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+Project Gutenberg's Mémoires d'Outre-Tombe, by François-René Chateaubriand
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Mémoires d'Outre-Tombe
+ Tome II
+
+Author: François-René Chateaubriand
+
+Release Date: November 28, 2007 [EBook #23654]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ***
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+https://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+[Notes au lecteur de ce fichier digital. Afin de faciliter
+l'utilisation des notes de fin de page contenant des numéros de page,
+les numéros de pages du volume imprimé ont été conservés sous le
+format {p.xxx} sur la première ligne de la page. Les notes ont de plus
+été décalées vers la droite afin de permettre une lecture plus fluide.
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+--Les numéros de page manquants correspondent à des pages blanches.
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+Le rappel de la note 289 n'étant pas présent dans le livre, il a été
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+
+ MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE
+
+
+ TOME II
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+
+[Illustration: M. de CHATEAUBRIAND à l'armée de Condé.]
+
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+
+ CHATEAUBRIAND
+
+
+ MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE
+
+
+
+ NOUVELLE ÉDITION
+ Avec une Introduction, des Notes et des Appendices
+
+ Par
+ Edmond BIRÉ
+
+
+
+ TOME II
+
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
+ 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
+
+
+ KRAUS REPRINT
+ Nendeln/Liechtenstein
+ 1975
+
+
+
+ Reprinted by permission of the original publishers
+
+ KRAUS REPRINT
+ A Division of
+ KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED
+ Nendeln/Liechtenstein
+ 1975
+
+ Printed in Germany
+ Lessingdruckerei Wiesbaden
+
+
+
+
+{p.001} MÉMOIRES
+
+
+
+
+LIVRE VII[1]
+
+ [Note 1: Ce livre a été écrit à Londres d'avril à
+ septembre 1822. Il a été revu en février 1845 et en
+ décembre 1846.]
+
+ Je vais trouver ma mère. -- À Saint-Malo. -- Progrès de la
+ Révolution. -- Mon mariage. -- Paris. -- Anciennes et nouvelles
+ connaissances. -- L'abbé Barthélemy. -- Saint-Ange. -- Théâtre. --
+ Changement et physionomie de Paris. -- Club des Cordeliers. --
+ Marat. -- Danton. -- Camille Desmoulins. -- Fabre d'Églantine. --
+ Opinion de M. de Malesherbes sur l'Émigration. -- Je joue et je
+ perds. -- Aventure du fiacre. -- Mme Roland. -- Barère à
+ l'Ermitage. -- Seconde fédération du 14 juillet. -- Préparatifs
+ d'émigration. -- J'émigre avec mon frère. -- Aventure de
+ Saint-Louis. -- Nous passons la frontière. -- Bruxelles. -- Dîner
+ chez le baron de Breteuil. -- Rivarol. -- Départ pour l'armée des
+ princes. -- Route. -- Rencontre de l'armée prussienne. -- J'arrive
+ à Trèves. -- Armée des princes. -- Amphithéâtre romain. --
+ _Atala._ -- Les chemises de Henri IV. -- Vie de soldat. --
+ Dernière représentation de l'ancienne France militaire. --
+ Commencement du siège de Thionville. -- Le chevalier de la
+ Baronnais. -- Continuation du siège. -- Contraste. -- Saints dans
+ les bois. -- Bataille de Bouvines. -- Patrouille. -- Rencontre
+ imprévue. -- Effets d'un boulet et d'une bombe. -- Marché du camp.
+ -- Nuit aux faisceaux d'armes. -- Chiens hollandais. -- Souvenir
+ des _Martyrs_. -- Quelle était ma compagnie. -- Aux avant-postes.
+ -- Eudore. -- Ulysse. -- Passage de la Moselle. -- Combat. --
+ Libba sourde et muette. -- Attaque sous Thionville. -- Levée du
+ siège. -- Entrée à Verdun. -- Maladie prussienne. -- Retraite. --
+ Petite vérole. -- Les Ardennes. -- Fourgons du prince de Ligne. --
+ Femmes de Namur. -- Je retrouve {p.002} mon frère à Bruxelles. --
+ Nos derniers adieux. -- Ostende. -- Passage à Jersey. -- On me met
+ à terre à Guernesey. -- La femme du pilote. -- Jersey. -- Mon
+ oncle de Bedée et sa famille. -- Description de l'île. -- Le duc
+ de Berry. -- Parents et amis disparus. -- Malheur de vieillir. --
+ Je passe en Angleterre. -- Dernière rencontre avec Gesril.
+
+
+J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversée, lui
+expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme
+nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait
+d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas
+attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre.
+Elle me mandait que Lucile était près d'elle avec mon oncle de Bedée
+et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à
+Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon
+émigration prochaine.
+
+Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours; je
+trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et
+débordant ses rivages; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la
+_Constituante_, je la retrouvai avec Danton sous la _Législative_.
+
+Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791, avait été connu à Paris. Le 14
+décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le roi annonça
+qu'il avait écrit aux princes du corps germanique (notamment à
+l'électeur de Trèves) sur les armements de l'Allemagne. Les frères de
+Louis XVI, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau
+et M. de Laqueuille[2] {p.003} furent presque aussitôt mis en
+accusation. Dès le 9 novembre, un précédent décret avait frappé les
+autres émigrés: c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais
+me placer; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus
+fort me fait toujours passer du côté du plus faible: l'orgueil de la
+victoire m'est insupportable.
+
+ [Note 2: Jean-Claude-Marin-Victor, marquis de
+ _Laqueuille_, né à Châteaugay (Puy-de-Dôme) le 2
+ janvier 1742. Élu député de la noblesse de la
+ sénéchaussée de Riom le 25 mars 1789, il se démit
+ de son mandat le 6 mai 1790, émigra, rejoignit
+ l'armée des princes et commanda, sous le comte
+ d'Artois, le corps de la noblesse d'Auvergne. Il
+ fut décrété d'accusation le 1er janvier 1792.
+ Rentré en France sous le Consulat, il vécut dans la
+ retraite jusqu'à sa mort, arrivée le 30 avril
+ 1810.]
+
+En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les
+divisions et les malheurs de la France: les châteaux brûlés ou
+abandonnés; les propriétaires, à qui l'on avait envoyé des
+quenouilles, étaient partis; les femmes vivaient réfugiées dans les
+villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des
+clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux
+Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la _Société monarchique_ ou _des
+Feuillants_, n'existait plus[3]; l'ignoble dénomination de
+_sans-culotte_ était devenue {p.004} populaire; on n'appelait le roi
+que _monsieur Veto_ ou _mons Capet_.
+
+ [Note 3: Le 16 juillet 1791, à propos de la pétition
+ pour la déchéance rédigée par Laclos, une scission
+ se produisit dans la _Société des Amis de la
+ Constitution_, séante aux Jacobins. Barnave,
+ Dupont, les Lameth et tous les autres membres de la
+ société qui faisaient partie de l'Assemblée
+ constituante, à l'exception de Robespierre, Petion,
+ Roederer, Coroller, Buzot et Grégoire, abandonnèrent
+ les Jacobins et fondèrent une société rivale, qui
+ se réunit, elle aussi, rue Saint-Honoré, en face
+ de la place de Louis-le-Grand (la place Vendôme),
+ dans l'ancienne église des _Feuillants_. Les
+ journaus jacobins crièrent haro sur ce club
+ _monarchico-aristocratico-constitutionnel_; ils
+ demandèrent que cette société _turbulente et
+ pestilentielle_ fût chassée de l'enceinte des
+ Feuillants. Le 27 décembre 1791, l'Assemblée
+ législative décréta qu'aucune société politique ne
+ pourrait être établie dans l'enceinte des
+ ci-devants Feuillants et Capucins. Voir au tome II
+ du _Journal d'un bourgeois de Paris pendant la
+ Terreur_ par Edmond Biré, le chapitre sur _la
+ Société des Feuillants_.]
+
+Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille, qui cependant
+déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de
+Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme, son fils et ses
+filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les
+princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune; mes
+propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la
+suppression des droits féodaux; les bénéfices simples qui me devaient
+échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte étaient tombés
+avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de
+circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie; on me maria,
+afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une
+cause que je n'aimais pas.
+
+Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne[4], chevalier de Saint-Louis,
+ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui
+dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne: charmé de son
+hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait
+dans la suite.
+
+ [Note 4: _M. Buisson de la Vigne_, ancien capitaine
+ de vaisseau de la Compagnie des Indes. Il avait été
+ anobli en 1776.]
+
+M. de Lavigne eut deux fils: l'un d'eux[5] épousa {p.005} Mlle de la
+Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge
+orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du
+Plessix-Parscau[6], capitaine de vaisseau, fils et petit-fils
+d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et
+commandant des élèves de la marine à Brest; la cadette[7], demeurée
+chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour
+d'Amériqne, j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate,
+mince et fort jolie: elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux
+cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à
+six cent mille francs.
+
+ [Note 5: Alexis-Jacques _Buisson de la Vigne_,
+ directeur de la Compagnie des Indes à Lorient,
+ avait épousé dans cette ville, en 1770, Céleste
+ _Rapion de la Placelière_, originaire de
+ Saint-Malo.]
+
+ [Note 6: Anne _Buisson de la Vigne_, née en 1772 et
+ soeur aînée de Mme de Chateaubriand, avait épousé à
+ Saint-Malo, le 29 mai 1789,
+ Hervé-Louis-Joseph-Marie de _Parscau_, et non de
+ _Parseau_, comme le portent toutes les éditions
+ précédentes.--Voir, à l'_Appendice_, le nº 1: _Le
+ comte du Plessix de Parscau_.]
+
+ [Note 7: Céleste _Buisson de la Vigne_, née à
+ Lorient en 1774. C'est elle qui sera Mme de
+ Chateaubriand.]
+
+Mes soeurs se mirent en tête de me faire épouser Mlle de Lavigne, qui
+s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. À
+peine avais-je aperçu trois ou quatre fois Mlle de Lavigne; je la
+reconnaissais de loin sur le _Sillon_ à sa pelisse rose, sa robe
+blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je
+me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me
+sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes,
+rien n'était épuisé en moi; l'énergie même de mon existence avait
+doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait
+Mlle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma
+fortune: «Faites donc!» dis-je. Chez moi l'homme public {p.006} est
+inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut
+emparer de lui, et, pour éviter une tracasserie d'une heure, je me
+rendrais esclave pendant un siècle.
+
+Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux
+parents fut facilement obtenu: restait à conquérir un oncle maternel,
+M. de Vauvert[8], grand démocrate; or, il s'opposa au mariage de sa
+nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On
+crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage
+religieux fût fait par un prêtre _non assermenté_, ce qui ne pouvait
+avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la
+magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et
+arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père, M. de
+Lavigne, était tombé. Mlle de Lavigne, devenue Mme de Chateaubriand,
+sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de
+la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en
+attendant l'arrêt des tribunaux.
+
+ [Note 8: Michel Bossinot de _Vauvert_, né le 21
+ décembre 1724 à Saint-Malo, où il mourut le 16
+ septembre 1809. Il avait été conseiller du roi et
+ procureur à l'amirauté. Sa descendance est
+ représentés aujourd'hui par la famille Poulain du
+ Reposoir. Il était l'oncle à la mode de Bretagne de
+ Mlle Céleste Buisson de la Vigne.]
+
+Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour
+dans tout cela; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman: la
+vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au
+civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se
+désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé, ne
+réclama plus contre la {p.007} première bénédiction nuptiale, et Mme
+de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée avec
+elle[9].
+
+ [Note 9: Voir l'_Appendice_ nº II: _Le Mariage de
+ Chateaubriand_.]
+
+C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle
+m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais
+existé une intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine
+la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la
+personne avec qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un
+esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante,
+racontant à merveille, Mme de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais
+lu deux lignes de mes ouvrages; elle craindrait d'y rencontrer des
+idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez
+d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est
+instruite et bon juge.
+
+Les inconvénients de Mme de Chateaubriand, si elle en a, découlent de
+la surabondance de ses qualités; mes inconvénients très réels
+résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la
+résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité
+d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on
+répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant:
+«Qu'est-ce que cela fait?»
+
+Mme de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce
+moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle? Ai-je reporté à ma
+compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient
+appartenir? {p.008} S'en est-elle jamais plainte? Quel bonheur
+a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais
+démentie? Elle a subi mes adversités; elle a été plongée dans les
+cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de
+la Restauration, elle n'a point trouvé dans les joies maternelles le
+contre-poids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus
+peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie;
+n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille qui
+consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile
+et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux
+lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un
+dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes
+sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses
+maux: je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes.
+Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux
+soucis que je lui ai causés? Pourrais-je opposer mes qualités telles
+quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé
+l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles?
+Qu'est-ce que mes travaux auprès des oeuvres de cette chrétienne?
+Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai
+condamné.
+
+[Illustration: Madame ROLLAND.]
+
+Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma
+nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée? J'aurais
+sans doute eu plus de loisir et de repos; j'aurais été mieux accueilli
+de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre; mais en
+politique, si Mme de Chateaubriand m'a contrarié, elle ne m'a jamais
+arrêté, parce que là, comme en {p.009} fait d'honneur, je ne juge
+que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre
+d'ouvrages si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils
+été meilleurs? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra,
+où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma
+patrie? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas
+livré en proie à quelque indigne créature? N'aurais-je pas gaspillé et
+sali mes heures comme lord Byron? Aujourd'hui que je m'enfonce dans
+les années, toutes mes folies seraient passées; il ne m'en resterait
+que le vide et les regrets: vieux garçon sans estime, ou trompé ou
+détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson
+usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de
+plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes
+sentiments, le mystère de mes pensées ont peut-être augmenté l'énergie
+de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne, d'une flamme
+cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un
+lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les
+douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon
+existence que la partie inguérissable. Je dois donc une tendre et
+éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi
+touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus
+noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon
+toujours la force des devoirs.
+
+ * * * * *
+
+Je me mariai à la fin de mars 1792, et, le 20 avril, l'Assemblée
+législative déclara la guerre à François II, {p.010} qui venait de
+succéder à son père Léopold; le 10 du même mois, on avait béatifié à
+Rome Benoît Labre: voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de
+la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent;
+de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs
+foyers sans être réputés poltrons; il fallut m'acheminer vers le camp
+que j'étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille
+s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme
+et mes soeurs Lucile et Julie.
+
+Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain,
+cul-de-sac Férou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma
+première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais
+eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du
+savant abbé Barthélemy[10] et du poète Saint-Ange[11]. {p.011} L'abbé
+a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de
+Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent; le
+talent est un don, une chose isolée; il se peut rencontrer avec les
+autres facultés mentales, il peut en être séparé: Saint-Ange en
+fournissait la preuve; il se tenait à quatre pour n'être pas bête,
+mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont
+j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, manquait
+d'esprit et malheureusement son caractère était au niveau de son
+esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les _Études de la nature_ par
+la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de
+l'écrivain[12].
+
+ [Note 10: L'abbé Barthélemy (1716-1795), garde des
+ médailles et antiques du cabinet du roi, membre de
+ l'Académie française et de l'Académie des
+ inscriptions, auteur du _Voyage du jeune Anacharsis
+ en Grèce vers le milieu du IVe siècle avant l'ère
+ vulgaire_. Il passa la plus grande partie de sa vie
+ auprès du duc et de la duchesse de Choiseul dans
+ leur terre de Chanteloup.]
+
+ [Note 11: Ange-François _Fariau_, dit _de
+ Saint-Ange_ (1747-1810), membre de l'Académie
+ française. Sa traduction en vers des
+ _Métamorphoses_ d'Ovide lui avait valu une assez
+ grande réputation. Si le poète Saint-Ange n'avait
+ guère d'esprit, il avait encore moins de modestie.
+ Le très spirituel abbé de Féletz le laissait
+ entendre, d'une façon bien piquante, dans le
+ feuilleton où il rendait compte de la réception du
+ poète à l'Académie: «C'est un grand écueil pour
+ tout le monde, écrivait-il, de parler de soi, et il
+ semblait que c'en était un plus grand encore pour
+ M. de Saint-Ange. Tout le monde l'attendait là, et
+ tout le monde a été surpris: il a bien attrapé les
+ malins et les mauvais plaisants; il a parlé de lui
+ fort peu et très modestement. J'ai cinq cents
+ témoins de ce que j'avance ici; certainement, de
+ toutes les _Métamorphoses_ que nous devons à M. de
+ Saint-Ange, ce n'est pas la moins étonnante.»]
+
+ [Note 12: Jacques-Henri-Bernardin _de Saint-Pierre_
+ (1737-1814), auteur des _Études sur la Nature_ et
+ de _Paul et Virginie_. Le jugement que porte ici
+ Chateaubriand sur le caractère de Bernardin de
+ Saint-Pierre est en complet désaccord avec
+ l'opinion reçue qui fait de ce dernier un bonhomme
+ très doux et d'une bienveillance universelle, sans
+ autre défaut que d'être trop sensible. Qui a raison
+ de Chateaubriand ou de la légende? Il semble bien
+ que ce soit l'auteur des _Mémoires d'Outre-Tombe_.
+ Voici, en effet, ce que je lis dans l'excellente
+ biographie de _Bernardin de Saint-Pierre_ par Mme
+ Arvède Barine: «Il était pensionné décoré, bien
+ traité par l'empereur. Le monde parisien le choyait
+ et l'adulait... Il serait parfaitement heureux s'il
+ avait bon caractère. Mais il a mauvais caractère,
+ plus que jamais. Il ne s'est jamais tant
+ disputé...» Et plus loin: «Il n'est pas étonnant
+ qu'il fût détesté de la plupart de ses confrères.
+ Andrieux se souvenait de M. de Saint-Pierre comme
+ d'un _homme dur, méchant_..... Ses ennemis lui
+ rendaient les coups avec usure et, comme il était
+ vindicatif, il mourut sans avoir fait la paix.»]
+
+Rulhière était mort subitement, en 1791[13], avant mon départ pour
+l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la
+fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces
+vers:
+
+{p.012} D'Egmont avec l'Amour visita cette rive:
+ Une image de sa beauté
+ Se peignit un moment sur l'onde fugitive:
+ D'Egmont a disparu; l'Amour seul est resté.
+
+Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient
+encore du _Réveil d'Épiménide_[14] et de ce couplet:
+
+ J'aime la vertu guerrière
+ De nos braves défenseurs,
+ Mais d'un peuple sanguinaire
+ Je déteste les fureurs.
+ À l'Europe redoutables,
+ Soyons libres à jamais,
+ Mais soyons toujours aimables
+ Et gardons l'esprit français.
+
+ [Note 13: Le 30 janvier 1791.]
+
+ [Note 14: Sur le _Réveil d'Épiménide_ et sur son
+ auteur Carbon de Flins, voir, au tome I, la note de
+ la page 219.]
+
+À mon retour, il n'était plus question du _Réveil d'Épiménide_; et si
+le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur.
+_Charles IX_ avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait
+principalement aux circonstances; le tocsin, un peuple armé de
+poignards, la haine des rois et des prêtres, offraient une répétition
+à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement; Talma,
+débutant, continuait ses succès.
+
+Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au
+théâtre; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales
+pastourelles: champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or
+sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les {p.013}
+roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du
+spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait
+joué le rôle de Colin, et Mlle Théroigne de Méricourt[15] celui de
+Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des
+hommes: bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les
+petits enfants; ils leur servaient de nourrices; ils pleuraient de
+tendresse à leurs simples jeux; ils prenaient doucement dans leurs
+bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le _dada_ des charrettes
+qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature,
+la paix, la pitié, la bienfaisance, la {p.014} candeur, les vertus
+domestiques; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à
+leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur
+de l'espèce humaine.
+
+ [Note 15: Elle s'appelait de son vrai nom Théroigne
+ Terwagne. Elle était née, en 1762, non à Méricourt,
+ mais à Marcourt, village situé sur l'Ourthe, à
+ proximité de la petite ville de Laroche. De 1789 à
+ 1792, des journées d'octobre au 10 août, elle s'est
+ ruée à tous les excès, à tous les crimes. Aux
+ journées d'octobre, c'est elle qui mène à
+ Versailles les mégères qui demandent «les boyaux»
+ de la reine; au 10 août, c'est elle qui égorge
+ Suleau. _Mlle Théroigne_ tenait, du reste, pour la
+ Gironde contre la Montagne, pour Brissot contre
+ Robespierre. Peu de jours avant le 31 mai, elle
+ était aux Tuileries. Un peuple de femmes criait: «À
+ bas les Brissotins!» Brissot passe. Il est hué, et
+ des insultes on va passer aux coups. Théroigne
+ s'élance pour le défendre. «Ah! tu es
+ brissotine!--crient les femmes,--tu vas payer pour
+ tous!» Et Théroigne est fouettée. On ne la revit
+ plus. Elle était sortie folle des mains des
+ flagelleuses. Un hôpital avait refermé ses portes
+ sur elle. Sa raison était morte. De l'Hôtel-Dieu,
+ elle fut transférée à la Salpêtrière, de la
+ Salpêtrière aux Petites-Maisons, pour être ramenée
+ à la Salpêtrière en 1807. La malheureuse survécut
+ encore huit ans, «ravalée à la brute, ruminant des
+ paroles sans suite: _fortune, liberté, comité,
+ révolution, décret, coquin_, brûlée de feux,
+ inondant de seaux d'eau la bauge de paille où elle
+ gîtait, brisant la glace des hivers pour boire dans
+ le ruisseau à plat ventre, paissant ses
+ excréments!» Elle mourut à l'infirmerie générale de
+ la Salpêtrière le 8 juin 1815. (_Portraits intimes
+ du XVIIIe siècle_, par Edmond et Jules de Goncourt,
+ 1878.)]
+
+ * * * * *
+
+Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790; ce
+n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre
+à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées.
+L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée;
+elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures
+effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons
+afin de n'être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie: des
+regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards
+se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer.
+
+La variété des costumes avait cessé; le vieux monde s'effaçait; on
+avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui
+n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les
+licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les
+libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de
+choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se
+nivelaient déjà sous le sceptre populaire: on sentait l'approche d'une
+jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie
+d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme
+caduc de l'ancienne royauté: car le peuple souverain étant partout,
+quand il devient tyran, le tyran est partout; c'est la présence
+universelle d'un universel Tibère.
+
+{p.015} Dans la population parisienne se mêlait une population
+étrangère de coupe-jarrets du midi; l'avant-garde des Marseillais, que
+Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de
+septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à
+son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil: _in
+vultu vitium_, au visage le vice.
+
+À l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne: Mirabeau et
+les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient
+perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course
+en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.
+
+
+VUE RÉTROSPECTIVE.
+
+La fuite du roi, le 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas
+immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une
+première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que ses décrets
+auraient force de loi sans qu'il fût besoin de la sanction ou de
+l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal
+révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque madame
+Roland demandait la tête de la reine[16], en attendant que la
+Révolution lui demandât {p.016} la sienne. L'attroupement du Champ de
+Mars[17] avait eu lieu contre le décret qui suspendait le roi de ses
+fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la
+Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de
+déclarer la déchéance de Louis XVI; si elle eût eu lieu, le crime du
+21 janvier n'aurait pas été commis; la position du peuple français
+changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les
+Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la
+couronne, et ils la perdirent; ceux qui croyaient la perdre en
+demandant la déchéance l'auraient sauvée. Presque toujours, en
+politique, le résultat est contraire à la prévision.
+
+ [Note 16: Mme Roland avait demandé la tête de la
+ reine dès les premiers jours de la Révolution. Le
+ 26 juillet 1789, au lendemain des égorgements qui
+ avaient accompagné et suivi la prise de la
+ Bastille, elle écrivait de Lyon à son ami Bosc, le
+ futur éditeur de ses _Mémoires_: «...Je vous ai
+ écrit _des choses plus rigoureuses que vous n'en
+ avez faites_; et cependant, si vous n'y prenez
+ garde, vous n'aurez fait qu'une levée de
+ boucliers... Vous vous occupez d'une municipalité,
+ et _vous laissez échapper des têtes qui vont
+ conjurer de nouvelles horreurs. Vous n'êtes que des
+ enfants_: votre enthousiasme est un feu de paille;
+ et _si l'Assemblée nationale ne fait pas en règle
+ le procès de deux têtes illustres ou que de
+ généreux décius ne les abattent_, vous êtes tous
+ f...» (_Correspondance de Mme Roland_, publiée à la
+ suite de ses _Mémoires_.)--Quand Louis XVI et
+ Marie-Antoinette, le 25 juin 1791, sont ramenés de
+ Varennes et rentrent aux Tuileries, humiliés,
+ captifs, la joie déborde du coeur de Mme Roland:
+ «Je ne sais plus me tenir chez moi, écrit-elle; je
+ vais voir les braves gens de ma connaissance pour
+ nous exciter aux _grandes mesures_.» «Il me semble,
+ écrit-elle encore, qu'il faudrait mettre le
+ mannequin royal en séquestre et _faire le procès à
+ sa femme_.» Puis elle se ravise; elle veut qu'on
+ fasse aussi le procès à Louis XVI: «Faire le procès
+ à Louis XVI, dit-elle, serait sans contredit la
+ plus grande, la plus juste des mesures; mais vous
+ êtes incapables de la prendre.»]
+
+ [Note 17: Le 17 juillet 1791.]
+
+Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa
+dernière séance; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait
+la réélection des membres sortants[18], engendra la Convention. Rien
+de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux
+affaires générales, que les résolutions {p.017} particulières à des
+individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables.
+
+ [Note 18: Le décret déclarant les membres de
+ l'Assemblée nationale inéligibles à la prochaine
+ législature fut rendu le 16 mai 1791--et non le
+ 17.]
+
+Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires,
+ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de
+l'Assemblée constituante; elle se sépara le lendemain, et laissa à la
+France une révolution.
+
+
+ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE--CLUBS.
+
+L'Assemblée législative installée le 1er octobre 1791, roula dans le
+tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles,
+ensanglantèrent les départements; à Caen, on se rassasia de massacres
+et l'on mangea le coeur de M. de Belsunce[19].
