Montagne, pour Brissot contre +Robespierre. Peu de jours avant le 31 mai, elle était aux Tuileries. +Un peuple de femmes criait: «À bas les Brissotins!» Brissot passe. Il +est hué, et des insultes on va passer aux coups. Théroigne s'élance +pour le défendre. «Ah! tu es brissotine!—crient les femmes,—tu vas +payer pour tous!» Et Théroigne est fouettée. On ne la revit plus. Elle +était sortie folle des mains des flagelleuses. Un hôpital avait +refermé ses portes sur elle. Sa raison était morte. De l'Hôtel-Dieu, +elle fut transférée à la Salpêtrière, de la Salpêtrière aux +Petites-Maisons, pour être ramenée à la Salpêtrière en 1807. La +malheureuse survécut encore huit ans, «ravalée à la brute, ruminant +des paroles sans suite: <span class="italic">fortune, liberté, comité, révolution, décret, +coquin</span>, brûlée de feux, inondant de seaux d'eau la bauge de paille où +elle gîtait, brisant la glace des hivers pour boire dans le ruisseau à +plat ventre, paissant ses excréments!» Elle mourut à l'infirmerie +générale de la Salpêtrière le 8 juin 1815. (<span class="italic">Portraits intimes du +<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle</span>, par Edmond et Jules de Goncourt, 1878.)<a href="#footnotetag15"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> +<strong>Note 16:</strong> M<sup>me</sup> Roland avait demandé la tête de la reine dès les +premiers jours de la Révolution. Le 26 juillet 1789, au lendemain des +égorgements qui avaient accompagné et suivi la prise de la Bastille, +elle écrivait de Lyon à son ami Bosc, le futur éditeur de ses +<span class="italic">Mémoires</span>: «...Je vous ai écrit <span class="italic">des choses plus rigoureuses que vous +n'en avez faites</span>; et cependant, si vous n'y prenez garde, vous +n'aurez fait qu'une levée de boucliers... Vous vous occupez d'une +municipalité, et <span class="italic">vous laissez échapper des têtes qui vont conjurer de +nouvelles horreurs. Vous n'êtes que des enfants</span>: votre enthousiasme +est un feu de paille; et <span class="italic">si l'Assemblée nationale ne fait pas en +règle le procès de deux têtes illustres ou que de généreux décius ne +les abattent</span>, vous êtes tous f...» (<span class="italic">Correspondance de M<sup>me</sup> Roland</span>, +publiée à la suite de ses <span class="italic">Mémoires</span>.)—Quand Louis <abbr title="16">XVI</abbr> et +Marie-Antoinette, le 25 juin 1791, sont ramenés de Varennes et +rentrent aux Tuileries, humiliés, captifs, la joie déborde du cœur +de M<sup>me</sup> Roland: «Je ne sais plus me tenir chez moi, écrit-elle; je +vais voir les braves gens de ma connaissance pour nous exciter aux +<span class="italic">grandes mesures</span>.» «Il me semble, écrit-elle encore, qu'il faudrait +mettre le mannequin royal en séquestre et <span class="italic">faire le procès à sa +femme</span>.» Puis elle se ravise; elle veut qu'on fasse aussi le procès à +Louis <abbr title="16">XVI</abbr>: «Faire le procès à Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, dit-elle, serait sans +contredit la plus grande, la plus juste des mesures; mais vous êtes +incapables de la prendre.»<a href="#footnotetag16"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> +<strong>Note 17:</strong> Le 17 juillet 1791.<a href="#footnotetag17"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> +<strong>Note 18:</strong> Le décret déclarant les membres de l'Assemblée nationale +inéligibles à la prochaine législature fut rendu le 16 mai 1791—et +non le 17.<a href="#footnotetag18"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> +<strong>Note 19:</strong> Le comte de <span class="italic">Belsunce</span>, major en second du régiment de +Bourbon Infanterie. «À partir du 14 juillet, dit M. Taine, dans chaque +ville, les magistrats se sentent à la merci d'une bande de sauvages, +parfois d'une bande de cannibales. Ceux de Troyes viennent de torturer +Huez (le maire de la ville) à la manière des Hurons; ceux de Caen ont +fait pis: le major de Belsunce, non moins innocent et garanti par la +foi jurée, a été dépecé comme Lapérouse aux îles Fidji, et une femme a +mangé son cœur.» <span class="italic">La Révolution</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 89.<a href="#footnotetag19"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> +<strong>Note 20:</strong> Jérôme <span class="italic">Petion de Villeneuve</span> (1756-1794), député aux +États-Généraux et membre de la Convention. Le 17 novembre 1791, il fut +élu maire, en remplacement de Bailly, par 6,708 voix, alors que le +nombre des électeurs était de 80,000. Il avait pour concurrent La +Fayette.<a href="#footnotetag20"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a> +<strong>Note 21:</strong> Avant 1789, Paris était partagé en vingt-et-un +quartiers. Le règlement fait par le roi, le 23 avril 1789, pour la +convocation des trois états de la ville de Paris, divisa cette ville +en soixante arrondissements et districts, division qui subsista +jusqu'à la loi du 27 juin 1790. À cette époque, l'Assemblée +constituante substitua aux soixante districts quarante-huit +sections.<a href="#footnotetag21"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a> +<strong>Note 22:</strong> Le 17 germinal an <abbr title="2">II</abbr> (6 avril 1794), un citoyen se +présenta à la barre de la Convention et offrit une somme qu'il +destinait, dit-il, <span class="italic">aux frais d'entretien et de réparation de la +guillotine</span>, (<span class="italic">Moniteur</span> du 7 avril 1794).<a href="#footnotetag22"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a> +<strong>Note 23:</strong> Le 23 mars 1792.<a href="#footnotetag23"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a> +<strong>Note 24:</strong> Maximin <span class="italic">Isnard</span> (1751-1825), député du Var à la +Législative, à la Convention et au Conseil des Cinq-Cents. Il fut, +dans les deux premières de ces Assemblées, l'un des plus éloquents +orateurs du parti de la Gironde. «L'homme du parti girondin, a écrit +Charles Nodier, qui possédait au plus haut degré le don de ces +inspirations violentes qui éclatent comme la foudre en explosions +soudaines et terribles, c'était Isnard, génie violent, orageux, +incompressible.» À la Législative, il s'était signalé par la véhémence +de son langage contre les prêtres, il avait dit du haut de la tribune: +«Contre eux, <span class="italic">il ne faut pas de preuves</span>!» À la Convention, il avait +voté la mort du roi; mais, avant même la chute de la République, sa +conversion religieuse et politique était complète; il ne craignait pas +de se dire hautement catholique et royaliste. On lit dans une +publication intitulée <span class="italic">Préservatif contre la Biographie nouvelle des +contemporains</span>, par le comte de Fortia-Piles (1822): «Isnard a frémi +de sa conduite révolutionnaire; ses crimes se sont représentés à ses +yeux; le plus irrémédiable de tous, celui du 21 janvier, ne pouvait +être effacé par un repentir ordinaire. Qu'a-t-il fait? En pleine +santé, jouissant de toutes ses facultés, il s'est rendu en plein midi +(et plus d'une fois) le jour anniversaire du crime, au lieu où il a +été consommé; là il s'est agenouillé sur les pierres inondées du sang +du roi martyr; il s'est prosterné à la vue de tous les passants, a +baisé la terre sanctifiée par le supplice du juste, a mouillé de ses +larmes les pavés qui lui retraçaient encore l'image de son auguste +victime; il a fait amende honorable et a imploré à haute voix le +pardon de Dieu et des hommes.»<a href="#footnotetag24"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a> +<strong>Note 25:</strong> Armand <span class="italic">Gensonné</span>, député de la Gironde à la Législative +et à La Convention, né à Bordeaux le 10 août 1758, exécuté à Paris le +31 octobre 1793.—Jean-Pierre <span class="italic">Brissot de Warville</span>, député de Paris à +l'Assemblée législative et député d'Eure-et-Loir à la Convention, né à +Chartres le 14 janvier 1754, guillotiné le 31 octobre 1793. La +dénonciation de Gensonné et de Brissot contre le prétendu <span class="italic">comité +autrichien</span> eut lieu dans la séance du 23 mai 1792.<a href="#footnotetag25"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a> +<strong>Note 26:</strong> Le décret ordonnant la dissolution de la garde +constitutionnelle du roi fut voté le 29 mai 1792.<a href="#footnotetag26"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a> +<strong>Note 27:</strong> Elle fut brûlée en 1580. <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag27"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a> +<strong>Note 28:</strong> Jean-Paul <span class="italic">Marat</span>, membre de la Convention, né à Boudry +(Suisse) le 24 mai 1743, mort à Paris le 14 juillet 1793.<a href="#footnotetag28"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a> +<strong>Note 29:</strong> Pierre-Gaspard <span class="italic">Chaumette</span>, né à Nevers le 24 mai 1763, +guillotiné le 13 avril 1794. Fils d'un cordonnier, il n'exerça jamais +lui-même cette profession. Son père lui avait fait commencer ses +études, qu'il abandonna bientôt pour s'embarquer. Il fut +successivement mousse, timonier, copiste et clerc de procureur. Il se +faisait gloire d'être athée et déclarait «qu'il n'y avait d'autre Dieu +que le peuple».<a href="#footnotetag29"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a> +<strong>Note 30:</strong> Benoît-Camille <span class="italic">Desmoulins</span> (1760-1794), député de Paris +à la Convention.—Méot, qui avait ses salons au Palais-Royal, était le +meilleur restaurateur de Paris. L'abbé Delille l'a célébré au chant +<abbr title="3">III</abbr> de l'<span class="italic">Homme des Champs</span>:</p> + +<p class="poem">Leur appétit insulte à tout l'art des Méots.</p> + +<p>Ses succulents dîners faisaient venir l'eau à la bouche de Camille +Desmoulins, qui s'écriait, dès les premiers temps de la Révolution: +«Moi aussi, je veux célébrer la République... pourvu que les banquets +se fassent chez Méot.» (<span class="italic">Histoire politique et littéraire de la Presse +en France</span>, par Eugène Hatin, tome <abbr title="5">V</abbr>, p. 308).<a href="#footnotetag30"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a> +<strong>Note 31:</strong> Joseph <span class="italic">Fouché</span>, duc d'Otrante (1754-1820), membre de la +Convention, membre du Sénat conservateur, représentant et pair des +Cent-Jours, député de 1815 à 1816, ministre de la police sous le +Directoire, sous Napoléon et sous Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>. Après avoir été +professeur à Juilly, il était principal du collège des Oratoriens à +Nantes, lorsqu'il fut envoyé à la Convention par le département de la +Loire-Inférieure.—Chateaubriand lui trouvait l'air d'une hyène +habillée; tout au moins avait-il l'air d'une fouine. On lit dans le +<span class="italic">Mémorial</span> de Norvius (tome <abbr title="3">III</abbr>, p. 318): «J'avais vu souvent à Paris +le duc d'Otrante, et en le revoyant à Rome (à la fin de 1813), je ne +pus m'empêcher de rire, me rappelant qu'étant à dîner à Auteuil, chez +M<sup>me</sup> de Brienne, avec lui et la princesse de Vaudémont, celle-ci, en +sortant de table, le mena devant une des glaces du salon et, lui +prenant familièrement le menton, s'écria: <span class="italic">Mon Dieu! mon petit Fouché, +comme vous avez l'air d'une fouine!</span>»<a href="#footnotetag31"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a> +<strong>Note 32:</strong> Le dimanche 28 juillet 1793, une fête, à laquelle +assistait une députation de vingt-quatre membres de la Convention +nationale, fut célébrée dans le Jardin du Luxembourg, en l'honneur de +Marat. Un reposoir, richement décoré, était dressé à l'entrée de la +grande allée, du côté des parterres. Le cœur de Marat y avait été +déposé; il était enfermé dans une urne magnifique, provenant du +Garde-Meuble. La Société des Cordeliers avait été autorisée à y +choisir un des plus beaux vases, «pour que les restes du plus +implacable ennemi des rois fussent renfermés dans des bijoux attachés +à leur couronne.» (<span class="italic">Nouvelles politiques nationales et étrangères</span>, n<sup>o</sup> +212, 31 juillet 1793.) Un orateur, monté sur une chaise, lut un +discours, dont voici le début: «<span class="italic">Ô cor Jésus! ô cor Marat! Cœur +sacré de Jésus! cœur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à +nos hommages!</span>» Puis, comparant les travaux et les enseignements du +Fils de Marie à ceux de l'<span class="italic">Ami du peuple</span>, l'orateur montra que les +Cordeliers et les Jacobins étaient les apôtres du nouvel Évangile, que +les Publicains revivaient dans les Boutiquiers et les Pharisiens dans +les Aristocrates. «<span class="italic">Jésus-Christ est un prophète</span>, ajouta-t-il, <span class="italic">et +Marat est un Dieu!</span>» Et il s'écriait en finissant: «Ce n'est pas tout; +je puis dire ici que la compagne de Marat est parfaitement semblable à +Marie: celle-ci a sauvé l'enfant Jésus en Égypte; l'autre a soustrait +Marat au glaive de Lafayette, l'Hérode des temps nouveaux.» +(<span class="italic">Révolutions de Paris</span>, n<sup>o</sup> 211, du 20 juillet au 3 août 1793.)—Pour +tous les détails de cette fête, voir, au tome <abbr title="3">III</abbr> du <span class="italic">Journal d'un +bourgeois de Paris</span>, par Edmond Biré, le chapitre intitulé: <span class="italic">Cœur +de Marat</span>.<a href="#footnotetag32"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a> +<strong>Note 33:</strong> Jacques-Nicolas <span class="italic">Billaud-Varenne</span>, né à La Rochelle le +23 avril 1756. Député de Paris à la Convention nationale et membre du +Comité de salut public, il ne cessa de pousser aux mesures les plus +atroces. Condamné à la déportation le 1<sup>er</sup> avril 1795, il fut conduit +à la Guyane et resta vingt ans à Sinnamari. En 1816, ayant réussi à +s'enfuir, il se réfugia à Port-au-Prince, dans la République de Haïti, +dont le président, Péthion, lui fit une pension, ne voulant pas se +souvenir que Billaud avait été, en France, le plus ardent persécuteur +de son homonyme, Petion de Villeneuve.—Billaud, lorsqu'il avait +quitté l'Oratoire et le collège de Juilly, où il avait été professeur +laïque, dispensé, à ce titre, de porter le costume de l'ordre, était +venu se fixer à Paris, et s'était fait inscrire, en 1785, sur le +tableau des avocats au Parlement, sous le nom de Billaud de Varenne. +<span class="italic">Varenne</span> était un petit village des environs de La Rochelle dans +lequel son père possédait une ferme. C'est donc à tort que tous les +historiens, et Chateaubriand avec eux, orthographient son nom: +Billaud-<span class="italic">Varennes</span>, comme s'il eût tiré cette addition à son nom de la +ville où Louis <abbr title="16">XVI</abbr> fut arrêté le 21 juin 1791.—À la veille de la +Révolution, le futur membre du Comité de salut public ne négligea rien +pour se glisser dans les rangs de la noblesse. Lors de son mariage, +célébré dans l'église Saint-André-des-Arts le 12 septembre 1786, il +signa bravement <span class="italic">Billaud de Varenne</span>. Bientôt même il ne tarda pas à +faire disparaître, le plus qu'il le pouvait, le nom paternel, et à lui +substituer dans ses relations mondaines le nom de <span class="italic">M. de Varenne</span>. Son +historien, M. Alfred Bégis, a retrouvé un billet de lui, recopié par +sa femme, qui ne savait pas assez l'orthographe, et ainsi conçu: +«<span class="italic">M<sup>me</sup> de Varenne</span> a l'honneur de saluer M. de Chaufontaine et de +s'excuser de n'avoir pu faire ce qu'elle lui avait promis, etc.» Tout +cela n'empêchera pas Billaud-Varenne de publier, en 1789, sans nom +d'auteur, il est vrai, un ouvrage intitulé: <span class="italic">Le dernier coup porté aux +préjugés et à la superstition</span>. (Voir <span class="italic">Billaud-Varenne, membre du +Comité de salut public</span>, Mémoires et Correspondance, accompagnés de +notices biographiques sur Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, par <span class="italic">M. +Alfred Bégis</span>, 1893.)<a href="#footnotetag33"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a> +<strong>Note 34:</strong> «Danton, importuné de la représentation malencontreuse +(on venait de lui signaler les dangers que couraient les détenus), +Danton s'écrie, avec sa voix beuglante et un geste approprié à +l'expression: «Je me f... bien des prisonniers! qu'ils deviennent ce +qu'il pourront!» Et il passe son chemin avec humeur. C'était dans le +second antichambre, en présence de vingt personnes, qui frémirent +d'entendre un si rude ministre de la justice.» (<span class="italic">Mémoires de M<sup>me</sup> +Roland</span>, éd. Faugère, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 103).<a href="#footnotetag34"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a> +<strong>Note 35:</strong> C'est à M. Royer-Collard, alors secrétaire adjoint de la +municipalité, que Danton adressa un jour ces paroles, comme ils +sortaient ensemble de l'hôtel du <span class="italic">Département</span>. Danton était à ce +moment substitut du procureur de la Commune. (Beaulieu, <span class="italic">Essais sur +les causes et les effets de la Révolution de France</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. +192).—Voir aussi <span class="italic">Journal d'un bourgeois de Paris pendant la +Terreur</span>, par Edmond Biré, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 89.<a href="#footnotetag35"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a> +<strong>Note 36:</strong> Philippe-François-Nazaire <span class="italic">Fabre d'Églantine</span> +(1750-1794), comédien, poète comique et député de Paris à la +Convention. Il fut guillotiné avec Danton et Camille Desmoulins, le 5 +avril 1794.<a href="#footnotetag36"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a> +<strong>Note 37:</strong> Voir <span class="italic">la Guillotine pendant la Révolution</span>, par G. +Lenotre, p. 306 et suiv. et au tome <abbr title="5">V</abbr> du <span class="italic">Journal d'un bourgeois de +Paris pendant la Terreur</span>, par Edmond Biré, les deux chapitres sur <span class="italic">la +Guillotine</span>.<a href="#footnotetag37"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a> +<strong>Note 38:</strong> Chateaubriand fait ici à Camille Desmoulins un excès +d'honneur qu'il n'a point mérité. L'<span class="italic">ex-procureur général de la +lanterne</span> fonda le <span class="italic">Vieux-Cordelier</span>, non pour défendre les victimes +de la Terreur, mais pour se défendre lui-même. Bien loin qu'il ose +braver Robespierre, il le couvre à chaque page d'éloges outrés.—La +mort de sa femme, la pauvre Lucile, fut admirable. Quant à lui, dans +un temps où les femmes elles-mêmes affrontaient fièrement l'échafaud, +il fit preuve «d'une insigne faiblesse». Vainement Hérault de +Séchelles s'approcha de lui, dans la cour de la Conciergerie, et lui +dit: «Montrons que nous savons mourir!» Camille Desmoulins n'était +plus en état de l'entendre; il pleurait comme une femme, et, l'instant +d'après, il écumait de rage. Quand les valets du bourreau voulurent le +faire monter sur la charrette, il engagea avec eux une lutte terrible, +et c'est à demi nu, les vêtements en lambeaux, la chemise déchirée +jusqu'à la ceinture, qu'il fallut l'attacher sur un des bancs du +tombereau. (Des Essarts, <span class="italic">procès fameux jugés depuis la Révolution</span>, +<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 184.) Un témoin oculaire, Beffroy de Reigny (<span class="italic">le Cousin +Jacques</span>) dépeint ainsi Camille allant à l'échafaud: «Je le vis +traverser l'espace du Palais à la place <span class="italic">de Sang</span>, ayant un <span class="italic">air +effaré</span>, parlant à ses voisins avec beaucoup d'agitation, et <span class="italic">portant +sur son visage le rire convulsif d'un homme qui n'a plus sa tête à +lui</span>.» (<span class="italic">Dictionnaire néologique des hommes et des choses, ou Notice +alphabétique des hommes de la Révolution</span>, par le Cousin <span class="italic">Jacques</span>, +Paris, an <abbr title="8">VIII</abbr>, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 480.)<a href="#footnotetag38"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a> +<strong>Note 39:</strong> <span class="italic">Le Philinte de Molière, ou la suite du Misanthrope</span>, +comédie en cinq actes, en vers, représentée au Théâtre-Français le 22 +février 1790, est la meilleure pièce de Fabre d'Églantine; c'est une +de nos bonnes comédies de second ordre. Le plan est simple et bien +conçu; l'action, sans être compliquée ne languit pas: toute l'intrigue +se rapporte à une seule idée, très dramatique et très morale, qui +consiste à punir l'égoïsme par lui-même. Malheureusement, les vers +sont durs et souvent incorrects. Ce qui restera surtout de Fabre +d'Églantine, c'est sa chanson: «Il pleut, il pleut, bergère.» Pourquoi +faut-il que l'auteur de cette jolie romance ait sur les mains le sang +de Louis <abbr title="16">XVI</abbr> et le sang de Septembre?<a href="#footnotetag39"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a> +<strong>Note 40:</strong> Silas <span class="italic">Deane</span>, membre du premier Congrès américain, +avait été, en 1776, envoyé à Paris par ses collègues, avec mission de +rallier la Cour de France à la cause des <span class="italic">insurgents</span>. Ses +négociations n'ayant pas donné les résultats que l'on en espérait, on +lui adjoignit Franklin, qui fut plus heureux et parvint à signer, le 6 +février 1778, avec le cabinet de Versailles, deux traités, l'un de +commerce et de neutralité, l'autre d'alliance défensive.—Silas Deane +mourut à Paris, en 1789, dans la plus profonde misère.<a href="#footnotetag40"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a> +<strong>Note 41:</strong> Dans l'<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>, sous ce titre: <span class="italic">Un +mot sur les émigrés</span>. Chateaubriand a écrit de belles et fortes pages, +où son talent s'annonce déjà tout entier. «Un bon étranger au coin de +son feu, écrivait-il alors, dans un pays bien tranquille, sûr de se +lever le matin comme il s'est couché le soir, en possession de sa +fortune, la porte bien fermée, des amis au-dedans et la sûreté +au-dehors, prononce, en buvant un verre de vin, que les émigrés +Français ont tort, et qu'on ne doit jamais quitter son pays: et ce bon +étranger raisonne conséquemment. Il est à son aise, personne ne le +persécute, il peut se promener où il veut sans crainte d'être insulté, +même assassiné, on n'incendie point sa demeure, on ne le chasse point +comme une bête féroce, le tout parce qu'il s'appelle Jacques et non +pas Pierre, et que son grand-père, qui mourut il y a quarante ans, +avait le droit de s'asseoir dans tel banc d'une église, avec deux ou +trois Arlequins en livrée, derrière lui. Certes, dis-je, cet étranger +pense qu'on a tort de quitter son pays.</p> + +<p>«C'est au malheur à juger du malheur...» Tout ce chapitre est à +lire.—<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>, pages 428-434.<a href="#footnotetag41"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a> +<strong>Note 42:</strong> L'<span class="italic">État militaire de la France</span> pour 1787 indique, en +effet, M. Achard comme sous-lieutenant au régiment de Navarre. Voir, +au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span> la note de la page 185.<a href="#footnotetag42"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a> +<strong>Note 43:</strong> Joachim Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1767 à la +Bastide-Fortunières, près de Cahors, fusillé à Pizzo (Calabre) le 13 +octobre 1815. Destiné d'abord à l'Église, mais entraîné par un goût +irrésistible pour le métier des armes, il s'engagea, le 23 février +1787, dans les chasseurs des Ardennes. Sa chaleur de tête l'ayant +entraîné, dit-on, dans une mauvaise affaire, il dut quitter bientôt le +régiment, et en 1791 on le retrouve dans son pays en congé, soit +provisoire, soit définitif. À ce moment, en même temps que son +compatriote Bessières, le futur duc d'Istrie, il fut désigné par le +directoire de son département comme l'un des trois sujets que le Lot +devait fournir à la garde constitutionnelle du roi. Il entra dans +cette garde le 8 février et en sortit le 4 mars 1792. Tenant à +justifier son départ devant le directoire du Lot, il accusa son +lieutenant-colonel, M. Descours, d'avoir tenté de l'embaucher pour +l'armée des princes. Sa dénonciation, renvoyée au Comité de +surveillance de la Législative, ne fut pas un des moindres griefs +invoqués par Basire pour obtenir de l'Assemblée le licenciement de la +garde du roi. (Frédéric Masson, <span class="italic">Napoléon et sa famille</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. +308.)<a href="#footnotetag43"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a> +<strong>Note 44:</strong> Jean-Marie <span class="italic">Roland de la Platière</span> (1734-1793). Il fut +deux fois ministre de l'intérieur, du 23 mars au 12 juin 1792, et du +10 août 1792 au 23 janvier 1793. Après le 31 mai, il avait dû se +cacher d'abord chez son ami le naturaliste Bosc dans la vallée de +Montmorency, puis à Rouen. Ayant appris dans sa retraite l'exécution +de sa femme, il se rendit à Bourg-Baudouin, à quatre lieues de Rouen, +et se perça le cœur à l'aide d'une canne-épée (15 novembre 1793).<a href="#footnotetag44"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a> +<strong>Note 45:</strong> Charles-François <span class="italic">Dumouriez</span> (1739-1823). Il fut +ministre des relations extérieures, du 17 mars au 16 juin 1792, et +ministre de la guerre du 17 juin au 24 juillet.<a href="#footnotetag45"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a> +<strong>Note 46:</strong> Marguerite-Louis-François <span class="italic">Duport-Dutertre</span> (1754-1793). +Il fut ministre de l'intérieur du 21 novembre 1790 au 22 mars 1792. +Emprisonné après le 10 août, il fut guillotiné le même jour que +Barnave, le 28 novembre 1793. Sa femme se tua de désespoir, à coups de +couteau, quelques jours après.<a href="#footnotetag46"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a> +<strong>Note 47:</strong> Marie-Jeanne <span class="italic">Phlipon</span>, dame <span class="italic">Roland</span>, née à Paris le 17 +mars 1754, guillotinée le 8 novembre 1793. Tous les historiens ont +raconté, comme Chateaubriand, qu'arrivée au pied de l'échafaud, elle +avait demandé qu'il lui fût permis de jeter sur le papier les pensées +extraordinaires qu'elle avait eues dans le trajet de la Conciergerie à +la place de la Révolution; tous ont répété que, se tournant vers la +statue de la liberté, dressée en face de la guillotine, elle s'était +écriée: «Ô liberté, que de crimes commis en ton nom!» Aucun écrit ni +témoignage contemporain ne parle de cette apostrophe à la liberté, ni +de sa demande de consigner par écrit ses dernières pensées, non plus +que de son colloque avec le bourreau pour obtenir d'être guillotinée +la dernière, et pour épargner ainsi le spectacle de sa mort à son +compagnon d'échafaud, le faible Lamarche. C'est seulement après la +chute de Robespierre, à l'époque de la réaction thermidorienne, que +Riouffe et les autres écrivains du parti de la Gironde ont mis dans la +bouche de M<sup>me</sup> Roland des paroles dont rien n'établit l'authenticité. +Sainte-Beuve, précisément à l'occasion de la mort de M<sup>me</sup> Roland, dit +très bien, dans ses <span class="italic">Nouveaux Lundis</span> (tome <abbr title="8">VIII</abbr>, p. 255): «La légende +tend sans cesse à pousser dans ces émouvants récits, comme une herbe +folle: il faut, à tout moment, l'en arracher.»<a href="#footnotetag47"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a> +<strong>Note 48:</strong> Louise-Florence-Pétronille <span class="italic">Tardieu d'Esclavelles</span>, +femme de Denis-Joseph <span class="italic">La Live d'Épinay</span>, fermier général (1725-1783). +Liée d'amitié avec Jean-Jacques Rousseau, elle fit construire pour +lui, près de son parc de la Chevrette, dans la forêt de Montmorency, +l'habitation restée célèbre sous le nom de l'Ermitage. Ses <span class="italic">Mémoires</span>, +parus en 1818, sont parmi les plus curieux que nous ait laissés le +<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle.<a href="#footnotetag48"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a> +<strong>Note 49:</strong> Bernard-Hugues <span class="italic">Maret</span>, duc de <span class="italic">Bassano</span> (1763-1839). Il +était avocat au Parlement de Bourgogne, quand il vint en 1788 à Paris, +pour acheter une charge au conseil du roi. Les événements modifièrent +sa résolution. Au mois de septembre 1789, il fonda le <span class="italic">Bulletin de +l'Assemblée nationale</span>, destiné à donner chaque jour un résume des +séances. Panckoucke, peu après, lui proposa d'exécuter ce travail, +plus étendu et plus complet, pour le <span class="italic">Moniteur</span>; ce fut l'origine du +<span class="italic">Journal officiel</span>. Après le 18 brumaire, il devint secrétaire général +des consuls. Sous l'Empire, il fut ministre des affaires étrangères du +17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Pair de France sous Louis-Philippe, +il fut en 1834 ministre et président du conseil pendant trois jours. +Napoléon l'avait créé duc de Bassano le 15 août 1809. Talleyrand, +précisément cette année-là, disait du nouveau duc: «Je ne connais pas +de plus grande bête au monde que M. Maret, si ce n'est le duc de +Bassano.»<a href="#footnotetag49"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a> +<strong>Note 50:</strong> <span class="italic">Bertrand Barère de Vieuzac</span> (1755-1841), député à la +Constituante, membre de la Convention, député au Conseil des +Cinq-Cents, représentant à la Chambre des Cent-Jours. Toutes nos +révolutions pendant un demi-siècle, le 10 août et le 31 mai, le 9 +thermidor et le 18 brumaire, 1814, 1815 et 1830, ont fourni à Barère +des occasions d'apostasies successives. Après avoir été, sous la +Terreur, un des pourvoyeurs de l'échafaud, sous Bonaparte il s'est +fait, moyennant salaire, mouchard et délateur. Ce misérable homme, +après avoir été un valet de guillotine, a été un valet de police.<a href="#footnotetag50"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a> +<strong>Note 51:</strong> Tivoli appartenait bien à M. Boutin, trésorier de la +marine, mais ce n'était point à la fille de cet opulent financier que +s'était marié M. de Malesherbes. Il avait épousé, par contrat du 4 +février 1749, Françoise-Thérèse Grimod, fille de Gaspard Grimod, +seigneur de la Reynière, fermier général, et de Marie-Madeleine +Mazade, sa seconde femme. M<sup>me</sup> de Malesherbes fut la tante de +Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, l'auteur de +l'<span class="italic">Almanach des Gourmands</span>, à qui son père, lui-même gourmand fameux, +n'avait pas donné pour rien le prénom de <span class="italic">Balthazar</span>.<a href="#footnotetag51"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a> +<strong>Note 52:</strong> Le jardin que Boutin avait créé dans le milieu de la rue +de Clichy, en plein quartier de finance, et auquel on avait donné le +nom de <span class="italic">Tivoli</span>, était le plus merveilleux que l'on eût encore vu: +«Nous sommes allés avant déjeuner, dit la baronne d'Oberkirch dans ses +<span class="italic">Mémoires</span>, visiter le jardin de M. Boutin, que le populaire a +qualifié de Folie-Boutin et qui est bien une folie. Il y a dépensé, ou +plutôt enfoui plusieurs millions. C'est un lieu de plaisirs +ravissants, les surprises s'y trouvent à chaque pas; les grottes, les +bosquets, les statues, un charmant pavillon meublé avec un luxe de +prince. Il faut être roi ou financier pour se créer des fantaisies +semblables. Nous y prîmes d'excellent lait et des fruits dans de la +vaisselle d'or.» Boutin était riche: il fut guillotiné le 22 juillet +1794. Ses biens furent confisqués. Son parc de la rue de Clichy fut +détruit de fond en comble, les ombrages anéantis, les pelouses +retournées. On épargna uniquement une faible partie de la propriété, +dont on fit une promenade à la mode sous son appellation de Tivoli, +promenade où se donnèrent maintes fêtes et qui, par son nom, éveille +encore tant de souvenirs dans nos esprits, mais dont aujourd'hui il ne +reste plus que ce qu'en ont dit les livres et les journaux du temps. +(<span class="italic">La Vie privée des Financiers au <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle</span>, par H. Thirion, p. +276.)<a href="#footnotetag52"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a> +<strong>Note 53:</strong> Louis-Auguste <span class="italic">Le Tonnelier</span>, baron <span class="italic">de Breteuil</span> +(1733-1867). Après avoir été, de 1760 à 1783, ambassadeur en Russie et +en Suède, à Naples et à Vienne, il fut, à sa rentrée en France, nommé +ministre d'État et de la maison du roi, avec le gouvernement de Paris. +Démissionnaire en 1788, il n'en conserva pas moins la confiance du roi +et de la reine. Au moment du renvoi de Necker, il fut mis, comme «chef +du conseil général des finances» à la tête du ministère éphémère du 12 +juillet 1789, dit «ministère des Cent-Heures». Il ne tarda pas à +émigrer, séjourna successivement à Soleure, à Bruxelles et à Hambourg, +rentra en France sous le Consulat et mourut à Paris le 2 novembre +1807.<a href="#footnotetag53"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a> +<strong>Note 54:</strong> Antoine <span class="italic">de Rivarol</span> (1753-1801). Ironiste étincelant +dans les <span class="italic">Actes des Apôtres</span>, il a donné en 1789, au <span class="italic">Journal +Politique-National</span> de l'abbé Sabatier des articles, on plutôt des +<span class="italic">Tableaux d'histoire</span>, qui lui ont valu d'être appelé par Burke «le +Tacite de la Révolution». Il émigra le 10 juin 1792, un mois avant +Chateaubriand, et résida d'abord à Bruxelles. C'est là qu'il publia +une <span class="italic">Lettre au duc de Brunswick</span>, une <span class="italic">Lettre à la noblesse française</span> +et la <span class="italic">Vie politique et privée du général La Fayette</span>, dont il +rappelait ironiquement le sommeil au 6 octobre, en lui donnant le nom +de «général Morphée».—Chateaubriand a peut-être un peu arrangé les +choses en se donnant à lui-même le dernier mot, dans le récit de son +échange de paroles avec Rivarol. Il n'était pas si facile que cela de +<span class="italic">toucher</span> celui qui avait si bien mérité et qui justifiait en toute +rencontre son surnom de <span class="italic">Saint-Georges de l'épigramme</span>.<a href="#footnotetag54"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a> +<strong>Note 55:</strong> Le baron de Montboissier, gendre de Malesherbes, était +l'oncle par alliance du frère de Chateaubriand.—Sur le baron de +Montboissier, voir au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span>, la note 1 de la page +232.<a href="#footnotetag55"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a> +<strong>Note 56:</strong> Caligula était fils d'Agrippine, laquelle avait agrandi +Cologne: d'où le nom romain de la ville: <span class="italic">Colonia agrippina</span>.—Saint +Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, était né à Cologne vers +1030. Après avoir été revêtu de plusieurs dignités ecclésiastiques et +avoir refusé l'archevêché de Reims (1080), il se retira avec six de +ses compagnons dans un désert voisin de Grenoble, aujourd'hui appelé +la <span class="italic">Chartreuse</span> (1084), et y fonda un monastère.<a href="#footnotetag56"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a> +<strong>Note 57:</strong> Frédéric-Guillaume <abbr title="2">II</abbr>, neveu du grand Frédéric, auquel +il avait succédé en 1786. Il mourut en 1797.<a href="#footnotetag57"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a> +<strong>Note 58:</strong> Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de +<span class="italic">Brunswick-Lunebourg</span> (1735-1806), général au service de la Prusse. Il +commandait en chef les armées coalisées contre la France en 1792. +Ayant repris un commandement en 1805, il fut battu à Iéna et +mortellement blessé d'un coup de feu près d'Auerstædt (14 octobre +1806).<a href="#footnotetag58"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a> +<strong>Note 59:</strong> Sur le marquis de Mortemart et sur La Martinière, voir, +au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span>, les notes 3 de la page 185 et 1 de la page +186.<a href="#footnotetag59"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a> +<strong>Note 60:</strong> Au siècle précédent, on écrivait indifféremment <span class="italic">Goyon</span> +ou <span class="italic">Gouyon</span>; mais ici le vrai nom est <span class="italic">Gouyon</span>, celui de <span class="italic">Goyon</span> +appartenant à une famille d'une autre origine, les Goyon de l'Abbaye +et des Harlières, dont faisait partie le général comte de Goyon, qui a +commandé de 1856 à 1862 le corps d'occupation à Rome.—La 7<sup>e</sup> +compagnie bretonne, dans laquelle s'était engagé Chateaubriand, avait +pour chef Pierre-Louis-Alexandre de Gouyon de Miniac, né à Plancoët +vers 1754, décédé à Rennes le 26 juin 1818.<a href="#footnotetag60"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a> +<strong>Note 61:</strong> <span class="italic">Ô Richard! ô mon roi!</span> et <span class="italic">Pauvre Jacques!</span> étaient +deux romances différentes. La première avait été popularisée par +l'opéra-comique de Sedaine et de Grétry, <span class="italic">Richard-Cœur-de-Lion</span>; +les paroles et la musique de la seconde étaient de madame la marquise +de Travanet, née de Bombelles, dame de madame Élisabeth. En voici le +premier couplet:</p> + +<p class="poem25">Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi,<br> +<span class="add2em">Je ne sentais pas ma misère:</span><br> + Mais à présent que tu vis loin de moi,<br> +<span class="add2em">Je manque de tout sur la terre.</span><a href="#footnotetag61"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + + +<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a> +<strong>Note 62:</strong> Jean-Baptiste-René de Guehenneue, comte de Boishue, +marié à Sylvie-Gabrielle de Bruc. Son fils fut tué à Rennes le 27 +janvier 1789.—Voir, au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span>, la note de la page +265.<a href="#footnotetag62"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a> +<strong>Note 63:</strong> Lucius <span class="italic">Carey</span>, vicomte de <span class="italic">Falkland</span> (1610-1643), +membre du Parlement et secrétaire d'État de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. Après s'être +d'abord prononcé en faveur de la rébellion, il épousa chaudement la +cause royale; il fut tué à la bataille de Newbury.<a href="#footnotetag63"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a> +<strong>Note 64:</strong> Chrétien-Auguste, prince de <span class="italic">Waldeck</span> (1744-1798). Il +perdit un bras au siège de Thionville.<a href="#footnotetag64"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a> +<strong>Note 65:</strong> Louis-Félix, baron de <span class="italic">Wimpfen</span> (1744-1814) était +maréchal de camp lorsqu'il fut élu député aux États-Généraux par la +noblesse du bailliage de Caen. Nommé commandant de Thionville, lors de +l'entrée des Prussiens en France, il défendit intrépidement cette +place pendant cinquante-cinq jours, jusqu'au moment où il fut dégagé +par la victoire de Valmy. Après la révolution du 31 mai, il mit, +quoique royaliste, son épée au service des députés girondins réfugiés +à Caen; mais les beaux parleurs de la Gironde, après une bataille pour +rire qui reçut le nom de <span class="italic">bataille sans larmes</span>, se refusèrent à +pousser plus loin l'aventure. Wimpfen réussit à se cacher pendant le +règne de la Terreur. Le gouvernement consulaire lui rendit son grade +de général de division, et l'Empereur le nomma inspecteur des haras. +Il fut créé baron en 1809. Le général de Wimpfen a laissé des +<span class="italic">Mémoires</span>.<a href="#footnotetag65"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a> +<strong>Note 66:</strong> Manassès <span class="italic">de Pas</span>, marquis de <span class="italic">Feuquières</span> (1590-1639), +lieutenant général sous Louis <abbr title="13">XIII</abbr>. Il contribua puissamment à la +prise de La Rochelle, et chargé, en 1633, d'une mission diplomatique, +il réussit à resserrer l'alliance entre la France, la Suède et les +princes protestants de l'Allemagne. Ayant mis, en 1639, le siège +devant Thionville, il y fut blessé et pris, et mourut quelques mois +après de ses blessures.<a href="#footnotetag66"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a> +<strong>Note 67:</strong> Le chevalier de <span class="italic">la Baronnais</span> était l'un des nombreux +fils de François-Pierre Collas, seigneur de la Baronnais, et de Renée +de Kergu, mariés à Ruca, en 1750, et établis, vers 1757, dans la +paroisse de Saint-Enogat. Ils avaient déjà cinq enfants, et de 1757 à +1778 ils en eurent quinze autres, vingt en tout. Chateaubriand ne +s'éloigne donc pas beaucoup de la vérité, lorsqu'il leur en attribue +vingt-trois. Seulement, quand il leur donna <span class="italic">vingt-deux</span> garçons et +<span class="italic">une</span> fille, il fait un peu trop petite la part du sexe faible. Il y +avait, chez les la Baronnais, <span class="italic">huit</span> filles contre <span class="italic">douze +garçons</span>.<a href="#footnotetag67"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a> +<strong>Note 68:</strong> Hugues <span class="italic">Métel</span>, écrivain ecclésiastique du <abbr title="12">XII</abbr><sup>e</sup> siècle +(1080-1157). Il se vantait de composer jusqu'à mille vers en se tenant +sur un pied, <span class="italic">stans pede in uno</span>. Chateaubriand fait ici allusion à un +apologue qui se trouve en tête des <span class="italic">Poésies</span> de Métel et qui est +intitulé: <span class="italic">D'un loup qui se fit hermite</span>. C'est la meilleure pièce de +Métel,—à moins qu'il ne faille l'attribuer, comme le veulent +plusieurs érudits, à Marbode, évêque de Rennes, son contemporain.<a href="#footnotetag68"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a> +<strong>Note 69:</strong> François-Sébastien-Charles-Joseph <span class="italic">de Croix</span>, comte de +<span class="italic">Clerfayt</span> (1733-1798), s'était distingué pendant la guerre de Sept +ans. Mis en 1792 à la tête du corps d'armée que l'Autriche joignait +aux Prussiens, il prit Stenay et le défilé de la Croix-aux-Bois, +assista aux batailles de Valmy et de Jemmapes, dirigea la retraite +avec beaucoup de talent à cette dernière bataille, surprit les +Français à Altenhoven, fit débloquer Maëstricht, eut la plus grande +part dans le succès des coalisés à Nerwinde, à Quiévrain et à Furnes +(1793). Pendant la campagne de 1794, il dut céder le terrain à +Pichegru. Créé feld-maréchal l'année suivante, il entra dans Mayence +(28 octobre 1795), après avoir battu isolément trois corps d'armée +français envoyés contre lui. Une disgrâce inexplicable fut le prix de +ces éclatants triomphes: la cour de Vienne, au mois de janvier 1796, +le remplaça par le prince Charles.<a href="#footnotetag69"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a> +<strong>Note 70:</strong> L'armée des émigrés, en 1792, était fractionnée en trois +corps. Le premier (dix mille hommes), formé avec les émigrés, de +Coblentz, était commandé par les maréchaux de Broglie et de Castries. +Le second (cinq mille hommes) était sous les ordres du prince de +Condé. Le troisième corps, sous les ordres du duc de Bourbon, +comprenait quatre à cinq mille émigrés cantonnés dans les Pays-Bas +autrichiens. Les émigrés de Bretagne faisaient partie de ce troisième +corps. (<span class="italic">Histoire de l'armée de Condé</span>, par René Bittard des Portes, +p. 27.)<a href="#footnotetag70"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a> +<strong>Note 71:</strong> François-Prudent-Malo Ferron de la Sigonnière, né dans +la paroisse de Saint-Samson, près de Dinan, le 6 juin 1768. Il était +l'un des quatorze enfants de François-Henri-Malo Ferron de la +Sigonnière, marié, le 4 mai 1762, à Anne-Gillette-Françoise Anger des +Vaux. Le camarade de Chateaubriand est mort au château de la Mettrie, +en Saint-Samson, le 14 mai 1815.<a href="#footnotetag71"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a> +<strong>Note 72:</strong> En plus d'un endroit de ce sixième livre, en effet, +c'est Chateaubriand qui parle sous le nom d'Eudore, particulièrement +dans cette page sur les veilles nocturnes du camp:—«Épuisé par les +travaux de la journée, je n'avais durant la nuit que quelques heures +pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m'arrivait, pendant ce +court repos, d'oublier ma nouvelle fortune; et lorsque aux premières +blancheurs de l'aube les trompettes du camp venaient à sonner l'air de +Diane, j'étais étonné d'ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y a +pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la +nuit. Je n'ai jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la +fanfare du clairon, répétée par l'écho des rochers, et les premiers +hennissements des chevaux qui saluaient l'aurore. J'aimais à voir le +camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d'où sortaient +quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenait devant +les faisceaux d'armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle +immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans +l'attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve coloré des +feux du matin, le victimaire qui puisait l'eau du sacrifice, et +souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardait boire son +troupeau.»<a href="#footnotetag72"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a> +<strong>Note 73:</strong> La petite île d'Aaron est la presqu'île où est située le +rocher de Saint-Malo.<a href="#footnotetag73"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a> +<strong>Note 74:</strong> <span class="italic">Odyssée</span>, livre <abbr title="4">IV</abbr>, vers 606. Ce vers dit seulement: +«Brouté par les chèvres, et qui ne saurait suffire à la nourriture des +chevaux.» C'est M<sup>me</sup> Dacier qui, la première, a fait honneur à +Télémaque de ce doux sentiment de la patrie, qui ne se trouve point +dans le texte grec. (Voy. Marcellus, <span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>, p. +89.)<a href="#footnotetag74"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a> +<strong>Note 75:</strong> François-Victor <span class="italic">Kellermann</span> (1735-1820), d'une famille +noble d'origine saxonne, établie à Strasbourg au <abbr title="16">XVI</abbr><sup>e</sup> siècle. Il +était maréchal de camp en 1788. Appelé, en 1792, au commandement de +l'armée de la Moselle, il battit les Prussiens à Valmy, de concert +avec Dumouriez. Il n'en fut pas moins destitué le 18 octobre 1793, et +envoyé à l'Abbaye, où il resta treize mois enfermé. Mis en liberté +après le 9 thermidor, et investi du commandement de l'armée des Alpes, +il arrêta en Provence, avec 47,000 hommes, la marche des Autrichiens, +forts de 150,000 hommes. Le 20 mai 1804, il fut créé maréchal +d'Empire, et, le 3 juin 1808, duc de Valmy. Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> le fit pair de +France, le 4 juin 1814. Il se tint à l'écart pendant les Cent-Jours, +quoique compris dans la promotion des pairs du 2 juin 1815, et reprit, +à la seconde Restauration, sa place à la Chambre haute, où +Chateaubriand et lui se retrouvèrent.<a href="#footnotetag75"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a> +<strong>Note 76:</strong> André Morellet (1727-1819), membre de l'Académie +française. Nous le retrouverons quand Chateaubriand publiera son roman +d'<span class="italic">Atala</span>.<a href="#footnotetag76"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a> +<strong>Note 77:</strong> <span class="italic">Mémoires d'un détenu, pour servir à l'histoire de la +tyrannie de Robespierre</span>, par Honoré Riouffe. Publiés peu de temps +après le 9 thermidor, ces <span class="italic">Mémoires</span>, produisirent une immense +sensation.—Honoré-Jean Riouffe était né à Rouen, le 1er avril 1764. +Après avoir été secrétaire, puis président du Tribunat, il administra +successivement, sous l'Empire, les préfectures de la Côte-d'Or et de +la Meurthe. Créé baron, le 9 mars 1810, il succomba, le 30 novembre +1813, à Nancy, aux atteintes du typhus, qui s'était déclaré dans cette +ville par suite de l'entassement des malades, après les revers de la +campagne de Russie.<a href="#footnotetag77"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a> +<strong>Note 78:</strong> Philippe-Laurent <span class="italic">Pons</span>, dit <span class="italic">Pons de Verdun</span>, né à +Verdun, le 17 février 1759, mort à Paris, le 7 mai 1844. Avant la +Révolution, il était un des fournisseurs attitrés de l'<span class="italic">Almanach des +Muses</span>. Député de la Meuse à la Convention, cet homme sensible vota la +mort du roi et applaudit à l'exécution de Marie-Antoinette, «cette +femme scélérate, qui allait enfin expier ses forfaits.» (Séance de la +Convention du 15 octobre 1793). Député au Conseil des Cinq-Cents, il +se rallia au coup d'État de Bonaparte, et devint, sous l'Empire, +avocat général près le tribunal de Cassation.<a href="#footnotetag78"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a> +<strong>Note 79:</strong> Ce fut seulement après le 9 thermidor, que Pons de +Verdun fit cette motion. Le décret voté sur son rapport est du 17 +septembre 1794.<a href="#footnotetag79"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a> +<strong>Note 80:</strong> Séance de la Convention du 18 janvier +1795.<a href="#footnotetag80"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a> +<strong>Note 81:</strong> Alberte-Barbe d'<span class="italic">Ernecourt</span>, dame <span class="italic">de Saint-Balmon</span>, née +en 1608, au château de Neuville, près de Verdun. Pendant la guerre de +Trente ans, alors que les armées françaises et allemandes dévastaient +la Lorraine et que son mari avait pris du service dans l'armée +impériale, restée seule à Neuville, elle prit le harnais de guerre, +et, à la tête de ses vassaux, défendit sa demeure, escorta des +convois, poursuivit les maraudeurs. La paix de Westphalie lui ayant +fait des loisirs, elle les consacra aux lettres et fit imprimer, en +1650, une tragédie, <span class="italic">les Jumeaux martyrs</span>. Après la mort de son mari, +elle se retira à Bar-le-Duc, chez les religieuses de Sainte-Claire, et +mourut dans leur couvent en 1660.<a href="#footnotetag81"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a> +<strong>Note 82:</strong> Jean <span class="italic">La Balue</span> (1421-1491), cardinal et ministre d'État +sous Louis <abbr title="11">XI</abbr>.<a href="#footnotetag82"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a> +<strong>Note 83:</strong> <span class="italic">Mémoires</span>, lettres et pièces authentiques touchant la +vie et la mort de S. A. R. Ch.-F. d'Artois, fils de France, <span class="italic">duc de +Berry</span>, par le vicomte de Chateaubriand, livre second, chapitre +<abbr title="8">VIII</abbr>.<a href="#footnotetag83"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a> +<strong>Note 84:</strong> Nous sommes maintenant si brouillés avec la mythologie, +qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler que <span class="italic">Céphale</span> était un +prince de Thessalie, si remarquablement beau que l'Aurore, un beau +matin, sentit pour lui les feux d'un désir +insensé.<a href="#footnotetag84"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a> +<strong>Note 85:</strong> C'est le début de la célèbre romance de Cazotte, la +<span class="italic">Veillée de la Bonne femme ou le Réveil +d'Enguerrand</span>.<a href="#footnotetag85"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a> +<strong>Note 86:</strong> François de <span class="italic">La Noue</span>, dit <span class="italic">Bras-de-fer</span>, célèbre +capitaine calviniste, né en 1531, au manoir de La Noue-Briord, près de +Bourgneuf (Loire-Inférieure). En 1578, les États-Généraux des +Pays-Bas, résolus à s'affranchir de la domination de Philippe <abbr title="2">II</abbr>, le +firent général en chef de leur armée, à la tête de laquelle il se +montra le digne adversaire du duc de Parme, l'un des plus habiles +généraux du roi d'Espagne. Tombé dans une embuscade aux environs de +Lille, il fut enfermé pendant cinq ans dans les forteresses de +Limbourg et de Charlemont. Offre lui fut faite de sa liberté, mais +«pour donner suffisante caution de ne porter jamais les armes contre +le roy catholique, il fallait qu'il se laissât crever les +yeux».—Mortellement blessé au siège de Lamballe, il expira quelques +jours après à Moncontour où il avait été transporté (4 août 1591). +Henri <abbr title="4">IV</abbr>, auprès duquel il avait combattu à Arques et à Ivry, fut +profondément affligé de sa mort: «C'estait, dit-il, un grand homme de +guerre et encore un plus grand homme de bien. On ne peut assez +regretter qu'un si petit château ait fait périr un capitaine qui +valait mieux que toute une province.»<a href="#footnotetag86"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a> +<strong>Note 87:</strong> C'est toujours la romance de Cazotte, dont le troisième +couplet commence ainsi:</p> + +<p class="poem25">Sire Enguerrand venant d'Espagne,<br> + Passant par là, cuidait se délasser...<a href="#footnotetag87"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a> +<strong>Note 88:</strong> Rosalinde et le Duc exilé sont les principaux +personnages de l'une des pièces de <span lang="en">Shakespeare</span>, <span class="italic">Comme il vous +plaira</span>, dont plusieurs scènes se passent dans les +Ardennes.<a href="#footnotetag88"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a> +<strong>Note 89:</strong> <span class="italic">Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry</span>, +première partie, livre troisième, chapitre <abbr title="6">VI</abbr>.<a href="#footnotetag89"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a> +<strong>Note 90:</strong> La veuve d'Armand de Chateaubriand vint se fixer en +France à la chute de l'Empire. Sur sa requête à l'effet d'obtenir que +la naissance de ses enfants fût mentionnée dans les registres d'état +civil de Saint-Malo, le tribunal de cette ville rendit, le 12 juillet +1816, un jugement qui a été transcrit, le 22 du même mois, sur le +registre des naissances de l'année, et dont voici un extrait:</p> + +<p>«Considérant qu'il est prouvé par les pièces servies qu'Armand-Louis +de Chateaubriand, obligé de quitter la France, sa patrie, se rendit à +l'île de Guernesey; que le 14 septembre 1795 il épousa dans cette île +Jeanne le Brun, originaire de Jersey; que ces époux se fixèrent à +Jersey et que de leur mariage sont issus à Jersey, savoir: <span class="italic">Jeanne</span>, +née le 16 juin 1796 (ou 28 prairial an <abbr title="4">IV</abbr>); <span class="italic">Frédéric</span>, né le 11 +novembre 1799 (ou 20 brumaire an <abbr title="8">VIII</abbr>).</p> + +<p>«Considérant que le père de ces enfants est <span class="italic">décédé</span> à Vaugirard, en +France, le 31 mars 1809, et que la pétitionnaire (Jeanne le Brun) et +ses enfants, désirant se fixer en France, leur patrie, il leur devient +nécessaire que leur naissance soit constatée sur les registres +destinés à assurer l'état civil des Français...»—Sur Armand de +Chateaubriand et sa descendance, voy. au tome <abbr title="3">III</abbr>, l'<span class="italic">Appendice</span> sur +<span class="italic">Armand de Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag90"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a> +<strong>Note 91:</strong> Philippe d'Auvergne, prince de <span class="italic">Bouillon</span>, né à Jersey +en 1754, mort à Londres en 1816. Fils d'un pauvre lieutenant de la +marine britannique, Charles d'Auvergne, il avait été adopté par le duc +Godefroy de Bouillon, qui voyait sa race menacée de s'éteindre. +Philippe d'Auvergne se prêta avec un indéniable courage, à l'aventure +qui l'avait changé en prince. S'il lui arriva parfois d'amoindrir, par +des minuties d'étiquette, la valeur d'un dévouement entier à ses +compatriotes d'adoption, il ne faillit jamais au devoir de soutenir +avec énergie, devant les gouverneurs anglais de l'île, la cause des +malheureux réfugiés. Rien d'ailleurs de ce qui fait les meilleure +romans ne manque à son inconcevable carrière, ni les pages d'amour, ni +les heures de prison, ni la fin mystérieuse.—Voy. <span class="italic">Le Dernier prince +de Bouillon</span>, par <span class="italic">H. Forneron</span>, et, dans <span class="italic">Émigrés et Chouans</span>, par le +comte <span class="italic">G. de Contades</span>, le chapitre sur <span class="italic">Armand de +Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag91"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a> +<strong>Note 92:</strong> François-Marie-Anne-Joseph Hingant de la Tiemblais, fils +de messire Hyacinthe-Louis Hingant, seigneur de la Tiemblais et de +Juigné-sur-Loire, et de Jeanne-Émilie Chauvel, né à Dinan, paroisse de +Saint-Malo, le 9 août 1761. Il fut reçu conseiller au parlement de +Bretagne le 5 décembre 1782. Dévoué à la cause royale, il aurait +probablement partagé le sort de vingt-deux membres de sa famille, +victimes de leur foi politique et religieuse, s'il n'avait réussi à +émigrer en Angleterre. Fort instruit et très laborieux, il fournit, +dit-on, des matériaux à Chateaubriand pour son <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>. Rentré en France, il consacra ses loisirs à des +travaux littéraires et scientifiques. Outre deux savants Mémoires +couronnés, en 1810 et en 1822, par l'Académie de La Rochelle et par la +Société centrale d'agriculture du département de la Seine-Inférieure, +il publia, en 1826, une intéressante nouvelle sous ce titre: <span class="italic">Le +Capucin, anecdote historique</span>. Le conseiller Hingant de la Tiemblais +est mort au Verger, en Plouer, le 16 août 1827.<a href="#footnotetag92"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a> +<strong>Note 93:</strong> Lamba Doria, dans la guerre de Gênes contre Venise, +battit la flotte vénitienne, commandée par l'amiral André Dandolo, +devant l'île Curzola, sur la côte de Dalmatie.<a href="#footnotetag93"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a> +<strong>Note 94:</strong> Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à septembre +1822. Il a été revu en décembre 1846.<a href="#footnotetag94"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a> +<strong>Note 95:</strong> Frédéric, duc d'York et d'Albany, deuxième fils de +George <abbr title="3">III</abbr>, né en 1763, marié à la princesse Frédérique de Prusse, +dont il n'avait pas d'enfants. Il avait exercé, sans aucun succès +d'ailleurs, plusieurs commandements militaires importants. Il était, +en 1822, <span class="italic">field-marshal</span> et commandant en chef de l'armée +britannique.<a href="#footnotetag95"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a> +<strong>Note 96:</strong> Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de la Boüétardais, +fils de Marie-Antoine-Bénigne de Bedée et de M<sup>lle</sup> Ginguené. Il était +né le 17 mars 1758, en la paroisse de Pluduno. Marié, le 19 juillet +1785, à Marie-Vincente de Francheville, dame de Trélan, il fut reçu +conseiller et commissaire aux requêtes du Parlement de Bretagne le 18 +mai 1786. Après avoir perdu sa femme, qui mourut à Rennes le 15 juin +1790, il émigra en Angleterre et ne revint plus en France. Il mourut à +Londres, le 6 janvier 1809, laissant de son mariage une fille unique, +Marie-Antoinette de Bedée de la Boüétardais, qui épousa à Dinan, le 14 +mai 1810, M. Henry-Marie de Boishamon. M<sup>me</sup> de Boishamon mourut au +château de Monchoix le 22 janvier 1843; son mari lui survécut jusqu'au +26 janvier 1846. De leur union étaient nés deux fils: 1º M. +Charles-Marie de Boishamon, né en 1814, mort en 1885 au château de +Monchoix, marié, sans enfants; 2º Henry-Augustin-Eloy de Boishamon, né +en 1817, mort en 1886, marié, avec enfants.<a href="#footnotetag96"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a> +<strong>Note 97:</strong> «D'ailleurs ma santé, dérangée par de longs voyages, +beaucoup de soucis, de veilles et d'études, est si déplorable, que je +crains de ne pouvoir remplir immédiatement la promesse que j'ai faite +concernant les autres volumes de l'<span class="italic">Essai historique</span>.»<a href="#footnotetag97"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a> +<strong>Note 98:</strong> <span class="italic">Essai historique</span>, livre premier, première partie, +introduction, p. 4 de la première édition.<a href="#footnotetag98"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a> +<strong>Note 99:</strong> Jean Gabriel <span class="italic">Peltier</span> (et non <span class="italic">Pelletier</span>, comme on l'a +imprimé jusqu'ici dans toutes les éditions des <span class="italic">Mémoires</span>) était né le +21 octobre 1765 à Gonnor, arrondissement de Beaupréau +(Maine-et-Loire). Il fut le principal rédacteur des <span class="italic">Actes des +Apôtres</span>. Après le 10 août, réfugié en Angleterre, il publia, en deux +volumes in-8<sup>o</sup>, le <span class="italic">Dernier Tableau de Paris, ou Précis historique de +la révolution du 10 août et du 2 septembre, des causes qui l'ont +produite, des événements qui l'ont précédée et des crimes qui l'ont +suivie</span>. En 1793, il fit paraître son <span class="italic">Histoire de la Restauration de +la Monarchie française, ou la Campagne de 1793, publiée en forme de +correspondance</span>. Désabusé, mais non découragé par la retraite des +Prussiens, il continua de harceler la République dans son <span class="italic">Tableau de +l'Europe pendant 1794</span> (deux volumes in-8<sup>o</sup>). Comme il était avant +tout polémiste, et que le journal pouvait être entre ses mains une +arme plus puissante que le livre, il fonda à Londres une feuille +périodique intitulée <span class="italic">Paris</span>, dont les 250 numéros parus de 1795 à +1802 ne forment pas moins de trente-cinq volumes in-8<sup>o</sup>. Ce vaste +recueil renferme beaucoup de documents que les journaux français du +temps n'auraient pu ou voulu accueillir. Il est à regretter qu'aucun +des historiens du Directoire et du Consulat n'ait cru devoir y puiser. +À la fin de 1802, il fit succéder à son <span class="italic">Paris</span> un nouveau recueil, +l'<span class="italic">Ambigu</span> ou <span class="italic">Variétés littéraires et politiques</span>, publié les 10, 20 +et 30 de chaque mois. Interrompu seulement pendant les trois premiers +mois de 1815 et repris pendant les Cent-Jours, pour s'arrêter +seulement en 1817, le second journal de Peltier comprend plus de cent +volumes. Les premiers numéros de l'<span class="italic">Ambigu</span> eurent le don d'irriter à +ce point le Premier Consul, alors en paix avec l'Angleterre, qu'il +réclama l'expulsion de Peltier, ou, à tout le moins, son renvoi devant +un jury anglais. Traduit devant la cour du Banc du Roi, et défendu par +sir James Mackintosh, dont le plaidoyer est resté célèbre, Peltier fut +condamné, le 21 février 1803, à une faible amende, peine dérisoire +dans un semblable débat. Une souscription, couverte aussitôt +qu'annoncée, convertit en triomphe la défaite du journaliste. Le +résultat le plus clair de ce procès retentissant fut de rendre +européen le nom de Peltier. Marié à l'une des élèves les plus +distinguées de l'abbé Carron, il tenait à Londres un grand train de +maison et dépensait sans compter. De là bientôt pour lui un grand état +de gêne, si bien qu'un jour il fut tout heureux et tout aise d'être +nommé par Christophe, le roi nègre d'Haïti, son chargé d'affaires +auprès du roi d'Angleterre. Les plaisants dirent alors qu'il avait +passé du <span class="italic">blanc</span> au <span class="italic">noir</span>. Le mot était joli, et Peltier fut le +premier à en rire, d'autant que son roi nègre lui expédiait, en guise +de traitement, force balles de sucre et de café, dont la vente, +évaluée à deux cent mille francs par an, lui permit de faire bonne +figure jusqu'à la Restauration. Il vint alors en France; mais comme il +trouvait Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> trop <span class="italic">libéral</span> et n'avait pu se tenir de diriger +contre lui quelques épigrammes, il reçut un accueil très froid et +retourna à Londres. Là, une autre déception l'attendait. Une de ses +épigrammes contre le roi de France, qui atteignait par ricochet le roi +d'Haïti, fut envoyée par l'abolitionniste Wilberforce à Christophe, +qui, dans son mécontentement, retira au malheureux Peltier, avec ses +pouvoirs, son sucre et son café. Revenu définitivement en France en +1820, il vécut encore quelques années, pauvre, mais inébranlablement +fidèle, et mourut à Paris le 25 mars 1825.—Peltier est une des plus +curieuses figures de la période révolutionnaire, et il mériterait les +honneurs d'une ample et copieuse biographie.<a href="#footnotetag99"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a> +<strong>Note 100:</strong> Une des premières brochures de Peltier, publiée au mois +d'octobre 1789, avait pour titre: <span class="italic">Domine, salvum fac regem</span>. Peltier +y dénonçait le duc d'Orléans et Mirabeau comme les principaux auteurs +des journées des 5 et 6 octobre.<a href="#footnotetag100"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a> +<strong>Note 101:</strong> François-Dominique Reynaud, comte de <span class="italic">Montlosier</span> +(1755-1838). Après avoir fait partie de la Constituante, où il +siégeait au côté droit, il avait émigré à la fin de la session, avait +fait la campagne de 1792 à l'armée des princes, puis était passé à +Hambourg, d'où il vint à Londres en 1794. Il devint alors le principal +rédacteur, non du <span class="italic">Courrier français</span>, mais du <span class="italic">Courrier de Londres</span>, +et fit la fortune de ce journal, qui avait été fondé par l'abbé de +Calonne. Sous le Consulat, il voulut continuer à Paris la publication +de sa feuille, qui prit alors le titre de <span class="italic">Courrier de Londres et de +Paris</span>, mais elle fut, après quelques numéros, supprimée par la +censure.—Nous retrouverons plus tard, au cours de ces <span class="italic">Mémoires</span>, le +comte de Montlosier.<a href="#footnotetag101"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a> +<strong>Note 102:</strong> «M. de Chateaubriand m'a montré la maison où se passa +ce triste drame d'un suicide ébauché: «Là, me dit-il, mon ami a voulu +se tuer, et j'ai failli mourir de faim.» Puis il me faisait remarquer +en souriant son lourd et brillant costume d'ambassadeur, car nous +allions à Carlton-House, chez le roi.» (<span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>, +par le comte de Marcellus, p. 99).<a href="#footnotetag102"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a> +<strong>Note 103:</strong> Charles-Louis-François de Barentin (1739-1819). Ce fut +lui qui, comme garde des sceaux, ouvrit les États-Généraux le 5 mai +1789. Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet, comme ennemi +du peuple, il émigra et ne revint en France qu'après le 18 brumaire.<a href="#footnotetag103"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a> +<strong>Note 104:</strong> Douze mille francs seulement, d'après son secrétaire, +M. de Marcellus, qui tenait les comptes de l'ambassade; mais on sait +de reste, que Chateaubriand ne comprit jamais rien aux chiffres de +ménage.—Voir <span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>, p. 99.<a href="#footnotetag104"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a> +<strong>Note 105:</strong> William <span class="italic">Camden</span> (1551-1623), surnommé le <span class="italic">Pausanias</span> +et le <span class="italic">Strabon anglais</span>. Il avait rassemblé un nombre considérable de +manuscrits du moyen âge, qui composent ce qu'on appelle encore +aujourd'hui la <span class="italic">Collection Camden</span>.<a href="#footnotetag105"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a> +<strong>Note 106:</strong> Le chevalier de <span class="italic">Champcenetz</span> (1759-1794) fut le +principal rédacteur des <span class="italic">Actes des Apôtres</span>. Il écrivit aussi dans le +<span class="italic">Petit Journal de la Cour et de la Ville</span>, et, de concert avec +Rivarol, publia en 1790 le <span class="italic">Petit Almanach des grands hommes de la +Révolution</span>. Ayant quitté Paris après le 10 août, il eut l'imprudence +d'y revenir, fut arrêté et traduit, le 23 juillet 1794, devant le +tribunal révolutionnaire. Quand le président eut prononcé sa +condamnation à mort, il se leva, et, le sourire aux lèvres: «Citoyen +président, dit-il, est-ce ici comme dans la garde nationale, et +peut-on se faire remplacer?»<a href="#footnotetag106"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a> +<strong>Note 107:</strong> Le 3 floréal an <abbr title="2">II</abbr> (22 avril 1794).<a href="#footnotetag107"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a> +<strong>Note 108:</strong> Voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="3">III</abbr>: <span class="italic">Le comte Louis +de Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag108"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a> +<strong>Note 109:</strong> Madame <span class="italic">Pasta</span> (1798-1865) était, en 1822, dans tout +l'éclat de son talent et de son succès. Aussi remarquable comme +comédienne et comme tragédienne que comme cantatrice proprement dite, +elle n'a eu d'égale en ce siècle, sur la scène lyrique, que madame +Malibran.<a href="#footnotetag109"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a> +<strong>Note 110:</strong> <span class="italic">Inferno</span>, ch. <abbr title="1">I</abbr>.<a href="#footnotetag110"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a> +<strong>Note 111:</strong></p> + +<p class="poem25">Ipsa sed in somnis inhumati venit imago.<br> + Conjugis.<br> +<span class="left60">(Virgile, <span class="italic">Énéide</span>, 1, 357.)</span><a href="#footnotetag111"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + + +<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a> +<strong>Note 112:</strong> Chateaubriand avait commencé à écrire l'<span class="italic">Essai</span> en +1794; l'ouvrage fut imprimé à Londres en 1796, et mis en vente dans +les premiers mois de 1797; il formait un seul volume de 681 pages, +grand in-8<sup>o</sup>, sans compter l'avis, la notice, la table des chapitres +et l'errata. En voici le titre exact: <span class="italic">Essai historique, politique et +moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans +leurs rapports avec la Révolution française.—Dédié à tous les +partis</span>.—Avec cette épigraphe: <span class="italic">Experti invicem sumus ego et +fortuna</span>. <span class="smcap">Tacite</span>. Et plus bas: <span class="italic">À Londres</span>: Se trouve chez <span class="smcap">J. Deboffe</span>, +Gerrard-Street; <span class="smcap">J. Debrett</span>, Piccadilly; M<sup>me</sup> <span class="smcap">Lowes</span>, Pall-Mall; <span class="smcap">A. +Dulau et C<sup>o</sup></span>, Wardour-Street; <span class="smcap">Boosey</span>, Broad-Street; et <span class="smcap">J.-F. Fauche</span>, à +<span class="italic">Hambourg</span>.—Le livre parut sans nom d'auteur.<a href="#footnotetag112"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a> +<strong>Note 113:</strong> <span class="italic">Corinne</span>, livre <abbr title="14">XIV</abbr>, chapitre <abbr title="1">I</abbr>.<a href="#footnotetag113"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a> +<strong>Note 114:</strong> Anne-Pierre-Christian, vicomte de <span class="italic">Lamoignon</span>, né à +Paris le 15 juin 1770, troisième fils de Chrétien-François de +Lamoignon, marquis de Basville, ancien garde des sceaux, et de +Marie-Élisabeth Berryer, fille de Nicolas-René Berryer, secrétaire +d'État et garde des sceaux. En 1788, il embrassa la carrière des +armes; pendant l'émigration, il servit à l'armée des princes comme +garde du corps et fit partie de l'expédition de Quiberon. À cette +dernière affaire, atteint à la jambe d'un coup de feu qui l'avait +étendu sur le sable, il ne dut la vie qu'à son frère Charles. Celui-ci +le prit sur ses épaules, le porta dans une chaloupe et, s'arrachant +aux bras qui voulaient le retenir: «Mon régiment, dit-il, doit se +battre encore, je vais le rejoindre.» Fait prisonnier quelques heures +après, Charles de Lamoignon fut fusillé le 2 août 1795. Ramené en +Angleterre, le vicomte Christian souffrit longtemps de ses blessures, +s'adonna aux lettres et se lia très étroitement avec Chateaubriand. De +retour en France sous le consulat et devenu l'époux de M<sup>lle</sup> Molé de +Champlâtreux, il alla demeurer à Méry-sur-Oise, dans le château du +président Molé, et le fit réparer d'après le goût du pays où il avait +vécu si longtemps comme émigré. Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> le nomma pair de France, +le 17 août 1815. Il avait un vrai talent d'écrivain, dont témoignent +ses rapports à la Chambre haute. Celui qu'il fit, en 1816, sur le +projet de loi portant abolition du divorce est particulièrement +remarquable. Sa blessure de Quiberon s'étant rouverte dans ses +dernières années, force lui fut de se confiner chez lui; fidèle +jusqu'au bout à ses devoirs, il se faisait porter au Luxembourg toutes +les fois qu'il y croyait sa présence nécessaire. Il est mort, à Paris, +le 21 mars 1827.<a href="#footnotetag114"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a> +<strong>Note 115:</strong> René-Chrétien-Auguste, marquis de <span class="italic">Lamoignon</span>, frère +aîné de Christian, né à Paris, le 19 juin 1765. Il fut nommé +conseiller au Parlement de Paris en 1787, émigra en Angleterre et, +rentré en France sous le Consulat, se fixa dans ses terres de +Saint-Ciers-la-Lande (Gironde). Sous la Restauration, les plus belles +promesses ne purent le décider à venir à Paris. Louis-Philippe le +nomma pair de France, le 11 octobre 1832, mais il continua de résider +presque toujours à Saint-Ciers-la-Lande, où il mourut sans postérité, +le 7 avril 1845.<a href="#footnotetag115"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a> +<strong>Note 116:</strong> Pierre-Victor, baron <span class="italic">Malouet</span>, né à Riom, le 11 +février 1740. Il était intendant de la marine, à Toulon, lorsque le +tiers état de la sénéchaussée de Riom l'élut, sans scrutin et par +acclamation, député aux États-généraux. Il s'y fit remarquer par son +talent et son courage, non moins que par la fermeté de ses convictions +royalistes. Après la journée du 10 août, il passa en Angleterre. Il +rentra en France à l'époque du Consulat, fut nommé commissaire général +de la marine à Anvers, en 1803, conseiller d'État et baron de +l'Empire, en 1810. En 1812, il fut, par ordre de l'Empereur, exilé en +Lorraine comme suspect de royalisme. Malgré l'état précaire de sa +santé, il accepta du gouvernement provisoire, en 1814, les fonctions +de commissaire au département de la Marine, dont Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>, à sa +rentrée, lui remit le portefeuille ministériel. Mais il ne put +résister au travail et aux préoccupations qu'imposait cette charge, et +il mourut à la tâche, le 7 septembre 1814. Il n'avait aucune fortune; +le roi pourvut aux frais de ses funérailles. Ses <span class="italic">Mémoires</span> ont été +publiés par son petit-fils, en 1868.<a href="#footnotetag116"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a> +<strong>Note 117:</strong> Le chevalier de Panat, né en 1762, était frère de deux +députés aux États-Généraux. Il servit dans la marine, émigra en 1792, +se lia à Hambourg avec Rivarol, à Londres avec Malouet, Montlosier et +Chateaubriand, rentra en France sous le Consulat et fut employé au +ministère de la Marine. En 1814, il devint contre-amiral et secrétaire +général de l'amirauté. C'est lui qui rédigea un petit ouvrage, publié +en 1795, sous le nom d'un de ses camarades, et dans lequel on trouve +des détails intéressants sur l'affaire de Quiberon, la <span class="italic">Relation de +Chaumereix, officier de marine échappé des prisons d'Auray et de +Vannes</span>. (Voir, au tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 456, des <span class="italic">Mémoires de Malouet</span>, la +lettre du chevalier de Panat à Mallet du Pan.)<a href="#footnotetag117"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a> +<strong>Note 118:</strong> Voici le texte de la fameuse phrase, où se reconnaît, +en effet, la main de Chateaubriand: «Je ne crois pas, messieurs, quoi +qu'on puisse faire, qu'on parvienne à forcer les évêques à quitter +leur siège. Si on les chasse de leur palais, ils se retireront dans la +cabane du pauvre qu'il ont nourri. <span class="italic">Si on leur ôte une croix d'or, ils +prendront une croix de bois; c'est une croix de bois qui a sauvé le +monde</span>.»<a href="#footnotetag118"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a> +<strong>Note 119:</strong> Ou plutôt, comme on l'a vu tout à l'heure, le <span class="italic">Courrier +de Londres</span>. Ce journal auquel collaboraient Malouet, Lally-Tolendal +et Mallet du Pan, était d'un ton assez modéré. Le comte d'Artois, qui +le goûtait médiocrement, dit un jour à Montlosier: «Vous écrivez +quelquefois des sottises.—J'en entends si souvent!» répliqua celui +que Chateaubriand appellera tout à l'heure son <span class="italic">Auvernat fumeux</span>.