+
+ [Note 19: Le comte de _Belsunce_, major en second
+ du régiment de Bourbon Infanterie. «À partir du 14
+ juillet, dit M. Taine, dans chaque ville, les
+ magistrats se sentent à la merci d'une bande de
+ sauvages, parfois d'une bande de cannibales. Ceux
+ de Troyes viennent de torturer Huez (le maire de la
+ ville) à la manière des Hurons; ceux de Caen ont
+ fait pis: le major de Belsunce, non moins innocent
+ et garanti par la foi jurée, a été dépecé comme
+ Lapérouse aux îles Fidji, et une femme a mangé son
+ coeur.» _La Révolution_, tome I, p. 89.]
+
+Le roi apposa son _veto_ au décret contre les émigrés et à celui qui
+privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces
+actes légaux augmentèrent l'agitation. Petion était devenu maire de
+Paris[20]. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1er janvier 1792,
+les princes émigrés; le 2, ils fixèrent à ce {p.018} 1er janvier le
+commencement de l'an IV de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets
+rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit
+fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1er mars.
+L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins
+hostiles les unes aux autres[21]. Le 20 mars 1792, l'Assemblée
+législative adopta la mécanique sépulcrale sans laquelle les jugements
+de la Terreur n'auraient pu s'exécuter; on l'essaya d'abord sur des
+morts, afin qu'elle apprît d'eux son oeuvre. On peut parler de cet
+instrument comme d'un bourreau, puisque des personnes, touchées de ses
+bons services, lui faisaient présent de sommes d'argent pour son
+entretien[22]. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où
+elle était nécessaire au crime, est une preuve mémorable de cette
+intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une
+preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la
+face des empires.
+
+ [Note 20: Jérôme _Petion de Villeneuve_
+ (1756-1794), député aux États-Généraux et membre de
+ la Convention. Le 17 novembre 1791, il fut élu
+ maire, en remplacement de Bailly, par 6,708 voix,
+ alors que le nombre des électeurs était de 80,000.
+ Il avait pour concurrent La Fayette.]
+
+ [Note 21: Avant 1789, Paris était partagé en
+ vingt-et-un quartiers. Le règlement fait par le
+ roi, le 23 avril 1789, pour la convocation des
+ trois états de la ville de Paris, divisa cette
+ ville en soixante arrondissements et districts,
+ division qui subsista jusqu'à la loi du 27 juin
+ 1790. À cette époque, l'Assemblée constituante
+ substitua aux soixante districts quarante-huit
+ sections.]
+
+ [Note 22: Le 17 germinal an II (6 avril 1794), un
+ citoyen se présenta à la barre de la Convention et
+ offrit une somme qu'il destinait, dit-il, _aux
+ frais d'entretien et de réparation de la
+ guillotine_, (_Moniteur_ du 7 avril 1794).]
+
+Le ministre Roland, à l'instigation des Girondins, avait été appelé au
+conseil du roi[23]. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de
+Hongrie et de Bohême. Marat publia l'_Ami du peuple_, malgré le décret
+dont {p.019} lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et
+le régiment de Berchiny désertèrent. Isnard[24] parlait de la perfidie
+de la cour, Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien[25].
+Une insurrection éclata à propos de la garde du roi, qui fut
+licenciée[26]. {p.020} Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances
+permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les
+masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau; le prétexte était
+le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres; le
+roi courut risque de vie. La patrie était déclarée en danger. On
+brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde
+fédération arrivaient; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en
+marche: ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par
+Petion aux Cordeliers.
+
+ [Note 23: Le 23 mars 1792.]
+
+ [Note 24: Maximin _Isnard_ (1751-1825), député du
+ Var à la Législative, à la Convention et au Conseil
+ des Cinq-Cents. Il fut, dans les deux premières de
+ ces Assemblées, l'un des plus éloquents orateurs du
+ parti de la Gironde. «L'homme du parti girondin, a
+ écrit Charles Nodier, qui possédait au plus haut
+ degré le don de ces inspirations violentes qui
+ éclatent comme la foudre en explosions soudaines et
+ terribles, c'était Isnard, génie violent, orageux,
+ incompressible.» À la Législative, il s'était
+ signalé par la véhémence de son langage contre les
+ prêtres, il avait dit du haut de la tribune:
+ «Contre eux, _il ne faut pas de preuves_!» À la
+ Convention, il avait voté la mort du roi; mais,
+ avant même la chute de la République, sa conversion
+ religieuse et politique était complète; il ne
+ craignait pas de se dire hautement catholique et
+ royaliste. On lit dans une publication intitulée
+ _Préservatif contre la Biographie nouvelle des
+ contemporains_, par le comte de Fortia-Piles
+ (1822): «Isnard a frémi de sa conduite
+ révolutionnaire; ses crimes se sont représentés à
+ ses yeux; le plus irrémédiable de tous, celui du 21
+ janvier, ne pouvait être effacé par un repentir
+ ordinaire. Qu'a-t-il fait? En pleine santé,
+ jouissant de toutes ses facultés, il s'est rendu en
+ plein midi (et plus d'une fois) le jour
+ anniversaire du crime, au lieu où il a été
+ consommé; là il s'est agenouillé sur les pierres
+ inondées du sang du roi martyr; il s'est prosterné
+ à la vue de tous les passants, a baisé la terre
+ sanctifiée par le supplice du juste, a mouillé de
+ ses larmes les pavés qui lui retraçaient encore
+ l'image de son auguste victime; il a fait amende
+ honorable et a imploré à haute voix le pardon de
+ Dieu et des hommes.»]
+
+ [Note 25: Armand _Gensonné_, député de la Gironde à
+ la Législative et à La Convention, né à Bordeaux le
+ 10 août 1758, exécuté à Paris le 31 octobre
+ 1793.--Jean-Pierre _Brissot de Warville_, député de
+ Paris à l'Assemblée législative et député
+ d'Eure-et-Loir à la Convention, né à Chartres le 14
+ janvier 1754, guillotiné le 31 octobre 1793. La
+ dénonciation de Gensonné et de Brissot contre le
+ prétendu _comité autrichien_ eut lieu dans la
+ séance du 23 mai 1792.]
+
+ [Note 26: Le décret ordonnant la dissolution de la
+ garde constitutionnelle du roi fut voté le 29 mai
+ 1792.]
+
+
+LES CORDELIERS.
+
+Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes
+concurrentes: celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus
+formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune
+de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la
+formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris, faute d'un point de
+concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent
+devenues des pouvoirs rivaux.
+
+Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende
+en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint
+Louis, en 1259[27]; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux
+ligueurs.
+
+ [Note 27: Elle fut brûlée en 1580. CH.]
+
+Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions: «Avis
+fut donné, dit L'Estoile (12 juillet 1593), {p.021} au duc de
+Mayenne, de deux cents cordeliers arrivés à Paris, se fournissant
+d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de
+Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés
+aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes.» Les ligueurs
+fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le
+monastère des Cordeliers, comme une morgue.
+
+Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux
+du couvent avaient été arrachés; la basilique, écorchée, ne présentait
+plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église,
+où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des
+établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance
+se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets
+rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune.
+Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et
+traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le
+président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus
+instruments de l'ancienne justice, instruments suppléés par un seul,
+la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées
+par le bélier hydraulique. Le Club des Jacobins _épurés_ emprunta
+quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers.
+
+
+ORATEURS.
+
+Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à
+choisir, ni sur les moyens à employer; ils se traitaient de gueux, de
+filous, de voleurs, {p.022} de massacreurs, à la cacophonie des
+sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les
+métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des
+objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou
+tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes.
+Les gestes rendaient les images sensibles; tout était appelé par son
+nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de
+jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération,
+on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles
+étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante,
+avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants: les petites
+chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches
+s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin; elles
+interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le
+tintamarre de l'impuissante sonnette; mais ne cessant point leur
+criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire
+silence: elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au
+milieu du pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des
+stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre
+les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux,
+soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras
+nus croisés.
+
+Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les
+infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles:
+l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires.
+
+
+{p.023} MARAT ET SES AMIS.
+
+D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux
+fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin
+des gardes du corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat[28], les
+pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier,
+en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de _fou_ à la
+cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce
+demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation
+mettait sur toutes les faces: «Peuple, il te faut couper deux cent
+soixante-dix mille têtes!» À ce Caligula de carrefour succédait le
+cordonnier athée, Chaumette[29]. Celui-ci était suivi du _procureur
+général de la lanterne_, Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller
+public de meurtres, épuisé de débauches, léger républicain à
+calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel
+déclara qu'aux massacres de septembre, _tout s'était passé avec
+ordre_. Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la
+façon du brouet noir au restaurateur Méot[30].
+
+ [Note 28: Jean-Paul _Marat_, membre de la
+ Convention, né à Boudry (Suisse) le 24 mai 1743,
+ mort à Paris le 14 juillet 1793.]
+
+ [Note 29: Pierre-Gaspard _Chaumette_, né à Nevers
+ le 24 mai 1763, guillotiné le 13 avril 1794. Fils
+ d'un cordonnier, il n'exerça jamais lui-même cette
+ profession. Son père lui avait fait commencer ses
+ études, qu'il abandonna bientôt pour s'embarquer.
+ Il fut successivement mousse, timonier, copiste et
+ clerc de procureur. Il se faisait gloire d'être
+ athée et déclarait «qu'il n'y avait d'autre Dieu
+ que le peuple».]
+
+ [Note 30: Benoît-Camille _Desmoulins_ (1760-1794),
+ député de Paris à la Convention.--Méot, qui avait
+ ses salons au Palais-Royal, était le meilleur
+ restaurateur de Paris. L'abbé Delille l'a célébré
+ au chant III de l'_Homme des Champs_:
+
+ Leur appétit insulte à tout l'art des Méots.
+
+ Ses succulents dîners faisaient venir l'eau à la
+ bouche de Camille Desmoulins, qui s'écriait, dès
+ les premiers temps de la Révolution: «Moi aussi, je
+ veux célébrer la République... pourvu que les
+ banquets se fassent chez Méot.» (_Histoire
+ politique et littéraire de la Presse en France_,
+ par Eugène Hatin, tome V, p. 308).]
+
+{p.024} Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre
+sous ces docteurs: dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas
+de la chaire, il avait l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les
+futures effluves du sang; il humait déjà l'encens des processions à
+ânes et à bourreaux, en attendant le jour où, chassé du club des
+Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour
+ministre[31]. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet
+populaire devenait le jouet de ses maîtres: ils lui donnaient des
+nasardes, lui marchaient sur les pieds, le bousculaient avec des
+huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir {p.025} le chef de la
+multitude, de monter à l'horloge de l'Hôtel de Ville, de sonner le
+tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal
+révolutionnaire.
+
+ [Note 31: Joseph _Fouché_, duc d'Otrante
+ (1754-1820), membre de la Convention, membre du
+ Sénat conservateur, représentant et pair des
+ Cent-Jours, député de 1815 à 1816, ministre de la
+ police sous le Directoire, sous Napoléon et sous
+ Louis XVIII. Après avoir été professeur à Juilly,
+ il était principal du collège des Oratoriens à
+ Nantes, lorsqu'il fut envoyé à la Convention par le
+ département de la Loire-Inférieure.--Chateaubriand
+ lui trouvait l'air d'une hyène habillée; tout au
+ moins avait-il l'air d'une fouine. On lit dans le
+ _Mémorial_ de Norvius (tome III, p. 318): «J'avais
+ vu souvent à Paris le duc d'Otrante, et en le
+ revoyant à Rome (à la fin de 1813), je ne pus
+ m'empêcher de rire, me rappelant qu'étant à dîner à
+ Auteuil, chez Mme de Brienne, avec lui et la
+ princesse de Vaudémont, celle-ci, en sortant de
+ table, le mena devant une des glaces du salon et,
+ lui prenant familièrement le menton, s'écria: _Mon
+ Dieu! mon petit Fouché, comme vous avez l'air d'une
+ fouine!_»]
+
+Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la mort: Chénier fit
+son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au
+divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière: «Coeur de
+Jésus, coeur de Marat; ô sacré coeur de Jésus, ô sacré coeur de
+Marat!» Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du
+garde-meuble[32]. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la
+place du Carrousel, {p.026} le buste, la baignoire, la lampe et
+l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna: l'immondice, versée
+de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout.
+
+ [Note 32: Le dimanche 28 juillet 1793, une fête, à
+ laquelle assistait une députation de vingt-quatre
+ membres de la Convention nationale, fut célébrée
+ dans le Jardin du Luxembourg, en l'honneur de
+ Marat. Un reposoir, richement décoré, était dressé
+ à l'entrée de la grande allée, du côté des
+ parterres. Le coeur de Marat y avait été déposé; il
+ était enfermé dans une urne magnifique, provenant
+ du Garde-Meuble. La Société des Cordeliers avait
+ été autorisée à y choisir un des plus beaux vases,
+ «pour que les restes du plus implacable ennemi des
+ rois fussent renfermés dans des bijoux attachés à
+ leur couronne.» (_Nouvelles politiques nationales
+ et étrangères_, nº 212, 31 juillet 1793.) Un
+ orateur, monté sur une chaise, lut un discours,
+ dont voici le début: «_Ô cor Jésus! ô cor Marat!
+ Coeur sacré de Jésus! coeur sacré de Marat, vous
+ avez les mêmes droits à nos hommages!_» Puis,
+ comparant les travaux et les enseignements du Fils
+ de Marie à ceux de l'_Ami du peuple_, l'orateur
+ montra que les Cordeliers et les Jacobins étaient
+ les apôtres du nouvel Évangile, que les Publicains
+ revivaient dans les Boutiquiers et les Pharisiens
+ dans les Aristocrates. «_Jésus-Christ est un
+ prophète_, ajouta-t-il, _et Marat est un Dieu!_» Et
+ il s'écriait en finissant: «Ce n'est pas tout; je
+ puis dire ici que la compagne de Marat est
+ parfaitement semblable à Marie: celle-ci a sauvé
+ l'enfant Jésus en Égypte; l'autre a soustrait Marat
+ au glaive de Lafayette, l'Hérode des temps
+ nouveaux.» (_Révolutions de Paris_, nº 211, du 20
+ juillet au 3 août 1793.)--Pour tous les détails de
+ cette fête, voir, au tome III du _Journal d'un
+ bourgeois de Paris_, par Edmond Biré, le chapitre
+ intitulé: _Coeur de Marat_.]
+
+ * * * * *
+
+Les scènes des Cordeliers, dont je fus trois ou quatre fois le témoin,
+étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez
+camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme
+mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église,
+comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies
+mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Églantine, organisa les
+assassinats de septembre. Billaud de Varennes[33] proposa de {p.027}
+mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans; un
+autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus; Marat se
+déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les
+victimes: «Je me f... des prisonniers,» répondit-il[34]. Auteur de la
+circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans
+les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye.
+
+ [Note 33: Jacques-Nicolas _Billaud-Varenne_, né à
+ La Rochelle le 23 avril 1756. Député de Paris à la
+ Convention nationale et membre du Comité de salut
+ public, il ne cessa de pousser aux mesures les plus
+ atroces. Condamné à la déportation le 1er avril
+ 1795, il fut conduit à la Guyane et resta vingt ans
+ à Sinnamari. En 1816, ayant réussi à s'enfuir, il
+ se réfugia à Port-au-Prince, dans la République de
+ Haïti, dont le président, Péthion, lui fit une
+ pension, ne voulant pas se souvenir que Billaud
+ avait été, en France, le plus ardent persécuteur de
+ son homonyme, Petion de Villeneuve.--Billaud,
+ lorsqu'il avait quitté l'Oratoire et le collège de
+ Juilly, où il avait été professeur laïque,
+ dispensé, à ce titre, de porter le costume de
+ l'ordre, était venu se fixer à Paris, et s'était
+ fait inscrire, en 1785, sur le tableau des avocats
+ au Parlement, sous le nom de Billaud de Varenne.
+ _Varenne_ était un petit village des environs de La
+ Rochelle dans lequel son père possédait une ferme.
+ C'est donc à tort que tous les historiens, et
+ Chateaubriand avec eux, orthographient son nom:
+ Billaud-_Varennes_, comme s'il eût tiré cette
+ addition à son nom de la ville où Louis XVI fut
+ arrêté le 21 juin 1791.--À la veille de la
+ Révolution, le futur membre du Comité de salut
+ public ne négligea rien pour se glisser dans les
+ rangs de la noblesse. Lors de son mariage, célébré
+ dans l'église Saint-André-des-Arts le 12 septembre
+ 1786, il signa bravement _Billaud de Varenne_.
+ Bientôt même il ne tarda pas à faire disparaître,
+ le plus qu'il le pouvait, le nom paternel, et à lui
+ substituer dans ses relations mondaines le nom de
+ _M. de Varenne_. Son historien, M. Alfred Bégis, a
+ retrouvé un billet de lui, recopié par sa femme,
+ qui ne savait pas assez l'orthographe, et ainsi
+ conçu: «_Mme de Varenne_ a l'honneur de saluer M.
+ de Chaufontaine et de s'excuser de n'avoir pu faire
+ ce qu'elle lui avait promis, etc.» Tout cela
+ n'empêchera pas Billaud-Varenne de publier, en
+ 1789, sans nom d'auteur, il est vrai, un ouvrage
+ intitulé: _Le dernier coup porté aux préjugés et à
+ la superstition_. (Voir _Billaud-Varenne, membre du
+ Comité de salut public_, Mémoires et
+ Correspondance, accompagnés de notices
+ biographiques sur Billaud-Varenne et
+ Collot-d'Herbois, par _M. Alfred Bégis_, 1893.)]
+
+ [Note 34: «Danton, importuné de la représentation
+ malencontreuse (on venait de lui signaler les
+ dangers que couraient les détenus), Danton s'écrie,
+ avec sa voix beuglante et un geste approprié à
+ l'expression: «Je me f... bien des prisonniers!
+ qu'ils deviennent ce qu'il pourront!» Et il passe
+ son chemin avec humeur. C'était dans le second
+ antichambre, en présence de vingt personnes, qui
+ frémirent d'entendre un si rude ministre de la
+ justice.» (_Mémoires de Mme Roland_, éd. Faugère,
+ t. I, p. 103).]
+
+Prenons garde à l'histoire: Sixte-Quint égala pour le salut des hommes
+le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on
+compara Marat au sauveur du monde; Charles IX écrivit aux gouverneurs
+des provinces d'imiter les massacres de la Saint-Barthélemy, comme
+Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les
+Jacobins étaient des plagiaires; ils le furent encore en immolant
+Louis XVI à l'instar de Charles Ier. {p.028} Comme ses crimes se sont
+trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à
+propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la
+Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches: d'une belle
+nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont
+admiré que la convulsion.
+
+Danton, plus franc que les Anglais, disait: «Nous ne jugerons pas le
+roi, nous le tuerons.» Il disait aussi: «Ces prêtres, ces nobles ne
+sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont
+hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir.»
+Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune
+étendue de génie: car elles supposent que l'innocence n'est rien, et
+que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le
+faire périr, ce qui est faux.
+
+Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait; il ne
+s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la
+fortune. «Venez _brailler_ avec nous, conseillait-il à un jeune homme:
+quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez[35].» Il
+confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle
+n'avait pas voulu l'acheter assez cher: effronterie d'une intelligence
+qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à _gueule bée_.
+
+ [Note 35: C'est à M. Royer-Collard, alors
+ secrétaire adjoint de la municipalité, que Danton
+ adressa un jour ces paroles, comme ils sortaient
+ ensemble de l'hôtel du _Département_. Danton était
+ à ce moment substitut du procureur de la Commune.
+ (Beaulieu, _Essais sur les causes et les effets de
+ la Révolution de France_, t. III, p. 192).--Voir
+ aussi _Journal d'un bourgeois de Paris pendant la
+ Terreur_, par Edmond Biré, tome II, p. 89.]
+
+{p.029} Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été
+l'agent, Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que
+lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux:
+«Nous n'avons pas,» disait-il, «détruit la superstition pour établir
+l'athéisme.» Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul
+qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans
+les actions des hommes: les coupables à imagination comme Danton
+semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et
+déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et, dans
+le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au
+peuple: pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur
+ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne
+sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le délire d'une
+foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques; chose
+si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque
+chose de superflu donné au tableau et à l'émotion.
+
+Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servait
+de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de
+répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de
+mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement
+sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été
+créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir: «C'est moi qui ai
+fait instituer ce tribunal infâme: j'en demande pardon à Dieu et aux
+hommes!» phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être
+traduit au tribunal qu'il fallait en déclarer l'infamie.
+
+{p.030} Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa
+propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser
+son front plus haut que le coutelas suspendu: c'est ce qu'il fit. Du
+théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi
+de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination
+sur la foule, il dit au bourreau: «Tu montreras ma tête au peuple;
+elle en vaut la peine.» Le chef de Danton demeura aux mains de
+l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres
+décapitées de ses victimes: c'était encore de l'égalité.
+
+Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre
+d'Églantine[36], périrent de la même manière que leur prêtre.
+
+ [Note 36: Philippe-François-Nazaire _Fabre
+ d'Églantine_ (1750-1794), comédien, poète comique
+ et député de Paris à la Convention. Il fut
+ guillotiné avec Danton et Camille Desmoulins, le 5
+ avril 1794.]
+
+À l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on
+portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de
+fleur, une petite guillotine en or[37], ou un petit morceau de coeur
+de guillotiné; à l'époque où l'on vociférait: _Vive l'enfer!_ où l'on
+célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où
+l'on trinquait au néant, où l'on dansait tout nu la danse des
+trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les
+rejoindre; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au
+dernier {p.031} banquet, à la dernière facétie de la douleur.
+Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville: «Quel âge
+as-tu? lui demanda le président.--L'âge du sans-culotte Jésus,»
+répondit Camille, bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces
+égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ.
+
+ [Note 37: Voir _la Guillotine pendant la
+ Révolution_, par G. Lenotre, p. 306 et suiv. et au
+ tome V du _Journal d'un bourgeois de Paris pendant
+ la Terreur_, par Edmond Biré, les deux chapitres
+ sur _la Guillotine_.]
+
+Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver
+Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le
+signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme,
+pleine d'énergie, en le rendant capable d'amour, le rendit capable de
+vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide
+et grivoise ironie du tribun; il assaillit d'un grand air les
+échafauds qu'il avait aidé à élever[38]. Conformant sa conduite à ses
+{p.032} paroles, il ne consentit point à son supplice; il se colleta
+avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier
+gouffre qu'à moitié déchiré.
+
+ [Note 38: Chateaubriand fait ici à Camille
+ Desmoulins un excès d'honneur qu'il n'a point
+ mérité. L'_ex-procureur général de la lanterne_
+ fonda le _Vieux-Cordelier_, non pour défendre les
+ victimes de la Terreur, mais pour se défendre
+ lui-même. Bien loin qu'il ose braver Robespierre,
+ il le couvre à chaque page d'éloges outrés.--La
+ mort de sa femme, la pauvre Lucile, fut admirable.
+ Quant à lui, dans un temps où les femmes
+ elles-mêmes affrontaient fièrement l'échafaud, il
+ fit preuve «d'une insigne faiblesse». Vainement
+ Hérault de Séchelles s'approcha de lui, dans la
+ cour de la Conciergerie, et lui dit: «Montrons que
+ nous savons mourir!» Camille Desmoulins n'était
+ plus en état de l'entendre; il pleurait comme une
+ femme, et, l'instant d'après, il écumait de rage.
+ Quand les valets du bourreau voulurent le faire
+ monter sur la charrette, il engagea avec eux une
+ lutte terrible, et c'est à demi nu, les vêtements
+ en lambeaux, la chemise déchirée jusqu'à la
+ ceinture, qu'il fallut l'attacher sur un des bancs
+ du tombereau. (Des Essarts, _procès fameux jugés
+ depuis la Révolution_, t. I, p. 184.) Un témoin
+ oculaire, Beffroy de Reigny (_le Cousin Jacques_)
+ dépeint ainsi Camille allant à l'échafaud: «Je le
+ vis traverser l'espace du Palais à la place _de
+ Sang_, ayant un _air effaré_, parlant à ses voisins
+ avec beaucoup d'agitation, et _portant sur son
+ visage le rire convulsif d'un homme qui n'a plus sa
+ tête à lui_.» (_Dictionnaire néologique des hommes
+ et des choses, ou Notice alphabétique des hommes de
+ la Révolution_, par le Cousin _Jacques_, Paris, an
+ VIII, tome II, p. 480.)]
+
+Fabre d'Églantine, auteur d'une pièce qui restera[39], montra, tout au
+rebours de Desmoulins, une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de
+Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux
+assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il
+paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres.
+
+ [Note 39: _Le Philinte de Molière, ou la suite du
+ Misanthrope_, comédie en cinq actes, en vers,
+ représentée au Théâtre-Français le 22 février 1790,
+ est la meilleure pièce de Fabre d'Églantine; c'est
+ une de nos bonnes comédies de second ordre. Le plan
+ est simple et bien conçu; l'action, sans être
+ compliquée ne languit pas: toute l'intrigue se
+ rapporte à une seule idée, très dramatique et très
+ morale, qui consiste à punir l'égoïsme par
+ lui-même. Malheureusement, les vers sont durs et
+ souvent incorrects. Ce qui restera surtout de Fabre
+ d'Églantine, c'est sa chanson: «Il pleut, il pleut,
+ bergère.» Pourquoi faut-il que l'auteur de cette
+ jolie romance ait sur les mains le sang de Louis
+ XVI et le sang de Septembre?]
+
+Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans
+le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée
+constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790; je
+trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en
+1792 aux boyaudiers législateurs: ils l'éventraient et le disséquaient
+dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers
+dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les combles du
+château de Blois.
+
+{p.033} De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille
+Desmoulins, Fabre d'Églantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les
+rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en
+Amérique et une société mourante en Europe; entre les forêts du
+Nouveau-Monde et les solitudes de l'exil: je n'avais pas compté
+quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient
+déjà épuisés avec elle. À la distance où je suis maintenant de leur
+apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeunesse,
+j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du
+Cocyte: elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se
+faire inscrire sur mes tablettes d'outre-tombe.