<a href="#footnotetag119"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a> +<strong>Note 120:</strong> Montlosier, dont Chateaubriand vient de tracer un si +admirable portrait, fut, comme son compatriote, l'abbé de Pradt, un +bonhomme très particulier. Après avoir été l'un des adversaires les +plus ardents de la Révolution, après avoir, dans son livre sur la +<span class="italic">Monarchie française</span> (1814), soutenu les théories les plus +antidémocratiques, il attaqua, dans son fameux <span class="italic">Mémoire à consulter</span> +(1826) et dans plusieurs autres écrits, les <span class="italic">Jésuites, la Congrégation +et le parti-prêtre</span>, avec une âpreté qui lui valut d'être l'un des +coryphées du parti <span class="italic">libéral</span>. En 1830, il collabora au +<span class="italic">Constitutionnel</span>; appelé, en 1832, à la Chambre des pairs, il y +défendit la monarchie de juillet. Son premier livre avait été un +<span class="italic">Essai sur la théorie des volcans en Auvergne</span> (1789); il fit +paraître, en 1829, ses <span class="italic">Mémoires sur la Révolution française, le +Consulat, l'Empire, la Restauration et les principaux événements qui +l'ont suivie</span>. Ces très intéressants Mémoires sont malheureusement +restés inachevés.<a href="#footnotetag120"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a> +<strong>Note 121:</strong> Jacques Delille, né près d'Aigue-Perse, en Auvergne, le +22 juin 1738. Il émigra seulement en 1795, et se réfugia à Bâle. Après +deux ans de séjour en Suisse, il se rendit à Brunswick et de là à +Londres, où il traduisit le <span class="italic">Paradis perdu</span>, et donna une seconde +édition des <span class="italic">Jardins</span>, enrichie de nouveaux épisodes et de la +description des parcs qu'il avait eu occasion de voir en Allemagne et +en Angleterre. Rentré en France sous le Consulat, il publia +successivement, avec une vogue ininterrompue, la <span class="italic">Pitié</span>, 1803; +l'<span class="italic">Énéide</span>, 1804; <span class="italic">le Paradis perdu</span>, 1805; <span class="italic">l'Imagination</span>, 1806; +<span class="italic">les Trois règnes de la nature</span>, 1809; <span class="italic">la Conversation</span>, 1812. +C'était le fruit des vingt années précédentes. Il mourut d'apoplexie +dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 mai 1813. Son corps resta exposé pendant +plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête +couronnée de laurier, le visage légèrement peint. Paris lui fit des +funérailles triomphales.<a href="#footnotetag121"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a> +<strong>Note 122:</strong> Jean-François <span class="italic">de la Marche</span>, évêque et comte de Léon, +né en 1729 au manoir de Kerfort, paroisse d'Ergué-Gaberic, mort à +Londres, le 25 novembre 1805.<a href="#footnotetag122"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a> +<strong>Note 123:</strong> Jean-de-Dieu-Raymond de <span class="italic">Boisgelin de Cucé</span>, né à +Rennes le 17 février 1732. Évêque de Lavaur (1766), archevêque d'Aix +(1770), membre de l'Académie française (1776), élu député du clergé +aux États-Généraux par la sénéchaussée d'Aix (1789), il émigra en +Angleterre en 1791 et fit paraître à Londres une traduction des +psaumes en vers français. Après le Concordat, il fut nommé archevêque +de Tours et cardinal, et mourut le 22 août 1804.<a href="#footnotetag123"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a> +<strong>Note 124:</strong> Le marquis d'<span class="italic">Osmond</span> (1751-1838) était ambassadeur de +France à la Haye, lorsqu'éclata la Révolution. Nommé à l'ambassade de +Saint-Pétersbourg en 1791, il donna sa démission avant d'avoir rejoint +ce poste, et émigra. Sous l'Empire, il accepta de Napoléon diverses +missions diplomatiques. La première Restauration le fit ambassadeur à +Turin. Pair de France le 17 août 1815, il fut ambassadeur à Londres du +29 novembre 1815 au 2 janvier 1819.<a href="#footnotetag124"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a> +<strong>Note 125:</strong> M<sup>lle</sup> d'Osmond avait épousé le comte de Boigne, qui, +après avoir guerroyé, dans l'Inde, au service d'un prince mahratte, +était revenu en Europe avec d'immenses richesses. C'était une femme de +beaucoup d'esprit. Elle avait composé, aux environs de 1817, quelques +romans, dont le principal a pour titre <span class="italic">Une Passion dans le grand +monde</span>, et qui ne furent publiés qu'après sa mort, sous le second +Empire. Ces romans <span class="italic">d'Outre-tombe</span> parurent alors étrangement démodés +et n'eurent aucun succès.—Cette mauvaise langue de Thiébault ne +laisse pas, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, de médire quelque peu M<sup>me</sup> de Boigne. +«Le comte O'Connell, dit-il, avait sorti M. et M<sup>me</sup> d'Osmond d'une +profonde misère, en mariant M<sup>lle</sup> d'Osmond avec un M. de Boigne. Ce de +Boigne, après avoir été généralissime dans l'Inde, en avait rapporté +une fortune colossale, et, pour l'honneur de s'allier à des gens +titrés, il avait ajouté à la plus magnifique des corbeilles, douze +mille livres de rentes pour son beau-père et sa belle-mère, et six +mille pour son beau-frère, petit diable gringalet, auquel on n'avait +pas de quoi donner des souliers. Encore si, pour prix de semblables +bienfaits, ce pauvre M. de Boigne avait trouvé, fût-ce même à défaut +du bonheur, une situation tolérable; mais la mère d'Osmond, mais sa +fille le persécutèrent à ce point qu'il fut obligé d'abord de déserter +la maison conjugale, puis Paris où il comptait résider, et que, forcé +de renoncer à tout intérieur, à toute famille, à la consolation même +d'avoir des enfants, mais laissant à sa femme cent mille livres de +revenus, il se réfugia en Savoie, sa patrie; on sait tout le bien +qu'il a fait et les utiles établissements qu'il y a fondés et qui +perpétueront la mémoire de cet homme excellent, fort loin d'être sans +mérite et à tous égards digne d'un sort moins triste... Les cent mille +livres servies par le mari n'eurent d'autre fin que de couvrir d'un +vernis d'or les désordres de la femme.» <span class="italic">Mémoires du général baron +Thiébault</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 538.<a href="#footnotetag125"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a> +<strong>Note 126:</strong> Marie-Constance de Lamoignon (1774-1823). Elle avait +épousé François-Philibert-Bertrand Nompar <span class="italic">de Caumont</span>, marquis de la +Force. Norvins en parle ainsi dans son <span class="italic">Mémorial</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, page 137: +«M<sup>me</sup> de Caumont-la-Force, que je vis marier et qui a été si longtemps +la plus jolie femme de Paris.»<a href="#footnotetag126"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a> +<strong>Note 127:</strong> La duchesse <span class="italic">de Gontaut</span>, née en 1773, était fille du +comte de Montault-Navailles. Elle émigra avec sa mère à la fin de 1790 +et, après quatre années passées en Allemagne et en Hollande, elle se +réfugia en Angleterre, où elle resta jusqu'en 1814. Peu après son +arrivée à Londres, en 1794, elle y épousa le vicomte de Gontaut-Biron. +Sous la Restauration, après la naissance du duc de Bordeaux, elle fut +nommée gouvernante des Enfants de France. En 1826, le roi lui donna le +rang et le titre de duchesse. Elle s'exila de nouveau en 1830, pour +suivre la famille royale, d'abord en Angleterre, puis en Allemagne.</p> + +<p>Au mois d'avril 1834, elle rentra en France, non que son dévouement +eût faibli, mais parce que l'expression de ce dévouement, toujours +franche et vive, avait contrarié certaines influences, devenues toutes +puissantes auprès de Charles <abbr title="10">X</abbr>.—Les <span class="italic">Mémoires de madame la duchesse +de Gontaut</span> ont été publiés en 1891.<a href="#footnotetag127"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a> +<strong>Note 128:</strong> Jean-Pierre-Louis de <span class="italic">Fontanes</span>, né à Niort le 6 mars +1757. Député au Corps législatif de 1802 à 1810, président de cette +Assemblée de 1804 à la fin de 1808, membre du Sénat conservateur de +1810 à 1814, pair de France de 1814 à 1821, sauf pendant la période +des Cent-Jours; grand-maître de l'Université de 1808 à 1815; membre de +l'Académie française. Napoléon l'avait nommé comte de l'Empire, le 3 +juin 1808; Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>, par lettres patentes du 31 août 1817, lui +conféra le titre de marquis.<a href="#footnotetag128"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a> +<strong>Note 129:</strong> <span class="italic">Le Mémorial historique, politique et littéraire</span>, par +MM. <span class="italic">La Harpe, Vauxelles et Fontanes</span>, fondé 1<sup>er</sup> prairial an <abbr title="5">V</abbr> (20 +mai 1797), supprimé le 18 fructidor (4 septembre) de la même année. +Malgré sa courte durée, ce journal jeta le plus vif éclat. Fontanes, +le très spirituel abbé de Vauxelles, et La Harpe ont publié dans cette +feuille des articles du plus rare mérite. Ceux de La Harpe surtout +sont des chefs-d'œuvre. Qui voudra connaître jusqu'où pouvait +s'élever son talent devra lire le <span class="italic">Mémorial</span>.<a href="#footnotetag129"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a> +<strong>Note 130:</strong> Il vient d'être élevé par la piété filiale de madame +Christine de Fontanes; M. de Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse +notice le fronton du monument. (Paris, note de 1839) <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag130"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a> +<strong>Note 131:</strong> Les Mémoires de Cléry, valet de chambre de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, +parurent à Londres, en 1799, sous ce titre: <span class="italic">Journal de ce qui c'est +passé à la Tour du Temple pendant la captivité de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, roi de +France</span>. La même année, MM. Giguet et Michaud les imprimèrent en +France. Afin de détruire le puissant intérêt qui s'attachait à cette +publication, le Directoire fit répandre une fausse édition intitulée: +<span class="italic">Mémoires de M. Cléry sur la détention de Louis <abbr title="16">XVI</abbr></span>. L'auteur du +libelle, non content de dénaturer les faits, l'avait semé de traits +odieux contre le malheureux prince et la famille royale. Dès que Cléry +en eut connaissance, il protesta avec indignation. Sa réclamation +parut au mois de juillet 1801, dans le <span class="italic">Spectateur du Nord</span>, qui se +publiait à Hambourg.<a href="#footnotetag131"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a> +<strong>Note 132:</strong> Jean-François <span class="italic">du Theil</span>, né vers 1760, mort en 1822. +Émigré en 1790, il était revenu en 1792, pendant la captivité de Louis +<abbr title="16">XVI</abbr>, et s'était exposé aux plus grands dangers pour communiquer avec +le Roi; il avait même été arrêté dans la prison du Temple, et c'est +par une sorte de miracle qu'il s'était tiré de cette arrestation. Il +avait dû alors retourner en Allemagne. En 1795, il accompagna le comte +d'Artois dans l'expédition de l'île d'Yeu. Revenu avec lui en +Angleterre, il fut chargé, conjointement avec le duc d'Harcourt, des +affaires du Prince et de celles du comte de Provence auprès du +gouvernement anglais. Il ne rentra en France qu'en 1814, et mourut +dans le dénuement. (Léonce Pingaud, <span class="italic">Correspondance intime du comte de +Vaudreuil et du comte d'Artois pendant l'émigration</span> (1789-1815), tome +<abbr title="2">II</abbr>, page 298.)<a href="#footnotetag132"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a> +<strong>Note 133:</strong> <span class="italic">Wolfe</span> (1726-1759), général anglais, célèbre surtout +pour s'être emparé, le 13 septembre 1759, de la ville de Québec, dont +la perte entraîna pour nous celle du Canada. Dans la bataille qui +amena la prise de la ville, Wolfe fut tué à la tête de ses grenadiers +qu'il menait lui-même à la charge, pendant que, de son côté, le +commandant français, l'héroïque Montcalm, tombait mortellement blessé. +La victoire de Québec provoqua en Angleterre un immense enthousiasme. +Le Parlement vota un monument, à Westminster, pour le général Wolfe, +enseveli dans son triomphe. Le tableau de la <span class="italic">Mort du général Wolfe</span>, +par le peintre Benjamin West (1766), eut dans toute la Grande-Bretagne +un succès populaire. La gravure en fut bientôt à tous les foyers. Elle +ne laissa pas de se répandre en France même, et je me souviens de +l'avoir vue dans mon enfance, en plus d'un vieux logis.<a href="#footnotetag133"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a> +<strong>Note 134:</strong> Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> <abbr title="3">III</abbr>: <span class="italic">Fontanes et +Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag134"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a> +<strong>Note 135:</strong> Fontanes mourut le 17 mars 1821. Dès qu'il s'était +senti frappé, il avait fait demander un prêtre. Celui-ci vint dans la +nuit; le malade, en l'entendant, se réveilla de son assoupissement, +et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur: «<span class="italic">Ô mon Jésus! mon +Jésus!</span>» Le poète du <span class="italic">Jour des Morts</span> et de <span class="italic">la Chartreuse</span>, l'ami de +Chateaubriand, mourut en chrétien.<a href="#footnotetag135"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a> +<strong>Note 136:</strong> Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à septembre +1822. Il a été revu en février 1845.<a href="#footnotetag136"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a> +<strong>Note 137:</strong> M. A. Dulau était Français. Ancien bénédictin du +collège de Sorèze, il avait émigré et s'était fait libraire à Londres. +Homme d'esprit et de jugement, il rendit à ses compatriotes, et +surtout aux ecclésiastiques, de nombreux services. Sa boutique était +dans <span class="italic">Wardour-street</span>.<a href="#footnotetag137"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a> +<strong>Note 138:</strong> Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> <abbr title="4">IV</abbr>: <span class="italic">Comment fut composé +le Génie du Christianisme</span>.<a href="#footnotetag138"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a> +<strong>Note 139:</strong> C'est un vers d'Ovide:</p> +<p class="poem25"><span class="italic">Et fugiunt, freno non remorante, dies.</span><a href="#footnotetag139"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a> +<strong>Note 140:</strong> Sur M<sup>lle</sup> Caroline de Bédée, voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, la note 2 +de la page 36. Elle survécut à Chateaubriand et mourut à Dinan, le 28 +avril 1849. Écrivant, le 15 mars 1834, à sa sœur, la comtesse de +Marigny, Chateaubriand lui disait, en terminant sa lettre: «Dis mille +choses à <span class="italic">Caroline</span> et à notre famille.»<a href="#footnotetag140"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a> +<strong>Note 141:</strong> David <span class="italic">Hume</span> (1711-1776). Il a composé l'<span class="italic">Histoire de +l'Angleterre au moyen âge; l'Histoire de la maison de Tudor; +l'Histoire de l'Angleterre sous les Stuarts</span>.<a href="#footnotetag141"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a> +<strong>Note 142:</strong> Tobias-George <span class="italic">Smollett</span> (1721-1771), poète, romancier, +historien. Son <span class="italic">Histoire complète d'Angleterre, depuis la descente de +Jules-César jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle</span> (1748), continuée +ensuite jusqu'en 1760, a été traduite en français par Targe +(1759-1768, 24 vol. in-12). La partie qui va de la Révolution de 1688 +à la mort de George <abbr title="2">II</abbr> (1760) s'imprime ordinairement à la suite de +Hume, à titre de complément.<a href="#footnotetag142"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a> +<strong>Note 143:</strong> Édouard <span class="italic">Gibbon</span> (1737-1794). Son <span class="italic">Histoire de la +décadence et de la chute de l'Empire romain</span>, publiée de 1776 à 1788, +a été plusieurs fois traduite en français.<a href="#footnotetag143"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a> +<strong>Note 144:</strong> Le D<sup>r</sup> William <span class="italic">Robertson</span> (1721-1793). On lui doit une +<span class="italic">Histoire d'Écosse pendant les règnes de la reine Marie et du roi +Jacques <abbr title="6">VI</abbr> jusqu'à son avènement au trône d'Angleterre</span>; une <span class="italic">Histoire +d'Amérique</span> et une <span class="italic">Histoire de Charles-Quint, avec une Esquisse de +l'état politique et social de l'Europe, au temps de son avènement</span>.<a href="#footnotetag144"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a> +<strong>Note 145:</strong> Hugues <span class="italic">Blair</span> (1718-1801). Il avait publié, en 1783, +un cours de rhétorique et de belles-lettres.<a href="#footnotetag145"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a> +<strong>Note 146:</strong> Samuel Johnson (1709-1784). Son <span class="italic">Dictionnaire anglais</span> +(1755) est resté classique.<a href="#footnotetag146"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a> +<strong>Note 147:</strong> Le <span class="italic">Spectator</span>, fondé en 1711, par Steele et Addison, a +paru pendant deux ans, de janvier 1711 à décembre 1712. Cette feuille +était censée rédigée par les membres d'un club, dont le Spectateur +n'était que le secrétaire. Parmi les personnages ainsi inventés se +trouvait un sir Roger de Caverley, type du bon vieux gentilhomme +campagnard, qu'Addison adopta et qui devint, sous sa plume, un +personnage exquis.<a href="#footnotetag147"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a> +<strong>Note 148:</strong> Edmond <span class="italic">Burke</span> (1730-1797). Quoique le principal +orateur du parti whig, il se prononça avec ardeur contre la Révolution +française, dont il fut, avec Joseph de Maistre, le plus éloquent +adversaire. Ses <span class="italic">Réflexions sur la Révolution de France</span>, publiées en +1790, furent un événement européen.<a href="#footnotetag148"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a> +<strong>Note 149:</strong> Balstrode <span class="italic">Whitelocke</span> (1605-1676). Il joua un rôle +important dans le parti parlementaire, pendant la Révolution +d'Angleterre, et a laissé des Mémoires (<span class="italic" lang="en">Memorials of the english +affairs</span>), qui constituent de bons matériaux pour l'histoire de son +temps.<a href="#footnotetag149"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a> +<strong>Note 150:</strong> C'est la traduction abrégée du sonnet <abbr title="71">LXXI</abbr> de +<span lang="en">Shakespeare</span>. Chateaubriand n'a traduit ni les trois premiers, ni les +deux derniers vers.<a href="#footnotetag150"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a> +<strong>Note 151:</strong> Samuel <span class="italic">Richardson</span> (1689-1761). Il n'a publié que +trois romans, mais qui eurent tous les trois une vogue prodigieuse, +<span class="italic">Paméla ou la Vertu récompensée</span> (1740), <span class="italic">Clarisse Harlowe</span> (1748), +l'<span class="italic">Histoire de sir Charles Grandison</span> (1753). Leur succès fut +peut-être encore plus grand en France qu'en Angleterre.<a href="#footnotetag151"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a> +<strong>Note 152:</strong> Henry <span class="italic">Fielding</span> (1707-1754), auteur de <span class="italic">Joseph +Andrews</span>, de <span class="italic">Jonathan Wild</span>, d'<span class="italic">Amélia</span> et de <span class="italic">Tom Jones</span>. Ce dernier +roman est un chef-d'œuvre, qui a été rarement égalé. Lord <span lang="en">Byron</span> n'a +pas craint d'appeler Fielding «l'Homère en prose de la nature +humaine».<a href="#footnotetag152"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a> +<strong>Note 153:</strong> Laurence <span class="italic">Sterne</span> (1713-1768) auteur de <span class="italic">Tristram +Shandy</span> et du <span class="italic">Voyage sentimental</span>.<a href="#footnotetag153"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a> +<strong>Note 154:</strong> <span class="italic">Le Vicaire de Wakefield</span>, d'Olivier Goldsmith, avait +paru en 1766.<a href="#footnotetag154"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a> +<strong>Note 155:</strong> <span class="italic">Caleb William</span>, par William Godwin, fut publié en +1794; <span class="italic">le Moine</span>, par Matthew-Gregory Lewis, parut en 1795.<a href="#footnotetag155"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a> +<strong>Note 156:</strong> Anne <span class="italic">Ward</span>, dame <span class="italic">Radcliffe</span> (1764-1823). Le plus +célèbre de ses romans, <span class="italic">les Mystères d'Udolphe</span>, est de 1794.<a href="#footnotetag156"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a> +<strong>Note 157:</strong> Anna-Lœtitia <span class="italic">Aikin</span>, Miss Barbauld (1743-1825). On +lui doit une édition des <span class="italic">Romanciers anglais</span>, en 50 volumes.<a href="#footnotetag157"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a> +<strong>Note 158:</strong> Miss Maria <span class="italic">Edgeworth</span> (1766-1849). Ses <span class="italic">Contes +populaires</span>, ses <span class="italic">Contes de la vie fashionable</span>, et ses nombreux +romans témoignent d'une rare puissance d'invention et d'une véritable +originalité.<a href="#footnotetag158"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a> +<strong>Note 159:</strong> Miss Francis <span class="italic">Burney</span>, madame d'<span class="italic">Arblay</span> (1752-1840). +Son premier roman, <span class="italic">Évelina ou l'entrée d'une jeune dame dans le +monde</span>, publié en 1778, sous le voile de l'anonyme, eut une vogue +considérable. Les deux qui suivirent, <span class="italic">Cecilia</span> (1782) et <span class="italic">Camilla</span> +(1796) n'obtinrent pas moins de succès. Elle avait épousé, en 1793, un +émigré français, M. d'Arblay, colonel d'artillerie.<a href="#footnotetag159"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a> +<strong>Note 160:</strong> La traduction du <span class="italic">Gœtz de Berlichingen</span>, de +Gœthe, parut en 1799.<a href="#footnotetag160"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a> +<strong>Note 161:</strong> Lamartine a dit de même, dans sa <span class="italic">Réponse aux Adieux de +Walter Scott</span>:</p> + +<p class="poem">La main du tendre enfant peut t'ouvrir au hasard,<br> + Sans qu'un mot corrupteur étonne son regard,<br> + Sans que de tes tableaux la suave décence<br> + Fasse rougir un front couronné d'innocence.<a href="#footnotetag161"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a> +<strong>Note 162:</strong> William <span class="italic">Cowper</span> (1731-1800). Cowper est par excellence +le poète de la vie domestique.<a href="#footnotetag162"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a> +<strong>Note 163:</strong> Robert <span class="italic">Burns</span> (1759-1796). Le poète-laboureur, <span class="italic" lang="en">the +Ploughman of Ayrshire</span>, comme on l'appelait en Écosse, fut un +admirable poète, que n'a point, tant s'en faut, égalé Bérenger, à qui +on l'a, bien à tort, trop souvent comparé.<a href="#footnotetag163"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a> +<strong>Note 164:</strong> Thomas <span class="italic">Moore</span> (1779-1852). Outre de nombreux et très +remarquables ouvrages en prose, tels que <span class="italic">Lalla-Rookh</span>, roman +oriental, où se trouvent quatre épisodes en vers, il a composé +d'admirables poésies, les <span class="italic">Mélodies irlandaises</span> et les <span class="italic">Amours des +anges</span>. Dépositaire des <span class="italic">Mémoires</span> de lord <span lang="en">Byron</span>, il eut +l'impardonnable faiblesse de les détruire.<a href="#footnotetag164"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a> +<strong>Note 165:</strong> Thomas <span class="italic">Campbell</span> (1777-1844). Le premier et le +meilleur de ses ouvrages, les <span class="italic">Plaisirs de l'espérance</span>, parut en +1799.<a href="#footnotetag165"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a> +<strong>Note 166:</strong> Samuel <span class="italic">Rogers</span> (1762-1855), le banquier-poète, auteur +des <span class="italic">Plaisirs de la mémoire</span>, de la <span class="italic">Vie humaine</span>, de l'<span class="italic">Italie</span> et de +<span class="italic">Christophe Colomb</span>, fragment d'épopée. Le plus riche des poètes de +son temps, il se donna le luxe de publier une édition de ses <span class="italic">Poèmes</span>, +en deux volumes ornés de vignettes gravées par les premiers peintres +anglais modernes. Cette édition lui coûta la bagatelle de quinze mille +livres (375,000 francs).<a href="#footnotetag166"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a> +<strong>Note 167:</strong> George <span class="italic">Crabbe</span> (1754-1832). Dans le <span class="italic">Village</span> (1783) +et le <span class="italic">Registre de paroisse</span> (1807), il a peint avec un merveilleux +talent et une simplicité pleine de poésie les scènes de la vie +commune.<a href="#footnotetag167"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a> +<strong>Note 168:</strong> William <span class="italic">Wordsworth</span> (1770-1850), auteur des <span class="italic">Ballades +lyriques</span> (1798), d'un recueil de <span class="italic">Poèmes</span> (1807), qui contient +quelques-unes de ses meilleurs pièces, des <span class="italic">Excursions</span> (1814), poème +en neuf chants sur la nature morale de l'homme. Il fut sans rival dans +le sonnet.<a href="#footnotetag168"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a> +<strong>Note 169:</strong> Robert <span class="italic">Southey</span> (1774-1843), poète, historien et +critique, un des écrivains les plus féconds du <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle. Il a +composé quatre ou cinq grandes épopées, dont la plus célèbre, +<span class="italic">Rodrigue, le dernier des Goths</span>, parut en 1814. Il fut, avec son +beau-frère Coleridge (que Chateaubriand a omis de citer), et avec +Wordsworth, un des trois poètes de l'école des lacs ou <span class="italic">lakiste</span>.<a href="#footnotetag169"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a> +<strong>Note 170:</strong> James-Henri-Leigh <span class="italic">Hunt</span> (1784-1859). Prosateur +éminent, il se fit aussi une brillante réputation comme poète par +l'alliance de la richesse de l'imagination et du style avec la grâce +et la mélancolie du sentiment. Ses principales œuvres poétiques +sont: la <span class="italic">Fête des poètes</span> (1815); <span class="italic">Rimini</span> (1816); <span class="italic">Plume et épée</span> +(1818); <span class="italic">Contes en vers</span> (1833); le <span class="italic">Palefroi</span> (1842).<a href="#footnotetag170"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a> +<strong>Note 171:</strong> James-Sheridan <span class="italic">Knowles</span> (1784-1862), poète dramatique. +L'imitation de <span lang="en">Shakespeare</span> est visible dans toutes ses œuvres. Les +principales sont des tragédies: <span class="italic">Caïus Gracchus, Virginius, Alfred le +Grand, Guillaume Tell, Jean de Procida</span>, la <span class="italic">Rose d'Aragon</span>, etc. On +cite parmi ses comédies: le <span class="italic">Mendiant de Bethnal-Green</span>, le <span class="italic">Bossu</span>, +la <span class="italic">Malice d'une femme</span>, la <span class="italic">Chasse d'amour</span>, la <span class="italic">Vieille fille</span>, le +<span class="italic">Secrétaire</span>.<a href="#footnotetag171"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a> +<strong>Note 172:</strong> Henri-Richard <span class="italic">Vassall-Fox</span>, troisième lord <span class="italic">Holland</span> +(1773-1840). Il était le neveu du célèbre Charles Fox. Homme politique +et l'un des membres influents du parti whig, il cultivait les lettres +et avait fait paraître en 1806 un ouvrage sur la <span class="italic">Vie et les écrits de +Lope de Vega</span>. Après sa mort, on a publié de lui: <span class="italic">Souvenirs de +l'étranger</span> et <span class="italic">Mémoires du parti whig à mon époque</span>.<a href="#footnotetag172"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a> +<strong>Note 173:</strong> George <span class="italic">Canning</span> (1770-1827), un des plus grands +orateurs de l'Angleterre. Il avait un remarquable talent de +versification, qu'il employa surtout à ridiculiser ses adversaires +politiques. Sa parodie des <span class="italic">Brigands</span> de Schiller et son poème sur la +<span class="italic">Nouvelle morale</span> sont deux satires mordantes dirigées contre les +principes et les hommes de la Révolution française. Dans un autre ton, +il a écrit une admirable pièce sur la mort de son fils aîné.<a href="#footnotetag173"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a> +<strong>Note 174:</strong> John Wilson <span class="italic">Croker</span> (1780-1857). Homme politique comme +Canning et lord Holland, membre du parlement et, au besoin, membre +d'un cabinet tory, il se livra néanmoins avec ardeur à ses goûts +littéraires, multipliant les livres d'histoire et les écrits de +circonstance, critique infatigable et poète à ses heures pour chanter +les victoires anglaises, <span class="italic">Trafalgar</span> ou <span class="italic">Talavera</span>. En 1809, pour +répondre à la <span class="italic">Revue d'Edimbourg</span>, il avait, d'accord avec Walter +Scott, Gifford, George Ellis, Frère et Southey, fondé la <span class="italic">Quaterly +Review</span>, organe du parti tory. Il en fut, pendant de longues années, +le principal rédacteur.<a href="#footnotetag174"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a> +<strong>Note 175:</strong> La mort de Burns est du 21 juillet 1796 et celle de +Cowper du 25 avril 1800; William Mason, auteur du <span class="italic">Jardin anglais</span>, +poème descriptif en quatre livres, mourut en 1797.<a href="#footnotetag175"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a> +<strong>Note 176:</strong> <span lang="en">Darwin</span> mourut le 18 août 1802, et Beattie en +1803.—Erasmus <span class="italic" lang="en">Darwin</span> (1731-1802), médecin et poète, auteur du +<span class="italic">Jardin botanique, des Amours des plantes</span> et du <span class="italic">Temple de la +nature</span>. Son petit-fils, Charles-Robert <span lang="en">Darwin</span>, a conquis, à son tour, +une grande célébrité par son livre sur l'<span class="italic">Origine des espèces par voie +de sélection naturelle</span> (1859).—James <span class="italic">Beattie</span> (1735-1803) a publié, +outre son poème du <span class="italic">Ménestrel</span>, plusieurs ouvrages de philosophie +morale. Chateaubriand, dans son <span class="italic">Essai sur la littérature anglaise</span>, +lui a consacré tout un chapitre.<a href="#footnotetag176"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a> +<strong>Note 177:</strong> On lit dans la préface des <span class="italic">Mélanges</span> de Chateaubriand +(<span class="italic">Œuvres complètes</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="22">XXII</abbr>), au sujet d'Ossian «Lorsqu'en 1793 la +révolution me jeta en Angleterre, j'étais grand partisan du Barde +écossais: j'aurais, la lance au poing, soutenu son existence envers et +contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une +foule de poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par +divers auteurs, étaient indubitablement, à mes yeux, du père d'Oscar, +tout aussi bien que les manuscrits runiques de Macpherson. Dans +l'ardeur de mon admiration et de mon zèle, tout malade et tout occupé +que j'étais, je traduisis quelques productions <span class="italic">ossianiques</span> de John +Smith. Smith n'est pas l'inventeur du genre; il n'a pas la noblesse et +la verve épique de Macpherson; mais peut-être son talent a-t-il +quelque chose de plus élégant et de plus tendre... J'avais traduit +Smith presque en entier: Je ne donne que les trois poèmes de <span class="italic">Dargo</span>, +de <span class="italic">Duthona</span> et de <span class="italic">Gaul</span>...»<a href="#footnotetag177"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a> +<strong>Note 178:</strong> C'est le début de l'une des pièces du recueil publié +par lord <span lang="en">Byron</span> en 1807 sous ce titre: <span class="italic">Heures de paresse</span>. Le poète +n'avait encore que dix-neuf ans.<a href="#footnotetag178"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a> +<strong>Note 179:</strong> <span class="italic">Vers écrits sous un ormeau dans le cimetière d'Harrow</span> +et datés du 2 septembre 1807. C'est par cette pièce que se terminent +les <span class="italic">Heures de paresse</span>.<a href="#footnotetag179"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a> +<strong>Note 180:</strong> <span class="italic">Voyage en France, en Espagne et en Italie pendant les +années 1787-1789</span>, par Arthur Young.<a href="#footnotetag180"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a> +<strong>Note 181:</strong> <span class="italic">Les Martyrs</span>, livre <abbr title="4">IV</abbr>.<a href="#footnotetag181"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a> +<strong>Note 182:</strong> <span class="italic">Lettres</span> de Cicéron, lib. <abbr title="4">IV</abbr>, épist. <abbr title="5">V</abbr>, <span class="italic">ad +Familiares</span>.<a href="#footnotetag182"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a> +<strong>Note 183:</strong> Il s'agit ici, non précisément d'un article, mais d'une +<span class="italic">Notice sur lord <span lang="en">Byron</span></span>, publiée dans la <span class="italic">Biographie universelle</span> de +Michaud, et reproduite dans les <span class="italic">Études de littérature ancienne et +étrangère</span>, par M. Villemain.<a href="#footnotetag183"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a> +<strong>Note 184:</strong> <span class="italic">De la littérature considérée dans ses rapports avec +l'état moral et politique des nations</span>, par M<sup>me</sup> de Staël. Le livre de +M<sup>me</sup> de Staël ayant paru en 1800, avant <span class="italic">Atala</span> et le <span class="italic">Génie du +christianisme</span>, celle-ci était assurément excusable de n'avoir point +nommé Chateaubriand, et elle eût pu lui répondre:</p> + +<p class="poem25">Comment l'aurais-je fait si vous n'étiez pas né?<a href="#footnotetag184"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a> +<strong>Note 185:</strong> Teresa Gamba, comtesse <span class="italic">Guiccioli</span>, née à Ravenne en +1802, célèbre par sa liaison avec lord <span lang="en">Byron</span>. En 1831, veuve de son +mari et... et de lord <span lang="en">Byron</span>, elle épousa le marquis de Boissy, qui +avait été attaché à l'ambassade de Chateaubriand à Rome et l'un de ses +protégés. Le marquis de Boissy, pair de France sous Louis-Philippe et +sénateur sous le second empire, est resté le type du parfait +interrupteur. L'ex-comtesse Guiccioli a fait paraître, en 1863, deux +volumes de souvenirs sur l'auteur de <span class="italic">Childe-Harold</span>, publiés sous ce +titre: <span class="italic"><span lang="en">Byron</span> jugé par des témoins de sa vie</span>.<a href="#footnotetag185"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a> +<strong>Note 186:</strong> Miss <span class="italic">Milbanks</span>, fille de sir Ralph Milbanks-Noël, +héritière de la fortune et des titres de Wentworth, avait épousé lord +<span lang="en">Byron</span> le 2 janvier 1815. Après un an de mariage et la naissance d'une +fille qui fut nommée Ada, lady <span lang="en">Byron</span> se retira chez son père et ne +voulut plus revoir son époux. «La persévérance de ses refus, dit +Villemain, et la discrétion de ses plaintes accusent également <span lang="en">Byron</span>, +qui, n'eût-il pas eu d'autres torts, appelait sur lui la malignité des +oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la faute +impardonnable de tourner en ridicule celle qui portait son nom.»<a href="#footnotetag186"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a> +<strong>Note 187:</strong> Voir le <span class="italic">Domesday book</span>. <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag187"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a> +<strong>Note 188:</strong> C'est un vers de La Harpe dans son poème sur la +Révolution. Sans doute, le sens et l'énergie de ce vers plaisaient +tout particulièrement à Chateaubriand, car il lui arrivera encore de +le citer dans ce même volume.<a href="#footnotetag188"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a> +<strong>Note 189:</strong> Village du comté de Surrey, à treize kilomètres O. de +Londres, sur la rive droite de la Tamise. Kew possède un château +royal, célèbre par son observatoire et son jardin botanique, un des +plus riches qu'il y ait au monde.<a href="#footnotetag189"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a> +<strong>Note 190:</strong> Voir plus haut, page <a href="#page111">111</a>, la note sur Peltier.<a href="#footnotetag190"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a> +<strong>Note 191:</strong> William <span class="italic">Herschell</span> (1738-1822). Le roi George <abbr title="3">III</abbr> lui +avait donné, au bourg de Slough, une habitation voisine de son château +de Windsor. Le célèbre astronome eut pour auxiliaires dans la +construction de ses télescopes et dans ses observations son frère +Alexandre et sa sœur Caroline, qui mourut, presque centenaire, en +1848.<a href="#footnotetag191"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a> +<strong>Note 192:</strong> <span class="italic">Le Purgatoire</span>, chant <abbr title="8">VIII</abbr>, vers 5.<a href="#footnotetag192"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a> +<strong>Note 193:</strong> Elle a été insérée par Chateaubriand au tome <abbr title="22">XXII</abbr> de +ses <span class="italic">Œuvres complètes</span>. «S'il a fait, dit Sainte-Beuve, de bien +mauvais vers et de médiocres, il en a trouvé quelques-uns de tout à +fait beaux et poétiques. Il est bien au-dessus de Marie-Joseph Chénier +dans la traduction du <span class="italic">Cimetière de Gray</span>.» (<span class="italic">Chateaubriand et son +groupe littéraire</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 98.)<a href="#footnotetag193"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a> +<strong>Note 194:</strong> Caroline-Amélia-Augusta de <span class="italic">Brunswick-Wolfenbüttel</span>, +née en 1768, avait épousé en 1795 le prince de Galles, depuis George +<abbr title="4">IV</abbr>. Profondément attaché à Mistress Fitzherbert, à laquelle il s'était +uni par un mariage entaché de nullité, celui-ci n'avait consenti à +cette union que pour obtenir du roi son père le payement de ses +dettes. Aussitôt après la naissance de leur fille, la princesse +Charlotte (mariée en 1816 au prince Léopold de Cobourg et morte en +couches l'année suivante), le prince et la princesse de Galles +s'étaient séparés d'un commun accord (1796). En 1806, le prince +provoqua une enquête judiciaire sur la conduite de sa femme, qu'il +accusait d'avoir donné le jour à un enfant illégitime. Le roi George +<abbr title="3">III</abbr> prit parti pour sa belle-fille, et l'enquête n'eut pas de +résultat. Appelé au trône en 1820, George <abbr title="4">IV</abbr>, non content de se +refuser à reconnaître à sa femme le titre et les prérogatives royales, +introduisit contre elle au parlement un bill dans lequel il demandait +le divorce pour cause d'adultère de la reine avec un ancien valet de +pied nommé Bergami. Après de longs débats, dans lesquels Brougham, +avocat de la reine Caroline, fit preuve de la plus rare habileté et de +la plus puissante éloquence, le bill fut retiré par le gouvernement (6 +novembre 1820). Mais au mois de juillet de l'année suivante, l'entrée +de Westminster fut refusée à la reine le jour du couronnement de +George <abbr title="4">IV</abbr>. Le dépit qu'elle conçut de cet affront ne fut pas étranger +à sa fin survenue quelques jours plus tard.<a href="#footnotetag194"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a> +<strong>Note 195:</strong> Sur MM. de Lamoignon, voir ci-dessus la note 1 de la +page <a href="#page154">154</a>.—Leur sœur, Marie-Catherine, née le 3 mars 1759, avait +épousé Henri-Cardin-Jean-Baptiste, marquis d'Aguesseau, seigneur de +Fresne, avocat général au Parlement, lequel devint membre de +l'Académie française (1787), député à la Constituante de 1789, +sénateur de l'Empire (1805), pair de la Restauration (1814). Madame +d'Aguesseau est morte en 1849, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.<a href="#footnotetag195"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a> +<strong>Note 196:</strong> Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> <abbr title="5">V</abbr>: la <span class="italic">Rentrée en +France</span>.<a href="#footnotetag196"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a> +<strong>Note 197:</strong> Ce livre, commencé à Dieppe en 1836, a été terminé à +Paris en 1837. Il a été revu en décembre 1846.<a href="#footnotetag197"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a> +<strong>Note 198:</strong> Le duc de La Rochefoucauld.<a href="#footnotetag198"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a> +<strong>Note 199:</strong> La duchesse de Berry, dans les derniers temps de la +Restauration, avait mis à la mode la plage de Dieppe; elle y allait +chaque année, avec ses enfants, dans la saison des bains de mer.<a href="#footnotetag199"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a> +<strong>Note 200:</strong> Les lettres adressées par Chateaubriand au <span class="italic">citoyen +Fontanes</span>, en 1800 et 1801, portent cette suscription: <span class="italic">Rue +Saint-Honoré, près le passage Saint-Roch</span>, ou bien: <span class="italic">Rue Saint-Honoré, +n<sup>o</sup> 85, près de la rue Neuve-du-Luxembourg</span>.<a href="#footnotetag200"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a> +<strong>Note 201:</strong> Il avait sa librairie <span class="italic">rue Jacob, n<sup>o</sup> 1186</span>. On +numérotait alors les maisons par quartier et non par rue.<a href="#footnotetag201"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a> +<strong>Note 202:</strong> Chateaubriand, à cette date, était à la lettre, sans le +sou. Le 30 juillet 1800, il écrivait à Fontanes:</p> + +<p>«Je vous envoie, mon cher ami, un Mémoire que de Sales m'a laissé pour +vous:</p> + +<p>«Rendez-moi deux services; «Donnez-moi d'abord un mot pour le médecin. +«Tâchez ensuite de m'emprunter vingt-cinq louis.</p> + +<p>«J'ai reçu de mauvaises nouvelles de ma famille, et je ne sais plus +comment faire pour attendre l'autre époque de ma fortune, chez +Migneret. Il est dur d'être inquiet sur ma vie pendant que j'achève +l'œuvre du Seigneur. Juste et belle Révolution! Ils ont tout vendu. +Me voilà comme au sortir du ventre de ma mère, car mes chemises même +ne sont pas françaises. Elles sont de la charité d'un autre peuple. +Tirez-moi donc d'affaire, si vous le pouvez, mon cher ami. Vingt-cinq +louis me feront vivre jusqu'à la publication qui décidera de mon sort. +Alors le livre paiera tout, si tel est le bon plaisir de Dieu, qui +jusqu'à présent ne m'a pas été très favorable.</p> + +<p>«Tout à vous,</p> + +<p class="left60">«LA SAGNE.»</p> + +<p>La lettre porte pour suscription: <span class="italic">Au citoyen Fontanes, rue Honoré</span>.<a href="#footnotetag202"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a> +<strong>Note 203:</strong> Cette lettre à M<sup>me</sup> de Staël avait exactement pour +titre: <span class="italic">Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage +de M<sup>me</sup> de Staël (De la littérature considérée dans ses rapports avec +la morale, etc.)</span>. Cette lettre était signée: l'<span class="italic">Auteur du Génie du +Christianisme</span>. Elle fut imprimée dans le <span class="italic">Mercure</span> du 1<sup>er</sup> nivôse an +<abbr title="9">IX</abbr> (22 décembre 1800). C'est un des plus éloquents écrits de +Chateaubriand. Il figure maintenant dans toutes les éditions du <span class="italic">Génie +du Christianisme</span>, auquel il se rattache de la façon la plus étroite.<a href="#footnotetag203"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a> +<strong>Note 204:</strong> Voici cette lettre:</p> + +<p class="add3em">«CITOYEN,</p> + +<p>«Dans mon ouvrage sur le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, ou <span class="italic">les Beautés de +la religion chrétienne</span>, il se trouve une partie entière consacrée à +la <span class="italic">poétique du Christianisme</span>. Cette partie se divise en quatre +livres: poésie, beaux-arts, littérature, harmonies de la religion avec +les scènes de la nature et les passions du cœur humain. Dans ce +livre, j'examine plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les +précédents, tels que les effets des ruines gothiques comparées aux +autres sortes de ruines, les sites des monastères dans la solitude, +etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages en +Amérique, et écrite sous les huttes mêmes des sauvages; elle est +intitulée <span class="italic">Atala</span>, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire +s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait +un tort infini, je me vois obligé de l'imprimer à part, avant mon +grand ouvrage.</p> + +<p>«Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre, +vous me rendriez un important service.</p> + +<p>«J'ai l'honneur d'être, etc.»</p> + +<p>La lettre est signée: <span class="italic">l'Auteur du Génie du Christianisme</span>. Elle parut +dans le <span class="italic">Journal des Débats</span>, du 10 germinal, an <abbr title="9">IX</abbr> (31 mars 1801).<a href="#footnotetag204"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a> +<strong>Note 205:</strong> Fontanes, dans le <span class="italic">Mercure</span> du 16 germinal an <abbr title="9">IX</abbr> (6 +avril 1801), annonçait, en ces termes, la publication prochaine +d'<span class="italic">Atala</span>: «L'auteur est le même dont on a déjà parlé plus d'une fois, +en annonçant son grand travail sur les beautés morales et poétiques du +christianisme. Celui qui écrit l'aime depuis douze ans et il l'a +retrouvé, d'une manière inattendue, dans des jours d'exil et de +malheurs; mais il ne croit pas que les illusions de l'amitié se mêlent +à ses jugements.»—Le <span class="italic">Journal des Débats</span>, dans sa feuille du 27 +germinal (17 avril) annonça que le petit volume venait de paraître +<span class="italic">chez Migneret, rue Jacob n<sup>o</sup> 1186</span>. C'était un petit in-12 de <span class="smcap">xxiv</span> et +210 pages de texte, avec ce titre: <span class="italic">Atala ou les amours de deux +sauvages dans le désert</span>.<a href="#footnotetag205"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a> +<strong>Note 206:</strong> Un Allemand, qui se faisait appeler <span class="italic">Curtius</span>, avait +installé à Paris, vers 1770, un <span class="italic">Cabinet</span> de figure en cire coloriées, +reproduisant, sous leur costume habituel, les personnages fameux morts +ou vivants. Ses deux salons, établis au Palais-Royal et au boulevard +du Temple, étaient consacrés, l'un aux grands hommes, l'autre aux +scélérats. Tous les deux, le second surtout, attirèrent la foule, et +leur vogue, que la Révolution n'avait fait qu'accroître, se maintint +sous le Consulat et l'Empire. Les salons de figures de cire restèrent +ouverts, au boulevard du Temple, jusqu'à la fin du règne de +Louis-Philippe. Ils émigrèrent alors en province, et il arrive +qu'aujourd'hui encore on en rencontre quelquefois dans les foires de +village. Seulement, on n'y trouve plus de grands hommes: les scélérats +seuls sont restés.<a href="#footnotetag206"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a> +<strong>Note 207:</strong> Marie-Joseph Chénier—qui aura justement pour +successeur à l'Académie l'auteur d'<span class="italic">Atala</span>—fut le plus ardent à +critiquer l'œuvre nouvelle, à la couvrir de moqueries en vers et en +prose. Sa longue satire des <span class="italic">Nouveaux Saints</span> lui est en grande partie +consacrée:</p> + +<p class="poem">J'entendrai les sermons prolixement diserts<br> + Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.<br> + Ô terrible Atala! tous deux avec ivresse<br> + Courons goûter encore les plaisirs de la messe.</p> + +<p>Un petit volume, attribué à Gadet de Gassicourt et qui eut aussitôt +plusieurs éditions, avait pour titre: <span class="italic">Atala, ou les habitants du +désert, parodie d'<span class="smcap">ATALA</span>, ornée de figures de rhétorique.—Au grand +village</span>, chez Gueffier jeune, an <abbr title="9">IX</abbr>.</p> + +<p>L'année suivante paraissaient deux volumes intitulés: <span class="italic">Résurrection +d'Atala et son voyage à Paris</span>. M<sup>me</sup> de Beaumont les signalait en ces +termes à Chênedollé, dans une lettre du 25 août 1802: «On a fait une +<span class="italic">Résurrection d'Atala</span> en deux volumes. Atala, Chactas et le Père +Aubry ressuscitent aux ardentes prières des Missionnaires. Ils partent +pour la France; un naufrage les sépare: Atala arrive à Paris. On la +mène chez Feydel (l'un des rédacteurs du <span class="italic">Journal de Paris</span> à cette +époque) qui parie deux cents louis qu'elle n'est pas une vraie +Sauvage; chez l'abbé Morellet, qui trouve la plaisanterie mauvaise; +chez M. de Chateaubriand, qui lui fait vite bâtir une hutte dans son +jardin, qui lui donne un dîner où se trouvent les élégantes de Paris: +on discute avec lui très poliment les prétendus défauts d'Atala. On va +ensuite au bal des Étrangers où plusieurs femmes du moment passent en +revue, enfin à l'église où l'on trouve le Père Aubry disant la messe +et Chactas la servant. La reconnaissance se fait, et l'ouvrage finit +par une mauvaise critique du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. Vous croiriez, +d'après cet exposé, que l'auteur est païen. Point du tout. Il tombe +sur les philosophes; il assomme l'abbé Morellet, et il veut être plus +chrétien que M. de Chateaubriand. La plaisanterie est plus étrange +qu'offensante; mais on cherche à imiter le style de notre ami, et cela +me blesse. Le bon esprit de M. Joubert s'accommode mieux de toutes ces +petites attaques que moi qui justifie si bien la première partie de ma +devise: «<span class="italic">Un souffle m'agite</span>.»—En annonçant cette <span class="italic">Résurrection +d'Atala</span>, le <span class="italic">Mercure</span> disait (4 septembre 1802): «Encore deux volumes +sur <span class="italic">Atala</span>! En vérité elle a déjà donné lieu à plus de critiques et +de défenses que la philosophie de Kant n'a de commentaires.»<a href="#footnotetag207"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a> +<strong>Note 208:</strong> Chateaubriand se venge ici très spirituellement de +l'abbé Morellet (l'abbé <span class="italic">mords-les</span>, disait Voltaire) et de sa +brochure de 72 pages: <span class="italic">Observations critiques sur le roman intitulé +ATALA</span>. L'abbé Morellet, «qui n'appartenait à l'église, dit Norvins +(<span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du costume +et par un prieuré tout entier», était un homme de talent et de bon +sens, mais d'un talent un peu sec et d'un bon sens un peu court. Vieil +encyclopédiste, classique impénitent, il ne comprit rien aux +nouveautés d'<span class="italic">Atala</span>, de <span class="italic">René</span> et du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, aussi +dépaysé devant les premiers chefs-d'œuvre du jeune Chateaubriand +que les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les Wurmser, +devant les premières victoires du jeune Bonaparte.<a href="#footnotetag208"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a> +<strong>Note 209:</strong> Dans une lettre à Chênedollé, du 26 juillet 1820, +Chateaubriand, qui venait d'être nommé à l'ambassade de Berlin, +rappelait à son ami le <span class="italic">bon temps</span> où ils fréquentaient ensemble le +petit café des Champs-Élysées: «... Ceci n'est pas un adieu, lui +écrivait-il; nous nous reverrons, nous finirons nos jours ensemble +dans cette grande Babylone qu'on aime toujours en la maudissant, et +nous nous rappellerons le bon temps de nos misères où nous prenions le +détestable café de M<sup>me</sup> Rousseau.»<a href="#footnotetag209"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a> +<strong>Note 210:</strong> <span class="italic">Marie-Anne Bonaparte</span>, dite <span class="italic">Élisa</span> (1774-1820), +mariée en 1797 à son compatriote Félix-Pascal Bacciochi; princesse de +Lucques et de Piombino en 1805, grande-duchesse de Toscane de 1808 à +1814; elle prit, en 1815, le titre de comtesse de Compignano. «Elle +protégeait hautement le poète Fontanes», dit le baron de Méneval dans +ses <span class="italic">Mémoires</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 67.<a href="#footnotetag210"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a> +<strong>Note 211:</strong> «M. de Chateaubriand, revenu de l'émigration avant +l'amnistie, avait été présenté par M. de Fontanes, son ami intime, à +M<sup>me</sup> Bacciochi, sœur du Premier Consul, et à son frère Lucien +Bonaparte. Le frère et la sœur se déclarèrent les protecteurs de M. +de Chateaubriand.» <span class="italic">Mémoires du baron de Méneval</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, page 84.<a href="#footnotetag211"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a> +<strong>Note 212:</strong> Le château du Plessis-Chamant.<a href="#footnotetag212"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a> +<strong>Note 213:</strong> En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de dix-neuf ans, était +garde-magasin des subsistances à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin +s'appelait alors Marathon, et Lucien s'appelait <span class="italic">Brutus</span>. Brutus fit +la cour à la sœur de l'aubergiste chez qui il logeait. Elle avait +deux ans de plus que lui, n'avait reçu nulle instruction, ne savait +pas même signer son nom—Catherine Boyer. Il l'épousa, le 15 floréal +an <abbr title="2">II</abbr> (4 mai 1794), par devant Jean-Baptiste Garnier, membre du +Conseil général de la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne +parut à ce mariage, pour lequel il s'était bien gardé de demander le +consentement de sa mère et dont l'acte se trouvait entaché des +illégalités les plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800, il +épousa, deux ans après, Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de +Bleschamp, femme divorcée de Jean-François-Hippolyte Jouberthon, +ex-agent de change à Paris. La seconde femme de Lucien mourut +seulement en 1855.<a href="#footnotetag213"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a> +<strong>Note 214:</strong> Passy, dans l'Yonne, petit village voisin d'Étigny, et +à quelques kilomètres de Sens.<a href="#footnotetag214"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a> +<strong>Note 215:</strong> Le comte de Montmorin, père de M<sup>me</sup> de Beaumont, ne +périt point sur l'échafaud; il fut massacré à l'Abbaye le 2 septembre +1792. «Percé de plusieurs coups en plein corps, dit M. Marcellin +Boudet dans son livre sur <span class="italic">la Justice révolutionnaire en Auvergne</span>, +haché, coupé, tailladé, il vivait encore. Ses bourreaux l'empalèrent +et le portèrent ainsi aux portes de l'Assemblée nationale.» Le +lendemain, 3 septembre, son cousin, Louis-Victor-Hippolyte-Luce de +Montmorin, fut égorgé à la Conciergerie où, par un sanglant déni de +justice, il avait été ramené après son acquittement par le tribunal +criminel du 17 août.—M<sup>me</sup> de Montmorin, mère de M<sup>me</sup> de Beaumont, fut +guillotinée le 21 floréal au <abbr title="2">II</abbr> (10 mai 1794); son second fils fut +guillotiné avec elle. Sa fille aînée, mariée au comte de la Luzerne, +mourut le 10 juillet 1794, à l'archevêché, devenu l'hôpital des +prisons.<a href="#footnotetag215"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a> +<strong>Note 216:</strong> On lit dans une lettre de M<sup>me</sup> de Beaumont à +Chênedollé, du 7 fructidor an <abbr title="10">X</abbr> (25 août 1802): «Il (Chateaubriand) +est dans son nouveau logement, <span class="italic">Hôtel d'Étampes</span>, n<sup>o</sup> 84. Ce logement +est charmant, mais il est bien haut. Toute la société vous regrette et +vous désire: mais M. Joubert est dans les grands abattements, M. de +Chateaubriand est enrhumé, Fontanes tout honteux et la plus aimable +des sociétés ne bat que d'une aile.»<a href="#footnotetag216"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a> +<strong>Note 217:</strong> M. Pasquier, dans ses <span class="italic">Mémoires</span> (<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 206), dit, +de son côté: «J'eus l'occasion de connaître M<sup>me</sup> de Beaumont: je lui +avais cédé l'appartement que j'occupais rue du Luxembourg (rue +Neuve-du-Luxembourg). Le charme de sa personne, son esprit supérieur +m'attachèrent bien vite à elle... Seule de sa famille, elle avait +survécu, retirée dans une chaumière aux environs de Montbard; revenue +à Paris pour tâcher de retrouver quelques débris de sa fortune, elle +ne tarda pas à réunir autour d'elle une société d'élite. Je citerai en +première ligne M<sup>me</sup> de Vintimille..., M<sup>me</sup> de Saussure venait souvent +avec M<sup>me</sup> de Staël... M. de Fontanes était parmi les habitués, ainsi +que M. Joubert... Je citerai encore MM. Gueneau de Mussy, Chênedollé, +Molé, parmi ceux qui, presque chaque jour, venaient depuis sept heures +jusqu'à onze heures du soir rue de Luxembourg. Enfin, M. de +Chateaubriand, qui devait tenir une si grande place dans la vie de +M<sup>me</sup> de Beaumont».<a href="#footnotetag217"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a> +<strong>Note 218:</strong> Joseph <span class="italic">Joubert</span>, né le 6 mai 1754 à Montignac, dans le +Périgord. Après avoir professé quelque temps chez les Pères de la +Doctrine chrétienne à Toulouse, il vint à Paris en 1778, et s'y lia +avec Marmontel, d'Alembert, La Harpe, surtout avec Diderot, et un peu +plus tard avec Fontanes. Élu juge de paix à Montignac en 1790, il +exerça deux ans ces fonctions, puis se retira en Bourgogne, où il se +maria. Il était voisin du château de Passy, où s'étaient réfugiés tous +les membres de la famille Montmorin. Tous furent arrêtés au mois de +février 1794 par ordre du Comité de sûreté générale, et jetés dans des +charrettes qui devaient les conduire à Paris. Au moment où le triste +convoi franchissait les grilles du parc, M<sup>me</sup> de Beaumont, malade +depuis quelque temps, se trouva dans un tel état de faiblesse que les +envoyés du Comité, moins peut-être par un sentiment de pitié que par +le désir de ne pas retarder le départ, la firent déposer sur le +chemin. Elle erra quelque temps dans la campagne en proie à une grande +frayeur et fut recueillie par les paysans, à Étigny, non loin de +Passy. M. et M<sup>me</sup> Joubert informés de son malheur, voulurent lui venir +en aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite, ils la +découvrirent un jour devant la porte de sa chaumière; ils l'emmenèrent +sous leur toit et s'efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir sa +santé et de calmer sa douleur. M. et M<sup>me</sup> Joubert n'avaient pas +d'enfant; jusqu'à la fin maintenant, quelque chose de paternel se +mêlera à leur affection pour la malheureuse fille des Montmorin. En +1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes, inspecteur général de +l'Université. Il mourut le 4 mai 1824.—Longtemps après sa mort, on a +tiré de ses manuscrits deux volumes: <span class="italic">Pensées, Essais, Maximes et +Correspondance de Joubert</span>;—deux volumes exquis et qui ne périront +point, car ils justifient en tout sa devise: <span class="italic">Excelle, et tu vivras!</span><a href="#footnotetag218"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a> +<strong>Note 219:</strong> Voici comment la comtesse de Chastenay, au tome <abbr title="2">II</abbr> de +ses <span class="italic">Mémoires</span>, page 82, s'exprime au sujet de Joubert: «J'ai dit de +M. Joubert qu'en lui tout était âme et que <span class="italic">cette âme, qui semblait +n'avoir rencontré un corps que par hasard, en ressortait de tous côtés +et ne s'en arrangeait qu'à peu près</span>. M. Joubert était tout cela et +tout esprit, parce qu'il était tout âme. Essentiellement bon, original +sans s'en douter, parce qu'il vivait étranger au monde et confiné dans +le soin de la plus frêle santé, sa femme l'aimait trop pour qu'il fût +égoïste; il ne l'était pas, et j'ai toujours considéré comme une chose +salutaire d'être aimé tendrement.»<a href="#footnotetag219"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a> +<strong>Note 220:</strong> Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de <span class="italic">Bonald</span> +(1754-1840), député de l'Aveyron de 1815 à 1823, pair de France de +1823 à 1830, membre de l'Académie française. Ses principaux ouvrages +sont: le <span class="italic">Traité du Divorce</span> (1802); la <span class="italic">Législation primitive</span>, qui +parut, la même année, tout à côté du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, et dans +le même sens réparateur; les <span class="italic">Recherches philosophiques sur les +premiers Objets des connaissances morales</span> (1819). Chateaubriand ne +rend pas ici suffisante justice à ce grand esprit, pour qui le comte +de Marcellus a composé cette épitaphe:</p> + +<p class="poem"><span class="italic">Hic jacet in Christo, in Christo vixitque Bonaldus;<br> +<span class="add3em">Pro quo pugnavit, nunc videt ipse Deum.</span><br> + Græcia miraturque suum jacetque Platonem;<br> +<span class="add3em">Hic par ingenio, sed pietate prior.</span><a href="#footnotetag220"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></span></p> + +<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a> +<strong>Note 221:</strong> Charles-Julien <span class="italic">Lioult de Chênedollé</span> (1769-1833). Il +partit pour l'émigration, en septembre 1791, fit deux campagnes dans +l'armée des Princes, séjourna en Hollande, à Hambourg et en Suisse et +rentra en France en 1799. Il a publié en 1807 le <span class="italic">Génie de l'homme</span>, +poème en quatre chants, l'<span class="italic">Esprit de Rivarol</span> en 1808, et en 1820 ses +<span class="italic">Études poétiques</span>, qui, malgré de grandes qualités et d'heureuses +inspirations, furent comme ensevelies dans le triomphe de Lamartine, +qui donnait à la même heure ses premières <span class="italic">Méditations</span>.<a href="#footnotetag221"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a> +<strong>Note 222:</strong> Dans la «petite société» qui, au début du siècle, se +réunissait dans le salon de M<sup>me</sup> de Beaumont, rue Neuve-du-Luxembourg, +ou chez Chateaubriand, dans son petit appartement de l'hôtel Coislin, +place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, ou encore, l'été, à Villeneuve-sur-Yonne, sous le toit +de M. Joubert, chacun, selon une mode ancienne, avait son sobriquet. +Chateaubriand était surnommé le <span class="italic">chat</span>, par abréviation de son nom, ou +peut-être à cause de son indéchiffrable écriture; M<sup>me</sup> de +Chateaubriand, qui avait des griffes, était la <span class="italic">chatte</span>. Chênedollé et +Gueneau de Mussy, plus mélancoliques que René, avaient reçu les noms +de grand et de petit <span class="italic">corbeau</span>; quelquefois aussi Chateaubriand était +appelé <span class="italic">l'illustre corbeau des Cordillères</span>, par allusion à son voyage +en Amérique. Fontanes était ramassé et avait quelque chose +d'athlétique dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en +plaisantant au sanglier d'Érymanthe et le nommaient le <span class="italic">sanglier</span>. +Mince et fluette, rasant la terre qu'elle devait bientôt quitter, M<sup>me</sup> +de Beaumont avait reçu le sobriquet d'<span class="italic">hirondelle</span>. Ami des bois et +grand promeneur à cette époque, Joubert était le <span class="italic">cerf</span>, tandis que sa +femme, la bonté et l'esprit même, mais d'humeur un peu sauvage, riait +d'être appelée le <span class="italic">loup</span>. Jamais on ne vit réunies des <span class="italic">bêtes</span> de tant +d'esprit.<a href="#footnotetag222"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a> +<strong>Note 223:</strong> Petite-fille du fermier général La Live de Bellegarde, +fille d'Ange-Laurent <span class="italic">La Live de Jully</span> (1725-1779), introducteur des +ambassadeurs, elle avait épousé le comte de <span class="italic">Vintimille du Luc</span>, +capitaine de vaisseau, «homme de beaucoup d'esprit, dit Norvins, mais +s'inquiétant peu de postérité».—«Sans cette indifférence, continue +Norvins (<span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 58), ce ménage aussi eût été complet, car M<sup>me</sup> +de Vintimille était une des femmes les plus aimables, les plus +instruites et les plus spirituelles de la société, hautement avouée +sous ces rapports par sa tante M<sup>me</sup> d'Houdetot, et brevetée également +par M<sup>me</sup> de Damas, par sa fille et par M<sup>me</sup> Pastoret, dont la +compétence était établie dans la société, et sans déroger elle pouvait +avouer son mari.»—Le chancelier Pasquier dit de son côté (<span class="italic">Mémoires</span>, +<abbr title="1">I</abbr>, 206): «Je citerai en première ligne M<sup>me</sup> de Vintimille, une des +personnes les plus instruites, les plus spirituelles, du jugement le +plus sûr et la plus élevé que j'aie rencontrées. Son amitié est de +celles dont je m'honore le plus et qui a tenu le plus de place dans ma +vie.»<a href="#footnotetag223"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a> +<strong>Note 224:</strong> M<sup>me</sup> <span class="italic">Hocquart</span>, qui, même à côté de M<sup>me</sup> de +Vintimille, se faisait remarquer par le charme de sa beauté et +l'agrément de son esprit, était la fille de M<sup>me</sup> Pourrat, dont le +salon, aux belles années de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, avait réuni l'élite de la +société et de la littérature. La seconde fille de M<sup>me</sup> Pourrat était +M<sup>me</sup> Laurent Lecoulteux, celle dont André Chénier a célébré sous le +nom de <span class="italic">Fanny</span></p> + +<p class="poem25">La grâce, la candeur, la naïve innocence.<a href="#footnotetag224"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a> +<strong>Note 225:</strong> Antoine-Hugues-Calixte de <span class="italic">Montmorin</span>, +ex-sous-lieutenant dans le 5<sup>e</sup> régiment de chasseurs à cheval. Il +avait donné sa démission le 5 septembre 1792, à la suite de +l'assassinat de son père. Il fut guillotiné le 10 mai 1794, à l'âge de +22 ans.<a href="#footnotetag225"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a> +<strong>Note 226:</strong> Savigny-sur-Orge, canton de Longjumeau, arrondissement +de Corbeil (Seine-et-Oise). Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Beaumont +s'installèrent à Savigny le 22 mai 1801.—Sous ce titre: <span class="italic">La Maison de +Pauline</span>, M. Adolphe Brisson a publié, dans le <span class="italic">Gaulois</span> du 21 +septembre 1892, le récit de son pèlerinage à la maison de M<sup>me</sup> de +Beaumont.<a href="#footnotetag226"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a> +<strong>Note 227:</strong> <span class="italic">Roux de Laborie</span>, né en 1769, mort en 1840. Marmontel +dit de lui, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>: «Le jeune homme qui avait pris soin +de nous lier, M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès dix-neuf +ans par des écrits qu'on eût attribués sans peine à la maturité de +l'esprit et du goût,... âme ingénieuse et sensible... aimable et +heureux caractère.» En 1792, il avait été secrétaire de Bigot de +Sainte-Croix, ministre des Affaires étrangères. Sous le Consulat, il +fut attaché au cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son +<span class="italic">Mémorial</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 269, raconte ainsi comment Laborie se «sauva +des serres de Bonaparte»:—«Un jour que Paris ne l'avait pas vu, il +s'inquiéta et apprit avec le plus grand étonnement qu'il avait passé +la frontière. On disait même tout bas que la police n'avait pu +l'atteindre, et plus bas encore on l'accusait d'avoir soustrait dans +le cabinet de M. de Talleyrand un traité conclu entre le Premier +Consul et l'empereur Paul, à qui Bonaparte avait généreusement renvoyé +habillés, équipés à neuf et soldés tous les prisonniers de sa nation. +Ce traité, ajoutait-on, avait été vendu à l'Angleterre!... Mais, en +1804, quand Laborie obtint son rappel en France, il dut être évident +pour tous ceux qui connaissaient l'empereur Napoléon que, si une telle +trahison eût été commise par Laborie, jamais il n'en eût été gracié. +Le voile qui couvrit alors cette aventure le couvre encore +aujourd'hui. Toujours est-il que Laborie fut éloigné des affaires, +mais il conserva la faveur de celui qui les faisait, M. de Talleyrand, +et plus tard il reparut sous ses auspices sur un tout autre théâtre, +après avoir été à Paris avocat consultant et lecteur à domicile de +M<sup>me</sup> de la Briche. Ce fut, je crois, à cette dernière phase de sa vie +que Laborie éprouva la fantaisie de se marier. Je ne sais pourquoi +cela parut alors si étrange. Toutefois il épousa une très belle +personne, fille du docteur Lamothe, médecin et ami de notre famille, +et sœur d'un brillant officier qui fut depuis lieutenant-général. +Mais comme la société s'obstinait à ne pas prendre le mariage de +Laborie aussi au sérieux que lui-même, quand le bruit de sa paternité +se répandit, on la mit sur le compte de sa distraction devenue +proverbiale.»—Au mois d'avril 1814, son protecteur Talleyrand le +nomma secrétaire du gouvernement provisoire. En 1815, Chateaubriand le +retrouvera à Gand, et peut-être alors aurons-nous lieu d'en dire +encore quelques mots.<a href="#footnotetag227"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a> +<strong>Note 228:</strong> M<sup>me</sup> de Farcy mourut à Rennes le 26 juillet +1799.<a href="#footnotetag228"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a> +<strong>Note 229:</strong> Chênedollé connut M<sup>me</sup> de Caud à Paris en 1802. Bien +que plus jeune qu'elle de quelques années, il se prit insensiblement +d'une adoration secrète pour cette âme délicate qui préférait la +mélancolie et la douleur même à toutes les joies. Chateaubriand +approuvait les assiduités de son ami; M<sup>me</sup> de Beaumont l'encourageait, +lui écrivant: «Elle vous plaint, elle vous plaint.» Un jour, le jeune +amoureux parla:—«Vous serez à moi? —Je ne serai point à un +autre.»—C'était un aveu. Était-ce un engagement? Retournée en +Bretagne, de Rennes d'abord, puis de Lascardais, où l'avait appelée sa +sœur, M<sup>me</sup> de Chateaubourg, Lucile écrivit à Chênedollé des lettres +charmantes et tourmentées comme elle-même. «Elle ne voulait, dit très +bien M. Anatole France, ni se lier davantage, ni se délier; son +instinct la portait aux sentiments les plus douloureux.» Ils se +revirent un moment à Rennes. Cette entrevue devait être la dernière. +Chênedollé en a consacré le souvenir dans une page intime, où son +cœur brisé éclate en sanglots: «Je n'essayerai pas, dit-il, de +peindre la scène qui se passa entre elle et moi le dimanche au soir. +Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde +d'éternels remords d'une violence qui pourtant n'était qu'un excès +d'amour. On ne peut rendre le délire du désespoir auquel je me livrai +quand elle me retira sa parole, en me disant qu'elle ne serait jamais +à moi. Je n'oublierai jamais l'expression de douleur, de regret, +d'effroi, qui était sur sa figure lorsqu'elle vint m'éclairer sur +l'escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses +réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne +peuvent se rendre. L'idée que je la voyais pour la dernière fois +(présage qui s'est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa +une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans +la rue (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je ne sais quoi +de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis l'exprimer.</p> + +<p>«Devais-je imaginer que, l'ayant tant pleurée vivante, je fusse +destiné à la pleurer morte!</p> + +<p>«Quelle pensée! Ce visage céleste, si noble et si beau, ces yeux +admirables où il ne se peignait que des mouvements d'amour épuré, de +vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j'aie vus, sont +aujourd'hui la proie des vers!...»—Et le cri de douleur du poète +s'achève en une prière: «Écrions-nous donc avec Bossuet: <span class="italic">Oh! que nous +ne sommes rien!</span> et demandons à Dieu la grâce d'une bonne +mort.»—Voir, sur cet épisode, le <span class="italic">Chênedollé</span> de Sainte-Beuve, et +<span class="italic">Lucile de Chateaubriand</span>, par Anatole France.<a href="#footnotetag229"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a> +<strong>Note 230:</strong> Catherine-Joséphine <span class="italic">Rafin</span>, dite <span class="italic">M<sup>lle</sup> Duchesnois</span>, +née le 5 juin 1777 à Saint-Saulves, près Valenciennes. Elle débuta au +Théâtre-Français, le 3 août 1802, dans le rôle de Phèdre; quelques +mois après, le 29 novembre, M<sup>lle</sup> Georges débutait, à son tour, par le +rôle de Clytemnestre, d'<span class="italic">Iphigénie</span>. M<sup>lle</sup> Duchesnois était laide: +bouche grande, nez gros et rond comme une pomme, figure marquée de +petite vérole; mais son organe était doux, sonore, touchant; sa +sensibilité mettait des larmes dans les yeux des auditeurs. Avec moins +de talent, M<sup>lle</sup> Georges subjugua aussitôt par l'éclat fulgurant de sa +beauté la moitié du parterre. Deux partis se formèrent, et la querelle +Georges-Duchesnois, <span class="italic">la guerre théâtrale</span> (ainsi l'appellent les +contemporains) divisa Paris pendant quatre ans, jusqu'au jour où les +deux rivales se réconcilièrent (novembre 1806). M<sup>lle</sup> Georges, +d'ailleurs, le 11 mai 1808, disparaissait, pour aller à Vienne, à +Saint-Pétersbourg, pour ne reparaître que le 2 octobre 1813 dans son +rôle de début. Depuis 1808 jusqu'au succès de l'art romantique, M<sup>lle</sup> +Duchesnois occupa sans conteste le premier rang, comme tragédienne, à +côté de Talma et de Lafon. Sa dernière représentation eut lieu le 30 +mai 1833. Elle mourut le 8 février 1835.<a href="#footnotetag230"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a> +<strong>Note 231:</strong> C'est à Savigny, où il passa l'été et l'automne de +1801, que Chateaubriand acheva le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. Dans les +premiers jours d'août. M<sup>me</sup> de Beaumont écrit à Joubert, qui vient +d'envoyer à son ami une traduction d'<span class="italic">Atala</span>, en italien: «M. de +Chateaubriand me laisse entièrement le soin de vous remercier de son +<span class="italic">Atala</span>. Il a jeté avec ravissement un coup d'œil sur le vêtement +italien de sa fille. C'est un plaisir qu'il vous doit, mais qu'il ne +goûte qu'en courant, tant il est plongé dans son travail, il en perd +le sommeil, le boire et le manger. À peine trouve-t-il un instant pour +laisser échapper quelques soupirs vers le bonheur qui l'attend à +Villeneuve. Au reste, je le trouve heureux de cette sorte d'enivrement +qui l'empêche de sentir tout le vide de votre absence.» Et quelques +lignes plus loin, dans la même lettre: «M. de Chateaubriand me charge +de mille tendres compliments. Il est malade de travail.»—Le 19 +septembre, elle écrit encore, toujours à Joubert: «M. de Chateaubriand +travaille comme un nègre.»—Le 30 septembre, c'est Chateaubriand +lui-même qui écrit à Fontanes: «Je touche enfin au bout de mon +travail; encore quinze jours et tout ira bien...» et deux jours plus +tard, le 2 octobre: «Le grand moment approche; du courage, du courage, +vous me paraissez fort abattu. Eh! mordieu, réveillez-vous; montrez +les dents. La race est lâche; on en a bon marché, quand on ose la +regarder en face.»—À la fin de novembre, il était de retour à Paris +et remettait son manuscrit aux imprimeurs.<a href="#footnotetag231"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a> +<strong>Note 232:</strong> Anne-Pierre-Adrien de <span class="italic">Montmorency</span>, prince, puis duc +de <span class="italic">Laval</span>, né à Paris le 19 octobre 1767. Marié à Charlotte de +Luxembourg, dont il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri +de Montmorency, qui lui fut enlevé à l'âge de vingt-trois ans, au mois +de juin 1819.—Adrien de Montmorency fut successivement ambassadeur de +France à Madrid en 1814, à Rome en 1821, à Vienne en 1828, à Londres +en 1829. Il avait été admis, le 18 janvier 1820, à siéger à la Chambre +des pairs, par droit héréditaire, en remplacement de son père, décédé. +En 1830, il se démit de ses fonctions d'ambassadeur et de son titre de +pair et rentra dans la vie privée. Il est mort à Paris le 16 juin +1837.—Cet homme d'esprit aurait peu goûté cette note, où il n'y a +guère que des dates. «Les dates! disait-il un jour avec une certaine +moue, c'est peu élégant!»