+
+ * * * * *
+
+Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de
+lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second
+voyage qui devait durer neuf ans; je n'avais à faire avant qu'un autre
+petit voyage en Allemagne: je courais à l'armée des princes, je
+revenais en courant pourfendre la Révolution; le tout étant terminé en
+deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde
+avec une révolution de moins et un mariage de plus.
+
+Et cependant mon zèle surpassait ma foi; je sentais que l'émigration
+était une sottise et une folie: «Pelaudé à toutes mains, dit
+Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin.» Mon peu
+de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur
+le parti que je prenais: je nourrissais des scrupules, et, bien que
+résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration
+l'opinion de M. de Malesherbes. {p.034} Je le trouvai très animé: les
+crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance
+politique de l'ami de Rousseau; entre la cause des victimes et celle
+des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que
+l'ordre de choses alors existant; il pensait, dans mon cas
+particulier, qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de
+rejoindre les frères d'un roi opprimé et livré à ses ennemis. Il
+approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec
+moi.
+
+Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur
+les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit; des raisonnements
+généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants.
+Il me présenta les Guelfes et les Gibelins, s'appuyant des troupes de
+l'empereur ou du pape; en Angleterre, les barons se soulevant contre
+_Jean sans Terre_. Enfin, de nos jours, il citait la République des
+États-Unis implorant le secours de la France. «Ainsi, continuait M. de
+Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la
+philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais
+crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à
+leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau
+Monde serait-il aujourd'hui émancipé? Moi, Malesherbes, moi qui vous
+parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les
+relations de Silas Deane[40], et pourtant Franklin était-il {p.035}
+un traître? La liberté américaine était-elle moins honorable parce
+qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers
+français? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir des garanties aux
+lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de
+l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à
+l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de
+recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la
+tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous.»
+
+ [Note 40: Silas _Deane_, membre du premier Congrès
+ américain, avait été, en 1776, envoyé à Paris par
+ ses collègues, avec mission de rallier la Cour de
+ France à la cause des _insurgents_. Ses
+ négociations n'ayant pas donné les résultats que
+ l'on en espérait, on lui adjoignit Franklin, qui
+ fut plus heureux et parvint à signer, le 6 février
+ 1778, avec le cabinet de Versailles, deux traités,
+ l'un de commerce et de neutralité, l'autre
+ d'alliance défensive.--Silas Deane mourut à Paris,
+ en 1789, dans la plus profonde misère.]
+
+Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands
+publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et
+appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me
+convaincre: je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au
+point d'honneur.--J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des
+exemples récents: pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti
+républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne
+s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie; les
+Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et
+1831, les secours de la France, et les Portugais de la _charte_ ont
+envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous
+avons deux poids et deux mesures: nous approuvons, pour une idée, un
+système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre
+idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme[41].
+
+ [Note 41: Dans l'_Essai sur les Révolutions_, sous
+ ce titre: _Un mot sur les émigrés_. Chateaubriand a
+ écrit de belles et fortes pages, où son talent
+ s'annonce déjà tout entier. «Un bon étranger au
+ coin de son feu, écrivait-il alors, dans un pays
+ bien tranquille, sûr de se lever le matin comme il
+ s'est couché le soir, en possession de sa fortune,
+ la porte bien fermée, des amis au-dedans et la
+ sûreté au-dehors, prononce, en buvant un verre de
+ vin, que les émigrés Français ont tort, et qu'on ne
+ doit jamais quitter son pays: et ce bon étranger
+ raisonne conséquemment. Il est à son aise, personne
+ ne le persécute, il peut se promener où il veut
+ sans crainte d'être insulté, même assassiné, on
+ n'incendie point sa demeure, on ne le chasse point
+ comme une bête féroce, le tout parce qu'il
+ s'appelle Jacques et non pas Pierre, et que son
+ grand-père, qui mourut il y a quarante ans, avait
+ le droit de s'asseoir dans tel banc d'une église,
+ avec deux ou trois Arlequins en livrée, derrière
+ lui. Certes, dis-je, cet étranger pense qu'on a
+ tort de quitter son pays.
+
+ «C'est au malheur à juger du malheur...» Tout ce
+ chapitre est à lire.--_Essai sur les Révolutions_,
+ pages 428-434.]
+
+{p.036} Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du roi
+avaient lieu chez ma belle-soeur: elle venait d'accoucher d'un second
+fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom,
+Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait voir son
+père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir et apparaît
+de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon départ
+traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage: il se trouva
+que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé; la nation se
+chargea de les payer à sa façon. Mme de Chateaubriand avait de plus,
+du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une forte partie
+de ces rentes à sa soeur, la comtesse du Plessix-Parscau, émigrée.
+L'argent manquait donc toujours; il en fallut emprunter.
+
+Un notaire nous procura dix mille francs: je les apportais en
+assignats chez moi, cul-de-sac Férou, {p.037} lorsque je rencontrai,
+rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre,
+le comte Achard[42]. Il était grand joueur; il me proposa d'aller aux
+salons de M... où nous pourrions causer: le diable me pousse: je
+monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec
+lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première
+voiture venue. Je n'avais jamais joué: le jeu produisit sur moi une
+espèce d'enivrement douloureux; si cette passion m'eût atteint, elle
+m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la
+voiture à Saint-Sulpice, et j'y oublie mon portefeuille renfermant
+l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai
+laissé les dix mille francs dans un fiacre.
+
+ [Note 42: L'_État militaire de la France_ pour 1787
+ indique, en effet, M. Achard comme sous-lieutenant
+ au régiment de Navarre. Voir, au tome I des
+ _Mémoires_ la note de la page 185.]
+
+Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non
+sans avoir l'envie de me jeter à l'eau; je vais sur la place du
+Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les
+Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on
+m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier
+m'apprend que ce numéro appartient à un loueur demeurant en haut du
+faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme; je demeure
+toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres: il en
+arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien; enfin,
+à deux heures du matin, je vois entrer mon char. À peine eus-je le
+temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes,
+éreintées, se laissèrent choir sur la {p.038} paille, roides, le
+ventre ballonné, les jambes tendues comme si elles étaient mortes.
+
+Le cocher se souvint de m'avoir mené. Après moi, il avait chargé un
+citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins; après le citoyen, une
+dame qu'il avait conduite rue de Cléry, nº 13; après cette dame, un
+monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je
+promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu,
+procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la
+recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le
+citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté.
+La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le
+fiacre. J'arrive à la troisième station sans aucune espérance; le
+cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu'il a
+voituré. Le portier s'écrie: «C'est le Père tel!» Il me conduit, à
+travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un
+récollet, resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce
+religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines, écoute le
+récit que je lui fais. «Êtes-vous, me dit-il, le chevalier de
+Chateaubriand?--Oui, répondis-je.--Voilà votre portefeuille,
+répliqua-t-il; je vous l'aurais porté après mon travail; j'y avais
+trouvé votre adresse.» Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à
+compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son
+cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais
+m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas
+émigré: que serais-je devenu? toute ma vie était changée. Si je
+faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être
+pendu.
+
+{p.039} Ceci se passait le 16 juin 1792.
+
+Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée
+à Louis XVI, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le
+licenciement de la nouvelle garde du roi, dans laquelle se trouvait
+Murat[43]; les ministères successifs de Roland[44], de Dumouriez[45],
+de Duport du Tertre[46], les petites conspirations {p.040} de cour,
+ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et
+mépris. J'entendais beaucoup parler de Mme Roland, que je ne vis
+point; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit
+extraordinaire. On la disait fort agréable; reste à savoir si elle
+l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus
+hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait
+une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son
+voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son
+trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme
+montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu
+d'exemples. Mme Roland avait du caractère plutôt que du génie: le
+premier peut donner le second, le second ne peut donner le
+premier[47].
+
+ [Note 43: Joachim Murat, roi de Naples, né le 25
+ mars 1767 à la Bastide-Fortunières, près de Cahors,
+ fusillé à Pizzo (Calabre) le 13 octobre 1815.
+ Destiné d'abord à l'Église, mais entraîné par un
+ goût irrésistible pour le métier des armes, il
+ s'engagea, le 23 février 1787, dans les chasseurs
+ des Ardennes. Sa chaleur de tête l'ayant entraîné,
+ dit-on, dans une mauvaise affaire, il dut quitter
+ bientôt le régiment, et en 1791 on le retrouve dans
+ son pays en congé, soit provisoire, soit définitif.
+ À ce moment, en même temps que son compatriote
+ Bessières, le futur duc d'Istrie, il fut désigné
+ par le directoire de son département comme l'un des
+ trois sujets que le Lot devait fournir à la garde
+ constitutionnelle du roi. Il entra dans cette garde
+ le 8 février et en sortit le 4 mars 1792. Tenant à
+ justifier son départ devant le directoire du Lot,
+ il accusa son lieutenant-colonel, M. Descours,
+ d'avoir tenté de l'embaucher pour l'armée des
+ princes. Sa dénonciation, renvoyée au Comité de
+ surveillance de la Législative, ne fut pas un des
+ moindres griefs invoqués par Basire pour obtenir de
+ l'Assemblée le licenciement de la garde du roi.
+ (Frédéric Masson, _Napoléon et sa famille_, tome I,
+ p. 308.)]
+
+ [Note 44: Jean-Marie _Roland de la Platière_
+ (1734-1793). Il fut deux fois ministre de
+ l'intérieur, du 23 mars au 12 juin 1792, et du 10
+ août 1792 au 23 janvier 1793. Après le 31 mai, il
+ avait dû se cacher d'abord chez son ami le
+ naturaliste Bosc dans la vallée de Montmorency,
+ puis à Rouen. Ayant appris dans sa retraite
+ l'exécution de sa femme, il se rendit à
+ Bourg-Baudouin, à quatre lieues de Rouen, et se
+ perça le coeur à l'aide d'une canne-épée (15
+ novembre 1793).]
+
+ [Note 45: Charles-François _Dumouriez_ (1739-1823).
+ Il fut ministre des relations extérieures, du 17
+ mars au 16 juin 1792, et ministre de la guerre du
+ 17 juin au 24 juillet.]
+
+ [Note 46: Marguerite-Louis-François
+ _Duport-Dutertre_ (1754-1793). Il fut ministre de
+ l'intérieur du 21 novembre 1790 au 22 mars 1792.
+ Emprisonné après le 10 août, il fut guillotiné le
+ même jour que Barnave, le 28 novembre 1793. Sa
+ femme se tua de désespoir, à coups de couteau,
+ quelques jours après.]
+
+ [Note 47: Marie-Jeanne _Phlipon_, dame _Roland_,
+ née à Paris le 17 mars 1754, guillotinée le 8
+ novembre 1793. Tous les historiens ont raconté,
+ comme Chateaubriand, qu'arrivée au pied de
+ l'échafaud, elle avait demandé qu'il lui fût permis
+ de jeter sur le papier les pensées extraordinaires
+ qu'elle avait eues dans le trajet de la
+ Conciergerie à la place de la Révolution; tous ont
+ répété que, se tournant vers la statue de la
+ liberté, dressée en face de la guillotine, elle
+ s'était écriée: «Ô liberté, que de crimes commis en
+ ton nom!» Aucun écrit ni témoignage contemporain ne
+ parle de cette apostrophe à la liberté, ni de sa
+ demande de consigner par écrit ses dernières
+ pensées, non plus que de son colloque avec le
+ bourreau pour obtenir d'être guillotinée la
+ dernière, et pour épargner ainsi le spectacle de sa
+ mort à son compagnon d'échafaud, le faible
+ Lamarche. C'est seulement après la chute de
+ Robespierre, à l'époque de la réaction
+ thermidorienne, que Riouffe et les autres écrivains
+ du parti de la Gironde ont mis dans la bouche de
+ Mme Roland des paroles dont rien n'établit
+ l'authenticité. Sainte-Beuve, précisément à
+ l'occasion de la mort de Mme Roland, dit très bien,
+ dans ses _Nouveaux Lundis_ (tome VIII, p. 255): «La
+ légende tend sans cesse à pousser dans ces
+ émouvants récits, comme une herbe folle: il faut, à
+ tout moment, l'en arracher.»]
+
+{p.041} Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency visiter
+l'Ermitage de J.-J. Rousseau: non que je me plusse au souvenir de Mme
+d'Épinay[48] et de cette société factice et dépravée; mais je voulais
+dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs à mes
+moeurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma
+jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage; j'y
+rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu
+désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils
+étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde: l'un
+était M. Maret[49], de l'Empire, l'autre, {p.042} M. Barère, de la
+République. Le gentil Barère[50] était venu, loin du bruit, dans sa
+philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à
+l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport
+duquel la Convention décréta que _la Terreur était à l'ordre du jour_,
+échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes; du
+fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement
+croasser _la mort!_ Barère était de l'espèce de ces tigres qu'Oppien
+fait naître du souffle léger du vent: _velocis Zephyri proles_.
+
+ [Note 48: Louise-Florence-Pétronille _Tardieu
+ d'Esclavelles_, femme de Denis-Joseph _La Live
+ d'Épinay_, fermier général (1725-1783). Liée
+ d'amitié avec Jean-Jacques Rousseau, elle fit
+ construire pour lui, près de son parc de la
+ Chevrette, dans la forêt de Montmorency,
+ l'habitation restée célèbre sous le nom de
+ l'Ermitage. Ses _Mémoires_, parus en 1818, sont
+ parmi les plus curieux que nous ait laissés le
+ XVIIIe siècle.]
+
+ [Note 49: Bernard-Hugues _Maret_, duc de _Bassano_
+ (1763-1839). Il était avocat au Parlement de
+ Bourgogne, quand il vint en 1788 à Paris, pour
+ acheter une charge au conseil du roi. Les
+ événements modifièrent sa résolution. Au mois de
+ septembre 1789, il fonda le _Bulletin de
+ l'Assemblée nationale_, destiné à donner chaque
+ jour un résume des séances. Panckoucke, peu après,
+ lui proposa d'exécuter ce travail, plus étendu et
+ plus complet, pour le _Moniteur_; ce fut l'origine
+ du _Journal officiel_. Après le 18 brumaire, il
+ devint secrétaire général des consuls. Sous
+ l'Empire, il fut ministre des affaires étrangères
+ du 17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Pair de
+ France sous Louis-Philippe, il fut en 1834 ministre
+ et président du conseil pendant trois jours.
+ Napoléon l'avait créé duc de Bassano le 15 août
+ 1809. Talleyrand, précisément cette année-là,
+ disait du nouveau duc: «Je ne connais pas de plus
+ grande bête au monde que M. Maret, si ce n'est le
+ duc de Bassano.»]
+
+ [Note 50: _Bertrand Barère de Vieuzac_ (1755-1841),
+ député à la Constituante, membre de la Convention,
+ député au Conseil des Cinq-Cents, représentant à la
+ Chambre des Cent-Jours. Toutes nos révolutions
+ pendant un demi-siècle, le 10 août et le 31 mai, le
+ 9 thermidor et le 18 brumaire, 1814, 1815 et 1830,
+ ont fourni à Barère des occasions d'apostasies
+ successives. Après avoir été, sous la Terreur, un
+ des pourvoyeurs de l'échafaud, sous Bonaparte il
+ s'est fait, moyennant salaire, mouchard et
+ délateur. Ce misérable homme, après avoir été un
+ valet de guillotine, a été un valet de police.]
+
+Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient
+charmés de la journée du 20 juin. La Harpe, continuant ses leçons au
+Lycée, criait d'une voix de Stentor: «Insensés! vous répondiez à
+toutes les représentations du peuple: Les baïonnettes! les
+baïonnettes! Eh bien! les voilà les baïonnettes!» Quoique mon voyage
+en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne
+pouvais m'élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence.
+Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la
+_Société monarchique_. Mon frère faisait partie d'un club d'_enragés_.
+Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de
+Vienne et de {p.043} Berlin; déjà une affaire assez chaude avait eu
+lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était
+plus que temps de prendre une détermination.
+
+Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passe-ports pour Lille:
+nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont
+nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les
+fournitures de l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis
+Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom; bien que
+de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre.
+Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la
+seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli,
+avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait
+à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes[51]. Vers la
+fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre de
+fédérés, sur les chapeaux desquels on avait écrit à la craie: «Petion,
+ou la mort!» Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un
+rendez-vous de jeux et de fêtes[52]. Nos parents se séparèrent de nous
+{p.044} sans tristesse; ils étaient persuadés que nous faisions un
+voyage d'agrément. Mes quinze cents francs retrouvés semblaient un
+trésor suffisant pour me ramener triomphant à Paris.
+
+ [Note 51: Tivoli appartenait bien à M. Boutin,
+ trésorier de la marine, mais ce n'était point à la
+ fille de cet opulent financier que s'était marié M.
+ de Malesherbes. Il avait épousé, par contrat du 4
+ février 1749, Françoise-Thérèse Grimod, fille de
+ Gaspard Grimod, seigneur de la Reynière, fermier
+ général, et de Marie-Madeleine Mazade, sa seconde
+ femme. Mme de Malesherbes fut la tante de
+ Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière,
+ l'auteur de l'_Almanach des Gourmands_, à qui son
+ père, lui-même gourmand fameux, n'avait pas donné
+ pour rien le prénom de _Balthazar_.]
+
+ [Note 52: Le jardin que Boutin avait créé dans le
+ milieu de la rue de Clichy, en plein quartier de
+ finance, et auquel on avait donné le nom de
+ _Tivoli_, était le plus merveilleux que l'on eût
+ encore vu: «Nous sommes allés avant déjeuner, dit
+ la baronne d'Oberkirch dans ses _Mémoires_, visiter
+ le jardin de M. Boutin, que le populaire a qualifié
+ de Folie-Boutin et qui est bien une folie. Il y a
+ dépensé, ou plutôt enfoui plusieurs millions. C'est
+ un lieu de plaisirs ravissants, les surprises s'y
+ trouvent à chaque pas; les grottes, les bosquets,
+ les statues, un charmant pavillon meublé avec un
+ luxe de prince. Il faut être roi ou financier pour
+ se créer des fantaisies semblables. Nous y prîmes
+ d'excellent lait et des fruits dans de la vaisselle
+ d'or.» Boutin était riche: il fut guillotiné le 22
+ juillet 1794. Ses biens furent confisqués. Son parc
+ de la rue de Clichy fut détruit de fond en comble,
+ les ombrages anéantis, les pelouses retournées. On
+ épargna uniquement une faible partie de la
+ propriété, dont on fit une promenade à la mode sous
+ son appellation de Tivoli, promenade où se
+ donnèrent maintes fêtes et qui, par son nom,
+ éveille encore tant de souvenirs dans nos esprits,
+ mais dont aujourd'hui il ne reste plus que ce qu'en
+ ont dit les livres et les journaux du temps. (_La
+ Vie privée des Financiers au XVIIIe siècle_, par H.
+ Thirion, p. 276.)]
+
+ * * * * *
+
+Le 15 juillet, à six heures du matin, nous montâmes en diligence: nous
+avions arrêté nos places dans le cabriolet, auprès du conducteur: le
+valet de chambre, que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna
+dans le carrosse avec les autres voyageurs. Saint-Louis était
+somnambule; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux
+ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le
+mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait
+pendant ses attaques: «Je sais, je sais,» ne s'éveillant que quand on
+lui jetait de l'eau froide au visage: homme d'une quarantaine
+d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand.
+Ce pauvre {p.045} garçon, très respectueux, n'avait jamais servi
+d'autre maître que mon frère; il fut tout troublé lorsqu'au souper il
+lui fallut s'asseoir à table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes,
+parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa
+frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à
+travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des
+princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta
+dans la diligence; nous rentrâmes dans le coupé.
+
+Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la tête à la
+portière: «Arrêtez, postillon, arrêtez!» On arrête, la portière de la
+diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes:
+«Descendez, citoyen, descendez! on n'y tient pas, descendez, cochon!
+c'est un brigand! descendez, descendez!» Nous descendons aussi, nous
+voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant,
+promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à
+fuir à toutes jambes, sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le
+pouvions réclamer, car nous nous serions trahis; il le fallait
+abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il
+déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et
+qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de
+brigade en brigade chez le président de Rosambo; les dépositions de ce
+malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer
+mon frère et ma belle-soeur à l'échafaud.
+
+Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt
+fois toute l'histoire: «Cet homme avait {p.046} l'imagination
+troublée; il rêvait tout haut; il disait des choses étranges; c'était
+sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice.» Les
+citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de
+papier vert _à la Constitution_. Nous reconnûmes aisément dans ces
+récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.
+
+Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au
+delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui
+devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti
+monarchique était encore puissant, la question non décidée; les
+faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement.
+
+Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes: nous nous
+arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à
+dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close; nous ne
+portions rien avec nous; nous avions une petite canne à la main; il
+n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans
+les forêts américaines.
+
+Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à
+peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la
+campagne: nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou
+nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin
+des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing; nous ouîmes des
+pas de chevaux dans des chemins creux; en mettant l'oreille à terre,
+nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après
+trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur
+la pointe du pied, {p.047} nous arrivâmes au carrefour d'un bois où
+quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans
+qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous
+criâmes: «Officiers qui vont rejoindre les princes!» Nous demandâmes à
+être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire
+reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et
+nous emmena.
+
+Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes
+nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la
+France allait faire porter à l'Europe vassale.
+
+Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant
+les premières années de son règne; il partit de Tournay avec ses
+compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules: «Les armes
+attirent à elles tous les droits,» dit Tacite. Dans cette ville d'où
+sortit en 486 le premier roi de la première race, pour fonder sa
+longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre
+les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai
+en 1815, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du
+premier roi des Franks: _omnia migrant_.
+
+Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités,
+et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon
+d'Orléans, écolâtre de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant
+le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des
+astres, leur montrant du doigt la voix lactée et les étoiles. J'aurais
+mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du XIe siècle que des
+Pandours. Je me plais à {p.048} ces temps où les chroniques
+m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été
+métamorphosé en âne: c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on
+l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture.
+Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle
+sortaient des épis de blé: c'était peut-être Cérès. La Meuse, que
+j'allais bientôt traverser, fut suspendue en l'air l'année 1118,
+témoin Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194,
+entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle
+entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu.
+Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait
+éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de
+_Camissa_, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse
+d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place
+lorsqu'on y jetait quelque chose de sale: les consciences
+d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu.--Lecteur, je ne perds
+pas de temps; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en
+attendant mon frère qui négocie: le voici; il revient après s'être
+expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est
+permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin.
+
+ * * * * *
+
+Bruxelles était le quartier général de la haute émigration: les femmes
+les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui
+ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les
+plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout
+neufs: ils paradaient de toute la rigueur {p.049} de leur légèreté.
+Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant
+quelques années, ils les mangèrent en quelques jours: ce n'était pas
+la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces
+brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la
+gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient
+dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits
+gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces
+Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils
+nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous
+contentant de nos épées.
+
+Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi:
+il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de
+linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me
+séparer.
+
+Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil[53];
+j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui
+meurt en ce moment; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix
+{p.050} d'or; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois,
+et Rivarol[54] que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie. On ne
+l'avait point nommé; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait
+seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle.
+L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il
+disait, à propos des révolutions: «Le premier coup porte sur le Dieu,
+le second ne frappe plus qu'un marbre insensible.» J'avais repris
+l'habit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie; je devais partir en
+sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais
+encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer; je portais
+les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol;
+le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le
+satisfit: «D'où vient votre frère le chevalier?» dit-il à mon frère.
+Je répondis: «De Niagara.» Rivarol s'écria: «De la cataracte!» Je me
+tus. Il hasarda un commencement de question: {p.051} «Monsieur
+va...?--Où l'on se bat,» interrompis-je. On se leva de table.
+
+ [Note 53: Louis-Auguste _Le Tonnelier_, baron _de
+ Breteuil_ (1733-1867). Après avoir été, de 1760 à
+ 1783, ambassadeur en Russie et en Suède, à Naples
+ et à Vienne, il fut, à sa rentrée en France, nommé
+ ministre d'État et de la maison du roi, avec le
+ gouvernement de Paris. Démissionnaire en 1788, il
+ n'en conserva pas moins la confiance du roi et de
+ la reine. Au moment du renvoi de Necker, il fut
+ mis, comme «chef du conseil général des finances» à
+ la tête du ministère éphémère du 12 juillet 1789,
+ dit «ministère des Cent-Heures». Il ne tarda pas à
+ émigrer, séjourna successivement à Soleure, à
+ Bruxelles et à Hambourg, rentra en France sous le
+ Consulat et mourut à Paris le 2 novembre 1807.]
+
+ [Note 54: Antoine _de Rivarol_ (1753-1801).
+ Ironiste étincelant dans les _Actes des Apôtres_,
+ il a donné en 1789, au _Journal Politique-National_
+ de l'abbé Sabatier des articles, on plutôt des
+ _Tableaux d'histoire_, qui lui ont valu d'être
+ appelé par Burke «le Tacite de la Révolution». Il
+ émigra le 10 juin 1792, un mois avant
+ Chateaubriand, et résida d'abord à Bruxelles. C'est
+ là qu'il publia une _Lettre au duc de Brunswick_,
+ une _Lettre à la noblesse française_ et la _Vie
+ politique et privée du général La Fayette_, dont il
+ rappelait ironiquement le sommeil au 6 octobre, en
+ lui donnant le nom de «général
+ Morphée».--Chateaubriand a peut-être un peu arrangé
+ les choses en se donnant à lui-même le dernier mot,
+ dans le récit de son échange de paroles avec
+ Rivarol. Il n'était pas si facile que cela de
+ _toucher_ celui qui avait si bien mérité et qui
+ justifiait en toute rencontre son surnom de
+ _Saint-Georges de l'épigramme_.]
+
+Cette émigration fate m'était odieuse; j'avais hâte de voir mes pairs,
+des émigrés comme moi à six cents livres de rente. Nous étions bien
+stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent,
+et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions
+profité de la victoire.
+
+Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier[55] dont
+il devint l'aide de camp; je partis seul pour Coblentz.