<a href="#footnotetag232"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a> +<strong>Note 233:</strong> L'abbé de <span class="italic">Boulogne</span> (Étienne-Antoine) était né à +Avignon le 26 décembre 1747. Arrêté trois fois pendant la Terreur, il +fut condamné à la déportation, comme journaliste, au 18 fructidor. +Napoléon le nomma évêque de Troyes en 1808; en 1811, il le faisait +mettre au secret à Vincennes, exigeait sa démission, puis l'exilait à +Falaise: l'évêque de Troyes était coupable d'avoir pris parti pour le +Pape contre l'Empereur. Il reprit possession de son siège sous la +Restauration, fut nommé en 1817 à l'archevêché de Vienne et élevé à la +pairie le 31 octobre 1822. Il mourut à Paris le 13 mai 1825.—L'abbé +de Boulogne avait collaboré à un grand nombre de revues et de journaux +religieux et politiques. Son éloge du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> a paru +en l'an <abbr title="11">XI</abbr> (1803) dans les <span class="italic">Annales littéraires et morales</span>.<a href="#footnotetag233"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a> +<strong>Note 234:</strong> Ginguené ne consacra pas moins de trois articles à +l'ouvrage de son compatriote, dans la <span class="italic">Décade philosophique, +littéraire et politique</span> (numéros 27, 28 et 29 de l'an <abbr title="10">X</abbr> (1802)). Ces +trois articles furent immédiatement réunis par leur auteur en une +brochure intitulée: <span class="italic">Coup d'œil rapide sur le GÉNIE DU +CHRISTIANISME, ou quelques pages sur les cinq volumes in-8<sup>o</sup>, publiés +sous ce titre par François-Auguste Chateaubriand</span>; in-8<sup>o</sup> de 92 pages. +Fontanes répondit à Ginguené, dans son <span class="italic">second extrait</span> sur le <span class="italic">Génie +du Christianisme</span>, inséré au <span class="italic">Mercure</span> (1<sup>er</sup> jour complémentaire de +l'an <abbr title="10">X</abbr>, ou 18 septembre 1802). À quelques jours de là, le 1<sup>er</sup> +vendémiaire an <abbr title="11">XI</abbr> (23 septembre), Chateaubriand remerciait en ces +termes son ami: «Je sors de chez La Harpe. Il est sous le charme. Il +dit que vous finissez l'antique école et que j'en commence une +nouvelle. Il est même un peu de mon avis, contre vous, en faveur de +certaines divinités. C'est qu'il <span class="italic">fait agir Dieu, ses saints et ses +prophètes</span>. Il m'a donné des vers pour le <span class="italic">Mercure</span>, il veut m'en +donner d'autres pour ma seconde édition et faire de plus l'extrait de +cette seconde édition. Enfin je ne puis vous dire tout le bien qu'il +pense de votre ami, car j'en suis honteux. Il me passe jusqu'aux +incorrections, et s'écrie: <span class="italic">Bah! bah! Ces gens-là ne voient pas que +cela tient à la nature même de votre talent. Oh! laissez-moi faire! Je +les ferai crier! Je serre dur!!</span>—Je vous répète ceci, mon cher ami, +afin que vous ne vous repentiez pas de votre jugement, en le voyant +confirmé par une telle autorité...»<a href="#footnotetag234"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a> +<strong>Note 235:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="6">VI</abbr>: <span class="italic">Le Génie du Christianisme</span>.<a href="#footnotetag235"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a> +<strong>Note 236:</strong> Ce livre, commencé à Paris en 1837, a été continué et +terminé à Paris en 1838, il a été revu en février 1845 et en décembre +1846.<a href="#footnotetag236"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a> +<strong>Note 237:</strong> Le château du Marais, situé dans la commune du +Val-Saint-Maurice, canton de Dourdan (Seine-et-Oise). Il fut construit +par un M. Le Maître, homme très riche et très somptueux, qui n'eut +point d'enfants et laissa toute sa fortune à sa nièce M<sup>me</sup> de La +Briche. Norvins parle longuement de cette belle habitation, où il +fréquenta beaucoup dans sa jeunesse. «Le château du Marais, dit-il, +n'est point un château, mais un vaste et superbe hôtel à dix lieues de +Paris, de la famille de ceux que le faubourg Saint-Honoré possède sur +les Champs-Élysées, mais avec des proportions plus larges pour les +dépendances, les cours et les jardins. Le Marais est l'habitation d'un +riche capitaliste parisien qui n'a pas voulu cesser de se croire à la +ville, et non celle d'un grand seigneur que la campagne délassait de +la cour et de la ville. La châtellenie n'y est nulle part, pas plus +que le moindre accident de terrain; l'art n'a rien eu à vaincre, il +n'a eu qu'à inventer et à dépenser. La nature a laissé faire, elle +n'avait rien à perdre ni à regretter; aussi cette grande construction +se ressent tout à fait de son origine. On voit au premier coup +d'œil que le fondateur, homme d'argent et de luxe, n'a voulu rien +épargner pour que sa maison de campagne fût la plus belle et la plus +somptueusement bâtie de son temps, où l'on en bâtissait beaucoup et à +grands frais.» Le lecteur pourra voir la suite de cette description +dans le <span class="italic">Mémorial de Norvins</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 71.—Dans les premières +années de la Restauration, M<sup>me</sup> de La Briche donna au Marais des fêtes +brillantes, où l'on joua la comédie de société; le récit détaillé s'en +trouve dans les <span class="italic">Souvenirs du baron de Barante</span> et surtout dans la +<span class="italic">Correspondance de M. de Rémusat</span>. Le château du Marais appartient +aujourd'hui à la duchesse douairière de Noailles. La disposition des +lieux a été respectée telle qu'elle était du temps de M<sup>me</sup> de La +Briche, en sorte que la description de Norvins demeure très exacte.<a href="#footnotetag237"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a> +<strong>Note 238:</strong> M<sup>me</sup> de <span class="italic">La Briche</span>, née Adelaïde-Edmée <span class="italic">Prévost</span>, +était veuve d'Alexis-Janvier La Live de la Briche, introducteur des +ambassadeurs et secrétaire des commandements de la Reine.—Norvins, +qui était son cousin, le duc Pasquier, M. de Barante parlent d'elle +comme Chateaubriand. «Nous disions de cette excellente dame, écrit +Norvins, qu'elle prenait son bonheur en patience.» <span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, +64.—«Bien des souvenirs, dit M. Pasquier (<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 231), +m'attachaient à M<sup>me</sup> de La Briche, belle-mère de M. Molé; bonne, +douce, toujours obligeante, occupée de faire valoir les autres sans +jamais penser à elle, elle a, dans la société, occupé une place que +personne n'a jamais mieux méritée qu'elle. Elle avait eu la chance de +traverser la Terreur sans encombre. La Révolution avait respecté sa +personne comme ses propriétés. C'était d'autant plus extraordinaire +que le château du Marais, par son élégance, le luxe, l'étendue du +domaine, était bien fait pour tenter les appétits populaires. Les +temps orageux passés, elle se trouva, avant tout le monde, en +situation de réunir autour d'elle tous les débris de l'ancienne +société; quand elle eut marié sa fille à M. Molé, son salon fut le +rendez-vous de tous ceux qui ne se résignaient pas à fréquenter les +salons du Directoire et la société des fournisseurs enrichis.» —Voici +enfin comment s'exprime le baron de Barante, dans une lettre au +vicomte de Houdetot, en date du 22 juin 1825: «M<sup>me</sup> de La Briche est +toujours de plus en plus contente: jeune, bienveillante, soigneuse à +écarter toute pensée, tout jugement qui troublerait son plaisir. Elle +ne souffre pas le pli d'une rose, et malgré cela n'est point égoïste.» +(<span class="italic">Souvenirs</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 251.)<a href="#footnotetag238"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a> +<strong>Note 239:</strong> M<sup>me</sup> de <span class="italic">Vintimille</span> et M<sup>me</sup> de <span class="italic">Fezensac</span> étaient +sœurs. La seconde, Louise-Joséphine <span class="italic">La Live de Jully</span> (1764-1832), +«la plus gracieuse et la plus douce des femmes», dit Norvins, avait +épousé le comte de Montesquiou-Fezensac. Son fils, le +lieutenant-général de Fezensac (1784-1867), vicomte, puis duc par +représentation de son oncle l'abbé de Montesquiou, est l'auteur des +<span class="italic">Souvenirs militaires de 1804 à 1814</span>, une œuvre qui mérite de +devenir classique.<a href="#footnotetag239"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a> +<strong>Note 240:</strong> Le château de Champlâtreux, situé dans la commune +d'Épinay-Champlâtreux, canton de Luzarches (Seine-et-Oise). Il +appartenait à la famille parlementaire des Molé, lorsqu'en 1733 le +fils aîné de cette famille, devenu puissamment riche par suite de son +mariage avec une des filles du banquier Samuel Bernard, y fit des +agrandissements et des embellissements considérables. Confisqué par la +République en 1794, il avait été rendu, sous le Consulat, à M. Molé, +l'ami de Chateaubriand. En 1838, le comte Molé, alors président du +conseil eut l'honneur de recevoir à Champlâtreux la visite du roi +Louis-Philippe.—Le château de Champlâtreux appartient aujourd'hui à +M. le duc de Noailles.<a href="#footnotetag240"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a> +<strong>Note 241:</strong> Mathieu-Louis, comte <span class="italic">Molé</span>, né à Paris, le 24 janvier +1781. Ministre de la Justice sous Napoléon (20 novembre 1813—2 avril +1814); ministre de la Marine sous Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> (12 septembre 1817—28 +décembre 1818), il fut appelé par Louis-Philippe, le 11 août 1830, au +ministère des Affaires étrangères, qu'il conserva seulement jusqu'au +1<sup>er</sup> novembre de la même année. Le 6 septembre 1836, il reprit le +portefeuille des Affaires étrangères, avec la présidence du Conseil, +et cette fois il garda le pouvoir pendant près de trois ans, jusqu'au +30 mars 1839. Après 1848, il fut envoyé par les électeurs de la +Gironde à l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législative, où il +fut l'un des chefs de la majorité conservatrice. Le 20 février 1840, +il avait remplacé M<sup>gr</sup> de Quéleu à l'Académie française. Il mourut à +son château de Champlâtreux le 25 novembre 1855.<a href="#footnotetag241"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a> +<strong>Note 242:</strong> Édouard-François-Mathieu <span class="italic">Molé de Champlâtreux</span>, +président au Parlement de Paris, guillotiné le 1<sup>er</sup> floréal an <abbr title="2">II</abbr> (20 +avril 1794).<a href="#footnotetag242"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a> +<strong>Note 243:</strong> Louise-Éléonore-Mélanie de <span class="italic">Sabran</span>, née à Paris le 18 +mars 1770, décédée à Bex, en Suisse, le 25 juillet 1826. Elle avait +épousé en 1787 Armand-Louis-Philippe-François de <span class="italic">Custine</span>, fils +d'Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp des armées du roi. +Son beau-père avait été guillotiné le 28 août 1793. Son mari était +monté sur l'échafaud le 4 janvier 1794. Elle-même avait été enfermée +aux Carmes et n'avait dû d'échapper au bourreau qu'à la révolution du +9 Thermidor.—Sa <span class="italic">Vie</span> a été écrite par M. A. Bardoux, <span class="italic">Madame de +Custine, d'après des documents inédits</span>. 1888. Voir l'<span class="italic">Appendice</span>, n<sup>o</sup> +<abbr title="7">VII</abbr>: <span class="italic">Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine</span>.<a href="#footnotetag243"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a> +<strong>Note 244:</strong> Le château et le domaine de Fervacques sont situés près +de Lisieux (Calvados). Fervacques appartenait au duc de +Montmorency-Laval et à sa sœur la duchesse de Luynes. M<sup>me</sup> de +Custine l'acheta, le 27 octobre 1803, en son nom et au nom de son +fils, au prix de 418 764 livres et une rente de 8 691 livres. Le +château de Fervacques appartient aujourd'hui à M. le comte de +Montgomery, qui a conservé à cette belle demeure son caractère +historique.<a href="#footnotetag244"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a> +<strong>Note 245:</strong> Astolphe-Louis-Léonor, marquis de <span class="italic">Custine</span> +(1793-1857). Son livre sur <span class="italic">la Russie en 1839</span> (4 volumes in-8<sup>o</sup>, +1843) a obtenu, tant en France qu'à l'étranger, un grand et légitime +succès. On lui doit, en outre, plusieurs autres ouvrages, qui furent +aussi très justement remarqués: une Étude politique, mêlée de récits +de voyages, en quatre volumes: <span class="italic">L'Espagne sous Ferdinand <abbr title="7">VII</abbr></span> (1838); +des romans: <span class="italic">Aloys, ou le Moine de Saint-Bernard</span> (1827); <span class="italic">Ethel</span> +(1839); <span class="italic">Romuald ou la Vocation</span> (1848); un drame en cinq actes et en +vers, <span class="italic">Béatrix Cenci</span>, joué en 1833 sur le théâtre de la +Porte-Saint-Martin. Merveilleusement doué, il eût pu s'élever très +haut, si sa vie n'eût dégradé son talent. Philarète Chasles a dit de +lui, dans ses <span class="italic">Mémoires</span> (tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 310). «Je n'ai connu que plus +tard la véritable vie de cet être extraordinaire et malheureux, +problème et type, phénomène et paradoxe, que le vice le plus odieux +chevauchait, domptait, opprimait et ravalait; qui, au vu et au su de +toute la société française, y pataugeait, y vivait..., qui subissait, +tête basse, le mépris public; et qui d'autre côté était, sans se +racheter, loyal, généreux, honnête, charitable, éloquent, spirituel, +philosophe, distingué, presque poète.»<a href="#footnotetag245"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a> +<strong>Note 246:</strong> Depuis, M<sup>me</sup> de Bérenger.<a href="#footnotetag246"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a> +<strong>Note 247:</strong> D'après Sainte-Beuve, l'original d'Ellénore, dans +l'<span class="italic">Adolphe</span> de Benjamin Constant, était M<sup>me</sup> Lindsay.<a href="#footnotetag247"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a> +<strong>Note 248:</strong> Louise-Julie <span class="italic">Careau</span>, première femme de <span class="italic">Talma</span>, +qu'elle avait épousé le 19 avril 1791. Le 6 février 1801, «sur leur +demande mutuelle, faite à haute voix», le maire du <abbr title="10">X</abbr><sup>e</sup> arrondissement +de Paris, prononça entre eux le divorce. Talma se remaria l'année +suivante (16 juin 1802) avec une de ses camarades de la +Comédie-Française, Charlotte Vanhove, femme divorcée de +Louis-Sébastien-Olympe Petit. Une séparation à l'amiable ne tarda pas +du reste à éloigner l'un de l'autre M<sup>lle</sup> Vanhove et Talma. Quant à +Julie Talma, elle mourut en 1805. D'après Benjamin Constant, qui parle +d'elle dans ses <span class="italic">Mélanges de littérature et de politique</span>, c'était une +espèce de philosophe, un esprit «juste, étendu, toujours piquant, +quelquefois profond»; elle «avait, ajoute son panégyriste, une raison +exquise qui lui avait indiqué les opinions saines».<a href="#footnotetag248"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a> +<strong>Note 249:</strong> Stanislas-Marie-Adélaïde, comte de <span class="italic">Clermont-Tonnerre</span> +(1757-1792), l'un des membres les plus éloquents de l'Assemblée +constituante. Le 10 août 1792, une troupe armée pénétra dans son +hôtel, sous prétexte d'y chercher des armes. Conduit à la section, il +fut frappé en chemin d'un coup de feu tiré à bout portant; il se +réfugia dans l'hôtel de Brissac, où la populace le poursuivit et le +massacra.<a href="#footnotetag249"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a> +<strong>Note 250:</strong> Louis-Justin-Marie, marquis de <span class="italic">Talaru</span> (1769-1850). Il +fut quelque temps, sous la Restauration, ambassadeur de France à +Madrid. Nommé pair de France, le 17 août 1815, par la même ordonnance +que Chateaubriand, il siégea dans la Chambre haute jusqu'au 24 février +1848.<a href="#footnotetag250"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a> +<strong>Note 251:</strong> On lit dans la <span class="italic">Vie de M. Émery</span>, par l'abbé Gosselin, +<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 130: «M<sup>me</sup> la comtesse Stanislas de Clermont-Tonnerre, +incarcérée au Luxembourg avec La Harpe, avait été l'instrument dont +Dieu s'était servi pour la conversion de ce littérateur. Ce fait, +rapporté sur un simple ouï-dire par M. Michaud, dans la <span class="italic">Biographie +universelle</span> (<span class="italic">Supplément</span>, article <span class="italic">Talaru</span>), est positivement +attesté par M. Clausel de Coussergues, dans sa lettre à M. Faillon, du +20 mars 1843.»<a href="#footnotetag251"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a> +<strong>Note 252:</strong> Louis-Claude de <span class="italic">Saint-Martin</span>, dit <span class="italic">le Philosophe +inconnu</span> (1743-1803). Ses principaux ouvrages sont <span class="italic">l'Homme de désir</span> +et <span class="italic">le Ministère de l'Homme-Esprit</span>. Il avait publié en 1799 un poème +intitulé: <span class="italic">Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal, arrivée sous +le règne de Louis <abbr title="15">XV</abbr>, poème épico-magique en cent-deux chants, par un +amateur de choses cachées</span>.<a href="#footnotetag252"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a> +<strong>Note 253:</strong> Jean-Jacques <span class="italic">Lenoir-Laroche</span> (1749-1825), avocat, +député de Paris aux États-Généraux, ministre de la police du 16 au 28 +juillet 1797, député de la Seine au Conseil des Anciens (1798-1799), +membre du Sénat conservateur (1799-1814). Napoléon l'avait fait comte, +Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> le fit pair de France dès le 4 juin 1814, et, par +ordonnance du 31 août 1817, décida que la dignité de pair serait +héréditaire dans sa famille. Chateaubriand aurait pu apprendre de <span class="italic">son +voisin d'Aulnay</span> comment on peut cultiver, sous tous les +gouvernements, <span class="italic">l'Art de garder ses places</span>.<a href="#footnotetag253"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a> +<strong>Note 254:</strong> L'abbé Joseph <span class="italic">Faria</span> (et non <span class="italic">Furia</span>, comme on l'a +imprimé dans toutes les éditions des <span class="italic">Mémoires</span>), né à Goa (Indes +orientales) vers 1755, mort à Paris en 1819. Il avait acquis comme +magnétiseur une réputation qui lui valut d'être mis à la scène, dans +un vaudeville intitulé <span class="italic">la Magnétismomanie</span>. Tout Paris voulut voir +l'abbé Faria sous les traits de l'acteur Potier. Après le théâtre, le +roman. Dans <span class="italic">le Comte de Monte-Cristo</span>, d'Alexandre Dumas, le célèbre +magnétiseur joue un rôle important. Le romancier le fait mourir au +château d'If.<a href="#footnotetag254"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a> +<strong>Note 255:</strong> François-Joseph <span class="italic">Gall</span>(1758-1828), célèbre médecin +allemand, né à Tiefenbrunn, près de Pforzheim (grand-duché de Bade). +Il fut naturalisé français le 29 septembre 1819. L'un des créateurs de +l'anatomie du cerveau, il fonda sur un ensemble d'observations exactes +et d'applications hasardées la prétendue science de la phrénologie, +qui fit tant de bruit, dans les premières années de ce siècle, parmi +les médecins et les philosophes. Son principal ouvrage, paru de 1810 à +1818 en 4 volumes in-4<sup>o</sup>, accompagnés de 100 planches, a pour titre: +<span class="italic">Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau +en particulier</span>, contenant «des observations sur la possibilité de +reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de +l'homme et des animaux par la configuration de leur tête».<a href="#footnotetag255"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a> +<strong>Note 256:</strong> <span class="italic">Mon portrait historique et philosophique</span>, par M. de +Saint-Martin. Cet écrit posthume du <span class="italic">Philosophe inconnu</span> n'a été +imprimé que tronqué et très incomplet.<a href="#footnotetag256"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a> +<strong>Note 257:</strong> Saint-Martin dit que le dîner chez M. Neveu eut lieu à +l'<span class="italic">École polytechnique</span>. Chateaubriand nous a dit tout à l'heure que +ce dîner avait eu lieu dans les «communs du <span class="italic">Palais-Bourbon</span>». Les +deux récits ne se contredisent point. Le dîner est du 27 janvier 1803, +et à cette date l'École polytechnique était installée au +Palais-Bourbon; c'est seulement en 1804 qu'elle fut transportée dans +l'ancien collège de Navarre, rue de la Montagne Sainte-Geneviève.<a href="#footnotetag257"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a> +<strong>Note 258:</strong> Jean-François de <span class="italic">Saint-Lambert</span> (1716-1803). Son poème +des <span class="italic">Saisons</span>, publié en 1769, le fit entrer, l'année suivante, à +l'Académie française. Dans son ouvrage sur les <span class="italic">Principes des mœurs +chez toutes les nations, ou Catéchisme universel</span> (1798, 3 vol. in-8), +il enseigna que les vices et les vertus ne sont que des clauses de +convention. Ce livre, outrageusement matérialiste, n'en fut pas moins +désigné en 1810, par l'Institut, comme digne du grand prix de morale.<a href="#footnotetag258"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a> +<strong>Note 259:</strong> Élisabeth-Françoise-Sophie <span class="italic">de La Live</span> (1730-1813). +Elle avait épousé en 1748 le général <span class="italic">de Houdetot</span>. Sa liaison avec +Saint-Lambert subsista pendant presque un demi-siècle, dix ans de plus +que celle de Philémon et Baucis, qui dura <span class="italic">par deux fois vingt étés</span>. +En 1803, <span class="italic">Baucis</span> avait 73 ans; <span class="italic">Philémon</span> en avait 87. Norvins, qui +vit M<sup>me</sup> de Houdetot, en 1788, au château de Marais, a tracé d'elle ce +portrait (<span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 86): «M<sup>me</sup> de Houdetot était née laide, d'une +laideur repoussante, tellement louche qu'elle en paraissait borgne, et +cette erreur lui était favorable. Âgée seulement de cinquante-huit ans +en 1788, elle était si déformée que cet automne de la vieillesse était +chez elle presque de la décrépitude. Elle ne voyait d'aucun de ces +deux yeux dépareillés. Le son de sa voix était à la fois rauque et +tremblant. Sa taille plus qu'incertaine était inégalement surplombée +par de maigres épaules. Ses cheveux tout gris ne laissaient plus +deviner leur couleur primitive. Mon père, qui l'avait vu marier, me +disait plaisamment qu'elle était toujours aussi jolie que le jour de +ses noces. M<sup>me</sup> de Houdetot était une véritable ruine, qui en +soutenait une autre...»—La comtesse de Houdetot était la +belle-sœur de M<sup>me</sup> de La Briche, propriétaire du château du Marais. +«Une fois au Marais, dit encore Norvins, elle entrait en vacances... +On avait bientôt oublié son incomparable laideur, car l'esprit et le +sentiment, et jusqu'à la sociabilité, n'avaient rien perdu en elle de +l'action, de la puissance, du charme qui jadis l'avaient si justement +distinguée. Rien n'était encore plus imprévu, plus délicat, plus +piquant que sa conversation.»<a href="#footnotetag259"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a> +<strong>Note 260:</strong> Sannois, dans la canton d'Argenteuil, arrondissement de +Versailles (Seine-et-Oise).<a href="#footnotetag260"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a> +<strong>Note 261:</strong> Il quitta Paris le 18 octobre 1802. Trois jours avant +son départ, il écrivait à son ami Chênedollé, alors en Normandie: Mon +cher ami, je pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je puis, +une contrefaçon qui me ruine; je reviens par Bordeaux et par la +Bretagne. J'irai vous voir à Vire et je vous ramènerai à Paris, où +votre présence est absolument nécessaire, si vous voulez enfin entrer +dans la carrière diplomatique.<a href="#footnotetag261"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a> +<strong>Note 262:</strong> Pierre-Simon <span class="italic">Ballanche</span>, membre de l'Académie +française, né à Lyon, le 4 août 1778, mort à Paris, le 12 juin 1847. +Il avait publié, en 1800, un volume intitulé: <span class="italic">Du Sentiment dans ses +rapports avec la littérature et les arts</span>. Ce fut lui qui donna, avec +son père, imprimeur à Lyon, la 2<sup>e</sup> et la 3<sup>e</sup> édition du <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>. Ses principaux ouvrages sont <span class="italic">Antigone</span> (1814); +<span class="italic">Essais sur les institutions sociales</span> (1818); <span class="italic">l'Homme sans nom</span> +(1820); les <span class="italic">Essais de Palingénésie sociale et Orphée</span> (1827-1828); +<span class="italic">la Vision d'Hébal, chef d'un clan écossais</span> (1832). De 1802 jusqu'à +sa mort, Ballanche fut un des plus constants amis de Chateaubriand.<a href="#footnotetag262"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a> +<strong>Note 263:</strong> Quelques jours après avoir quitté Lyon, Chateaubriand +écrivait à Fontanes: «Je vous avoue que je suis confondu de la manière +dont j'ai été reçu partout; tout retentit de ma gloire, les papiers de +Lyon, etc., les sociétés, les préfectures; on annonce mon passage +comme celui d'un personnage important. Si j'avais écrit un livre +philosophique, croyez-vous que mon nom fût même connu? Non; j'ai +consolé quelque malheureux; j'ai rappelé des principes chers à tous +les cœurs dans le fond des provinces; on ne juge pas ici mes +talents, mais mes opinions. On me sait gré de tout ce que j'ai dit, de +tout ce que je n'ai pas dit, et ces honnêtes gens me reçoivent comme +le défenseur de leurs propres sentiments, de leurs propres idées. Il +n'y a pas de chagrin, pas de travail que cela ne doive payer. Le +plaisir que j'éprouve est, je vous assure, indépendant de tout +amour-propre: c'est l'homme et non l'auteur qui est touché.—J'ai vu +Lyon. Je vous en parlerai à loisir. C'est, je crois, la ville que +j'aime le mieux au monde...» Lettre écrite d'Avignon, le samedi 6 +novembre 1802. (Voir <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>, par l'abbé +G. Pailhès, p. 109.)<a href="#footnotetag263"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a> +<strong>Note 264:</strong> L'article sur la <span class="italic">Législation primitive</span> parut dans le +<span class="italic">Mercure</span> du 18 nivôse an <abbr title="11">XI</abbr> (8 janvier 1803). Il figure, dans les +<span class="italic">Mélanges littéraires</span>, au tome <abbr title="21">XXI</abbr> des <span class="italic">Œuvres complètes</span> de +Chateaubriand.<a href="#footnotetag264"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a> +<strong>Note 265:</strong> Je lis, dans la lettre ci-dessus citée, de +Chateaubriand à Fontanes, du 6 novembre 1802: «Si l'on ne contrefait +que les bons ouvrages, mon cher ami, je dois être content. J'ai saisi +une contrefaçon d'<span class="italic">Atala</span> et une du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. La +dernière était l'importante; je me suis arrangé avec le libraire; il +me paie les frais de mon voyage, me donne de plus un certain nombre +d'exemplaires de son édition qui est en quatre volumes et plus +correcte que la mienne; et moi, je légitime mon bâtard, et le +reconnais comme seconde édition...»<a href="#footnotetag265"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a> +<strong>Note 266:</strong> Onze ans auparavant, les 16 et 17 octobre 1791, la +<span class="italic">Glacière</span> d'Avignon avait été le théâtre d'un odieux massacre +organisé par les chefs du parti révolutionnaire, Jourdan Coupe-Tête, +Mainvielle et Duprat, dignes précurseurs des égorgeurs de septembre. +«À mesure, dit M. Louis Blanc, que les patrouilles amenaient un +captif, on l'abattait d'un coup de sabre ou de bâton; puis, sans même +s'assurer s'il était bien mort, on allait le précipiter au fond de la +tour sanglante. Rien qui pût fléchir la barbarie des assassins; ni la +jeunesse, ni l'enfance... Dampmartin, qui était présent à l'ouverture +de la fosse, assure qu'on en retira cent dix corps, parmi lesquels les +chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes, trente-deux femmes et +huit enfants... D'un autre côté, une relation semi-officielle porte +que, quand on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux contre le +mur, dans une attitude qui prouvait qu'ils avaient été enterrés +vifs... Jourdan et les siens avaient eu beau jeter des torrents d'eau +et des baquets de chaux vive dans l'horrible fosse: sur un des côtés +du mur, il était resté, pour dénoncer leur crime, <span class="italic">une longue traînée +de sang qu'on ne put jamais effacer</span>.» (Louis Blanc, <span class="italic">Histoire de la +Révolution française</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="6">VI</abbr>, p. 163 et 166.)<a href="#footnotetag266"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a> +<strong>Note 267:</strong> Alfieri est mort en 1803. Ses <span class="italic">Mémoires</span> furent publiés +en 1804.<a href="#footnotetag267"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a> +<strong>Note 268:</strong> Jean <span class="italic">Reboul</span>, né à Nîmes, le 23 janvier 1796, mort +dans la même ville, le 1<sup>er</sup> juin 1864. Boulanger de son état, il +n'abandonna pas sa profession, lorsque la gloire vint le chercher au +fond de sa boutique. Son premier recueil de <span class="italic">Poésies</span> (1836) eut cinq +éditions. Il publia, en 1839, <span class="italic">le Dernier Jour</span>, poème en dix chants. +En 1850, il fit jouer sur le théâtre de l'Odéon <span class="italic">le Martyre de Vivia</span>, +mystère en trois actes et en vers. <span class="italic">Les Traditionnelles</span> (1857) mirent +le sceau à sa réputation. En 1848, le boulanger-poète avait été envoyé +à l'Assemblée constituante par les électeurs royalistes du département +du Gard.<a href="#footnotetag268"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a> +<strong>Note 269:</strong> La pièce de Pierre Corneille à laquelle sont empruntés +ces vers a pour titre: <span class="italic">Sur le canal du Languedoc, pour la jonction +des Deux Mers: Imitation d'une pièce latine de Parisot, avocat de +Toulouse</span>. Dans le premier vers, Corneille n'a pas dit: «La Garonne et +le <span class="italic">Tarn</span>», mais:</p> + +<p class="poem25">La Garonne et l'<span class="italic">Atax</span>, en leurs grottes profondes...</p> + +<p>L'<span class="italic">Atax</span>, c'est l'<span class="italic">Aude</span>, qui se jette dans la Méditerranée par les +étangs de Sijean et de Vendres.<a href="#footnotetag269"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a> +<strong>Note 270:</strong> <span class="italic">Histoire de la croisade contre les hérétiques +albigeois, écrite en vers provençaux par un poète contemporain</span>, et +traduit par M. Fauriel, 1837.<a href="#footnotetag270"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a> +<strong>Note 271:</strong> Louis-Gabriel-Léonce <span class="italic">Guilhaud de Lavergne</span>, né à +Bergerac, le 24 janvier 1809, mort à Versailles le 18 janvier 1880. En +1834, il avait assisté aux lectures des <span class="italic">Mémoires</span>, dans le salon de +M<sup>me</sup> Récamier, et il en avait rendu compte dans la <span class="italic">Revue du Midi</span>, +dont il était alors le principal rédacteur. Il collaborait également +au <span class="italic">Journal de Toulouse</span>, et il était depuis 1830 Maître et Mainteneur +des Jeux-Floraux. Devenu en 1840, chef du cabinet de M. de Rémusat, +ministre de l'Intérieur, il fut quelque peu malmené par Balzac, dans +la <span class="italic">Revue parisienne</span> du grand romancier. «Légitimiste jusqu'en 1833, +écrivait Balzac, M. Guilhaud devint doctrinaire, il vanta M. de +Rémusat, soutint sa candidature à Muret et se glissa chez M. Guizot... +M. Duchâtel le nomma maître des requêtes; il convoita dès lors la +place de M. Mallac, un de ces jeunes gens capables qui ont assez de +cœur pour s'en aller avec leurs protecteurs, là où les Guilhaud +restent; aussi M. Guilhaud est-il aujourd'hui chef du cabinet de M. de +Rémusat. Voilà comment tout se rapetisse. M. Léonce de Lavergne, +incapable d'écrire dans un journal, et que l'Académie a refusé, quand +il se présenta pour être reçu docteur, fait la correspondance +politique au moyen de M. Havas.» Après avoir été député de Lombez de +1846 à 1848, M. Léonce de Lavergne fut envoyé par les électeurs de la +Creuse à l'Assemblée nationale de 1871. Partisan de la monarchie +constitutionnelle et parlementaire, il siégea d'abord au centre droit, +puis, en 1874, de concert avec quelques députés flottant entre le +centre droit et le centre gauche, il fonda un nouveau groupe de +représentants, le «groupe Lavergne», qui ne laissa pas de contribuer +par son attitude au vote définitif de la Constitution du 25 février +1875. Le 13 décembre 1875, il fut élu, par l'Assemblée nationale, +sénateur inamovible, le 33<sup>e</sup> sur 75. Il était, depuis 1855, membre de +l'Académie des Sciences morales et politiques. Ses principaux ouvrages +sont un essai sur l'<span class="italic">Économie rurale en Angleterre, en Écosse et en +Irlande</span>, <span class="italic">l'Économie rurale de la France depuis 1789</span>, et les +<span class="italic">Assemblées provinciales sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr></span>.<a href="#footnotetag271"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a> +<strong>Note 272:</strong> «Mademoiselle Honorine <span class="italic">Gasc</span>, écrivait, en 1859, le +comte de Marcellus, chante toujours admirablement; mais ce n'est plus +à Toulouse: c'est à Bordeaux ou à Paris, sous le nom de Ol de Kop, +qu'elle partage avec le consul de Danemark, son époux; et ses talents, +contre lesquels M. de Chateaubriand la mettait en garde, ne lui ont +point, que je sache, «porté malheur». (<span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>, +p. 143.)<a href="#footnotetag272"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a> +<strong>Note 273:</strong> Chateaubriand a jugé ici, d'un mot qui restera, ces +hommes de la Gironde, dont le rôle, pendant la Révolution, a été aussi +coupable que funeste. Voir <span class="italic">la Légende des Girondins</span>, par Edmond +Biré.<a href="#footnotetag273"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a> +<strong>Note 274:</strong> Joseph <span class="italic">Spon</span>, antiquaire français (1647-1685).<a href="#footnotetag274"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a> +<strong>Note 275:</strong> Jean-François de <span class="italic">La Harpe</span> (1739-1803). Son principal +ouvrage est le <span class="italic">Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne</span>, +douze volumes in-8<sup>o</sup>.<a href="#footnotetag275"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a> +<strong>Note 276:</strong> La Harpe avait publié, en 1797, un éloquent écrit +intitulé: <span class="italic">Du fanatisme dans la langue révolutionnaire</span>.<a href="#footnotetag276"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a> +<strong>Note 277:</strong> Ce poème parut, en 1814, sous ce titre: <span class="italic">Le Triomphe de +la Religion ou le Roi martyr</span>, épopée en six chants. Chateaubriand, +dans les notes du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, a inséré un fragment du +poème de La Harpe, les <span class="italic">portraits de J.-J. Rousseau et de Voltaire</span>.<a href="#footnotetag277"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a> +<strong>Note 278:</strong> La Harpe avait conservé jusqu'à la fin l'entière +possession de son intelligence. Il ne cessait, pendant les derniers +jours, de se faire lire les prières des agonisants. M. de Fontanes, +étant venu le voir la veille de sa mort, s'approcha de son lit pendant +qu'on récitait ces prières. «Mon ami, dit le moribond en lui tendant +une main desséchée, je remercie le ciel de m'avoir laissé l'esprit +assez libre pour sentir combien cela est consolant et beau.»<a href="#footnotetag278"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a> +<strong>Note 279:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span>, n<sup>o</sup> <abbr title="8">VIII</abbr>: <span class="italic">la Mort de La Harpe</span>.<a href="#footnotetag279"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a> +<strong>Note 280:</strong> La Harpe, veuf, s'était remarié, en 1797, avec M<sup>lle</sup> de +Hatte-Longuerue.—Voir l'<span class="italic">Appendice</span>, N<sup>o</sup> <abbr title="8">VIII</abbr>.<a href="#footnotetag280"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a> +<strong>Note 281:</strong> Le 8 avril 1802.<a href="#footnotetag281"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a> +<strong>Note 282:</strong> <span class="italic">Inferno</span>, ch. <abbr title="14">XIV</abbr>, v. 46.<a href="#footnotetag282"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a> +<strong>Note 283:</strong> Jacques-André <span class="italic">Émery</span>, né le 27 août 1832 à Gex, mort à +Issy le 18 avril 1811. Sa <span class="italic">Vie</span> a été écrite par M. l'abbé Gosselin +(1861), et par M. l'abbé Élie Méric (1894).<a href="#footnotetag283"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a> +<strong>Note 284:</strong> Joseph <span class="italic">Fesch</span>, né à Ajaccio le 3 janvier 1763. Il +était le demi-frère de la mère de Napoléon. À l'époque de la +convocation des États-Généraux, il était déjà entré dans les ordres; +mais les premiers événements de la Révolution le firent renoncer à +l'état ecclésiastique. D'abord commis aux vivres (garde-magasin), il +devint en 1795 commissaire des guerres, et occupa cette place jusqu'au +18 brumaire. Dès que le rétablissement du culte eût été arrêté dans la +pensée du Premier Consul, il reprit le costume ecclésiastique, et +s'employa très activement dans les négociations qui préparèrent le +Concordat (15 juillet 1801). Archevêque de Lyon en 1802, cardinal le +25 février 1803, il fut, le 4 avril suivant, nommé ambassadeur à Rome. +En 1805, il fut investi de la charge de grand aumônier. Tombé en +disgrâce en 1811, il fut renvoyé par l'Empereur dans son diocèse de +Lyon, où il resta jusqu'en 1814. Après l'abdication de Napoléon, il se +retira à Rome. Les Cent-Jours le ramenèrent en France et dans son +archevêché. Après les Cent-Jours, il se réfugia de nouveau à Rome, où +il fixa définitivement sa résidence. Il refusa obstinément, pendant +toute la Restauration, de se démettre de son titre d'archevêque de +Lyon; mais il ne put obtenir, malgré l'appui du pape, de rentrer dans +son diocèse après la révolution de 1830. Il est mort à Rome le 13 mai +1839.<a href="#footnotetag284"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a> +<strong>Note 285:</strong> La lettre de Talleyrand, notifiant à l'auteur du <span class="italic">Génie +du Christianisme</span> sa nomination de secrétaire, est du 19 floréal, an +<abbr title="11">XI</abbr> (9 mai 1803). En voici le texte:</p> + +<p>«Je m'empresse, citoyen, de vous envoyer une copie de l'arrêté par +lequel le Premier Consul vous nomme secrétaire de la légation de la +République à Rome. Vos talents et l'usage que vous en avez fait n'ont +pu que vous faire connaître d'une manière avantageuse dans votre pays +et dans celui où vous allez résider, et je ne doute point du soin que +vous mettrez à justifier la confiance du gouvernement. J'ai l'honneur, +etc.»<a href="#footnotetag285"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a> +<strong>Note 286:</strong> L'abbé de <span class="italic">Bonnevie</span> (Pierre-Étienne), né à Rethel le 6 +janvier 1761, mort à Lyon le 7 mars 1849. Pendant l'émigration, il +avait été, ainsi que le dit Chateaubriand, aumônier à l'armée des +princes. Après le rétablissement du culte, il fut nommé chanoine à la +Primatiale de Lyon, et accompagna le cardinal Fesch à Rome en 1803. +Une étroite intimité s'établit entre l'auteur du <span class="italic">Génie du +Christianisme</span> et le très spirituel abbé, qui ne tarda pas à conquérir +l'estime et l'affection de M<sup>me</sup> de Chateaubriand. Jusqu'à leur mort, +il resta l'un de leurs plus fidèles amis. On trouvera dans le livre de +M. l'abbé Pailhès sur <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>, +quelques-unes des lettres écrites par la vicomtesse de Chateaubriand à +son <span class="italic">cher Comte de Lyon</span>. Elles sont charmantes, surtout celle du 10 +juillet 1839, trop longue pour être ici donnée tout entière, mais dont +voici au moins quelques lignes:</p> + +<p>«... Je vous écris ces lignes pour vous gronder. On dit, l'abbé, que +vous vous portez à merveille; que vous êtes jeune et gai comme par le +passé; pourquoi donc ne pas venir nous voir? On voyage à tout âge, et +dans ce moment surtout que la poste vient de lancer sur les chemins +des voitures de courriers qui feraient rougir une voiture +d'ambassadeur. Je vous ai dit que nous avons une vilaine chambre à +vous donner; mais si vous voulez être logé comme un chanoine, vous +pourrez prendre un appartement aux Missions-Étrangères; vous serez là +à notre porte, pouvant venir déjeuner, dîner et déraisonner avec +nous...»<a href="#footnotetag286"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a> +<strong>Note 287:</strong> Anne-Antoine-Jules, duc de <span class="italic">Clermont-Tonnerre</span> +(1749-1830). Évêque de Châlons-sur-Marne depuis 1782, député du clergé +aux États-Généraux, il avait émigré en Allemagne, et, avant sa rentrée +en France, il avait remis, entre les mains du Souverain Pontife sa +démission d'évêque de Châlons, conformément au Concordat. La +Restauration le nomma pair de France (4 juin 1814), archevêque de +Toulouse (1<sup>er</sup> juillet 1820), et obtint pour lui le chapeau de +cardinal (2 décembre 1822). Il a laissé le souvenir d'un prélat imbu +de l'orgueil de sa naissance et de son rang, et cependant d'un accès +facile, d'un esprit aimable, pénétrant et vif.<a href="#footnotetag287"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a> +<strong>Note 288:</strong> Chateaubriand fit le récit de cette fête dans une +longue et admirable lettre adressée à son ami Ballanche et qui, +publiée aussitôt à Lyon, y produisit une impression profonde. C'est +une des plus belles pages du grand écrivain, et qui devrait figurer +désormais dans toutes les éditions du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>.<a href="#footnotetag288"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a> +<strong>Note 289:</strong> Pour tous les détails de ce voyage, voir, dans le +<span class="italic">Voyage en Italie de Chateaubriand</span> (Œuvres complètes, tome <abbr title="6">VI</abbr>), +ses deux lettres à M. Joubert, datées, la première de <span class="italic">Turin, le 17 +juin 1803</span>, la seconde, de <span class="italic">Milan, lundi matin 21 juin 1803</span>.<a href="#footnotetag289"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a> +<strong>Note 290:</strong> La pièce d'où ces vers sont extraits se trouve dans les +<span class="italic">Poésies</span> de Chateaubriand (Œuvres complètes, tome <abbr title="22">XXII</abbr>), où elle +porte ce titre: les <span class="italic">Alpes ou l'Italie</span>.<a href="#footnotetag290"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a> +<strong>Note 291:</strong> Chateaubriand lui-même ne savait sans doute <span class="italic">cela</span> que +du matin, pour l'avoir appris de son jeune ami Jean-Jacques Ampère, le +seul homme de France qui s'intéressât alors aux choses de +Scandinavie.<a href="#footnotetag291"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a> +<strong>Note 292:</strong> Ce <span class="italic">Fotrad, fils d'Eupert</span>, est amené ici d'un peu +loin. Quand l'auteur composa cette partie de ses <span class="italic">Mémoires</span>, il avait +encore l'esprit tout plein des longues et savantes recherches qu'il +avait faites pour écrire ses <span class="italic">Études historiques</span> et ses chapitres sur +les Franks.<a href="#footnotetag292"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a> +<strong>Note 293:</strong> Odet de <span class="italic">Foix</span>, vicomte de <span class="italic">Lautrec</span>, maréchal de +France sous Louis <abbr title="12">XII</abbr>, fit presque tontes ses armes autour de Milan. +Chateaubriand aimait ce nom de Lautrec. Il le choisit ici pour +personnifier en Italie la bravoure et la politesse française. Déjà, +dans le <span class="italic">Dernier Abencerage</span>, il avait fait d'un autre Lautrec un type +de vaillance et de chevalerie. Après tout, il y avait eu des alliances +entre les Lautrec et les Chateaubriand. «Il était, dit Brantôme, +parlant du vicomte de Lautrec, le maréchal de France, il était frère +de madame de Chateaubriand, une très belle et très honnête dame que le +roi aimait.»<a href="#footnotetag293"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a> +<strong>Note 294:</strong> François de <span class="italic">Melzi</span> (1753-1826). Il était +vice-président de la <span class="italic">République cisalpine</span>, organisée en 1797 par le +général Bonaparte, et qui avait pris, en 1802, le nom de <span class="italic">République +italienne</span>. Lorsqu'au mois de mars 1805, elle devint le Royaume +d'Italie, avec Napoléon pour roi et le prince Eugène de Beauharnais +pour vice-roi, M. de Melzi fut nommé grand chancelier et garde des +sceaux; il fut créé duc en 1807. Après les événements de 1814, il +vécut dans la retraite.—Dans sa lettre à Joubert, du 21 juin 1803, +Chateaubriand parle en ces termes du dîner de Milan: «J'ai dîné en +grand gala chez M. de Melzi: il s'agissait d'une fête donnée à +l'occasion du baptême de l'enfant du général Murat. M. de Melzi a +connu mon malheureux frère: nous en avons parlé longtemps. Le +vice-président a des manières fort nobles; sa maison est celle d'un +prince, et d'un prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité +poliment et froidement, et m'a toujours trouvé dans des conditions +pareilles aux siennes.»<a href="#footnotetag294"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a> +<strong>Note 295:</strong> Napoléon-Charles-Lucien, prince <span class="italic">Murat</span>, second fils de +Joachim Murat, né à Milan, le 16 mai 1803. Représentant du peuple en +1848 et 1849, sénateur le 26 janvier 1852, puis membre de la famille +civile de l'Empereur (21 juin 1853) avec le titre d'Altesse impériale, +il fut de 1852 à 1862, grand-maître de la maçonnerie. Il est mort à +Paris, le 10 avril 1873.<a href="#footnotetag295"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a> +<strong>Note 296:</strong> «L'indigent patron», c'est saint <span class="italic">François</span> +d'Assise.<a href="#footnotetag296"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a> +<strong>Note 297:</strong> François <span class="italic">Cacault</span> (1743-1805). Il avait débuté dans la +diplomatie, en 1785, comme secrétaire d'ambassade à Naples. En 1793, +il réussit à détacher la Toscane de la coalition européenne, et fut, +en 1797, un des signataires du traité de Tolentino. Il remplit, de +1801 à 1803, les fonctions de ministre plénipotentiaire à +Rome.<a href="#footnotetag297"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a> +<strong>Note 298:</strong> Le chevalier <span class="italic">Artaud de Montor</span> (1772-1840). Ancien +émigré, ayant servi dans l'armée des princes, il était entré en 1798 +dans la diplomatie. Il a composé de nombreux ouvrages, dont le plus +important est l'<span class="italic">Histoire du pape Pie <abbr title="7">VII</abbr></span>.<a href="#footnotetag298"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a> +<strong>Note 299:</strong> Le lendemain, dans la ferveur de son enthousiasme, il +écrit à Fontanes:</p> + +<p class="left60">«Rome, 10 messidor an <abbr title="11">XI</abbr> (29 juin 1803).</p> + +<p>«Mon cher et très cher ami, un mot pour vous annoncer mon arrivée. Me +voilà logé chez M. Cacault qui me traite comme son fils. Il est +<span class="italic">Breton</span>. (M. Cacault était né à Nantes). Le secrétaire de légation +(M. Artaud), que je remplace ou que je ne remplace pas (car il n'est +pas encore rappelé), me trouve le meilleur enfant du monde et nous +sommes les meilleurs amis. Je reçois compliments sur compliments de +tous les grands du monde, et pour achever cette chance heureuse, je +tombe à Rome la veille même de la Saint-Pierre, et je vois en arrivant +la plus belle fête de l'année, au pied même du trône pontifical.</p> + +<p>«Venez vite ici, mon cher ami. Toute ma froideur n'a pu tenir contre +une chose si étonnante: j'ai la tête troublée de tout ce que je vois. +Figurez-vous que vous ne savez rien de Rome, que personne ne sait rien +quand on n'a pas vu tant de grandeurs, de ruines, de souvenirs.</p> + +<p>«Enfin, venez, venez: voilà tout ce que je puis vous dire à présent. +Il faut que mes idées se soient un peu rassemblées, avant que je +puisse vous tracer l'ombre de ce que je vois...»<a href="#footnotetag299"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a> +<strong>Note 300:</strong> Dès le mois de septembre 1802, Chateaubriand avait fait +hommage à Pie <abbr title="7">VII</abbr> de ses volumes du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. La +lettre suivante accompagnait l'envoi de l'ouvrage:</p> + +<p class="add3em">TRÈS SAINT-PÈRE,</p> + +<p>«Ignorant si ce faible ouvrage obtiendrait quelque succès, je n'ai pas +osé d'abord le présenter à Votre Sainteté. Maintenant que le suffrage +du public semble le rendre digne de vous être offert, je prends la +liberté de le déposer à vos pieds sacrés.</p> + +<p>«Si Votre Sainteté daigne jeter les yeux sur le quatrième volume, elle +verra les efforts que j'ai faits pour venger les autels et leurs +ministres des injures d'une fausse philosophie. Elle y verra mon +admiration pour le Saint Siège et pour le génie des Pontifes qui l'ont +occupé. Elle me pardonnera peut-être d'avoir annoncé leur glorieux +successeur qui vient de fermer les plaies de l'Église. Heureux si +Votre Sainteté agrée l'hommage que j'ai rendu à ses vertus, et si mon +zèle pour la religion peut me mériter sa bénédiction paternelle.</p> + +<p>«Je suis, avec le plus profond respect, de Votre Sainteté, le très +humble et très obéissant serviteur.</p> + +<p><span class="left60 smcap">«de Chateaubriand.</span><br> +«Paris, ce 28 septembre 1802.»</p> + +<p>La présentation de Chateaubriand à Pie <abbr title="7">VII</abbr> eut lieu le 2 juillet 1803. +Il écrivait, le lendemain, à M. Joubert: «Sa Sainteté m'a reçu hier; +elle m'a fait asseoir auprès d'elle de la manière la plus affectueuse. +Elle m'a montré obligeamment qu'elle lisait le <span class="italic">Génie du +Christianisme</span>, dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne +peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince plus +simple: ne me prenez pas pour madame de Sévigné.»<a href="#footnotetag300"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a> +<strong>Note 301:</strong> Hercule <span class="italic">Consalvi</span> (1757-1824). Pie <abbr title="7">VII</abbr> l'avait nommé +cardinal et secrétaire d'État au lendemain de son entrée dans Rome, en +1800. Il vint en France en 1801 pour la conclusion du Concordat. Après +l'arrestation du Souverain Pontife, en 1809, il reçut l'ordre de se +rendre en France; en 1810, à la suite de son refus d'assister au +mariage religieux de Napoléon, il fut interné à Reims. Redevenu +secrétaire d'État en 1814, il prit part au Congrès de Vienne et +conserva la direction des affaires jusqu'à la mort de Pie <abbr title="7">VII</abbr> (20 août +1823). Il mourut lui-même peu de temps après, le 24 janvier 1824. Il +n'était que diacre, n'ayant jamais voulu recevoir la prêtrise. Ses +<span class="italic">Mémoires</span> ont été publiés et traduits, en 1864, par J. +Crétineau-Joly.<a href="#footnotetag301"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a> +<strong>Note 302:</strong> <span class="italic">Victor-Emmanuel <abbr title="1">I</abbr></span> (1754-1824), le souverain dépossédé +que représentait alors à Saint-Pétersbourg le comte Joseph de +Maistre.—Avant l'arrivée du cardinal Fesch, qu'il précédait à Rome de +quelques jours, Chateaubriand avait cru pouvoir faire visite à +l'ex-roi de Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces termes, +à M. de Talleyrand, la démarche qui allait attirer sur sa tête un si +violent orage:</p> + +<p><span class="left60">«12 juillet 1803.</span><br> +<span class="add3em">«CITOYEN MINISTRE,</span></p> + +<p>«M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres de créance au Pape. +Avant que notre mission fût officiellement reconnue à Rome, je me suis +empressé de voir ici toutes les personnes qu'il était honorable de +voir. J'ai été présenté, comme simple particulier et homme de lettres, +au roi et à la reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m'ont entretenu +que d'objets d'art et de littérature.</p> + +<p>«J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.»<a href="#footnotetag302"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a> +<strong>Note 303:</strong> Monseigneur de Clermont-Tonnerre. Voir la note 1 de la +page <a href="#page336">336</a>.<a href="#footnotetag303"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a> +<strong>Note 304:</strong> L'abbé <span class="italic">Guillon</span> (1760-1847). Il avait été aumônier, +lecteur et bibliothécaire de la princesse de Lamballe. Le cardinal +Fesch, l'avait emmené avec lui à Rome. Appelé à la Faculté de +théologie dès sa création, il y fit avec distinction le cours +d'éloquence sacrée pendant trente ans, et en devint le doyen. Promu +par Louis-Philippe, en 1831, à l'évêché de Beauvais, il ne put obtenir +ses bulles du pape, parce qu'il avait administré l'abbé Grégoire, +évêque <span class="italic">constitutionnel</span> de Blois, sans avoir observé toutes les +règles ecclésiastiques; néanmoins, ayant reconnu ses torts, il fut +nommé, en 1832, évêque <span class="italic">in partibus</span> du Maroc. On lui doit une +traduction complète des <span class="italic">Œuvres de saint-Cyprien</span>, et une +<span class="italic">Bibliothèque choisie des Pères grecs et latins</span>, traduits en +français, 26 vol. en in-8<sup>o</sup>.<a href="#footnotetag304"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a> +<strong>Note 305:</strong> Antoine-François-Philippe <span class="italic">Dubois-Descours</span>, marquis de +<span class="italic">La Maisonfort</span> (1778-1827). Il était, au moment de la Révolution, +sous-lieutenant dans les gardes du corps, à la compagnie de Gramont. +Il émigra et fit la campagne de 1792, à l'armée des princes. Rentré en +France au début du Consulat, il fut arrêté et interné à l'île d'Elbe, +d'où il s'échappa et vint à Rome. C'est alors que le vit +Chateaubriand. Il put gagner la Russie et ne revit la France qu'en +1814. Député du Nord, de 1815 à 1816, il fut, après la session, chargé +de la direction du domaine extraordinaire de la couronne. Devenu plus +tard ministre plénipotentiaire à Florence, il eut la bonne fortune d'y +voir arriver, comme secrétaire de la légation, Alphonse de Lamartine. +Le marquis de la Maisonfort a publié un grand nombre d'écrits +politiques, notamment le <span class="italic">Tableau politique de l'Europe depuis la +bataille de Leipzig jusqu'au 13 mars 1814</span>. Il devra de vivre à cette +double chance d'avoir eu son nom inscrit dans les <span class="italic">Mémoires</span> de +Chateaubriand et dans les <span class="italic">Méditations</span> de Lamartine, qui lui a dédié +sa pièce intitulée: <span class="italic">Philosophie</span>.</p> + +<p class="poem">Toi qui longtemps battu des vents et de l'orage.<br> + Jouissant aujourd'hui de ce ciel sans nuage,<br> + Du sein de ton repos contemples du même œil<br> + Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil...<a href="#footnotetag305"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a> +<strong>Note 306:</strong> Louis-François <span class="italic">Bertin</span>, dit <span class="italic">Bertin l'Aîné</span> +(1766-1841). Vers la fin de 1799, Louis Bertin et son frère Bertin de +Vaux acquirent en commun avec Roux-Laborie et l'imprimeur Le Normant, +moyennant vingt mille francs, le <span class="italic">Journal des Débats et des Décrets</span>, +petite feuille qui existait depuis 1789, et qui se bornait à publier +le compte rendu des discussions législatives et les actes de +l'autorité. En quelques semaines, les nouveaux propriétaires l'eurent +complètement transformée, et le <span class="italic">Journal des Débats</span> eut vite fait de +gagner la faveur du public. Mais alors que le journal réussissait +brillamment, son principal propriétaire et son rédacteur en chef, +Louis Bertin, fut arrêté, sur le vague soupçon d'avoir pris part à une +conspiration royaliste. Enfermé au Temple, il y passa l'année 1800 +presque toute entière, puis à la prison succéda l'exil. Un ordre +arbitraire le relégua à l'île d'Elbe. Il obtint à grand'peine la +permission de passer en Italie, où la résidence de Florence, et plus +tard celle de Rome, lui fut assignée. C'est à Rome qu'il connut +Chateaubriand et devint son ami. Las de l'exil et de ses +sollicitations sans résultat auprès du ministre de la Police, il prit, +au commencement de 1804, le parti assez aventureux de revenir en +France sans autorisation, mais avec un passe-port que Chateaubriand +lui avait complaisamment procuré. Il dut, pendant assez longtemps, se +tenir caché, tantôt dans sa maison de la Bièvre, tantôt à Paris. +Chateaubriand, revenu en France, mit tout en œuvre pour obtenir que +M. Bertin cessât enfin d'être persécuté. (Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="7">VII</abbr>: +<span class="italic">Chateaubriand et madame de Custine</span>.)—Lorsque Chateaubriand partit +de Paris, en 1822, pour l'ambassade de Londres, il emmena avec lui +comme secrétaire intime le fils aîné de son ami, Armand +Bertin.<a href="#footnotetag306"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a> +<strong>Note 307:</strong> Pierre-Joseph <span class="italic">Briot</span> (1771-1827). Député du Doubs au +Conseil des Cinq-Cents, il s'était montré, au 18 brumaire, l'un des +plus ardents adversaires de Bonaparte. Il n'en avait pas moins été +nommé, le 28 janvier 1803, grâce à la protection de Lucien, +commissaire général du gouvernement à l'île d'Elbe, et c'est en cette +qualité qu'il avait autorisé M. Bertin à passer en Italie. À +l'avènement de l'Empire, Briot demanda un passe-port pour l'étranger +et alla à Naples, où il devint successivement, sous le roi Joseph, +intendant des Abruzzes, puis de la Calabre, et, sous Joachim Murat +membre du Conseil d'État. Quand Murat se tourna contre la France, il +le quitta, et rentra en Franche-Comté où il s'occupa, jusqu'à sa mort, +d'agriculture et d'industrie. Il n'avait jamais voulu accepter, de +Joseph et de Murat, ni titres, ni décoration; et c'est pour cela que +Chateaubriand, toujours si exact, même dans les plus petits détails, +l'appelle «le républicain M. Briot».<a href="#footnotetag307"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a> +<strong>Note 308:</strong> <span class="italic">Marie-Pauline Bonaparte</span>, née à Ajaccio, le 20 +septembre 1780, morte à Florence, le 9 juin 1825. Elle avait été +mariée deux fois: 1º en 1797, au général <span class="italic">Leclerc</span>; 2º en 1803, au +prince Camille <span class="italic">Borghèse</span>. Elle fut duchesse de Guastalla de 1806 à +1814.<a href="#footnotetag308"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a> +<strong>Note 309:</strong> 30 juillet 1803.<a href="#footnotetag309"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a> +<strong>Note 310:</strong> Le château de M<sup>me</sup> de Sévigné en +Bretagne.<a href="#footnotetag310"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a> +<strong>Note 311:</strong> Du 30 fructidor an <abbr title="11">XI</abbr> (17 septembre +1803).<a href="#footnotetag311"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a> +<strong>Note 312:</strong> Cette maison, située dans le voisinage de la +Trinité-du-Mont, était connue sous le nom de villa +Margherita.<a href="#footnotetag312"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a> +<strong>Note 313:</strong> M. <span class="italic">d'Agincourt</span> (1730-1814), fermier-général sous +Louis <abbr title="15">XV</abbr>, avait amassé une grande fortune, qu'il consacra tout entière +à l'étude et à la culture des beaux-arts. Il se fixa à Rome en 1779, +ne cessa plus depuis de l'habiter et y rédigea l'<span class="italic">Histoire de l'Art +par les Monuments, depuis le <abbr title="4">IV</abbr><sup>e</sup> siècle jusqu'au <abbr title="16">XVI</abbr><sup>e</sup></span> (6 vol. +in-fol., avec 336 planches). C'est le plus riche répertoire que l'on +ait en ce genre.<a href="#footnotetag313"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a> +<strong>Note 314:</strong> Julie de <span class="italic">Wietinghoff</span>, baronne de <span class="italic">Krüdener</span>, née à +Riga (Livonie), le 21 novembre 1764, doublement célèbre comme +romancière et comme mystique. Elle venait de publier, précisément en +1803, le meilleur de ses romans <span class="italic">Valérie ou Lettres de Gustave de +Linar à Ernest de G...</span> Soudain, vers 1807, au roman mondain succéda +pour elle le roman religieux. Elle crut avoir reçu du ciel mission de +régénérer le christianisme, se fit apôtre et parcourut l'Allemagne, +prêchant en plein air, visitant les prisonniers, répandant des +aumônes, et entraînant à sa suite des milliers d'hommes. Les +événements de 1814 ajoutèrent encore à son exaltation. Elle prit alors +sur l'Empereur Alexandre un ascendant considérable, et le tzar voulut +l'avoir à ses côtés, quand il passa dans la plaine des Vertus en +Champagne la grande revue de l'armée russe (11 septembre 1815). +Quelques jours après, le 26 septembre, était signée à Paris, entre la +Russie, l'Autriche et la Prusse, la Sainte-Alliance. M<sup>me</sup> de Krüdener +en avait été l'inspiratrice. En 1824, elle passa en Crimée, afin d'y +fonder une maison de refuge pour les pécheurs et les criminels; elle y +mourut la même année, le 25 décembre, à Karasou-Bazar. Sa <span class="italic">Vie</span> a été +écrite par M. Eynard (Paris, 1849), et par Sternberg (Leipsick, +1856).<a href="#footnotetag314"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a> +<strong>Note 315:</strong> Joseph <span class="italic">Michaud</span> (1767-1839); auteur du <span class="italic">Printemps d'un +proscrit</span> et de l'<span class="italic">Histoire des Croisades</span>, membre de l'Académie +française et l'un des hommes les plus spirituels de son temps. +Condamné à mort par contumace, après le 13 vendémiaire, proscrit après +le 18 fructidor, il était ardemment royaliste, et sous la +Restauration, directeur de la <span class="italic">Quotidienne</span>, qu'il avait fondée en +1794, il prit rang parmi les <span class="italic">ultras</span>. L'indépendance, chez ce galant +homme, marchait de pair avec la fidélité. «Je suis comme ces oiseaux, +disait-il, qui sont assez apprivoisés pour se laisser approcher, pas +assez pour se laisser prendre.» Un jour, un ministre, voulant se +rendre la <span class="italic">Quotidienne</span> favorable, le fit venir et ne lui ménagea pas +les offres les plus séduisantes. «Il n'y a qu'une chose, lui dit M. +Michaud, pour laquelle je pourrais vous faire quelque sacrifice.—Et +laquelle? reprit vivement le ministre.—Ce serait si vous pouviez me +donner la santé.» Sa santé, toute pauvre qu'elle était, son vif et +charmant esprit, sa plume alerte et vaillante, il avait mis tout cela +au service de Charles <abbr title="10">X</abbr>; il faisait plus que défendre le roi, il +l'aimait. Cela ne l'empêchait pas de lui parler librement, en homme +qui n'est ni courtisan ni flatteur. Il avait commis dans sa jeunesse +quelques vers républicains; une feuille ministérielle, qui ne +pardonnait pas à la <span class="italic">Quotidienne</span> de combattre le ministère Villèle, +les exhuma. Charles <abbr title="10">X</abbr> les lut et en parla à M. Michaud qui répondit: +«Les choses iraient bien mieux si le roi était aussi au courant de ses +affaires que Sa Majesté paraît l'être des miennes.» Au mois de janvier +1827, M. de Lacrételle avait soumis à l'Académie française la +proposition d'une supplique au roi à l'occasion de la loi sur la +presse: M. Michaud fut de ceux qui adhérèrent, ce qui lui valut de +perdre sa place de lecteur du roi et les appointements de mille écus +qui y étaient attachés, seule récompense de ses longs services. +Charles <abbr title="10">X</abbr> le fit venir, et comme il lui adressait avec douceur +quelques reproches: «Sire, dit M. Michaud, je n'ai prononcé que trois +paroles, et chacune m'a coûté mille francs. Je ne suis pas assez riche +pour parler.» Et il se tut.<a href="#footnotetag315"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a> +<strong>Note 316:</strong> Chateaubriand paraît avoir fait ici une confusion. Le +comte de la Luzerne, l'ambassadeur, qui avait eu pour secrétaire à +Londres André Chénier et Louis de Chateaubriand, était mort à +Southampton, le 14 septembre 1791. Ce n'est donc pas à lui que +l'auteur des <span class="italic">Mémoires</span> écrivait en 1803. Le correspondant de +Chateaubriand, le beau-frère de M<sup>me</sup> de Beaumont, était le comte +Guillaume de la Luzerne, neveu de l'ambassadeur et fils de César-Henri +de la Luzerne, ministre de la Marine sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Guillaume de La +Luzerne avait épousé, en 1787, la sœur aînée de M<sup>me</sup> de Beaumont, +Victoire de Montmorin, qui, ainsi qu'on l'a vu à la note 2 de la page +<a href="#page255">255</a>, mourut en prison sous la Terreur.<a href="#footnotetag316"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a> +<strong>Note 317:</strong> Les Saint-Germain, la femme et le mari (Germain +Couhaillon), étaient depuis trente-huit ans au service de la famille +Montmorin. Chateaubriand, à son tour, les prit à son service, et ils +ne le quittèrent plus.<a href="#footnotetag317"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a> +<strong>Note 318:</strong> Madame de Beaumont mourut le vendredi, 4 novembre 1803. +Quatre jours plus tard, Chateaubriand adressa à M. Guillaume de la +Luzerne une longue lettre sur les derniers moments de sa +belle-sœur. Joubert a dit de cette Relation, dont il avait eu en +mains une copie: «Rien au monde n'est plus propre à faire couler les +larmes que ce récit. Cependant il est consolant. On adore ce bon +garçon en le lisant. Et quant à elle, on sent pour peu qu'on l'ait +connue, qu'elle eût donné dix ans de vie, pour mourir si paisiblement +et pour être ainsi regrettée.»—La lettre de Chateaubriand à M. de la +Luzerne a été publiée par M. Paul de Raynal dans son très intéressant +volume sur <span class="italic">les Correspondants de Joubert</span>.<a href="#footnotetag318"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a> +<strong>Note 319:</strong> Auguste de <span class="italic">Montmorin</span>, officier de marine, avait péri +en 1793 dans une tempête en revenant de l'Île-de-France.—Dans +l'enveloppe qui renfermait le testament de M<sup>me</sup> de Beaumont, se +trouvait une note ainsi conçue: «Madame de Saint-Germain ouvrira ce +paquet, qui contient mon testament; mais je la prie, si ce premier +paquet est ouvert à temps, de me faire ensevelir dans une pièce +d'étoffe des Indes qui m'a été envoyée par mon frère Auguste. Elle est +dans une cassette.»<a href="#footnotetag319"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a> +<strong>Note 320:</strong> Et non en 1827, comme le portent toutes les éditions +des <span class="italic">Mémoires</span>. Chateaubriand passa toute l'année 1827 à Paris. Ce fut +seulement en 1828, sous le ministère Martignac, qu'il fut nommé à +l'ambassade de Rome.<a href="#footnotetag320"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a> +<strong>Note 321:</strong> Ce monument, c'était Chateaubriand qui l'avait fait +élever, dans l'église Saint-Louis-des-Français. Dans la première +chapelle à gauche en entrant, en face du tombeau du cardinal de +Bernis, un bas-relief, en marbre blanc représente madame de Beaumont +étendue sur sa couche funèbre; au-dessus, les médaillons de son père, +de sa mère, de ses deux frères et de sa sœur, avec ces mots: <span class="italic">Quia +non sunt</span>; dessous, cette inscription:</p> + +<p class="center">D. O. M.<br> + Après avoir vu périr toute sa famille.<br> + Son père, sa mère, ses deux frères et sa sœur,<br> + PAULINE DE MONTMORIN,<br> + Consumée d'une maladie de langueur,<br> + Est venue mourir sur cette terre étrangère.<br> + F.-A. de Chateaubriand a élevé ce monument<br> + à sa mémoire.</p> + +<p>En cette circonstance, ainsi que cela lui arrivera si souvent, +Chateaubriand avait plus écouté ses sentiments qu'il n'avait fait état +de sa fortune. Il écrivait à Gueneau de Mussy, le 20 décembre 1803: +«Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires; songez que +c'est la seule ressource qui va me rester... Le monument de M<sup>me</sup> de +Beaumont me coûtera environ neuf mille francs. <span class="italic">J'ai vendu tout ce que +j'avais pour en payer une partie...</span>»<a href="#footnotetag321"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a> +<strong>Note 322:</strong> C'est une épigramme anonyme de l'Anthologie grecque +(<abbr title="7">VII</abbr>, 346). En voici la traduction complète: «Excellent Sabinus, que +ce monument, bien que la pierre en soit petite, te soit un gage de ma +grande amitié! Je te regretterai sans cesse; mais toi, ne vas pas, si +tu le peux chez les morts, boire une seule goutte de cette eau du +Léthé qui te ferait m'oublier.»—Les deux derniers vers de l'épigramme +grecque se retrouvent dans l'Anthologie latine de Burmann (<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="2">II</abbr>, p. +139):</p> + +<p class="poem"><span class="italic">Tu cave Lethæo contingas ora liquore,<br> +<span class="add1em">Et cito venturi sis memor, oro, viri</span>.</span><a href="#footnotetag322"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a> +<strong>Note 323:</strong> L'amitié de M. de Fontanes va beaucoup trop loin: +madame de Beaumont m'avait mieux jugé, elle pensa sans doute que si +elle m'eût laissé sa fortune, je ne l'aurais pas acceptée. +<span class="smcap">Ch</span>.<a href="#footnotetag323"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a> +<strong>Note 324:</strong> Madame de Beaumont avait fait son testament, non à +Rome, dans sa dernière maladie, mais à Paris le 15 mai 1802. Elle +avait fait à Chateaubriand le seul legs qu'il pût accepter. La +disposition qui le concernait était ainsi conçue: «Je laisse tous mes +livres sans exception à François-Auguste de Chateaubriand. S'il était +absent, on les remettrait à M. Joubert, qui se chargerait de les lui +garder jusqu'à son retour ou de les lui faire passer.»—Le fidèle +Joubert non plus n'était pas oublié. «Je laisse, ajoutait-elle, à M. +Joubert l'aîné ma bibliothèque en bois de rose (celle qui a des +glaces), mon secrétaire en bois d'acajou ainsi que les porcelaines qui +sont dessus, à l'exception de l'écuelle en arabesques fond d'or, que +je laisse à M. Julien.» Elle faisait son beau-frère, Guillaume de La +Luzerne, son exécuteur testamentaire.—Le texte complet de ce +testament a été inséré par M. A. Bardoux dans l'Appendice de son +volume sur <span class="italic">la Comtesse Pauline de Beaumont</span>.<a href="#footnotetag324"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a> +<strong>Note 325:</strong> La <span class="italic">Lettre à M. de Fontanes</span> sur la Campagne romaine +est datée du 10 janvier 1804. Elle a paru, pour la première fois, dans +le <span class="italic">Mercure de France</span>, livraison de mars 1804. Voici le jugement +qu'en a porté Sainte-Beuve dans <span class="italic">Chateaubriand et son groupe +littéraire sous l'Empire</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 396: «La Lettre à M. de Fontanes +sur la Campagne romaine est comme un paysage de Claude Lorrain ou du +Poussin: <span class="italic">Lumière du Lorrain et cadre du Poussin...</span> En prose, il n'y +a rien au delà. Après de tels coups de talent, il n'y a plus que le +vers qui puisse s'élever encore plus haut avec son aile... «N'oubliez +pas, m'écrit un bon juge, Chateaubriand comme paysagiste, car il est +le premier; il est unique de son ordre en français. Rousseau n'a ni sa +grandeur, ni son élégance. Qu'avons-nous de comparable à la <span class="italic">Lettre +sur Rome</span>? Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle différence! L'un +est génevois, l'autre olympique.»—Cette belle <span class="italic">Lettre</span> a produit en +français toute une école de peintres, une école que j'appellerai +<span class="italic">romaine</span>. M<sup>me</sup> de Staël, la première, s'inspira de l'exemple de +Chateaubriand: son imagination en fut piquée d'honneur et fécondée; +elle put figurer <span class="italic">Corinne</span>, ce qu'elle n'eût certes pas tenté avant la +venue de son jeune rival.»<a href="#footnotetag325"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a> +<strong>Note 326:</strong> Cette lettre à Joubert est datée de <span class="italic">Rome, décembre +1803</span>.<a href="#footnotetag326"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a> +<strong>Note 327:</strong> On trouve la confirmation de tous ces détails dans la +lettre suivante, écrite par Chateaubriand à Fontanes le 12 novembre +1803:</p> + +<p class="left60">«Rome, 12 novembre.</p> + +<p>«J'espère que cette lettre, que je mets à la poste de Milan, vous +parviendra presque aussi vite que le récit de la mort de ma +malheureuse amie, que je vous ai fait passer par la poste directe, +mercredi soir. Je vous apprends que ma résolution est changée. J'ai +parlé au cardinal, il m'a traité avec tant de bonté, il m'a fait +sentir tellement les inconvénients d'une retraite dans ce moment, que +je lui ai promis que j'accomplirais au moins mon année, comme nous en +étions convenus dans le principe.</p> + +<p>«Par ce moyen, je tiens ma parole à ma protectrice (madame Bacciochi); +je laisse le temps aux bruits philosophiques de Paris de s'éteindre, +et, si je me retire au printemps, je sortirai de ma place à la +satisfaction de tout le monde, et sans courir les risques de me faire +tracasser dans ma solitude. Il n'est donc plus question pour le moment +de démission; et vous pouvez dire hautement, car c'est la vérité, que +non seulement je reste, mais que l'on est fort content de moi. Mes +entrées chez le Pape vont m'être rendues; on va me traduire au +Vatican, et la <span class="italic">Gazette de Rome</span> fait aujourd'hui même un éloge +pompeux de mon ouvrage, qui, selon les <span class="italic">chimistes</span>, est mis à +l'<span class="italic">index</span>. Le cardinal <span class="italic">écrira mardi au ministre des relations +extérieures pour désapprouver tous les bruits et s'en plaindre</span>. On me +donne un congé de douze jours pour Naples afin de me tirer un moment +de cette ville où j'ai eu tant de chagrins.</p> + +<p>«Je désire que cette lettre, mon cher ami, vous fasse autant de +plaisir que les autres ont pu vous faire de peine; mais je n'en suis +pas moins très malheureux. J'espère vous embrasser au printemps. En +attendant, souvenez-vous <span class="italic">que je ne pars plus</span>. Mille +amitiés.»—Bibliothèque de Genève. Orig. autog.<a href="#footnotetag327"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a> +<strong>Note 328:</strong> Chateaubriand parle de cette proposition dans une autre +lettre à Fontanes, en date du 16 novembre 1803: «... Je ne sais dans +laquelle de vos lettres vous me parlez de mes projets pour le Nord. +Par un hasard singulier, il y a ici un général russe, très aimé de +l'empereur de Russie et en correspondance avec lui, qui m'a fait +demander pour causer avec moi du dessein qu'avait eu la princesse de +Mecklembourg de me placer gouverneur auprès du grand-duc de Russie. +Cette place est très belle, très honorable, et après six ou huit ans +de service (le prince a huit ans), elle me laisserait une fortune +assez considérable pour le reste de mes jours. Mais un nouvel exil de +huit ans me fait trembler. On m'offre aussi une place à l'Académie de +Pétersbourg avec la pension; mais, par une loi de la République, aucun +Français ne peut recevoir une pension de l'étranger. Ainsi non +seulement on vous persécute, mais on vous empêche encore de jouir des +marques d'estime que des étrangers aimeraient à vous +donner...»—Bibliothèque de Genève. Original +autog.<a href="#footnotetag328"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a> +<strong>Note 329:</strong> «Je puis, dit ici M. de Marcellus (<span class="italic">Chateaubriand et +son temps</span>, p. 149), je puis attester ce scrupuleux respect pour +l'histoire et cette abnégation de soi-même. J'en ai été le confident; +j'en ai tenu les preuves dans mes mains, et, si M. de Chateaubriand a +commis des fautes dans sa carrière politique, il n'a rien fait pour en +supprimer les traces.»<a href="#footnotetag329"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a> +<strong>Note 330:</strong> <span class="italic">Les Martyrs</span>, livre <abbr title="5">V</abbr>.<a href="#footnotetag330"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a> +<strong>Note 331:</strong> «Je propose à mon guide de descendre dans le cratère; +il fait quelque difficulté, pour obtenir un peu plus d'argent. Nous +convenons d'une somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne. +Il dépouille son habit; nous marchons quelque temps sur les bords de +l'abîme, pour trouver une ligne moins perpendiculaire, et plus facile +à descendre. Le guide s'arrête et m'avertit de me préparer. Nous +allons nous précipiter.