+
+ [Note 55: Le baron de Montboissier, gendre de
+ Malesherbes, était l'oncle par alliance du frère de
+ Chateaubriand.--Sur le baron de Montboissier, voir
+ au tome I des _Mémoires_, la note 1 de la page
+ 232.]
+
+Rien de plus historique que le chemin que je suivis; il rappelait
+partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je
+traversai Liège, une de ces républiques municipales qui tant de fois
+se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre.
+Louis XI, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur
+ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne.
+
+J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent
+leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège
+et la France étaient plus paisibles: l'abbé de Saint-Hubert était
+obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du
+roi Dagobert.
+
+À Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France: le drap
+mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très chrétien
+était envoyé au tombeau {p.052} de Charlemagne, comme un drapeau-lige
+au fief dominant. Nos rois prêtaient ainsi foi et hommage, en prenant
+possession de l'héritage de l'Éternité; ils juraient, entre les genoux
+de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidèles, après lui avoir
+donné le baiser féodal sur la bouche. Du reste, c'était la seule
+suzeraineté dont la France se reconnût vassale. La cathédrale
+d'Aix-la-Chapelle fût bâtie par Karl le Grand et consacrée par Léon
+III. Deux prélats ayant manqué à la cérémonie, ils furent remplacés
+par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps décédés, et qui
+ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une belle maîtresse,
+pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point séparer. On
+attribua cette passion à un charme: la jeune morte examinée, une
+petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetée dans un
+marais; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler:
+il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie dans l'un et sa
+mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque Turpin et
+Pétrarque.
+
+À Cologne, j'admirai la cathédrale: si elle était achevée, ce serait
+le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les
+peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs
+basiliques; ils se glorifiaient du titre de maître maçon,
+_coementarius_.
+
+Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des
+démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces
+prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque
+tout, avaient été des gentilshommes.
+
+{p.053} Cologne me remit en mémoire Caligula et saint Bruno[56]: j'ai
+vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du
+second à la Grande-Chartreuse.
+
+ [Note 56: Caligula était fils d'Agrippine, laquelle
+ avait agrandi Cologne: d'où le nom romain de la
+ ville: _Colonia agrippina_.--Saint Bruno, fondateur
+ de l'ordre des Chartreux, était né à Cologne vers
+ 1030. Après avoir été revêtu de plusieurs dignités
+ ecclésiastiques et avoir refusé l'archevêché de
+ Reims (1080), il se retira avec six de ses
+ compagnons dans un désert voisin de Grenoble,
+ aujourd'hui appelé la _Chartreuse_ (1084), et y
+ fonda un monastère.]
+
+Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz (_Confluentia_). L'armée des
+princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides, _inania
+regna_; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses
+barbares, où des chevaliers apparaissaient autour des ruines de leurs
+châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre
+doit survenir.
+
+Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne: je filais
+le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je
+m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne; le
+roi[57] et le duc de Brunswick[58] occupaient le centre du carré,
+composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira
+les yeux du roi: il me fit appeler; le duc de Brunswick et lui mirent
+le chapeau à la {p.054} main, et saluèrent l'ancienne armée française
+dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon régiment,
+le lieu où j'allais rejoindre les princes. Cet accueil militaire me
+toucha: je répondis avec émotion qu'ayant appris en Amérique le
+malheur de mon roi, j'étais revenu pour verser mon sang à son service.
+Les officiers et généraux qui environnaient Frédéric-Guillaume firent
+un mouvement approbatif, et le monarque prussien me dit: «Monsieur, on
+reconnaît toujours les sentiments de la noblesse française.» Il ôta de
+nouveau son chapeau, resta découvert et arrêté, jusqu'à ce que j'eusse
+disparu derrière la masse des grenadiers. On crie maintenant contre
+les émigrés; ce sont _des tigres qui déchiraient le sein de leur
+mère_; à l'époque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et
+l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidélité au
+serment passait encore pour un devoir; aujourd'hui, elle est devenue
+si rare qu'elle est regardée comme une vertu.
+
+ [Note 57: Frédéric-Guillaume II, neveu du grand
+ Frédéric, auquel il avait succédé en 1786. Il
+ mourut en 1797.]
+
+ [Note 58: Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de
+ _Brunswick-Lunebourg_ (1735-1806), général au
+ service de la Prusse. Il commandait en chef les
+ armées coalisées contre la France en 1792. Ayant
+ repris un commandement en 1805, il fut battu à Iéna
+ et mortellement blessé d'un coup de feu près
+ d'Auerstædt (14 octobre 1806).]
+
+Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi,
+faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à
+Trèves, où l'armée des princes était parvenue: «J'étais un de ces
+hommes qui attendent l'événement pour se décider; il y avait trois ans
+que j'aurais dû être au cantonnement; j'arrivais quand la victoire
+était assurée. On n'avait pas besoin de moi; on n'avait que trop de
+ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie
+désertaient; l'artillerie même passait en masse, et, si cela
+continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là.»
+
+{p.055} Prodigieuse illusion des partis!
+
+Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand: il me prit sous sa
+protection, assembla les Bretons et plaida ma cause. On me fit venir;
+je m'expliquai: je dis que j'arrivais de l'Amérique pour avoir
+l'honneur de servir avec mes camarades; que la campagne était ouverte,
+non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier
+feu; qu'au surplus, je me retirerais si on l'exigeait, mais après
+avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea:
+comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je
+n'eus plus que l'embarras du choix.
+
+ * * * * *
+
+L'armée des princes était composée de gentilshommes, classés par
+provinces et servant en qualité de simples soldats: la noblesse
+remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même
+où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard
+retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers
+émigrés de divers régiments, également redevenus soldats: de ce nombre
+étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le
+marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La
+Martinière[59], dût-il encore être amoureux; mais le patriotisme
+armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie
+bretonne, que commandait M. de Goyon-Miniac[60]. La noblesse {p.056}
+de ma province avait fourni sept compagnies; on en comptait une
+huitième de jeunes gens du tiers état: l'uniforme gris de fer de cette
+dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu de
+roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause
+et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques
+par des signalements odieux: les vrais héros étaient les soldats
+plébéiens, puisque aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur
+sacrifice.
+
+ [Note 59: Sur le marquis de Mortemart et sur La
+ Martinière, voir, au tome I des _Mémoires_, les
+ notes 3 de la page 185 et 1 de la page 186.]
+
+ [Note 60: Au siècle précédent, on écrivait
+ indifféremment _Goyon_ ou _Gouyon_; mais ici le
+ vrai nom est _Gouyon_, celui de _Goyon_ appartenant
+ à une famille d'une autre origine, les Goyon de
+ l'Abbaye et des Harlières, dont faisait partie le
+ général comte de Goyon, qui a commandé de 1856 à
+ 1862 le corps d'occupation à Rome.--La 7e compagnie
+ bretonne, dans laquelle s'était engagé
+ Chateaubriand, avait pour chef
+ Pierre-Louis-Alexandre de Gouyon de Miniac, né à
+ Plancoët vers 1754, décédé à Rennes le 26 juin
+ 1818.]
+
+Dénombrement de notre petite armée:
+
+Infanterie de soldats nobles et d'officiers; quatre compagnies de
+déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils
+provenaient; une compagnie d'artillerie; quelques officiers du génie,
+avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres
+(l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presque en entier la cause
+de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très-belle
+cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres
+du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de
+Rochefort et de Toulon, appuyait notre infanterie. L'émigration
+générale de ces derniers officiers replongea la France maritime dans
+cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retirée. Jamais, depuis
+Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus
+{p.057} de gloire. Mes camarades étaient dans la joie: moi j'avais
+les larmes aux yeux quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui
+ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les
+Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des
+continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnies de La
+Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le
+cheval consacré à Neptune; mais ils avaient changé d'élément, et la
+terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête
+le pavillon déchiré de _la Belle-Poule_, sainte relique du drapeau
+blanc, aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était
+tombée la victoire.
+
+Nous avions des tentes; du reste, nous manquions de tout. Nos fusils,
+de manufacture allemande, armes de rebut, d'une pesanteur effrayante,
+nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer.
+J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne
+s'abattait pas.
+
+Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de
+voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de
+l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien
+disait: «Fugitifs de Trèves, vous voulez des spectacles, vous
+redemandez aux empereurs les jeux du cirque: pour quel état, je vous
+prie, pour quel peuple, pour quelle ville?» _Theatra igitur quoeritis,
+circum a principibus postulatis? cui, quæso, statui, cui populo, cui
+civitati?_
+
+Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir
+les monuments de saint Louis?
+
+{p.058} Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines; je tirais
+de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique; j'en déposais
+les pages séparées sur l'herbe autour de moi; je relisais et
+corrigeais une description de forêt, un passage d'_Atala_, dans les
+décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la
+France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes
+chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille
+clissée et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang.
+
+J'essayais de fourrer _Atala_ avec mes inutiles cartouches dans ma
+giberne; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les
+feuilles qui débordaient des deux côtés du couvercle de cuir. La
+Providence vint à mon secours: une nuit, ayant couché dans un grenier
+à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil; on
+avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu: cet accident, en assurant
+ma _gloire_, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient
+entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. «Combien ai-je de
+chemises? disait Henri IV à son valet de chambre.--Une douzaine, sire,
+encore y en a-t-il de déchirées.--Et de mouchoirs, est-ce pas huit que
+j'ai?--Il n'y en a pour cette heure que cinq.» Le Béarnais gagna la
+bataille d'Ivry sans chemises; je n'ai pu rendre son royaume à ses
+enfants en perdant les miennes.
+
+ * * * * *
+
+L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six
+lieues par jour. Le temps était affreux; nous cheminions au milieu de
+la pluie et de la fange, {p.059} en chantant: _Ô Richard! ô mon roi!
+Pauvre Jacques[61]!_ Arrivés à l'endroit du campement, n'ayant ni
+fourgons ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la
+colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les
+fermes et les villages. Nous payions très-scrupuleusement: je subis
+néanmoins une faction correctionnelle pour avoir pris, sans y penser,
+deux poires dans le jardin d'un château. Un grand clocher, une grande
+rivière et un grand seigneur, dit le proverbe, sont de mauvais
+voisins.
+
+ [Note 61: _Ô Richard! ô mon roi!_ et _Pauvre
+ Jacques!_ étaient deux romances différentes. La
+ première avait été popularisée par l'opéra-comique
+ de Sedaine et de Grétry, _Richard-Coeur-de-Lion_;
+ les paroles et la musique de la seconde étaient de
+ madame la marquise de Travanet, née de Bombelles,
+ dame de madame Élisabeth. En voici le premier
+ couplet:
+
+ Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi,
+ Je ne sentais pas ma misère:
+ Mais à présent que tu vis loin de moi,
+ Je manque de tout sur la terre.]
+
+Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse
+obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher
+l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente; chacun à son
+tour était chargé du soin de la cuisine: celui-ci allait à la viande,
+celui-là au pain, celui-là au bois, celui-là à la paille. Je faisais
+la soupe à merveille; j'en recevais de grands compliments, surtout
+quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de
+Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la fumée de sorte
+que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et
+mouillées. Cette vie de soldat est très amusante; je me croyais encore
+parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, {p.060}
+mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages; ils me les
+payaient en beaux contes; nous mentions tous comme un caporal au
+cabaret avec un conscrit qui paye l'écot.
+
+Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge; il le fallait, et
+souvent: car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise
+empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi.
+Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord
+d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des
+étourdissements; le mouvement des bras me causait une douleur
+insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les
+prêles et les cressons, et, au milieu du mouvement de la guerre, je
+m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le
+bandeau de l'Amour par une bergère; cette bergère m'eût été bien utile
+pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes
+Floridiennes.
+
+Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même
+âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la
+nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants
+descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard,
+auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses
+fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère
+avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout
+ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de
+touchant, parce qu'il était animé de convictions sincères; il offrait
+le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière
+représentation {p.061} d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux
+gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le
+dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous
+le bras par un de leurs fils, j'ai vu M. de Boishue[62], le père de
+mon camarade massacré aux États de Rennes auprès de moi, marcher seul
+et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de
+sa baïonnette, de peur de les user; j'ai vu de jeunes blessés couchés
+sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à
+leur chevet, les envoyant à saint Louis dont ils s'étaient efforcés de
+défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un
+sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les
+décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos
+mères dans les cachots.
+
+ [Note 62: Jean-Baptiste-René de Guehenneue, comte
+ de Boishue, marié à Sylvie-Gabrielle de Bruc. Son
+ fils fut tué à Rennes le 27 janvier 1789.--Voir, au
+ tome I des _Mémoires_, la note de la page 265.]
+
+Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés
+que ceux d'aujourd'hui: si, en demeurant sur la terre, ils avaient
+perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux;
+étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société.
+Maintenant, un traînard dans ce monde a non-seulement vu mourir les
+hommes, mais il a vu mourir les idées: principes, moeurs, goûts,
+plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il
+est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il
+achève ses jours.
+
+Et pourtant, France du XIXe siècle, apprenez à estimer {p.062} cette
+vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour
+et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées
+surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus; ne les reniez pas,
+vous êtes sortie de leur sang. S'ils n'eussent été généreusement
+fidèles aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puisé dans cette
+fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les moeurs
+nouvelles; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de
+vertu.
+
+ * * * * *
+
+Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant
+et riche. À l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de
+comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp.
+Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie
+expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de
+Du Guesclin. Les aides de camp nous étaient devenus odieux; quand il y
+avait quelque affaire devant Thionville, nous criions: «En avant, les
+aides de camp!» comme les patriotes criaient: «En avant, les
+officiers!»
+
+[Illustration: La hutte du berger.]
+
+J'éprouvai un saisissement de coeur lorsque arrivés par un jour sombre
+en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois
+étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un
+effet que je ne puis rendre: j'eus comme une espèce de révélation de
+l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes
+camarades, ni relativement à la cause qu'ils soutenaient, ni pour le
+triomphe dont ils se berçaient; j'étais là, comme Falkland[63] dans
+l'armée {p.063} de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la
+Manche, malade, écloppé, coiffé d'un bonnet de nuit sous son castor à
+trois cornes, qui ne se crût très-fermement capable de mettre en
+fuite, à lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce
+respectable et plaisant orgueil, source de prodiges à une autre
+époque, ne m'avait pas atteint: je ne me sentais pas aussi convaincu
+de la force de mon invincible bras.
+
+ [Note 63: Lucius _Carey_, vicomte de _Falkland_
+ (1610-1643), membre du Parlement et secrétaire
+ d'État de Charles Ier. Après s'être d'abord
+ prononcé en faveur de la rébellion, il épousa
+ chaudement la cause royale; il fut tué à la
+ bataille de Newbury.]
+
+Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1er septembre; car, chemin
+faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite,
+l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du
+côté de l'Allemagne. De l'assiette du camp on ne découvrait pas la
+forteresse; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête
+d'une colline d'où l'oeil plongeait dans la vallée de la Moselle. Les
+cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps
+autrichien du prince de Waldeck[64], et la gauche de la même
+infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge
+et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un
+fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit
+compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et
+au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre,
+mes camarades.
+
+ [Note 64: Chrétien-Auguste, prince de _Waldeck_
+ (1744-1798). Il perdit un bras au siège de
+ Thionville.]
+
+Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le
+comte d'Artois arrivèrent; ils firent la {p.064} reconnaissance de la
+place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen[65] la semblât vouloir
+rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de
+Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville; mais nous ne
+fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières[66]. On se logea sur
+la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la
+ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la
+Moselle. On se fusilla de maison en maison; notre poste se maintint en
+possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette
+première affaire; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien.
+Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée
+pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet
+d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes
+descendaient {p.065} jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications
+extérieures de Thionville.
+
+ [Note 65: Louis-Félix, baron de _Wimpfen_
+ (1744-1814) était maréchal de camp lorsqu'il fut
+ élu député aux États-Généraux par la noblesse du
+ bailliage de Caen. Nommé commandant de Thionville,
+ lors de l'entrée des Prussiens en France, il
+ défendit intrépidement cette place pendant
+ cinquante-cinq jours, jusqu'au moment où il fut
+ dégagé par la victoire de Valmy. Après la
+ révolution du 31 mai, il mit, quoique royaliste,
+ son épée au service des députés girondins réfugiés
+ à Caen; mais les beaux parleurs de la Gironde,
+ après une bataille pour rire qui reçut le nom de
+ _bataille sans larmes_, se refusèrent à pousser
+ plus loin l'aventure. Wimpfen réussit à se cacher
+ pendant le règne de la Terreur. Le gouvernement
+ consulaire lui rendit son grade de général de
+ division, et l'Empereur le nomma inspecteur des
+ haras. Il fut créé baron en 1809. Le général de
+ Wimpfen a laissé des _Mémoires_.]
+
+ [Note 66: Manassès _de Pas_, marquis de
+ _Feuquières_ (1590-1639), lieutenant général sous
+ Louis XIII. Il contribua puissamment à la prise de
+ La Rochelle, et chargé, en 1633, d'une mission
+ diplomatique, il réussit à resserrer l'alliance
+ entre la France, la Suède et les princes
+ protestants de l'Allemagne. Ayant mis, en 1639, le
+ siège devant Thionville, il y fut blessé et pris,
+ et mourut quelques mois après de ses blessures.]
+
+L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné,
+destiné à nos canons; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert,
+pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient
+lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu
+accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de
+brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous
+servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous; il nous
+incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter: deux pièces
+de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient
+toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en
+dehors des glacis; il excita les huées de la garnison. Peu de jours
+après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent
+hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent,
+toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés
+se disposèrent à l'attaquer; on remarquait avec le télescope du
+mouvement sur les remparts. À l'entrée de la nuit, on vit une colonne
+sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin
+couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort.
+
+À la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action
+dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville; puis,
+tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre
+batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée
+et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu;
+nous marchâmes la baïonnette en {p.066} avant. Les assaillants se
+retirèrent je ne sais pourquoi; s'ils eussent tenu, ils nous
+enlevaient.
+
+Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le
+chevalier de La Baronnais[67], capitaine d'une des compagnies
+bretonnes. Je lui portai malheur: la balle qui lui ôta la vie fit
+ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle roideur,
+qu'elle lui perça les deux tempes; sa cervelle me sauta au visage.
+Inutile et noble victime d'une cause perdue! Quand le maréchal
+d'Aubeterre tint les États de Bretagne, il passa chez M. de La
+Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de
+Saint-Malo; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne,
+aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda
+amicalement son hôte. «Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je
+n'ai à dîner que mes enfants.» M. de La Baronnais avait vingt-deux
+garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché,
+avant la maturité, cette riche moisson du père de famille.
+
+ [Note 67: Le chevalier de _la Baronnais_ était l'un
+ des nombreux fils de François-Pierre Collas,
+ seigneur de la Baronnais, et de Renée de Kergu,
+ mariés à Ruca, en 1750, et établis, vers 1757, dans
+ la paroisse de Saint-Enogat. Ils avaient déjà cinq
+ enfants, et de 1757 à 1778 ils en eurent quinze
+ autres, vingt en tout. Chateaubriand ne s'éloigne
+ donc pas beaucoup de la vérité, lorsqu'il leur en
+ attribue vingt-trois. Seulement, quand il leur
+ donna _vingt-deux_ garçons et _une_ fille, il fait
+ un peu trop petite la part du sexe faible. Il y
+ avait, chez les la Baronnais, _huit_ filles contre
+ _douze garçons_.]
+
+ * * * * *
+
+Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint
+plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit: des
+pots-à-feu illuminaient les {p.067} ouvrages de la place, couverts de
+soldats; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu
+lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en
+l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des
+détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de
+musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de
+Thionville et à nos postes; malheureusement, ils criaient en français
+dans les deux camps: «Sentinelles, prenez garde à vous!»
+
+Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de
+l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les
+canons, qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante
+silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant
+les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux
+hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi
+des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui
+baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des
+violences de la guerre, je trouvais de petites statues des saints et
+de la Vierge. Un chevrier, un pâtre, un mendiant portant besace,
+agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit
+lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur
+offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine, dont l'image
+demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était
+aveugle; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les
+bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le camp de bataille. Le vicaire
+donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci n'aurait pu
+déposer la sainte hostie sur {p.068} les lèvres des communiants.
+Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il bénissait la
+lumière!
+
+Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le
+_Silentiaire_, Dominique l'_Encuirassé_, Jacques l'_Intercis_, Paul le
+_Simple_, Basle l'_Ermite_, et tant d'autres, n'étaient point
+étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées.
+Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent,
+à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et
+dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la
+châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant: «Germain, où
+étais-tu lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire?» Une voix
+sortant de la châsse répondit: «J'étais auprès de Cisoing, non loin du
+pont de Bouvines; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur
+roi, à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours:
+
+ «Cui fuit auxilio victoria præstita nostro.»
+
+Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions
+jusqu'aux hameaux sous les premiers retranchements de Thionville. Le
+village du grand chemin trans-Moselle était sans cesse pris et repris.
+Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient
+d'_ennemis de la liberté_, d'_aristocrates_, de _satellites de Capet_;
+nous les appelions _brigands, coupe-têtes, traîtres et révolutionnaires_.
+On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des
+combattants devenus témoins impartiaux; singulier caractère français
+que les passions mêmes ne peuvent étouffer!
+
+{p.069} Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à vingt
+pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de
+son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il
+regardait vivement autour de lui, dans l'espoir de voir partir un
+_patriote_; chacun était là avec ses moeurs.
+
+Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien: entre ce camp et
+celui de la cavalerie de la marine, se déployait le rideau d'un bois
+contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu; la ville tirait
+trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui
+explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je
+traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les
+herbes; je m'approche: un homme étendu de tout son long, le nez en
+terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé: je le pris
+par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des
+yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains; j'éclate
+de rire: c'était mon cousin Moreau! Je ne l'avais pas vu depuis notre
+visite à Mme de Chastenay.
+
+Couché sur le ventre à la descente d'une bombe, il lui avait été
+impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre
+debout; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les
+vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au
+reste, il portait un chapelet; Hugues Métel parle d'un loup qui
+résolut d'embrasser l'état monastique; mais, n'ayant pu s'habituer au
+maigre, il se fit chanoine[68].
+
+ [Note 68: Hugues _Métel_, écrivain ecclésiastique
+ du XIIe siècle (1080-1157). Il se vantait de
+ composer jusqu'à mille vers en se tenant sur un
+ pied, _stans pede in uno_. Chateaubriand fait ici
+ allusion à un apologue qui se trouve en tête des
+ _Poésies_ de Métel et qui est intitulé: _D'un loup
+ qui se fit hermite_. C'est la meilleure pièce de
+ Métel,--à moins qu'il ne faille l'attribuer, comme
+ le veulent plusieurs érudits, à Marbode, évêque de
+ Rennes, son contemporain.]
+
+{p.070} En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi,
+menant son cheval par la bride: un boulet atteint la bête à l'endroit
+le plus étroit de l'encolure et la coupe net; la tête et le cou
+restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur
+poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers
+de marine qui mangeaient assis en rond: la gamelle disparut; les
+officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de
+vaisseau: «Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout! feu dans ma
+perruque!»
+
+Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville: en 1558,
+François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi
+y fut tué _parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui
+tenoit lors la main sur l'épaule_.
+
+ * * * * *
+
+Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans
+avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeurèrent
+sur les voitures: les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout
+des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées
+brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons,
+bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des
+plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des
+galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux {p.071}
+de maïs, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et
+du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de
+gros drap, marchandées par les passants. Des villageoises, à
+califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun
+présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait
+rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en
+uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français.
+Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin
+plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure
+sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt,
+comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans
+les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes
+auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de
+la mariée: _Rapit esseda victor, nubentemque nurum_, (Sidoine
+Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était
+extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et
+les étoiles qui brillaient au-dessus.
+
+Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente,
+j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp;
+mais, animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus
+belles.
+
+Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour
+moi dans celui de _Dinarzade_ que nous lui avions donné, était célèbre
+par ses contes; il eût été plus correct de dire _Sheherazade_, mais
+nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le {p.072}
+voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions: c'était à qui
+l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure avalée,
+moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix
+creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète
+militaire, entre le suicide et le luron, Dinarzade goguenard sérieux,
+ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le
+témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de
+comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et
+n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille,
+rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.
+
+Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un
+tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient
+en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait; un
+morceau de serpillière, tendu du bout des brancards à deux poteaux,
+nous servait de toit.--Dinarzade, son épée de guingois à la façon de
+Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un
+cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les
+cantinières qui nous apportaient la pitance restaient avec nous pour
+écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes
+qui formaient le choeur accompagnait le récit des marques de sa
+surprise, de son approbation ou de son improbation.
+
+«Messieurs, dit le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert,
+qui vivait au temps du roi Jean?» Et chacun de répondre: «Oui, oui.»
+Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée.
+
+{p.073} «Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous
+l'avez vu, était fort beau: quand le vent rebroussait ses cheveux roux
+sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un
+turban vert.»
+
+L'assemblée: «Bravo!»
+
+«Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de
+Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la _Dame
+des grandes compagnies_. Elle reçut bien le chevalier, le fit
+désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table
+magnifique; mais elle ne mangea point, et les pages-servants étaient
+muets.»
+
+L'assemblée: «Oh! oh!»
+
+«La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la
+femme du major; d'ailleurs beaucoup de physionomie et l'air coquet.
+Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on
+ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et
+le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur.»
+
+Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut
+recharger son brûle-gueule; on le força de continuer:
+
+«Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château;
+mais, avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de
+plusieurs choses étranges; il lui faisait en même temps une offre
+loyale de mariage, si toutefois elle n'était pas sorcière.»
+
+La rapière de Dinarzade était plantée droite et roide entre ses
+genoux. Assis et penchés en avant, {p.074} nous faisions au-dessous
+de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de
+Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui:
+
+«Or, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort!»
+
+Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant: «La mort! la mort!»
+mit en fuite les cantinières. La séance fut levée: le brouhaha fut
+grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au
+bruit du canon de la place.