—Nous voilà au fond du gouffre...»—<span class="italic">Voyage en +Italie</span>, au chapitre sur <span class="italic">le Vésuve</span>, 5 janvier 1804.<a href="#footnotetag331"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a> +<strong>Note 332:</strong> «Un jour, j'étais monté au sommet de l'Etna.... Je vis +le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la +Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la mer déroulée au +loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les +fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur +une carte; mais tandis que d'un côté mon œil apercevait ces objets, +de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais +les entrailles brûlantes, entre les bouffées d'une noire +vapeur.»—<span class="italic">René</span>.<a href="#footnotetag332"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a> +<strong>Note 333:</strong> Antoine <span class="italic">Canova</span> (1757-1822). En 1813, lors du premier +séjour de M<sup>me</sup> Récamier en Italie, Canova fit, d'après elle, de +souvenir, pendant une absence de la belle Française, qui s'était +rendue à Naples, deux bustes modelés en terre, l'un coiffé simplement +en cheveux, et l'autre avec la tête à demi couverte d'un voile. Dans +les deux bustes, le regard était levé vers le ciel. Lorsque le grand +sculpteur les lui montra, il ne parut pas que cette <span class="italic">surprise</span> lui fût +agréable, et Canova, doublement blessé comme ami et comme artiste, ne +lui en parla plus, jusqu'au jour où M<sup>me</sup> Récamier lui demandant ce +qu'il avait fait du buste au voile, il répondit: «Il ne vous avait pas +plu; j'y ai ajouté une couronne d'olivier et j'en ai fait une +Béatrix.» Telle est l'origine de ce beau buste de la Béatrice de Dante +que plus tard le statuaire exécuta en marbre et dont un exemplaire fut +envoyé à M<sup>me</sup> Récamier, après la mort de Canova, par son frère l'abbé, +avec ces lignes:</p> + +<p class="left25">«<span class="italic">Sovra candido vel, cinta d'oliva,<br> + Donna m'apparve.....</span></p> +<p class="left60">DANTE</p> + +<p>«<span class="italic" lang="it">Ritratto di Giuletta Recamier modellato di memoria da Canova nel +1813 e poi consacrato in marmo col nome di +Beatrice</span>.»<a href="#footnotetag333"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a> +<strong>Note 334:</strong> Ici se termine le récit des six mois passés à Rome par +l'auteur des <span class="italic">Mémoires</span> comme secrétaire de la légation. Sur cet +épisode de sa vie, il faut lire les remarquables articles sur <span class="italic">les +Débuts diplomatiques de Chateaubriand</span>, par M. le comte Édouard Frémy +(<span class="italic">le Correspondant</span>, numéros de septembre et octobre 1893), et le +chapitre <abbr title="5">V</abbr> du livre de l'abbé Pailhès sur <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et +ses amis</span>.<a href="#footnotetag334"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a> +<strong>Note 335:</strong> Aujourd'hui l'<span class="italic">hôtel de France et de Lorraine</span>, au n<sup>o</sup> 5 +de la rue de Beaune.<a href="#footnotetag335"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a> +<strong>Note 336:</strong> «M. de Chateaubriand descendit dans un modeste hôtel, +rue de Beaune, et ne vit d'abord qu'un petit nombre d'amis. Un soin +important le préoccupait, sa réunion avec M<sup>me</sup> de Chateaubriand; le +sage conseil écarté d'abord avait été compris; et, à part même la +bienséance du monde, il sentait ce qu'avait d'injuste cette séparation +si longue d'une personne vertueuse et distinguée, à laquelle il avait +donné son nom, et qu'il ne pouvait accuser que d'une délicate et +ombrageuse fierté dans le commerce de la vie. Un motif généreux venait +aider, en lui, au sentiment du devoir. La perte ancienne de presque +toute la fortune de M<sup>me</sup> de Chateaubriand s'aggravait par la ruine +d'un oncle débiteur envers elle. Les instances de M. de Chateaubriand +durent redoubler pour obtenir enfin son retour, et, résolue de +l'accompagner dans sa mission du Valais, elle vint promptement le +rejoindre à Paris.»—<span class="italic">M. de Chateaubriand, sa vie, ses écrits et son +influence</span>, par M. Villemain, p. 137.<a href="#footnotetag336"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a> +<strong>Note 337:</strong> Et non le 20 mars, comme le portent toutes les +éditions, conformes d'ailleurs en cela au manuscrit des <span class="italic">Mémoires</span>. Il +y a eu là évidemment une erreur de plume. L'exécution du duc d'Enghien +eut lieu, non le 20, mais le 21 mars 1804.<a href="#footnotetag337"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a> +<strong>Note 338:</strong> <span class="italic">Mémoires de M. de Bourrienne</span>, tome <abbr title="5">V</abbr>, p. 348.<a href="#footnotetag338"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a> +<strong>Note 339:</strong> Ici encore le manuscrit dit à tort: le 20 mars.<a href="#footnotetag339"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a> +<strong>Note 340:</strong> Voici le texte de la lettre de démission de +Chateaubriand:</p> + +<p class="add3em">«Citoyen ministre,</p> + +<p>«Les médecins viennent de me déclarer que M<sup>me</sup> de Chateaubriand est +dans un état de santé qui fait craindre pour sa vie. Ne pouvant +absolument quitter ma femme dans une pareille circonstance, ni +l'exposer au danger d'un voyage, je supplie Votre Excellence de +trouver bon que je lui remette les lettres de créance et les +instructions qu'elle m'avait adressées pour le Valais. Je me confie +encore à son extrême bienveillance pour faire agréer au Premier Consul +<span class="italic">les motifs douloureux</span> qui m'empêchent de me charger aujourd'hui de +la mission dont il avait bien voulu m'honorer. Comme j'ignore si ma +position exige quelque autre démarche, j'ose espérer de votre +indulgence ordinaire, citoyen ministre, des ordres et des conseils; je +les recevrai avec la reconnaissance que je ne cesserai d'avoir pour +vos bontés passées.</p> + +<p>«J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement,<br> +<span class="left60 smcap">«Chateaubriand</span>.<br> +<span class="left40">«Paris, rue de Beaune, hôtel de France.</span><br> +<span class="left40">«1<sup>er</sup> germinal an <abbr title="12">XII</abbr> (22 mars 1804).»</span><a href="#footnotetag340"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a> +<strong>Note 341:</strong> Moreau avait été arrêté le 15 février; Pichegru, le 28, +et Georges Cadoudal le 9 mars 1804.<a href="#footnotetag341"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a> +<strong>Note 342:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="9">IX</abbr>: <span class="italic">les Quatre +Clauses</span>.<a href="#footnotetag342"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a> +<strong>Note 343:</strong> «M<sup>me</sup> Bacciochi, qui nous était fort attachée, jeta les +hauts cris en apprenant ce qu'elle appelait notre défection. Pour +Fontanes, il devint fou de peur; il se voyait déjà fusillé avec M. de +Chateaubriand et tous nos amis.» <span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand.—Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="10">X</abbr>: <span class="italic">Le Cahier +rouge</span>.<a href="#footnotetag343"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a> +<strong>Note 344:</strong> «Avant la mort du duc d'Enghien, la bonne société de +Paris était presque toute en guerre ouverte avec Bonaparte; mais +aussitôt que le héros se fut changé en assassin, les royalistes se +précipitèrent dans ses antichambres, et quelques mois après le 21 +mars, on aurait pu croire qu'il n'y avait qu'une opinion en France, +sans les quolibets que l'on se permettait encore, à huis clos, dans +quelques salons du faubourg Saint-Germain. Au surplus, la vanité causa +encore plus de défections que la peur. Les personnes <span class="italic">tombées</span> +prétendaient avoir été <span class="italic">forcées</span>, et l'on ne <span class="italic">forçait</span>, disait-on, que +celles qui avaient un grand nom ou une grande importance; et chacun, +pour prouver son importance et ses quartiers, obtenait d'être <span class="italic">forcé</span> +à <span class="italic">force</span> de sollicitations.» <span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand.<a href="#footnotetag344"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a> +<strong>Note 345:</strong> «La chose cependant se passa le plus tranquillement du +monde, et lorsque M. de Talleyrand crut enfin devoir remettre la +démission à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire: «C'est bon!» Mais +il en garda une rancune, dont nous nous sommes ressentis depuis. Il +dit plus tard à sa sœur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» +Et il n'en fut plus question. Longtemps après, cependant, il en +reparla à Fontanes, et lui avoua que c'était une des choses qui lui +avaient fait le plus de peine.» <span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand.<a href="#footnotetag345"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a> +<strong>Note 346:</strong> La lettre de Talleyrand ne vint que dix jours après la +lettre de démission; elle était ainsi conçue:</p> + +<p class="left60">«12 germinal (2 avril 1804).</p> + +<p>«J'ai mis, citoyen, sous les yeux du Premier Consul les motifs qui ne +vous ont pas permis d'accepter la légation du Valais à laquelle vous +aviez été nommé.</p> + +<p>«Le citoyen Consul s'était plu à vous donner un témoignage de +confiance. Il a vu avec peine, par une suite de cette même +bienveillance, les raisons qui vous ont empêché de remplir cette +mission.</p> + +<p>«Je dois aussi vous exprimer combien j'attachais d'intérêt aux +relations nouvelles que j'aurais eu à entretenir avec vous; à ce +regret, qui m'est personnel, je joins celui de voir mon département +privé de vos talents et de vos services.»<a href="#footnotetag346"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a> +<strong>Note 347:</strong> «Nous avions reçu douze mille francs pour frais +d'établissement à Sion. Pour les rendre, nous fûmes obligés de prendre +cette somme sur les fonds que nous avions encore sur l'État: elle fut +remise à qui de droit deux jours après la démission.» <span class="italic">Souvenirs</span> de +M<sup>me</sup> de Chateaubriand.<a href="#footnotetag347"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a> +<strong>Note 348:</strong> Ce livre a été écrit à Chantilly au mois de novembre +1838.<a href="#footnotetag348"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a> +<strong>Note 349:</strong> Gustave <abbr title="4">IV</abbr>, roi de Suède. Né en 1778, il monta sur le +trône après la mort de son père Gustave <abbr title="3">III</abbr> (1792). En 1809, il se vit +contraint d'abdiquer, et le duc de Sudermanie, son oncle, fut proclamé +roi sous le nom de Charles <abbr title="13">XIII</abbr>. Gustave vécut alors à l'étranger sous +le nom de comte de Holstein-Gottorp et de colonel Gustaffson, résidant +alternativement en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Suisse. Il +mourut à Saint-Gall en 1837. Une des <span class="italic">Odes</span> de Victor Hugo lui est +consacrée:</p> + +<p class="poem">Il avait un ami dans ses fraîches années<br> + Comme lui tout empreint du sceau des destinées.<br> + C'est ce jeune d'Enghien qui fut assassiné!<br> + Gustave, à ce forfait, se jeta sur ses armes;<br> + Mais quand il vit l'Europe insensible à ses larmes,<br> + Calme et stoïque, il dit: «Pourquoi donc suis-je né?»<a href="#footnotetag349"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a> +<strong>Note 350:</strong> Il y a ici une erreur de plume. Le duc de Bourbon était +le père—et non l'aïeul—du duc d'Enghien. Il faut donc lire: «Le +prince de Condé mit en garde son petit-fils.»—Chose singulière! les +plus graves historiens se sont aussi trompés sur la filiation du duc +d'Enghien, et peut-être chez eux n'était-ce pas simplement une erreur +de plume, comme chez Chateaubriand. Au tome <abbr title="4">IV</abbr>, p. 589, de l'<span class="italic">Histoire +du Consulat et de l'Empire</span>, rappelant la lettre du 16 juin 1803, dont +parle ici Chateaubriand, M. Thiers dit que le duc d'Enghien était <span class="italic">le +fils du prince de Condé.</span> M. Lanfrey, dans son <span class="italic">Histoire de Napoléon</span> +(<abbr title="tome">T.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 129), dit à son tour: «C'était le duc d'Enghien, <span class="italic">fils du +prince de Condé</span>, jeune homme plein d'ardeur et de bravoure, toujours +au premier rang dans les combats auxquels avait pris part l'<span class="italic">armée de +son père</span>.»<a href="#footnotetag350"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a> +<strong>Note 351:</strong> Ce billet du prince de Condé à son petit-fils existe en +effet: «Mon cher enfant, écrivait le prince, on assure ici, depuis +plus de six mois, que vous avez été faire un voyage à Paris; d'autres +disent que vous n'avez été qu'à Strasbourg... Il me semble qu'à +présent vous pourriez nous confier le passé et, si la chose est vraie, +ce que vous avez observé dans vos voyages...»—M. Thiers se prévaut de +ces lignes pour donner comme à peu prouvés les voyages du duc +d'Enghien à Strasbourg, et tout à l'heure, il ne manquera pas d'en +tirer un argument en faveur de Bonaparte. Il se garde bien de faire +connaître à ses lecteurs la réponse du duc d'Enghien, qu'il avait +pourtant sous les yeux en même temps que le billet du prince de +Condé,—réponse qui ne laisse rien subsister des insinuations de +l'habile historien, j'allais dire de l'habile avocat. Voici le texte +de cette réponse, datée d'Ettenheim, le 18 juillet 1803:</p> + +<p>«Assurément, mon cher papa, il faut me connaître bien peu pour avoir +pu dire ou chercher à faire croire que j'avais mis le pied sur le +territoire républicain, autrement qu'avec le rang et la place où le +hasard m'a fait naître. Je suis trop fier pour courber bassement la +tête, et le Premier Consul pourra peut-être venir à bout de me +détruire, mais il ne me fera pas m'humilier. On peut prendre +l'incognito pour voyager dans les glaciers de la Suisse, comme je l'ai +fait l'an passé, n'ayant rien de mieux à faire. Mais, pour la France, +quand j'en ferai le voyage, je n'aurai pas besoin de m'y cacher. Je +puis donc vous donner ma parole d'honneur la plus sacrée que pareille +idée ne m'est jamais entrée et ne m'entrera jamais dans la tête. Des +méchants ont pu désirer, en vous racontant ces absurdités, me donner +un tort de plus à vos yeux. Je suis accoutumé à de pareils services, +que l'on s'est toujours empressé de me rendre, et je suis heureux +qu'ils soient enfin réduits à employer des calomnies aussi absurdes.</p> + +<p>«Je vous embrasse, cher papa, et vous prie de ne jamais douter de mon +profond respect comme de ma tendresse.»<a href="#footnotetag351"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a> +<strong>Note 352:</strong> Pierre-François, comte <span class="italic">Réal</span> (1765-1834), procureur au +Châtelet avant la Révolution, substitut du procureur de la Commune en +1792, historiographe de la République sous le Directoire, conseiller +d'État après le 18 brumaire, préfet de police pendant les Cent-Jours. +Voir sur lui les <span class="italic">Mémoires du chancelier Pasquier</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 268, et les +<span class="italic">Mémoires de M<sup>me</sup> de Chastenay</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>.<a href="#footnotetag352"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a> +<strong>Note 353:</strong> Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1753-1824), député de +l'Hérault à la Convention et aux Cinq-Cents; second consul après +brumaire; sous l'Empire, archi-chancelier, prince, duc de Parme; aux +Cent-Jours, pair et ministre de la justice.<a href="#footnotetag353"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a> +<strong>Note 354:</strong> Anne-Jean-Marie-René <span class="italic">Savary</span>, duc de <span class="italic">Rovigo</span> +(1774-1833), général de division (7 février 1805), créé duc (23 mai +1808), ministre de la police générale (8 juin 1810), pair aux +Cent-Jours, commandant de l'armée d'Algérie (1831-1832).—Aide de camp +de Desaix, il était à ses côtés, à Marengo, lorsque la général fut tué +par une balle qui lui traversa le cœur. À quelques jours de là, +Bonaparte l'attacha à sa personne et le promut rapidement au grade de +colonel, puis à celui de général de brigade (24 août 1803). Il était +donc, lors de l'exécution du duc d'Enghien, général, et non colonel, +comme le dit Chateaubriand. Depuis 1802, Savary dirigeait la police +particulière et de sûreté du premier Consul.—Ses <span class="italic">Mémoires pour +servir à l'histoire de Napoléon</span> (8 volumes in-8) ont paru en 1828.<a href="#footnotetag354"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a> +<strong>Note 355:</strong> Claire-Élisabeth-Jeanne <span class="italic">Gravier de Vergennes</span> +(1780-1821), femme du comte Antoine-Laurent de <span class="italic">Rémusat</span>, premier +chambellan de Napoléon et surintendant des théâtres. Elle-même était +dame du palais de Joséphine. Outre un roman par lettres intitulé: <span class="italic">les +Lettres espagnoles, ou l'Ambitieux</span>, roman qui est resté inédit,—elle +avait composé un <span class="italic">Essai sur l'éducation des femmes</span>, qui parut deux +ans après sa mort, en 1823, et des <span class="italic">Mémoires</span>, publiés en 1880 par son +petit-fils, M. Paul de Rémusat. Ces <span class="italic">Mémoires</span>, qui forment trois +volumes in-8<sup>o</sup>, vont de l'année 1802 à l'année 1808.<a href="#footnotetag355"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a> +<strong>Note 356:</strong> <span class="italic">Mémoires de M<sup>me</sup> de Rémusat</span>. tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 321<a href="#footnotetag356"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a> +<strong>Note 357:</strong> 20 mars 1804.<a href="#footnotetag357"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a> +<strong>Note 358:</strong> André-Marie-Jean-Jacques <span class="italic">Dupin</span>, dit <span class="italic">Dupin aîné</span> +(1783-1865), représentant aux Cent-Jours, député de 1827 à 1848, +membre de l'Assemblée Constituante de 1848 et de l'Assemblée +législative de 1849, sénateur du second Empire (27 novembre 1857); +procureur général à la Cour de cassation, d'août 1830 à janvier 1852. +Il donna sa démission de ce dernier poste pour ne pas s'associer aux +décrets qui prononçaient la confiscation des biens de la famille +d'Orléans, mais cinq ans après, il acceptait d'être renommé procureur +général, en même temps qu'il était appelé au Sénat impérial. Il était +membre de l'Académie française depuis le 21 juin 1832. Ses <span class="italic">Mémoires</span> +(4 vol. in-8<sup>o</sup>) ont paru de 1865 à 1868.—La brochure de M. Dupin, à +laquelle se réfère Chateaubriand, fut publiée en 1823 sous ce titre: +<span class="italic">Pièces judiciaires et historiques relatives au procès du duc +d'Enghien, avec le Journal de ce prince depuis l'instant de son +arrestation; précédées de la Discussion des actes de la commission +militaire instituée en l'an <abbr title="12">XII</abbr>, par le gouvernement consulaire, pour +juger le duc d'Enghien, par l'auteur de l'opuscule intitulé. «De la +Libre Défense des accusés</span>.»<a href="#footnotetag358"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a> +<strong>Note 359:</strong> Allusion à une abominable réponse qu'on aurait faite, +dit-on, à M. le duc d'Enghien. <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag359"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a> +<strong>Note 360:</strong> Le général <span class="italic">Hulin</span>. Il avait été l'un des <span class="italic">vainqueurs +de la Bastille</span>. Génevois d'origine, mais né à Paris vers 1759, ancien +horloger, suivant les uns, engagé au régiment de Champagne, suivant +d'autres, ci-devant domestique (chasseur) du marquis de Conflans, +selon son propre dire consigné dans un mémoire signé de son nom, il +était, en 1789, directeur de la buanderie de la Briche, près +Saint-Denis. Emprisonné sous la Terreur, il prit du service après sa +libération dans la première armée d'Italie, où il se fit apprécier de +Bonaparte, et se trouva tout prêt à le seconder au 18 brumaire. Il +était, lors de l'affaire du duc d'Enghien, commandant des grenadiers à +pied de la garde des consuls. À la suite de l'exécution du prince, +Bonaparte lui témoigna sa satisfaction, en le nommant successivement +général de division, grand-officier de la Légion d'honneur, comte de +l'Empire avec une dotation de 25 000 francs. Il était en 1812 +commandant de la place de Paris, et c'est à lui qu'on doit en partie +l'échec de la conspiration du général Malet. Blessé par celui-ci d'un +coup de pistolet à la mâchoire, il reçut du peuple de Paris, qui +l'aimait assez à cause de sa taille colossale, le petit sobriquet +d'amitié de <span class="italic">Bouffe-la-Balle</span>. Malgré son rôle dans l'affaire du duc +d'Enghien (ou peut-être à cause de ce rôle), il fut des premiers à se +rallier aux Bourbons, au mois d'avril 1814. Il est vrai qu'il revint à +l'Empire avec le même empressement pendant les Cent-Jours et fut alors +rappelé au commandement de Paris. Banni de France en 1816, il y put +rentrer trois ans après, et ne mourut qu'en 1841. (Voir <span class="italic">les Hommes du +14 Juillet</span>, par Victor Fournel.)<a href="#footnotetag360"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a> +<strong>Note 361:</strong> Sa brochure a pour titre: «<span class="italic">Explications offertes aux +hommes impartiaux par M. le comte Hulin, au sujet de la Commission +militaire instituée en l'an <abbr title="12">XII</abbr> pour juger le duc d'Enghien</span>.—1823.<a href="#footnotetag361"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a> +<strong>Note 362:</strong> On trouve de curieux détails sur ce personnage dans les +<span class="italic">Mémoires de M. de Bourrienne</span>, tome <abbr title="4">IV</abbr>, pages 190 et suivantes. En +1800, le citoyen Jacques <span class="italic">Harel</span>, âgé de 45 ans, capitaine à la suite +de la 45<sup>e</sup> demi-brigade, aigri par la destitution qui l'avait frappé, +à bout de ressources, lia partie avec Céracchi, Aréna, Topino-Lebrun, +Demerville et autres mécontents, et forma avec eux le projet de tuer +le Premier Consul. Effrayé bientôt d'être entré dans le complot, il se +résolut à le dénoncer, et ce fut Bourrienne, alors secrétaire de +Bonaparte, qui reçut ses confidences. Il ne convenait pas aux desseins +du Premier Consul que cette affaire fût arrêtée dans le début; il lui +importait, au contraire, de pouvoir la présenter comme très grave. +Ordre fut donné au dénonciateur de continuer ses rapports avec les +conjurés. Lorsqu'il vint annoncer que ceux-ci n'avaient pas d'argent +pour acheter des armes, on lui remit de l'argent. Lorsqu'il vint dire, +le lendemain, que les armuriers, ne les connaissant pas, refusaient de +leur remettre les armes demandées, la police leur délivra, par +l'intermédiaire d'Harel, l'autorisation nécessaire. Harel comparut au +procès comme témoin, et sur sa déposition Demerville, Aréna, Céracchi +et Topino-Lebrun furent condamnés à mort. Pour lui, il reçut sa +récompense: il fut réintégré dans les cadres de l'armée et nommé +commandant du château de Vincennes.—Voir, outre les <span class="italic">Mémoires</span> de +Bourrienne, le <span class="italic">Procès instruit par le Tribunal criminel du +département de la Seine contre Demerville, Céracchi, Aréna et autres, +prévenus de conspiration contre la personne du premier Consul +Bonaparte</span>; un volume in-8<sup>o</sup>. Pluviôse an <abbr title="9">IX</abbr>.<a href="#footnotetag362"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a> +<strong>Note 363:</strong> Le général Savary.<a href="#footnotetag363"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a> +<strong>Note 364:</strong> La brochure de Savary, comme celles de M. Dupin et du +général Hulin, parut en 1823, avec ce titre: <span class="italic">Extrait des Mémoires du +duc de Rovigo, concernant la catastrophe de M. le duc d'Enghien</span>.<a href="#footnotetag364"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a> +<strong>Note 365:</strong> Armand-Louis-Augustin, marquis de <span class="italic">Caulaincourt</span> +(1773-1827). Il reçut de l'Empereur les fonctions de grand écuyer et +le titre de <span class="italic">duc de Vicence</span>. Ambassadeur à Saint-Pétersbourg de 1807 +à 1811, ministre des relations extérieures en 1813, il représenta la +France au congrès de Châtillon (janvier 1814). Rappelé au ministère +des affaires étrangères pendant les Cent-Jours, il fit, après la +seconde abdication, partie de la Commission de gouvernement présidée +par Fouché.—L'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim fut bien moins +une expédition militaire qu'un coup de main de police. Caulaincourt, à +ce moment général de brigade et aide de camp du premier Consul, en fut +chargé avec le général Ordener. Tous les deux prêtèrent la main au +guet-apens; mais le rôle de Caulaincourt s'aggravait ici de cette +circonstance qu'il avait été page du prince de Condé, et, comme tel, +élevé pendant quelque temps auprès du duc d'Enghien.<a href="#footnotetag365"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a> +<strong>Note 366:</strong> Achille <span class="italic">Roche</span>, publiciste (1801-1834). Il fut +secrétaire de Benjamin Constant. Il est l'auteur de deux ouvrages qui +eurent, en leur temps, quelque succès: l'<span class="italic">Histoire de la Révolution +française</span>, en un volume (1825); <span class="italic">le Fanatisme, extrait des Mémoires +d'un Ligueur</span> (4 vol. in-12), 1827. L'écrit dont Chateaubriand cite +ici quelques passages, et qui parut en 1823, est intitulé: <span class="italic">De +Messieurs le duc de Rovigo et le prince de Talleyrand</span>, par <span class="italic">Achille +Roche</span>.<a href="#footnotetag366"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a> +<strong>Note 367:</strong> La princesse Charlotte de <span class="italic">Rohan-Rochefort</span>. C'était +pour se rapprocher d'elle que le duc d'Enghien était venu habiter +Ettenheim, où vivait la princesse, près du cardinal de Rohan, son +oncle. «Elle était, dit M. Théodore Muret, dans son <span class="italic">Histoire de +l'armée de Condé</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="2">II</abbr>, p. 252, elle était unie au duc d'Enghien par +un lien sacré. Pour quel motif le prince de Condé avait-il refusé de +sanctionner ce mariage? on est à cet égard réduit aux conjectures. +Quant à la naissance, il n'y avait pas dérogation, car le prince de +Condé lui-même avait épousé une Rohan. La princesse, par ses qualités +personnelles, était bien loin de donner prétexte à un refus. Voulut-on +punir le duc d'Enghien d'avoir formé ce lien sans consulter son +grand-père? Le désir ardent de voir se perpétuer sa glorieuse race +fut-il le seul argument du chef de la maison contre un lien demeuré +stérile?... Après la mort du duc d'Enghien, le duc de Bourbon offrit à +la princesse Charlotte de sanctionner par un aveu tardif le mariage de +son fils... Elle refusa cette offre, ne voulant pas de la fortune de +celui dont on ne lui avait pas permis de porter le nom... Nous tenons +de la source la plus respectable que, dans les premières années de la +Restauration, la princesse Charlotte étant annoncée chez la duchesse +de Bourbon, la duchesse s'avança vers elle en l'appelant +<span class="italic">ma fille</span>.»<a href="#footnotetag367"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a> +<strong>Note 368:</strong> Antoine-René-Charles-Mathurin de <span class="italic">Laforest</span> +(1756-1846). Il était entré dans la diplomatie sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. +Talleyrand, qui l'avait beaucoup connu aux États-Unis, où Laforest +avait été consul général, le nomma, dès son entrée au ministère des +relations extérieures (18 juillet 1797), chef de la direction de la +comptabilité et des fonds. Sous le Consulat, il accompagna Joseph +Bonaparte au congrès de Lunéville, en qualité de premier secrétaire de +légation; il fut ensuite envoyé à Munich, puis à la diète de +Ratisbonne, comme chargé d'affaires extraordinaire. Il géra avec une +grande habileté, au milieu des circonstances les plus difficiles, +l'ambassade de Berlin, de 1805 à 1808, et celle de Madrid, de 1808 à +1813. Napoléon l'avait créé comte le 28 janvier 1808. À la chute de +l'Empire, il dirigea par intérim le ministère des Affaires étrangères, +du 3 avril au 12 mai 1814, et fut chargé par le roi de préparer le +traité de Paris. La seconde Restauration le nomma ministre +plénipotentiaire auprès des puissances alliées. Pair de France le 5 +mars 1819, il devint, en 1825, ministre d'État et membre du Conseil +privé. La Révolution de 1830 lui enleva ses emplois et +dignités.<a href="#footnotetag368"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a> +<strong>Note 369:</strong> M. Paul de Rémusat raconte en ces termes comment les +premiers <span class="italic">Mémoires</span> de sa grand'mère furent jetés au feu: «Le +lendemain même du jour où le débarquement de Napoléon était public, +M<sup>me</sup> de Nansouty (Alix de Vergennes, mariée au général de Nansouty) +était accourue chez sa sœur, tout effrayée et troublée des récits +qu'on lui faisait, des persécutions auxquelles seraient exposés les +ennemis de l'empereur, vindicatif et tout-puissant. Elle lui dit qu'on +allait exercer toutes les inquisitions d'une police rigoureuse, que M. +Pasquier craignait d'être inquiété, et qu'il fallait se débarrasser de +tout ce que la maison pouvait contenir de suspect. Ma grand'mère, qui +d'elle-même peut-être n'y eût pas pensé, se troubla en songeant que +chez elle on trouverait un manuscrit tout fait pour compromettre son +mari, sa sœur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait en effet +dans le plus grand secret, depuis bien des années, peut-être depuis +son entrée à la cour, des Mémoires écrits chaque jour sous +l'impression des événements et des conversations. Elle y racontait +presque tout ce qu'elle avait vu et entendu... Elle songea à M<sup>me</sup> +Chéron, femme du préfet de ce nom, très ancienne et fidèle amie, qui +avait déjà gardé ce dangereux manuscrit, et elle courut la chercher. +Malheureusement M<sup>me</sup> Chéron était absente, et ne devait de longtemps +rentrer. Que faire? Ma grand'mère rentra tout émue et, sans réflexion +ni délai, jeta dans le feu tous ses cahiers.» Préface des <span class="italic">Mémoires</span>, +p. 75.<a href="#footnotetag369"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a> +<strong>Note 370:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="11">XI</abbr>: <span class="italic">Le conseiller Réal et +l'anecdote du duc de Rovigo</span>.<a href="#footnotetag370"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a> +<strong>Note 371:</strong> M<sup>me</sup> de Staël, <span class="italic">Dix années d'exil</span>, +p. 98.<a href="#footnotetag371"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a> +<strong>Note 372:</strong> Ces lignes sont extraites de l'article publié par +Chateaubriand, dans le <span class="italic">Mercure</span> du 4 juillet 1807, sur le <span class="italic">Voyage +pittoresque et historique en Espagne</span>, par M. Alexandre de +Laborde.—Chateaubriand reviendra, dans le tome suivant, sur cet +article du <span class="italic">Mercure</span>.<a href="#footnotetag372"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a> +<strong>Note 373:</strong> Boileau, <span class="italic">Épître</span> <abbr title="7">VII</abbr>, <span class="italic">À M. Racine</span>.<a href="#footnotetag373"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a> +<strong>Note 374:</strong> Ce livre a été composé à Paris en 1839. Il a été revu +en décembre 1846.<a href="#footnotetag374"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a> +<strong>Note 375:</strong> «Nous quittâmes la rue de Beaune au mois d'avril 1804, +pour aller demeurer dans la rue de Miromesnil.» M<sup>me</sup> de Chateaubriand, +le <span class="italic">Cahier rouge</span>.—Le petit hôtel où s'installa Chateaubriand était +situé rue de Miromesnil, n<sup>o</sup> 1119, au coin de la rue Verte, aujourd'hui +rue de la Pépinière. Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en faire la +remarque, on numérotait alors les maisons par quartier et non par rue. +Joubert, dans une lettre du 10 mai 1804, donne à Chênedollé +d'intéressants détails sur la nouvelle installation de leur ami: «Il +se porte bien; il vous a écrit. Rien de fâcheux ne lui est arrivé. +M<sup>me</sup> de Chateaubriand, lui, les bons <span class="italic">Saint-Germain</span> que vous +connaissez, un portier, une portière et je ne sais combien de petits +portiers logent ensemble rue de <span class="italic">Miroménil</span>, dans une jolie petite +maison. Enfin notre ami est le chef d'une tribu qui me paraît assez +heureuse. Son bon Génie et le Ciel sont chargés de pourvoir au +reste.»<a href="#footnotetag375"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a> +<strong>Note 376:</strong> Sur M. de <span class="italic">Tocqueville</span>, petit-gendre de Malesherbes, +voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, la note 2 de la page 232.<a href="#footnotetag376"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a> +<strong>Note 377:</strong> Anne-Nicole <span class="italic">Lamoignon de Blancménil</span>, sœur de +Malesherbes et femme du président de Senozan. Elle fut guillotinée +quelques jours après son frère, le 21 floréal an <abbr title="2">II</abbr> (10 mai 1794), le +même jour que Madame Élisabeth. La marquise de Senozan était âgée de +76 ans. Son château, devenu plus tard la propriété de son petit-neveu, +le comte de Tocqueville, était le château de Verneuil +(Seine-et-Oise).<a href="#footnotetag377"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a> +<strong>Note 378:</strong> Alexis-Charles-Henri <span class="italic">Cléret</span> de <span class="italic">Tocqueville</span>, né à +Verneuil le 29 juillet 1805, mort à Cannes le 16 avril 1859. Député de +1839 à 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851, ministre des +Affaires étrangères du 3 juin au 30 octobre 1849. Il était membre de +l'Académie française depuis le 23 décembre 1841. Outre ses deux grands +ouvrages sur <span class="italic">la Démocratie en Amérique</span> et sur l'<span class="italic">Ancien régime et la +Révolution</span>, il a laissé des <span class="italic">Souvenirs</span>, publiés en 1893 par son +neveu le comte de Tocqueville.<a href="#footnotetag378"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a> +<strong>Note 379:</strong> Le château du Ménil est situé dans la commune de +Fontenay-Saint-Père, canton de Limay, arrondissement de Mantes +(Seine-et-Oise). Il appartient aujourd'hui à M. le marquis de +Rosambo.<a href="#footnotetag379"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a> +<strong>Note 380:</strong> Sur le mariage du comte Louis de Chateaubriand avec +M<sup>lle</sup> d'Orglandes, voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, l'Appendice n<sup>o</sup> +<abbr title="3">III</abbr>.<a href="#footnotetag380"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a> +<strong>Note 381:</strong> Le château de Mézy, dans le canton de Meulan +(Seine-et-Oise).<a href="#footnotetag381"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a> +<strong>Note 382:</strong> Le château de Méréville était situé en Beauce. Il avait +appartenu au célèbre banquier de la cour, Jean-Joseph de La Borde, qui +en avait fait une habitation d'une splendeur achevée. Le parc, dessiné +par Robert, le peintre de paysages, était une merveille. (Voir, pour +la description du château et du parc, <span class="italic">la Vie privée des Financiers au +<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle</span>, par H. Thirion, p. 278 et suiv.)—Jean-Joseph de La +Borde fut guillotiné le 19 avril 1794. L'une de ses filles avait +épousé le comte de Noailles, depuis duc de Mouchy; il en sera parlé +plus loin.<a href="#footnotetag382"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a> +<strong>Note 383:</strong> L'héroïne des <span class="italic">Aventures du dernier +Abencerage</span>.<a href="#footnotetag383"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a> +<strong>Note 384:</strong> «Au printemps de l'année 1805, nous prîmes un +appartement sur la place Louis <abbr title="15">XV</abbr>. Cette maison appartenait à la +marquise de Coislin.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de Chateaubriand.)—C'est +la maison qui fait angle sur la rue Royale, en face de l'ancien +Garde-Meuble de la Couronne, aujourd'hui ministère de la +Marine.<a href="#footnotetag384"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a> +<strong>Note 385:</strong> Marie-Anne-Louise-Adélaïde de <span class="italic">Mailly</span>, de la branche +de Rubempré et de Nesle, était née à la Borde-au-Vicomte, près de +Melun, le 17 septembre 1732. Elle avait donc 73 ans, lorsque +Chateaubriand alla loger dans son hôtel, en 1805. Fille de Louis de +Mailly, comte de Rubempré, et de Anne-Françoise-Élisabeth l'Arbaleste +de la Borde, elle était la cousine de M<sup>lle</sup>s de Mailly, filles du +marquis de Nesle,—la comtesse de Mailly, la comtesse de Vintimille, +la duchesse de Lauraguais, la marquise de la Tournelle (depuis +duchesse de Châteauroux),—qui devinrent successivement les maîtresses +de Louis <abbr title="15">XV</abbr>.</p> + +<p>Elle avait épousé en premières noces, le 8 avril 1750, +Charles-Georges-René de <span class="italic">Cambout</span>, marquis de <span class="italic">Coislin</span>, qui devint +maréchal de camp et décéda en 1771, sans postérité. Deux enfants, un +fils et une fille, étaient bien nés de ce mariage, mais tous deux +étaient morts au berceau.</p> + +<p>La marquise de Coislin resta vingt ans veuve. En 1793, alors qu'elle +était plus que sexagénaire, elle épousa, en second mariage, un de ses +cousins, de douze ans plus jeune qu'elle, Louis-Marie, duc de Mailly, +ancien maréchal de camp, qui la laissa veuve pour la seconde fois en +1795.—Il faut croire que ce mariage de 1793 ne reçut pas de +consécration légale, puisque la duchesse de Mailly continua à être +appelée la marquise de Coislin. Elle survécut vingt-deux ans à son +second mari et mourut le 13 février 1817.<a href="#footnotetag385"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a> +<strong>Note 386:</strong> Sur la marquise de Coningham, voir au tome <abbr title="1">I</abbr> la note 2 +de la page 398.<a href="#footnotetag386"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a> +<strong>Note 387:</strong> Allusion à une épigramme de l'<span class="italic">Anthologie</span>.