+
+ * * * * *
+
+Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on
+n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir
+régulièrement la place. On comptait sur des intelligences, et l'on
+attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de
+Clerfayt[69], avec laquelle se trouvait le corps français du duc de
+Bourbon[70]. Nos petites ressources s'épuisaient; {p.075} Paris
+semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait; nous étions inondés
+au milieu de nos travaux; je m'éveillais quelquefois dans un fossé
+avec de l'eau jusqu'au cou: le lendemain j'étais perclus.
+
+ [Note 69: François-Sébastien-Charles-Joseph _de
+ Croix_, comte de _Clerfayt_ (1733-1798), s'était
+ distingué pendant la guerre de Sept ans. Mis en
+ 1792 à la tête du corps d'armée que l'Autriche
+ joignait aux Prussiens, il prit Stenay et le défilé
+ de la Croix-aux-Bois, assista aux batailles de
+ Valmy et de Jemmapes, dirigea la retraite avec
+ beaucoup de talent à cette dernière bataille,
+ surprit les Français à Altenhoven, fit débloquer
+ Maëstricht, eut la plus grande part dans le succès
+ des coalisés à Nerwinde, à Quiévrain et à Furnes
+ (1793). Pendant la campagne de 1794, il dut céder
+ le terrain à Pichegru. Créé feld-maréchal l'année
+ suivante, il entra dans Mayence (28 octobre 1795),
+ après avoir battu isolément trois corps d'armée
+ français envoyés contre lui. Une disgrâce
+ inexplicable fut le prix de ces éclatants
+ triomphes: la cour de Vienne, au mois de janvier
+ 1796, le remplaça par le prince Charles.]
+
+ [Note 70: L'armée des émigrés, en 1792, était
+ fractionnée en trois corps. Le premier (dix mille
+ hommes), formé avec les émigrés, de Coblentz, était
+ commandé par les maréchaux de Broglie et de
+ Castries. Le second (cinq mille hommes) était sous
+ les ordres du prince de Condé. Le troisième corps,
+ sous les ordres du duc de Bourbon, comprenait
+ quatre à cinq mille émigrés cantonnés dans les
+ Pays-Bas autrichiens. Les émigrés de Bretagne
+ faisaient partie de ce troisième corps. (_Histoire
+ de l'armée de Condé_, par René Bittard des Portes,
+ p. 27.)]
+
+Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonnière[71],
+mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre
+pavillon; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette
+espèce de gouttière. Je me levais et j'allais avec Ferron me promener
+devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies
+que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix
+des sentinelles, regardant la lumière des rues de nos tentes, de même
+que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors.
+Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait
+commises, de celles que l'on commettrait; nous déplorions
+l'aveuglement des princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec
+une poignée de serviteurs, et raffermir par le bras de l'étranger la
+couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon
+camarade, dans ces conversations, que la France voudrait {p.076}
+imiter l'Angleterre, que le roi périrait sur l'échafaud, et que,
+vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des
+principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de
+ma prédiction: c'est la première de ma vie. Depuis ce temps j'en ai
+fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées;
+l'accident était-il arrivé, on se mettait à l'abri, et l'on
+m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les
+Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans
+l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch,
+laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête; le danger
+passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le
+capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le
+chien hollandais du vaisseau de la légitimité.
+
+ [Note 71: François-Prudent-Malo Ferron de la
+ Sigonnière, né dans la paroisse de Saint-Samson,
+ près de Dinan, le 6 juin 1768. Il était l'un des
+ quatorze enfants de François-Henri-Malo Ferron de
+ la Sigonnière, marié, le 4 mai 1762, à
+ Anne-Gillette-Françoise Anger des Vaux. Le camarade
+ de Chateaubriand est mort au château de la Mettrie,
+ en Saint-Samson, le 14 mai 1815.]
+
+Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée; ce
+sont eux que j'ai retracés au sixième livre des _Martyrs_[72].
+
+ [Note 72: En plus d'un endroit de ce sixième livre,
+ en effet, c'est Chateaubriand qui parle sous le nom
+ d'Eudore, particulièrement dans cette page sur les
+ veilles nocturnes du camp:--«Épuisé par les travaux
+ de la journée, je n'avais durant la nuit que
+ quelques heures pour délasser mes membres fatigués.
+ Souvent il m'arrivait, pendant ce court repos,
+ d'oublier ma nouvelle fortune; et lorsque aux
+ premières blancheurs de l'aube les trompettes du
+ camp venaient à sonner l'air de Diane, j'étais
+ étonné d'ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y a
+ pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé
+ aux périls de la nuit. Je n'ai jamais entendu sans
+ une certaine joie belliqueuse la fanfare du
+ clairon, répétée par l'écho des rochers, et les
+ premiers hennissements des chevaux qui saluaient
+ l'aurore. J'aimais à voir le camp plongé dans le
+ sommeil, les tentes encore fermées d'où sortaient
+ quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui
+ se promenait devant les faisceaux d'armes en
+ balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile
+ qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé
+ dans l'attitude du silence, le cavalier qui
+ traversait le fleuve coloré des feux du matin, le
+ victimaire qui puisait l'eau du sacrifice, et
+ souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui
+ regardait boire son troupeau.»]
+
+{p.077} Barbare de l'Armorique au camp des princes, je portais Homère
+avec mon épée; je préférais ma _patrie, la pauvre, la petite île
+d'AARON[73], aux cent villes de la Crète_. Je disais comme Télémaque:
+«L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que
+ceux où l'on élève des chevaux[74].» Mes paroles auraient fait rire le
+candide Ménélas, [Grec: agathos Menelaos].
+
+ [Note 73: La petite île d'Aaron est la presqu'île
+ où est située le rocher de Saint-Malo.]
+
+ [Note 74: _Odyssée_, livre IV, vers 606. Ce vers
+ dit seulement: «Brouté par les chèvres, et qui ne
+ saurait suffire à la nourriture des chevaux.» C'est
+ Mme Dacier qui, la première, a fait honneur à
+ Télémaque de ce doux sentiment de la patrie, qui ne
+ se trouve point dans le texte grec. (Voy.
+ Marcellus, _Chateaubriand et son temps_, p. 89.)]
+
+ * * * * *
+
+Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action; le
+prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la
+rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du
+côté de la France.
+
+Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des
+officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires,
+composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers
+régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de
+Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents
+corps de dragons qui couvraient {p.078} notre gauche: mon frère se
+trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait
+épousé une fille de M. de Malherbes, soeur de madame de Rosambo, et
+par conséquent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois
+compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre
+et une batterie de trois mortiers.
+
+Nous partîmes à six heures du soir; à dix, nous passâmes la Moselle,
+au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre:
+
+ amoena fluenta
+ Subterlabentis tacito rumore Mosellæ (AUSONE.)
+
+Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la
+grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. À notre
+second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de
+défiler.
+
+Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une
+décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint
+nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann[75] était
+près de {p.079} nous joindre et que l'action était déjà engagée entre
+les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé d'une
+balle au chanfrein; il se cabrait en jetant l'écume par la bouche et
+le sang par les naseaux: ce carabinier, le sabre à la main sur ce
+cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour
+nous prendre en flanc: il avait des pièces de campagne dont le tir
+entama le régiment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de
+quelques recrues touchées du boulet; les derniers cris de la jeunesse
+arrachée toute vivante de la vie me firent une profonde pitié: je
+pensai aux pauvres mères.
+
+ [Note 75: François-Victor _Kellermann_ (1735-1820),
+ d'une famille noble d'origine saxonne, établie à
+ Strasbourg au XVIe siècle. Il était maréchal de
+ camp en 1788. Appelé, en 1792, au commandement de
+ l'armée de la Moselle, il battit les Prussiens à
+ Valmy, de concert avec Dumouriez. Il n'en fut pas
+ moins destitué le 18 octobre 1793, et envoyé à
+ l'Abbaye, où il resta treize mois enfermé. Mis en
+ liberté après le 9 thermidor, et investi du
+ commandement de l'armée des Alpes, il arrêta en
+ Provence, avec 47,000 hommes, la marche des
+ Autrichiens, forts de 150,000 hommes. Le 20 mai
+ 1804, il fut créé maréchal d'Empire, et, le 3 juin
+ 1808, duc de Valmy. Louis XVIII le fit pair de
+ France, le 4 juin 1814. Il se tint à l'écart
+ pendant les Cent-Jours, quoique compris dans la
+ promotion des pairs du 2 juin 1815, et reprit, à la
+ seconde Restauration, sa place à la Chambre haute,
+ où Chateaubriand et lui se retrouvèrent.]
+
+Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à
+l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de
+voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser
+votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que
+donne la longue habitude des combats et de la victoire: leurs
+mouvements étaient mous, ils tâtonnaient; cinquante grenadiers de la
+vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de
+vieux et jeunes nobles indisciplinés: mille à douze cents fantassins
+s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie
+autrichienne; ils se retirèrent; notre cavalerie les poursuivit
+pendant deux lieues.
+
+Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était
+attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise
+sur l'herbe qui ensanglantait sa robe: son coude était posé sur ses
+genoux pliés {p.080} et relevés; sa main passée sous ses cheveux
+blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou
+quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle
+n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et
+n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand
+elle regardait Armand; elle n'avait jamais entendu le son de la voix
+de celui qu'elle aimait et n'entendrait point le premier cri de
+l'enfant qu'elle portait dans son sein; si le sépulcre ne renfermait
+que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue.
+
+Au surplus, les champs de carnage sont partout; au cimetière de l'Est,
+à Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps, vous
+apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte.
+
+Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous
+arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville.
+
+Les tambours ne battaient point; le commandement se faisait à voix
+basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie se glissa le long
+des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner.
+L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit
+position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des
+gabions épaulés à la hâte. À une heure du matin, le 6 septembre, une
+fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la
+place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la
+ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt.
+
+Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des {p.081} troupes de
+ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux
+remparts du midi; nous ne perdîmes pas pour attendre: la garnison arma
+une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos
+pièces. Le ciel était en feu; nous étions ensevelis dans des torrents
+de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre: exténué de fatigue,
+je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où
+j'étais de garde. Un obus, crevé à six pouces de terre, m'envoya un
+éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la
+douleur, je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma
+cuisse avec mon mouchoir. À l'affaire de la plaine, deux balles
+avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala,
+en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi; il lui
+restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet[76].
+
+ [Note 76: André Morellet (1727-1819), membre de
+ l'Académie française. Nous le retrouverons quand
+ Chateaubriand publiera son roman d'_Atala_.]
+
+À quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa; nous
+crûmes la ville rendue; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il
+nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions,
+après une marche accablante de trois jours.
+
+Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il
+avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque
+simultanée: on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on
+se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux princes.
+Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde
+considérable; le prince de {p.082} Waldeck eut un bras emporté.
+Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de
+Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris: ma
+femme et mes soeurs étaient plus en danger que moi.
+
+ * * * * *
+
+Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun,
+rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy,
+était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes
+attestaient le passage de Frédéric-Guillaume.
+
+Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse
+attachée sur les fortifications de Vauban: elle n'y devait pas rester
+longtemps; quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner
+comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des
+meurtres les plus atroces de la Terreur fut celui des jeunes filles de
+Verdun.
+
+«Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans
+exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête
+publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout
+à coup et furent moissonnées dans leur printemps; la _Cour des femmes_
+avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses
+fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil
+à celui qu'excita cette barbarie[77].»
+
+ [Note 77: _Mémoires d'un détenu, pour servir à
+ l'histoire de la tyrannie de Robespierre_, par
+ Honoré Riouffe. Publiés peu de temps après le 9
+ thermidor, ces _Mémoires_, produisirent une immense
+ sensation.--Honoré-Jean Riouffe était né à Rouen,
+ le 1er avril 1764. Après avoir été secrétaire, puis
+ président du Tribunat, il administra
+ successivement, sous l'Empire, les préfectures de
+ la Côte-d'Or et de la Meurthe. Créé baron, le 9
+ mars 1810, il succomba, le 30 novembre 1813, à
+ Nancy, aux atteintes du typhus, qui s'était déclaré
+ dans cette ville par suite de l'entassement des
+ malades, après les revers de la campagne de
+ Russie.]
+
+{p.083} Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de
+Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites
+de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux boeufs
+indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du
+massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide Pons de
+Verdun[78], acharné contre sa ville natale. Ce que l'_Almanach des
+Muses_ a fourni d'agents de la Terreur est incroyable; la vanité des
+médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que
+l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons: révolte analogue
+des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses
+épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux
+traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le
+sang des vierges: car la Convention décréta, sur son rapport,
+qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement[79]. Il fit
+aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de
+Bonchamps[80], {p.084} veuve du célèbre général vendéen. Hélas! nous
+autres royalistes à la suite des princes, nous arrivâmes aux revers de
+la Vendée, sans avoir passé par sa gloire.
+
+ [Note 78: Philippe-Laurent _Pons_, dit _Pons de
+ Verdun_, né à Verdun, le 17 février 1759, mort à
+ Paris, le 7 mai 1844. Avant la Révolution, il était
+ un des fournisseurs attitrés de l'_Almanach des
+ Muses_. Député de la Meuse à la Convention, cet
+ homme sensible vota la mort du roi et applaudit à
+ l'exécution de Marie-Antoinette, «cette femme
+ scélérate, qui allait enfin expier ses forfaits.»
+ (Séance de la Convention du 15 octobre 1793).
+ Député au Conseil des Cinq-Cents, il se rallia au
+ coup d'État de Bonaparte, et devint, sous l'Empire,
+ avocat général près le tribunal de Cassation.]
+
+ [Note 79: Ce fut seulement après le 9 thermidor,
+ que Pons de Verdun fit cette motion. Le décret voté
+ sur son rapport est du 17 septembre 1794.]
+
+ [Note 80: Séance de la Convention du 18 janvier
+ 1795.]
+
+Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, «cette fameuse
+comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de
+femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui
+l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse[81]...»
+Nous n'étions pas passionnés pour le _vieux gaulois_, et nous ne nous
+écrivions pas _des billets en langage d'Amadis_. (Arnauld.)
+
+ [Note 81: Alberte-Barbe d'_Ernecourt_, dame _de
+ Saint-Balmon_, née en 1608, au château de Neuville,
+ près de Verdun. Pendant la guerre de Trente ans,
+ alors que les armées françaises et allemandes
+ dévastaient la Lorraine et que son mari avait pris
+ du service dans l'armée impériale, restée seule à
+ Neuville, elle prit le harnais de guerre, et, à la
+ tête de ses vassaux, défendit sa demeure, escorta
+ des convois, poursuivit les maraudeurs. La paix de
+ Westphalie lui ayant fait des loisirs, elle les
+ consacra aux lettres et fit imprimer, en 1650, une
+ tragédie, _les Jumeaux martyrs_. Après la mort de
+ son mari, elle se retira à Bar-le-Duc, chez les
+ religieuses de Sainte-Claire, et mourut dans leur
+ couvent en 1660.]
+
+La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée; j'en fus
+atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à
+Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en
+heure l'ordre de nous porter en avant; nous reçûmes celui de battre en
+retraite.
+
+Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de
+marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma
+compagnie, qui {p.085} bientôt se débanda. Jean Balue[82], fils d'un
+meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine
+qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la _colline du gué_
+selon Saumaise (_ver dunum_), je portais la besace de la monarchie,
+mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni
+cardinal.
+
+ [Note 82: Jean _La Balue_ (1421-1491), cardinal et
+ ministre d'État sous Louis XI.]
+
+Si, dans les romans que j'ai écrits, j'ai touché à ma propre histoire,
+dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de
+l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc
+de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées
+sous mes yeux:
+
+ «Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers; mais
+ les soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers? Où les
+ devait guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper
+ dans les bois de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet
+ qu'ils avaient pris pour la défense de leur roi?»
+
+ ...........................
+
+ «Il fallut se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier
+ adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous allèrent,
+ avant de partir, saluer leur père et leur capitaine, le vieux
+ Condé en cheveux blancs: le patriarche de la gloire donna sa
+ bénédiction à ses enfants, pleura sur sa tribu dispersée, et vit
+ tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit
+ s'écrouler les toits paternels[83].»
+
+ [Note 83: _Mémoires_, lettres et pièces
+ authentiques touchant la vie et la mort de S. A. R.
+ Ch.-F. d'Artois, fils de France, _duc de Berry_,
+ par le vicomte de Chateaubriand, livre second,
+ chapitre VIII.]
+
+{p.086} Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée
+française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons; tant les
+hommes et les empires passent vite! tant la renommée la plus
+extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun!
+
+Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins; on
+rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots
+renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats
+expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée,
+j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux; Ferron et un autre de mes
+camarades m'en arrachèrent malgré moi: je les priais de me laisser là;
+je préférais mourir.
+
+Le capitaine de ma compagnie, M. de Goyon-Miniac, me délivra le 16
+octobre, au camp près de Longwy, un certificat fort honorable. À
+Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots
+attelés: les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les
+autres appuyés sur le nez, étaient morts, et leurs cadavres se
+tenaient roidis entre les brancards: on eût dit des ombres d'une
+bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je
+comptais faire, je lui répondis: «Si je puis parvenir à Ostende, je
+m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée; de là,
+je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne.»
+
+La fièvre me minait; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse
+enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures
+de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage; une
+petite vérole confluente se déclara; elle rentrait et sortait
+alternativement selon les impressions de {p.087} l'air. Arrangé de la
+sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que
+j'étais de dix-huit livres tournois; tout cela pour la plus grande
+gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus
+de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta.
+
+ * * * * *
+
+En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de
+quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres.
+Ayant sautillé quelques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge
+de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord
+du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite vérole était
+complétement sortie, et je me sentais soulagé. Je n'avais point
+abandonné mon sac, dont les bretelles me coupaient les épaules.
+
+Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La
+femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma
+couchée; elle m'apporta, au lever du jour, une grande écuelle de café
+au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis
+en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoins
+par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac; ils étaient
+aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois, de charrettes en
+charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les
+Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième
+jour, je me trouvai seul. Ma petite vérole blanchissait et
+s'aplatissait.
+
+Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps,
+j'aperçus une famille de bohémiens {p.088} campée, avec deux chèvres
+et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. À peine
+arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures
+s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive,
+brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son
+enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse,
+puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait
+curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire
+ma bonne aventure, en me demandant un _petit sou_; c'était trop cher.
+Il était difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de
+misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont
+j'aurais été un digne fils me quittèrent; lorsque, à l'aube, je sortis
+de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière
+s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon
+_petit sou_, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me
+rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le
+_thym_ et la _rosée_; mais je ne pouvais ni _brouter_, ni _trotter_,
+ni faire beaucoup de _tours_. Je me levai néanmoins dans l'intention
+de faire _ma cour à l'aurore_: elle était bien belle, et j'étais bien
+laid; son visage rose annonçait sa bonne santé; elle se portait mieux
+que le pauvre Céphale[84] de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux,
+nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs
+étaient pour moi.
+
+ [Note 84: Nous sommes maintenant si brouillés avec
+ la mythologie, qu'il n'est peut-être pas inutile de
+ rappeler que _Céphale_ était un prince de
+ Thessalie, si remarquablement beau que l'Aurore, un
+ beau matin, sentit pour lui les feux d'un désir
+ insensé.]
+
+{p.089} Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste; la
+solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de
+l'infortuné Cazotte:
+
+ Tout au beau milieu des Ardennes,
+ Est un château sur le haut d'un rocher[85], etc., etc.
+
+ [Note 85: C'est le début de la célèbre romance de
+ Cazotte, la _Veillée de la Bonne femme ou le Réveil
+ d'Enguerrand_.]
+
+N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes que le roi
+d'Espagne, Philippe II, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La
+Noue, qui eut pour grand'mère une Chateaubriand? Philippe consentait à
+relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser
+crever les yeux; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant
+il avait soif de retrouver sa chère Bretagne[86]. Hélas! j'étais
+possédé du même désir, et pour m'ôter la vue je n'avais besoin
+{p.090} que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne
+rencontrai pas _sire Enguerrand venant d'Espagne_[87], mais de pauvres
+traîne-malheur, de petits marchands forains qui avaient, comme moi,
+toute leur fortune sur le dos. Un bûcheron, avec des genouillères de
+feutre, entrait dans le bois: il aurait dû me prendre pour une branche
+morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes, quelques
+bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient
+immobiles sur le cordon de pierres, attentifs à l'émouchet qui planait
+circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la
+trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je
+me reposai à la hutte roulante d'un berger; je n'y trouvai pour maître
+que chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait
+au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à
+différentes distances autour des moutons; le jour, ce pâtre cueillait
+des simples, c'était un médecin et un sorcier; la nuit, il regardait
+les étoiles, c'était un berger chaldéen.
+
+ [Note 86: François de _La Noue_, dit _Bras-de-fer_,
+ célèbre capitaine calviniste, né en 1531, au manoir
+ de La Noue-Briord, près de Bourgneuf
+ (Loire-Inférieure). En 1578, les États-Généraux des
+ Pays-Bas, résolus à s'affranchir de la domination
+ de Philippe II, le firent général en chef de leur
+ armée, à la tête de laquelle il se montra le digne
+ adversaire du duc de Parme, l'un des plus habiles
+ généraux du roi d'Espagne. Tombé dans une embuscade
+ aux environs de Lille, il fut enfermé pendant cinq
+ ans dans les forteresses de Limbourg et de
+ Charlemont. Offre lui fut faite de sa liberté, mais
+ «pour donner suffisante caution de ne porter jamais
+ les armes contre le roy catholique, il fallait
+ qu'il se laissât crever les yeux».--Mortellement
+ blessé au siège de Lamballe, il expira quelques
+ jours après à Moncontour où il avait été transporté
+ (4 août 1591). Henri IV, auprès duquel il avait
+ combattu à Arques et à Ivry, fut profondément
+ affligé de sa mort: «C'estait, dit-il, un grand
+ homme de guerre et encore un plus grand homme de
+ bien. On ne peut assez regretter qu'un si petit
+ château ait fait périr un capitaine qui valait
+ mieux que toute une province.»]
+
+ [Note 87: C'est toujours la romance de Cazotte,
+ dont le troisième couplet commence ainsi:
+
+ Sire Enguerrand venant d'Espagne,
+ Passant par là, cuidait se délasser...]
+
+Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de cerfs: des
+chasseurs passaient à l'extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds;
+au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland _inamorato_,
+non pas _furioso_, aperçut un palais de cristal rempli de dames et de
+chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit les brillantes naïades, avait
+du moins laissé {p.091} Bride-d'Or au bord de la source; si
+Shakespeare m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé[88], ils m'auraient
+été bien secourables.
+
+ [Note 88: Rosalinde et le Duc exilé sont les
+ principaux personnages de l'une des pièces de
+ Shakespeare, _Comme il vous plaira_, dont plusieurs
+ scènes se passent dans les Ardennes.]
+
+Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies
+flottaient dans un vague non sans charme; mes anciens fantômes, ayant
+à peine la consistance d'ombres aux trois quarts effacées,
+m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des
+souvenirs; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des
+images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis.
+Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir
+des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée
+bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans
+le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil
+traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces
+apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort
+du poète: ma tombe, creusée avec les montants de leurs lyres sous un
+chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au
+voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres
+sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques
+murmures autour de moi; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie.
+Je ne pouvais plus marcher; je me sentais extrêmement mal; la petite
+vérole rentrait et m'étouffait.
+
+Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé,
+la tête soutenue par le sac d'Atala, ma {p.092} béquille à mes côtés,
+les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient avec
+les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui
+avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles: nous
+nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon
+toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis
+dans un sentiment de religion: le dernier bruit que j'entendis était
+la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil.
+
+ * * * * *
+
+Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les
+fourgons du prince de Ligne vinrent à passer: un des conducteurs,
+s'étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans
+me voir: il me crut mort et me poussa du pied; je donnai un signe de
+vie. Le conducteur appela ses camarades, et, par un instinct de pitié,
+ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent; je pus
+parler à mes sauveurs; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée
+des princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, où ils
+allaient, je les récompenserais de leur peine. «Bien, camarade, me
+répondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il
+nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de
+l'autre côté de la ville.» Je demandai à boire; j'avalai quelques
+gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de
+mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine: la nature m'avait
+doué d'une force extraordinaire.
+
+Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur.
+Je mis pied à terre et suivis de {p.093} loin les chariots; je les
+perdis bientôt de vue. À l'entrée de la ville, on m'arrêta. Tandis
+qu'on examinait mes papiers, je m'assis sous la porte. Les soldats de
+garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un chiffon de pain de
+munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du
+brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe
+de l'hospitalité militaire: «Prends donc!» s'écria-t-il en colère, en
+accompagnant son injonction d'un _Sacrament der teufel_ (sacrement du
+diable)!
+
+Ma traversée de Namur fut pénible: j'allais, m'appuyant contre les
+maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me
+donna le bras avec un air de compatissance, et m'aida à me traîner; je
+la remerciai et elle répondit: «Non, non, soldat.» Bientôt d'autres
+femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait,
+du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. «Il est blessé»,
+disaient les unes dans leur patois français-brabançon; «il a la petite
+vérole», s'écriaient les autres, et elles écartaient leurs enfants.
+«Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher; vous allez mourir; restez
+à l'hôpital.» Elles me voulaient conduire à l'hôpital, elles se
+relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle
+de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu
+une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à
+Guernesey. Femmes qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez
+encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs! Si
+vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur
+que le ciel m'a longtemps refusé!
+
+{p.094} Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me
+recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture
+de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de
+respect et de déférence: il y a dans la nature du Français quelque
+chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent.
+
+Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à
+l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.
+
+À Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif errant,
+Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville:
+
+ Quand il fut dans la ville
+ De Bruxelle en Brabant,
+
+y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa
+poche. Je frappais, on ouvrait; en m'apercevant, on disait: «Passez!
+passez!» et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café.
+Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes
+moustaches; j'avais la cuisse entourée d'un torchis de foin;
+par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine
+des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de
+l'_Odyssée_ était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi.
+
+Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habité
+avec mon frère: je fis une seconde tentative: comme j'approchais de la
+porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec
+{p.095} le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On
+chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument
+de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes
+misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu
+des lettres de Paris; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en
+France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre
+et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva
+mon dessein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt-cinq
+louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les
+traits de mon frère; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et
+c'étaient les ombres que l'Éternité répandait autour de lui: sans le
+savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous
+sommes, nous n'avons à nous que la minute présente; celle qui la suit
+est à Dieu: il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami
+que l'on quitte: notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont
+jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu!
+
+La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami: c'est une
+partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance,
+d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs, qui se
+dissout. Mon frère me précéda dans le sein de ma mère; il habita le
+premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sortis après lui; il
+s'assit avant moi au foyer paternel; il m'attendit plusieurs années
+pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute
+ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans la vase révolutionnaire,
+aurait eu la même saveur, comme un lait {p.096} fourni par le
+pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la
+tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront
+pas la mienne: déjà mon front se dépouille; je sens un Ugolin, le
+temps, penché sur moi, qui me ronge le crâne:
+
+ ...Come 'l pan per fame si manduca.
+
+Le docteur ne revenait pas de son étonnement: il regardait cette
+petite vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui
+n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont
+la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma
+blessure; on la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus,
+je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux, je
+brûlais d'en sortir; il se remplissait de nouveau de ces héros de la
+domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus
+dans ce même Bruxelles lorsque j'ai suivi le roi pendant les
+Cent-Jours.
+
+J'arrivai doucement à Ostende par les canaux: j'y trouvai quelques
+Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes une barque pontée et
+nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets
+qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin
+épuisée. Je ne pouvais plus parler; les mouvements d'une grosse mer
+achevèrent de m'abattre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et
+de citron, et, quand le mauvais temps nous força de relâcher à
+Guernesey, on crut que j'allais expirer; un prêtre émigré me lut les
+prières des agonisants. Le capitaine, {p.097} ne voulant pas que je
+mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai: on m'assit
+au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine
+mer, en face de cette île d'Aurigny, où, huit mois auparavant, j'avais
+vu la mort sous une autre forme.
+
+J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'un pilote anglais vint
+à passer; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois
+matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des
+vagues; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La
+jeune marinière prit tous les soins possibles de l'étranger: je lui
+dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait
+presque en se séparant de son malade; les femmes ont un instinct
+céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait
+à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains
+bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains; j'avais
+honte d'approcher tant de disgrâces de tant de charmes.
+
+Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de
+Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier,
+auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain
+avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière: tout expirant que je
+me sentais, je fus charmé de ses bocages: mais je n'en disais que des
+radoteries, étant tombé dans le délire.
+
+Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme,
+son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un
+appartement dans une des maisons que l'on commençait à bâtir le
+{p.098} long du port: les fenêtres de ma chambre descendaient à fleur
+de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le médecin, M.
+Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses et surtout de
+politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez
+moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions
+perdu quelqu'un de notre famille: il m'apprit la mort de Louis XVI. Je
+n'en fus pas étonné: je l'avais prévue. Je m'informai des nouvelles de
+mes parents; mes soeurs et ma femme étaient revenues en Bretagne après
+les massacres de septembre; elles avaient eu beaucoup de peine à
+sortir de Paris. Mon frère, de retour en France, s'était retiré à
+Malesherbes.
+
+Je commençais à me lever; la petite vérole était passée; mais je
+souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai
+gardée longtemps.
+
+Jersey, la _Cæsarea_ de l'itinéraire d'Antonin, est demeurée sujette
+de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de
+Normandie; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours
+sans succès. Cette île est un débris de notre primitive histoire: les
+saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique se
+reposaient à Jersey.
+
+Saint-Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée; les
+Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échantillon des
+vieux Normands; on croit entendre parler Guillaume le Bâtard ou
+l'auteur du _Roman de Rou_.
+
+L'île est féconde; elle a deux villes et douze paroisses; elle est
+couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'Océan,
+qui semble {p.099} démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel
+exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un
+jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume
+que le pommier nous vient de Jersey; il se trompe: nous tenons la
+pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse,
+le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Césaronte, la
+châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.
+
+J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le
+printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse; il pourrait encore
+s'appeler _primevère_ comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a
+laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne.
+
+Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry; c'est
+toujours vous raconter la mienne:
+
+«Après vingt-deux ans de combats, la barrière d'airain qui fermait la
+France fut forcée: l'heure de la Restauration approchait; nos princes
+quittèrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents
+points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de
+leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles.
+MONSIEUR partit pour la Suisse; monseigneur le duc d'Angoulême pour
+l'Espagne et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges
+de Charles Ier moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de
+Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et
+oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur
+crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la
+solitude; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un
+{p.100} Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel confesseur
+et martyr pouvait dire à l'héritier de Henri IV, comme l'ermite de
+Jersey à ce grand roi:
+
+ Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure,
+ De ma religion je viens pleurer l'injure.
+ (_Henriade_.)
+
+«Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois à Jersey; la mer, les
+vents, la politique, l'y enchaînèrent. Tout s'opposait à son
+impatience; il se vit au moment de renoncer à son entreprise, et de
+s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui à madame la maréchale
+Moreau nous retrace vivement ses occupations sur son rocher:
+
+ «8 février 1814.
+
+«Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a
+tant de peine à briser ses fers. Vous dont l'âme est si belle, si
+française, jugez de tout ce que j'éprouve; combien il m'en coûterait
+de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour
+atteindre! Quand le soleil les éclaire, je monte sur les plus haut
+rochers, et, ma lunette à la main, je suis toute la côte; je vois les
+rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant à
+terre, entouré de Français, cocardes blanches aux chapeaux; j'entends
+le cri de _Vive le roi!_ ce cri que jamais Français n'a entendu de
+sang-froid; la plus belle femme de la province me ceint d'une écharpe
+blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous
+marchons sur Cherbourg; quelque vilain fort, avec {p.101} une
+garnison d'étrangers, veut se défendre: nous l'emportons d'assaut, et
+un vaisseau part pour aller chercher le roi, avec le pavillon blanc
+qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France! Ah!
+Madame, quand on n'est qu'à quelques heures d'un rêve si probable,
+peut-on penser à s'éloigner[89]!»
+
+ [Note 89: _Mémoires sur la vie et la mort du duc de
+ Berry_, première partie, livre troisième, chapitre
+ VI.]
+
+Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris; j'avais précédé M.
+le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis; j'y
+devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et
+que son fils Frédéric y est né[90].
+
+ [Note 90: La veuve d'Armand de Chateaubriand vint
+ se fixer en France à la chute de l'Empire. Sur sa
+ requête à l'effet d'obtenir que la naissance de ses
+ enfants fût mentionnée dans les registres d'état
+ civil de Saint-Malo, le tribunal de cette ville
+ rendit, le 12 juillet 1816, un jugement qui a été
+ transcrit, le 22 du même mois, sur le registre des
+ naissances de l'année, et dont voici un extrait:
+
+ «Considérant qu'il est prouvé par les pièces
+ servies qu'Armand-Louis de Chateaubriand, obligé de
+ quitter la France, sa patrie, se rendit à l'île de
+ Guernesey; que le 14 septembre 1795 il épousa dans
+ cette île Jeanne le Brun, originaire de Jersey; que
+ ces époux se fixèrent à Jersey et que de leur
+ mariage sont issus à Jersey, savoir: _Jeanne_, née
+ le 16 juin 1796 (ou 28 prairial an IV); _Frédéric_,
+ né le 11 novembre 1799 (ou 20 brumaire an VIII).
+
+ «Considérant que le père de ces enfants est
+ _décédé_ à Vaugirard, en France, le 31 mars 1809,
+ et que la pétitionnaire (Jeanne le Brun) et ses
+ enfants, désirant se fixer en France, leur patrie,
+ il leur devient nécessaire que leur naissance soit
+ constatée sur les registres destinés à assurer
+ l'état civil des Français...»--Sur Armand de
+ Chateaubriand et sa descendance, voy. au tome III,
+ l'_Appendice_ sur _Armand de Chateaubriand_.]
+
+La joyeuseté n'avait point abandonné la famille de {p.102} mon oncle
+de Bedée; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui
+dont j'ai raconté les vertus; comme il mordait tout le monde et qu'il
+était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa
+noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais,
+charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé
+d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes.
+Hélas! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté
+passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le
+moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le coeur
+humain les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les
+chagrins y conservent: les joies nouvelles ne rendent point le
+printemps aux anciennes joies, mais les douleurs récentes font
+reverdir les vieilles douleurs.
+
+Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale; notre
+cause paraissait la cause de l'ordre européen: c'est quelque chose
+qu'un malheur honoré, et le nôtre l'était.
+
+M. de Bouillon[91] protégeait à Jersey les réfugiés français: il me
+détourna du dessein de passer en Bretagne, {p.103} hors d'état que
+j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts; il me conseilla
+de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du
+service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se
+sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille; il s'était vu forcé
+d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance.
+Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le
+débarrasser de ma personne.
+
+ [Note 91: Philippe d'Auvergne, prince de
+ _Bouillon_, né à Jersey en 1754, mort à Londres en
+ 1816. Fils d'un pauvre lieutenant de la marine
+ britannique, Charles d'Auvergne, il avait été
+ adopté par le duc Godefroy de Bouillon, qui voyait
+ sa race menacée de s'éteindre. Philippe d'Auvergne
+ se prêta avec un indéniable courage, à l'aventure
+ qui l'avait changé en prince. S'il lui arriva
+ parfois d'amoindrir, par des minuties d'étiquette,
+ la valeur d'un dévouement entier à ses compatriotes
+ d'adoption, il ne faillit jamais au devoir de
+ soutenir avec énergie, devant les gouverneurs
+ anglais de l'île, la cause des malheureux réfugiés.
+ Rien d'ailleurs de ce qui fait les meilleure romans
+ ne manque à son inconcevable carrière, ni les pages
+ d'amour, ni les heures de prison, ni la fin
+ mystérieuse.--Voy. _Le Dernier prince de Bouillon_,
+ par _H. Forneron_, et, dans _Émigrés et Chouans_,
+ par le comte _G. de Contades_, le chapitre sur
+ _Armand de Chateaubriand_.]
+
+Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta me mirent à
+même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de
+Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément
+attendri: il venait de me soigner avec l'affection d'un père; à lui se
+rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance; il connaissait
+tout ce qui fut aimé de moi; je retrouvais sur son visage quelques
+ressemblances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je
+ne devais plus la revoir; j'avais quitté ma soeur Julie et mon frère,
+et j'étais condamné à ne plus les retrouver; je quittais mon oncle, et
+sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques mois
+avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte
+pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de vivre
+avec eux.
+
+Si l'on pouvait dire au temps: «Tout beau!» on l'arrêterait aux heures
+des délices; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas;
+allons-nous-en avant d'avoir vu fuir nos amis et ces années que le
+{p.104} poète trouvait seules dignes de la vie: _Vitâ dignior ætas_.
+Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un
+objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des
+mois riant à la terre; on le craint plutôt: les oiseaux, les fleurs,
+une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée le soir
+avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première
+hirondelle, ces choses que donnent le besoin et le désir du bonheur,
+vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne
+sont plus pour vous: la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui
+vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux
+comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de
+la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la
+laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette
+nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence,
+par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer.
+Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine
+printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et
+la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit
+à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.
+
+Le paquebot sur lequel je m'embarquai était encombré de familles
+émigrées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon
+frère au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai
+trop à parler[92]. Un officier de marine jouait {p.105} aux échecs
+dans la chambre du capitaine; il ne se remit pas mon visage, tant
+j'étais changé; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas
+vus depuis Brest; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui
+racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, né
+auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son
+premier ami au milieu des vagues qu'il allait prendre à témoin de sa
+glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte
+des Vénitiens[93], apprend que son fils a été tué: _Qu'on le jette à
+la mer_, dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit:
+_Qu'on le jette à sa victoire_. Gesril ne sortit volontairement des
+flots dans lesquels il s'était précipité que pour mieux leur montrer
+sa _victoire_ sur leur rivage.
+
+ [Note 92: François-Marie-Anne-Joseph Hingant de la
+ Tiemblais, fils de messire Hyacinthe-Louis Hingant,
+ seigneur de la Tiemblais et de Juigné-sur-Loire, et
+ de Jeanne-Émilie Chauvel, né à Dinan, paroisse de
+ Saint-Malo, le 9 août 1761. Il fut reçu conseiller
+ au parlement de Bretagne le 5 décembre 1782. Dévoué
+ à la cause royale, il aurait probablement partagé
+ le sort de vingt-deux membres de sa famille,
+ victimes de leur foi politique et religieuse, s'il
+ n'avait réussi à émigrer en Angleterre. Fort
+ instruit et très laborieux, il fournit, dit-on, des
+ matériaux à Chateaubriand pour son _Génie du
+ Christianisme_. Rentré en France, il consacra ses
+ loisirs à des travaux littéraires et scientifiques.
+ Outre deux savants Mémoires couronnés, en 1810 et
+ en 1822, par l'Académie de La Rochelle et par la
+ Société centrale d'agriculture du département de la
+ Seine-Inférieure, il publia, en 1826, une
+ intéressante nouvelle sous ce titre: _Le Capucin,
+ anecdote historique_. Le conseiller Hingant de la
+ Tiemblais est mort au Verger, en Plouer, le 16 août
+ 1827.]
+
+ [Note 93: Lamba Doria, dans la guerre de Gênes
+ contre Venise, battit la flotte vénitienne,
+ commandée par l'amiral André Dandolo, devant l'île
+ Curzola, sur la côte de Dalmatie.]
+
+J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces _Mémoires_ le
+certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc
+qu'après mes {p.106} courses dans les bois de l'Amérique et dans les
+camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre
+où j'écris tout ceci en 1822 et où je suis aujourd'hui magnifique
+ambassadeur.
+
+
+
+
+{p.107} LIVRE VIII[94]
+
+ [Note 94: Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à
+ septembre 1822. Il a été revu en décembre 1846.]
+
+ Literary Fund. -- Grenier de Holborn. -- Dépérissement de ma
+ santé. -- Visite aux médecins. -- Émigrés à Londres. -- Peltier.
+ -- Travaux littéraires. -- Ma société avec Hingant. -- Nos
+ promenades. -- Une nuit dans l'église de Westminster. -- Détresse.
+ -- Secours imprévu. -- Logement sur un cimetière. -- Nouveaux
+ camarades d'infortune. -- Nos plaisirs. -- Mon cousin de la
+ Boüétardais. -- Fête somptueuse. -- Fin de mes quarante écus. --
+ Nouvelle détresse. -- Table d'hôte. -- Évêques. -- Dîner à
+ London-Tavern. -- Manuscrits de Camden. -- Mes occupations dans la
+ province. -- Mort de mon frère. -- Malheurs de ma famille. -- Deux
+ Frances. -- Lettres de Hingant. -- Charlotte. -- Retour à Londres.
+ -- Rencontre extraordinaire. -- Défaut de mon caractère. --
+ L'_Essai historique sur les révolutions_. -- Son effet. -- Lettre
+ de Lemierre, neveu du poète. -- Fontanes. -- Cléry.
+
+
+Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de
+lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa
+réunion annuelle; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y
+porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York[95] occupait le
+fauteuil du président; à sa droite étaient le duc de {p.108}
+Somerset, les lords Torrington et Bolton; il m'a fait placer à sa
+gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le
+ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop
+honorable pour moi, que les journaux ont répété: «Quoique la personne
+de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici,
+son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il
+commença sa carrière par exposer les principes du christianisme; il
+l'a continuée en défendant ceux de la monarchie, et maintenant il
+vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux États par les liens
+communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes.»
+
+ [Note 95: Frédéric, duc d'York et d'Albany,
+ deuxième fils de George III, né en 1763, marié à la
+ princesse Frédérique de Prusse, dont il n'avait pas
+ d'enfants. Il avait exercé, sans aucun succès
+ d'ailleurs, plusieurs commandements militaires
+ importants. Il était, en 1822, _field-marshal_ et
+ commandant en chef de l'armée britannique.]
+
+Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait
+à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt; il y a presque le
+même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette
+même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute
+fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des
+écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport
+de nos souffrances qui nous a réunis ici? Que feraient au banquet des
+Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de
+France? C'est Georges Canning et François de Chateaubriand qui s'y
+sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur
+félicité passées; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers
+pour un morceau de pain.
+
+Si le _Literary fund_ eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à
+Londres, le 21 mai 1793, il aurait {p.109} peut-être payé la visite
+du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La
+Boüétardais[96], fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré
+merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à
+la vie d'un soldat; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma
+poitrine s'entreprit; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment,
+je respirais avec peine; j'avais des sueurs et des crachements de
+sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en
+médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à
+leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait
+prendre mon mal en patience, ajoutant: _T'is done, dear sir_: «C'est
+fait, cher monsieur.» Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences
+relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses
+ordonnances, fut plus généreux: il m'assista gratuitement de ses
+conseils; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même,
+que je {p.110} pourrais _durer_ quelques mois, peut-être une ou deux
+années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. «Ne comptez pas sur
+une longue carrière;» tel fut le résumé de ses consultations.
+
+ [Note 96: Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de
+ la Boüétardais, fils de Marie-Antoine-Bénigne de
+ Bedée et de Mlle Ginguené. Il était né le 17 mars
+ 1758, en la paroisse de Pluduno. Marié, le 19
+ juillet 1785, à Marie-Vincente de Francheville,
+ dame de Trélan, il fut reçu conseiller et
+ commissaire aux requêtes du Parlement de Bretagne
+ le 18 mai 1786. Après avoir perdu sa femme, qui
+ mourut à Rennes le 15 juin 1790, il émigra en
+ Angleterre et ne revint plus en France. Il mourut à
+ Londres, le 6 janvier 1809, laissant de son mariage
+ une fille unique, Marie-Antoinette de Bedée de la
+ Boüétardais, qui épousa à Dinan, le 14 mai 1810, M.
+ Henry-Marie de Boishamon. Mme de Boishamon mourut
+ au château de Monchoix le 22 janvier 1843; son mari
+ lui survécut jusqu'au 26 janvier 1846. De leur
+ union étaient nés deux fils: 1º M. Charles-Marie de
+ Boishamon, né en 1814, mort en 1885 au château de
+ Monchoix, marié, sans enfants; 2º
+ Henry-Augustin-Eloy de Boishamon, né en 1817, mort
+ en 1886, marié, avec enfants.]
+
+La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil
+naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit.
+Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à
+la tête de l'_Essai historique_[97], et cet autre passage de l'_Essai_
+même: «Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les
+objets d'un oeil tranquille; l'air calme de la tombe se fait sentir au
+voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées[98].» L'amertume des
+réflexions répandues dans l'_Essai_ n'étonnera donc pas: c'est sous le
+coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que j'ai
+composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le
+dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur
+le monde.
+
+ [Note 97: «D'ailleurs ma santé, dérangée par de
+ longs voyages, beaucoup de soucis, de veilles et
+ d'études, est si déplorable, que je crains de ne
+ pouvoir remplir immédiatement la promesse que j'ai
+ faite concernant les autres volumes de l'_Essai
+ historique_.»]
+
+ [Note 98: _Essai historique_, livre premier,
+ première partie, introduction, p. 4 de la première
+ édition.]
+
+Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé? J'aurais
+pu vivre ou mourir promptement de mon épée: on m'en interdisait
+l'usage; que me restait-il? une plume? elle n'était ni connue, ni
+éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en
+moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages,
+suffiraient-ils pour {p.111} attirer l'attention du public? L'idée
+d'écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées m'était venue; je
+m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux
+intérêts du jour; mais qui se chargerait de l'impression d'un
+manuscrit sans prôneurs, et, pendant la composition de ce manuscrit,
+qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la
+terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu
+de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien
+loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait
+supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à
+Londres avaient tous des occupations: les uns s'étaient mis dans le
+commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des
+chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne
+savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation,
+la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez
+de la fortune; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on
+ne lui redemandait pas.
+
+ * * * * *
+
+[Illustration: CHARLOTTE.]
+
+Peltier[99], auteur du _Domine salcum fac regem_[100] et principal
+rédacteur des _Actes des Apôtres_, continuait {p.112} à Londres son
+entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices; mais il
+était rongé d'une vermine {p.113} de petits défauts dont on ne
+pouvait l'épurer: libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent
+et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et
+ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III,
+correspondant diplomatique de M. le comte de _Limonade_, et buvant en
+vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette
+espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un
+violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services en qualité de
+Breton. Je lui parlai de mon plan de l'_Essai_; il l'approuva fort:
+«Ce sera superbe!» s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son
+imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de
+la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente; lui, Peltier,
+emboucherait la trompette dans son journal _l'Ambigu_, tandis qu'on
+pourrait s'introduire dans _le Courrier français_ de Londres, dont la
+rédaction passa bientôt à M. de Montlosier[101]. Peltier ne doutait de
+rien: il parlait de {p.114} me faire donner la croix de Saint-Louis
+pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre,
+escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et
+rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et
+me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une
+chambre, au prix d'une guinée par mois.
+
+ [Note 99: Jean Gabriel _Peltier_ (et non
+ _Pelletier_, comme on l'a imprimé jusqu'ici dans
+ toutes les éditions des _Mémoires_) était né le 21
+ octobre 1765 à Gonnor, arrondissement de Beaupréau
+ (Maine-et-Loire). Il fut le principal rédacteur des
+ _Actes des Apôtres_. Après le 10 août, réfugié en
+ Angleterre, il publia, en deux volumes in-8{o}, le
+ _Dernier Tableau de Paris, ou Précis historique de
+ la révolution du 10 août et du 2 septembre, des
+ causes qui l'ont produite, des événements qui l'ont
+ précédée et des crimes qui l'ont suivie_. En 1793,
+ il fit paraître son _Histoire de la Restauration de
+ la Monarchie française, ou la Campagne de 1793,
+ publiée en forme de correspondance_. Désabusé, mais
+ non découragé par la retraite des Prussiens, il
+ continua de harceler la République dans son
+ _Tableau de l'Europe pendant 1794_ (deux volumes
+ in-8{o}). Comme il était avant tout polémiste, et
+ que le journal pouvait être entre ses mains une
+ arme plus puissante que le livre, il fonda à
+ Londres une feuille périodique intitulée _Paris_,
+ dont les 250 numéros parus de 1795 à 1802 ne
+ forment pas moins de trente-cinq volumes in-8{o}.
+ Ce vaste recueil renferme beaucoup de documents que
+ les journaux français du temps n'auraient pu ou
+ voulu accueillir. Il est à regretter qu'aucun des
+ historiens du Directoire et du Consulat n'ait cru
+ devoir y puiser. À la fin de 1802, il fit succéder
+ à son _Paris_ un nouveau recueil, l'_Ambigu_ ou
+ _Variétés littéraires et politiques_, publié les
+ 10, 20 et 30 de chaque mois. Interrompu seulement
+ pendant les trois premiers mois de 1815 et repris
+ pendant les Cent-Jours, pour s'arrêter seulement en
+ 1817, le second journal de Peltier comprend plus de
+ cent volumes. Les premiers numéros de l'_Ambigu_
+ eurent le don d'irriter à ce point le Premier
+ Consul, alors en paix avec l'Angleterre, qu'il
+ réclama l'expulsion de Peltier, ou, à tout le
+ moins, son renvoi devant un jury anglais. Traduit
+ devant la cour du Banc du Roi, et défendu par sir
+ James Mackintosh, dont le plaidoyer est resté
+ célèbre, Peltier fut condamné, le 21 février 1803,
+ à une faible amende, peine dérisoire dans un
+ semblable débat. Une souscription, couverte
+ aussitôt qu'annoncée, convertit en triomphe la
+ défaite du journaliste. Le résultat le plus clair
+ de ce procès retentissant fut de rendre européen le
+ nom de Peltier. Marié à l'une des élèves les plus
+ distinguées de l'abbé Carron, il tenait à Londres
+ un grand train de maison et dépensait sans compter.
+ De là bientôt pour lui un grand état de gêne, si
+ bien qu'un jour il fut tout heureux et tout aise
+ d'être nommé par Christophe, le roi nègre d'Haïti,
+ son chargé d'affaires auprès du roi d'Angleterre.
+ Les plaisants dirent alors qu'il avait passé du
+ _blanc_ au _noir_. Le mot était joli, et Peltier
+ fut le premier à en rire, d'autant que son roi
+ nègre lui expédiait, en guise de traitement, force
+ balles de sucre et de café, dont la vente, évaluée
+ à deux cent mille francs par an, lui permit de
+ faire bonne figure jusqu'à la Restauration. Il vint
+ alors en France; mais comme il trouvait Louis XVIII
+ trop _libéral_ et n'avait pu se tenir de diriger
+ contre lui quelques épigrammes, il reçut un accueil
+ très froid et retourna à Londres. Là, une autre
+ déception l'attendait. Une de ses épigrammes contre
+ le roi de France, qui atteignait par ricochet le
+ roi d'Haïti, fut envoyée par l'abolitionniste
+ Wilberforce à Christophe, qui, dans son
+ mécontentement, retira au malheureux Peltier, avec
+ ses pouvoirs, son sucre et son café. Revenu
+ définitivement en France en 1820, il vécut encore
+ quelques années, pauvre, mais inébranlablement
+ fidèle, et mourut à Paris le 25 mars 1825.--Peltier
+ est une des plus curieuses figures de la période
+ révolutionnaire, et il mériterait les honneurs
+ d'une ample et copieuse biographie.]
+
+ [Note 100: Une des premières brochures de Peltier,
+ publiée au mois d'octobre 1789, avait pour titre:
+ _Domine, salvum fac regem_. Peltier y dénonçait le
+ duc d'Orléans et Mirabeau comme les principaux
+ auteurs des journées des 5 et 6 octobre.]