<a href="#footnotetag387"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a> +<strong>Note 388:</strong> «En quittant Méréville, M. de Chateaubriand fut passer +quelque temps à Champlâtreux, et moi, par complaisance, je partis avec +M<sup>me</sup> de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette bonne dame était très +aimable, mais très difficile à vivre; son avarice surtout était +insupportable. Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à mort +sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas à ses dépens. Elle +prétendait que c'était la plus sotte manière de dépenser son argent; +aussi, dans les auberges se contentait-elle d'une livre de cerises +qu'on lui faisait payer à raison de ce que ses domestiques avaient +mangé, et ils se faisaient servir comme des princes; ils en étaient +quittes pour une verte réprimande, qu'ils préféraient à la disette. +Pendant la route, la conversation roulait en général sur la dépense de +l'auberge que nous venions de quitter, ou sur la toilette de M<sup>lle</sup> +Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était cependant fort +mincement vêtue; mais elle était propre et changeait de linge, ce qui +n'avait pas le sens commun. M<sup>me</sup> de Coislin n'en changeait jamais; +elle prétendait que c'était comme cela de son temps et qu'on possédait +à peine deux chemises. Du reste, elle avait assez d'esprit pour rire +la première de son avarice; elle convenait que, ne donnant pas ce qui +était nécessaire à ses gens, ils étaient obligés de le prendre: «Mais +que voulez-vous, mon cœur, me disait-elle, j'aime mieux qu'on me +prenne que de donner. Je sais qu'au bout du mois, c'est toujours la +maîtresse qui paye: tout cela est fort triste.»—<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> +de Chateaubriand.<a href="#footnotetag388"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a> +<strong>Note 389:</strong> «M<sup>me</sup> de Coislin était ce qu'on appelle illuminée. Elle +croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait rien +au-dessus de ses ouvrages. Il est vrai qu'elle n'en lisait guère +d'autres, excepté la Bible qu'elle commentait à sa manière, qui était +un peu celle des Juifs. Elle était du reste d'une complète ignorance, +mais avec tant d'esprit et une si grande habitude du monde que, dans +la conversation, on ne pouvait s'en apercevoir: elle ne savait pas un +mot d'orthographe, et cependant elle parlait sa langue avec une pureté +et un choix d'expressions remarquables. Personne ne racontait comme +elle; on croyait voir toutes les personnes qu'elle mettait en +scène.»—<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand.<a href="#footnotetag389"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a> +<strong>Note 390:</strong> M<sup>lle</sup> <span class="italic">Panckoucke</span>, femme de l'académicien <span class="italic">Suard</span>, née +en 1750 à Lille, morte en 1830. Elle était sœur de l'imprimeur +Panckoucke, le fondateur du <span class="italic">Moniteur universel</span>. Sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, le +salon de M<sup>me</sup> Suard, l'un des plus fréquentés de Paris, était +particulièrement le rendez-vous des encyclopédistes. Elle écrivait +avec agrément et a publié plusieurs ouvrages: <span class="italic">Lettres d'un jeune lord +à une religieuse italienne, imitées de l'anglais</span> (1788); <span class="italic">Soirées +d'hiver d'une femme retirée à la campagne</span> (1789); <span class="italic">M<sup>me</sup> de Maintenon +peinte par elle-même</span> (1810); <span class="italic">Essai de Mémoires sur M. Suard</span> (1820). +<span class="italic">Les Lettres de M<sup>me</sup> Suard à son mari</span>, imprimées en 1802, au château +de Dampierre, par <span class="italic">G. E. J. Montmorency Albert Luynes</span>, n'ont pas été +mises dans le commerce.<a href="#footnotetag390"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a> +<strong>Note 391:</strong> Et non <span class="italic">Hénin</span>, comme le portent toutes les éditions +des <span class="italic">Mémoires</span>. Né le 30 août 1728 à Magny en Vexin, Pierre-Michel +Hennin obtint, dès 1749, de M. de Puisieulx, ministre des Affaires +étrangères, la faveur de travailler au Dépôt alors établi à Paris. +Secrétaire d'ambassade en Pologne en 1759, résident du roi à Varsovie +en 1763, résident à Genève en 1765, il devint en 1779 premier commis +au ministère des Affaires étrangères et rendit, à ce titre, d'éminents +services jusqu'au mois de mars 1792, époque à laquelle il fut +brutalement renvoyé par le général Dumouriez, devenu ministre et alors +l'homme des Girondins. Réduit à la misère après quarante-deux ans de +services, il fut forcé de vendre sa bibliothèque, ses collections de +tableaux, d'estampes et de médailles. Privé de ce qui avait été la +joie et la consolation de sa vie, le vieil Hennin travailla jusqu'à la +fin, apprenant des langues, «barbouillant de gros romans», ébauchant +un grand poème: l'<span class="italic">Illusion</span>, dont il dut sans doute faire subir plus +d'un fragment à son amie la marquise de Coislin. Il mourut, à près de +80 ans, le 5 juillet 1807.—Voir, pour la vie de Pierre-Michel Hennin, +la notice qui se trouve en tête de sa correspondance avec Voltaire, +notice rédigée par son fils, et les pages que lui a consacrées M. +Frédéric Masson dans son excellent livre sur <span class="italic">le Département des +Affaires étrangères pendant la Révolution</span>.<a href="#footnotetag391"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a> +<strong>Note 392:</strong> Claude-Antoine de <span class="italic">Besiade, duc d'Avaray</span> (1740-1829), +était, avant la Révolution, lieutenant-général et maître de la +garde-robe de Monsieur, comte de Provence. Député aux États-Généraux +par la noblesse du bailliage d'Orléans, il fut emprisonné pendant la +Terreur, recouvra sa liberté après le 9 Thermidor, émigra et ne rentra +en France qu'en 1814. Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> l'éleva à la pairie le 17 août 1815, +le créa duc le 16 août 1817 et le nomma premier chambellan de la cour +le 25 novembre 1820.—Ce n'est pas lui, mais son frère, le comte +d'Avaray, mort en 1811, qui fut le compagnon d'exil et le principal +agent du comte de Provence.<a href="#footnotetag392"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a> +<strong>Note 393:</strong> Voir, au tome <abbr title="6">VI</abbr> des <span class="italic">Œuvres complètes, Cinq jours à +Clermont (Auvergne) 2, 3, 4, 5 et 6 août 1805</span>.—et <span class="italic">le Mont-Blanc, +paysage de montagnes, fin d'août 1805</span>.<a href="#footnotetag393"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a> +<strong>Note 394:</strong> «M. de Chateaubriand vint nous rejoindre à Vichy; je +dis adieu à M<sup>me</sup> de Coislin, et nous partîmes pour la Suisse. Avant +d'arriver à Thiers, nous traversâmes la petite rivière de la <span class="italic">Dore</span>; +son nom donna à M. de Chateaubriand une rime qu'il n'avait jamais pu +trouver pour un des couplets de sa romance des <span class="italic">Petits Émigrés</span>.» +(<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de Chateaubriand).—La romance des <span class="italic">Petits +Émigrés</span> est devenue, dans le <span class="italic">Dernier Abencerage</span>, la jolie pièce: +<span class="italic">Combien j'ai douce souvenance</span>.<a href="#footnotetag394"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a> +<strong>Note 395:</strong> Claude-Ignace <span class="italic">Brugière de Barante</span> (1745-1814). Il se +lia en 1789 avec la plupart des membres marquants de l'Assemblée +Constituante: Lameth, Duport, Mounier, étaient ses amis. La Terreur le +jeta en prison; le 9 Thermidor le délivra. Après le 18 brumaire, ses +amis le désignèrent au choix du Premier Consul, pour faire partie de +la nouvelle administration. Il devint préfet de l'Aude, puis préfet du +Léman. Napoléon, qui avait fermé le salon de M<sup>me</sup> de Staël à Paris, +sut mauvais gré à son préfet d'avoir laissé ce salon se rouvrir à +Coppet: M. de Barante fut brutalement destitué en 1810. Il mourut au +moment où le retour des Bourbons allait lui assurer une légitime +réparation.—Il sera parlé plus loin, dans les <span class="italic">Mémoires</span>, de son +fils, le baron Prosper de Barante, l'auteur de l'<span class="italic">Histoire des ducs de +Bourgogne</span>.<a href="#footnotetag395"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a> +<strong>Note 396:</strong> «Je ne sais ce qui nous empêcha d'accomplir la promesse +que nous avions faite à M<sup>me</sup> de Staël (d'aller, à leur retour de +Chamonix, passer quelques jours à Coppet). Elle en fut très +mécontente; et d'autant plus qu'ayant compté sur notre visite, elle +écrivit d'avance, à Paris, les conversations présumées qu'elle avait +eues avec M. de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l'avait, +disait-elle, <span class="italic">converti à ses opinions politiques</span>. On sut que nous +n'avions point été à Coppet, et que la noble châtelaine avait fait +seulement un roman de plus.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand.)<a href="#footnotetag396"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a> +<strong>Note 397:</strong> Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de <span class="italic">Forbin</span> +(1779-1841). Homme d'esprit et peintre habile, il a publié des récits +de voyage et produit un grand ombre de tableaux, qui lui ouvrirent les +portes de l'Académie des Beaux-Arts. Une de ses toiles, la <span class="italic">Chapelle +dans le Colisée à Rome</span>, figure avec honneur au Louvre. Nommé par la +Restauration directeur des Musées, il réorganisa et agrandit celui du +Louvre, créa le Musée Charles <abbr title="10">X</abbr>, consacré aux antiquités étrusques et +égyptiennes, et fonda le musée du Luxembourg, destiné spécialement aux +artistes vivants. En 1805, il était chambellan de la princesse Pauline +Borghèse. Plus tard il composera pour la reine Hortense des romances +que la reine mettra en musique. Selon le mot de l'auteur des +<span class="italic">Mémoires</span>, «il tenait dans ses mains puissantes le cœur des +princesses». Si Chateaubriand parle ici de M. de Forbin avec une +légère pointe d'ironie, il ne laissait pas d'avoir autrefois rendu +pleine justice aux mérites de ce galant homme. Rendant compte, dans le +<span class="italic">Conservateur</span> de 1819, de son <span class="italic">Voyage au Levant</span>, il commençait ainsi +son article: «M. le comte de Forbin, dans son <span class="italic">Voyage</span>, réunit le +double mérite du peintre et de l'écrivain: l'<span class="italic">ut pictura poësis</span> +semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que, dessinés ou +écrits, ses tableaux joignent la fidélité à l'élégance.»—Le comte de +Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822, pendant l'ambassade +de Chateaubriand, épousa la fille de M. de Forbin.<a href="#footnotetag397"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a> +<strong>Note 398:</strong> Les <span class="italic">Cynégétiques</span>, liv. <abbr title="2">II</abbr>, v. 348.<a href="#footnotetag398"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a> +<strong>Note 399:</strong> Jeanne-Françoise <span class="italic">Thévenin</span>, dite Sophie <span class="italic">Devienne</span> +(1763-1841). Engagée en 1785 à la Comédie Française, elle fut, jusqu'à +sa retraite en 1813, une des meilleures soubrettes de notre théâtre +classique. Elle excellait surtout dans les pièces de Marivaux. Aussi +estimée pour sa conduite que goûtée pour son talent, M<sup>lle</sup> Devienne +était née à Lyon, comme son ami M. Saget, ce bourgeois très +particulier auquel elle donnait si inutilement de si bons conseils.<a href="#footnotetag399"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a> +<strong>Note 400:</strong> «Il y avait à Lyon, dans ce temps-là, un certain M. +Saget, qui habitait, sur le coteau de Fourvières, la plus jolie maison +du monde. Ce vieil original, riche comme un puits, dépensait la moitié +de son argent en bonnes œuvres pour expier celles, assez mauvaises, +auxquelles il consacrait, dit-on, l'autre moitié de sa fortune. Il +avait, pour faire les honneurs de sa maison, deux vieilles demoiselles +qui avaient été fort belles dans leur temps, et, pour le servir, un +essaim de jeunes paysannes jolies, belles et très richement vêtues. Du +reste, ses dîners étaient excellents, ses vins, les meilleurs du +monde, et les convives (pour la plupart) messieurs du chapitre de +Saint-Jean de Lyon.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de Chateaubriand.)<a href="#footnotetag400"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a> +<strong>Note 401:</strong> Jean-Antoine <span class="italic">Chaptal</span>, comte de Chanteloup +(1756-1832); membre de l'Institut dès la fondation; ministre de +l'Intérieur (1800-1805), sénateur de l'Empire, pair de France de la +Restauration.<a href="#footnotetag401"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a> +<strong>Note 402:</strong> Les détails donnés par M<sup>me</sup> de Chateaubriand dans ses +<span class="italic">Souvenirs</span> confirment de tous points ceux des <span class="italic">Mémoires</span>. Voici la +fin de son piquant récit: «Lorsque nous fûmes réchauffés et que +l'orage fut un peu apaisé; nous nous remîmes en route, mais la pluie +avait grossi les torrents au point qu'en les traversant nos chevaux +avaient de l'eau jusqu'au poitrail. Comme je ne craignais que le +retour de l'orage, je devins vaillante contre les autres dangers. Je +mis donc ma vieille rosse au galop. Le guide, qui savait que ce +n'était pas son allure, me criait d'arrêter, que j'allais tuer son +cheval: «Monsieur, disait-il à mon mari, votre dame a fait la +guerre!»<a href="#footnotetag402"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a> +<strong>Note 403:</strong> L'acte de décès a été découvert depuis. Madame de Caud +mourut dans le quartier du Marais, rue d'Orléans, n<sup>o</sup> 6, le 18 brumaire +an <abbr title="13">XIII</abbr> (9 novembre 1804).<a href="#footnotetag403"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a> +<strong>Note 404:</strong> Le 13 novembre 1804, Chateaubriand, qui était alors +chez son ami Joubert, à Villeneneuve-sur-Yonne, écrivait à Chênedollé: +«M<sup>me</sup> de Caud n'est plus. Elle est morte à Paris le 9. Nous avons +perdu la plus belle âme, le génie le plus élevé qui ait jamais existé. +Vous voyez que je suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de +jours Lucile a été rejoindre Pauline (madame de Beaumont)! Venez, mon +cher ami, pleurer avec moi, cet hiver, au mois de janvier. Vous +trouverez un homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la +vie.—Joubert vous dit un million de tendresses.»</p> + +<p>Dans sa lettre à M. Molé, du 18 novembre, Joubert rend témoignage de +l'affliction de Chateaubriand et de sa femme: «Il (Chateaubriand) a +perdu depuis huit jours sa sœur Lucile, également pleurée de sa +femme et de lui, également honorée de l'abondance de leurs larmes. Ce +sont deux aimables enfants, sans compter que le garçon est un homme de +génie.»<a href="#footnotetag404"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a> +<strong>Note 405:</strong> La famille de Chateaubriand comprenait, à cette date, +M<sup>me</sup> la comtesse de Marigny, M<sup>me</sup> la comtesse de Chateaubourg et leurs +enfants; la fille de la comtesse Julie de Farcy; les fils du comte de +Chateaubriand.<a href="#footnotetag405"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a> +<strong>Note 406:</strong> «Nous allâmes faire nos adieux à nos parents en +Bretagne, et, en juillet, M. de Chateaubriand se mit en route pour son +grand voyage. Je partis avec lui, devant l'accompagner jusqu'à Venise. +En passant à Lyon, au moment où nous traversions la place Bellecour, +deux pistolets, qui se trouvaient bien imprudemment placés dans le +cylindre de la voiture, partirent en même temps et mirent le feu au +cylindre dans lequel se trouvaient une boîte de poudre et un sac de +louis. C'était plus qu'il n'en fallait pour nous faire sauter, et avec +nous une foule de monde qui entourait la voiture. M. de Chateaubriand +eut la présence d'esprit, après m'avoir jeté dans les bras du premier +venu, de retirer le sac et la boîte, et de descendre ensuite. On +répara le dommage et nous continuâmes notre route.—En partant, je fis +promettre au bon Ballanche de venir me chercher à Venise, où M. de +Chateaubriand devait me quitter... M. de Chateaubriand quitta Venise +le vendredi 1er août 1806, pour aller s'embarquer à Trieste. Je restai +plusieurs jours attendant Ballanche qui n'arrivait pas. Je commençais +à me désespérer, mourant d'ennui et du désir de me retrouver en France +avec des amis auxquels je pusse confier mes inquiétudes. Il arriva +enfin, c'était le soir: je lui fis une scène. Je lui dis que j'allais +l'emmener sur la place Saint-Marc, et que c'était tout ce qu'il +verrait de Venise, parce que nous partirions le lendemain, à cinq +heures du matin: «Allons, me dit-il, puisque vous le voulez, je le +veux bien. Mais alors il faudra que je revienne.» —«Vous reviendrez +sûrement, mon cher Ballanche, mais l'année prochaine.» Il comprit +cela; et le lendemain à cinq heures, nous nous embarquâmes pour +<span class="italic">Fusina</span>.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de +Chateaubriand.)<a href="#footnotetag406"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a> +<strong>Note 407:</strong> Le rapprochement entre <span class="italic">Julien</span> et <span class="italic">Clarke</span> est un peu +forcé. Edward Clarke n'était pas le valet de chambre de Cook, mais son +compagnon et son rival de gloire. Il fit trois fois le tour du monde. +Tous deux partirent ensemble de Plymouth, le 12 juillet 1776; le +capitaine Cook commandait <span class="italic">la Découverte</span>, le capitaine Clarke +commandait <span class="italic">la Résolution</span>. Le but de leur voyage était de s'assurer +s'il existe une communication entre l'Europe et l'Asie par le Nord de +l'Amérique. Après la mort de Cook, tué par les naturels de l'île +d'Owhihée, une des Sandwich, le 14 février 1779, Clarke lui succéda +dans le commandement de l'expédition et périt, à son tour, au moment +où il arrivait au Kamtchatka. La <span class="italic">Découverte</span> et la <span class="italic">Résolution</span> +rentrèrent en Angleterre le 4 octobre 1780.<a href="#footnotetag407"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a> +<strong>Note 408:</strong> Il arriva à Constantinople le 13 septembre 1806. Le +jour même il adressait à sa cousine M<sup>me</sup> de Talaru cette jolie lettre:</p> + +<p>«Me voilà dans le plus beau pays du monde, ma chère cousine, et je ne +suis pas plus heureux. J'ai vu la Grèce, j'ai visité Sparte, Argos, +Corinthe. Je vais partir pour Jérusalem, et j'espère vous revoir dans +le mois de décembre. Les <span class="italic">Martyrs</span> profiteront de ces courses. Mais le +pauvre auteur aura bien payé, par des peines et des soucis, quelques +phrases qui encore ne plairont peut-être pas au public. Chère cousine, +je vous en supplie, trouvez-moi quelque coin obscur auprès de vous, où +je puisse enfin vivre en repos et passer le reste de mes jours. Vous +ne sauriez croire à quel point j'ai soif de retraite et de paix. Il +faut bien se mettre dans la tête que toute la vie consiste dans la +société de quelques amis, et l'oubli des méchants autant qu'on peut +les oublier. J'avais un besoin réel de faire ce voyage, pour compléter +le cercle de mes études. À présent que j'aurai vu les plus beaux +monuments des hommes et ceux de la nature, je n'aurai plus envie de +sortir de mon trou. Au reste, chère cousine, je suis toujours le même; +tel vous m'avez laissé, tel vous me trouverez. Je mourrai dans mon +péché, et je vous assure que j'irais au bout de la terre, avant de +pouvoir trouver beau ce que je trouve laid.</p> + +<p>«Comme nous causerons de mille choses un jour à Charamante! Comme je +travaillerai dans un certain pavillon noir qui m'est destiné! Que n'y +suis-je déjà! Une grande mer nous sépare encore; mais j'espère la +franchir bientôt. En attendant, je vous recommande la petite créature +qui doit être à présent chez Joubert (M<sup>me</sup> de Chateaubriand); je lui +porte un beau schall pour la tenir chaudement cet hiver, et pour ne +point aller voir les grandes dames, mais sa cousine, qui est bien une +grande dame aussi. Il me semble que je vous vois tous ensemble faisant +un méchant dîner à mon second étage, et écoutant de longues histoires, +que j'aurai rapportées de Grèce. Bon Dieu! que je suis fou d'être +encore ici! Allons, patience: j'arriverai.</p> + +<p>«Adieu, chère cousine, je vous embrasse tendrement, ainsi que M. de T[alaru]. +Mille choses à MM. de Court et Chavana; mille souvenirs à +tous mes amis. Priez pour moi et aimez-moi toujours.</p> + +<p>«Si vous voyez ma femme, ne lui dites rien de mon voyage en Syrie, de +peur de l'effrayer. + +«<span class="smcap">Ch.</span>»<a href="#footnotetag408"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a> +<strong>Note 409:</strong> L'héroïne du <span class="italic">Dernier des Abencerages</span>.—Voir +l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="11">XI</abbr>: <span class="italic">La comtesse de Noailles</span>.<a href="#footnotetag409"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a> +<strong>Note 410:</strong> Cette Nouvelle composée sous l'Empire, a paru pour la +première fois en 1827, dans le tome <abbr title="16">XVI</abbr> de la première édition des +<span class="italic">Œuvres complètes</span>, sous le titre: <span class="italic">Les Aventures du dernier +Abencerage</span>.<a href="#footnotetag410"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a> +<strong>Note 411:</strong> Augerville-la-Rivière, canton de Puiseaux, +arrondissement de Pithiviers (Loiret); célèbre par son château, que le +roi Charles <abbr title="7">VII</abbr> avait donné à Jacques Cœur, et qui devint en 1825 +la propriété de Berryer.<a href="#footnotetag411"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a> +<strong>Note 412:</strong> Le château de Malesherbes, situé à six kilomètres +d'Augerville. Il appartenait à Louis de Chateaubriand, le neveu du +grand écrivain. Il est aujourd'hui la propriété de M<sup>me</sup> la marquise de +Beaufort, née de Chateaubriand.<a href="#footnotetag412"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a> +<strong>Note 413:</strong> Il a été parlé plus haut, page <a href="#page468">468</a>, note 4, du château +de Méréville. Je lis dans une description de Méréville et de son parc, +faite en 1819: «Sur un des points les plus élevés du parc est une +colonne dont la hauteur égale celle de la place Vendôme. Du sommet de +cette colonne, la vue embrasse tout l'ensemble du parc et une campagne +magnifique dont l'horizon s'étend à vingt lieues.»<a href="#footnotetag413"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a> +<strong>Note 414:</strong> Adolphe-Jules-César-Auguste <span class="italic">Dureau de La Malle</span> +(1777-1857), membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. +Il a écrit de savants mémoires d'histoire et d'archéologie. Son +principal ouvrage est l'<span class="italic">Économie politique des Romains</span> (1840, 2 vol. +in-8<sup>o</sup>).<a href="#footnotetag414"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a> +<strong>Note 415:</strong> Reginald <span class="italic">Heber</span> (1783-1826). Né à Malpas (Cheshire), +il devint en 1822 évêque de Calcutta. Il avait publié, en 1819, un +petit volume de <span class="italic">Poèmes religieux</span>. Après sa mort, sa femme, Amélie +Heber, fit paraître son <span class="italic">Récit de voyage à travers les provinces +supérieures de l'Inde, de Calcutta à Bombay</span> (trois volumes in-8<sup>o</sup>).<a href="#footnotetag415"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a> +<strong>Note 416:</strong> <span class="italic">Lettres de Saint Jérôme</span>, traduites en français par F. +Z. Collombet et J.-F. Grégoire, cinq volumes in-8<sup>o</sup>.<a href="#footnotetag416"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a> +<strong>Note 417:</strong> Fénelon songeait aux Missions du Levant, au moment où +il fut ordonné prêtre, vers 1675. Sa lettre, qui porte simplement +comme date: Sarlat, 9 octobre, a dû être écrite entre 1675 et 1678, +époque où il fut chargé des Nouvelles Catholiques. Le cardinal de +Bausset (<span class="italic">Histoire de Fénelon</span>, Livre <abbr title="1">I</abbr>, n<sup>o</sup> 15) conjecture qu'elle fut +adressée à Bossuet; mais «le titre, ajouté par une main étrangère sur +l'original, donne lieu de penser qu'elle fut écrite au duc de +Beauvilliers, avec qui Fénelon se lia de très bonne heure, par les +soins de M. Tronson, leur commun directeur». (<span class="italic">Œuvres de Fénelon</span>, +Édition Lefort, tome <abbr title="7">VII</abbr>, p. 491.)<a href="#footnotetag417"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a> +<strong>Note 418:</strong> Voir ci-dessus, p. <a href="#page005">5</a>.<a href="#footnotetag418"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a> +<strong>Note 419:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page007">7</a>.<a href="#footnotetag419"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a> +<strong>Note 420:</strong> <span class="italic">Chateaubriand et son groupe littéraire</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. +405.<a href="#footnotetag420"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a> +<strong>Note 421:</strong> Voir le premier chapitre du très intéressant volume de +M. Chédieu de Robethon sur <span class="italic">Chateaubriand et Madame de Custine</span> +(1893).<a href="#footnotetag421"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a> +<strong>Note 422:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page175">175</a>.<a href="#footnotetag422"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a> +<strong>Note 423:</strong> Joubert.<a href="#footnotetag423"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a> +<strong>Note 424:</strong> M. du Theil.<a href="#footnotetag424"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a> +<strong>Note 425:</strong> Bibliothèque de Genève.—Original autographe, sans +suscription ni signature.—<span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>, par +l'abbé Pailhès.<a href="#footnotetag425"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a> +<strong>Note 426:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page181">181</a>.<a href="#footnotetag426"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a> +<strong>Note 427:</strong> L'abbé Pailhès, p. <a href="#page041">41</a>.<a href="#footnotetag427"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a> +<strong>Note 428:</strong> Voir ci-dessus, <span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <a href="#page552"><abbr title="3">III</abbr></a>.<a href="#footnotetag428"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a> +<strong>Note 429:</strong> M<sup>me</sup> de Farcy.<a href="#footnotetag429"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a> +<strong>Note 430:</strong> Chateaubriand cite ici tout un morceau de son livre, +qui se retrouve, avec beaucoup de changements et de corrections, dans +le <span class="italic">Génie du christianisme</span> (4<sup>e</sup> partie, livre <abbr title="2">II</abbr>, au chapitre des +<span class="italic">Tombeaux chrétiens</span>).<a href="#footnotetag430"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a> +<strong>Note 431:</strong> Ici encore, Chateaubriand envoie à son ami un long +passage de son livre, reproduit également, avec des corrections, dans +le chapitre du <span class="italic">Génie du christianisme</span> intitulé: <span class="italic">Saint-Denis</span> +(chapitre <abbr title="9">IX</abbr> du livre <abbr title="2">II</abbr> de la quatrième partie).<a href="#footnotetag431"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a> +<strong>Note 432:</strong> Christian de Lamoignon.<a href="#footnotetag432"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a> +<strong>Note 433:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page228">228</a>.<a href="#footnotetag433"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a> +<strong>Note 434:</strong> Lamoignon.<a href="#footnotetag434"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a> +<strong>Note 435:</strong> Bibliothèque de Genève.—Original autographe sans +suscription.<a href="#footnotetag435"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a> +<strong>Note 436:</strong> Sans doute M<sup>me</sup> Lindsay, et non M<sup>me</sup> d'Aguesseau, comme +le dit Villemain. Voir ci-dessus, page <a href="#page290">290</a> des <span class="italic">Mémoires</span>.<a href="#footnotetag436"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a> +<strong>Note 437:</strong> Bibliothèque de Genève.—Original autogr.<a href="#footnotetag437"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a> +<strong>Note 438:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page280">280</a>.<a href="#footnotetag438"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a> +<strong>Note 439:</strong> <span class="italic">Journal des Débats</span>, 14 et 29 germinal an <abbr title="10">X</abbr>.<a href="#footnotetag439"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a> +<strong>Note 440:</strong> Lettre à Fontanes, du 19 août 1799.<a href="#footnotetag440"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a> +<strong>Note 441:</strong> Lettre à Fontanes, du 27 octobre 1799.<a href="#footnotetag441"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a> +<strong>Note 442:</strong> C'est l'histoire de René qui remplace aujourd'hui celle +d'Atala dans le second volume. (Note de Chateaubriand.)<a href="#footnotetag442"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a> +<strong>Note 443:</strong> Lettres de M. Lally-Tolendal, p. 27.<a href="#footnotetag443"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a> +<strong>Note 444:</strong> 18 avril 1802.<a href="#footnotetag444"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a> +<strong>Note 445:</strong> <span class="italic">Journal de Paris</span>, 29 germinal an <abbr title="10">X</abbr>.<a href="#footnotetag445"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a> +<strong>Note 446:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page297">297</a>.<a href="#footnotetag446"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a> +<strong>Note 447:</strong> <span class="italic">Bardoux</span>, p. 131.<a href="#footnotetag447"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a> +<strong>Note 448:</strong> Christine de Fontanes.<a href="#footnotetag448"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a> +<strong>Note 449:</strong> M<sup>me</sup> Bacciochi.<a href="#footnotetag449"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a> +<strong>Note 450:</strong> <span class="italic">Bardoux</span>, p. 153.<a href="#footnotetag450"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a> +<strong>Note 451:</strong> M. Bertin l'aîné. Voir la note 4 de la page <a href="#page395">395</a>.<a href="#footnotetag451"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a> +<strong>Note 452:</strong> Est-ce à M<sup>me</sup> de Beaumont qu'il fait allusion? Ces +suppositions de M<sup>me</sup> de Custine auraient été bien blessantes pour +Chateaubriand. <span class="italic">Note de M. Chédieu de Robethon</span>.<a href="#footnotetag452"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a> +<strong>Note 453:</strong> Toujours M. Bertin.<a href="#footnotetag453"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a> +<strong>Note 454:</strong> <span class="italic">Bardoux</span>, p. 361.<a href="#footnotetag454"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a> +<strong>Note 455:</strong> <span class="italic">Chédieu de Robethon</span>, p. 251.<a href="#footnotetag455"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a> +<strong>Note 456:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page329">329</a>.<a href="#footnotetag456"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a> +<strong>Note 457:</strong> La veuve du comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, +remariée au marquis de Talaru. Elle avait puissamment contribué, avec +deux évêques, l'évêque de Montauban et l'évêque de Saint-Brieuc, à la +conversion de La Harpe en 1794. La marquise de Talaru était la cousine +de Chateaubriand.<a href="#footnotetag457"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a> +<strong>Note 458:</strong> <span class="italic">Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de +Madame Récamier</span>, par M<sup>me</sup> Charles Lenormant, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 60.<a href="#footnotetag458"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a> +<strong>Note 459:</strong> Ci-dessus, page <a href="#page402">402</a>.<a href="#footnotetag459"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a> +<strong>Note 460:</strong> <span class="italic">Pensées, Essais, Maximes et Correspondance</span> de M. +Joubert, <abbr title="tome">T.</abbr> <abbr title="2">II</abbr>, p. 430.<a href="#footnotetag460"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a> +<strong>Note 461:</strong> Joubert, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 432.<a href="#footnotetag461"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a> +<strong>Note 462:</strong> M<sup>me</sup> de Chateaubriand avait l'habitude d'appeler le +complaisant Clausel, toujours prêt à lui obéir, son <span class="italic">serviteur +Clausel</span>, son <span class="italic">cher ministre</span>.<a href="#footnotetag462"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a> +<strong>Note 463:</strong> <span class="italic">Madame de Chateaubriand. Lettres inédites à M. Clausel +de Coussergues</span>, par l'abbé Pailhès (1888).<a href="#footnotetag463"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a> +<strong>Note 464:</strong> <span class="italic">Biographie des Contemporains</span>, <abbr title="tome">T.</abbr> <abbr title="4">IV</abbr>, p. 536.<a href="#footnotetag464"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a> +<strong>Note 465:</strong> Deuxième édition, tome <abbr title="8">VIII</abbr>, p. 365.<a href="#footnotetag465"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a> +<strong>Note 466:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page403">403</a>.<a href="#footnotetag466"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a> +<strong>Note 467:</strong> <span class="italic">Souvenirs littéraires</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>. p. 382.<a href="#footnotetag467"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a> +<strong>Note 468:</strong> <span class="italic">Pensées, Essais, Maximes et Correspondance de M. +Joubert</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>.<a href="#footnotetag468"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a> +<strong>Note 469:</strong> <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 408.<a href="#footnotetag469"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a> +<strong>Note 470:</strong> <span class="italic">Les Conversations de M. de Chateaubriand</span>, par <span class="italic">M. +Danielo</span>, insérées à la suite des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, tome <abbr title="12">XII</abbr> +de la première édition.<a href="#footnotetag470"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a> +<strong>Note 471:</strong> <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 408.<a href="#footnotetag471"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a> +<strong>Note 472:</strong> J. Danielo, <span class="italic">loc. cit.</span><a href="#footnotetag472"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a> +<strong>Note 473:</strong> <span class="italic">Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>, +p. 12.<a href="#footnotetag473"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a> +<strong>Note 474:</strong> Ci-dessus, page <a href="#page440">440</a>.<a href="#footnotetag474"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a> +<strong>Note 475:</strong> Ci-dessus, page <a href="#page528">528</a>.<a href="#footnotetag475"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a> +<strong>Note 476:</strong> La supériorité d'esprit de la vicomtesse de Noailles, +fille de la duchesse de Mouchy, est connue. Elle a écrit la <span class="italic">Vie de la +princesse de Poix</span>, sa grand-mère. Cet écrit, publié en 1855, est un +chef-d'œuvre de finesse et de grâce aristocratique. Une notice non +moins remarquable sur la vicomtesse de Noailles est due à la plume de +M<sup>me</sup> Standish, née Sabine de Noailles (Note de M. Hyde de Neuville).<a href="#footnotetag476"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + +<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a> +<strong>Note 477:</strong> Officiers récemment congédiés par une mesure qui avait +fait beaucoup de mécontents.<a href="#footnotetag477"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'Outre-Tombe, by +François-René Chateaubriand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE *** + +***** This file should be named 23654-h.htm or 23654-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/3/6/5/23654/ + +Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and +the Online Distributed Proofreading Team at +https://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/23654-h/images/img001.jpg b/23654-h/images/img001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9fb3deb --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img001.jpg diff --git a/23654-h/images/img002.jpg b/23654-h/images/img002.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..fc7c88c --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img002.jpg diff --git a/23654-h/images/img003.jpg b/23654-h/images/img003.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3088a30 --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img003.jpg diff --git a/23654-h/images/img004.jpg b/23654-h/images/img004.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..fff2d33 --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img004.jpg diff --git a/23654-h/images/img005.jpg b/23654-h/images/img005.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a63c41e --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img005.jpg diff --git a/23654-h/images/img006.jpg b/23654-h/images/img006.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..087b5f1 --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img006.jpg diff --git a/23654-h/images/img007.jpg b/23654-h/images/img007.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..17e2202 --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img007.jpg diff --git a/23654-h/images/img008.jpg b/23654-h/images/img008.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3dd2924 --- /dev/null +++ b/23654-h/images/img008.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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