+
+ [Note 101: François-Dominique Reynaud, comte de
+ _Montlosier_ (1755-1838). Après avoir fait partie
+ de la Constituante, où il siégeait au côté droit,
+ il avait émigré à la fin de la session, avait fait
+ la campagne de 1792 à l'armée des princes, puis
+ était passé à Hambourg, d'où il vint à Londres en
+ 1794. Il devint alors le principal rédacteur, non
+ du _Courrier français_, mais du _Courrier de
+ Londres_, et fit la fortune de ce journal, qui
+ avait été fondé par l'abbé de Calonne. Sous le
+ Consulat, il voulut continuer à Paris la
+ publication de sa feuille, qui prit alors le titre
+ de _Courrier de Londres et de Paris_, mais elle
+ fut, après quelques numéros, supprimée par la
+ censure.--Nous retrouverons plus tard, au cours de
+ ces _Mémoires_, le comte de Montlosier.]
+
+J'étais en face de mon avenir doré; mais le présent, sur quelle
+planche le traverser? Peltier me procura des traductions du latin et
+de l'anglais; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à
+l'_Essai historique_ dans lequel je faisais entrer une partie de mes
+voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et
+j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins
+étalés sur les échoppes.
+
+Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié
+avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en
+secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près
+de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les
+matins, à dix heures, je déjeunais avec lui; nous parlions de
+politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti
+de mon édifice de nuit, {p.115} l'_Essai_; puis je retournais à mon
+oeuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à
+un schelling par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux
+champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions
+tous deux à rêvasser.
+
+Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington
+me plaisait; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie
+qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le
+contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et
+de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes
+Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver
+autrefois ma sylphide, lorsque après l'avoir parée de toutes mes
+folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à
+laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un
+monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard
+sur l'étranger assis au pied d'un pin? Quelque belle femme avait-elle
+deviné l'invisible présence de René?
+
+À Westminster, autre passe-temps: dans ce labyrinthe de tombeaux, je
+pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi
+ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies! Puis se
+montraient les sépulcres des monarques: Cromwel n'y était plus, et
+Charles Ier n'y était pas. Les cendres d'un traître, Robert d'Artois,
+reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La
+destinée de Charles Ier venait de s'étendre sur Louis XVI; chaque jour
+le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient
+déjà creusées.
+
+Les chants des maîtres de chapelle et les causeries {p.116} des
+étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes
+visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne
+vivaient plus le schelling qui m'était nécessaire pour vivre. Mais
+alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je
+m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que
+le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des
+fumées de la Cité.
+
+Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler au jour tombé
+l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette
+architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment
+de la _vastité sombre des églises chrestiennes_ (Montaigne), j'errais
+à pas lents et je m'anuitai: on ferma les portes. J'essayai de trouver
+une issue; j'appelai l'_usher_, je heurtai aux _gates_: tout ce bruit,
+épandu et délayé dans le silence, se perdit; il fallut me résigner à
+coucher avec les défunts.
+
+Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du
+mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la
+chapelle des Chevaliers et de Henri VII. À l'entrée de ces escaliers,
+de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur,
+vis-à-vis d'une mort de marbre armée de sa faux, m'offrit son abri. Le
+pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche: à l'exemple
+de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement.
+
+J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel
+amas de grandeurs renfermé sous ces dômes! Qu'en reste-t-il? Les
+afflictions ne sont pas {p.117} moins vaines que les félicités;
+l'infortunée Jane Grey n'est pas différente de l'heureuse Alix de
+Salisbury; son squelette est seulement moins horrible, parce qu'il est
+sans tête; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de
+ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du
+camp du Drap-d'or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette
+salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi
+profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs
+contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être
+plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir
+été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs? Oh! la
+vie n'est pas tout cela! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons
+pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas: le
+temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière
+entre notre oeil et la lumière.
+
+Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux
+impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir
+était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de
+Combourg, lorsque j'écoutais le vent: un souffle et une ombre sont de
+nature pareille.
+
+Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées
+aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis
+d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires
+gothiques les événements passés et les années qui furent: l'édifice
+entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés.
+
+{p.118} J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge; le marteau
+qui se soulevait et retombait sur l'airain était le seul être vivant
+avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du
+_watchman_, voilà tout: ces bruits lointains de la terre me
+parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise
+et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y
+répandirent de secondes ténèbres.
+
+Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus
+éteintes: je regardais fixement croître la lumière progressive;
+émanait-elle des deux fils d'Édouard IV, assassinés par leur oncle?
+«Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés
+ensemble; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs
+comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur
+une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent
+l'une l'autre.» Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes;
+mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant
+une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille:
+c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un
+baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout
+épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui
+contai mon aventure; elle me dit qu'elle était venue remplir les
+fonctions de son père malade: nous ne parlâmes pas du baiser.
+
+ * * * * *
+
+J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous
+enfermer à Westminster; mais nos {p.119} misères nous appelaient chez
+les morts d'une manière moins poétique.
+
+Mes fonds s'épuisaient: Baylis et Deboffe s'étaient hasardés,
+moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer
+l'impression de l'_Essai_; là finissait leur générosité, et rien
+n'était plus naturel; je m'étonne même de leur hardiesse. Les
+traductions ne venaient plus; Peltier, homme de plaisir, s'ennuyait
+d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait,
+s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire
+une bonne oeuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi
+s'amoindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possédions que
+soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un
+vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par
+tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin,
+à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes
+le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son
+esprit battait la campagne; il prêtait l'oreille, et avait l'air
+d'écouter quelqu'un; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des
+larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle
+du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait
+fait du bruit la nuit; il se fâchait si je lui niais ses imaginations.
+L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances.
+
+Elles étaient grandes pourtant: cette diète rigoureuse, jointe au
+travail, échauffait ma poitrine malade; je commençais à avoir de la
+peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des
+{p.120} nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçut pas de ma détresse.
+Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le
+garder pour faire semblant de déjeuner.
+
+Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous; que nous
+nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière;
+que nous n'y mettrions point de thé; que nous ne mangerions pas le
+pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites
+miettes de sucre restées au fond du sucrier.
+
+Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais
+brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que
+je trempais dans de l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand
+je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était
+horrible. Par une rude soirée d'hiver je restai deux heures planté
+devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des
+yeux tout ce que je voyais: j'aurais mangé, non seulement les
+comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.
+
+Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez
+Hingant; je heurte à la porte, elle était fermée; j'appelle; Hingant
+est quelque temps sans répondre; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait
+d'un air égaré; sa redingote était boutonnée; il s'assit devant la
+table à thé: «Notre déjeuner va venir,» me dit-il d'une voix
+extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise; je
+déboutonne brusquement sa redingote: il s'était donné un coup de canif
+profond de deux pouces dans le bout du sein {p.121} gauche. Je criai
+au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était
+dangereuse[102].
+
+ [Note 102: «M. de Chateaubriand m'a montré la
+ maison où se passa ce triste drame d'un suicide
+ ébauché: «Là, me dit-il, mon ami a voulu se tuer,
+ et j'ai failli mourir de faim.» Puis il me faisait
+ remarquer en souriant son lourd et brillant costume
+ d'ambassadeur, car nous allions à Carlton-House,
+ chez le roi.» (_Chateaubriand et son temps_, par le
+ comte de Marcellus, p. 99).]
+
+Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller
+au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que
+le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que
+je n'avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux
+émigrés: j'écrivis à M. de Barentin[103] et lui révélai la situation
+de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la
+campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir
+quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée; il me
+sembla voir tout l'or du Pérou: le denier des prisonniers de France
+nourrit le Français exilé.
+
+ [Note 103: Charles-Louis-François de Barentin
+ (1739-1819). Ce fut lui qui, comme garde des
+ sceaux, ouvrit les États-Généraux le 5 mai 1789.
+ Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet,
+ comme ennemi du peuple, il émigra et ne revint en
+ France qu'après le 18 brumaire.]
+
+Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais
+plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie
+de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par
+mois; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés
+indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en
+avait d'autres, plus nécessiteux {p.122} encore. Il est des degrés
+entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme
+qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans
+ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux
+appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble
+de la prospérité); ils m'installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street,
+dans un _garret_ dont la lucarne donnait sur un cimetière: chaque nuit
+la crécelle du _watchman_ m'annonçait que l'on venait de voler des
+cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de
+danger.
+
+Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et
+à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de
+Rome; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France.
+Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit
+consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de
+draps; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma
+couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle
+restait comme Dieu me l'avait retournée.
+
+Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d'un taudis
+irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez
+moi un abri contre le constable; un vicaire bas breton lui prêta un
+lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au
+parlement de Bretagne; il ne possédait pas un mouchoir pour
+s'envelopper la tête; mais il avait déserté avec armes et bagages,
+c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et
+il couchait {p.123} _sous_ la pourpre à mes cotés. Facétieux, bon
+musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il
+s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et
+chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que
+trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l'_Hymne à
+Vénus_ de Métastase: _Scendi propizia_, il fut frappé d'un vent
+coulis; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite,
+car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils
+dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous
+occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos
+tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux
+faits.
+
+ * * * * *
+
+Ceux qui lisent cette partie de mes _Mémoires_ ne se sont pas aperçus
+que je les ai interrompus deux fois: une fois, pour offrir un grand
+dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre; une autre fois, pour
+donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à
+Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs[104].
+Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs,
+les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement
+décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et
+de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en
+mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de
+brillantes voitures. {p.124} Collinet et la musique d'Almack's
+enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances
+rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité
+ministérielles avait fait trêve: lady Canning causait avec lord
+Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a
+fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne
+savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre,
+lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière
+pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du
+naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les
+plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré,
+dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité
+à ces leçons: la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un
+hochet d'enfant.
+
+ [Note 104: Douze mille francs seulement, d'après
+ son secrétaire, M. de Marcellus, qui tenait les
+ comptes de l'ambassade; mais on sait de reste, que
+ Chateaubriand ne comprit jamais rien aux chiffres
+ de ménage.--Voir _Chateaubriand et son temps_, p.
+ 99.]
+
+J'étais l'homme aux quarante écus; mais le niveau des fortunes n'étant
+pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien
+ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter
+sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double
+fléau de la _chouannerie_ et de la Terreur. Je ne voyais plus devant
+moi que l'hôpital ou la Tamise.
+
+Des domestiques d'émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus
+nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs
+maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes!
+Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait! Toutes les victoires
+de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard
+on doutait d'une restauration {p.125} immédiate, on était déclaré
+Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se
+promenaient au printemps dans le parc Saint-James: «Monseigneur,
+disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de
+juin?--Mais, monseigneur, répondait l'autre après avoir mûrement
+réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient.»
+
+L'homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans
+mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société
+d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk, et
+qu'on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits
+français du XIIe siècle, de la collection de Camden[105]. Le _parson_,
+ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, c'était à
+lui qu'il se fallait adresser. «Voilà votre affaire, me dit Peltier,
+partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses; vous continuerez à
+envoyer de la copie de l'_Essai_ à Baylis; je forcerai ce pleutre à
+reprendre son impression; vous reviendrez à Londres avec deux cents
+guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère!»
+
+ [Note 105: William _Camden_ (1551-1623), surnommé
+ le _Pausanias_ et le _Strabon anglais_. Il avait
+ rassemblé un nombre considérable de manuscrits du
+ moyen âge, qui composent ce qu'on appelle encore
+ aujourd'hui la _Collection Camden_.]
+
+Je voulus balbutier quelques objections: «Eh! que diable, s'écria mon
+homme, comptez-vous rester dans ce _palais_ où j'ai déjà un froid
+horrible? Si Rivarol, Champcenetz[106], Mirabeau-Tonneau et moi avions
+eu {p.126} la bouche en coeur, nous aurions fait de belle besogne
+dans les _Actes des Apôtres_! Savez-vous que cette histoire de Hingant
+fait un boucan d'enfer? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim
+tous deux? Ah! ah! ah! pouf!... Ah! ah!...» Peltier, plié en deux, se
+tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent
+exemplaires de son journal aux colonies; il en avait reçu le payement
+et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force,
+avec La Boüétardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se
+trouvèrent sous sa main, dîner à _London-Tavern_. Il nous fît boire du
+vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever.
+«Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi
+la gueule de travers?» La Boüétardais, moitié choqué, moitié content,
+expliquait la chose de son mieux; il racontait qu'il avait été tout à
+coup saisi en chantant ces deux mots: _O bella Venere!_ Mon pauvre
+paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa
+_bella Venere_, que Peltier se renversa d'un fou rire et pensa
+culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.
+
+ [Note 106: Le chevalier de _Champcenetz_
+ (1759-1794) fut le principal rédacteur des _Actes
+ des Apôtres_. Il écrivit aussi dans le _Petit
+ Journal de la Cour et de la Ville_, et, de concert
+ avec Rivarol, publia en 1790 le _Petit Almanach des
+ grands hommes de la Révolution_. Ayant quitté Paris
+ après le 10 août, il eut l'imprudence d'y revenir,
+ fut arrêté et traduit, le 23 juillet 1794, devant
+ le tribunal révolutionnaire. Quand le président eut
+ prononcé sa condamnation à mort, il se leva, et, le
+ sourire aux lèvres: «Citoyen président, dit-il,
+ est-ce ici comme dans la garde nationale, et
+ peut-on se faire remplacer?»]
+
+À la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon
+autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de
+trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de
+Peltier, je partis pour Beccles avec quelque argent que {p.127} me
+prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l'_Essai_. Je changeai
+mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de _Combourg_
+qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les
+plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai
+au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la
+librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du
+premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les _gentlemen_ du
+canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui
+donnaient des leçons de français dans le voisinage.
+
+ * * * * *
+
+Je repris des forces; les courses que je faisais à cheval me rendirent
+un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais
+charmante; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg
+était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier
+adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le
+commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient
+charmées de rencontrer un Français pour parler français.
+
+Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me
+firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma
+douleur), augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les
+feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes; celle de
+sa fille, madame la présidente de Rosambo; celle de sa petite-fille,
+madame la comtesse de Chateaubriand; et celle de son petit-gendre, le
+comte de Chateaubriand, mon frère, immolés ensemble, le même jour, à
+la même heure, au même {p.128} échafaud[107]. M. de Malesherbes était
+l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais; mon alliance
+de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de
+mes hôtes.
+
+ [Note 107: Le 3 floréal an II (22 avril 1794).]
+
+Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de
+mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une
+charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne
+dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle
+avait tant aimé. Ma femme et ma soeur Lucile, dans les cachots de
+Rennes, attendaient leur sentence; il avait été question de les
+enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'État: on accusait
+leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que nos
+chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés
+dans leur patrie? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances
+de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la
+persécution de nos proches!
+
+Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-soeur fut ramassé
+dans le ruisseau de la rue Cassette; on me l'apporta; il était brisé;
+les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient enlacés
+l'un à l'autre; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. Comment
+cette bague s'était-elle retrouvée? Dans quel lieu et quand avait-elle
+été perdue? La victime, emprisonnée au Luxembourg, avait-elle passé
+par la rue Cassette en allant au supplice? Avait-elle laissé tomber la
+bague du haut du tombereau? Cette bague avait-elle été arrachée de son
+doigt après l'exécution? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole qui,
+par sa brisure et {p.129} son inscription, me rappelait de si
+cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal
+s'attachait à cet anneau que ma belle-soeur semblait m'envoyer du
+séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis à
+son fils; puisse-t-il ne pas lui porter malheur!
+
+ Cher orphelin, image de ta mère,
+ Au ciel pour toi, je demande ici-bas,
+ Les jours heureux retranchés à ton père
+ Et les enfants que ton oncle n'a pas[108].
+
+ [Note 108: Voir, au tome I, l'_Appendice_ nº III:
+ _Le comte Louis de Chateaubriand_.]
+
+Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que
+j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié.
+
+Un autre monument m'est resté de ces malheurs: voici ce que m'écrit M.
+de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a
+trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et
+sa famille à l'échafaud:
+
+ «Monsieur le vicomte,
+
+«Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup
+souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus
+douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous
+offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques,
+m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort
+par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes
+les {p.130} fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête
+l'illustration et la vertu.
+
+«Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop
+mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle
+de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour
+vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à
+vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai
+doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de
+vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration
+sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps, et avec lesquels je
+suis, monsieur le vicomte,
+
+«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
+
+ «A. de CONTENCIN.»
+ Hôtel de la préfecture de la Seine.
+ Paris, le 28 mars 1835.
+
+Voici ma réponse à cette lettre:
+
+«J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du
+procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas
+trouvé _l'ordre_ que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant
+d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été
+présentés à Fouquier au tribunal de Dieu: il lui aura bien fallu
+reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur
+lesquels on écrit des volumes d'admiration! Au surplus, j'envie mon
+frère: depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je
+vous remercie infiniment, monsieur, de l'estime que vous voulez bien
+me témoigner {p.131} dans votre belle et noble lettre, et vous prie
+d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle
+j'ai l'honneur d'être, etc.»
+
+Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la
+légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis: des noms sont mal
+orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui
+auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient
+point les bourreaux; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort:
+_à cinq heures précises_. Voici la pièce authentique, je la copie
+fidèlement:
+
+ EXÉCUTEUR DES JUGEMENTS CRIMINELS
+
+ TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE
+
+«L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la
+maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le
+jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell,
+Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et
+sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la
+femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart),
+et Parmentier;--14, à la peine de mort. L'exécution aura lieu
+aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de
+cette ville.
+
+ «L'accusateur public,
+ «H.-Q. FOUQUIER.»
+
+Fait au Tribunal, le 3 floréal, l'an II de la République française.
+
+ Deux voitures.
+
+
+{p.132} Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère; mais elle fut
+oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva:
+«Que fais-tu là, citoyenne? lui dit-il; qui es-tu? pourquoi restes-tu
+ici?» Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait
+point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir
+dans la prison ou ailleurs. «Mais tu as peut-être d'autres enfants?»
+répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes soeurs détenues
+à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l'on
+contraignit ma mère de sortir.
+
+Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau
+de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de
+peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses
+peines de la diversité des climats et de la différence des moeurs des
+peuples.
+
+En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses
+d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense;
+et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout
+sexe, une idée fixe conservée; la vieille France voyageuse avec ses
+préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Église de Dieu errante sur
+la terre avec ses vertus et ses martyrs.
+
+En dedans de la France, tout s'opérant par masse: Barère annonçant des
+meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres
+étrangères; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du
+Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées; nos
+flottes abîmées dans les flots; le peuple déterrant les monarques à
+Saint-Denis et jetant la poussière des {p.133} rois morts au visage
+des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de
+ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son
+propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du
+glaive du bourreau et de l'épée du soldat.
+
+Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami
+Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort
+remarquables: il m'écrivait au mois de septembre 1795: «Votre lettre
+du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai
+montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la
+lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le
+jour que J.-J. Rousseau vint pleurer dans sa prison, à Vincennes:
+_Voyez comme mes amis m'aiment_. Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une
+de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps
+et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette
+fièvre des extraits du _Phédon_ et du _Timée_. Ces livres-là donnent
+appétit de mourir, et je disais comme Caton:
+
+ It must be so, Plato; thou reason' st well!
+
+Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un
+voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup
+d'objets nouveaux dans le _monde des esprits_ (comme l'appelle
+Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des
+dangers du voyage.»
+
+ * * * * *
+
+À quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay,
+demeurait un ministre anglais, le {p.134} révérend M. Ives, grand
+helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore,
+charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique,
+âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que
+partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on
+restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu
+l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des
+miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour
+lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui
+madame Pasta[109]. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil
+communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais
+miss Ives en silence.
+
+ [Note 109: Madame _Pasta_ (1798-1865) était, en
+ 1822, dans tout l'éclat de son talent et de son
+ succès. Aussi remarquable comme comédienne et comme
+ tragédienne que comme cantatrice proprement dite,
+ elle n'a eu d'égale en ce siècle, sur la scène
+ lyrique, que madame Malibran.]
+
+La musique finie, la _young lady_ me questionnait sur la France, sur
+la littérature; elle me demandait des plans d'études; elle désirait
+particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui
+donner quelques notes sur la _Divina Commedia_ et la _Gerusalemme_.
+Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de
+l'âme: j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le
+gant de miss Ives; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire
+quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus
+chaste et plus mâle, Dante.
+
+Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les
+liaisons qui ne se forment qu'au {p.135} milieu de votre carrière, il
+entre quelque mélancolie; si l'on ne se rencontre pas de prime abord,
+les souvenirs de la personne qu'on aime ne se trouvent point mêlés à
+la partie des jours où l'on respira sans la connaître: ces jours, qui
+appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme
+retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge, les
+inconvénients augmentent: le plus vieux a commencé la vie avant que le
+plus jeune fût au monde; le plus jeune est destiné à demeurer seul à
+son tour: l'un a marché dans une solitude en deçà d'un berceau,
+l'autre traversera une solitude au delà d'une tombe; le passé fut un
+désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est
+difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse,
+beauté, temps opportun, harmonie de coeur, de goût, de caractère, de
+grâces et d'années.
+
+Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives.
+C'était l'hiver; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la
+réalité. Miss Ives devenait plus réservée; elle cessa de m'apporter
+des fleurs; elle ne voulut plus chanter.
+
+Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein
+de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir: il ne manque à
+l'amour que la durée pour être à la fois l'Éden avant la chute et
+l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse
+demeure, que le coeur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le
+ciel. L'amour est si bien la félicité souveraine qu'il est poursuivi
+de la chimère d'être toujours; il ne veut prononcer que des serments
+irrévocables; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser {p.136}
+ses douleurs; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au
+séjour incorruptible; son espérance est de ne cesser jamais; dans sa
+double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se
+perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations
+intarissables.
+
+Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me
+retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner
+fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en
+emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives: elle était dans
+un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches
+d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je
+n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait;
+elle-même séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment
+qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort
+l'obstacle qui lui ôtait la parole: «Monsieur, me dit-elle en anglais,
+vous avez vu ma confusion: je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il
+est impossible de tromper une mère; ma fille a certainement conçu de
+l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés;
+vous nous convenez sous tous les rapports; nous croyons que vous
+rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez
+de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait donc vous
+rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec
+nous.»
+
+De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus
+sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je
+couvris ses mains de {p.137} mes baisers et de mes larmes. Elle
+croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de
+joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette; elle
+appela son mari et sa fille: «Arrêtez! m'écriai-je; je suis marié!»
+Elle tomba évanouie.
+
+Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied.
+J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir
+écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé
+de copie.
+
+Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est
+resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est
+la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une
+affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans
+beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante
+pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour
+me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et
+cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait
+privé; qu'apportais-je en compensation de tout cela? Aucune illusion
+ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi; je devais
+croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un
+attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à
+l'intérêt dont j'ai pu être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu
+démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la
+parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou
+politiques, n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des
+empressements.
+
+Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre:
+enseveli dans un comté de la {p.138} Grande-Bretagne, je serais
+devenu un _gentleman_ chasseur: pas une seule ligne ne serait tombée
+de ma plume; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais,
+et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon
+pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition? Si je pouvais mettre à
+part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des
+jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot.
+L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France,
+que m'eût fait tout cela? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier
+des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un
+talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma
+vie? Dépasserai-je ma tombe? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la
+transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute
+autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre? Ne serai-je pas un
+homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles? Mes
+idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la
+dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies? Mon ombre
+pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante: «_Poeta fui e
+cantai_: Je fus poète, et je chantai[110]?»
+
+ [Note 110: _Inferno_, ch. I.]
+
+ * * * * *
+
+Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos: j'avais fui devant ma
+destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû
+être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects,
+de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu
+qu'elle avait accueilli, {p.139} auquel elle avait offert de nouveaux
+foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui
+tenaient des moeurs patriarcales! Je me représentais le chagrin de
+Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait
+m'adresser: car enfin j'avais mis de la complaisance à m'abandonner à
+une inclination dont je connaissais l'insurmontable illégitimité.
+Était-ce donc une séduction que j'avais vainement tentée, sans me
+rendre compte de cette blâmable conduite? Mais en m'arrêtant, comme je
+le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par dessus l'obstacle
+pour me livrer à un penchant flétri d'avance par ma conduite, je
+n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction dans le regret ou
+la douleur.
+
+De ces amères réflexions, je me laissais aller à d'autres sentiments
+non moins remplis d'amertume: je maudissais mon mariage qui, selon les
+fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté
+hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en
+raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces
+notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec
+miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus
+indépendante.
+
+Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément
+triste: l'image de Charlotte; cette image finissait par dominer mes
+révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à
+Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me
+cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la
+suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel,
+pour offrir à cette {p.140} femme, à travers le ciel, l'inexprimable
+ardeur de mes voeux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière
+de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un
+ministre dans ce temple:
+
+«Ô Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez
+dans leurs coeurs une sincère amitié. Regardez d'un oeil favorable
+votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix,
+qu'elle obtienne une heureuse fécondité; faites, Seigneur, que ces
+époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la
+troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une
+heureuse vieillesse.»
+
+Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues
+lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais
+reçus d'elle, me servaient de talisman; attachée à mes pas par ma
+pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant,
+par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés; elle
+était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même
+que le sang passe par le coeur; elle me dégoûtait de tout, car j'en
+faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion
+vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de
+l'âme et qui gâterait le pain des anges.
+
+Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais
+échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire: je voyais le
+sourire de l'épouse qui m'avait été destinée; je touchais
+respectueusement ses cheveux noirs; je pressais ses beaux bras contre
+ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis {p.141} que j'aurais portée à
+mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux
+blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa présence,
+comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas.
+
+Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que
+jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de
+Charlotte. À la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une
+bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les
+plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout
+ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux
+préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur
+ma main, je regardais les sites dédaignés; quand leur impression
+pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir:
+j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la
+vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.
+
+À Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne,
+je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait: mes anciens
+camarades me soupçonnaient atteint de folie.
+
+ * * * * *
+
+Qu'arriva-t-il à Bungay après mon départ? Qu'est devenue cette famille
+où j'avais apporté la joie et le deuil?
+
+Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de
+Georges IV, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à
+Londres en 1795.
+
+Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé {p.142}
+d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet
+intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre
+midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une
+dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle,
+dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser
+monter cette dame.
+
+J'étais dans mon cabinet; on a annoncé lady Sulton; j'ai vu entrer une
+femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil:
+l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé
+vers l'étrangère; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher.
+Elle m'a dit d'une voix altérée: «_Mylord, do you remember me_? Me
+reconnaissez-vous?» Oui, j'ai reconnu miss Ives! les années qui
+avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je
+l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses
+côtés. Je ne lui pouvais parler; mes yeux étaient pleins de larmes; je
+la regardais en silence à travers ces larmes; je sentais que je
+l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui
+dire à mon tour: «Et vous, madame, me reconnaissez-vous?» Elle a levé
+les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m'a
+adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa
+main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit: «Je
+suis en deuil de ma mère; mon père est mort depuis plusieurs années.
+Voilà mes enfants.» À ces derniers mots, elle a retiré sa main et
+s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son
+mouchoir.
+
+{p.143} Bientôt elle a repris: «Mylord, je vous parle à présent dans
+la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse:
+excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai
+trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai
+pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de
+revenir.» Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la
+reconduire à sa voiture Elle tremblait, et je serrai sa main contre
+mon coeur.
+
+Je me rendis le lendemain chez lady Sulton; je la trouvai seule. Alors
+commença entre nous la série de ces _vous souvient-il_, qui font
+renaître toute une vie. À chaque _vous souvient-il_, nous nous
+regardions; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du
+temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et
+l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte: «Comment votre
+mère vous apprit-elle...?» Charlotte rougit et m'interrompit vivement:
+«Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux
+enfants de l'amiral Sulton: l'aîné désirerait passer à Bombay. M.
+Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami; il pourrait
+emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et
+j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant.» Elle
+appuya sur ces derniers mots.
+
+«Ah! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous? Quel
+bouleversement de destinées! Vous qui avez reçu à la table
+hospitalière de votre père un pauvre banni; vous qui n'avez point
+dédaigné ses souffrances; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever
+jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa
+protection dans votre pays! Je verrai {p.144} M. Canning; votre fils,
+quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela dépend
+de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait ma
+fortune nouvelle? Comment me voyez-vous aujourd'hui? Ce mot de
+_mylord_ que vous employez me semble bien dur.»
+
+Charlotte répliqua: «Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli.
+Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était
+toujours le titre de _mylord_ que je vous donnais; il me semblait que
+vous le deviez porter: n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, _my
+lord and master_, mon seigneur et maître?» Cette gracieuse femme avait
+quelque chose de l'Ève de Milton, en prononçant ces paroles: elle
+n'était point née du sein d'un autre femme; sa beauté portait
+l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie.
+
+Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry; ils me firent des
+difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en
+France; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis
+compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois: à ma
+quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay.
+Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore
+du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de
+la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. «Quand je
+vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom;
+maintenant, qui l'ignore? Savez-vous que je possède un ouvrage et
+plusieurs lettres, écrits de votre main? Les voilà.» Et elle me remit
+un paquet. «Ne vous {p.145} offensez pas si je ne veux rien garder de
+vous,» et elle se prit à pleurer. «_Farewell! farewell!_ me dit-elle,
+souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne
+viendrez pas me chercher à Bungay.--J'irai, m'écriai-je; j'irai vous
+porter le brevet de votre fils.» Elle secoua la tête d'un air de
+doute, et se retira.
+
+Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne
+contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études,
+avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré
+trouver une lettre de Charlotte; il n'y en avait point; mais j'aperçus
+aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et
+latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient
+qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.
+
+Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me
+semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où
+je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure
+pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les
+tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence: des passions se sont
+interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une
+femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour
+resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des
+tristesses; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien! si j'avais
+serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge
+et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de
+douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après
+m'avoir été offertes.
+
+{p.146} Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme
+le premier de cette espèce entré dans mon coeur; il n'était cependant
+point sympathique à ma nature orageuse; elle l'aurait corrompu; elle
+m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations.
+C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin d'outre-mer,
+ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que les folles
+idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et faisaient de moi
+l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu'il en soit, la
+chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme
+quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord une nuée de
+fantômes: ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans
+l'abîme; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses
+apparitions.
+
+ * * * * *
+
+Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus
+complètement pour l'_Essai sur les Révolutions_, et il m'importait de
+les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle.
+Mais d'où m'était venu mon dernier malheur? de mon obstination au
+silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.
+
+En aucun temps il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de
+retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me
+touche.
+
+Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la
+plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de
+vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne
+sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens {p.147} jamais les
+passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes
+idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de
+l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi.
+Sincère et véridique, je manque d'ouverture de coeur: mon âme tend
+incessamment à se fermer; je ne dis point une chose entière et je n'ai
+laissé passer ma vie complète que dans ces _Mémoires_. Si j'essaye de
+commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante; au bout
+de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me
+tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de
+tout: la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de
+l'esprit français; la moquerie et la calomnie, le résultat certain
+d'une confidence.
+
+Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée? d'être devenu, parce que
+j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun
+rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en
+croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de
+leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de
+gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition, et je n'en ai aucune.
+Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du
+sentimental: ma perception distincte et rapide traverse vite le fait
+et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner,
+d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus
+hauts événements, me déjoue moi-même; le côté petit et ridicule des
+objets m'apparaît tout d'abord; de grands génies et de grandes choses,
+il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, {p.148} admiratif
+pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon
+mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des
+masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais
+excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence
+intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes; dans
+l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux
+et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la
+fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de
+plus glacé; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de
+mon père.
+
+Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont
+principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop
+légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est
+pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par
+hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements
+dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout
+m'étant égal, je n'insistais pas; un _comme vous voudrez_ m'a toujours
+débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir
+une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son
+gîte: là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin
+d'herbe qui s'incline.
+
+Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant
+qu'involontaire: si elle n'est pas une fausseté, elle en a
+l'apparence; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus
+heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes,
+plus communicatives {p.149} que la mienne. Souvent elle m'a nui dans
+les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu
+souffrir les explications, les raccommodements par protestation et
+éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails
+et apologie.
+
+Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me
+fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise
+de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne
+prévoyant pas où mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme
+d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été
+atteint de cet odieux travers d'esprit, toute méprise devenant
+impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus
+généreuse hospitalité; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne
+m'excusait pas: un mal réel n'en avait pas moins été fait.
+
+Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproche
+que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était
+venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives
+moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que
+je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes
+études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand
+je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image
+adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île
+de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans un pompe
+extraordinaire, son globe s'ouvrit et il en sortit une brillante
+créature qui dit aux Ceylanais: «Je {p.150} viens régner sur vous.»
+Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi.
+
+Abandonnons-les, ces souvenirs; les souvenirs vieillissent et
+s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler
+sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma
+jeunesse, vous fuyez avec vos charmes! Je viens de revoir Charlotte,
+il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue? Douce lueur du
+passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil
+depuis longtemps est couché!
+
+ * * * * *
+
+On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une
+montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre: il
+serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné
+de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le
+voyageur monte toujours et ne descend plus; il voit mieux alors
+l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à
+l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie: il regarde avec
+regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est
+à la publication de l'_Essai historique_ que je dois marquer le
+premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la
+première partie du grand travail que je m'étais tracé; j'en écrivis le
+dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un
+rêve évanoui: _In somnis venit, imago conjugis_[111]. Imprimé chez
+Baylis, l'_Essai_ parut chez Deboffe en 1797[112]. Cette date est
+celle {p.151} d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments
+où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit qu'elle
+obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que nous
+devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu'un
+fleuve qui change son cours par une subite inflexion.
+
+ [Note 111:
+
+ Ipsa sed in somnis inhumati venit imago.
+ Conjugis. (Virgile, _Énéide_, 1, 357.)]
+
+ [Note 112: Chateaubriand avait commencé à écrire
+ l'_Essai_ en 1794; l'ouvrage fut imprimé à Londres
+ en 1796, et mis en vente dans les premiers mois de
+ 1797; il formait un seul volume de 681 pages, grand
+ in-8{o}, sans compter l'avis, la notice, la table
+ des chapitres et l'errata. En voici le titre exact:
+ _Essai historique, politique et moral sur les
+ Révolutions anciennes et modernes, considérées dans
+ leurs rapports avec la Révolution française.--Dédié
+ à tous les partis_.--Avec cette épigraphe: _Experti
+ invicem sumus ego et fortuna_. TACITE. Et plus bas:
+ _À Londres_: Se trouve chez J. DEBOFFE,
+ Gerrard-Street; J. DEBRETT, Piccadilly; Mme LOWES,
+ Pall-Mall; A. DULAU et Co, Wardour-Street; BOOSEY,
+ Broad-Street; et J.-F. FAUCHE, à _Hambourg_.--Le
+ livre parut sans nom d'auteur.]
+
+L'_Essai_ offre le compendium de mon existence, comme poète,
+moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du
+moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va sans
+dire: nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous
+avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races
+futures; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité,
+nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la
+tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées,
+qu'elles ne se fondront pas comme les _paroles gelées_ de Rabelais.
+
+L'_Essai_ devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul
+volume publié est déjà une assez grande investigation; j'en avais la
+suite en manuscrit; puis venaient, auprès des recherches et
+annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les
+_Natchez_, etc. {p.152} Je comprends à peine aujourd'hui comment j'ai
+pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une vie
+active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à
+l'ouvrage explique cette fécondité: dans ma jeunesse, j'ai souvent
+écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis,
+raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait
+perdre de cette faculté d'application: aujourd'hui mes correspondances
+diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires,
+sont entièrement de ma main.
+
+L'_Essai_ fit du bruit dans l'émigration: il était en contradiction
+avec les sentiments de mes compagnons d'infortune; mon indépendance
+dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les
+hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées
+différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti: j'ai mené les
+vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de
+la liberté de la presse, qu'ils détestaient: j'ai rallié les libéraux
+au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont
+en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par
+amour-propre, à ma personne: les _Revues_ anglaises ayant parlé de moi
+avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des _fidèles_.
+
+J'avais adressé des exemplaires de l'_Essai_ à La Harpe, Ginguené et
+de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des
+poésies de Gray, m'écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon
+_Essai_ avait le plus grand succès. Il est certain que si l'_Essai_
+fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié: {p.153} une
+ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.
+
+Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à
+Londres. Je fis mon chemin de rue en rue; je quittai d'abord
+Holborn-Tottenham-Courtroad, et m'avançai jusque sur la route
+d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry,
+veuve irlandaise, mère d'une très-jolie fille de quatorze ans et
+aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion,
+nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes
+blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.
+
+Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles
+j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a
+peint cette scène dans _Corinne_ chez lady Edgermond: «Ma chère,
+croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le
+thé:--Ma chère, je crois que ce serait trop tôt[113].»
+
+ [Note 113: _Corinne_, livre XIV, chapitre I.]
+
+Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie
+Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard
+quelque blessure, car elle me disait: _You carry your heart in a
+sling_ (vous portez votre coeur en écharpe). Je portais mon coeur je
+ne sais comment.
+
+Madame O'Larry partit pour Dublin; alors m'éloignant derechef du
+canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de
+logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de
+l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la
+Martinique.
+
+{p.154} Peltier m'était revenu; il s'était marié à la venvole;
+toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de
+ses voisins plus que leur personne.
+
+Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où
+j'avais des rapports de famille: Christian de Lamoignon[114], blessé
+grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon
+collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à
+madame Lindsay, attachée à Auguste de {p.155} Lamoignon, son
+frère[115]: le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à
+Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.
+
+ [Note 114: Anne-Pierre-Christian, vicomte de
+ _Lamoignon_, né à Paris le 15 juin 1770, troisième
+ fils de Chrétien-François de Lamoignon, marquis de
+ Basville, ancien garde des sceaux, et de
+ Marie-Élisabeth Berryer, fille de Nicolas-René
+ Berryer, secrétaire d'État et garde des sceaux. En
+ 1788, il embrassa la carrière des armes; pendant
+ l'émigration, il servit à l'armée des princes comme
+ garde du corps et fit partie de l'expédition de
+ Quiberon. À cette dernière affaire, atteint à la
+ jambe d'un coup de feu qui l'avait étendu sur le
+ sable, il ne dut la vie qu'à son frère Charles.
+ Celui-ci le prit sur ses épaules, le porta dans une
+ chaloupe et, s'arrachant aux bras qui voulaient le
+ retenir: «Mon régiment, dit-il, doit se battre
+ encore, je vais le rejoindre.» Fait prisonnier
+ quelques heures après, Charles de Lamoignon fut
+ fusillé le 2 août 1795. Ramené en Angleterre, le
+ vicomte Christian souffrit longtemps de ses
+ blessures, s'adonna aux lettres et se lia très
+ étroitement avec Chateaubriand. De retour en France
+ sous le consulat et devenu l'époux de Mlle Molé de
+ Champlâtreux, il alla demeurer à Méry-sur-Oise,
+ dans le château du président Molé, et le fit
+ réparer d'après le goût du pays où il avait vécu si
+ longtemps comme émigré. Louis XVIII le nomma pair
+ de France, le 17 août 1815. Il avait un vrai talent
+ d'écrivain, dont témoignent ses rapports à la
+ Chambre haute. Celui qu'il fit, en 1816, sur le
+ projet de loi portant abolition du divorce est
+ particulièrement remarquable. Sa blessure de
+ Quiberon s'étant rouverte dans ses dernières
+ années, force lui fut de se confiner chez lui;
+ fidèle jusqu'au bout à ses devoirs, il se faisait
+ porter au Luxembourg toutes les fois qu'il y
+ croyait sa présence nécessaire. Il est mort, à
+ Paris, le 21 mars 1827.]
+
+ [Note 115: René-Chrétien-Auguste, marquis de
+ _Lamoignon_, frère aîné de Christian, né à Paris,
+ le 19 juin 1765. Il fut nommé conseiller au
+ Parlement de Paris en 1787, émigra en Angleterre
+ et, rentré en France sous le Consulat, se fixa dans
+ ses terres de Saint-Ciers-la-Lande (Gironde). Sous
+ la Restauration, les plus belles promesses ne
+ purent le décider à venir à Paris. Louis-Philippe
+ le nomma pair de France, le 11 octobre 1832, mais
+ il continua de résider presque toujours à
+ Saint-Ciers-la-Lande, où il mourut sans postérité,
+ le 7 avril 1845.]
+
+Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit sec, d'une humeur un
+peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la
+noblesse d'âme et de l'élévation de caractère: les émigrés de mérite
+passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille
+monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la
+déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers,
+de bracelets, de pendants d'oreilles, qu'on exhume en Étrurie. Je
+rencontrai à ce rendez-vous M. Malouet[116] et madame du {p.156}
+Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le
+chevalier de Panat[117]. Ce dernier avait une réputation méritée
+d'esprit, de malpropreté et de gourmandise: il appartenait à ce
+parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la
+société française; oisifs dont la mission était de tout regarder et de
+tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les
+journaux, sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur
+grande influence populaire.
+
+ [Note 116: Pierre-Victor, baron _Malouet_, né à
+ Riom, le 11 février 1740. Il était intendant de la
+ marine, à Toulon, lorsque le tiers état de la
+ sénéchaussée de Riom l'élut, sans scrutin et par
+ acclamation, député aux États-généraux. Il s'y fit
+ remarquer par son talent et son courage, non moins
+ que par la fermeté de ses convictions royalistes.
+ Après la journée du 10 août, il passa en
+ Angleterre. Il rentra en France à l'époque du
+ Consulat, fut nommé commissaire général de la
+ marine à Anvers, en 1803, conseiller d'État et
+ baron de l'Empire, en 1810. En 1812, il fut, par
+ ordre de l'Empereur, exilé en Lorraine comme
+ suspect de royalisme. Malgré l'état précaire de sa
+ santé, il accepta du gouvernement provisoire, en
+ 1814, les fonctions de commissaire au département
+ de la Marine, dont Louis XVIII, à sa rentrée, lui
+ remit le portefeuille ministériel. Mais il ne put
+ résister au travail et aux préoccupations
+ qu'imposait cette charge, et il mourut à la tâche,
+ le 7 septembre 1814. Il n'avait aucune fortune; le
+ roi pourvut aux frais de ses funérailles. Ses
+ _Mémoires_ ont été publiés par son petit-fils, en
+ 1868.]
+
+ [Note 117: Le chevalier de Panat, né en 1762, était
+ frère de deux députés aux États-Généraux. Il servit
+ dans la marine, émigra en 1792, se lia à Hambourg
+ avec Rivarol, à Londres avec Malouet, Montlosier et
+ Chateaubriand, rentra en France sous le Consulat et
+ fut employé au ministère de la Marine. En 1814, il
+ devint contre-amiral et secrétaire général de
+ l'amirauté. C'est lui qui rédigea un petit ouvrage,
+ publié en 1795, sous le nom d'un de ses camarades,
+ et dans lequel on trouve des détails intéressants
+ sur l'affaire de Quiberon, la _Relation de
+ Chaumereix, officier de marine échappé des prisons
+ d'Auray et de Vannes_. (Voir, au tome II, p. 456,
+ des _Mémoires de Malouet_, la lettre du chevalier
+ de Panat à Mallet du Pan.)]
+
+Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase
+de la _croix de bois_, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai
+reproduite, mais vraie au fond[118]. En quittant la France, il se
+rendit à Coblentz: mal reçu des princes, il eut une querelle, se
+battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant {p.157}
+remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de
+l'épée passait par derrière: «De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui
+tâtèrent.--Alors ce n'est rien, répondit Montlosier: monsieur, retirez
+votre botte.»
+
+ [Note 118: Voici le texte de la fameuse phrase, où
+ se reconnaît, en effet, la main de Chateaubriand:
+ «Je ne crois pas, messieurs, quoi qu'on puisse
+ faire, qu'on parvienne à forcer les évêques à
+ quitter leur siège. Si on les chasse de leur
+ palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre
+ qu'il ont nourri. _Si on leur ôte une croix d'or,
+ ils prendront une croix de bois; c'est une croix de
+ bois qui a sauvé le monde_.»]
+
+Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en
+Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés
+où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction
+du _Courrier français_[119]. Outre son journal, il écrivait des
+ouvrages physico-politico-philosophiques: il prouvait dans l'une de
+ces oeuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que
+les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du
+corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu; comme j'aime beaucoup
+le bleu, j'étais tout charmé.
+
+ [Note 119: Ou plutôt, comme on l'a vu tout à
+ l'heure, le _Courrier de Londres_. Ce journal
+ auquel collaboraient Malouet, Lally-Tolendal et
+ Mallet du Pan, était d'un ton assez modéré. Le
+ comte d'Artois, qui le goûtait médiocrement, dit un
+ jour à Montlosier: «Vous écrivez quelquefois des
+ sottises.--J'en entends si souvent!» répliqua celui
+ que Chateaubriand appellera tout à l'heure son
+ _Auvernat fumeux_.]
+
+Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de
+pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées
+disparates; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles
+sont quelquefois belles, surtout énergiques: antiprêtre comme noble,
+chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été,
+sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de
+l'esclavage en pratique, faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom
+de la liberté du genre humain. Brise-raison, {p.158} ergoteur, roide
+et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins
+des condescendances au pouvoir; il sait ménager ses intérêts, mais il
+ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses
+d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du
+mal de mon _Auvernat fumeux_, avec ses romances du _Mont-d'Or_ et sa
+polémique de la _Plaine_; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite.
+Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec
+parenthèses, bruits de gorge et _oh! oh!_ chevrotants, m'ennuient (le
+ténébreux, l'embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables);
+mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans,
+ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune
+comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée; j'aime
+ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la
+Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à
+sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit
+champ de cailloux: je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré,
+dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un
+cimetière des Gaulois par lui découvert[120].
+
+ [Note 120: Montlosier, dont Chateaubriand vient de
+ tracer un si admirable portrait, fut, comme son
+ compatriote, l'abbé de Pradt, un bonhomme très
+ particulier. Après avoir été l'un des adversaires
+ les plus ardents de la Révolution, après avoir,
+ dans son livre sur la _Monarchie française_ (1814),
+ soutenu les théories les plus antidémocratiques, il
+ attaqua, dans son fameux _Mémoire à consulter_
+ (1826) et dans plusieurs autres écrits, les
+ _Jésuites, la Congrégation et le parti-prêtre_,
+ avec une âpreté qui lui valut d'être l'un des
+ coryphées du parti _libéral_. En 1830, il collabora
+ au _Constitutionnel_; appelé, en 1832, à la Chambre
+ des pairs, il y défendit la monarchie de juillet.
+ Son premier livre avait été un _Essai sur la
+ théorie des volcans en Auvergne_ (1789); il fit
+ paraître, en 1829, ses _Mémoires sur la Révolution
+ française, le Consulat, l'Empire, la Restauration
+ et les principaux événements qui l'ont suivie_. Ces
+ très intéressants Mémoires sont malheureusement
+ restés inachevés.]
+
+{p.159} L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du
+chancelier de l'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort,
+chassé du continent par le débordement des victoires républicaines,
+était venu aussi s'établir à Londres[121]. L'émigration le comptait
+avec orgueil dans ses rangs; il chantait nos malheurs, raison de plus
+pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup; il le fallait bien, car
+madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné
+sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez
+lui; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges: on
+prétend que madame Delille le souffletait; je n'en sais rien; je dis
+seulement ce que j'ai vu.
+
+ [Note 121: Jacques Delille, né près d'Aigue-Perse,
+ en Auvergne, le 22 juin 1738. Il émigra seulement
+ en 1795, et se réfugia à Bâle. Après deux ans de
+ séjour en Suisse, il se rendit à Brunswick et de là
+ à Londres, où il traduisit le _Paradis perdu_, et
+ donna une seconde édition des _Jardins_, enrichie
+ de nouveaux épisodes et de la description des parcs
+ qu'il avait eu occasion de voir en Allemagne et en
+ Angleterre. Rentré en France sous le Consulat, il
+ publia successivement, avec une vogue
+ ininterrompue, la _Pitié_, 1803; l'_Énéide_, 1804;
+ _le Paradis perdu_, 1805; _l'Imagination_, 1806;
+ _les Trois règnes de la nature_, 1809; _la
+ Conversation_, 1812. C'était le fruit des vingt
+ années précédentes. Il mourut d'apoplexie dans la
+ nuit du 1er au 2 mai 1813. Son corps resta exposé
+ pendant plusieurs jours au Collège de France, sur
+ un lit de parade, la tête couronnée de laurier, le
+ visage légèrement peint. Paris lui fit des
+ funérailles triomphales.]
+
+Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers? Il racontait très-bien;
+sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à
+merveille à la {p.160} nature coquette de son débit, au caractère de
+son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'oeuvre de l'abbé
+Delille est sa traduction des _Géorgiques_, aux morceaux de sentiment
+près; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de
+Louis XV.
+
+La littérature du XVIIIe siècle, à part quelques beaux génies qui la
+dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du
+XVIIe siècle et la littérature romantique du XIXe, sans manquer de
+naturel, manque de nature; vouée à des arrangements de mots, elle
+n'est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme
+école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de
+même que le troubadour était le poète des vieux châteaux; les vers de
+l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait
+entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la
+décrépitude: l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans
+les manoirs où les troubadours chantaient des croisades et des
+tournois.
+
+Les personnages distingués de notre Église militante étaient alors en
+Angleterre: l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant
+la vie de ma soeur Julie; l'évêque de Saint-Pol-de-Léon[122], prélat
+sévère et borné, qui contribuait à rendre M. le comte d'Artois de plus
+en plus étranger à son siècle; l'archevêque d'Aix[123], calomnié
+peut-être à cause de ses {p.161} succès dans le monde; un autre
+évêque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le
+malheur de perdre son âme, il ne l'aurait jamais rachetée. Presque
+tous les avares sont gens d'esprit: il faut que je sois bien bête.
+
+ [Note 122: Jean-François _de la Marche_, évêque et
+ comte de Léon, né en 1729 au manoir de Kerfort,
+ paroisse d'Ergué-Gaberic, mort à Londres, le 25
+ novembre 1805.]
+
+ [Note 123: Jean-de-Dieu-Raymond de _Boisgelin de
+ Cucé_, né à Rennes le 17 février 1732. Évêque de
+ Lavaur (1766), archevêque d'Aix (1770), membre de
+ l'Académie française (1776), élu député du clergé
+ aux États-Généraux par la sénéchaussée d'Aix
+ (1789), il émigra en Angleterre en 1791 et fit
+ paraître à Londres une traduction des psaumes en
+ vers français. Après le Concordat, il fut nommé
+ archevêque de Tours et cardinal, et mourut le 22
+ août 1804.]
+
+Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boigne, aimable,
+spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de
+toutes; elle a depuis représenté avec son père, le marquis
+d'Osmond[124], la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma
+sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents
+reproduiront à merveille ce qu'elle a vu[125].
+
+ [Note 124: Le marquis d'_Osmond_ (1751-1838) était
+ ambassadeur de France à la Haye, lorsqu'éclata la
+ Révolution. Nommé à l'ambassade de
+ Saint-Pétersbourg en 1791, il donna sa démission
+ avant d'avoir rejoint ce poste, et émigra. Sous
+ l'Empire, il accepta de Napoléon diverses missions
+ diplomatiques. La première Restauration le fit
+ ambassadeur à Turin. Pair de France le 17 août
+ 1815, il fut ambassadeur à Londres du 29 novembre
+ 1815 au 2 janvier 1819.]
+
+ [Note 125: Mlle d'Osmond avait épousé le comte de
+ Boigne, qui, après avoir guerroyé, dans l'Inde, au
+ service d'un prince mahratte, était revenu en
+ Europe avec d'immenses richesses. C'était une femme
+ de beaucoup d'esprit. Elle avait composé, aux
+ environs de 1817, quelques romans, dont le
+ principal a pour titre _Une Passion dans le grand
+ monde_, et qui ne furent publiés qu'après sa mort,
+ sous le second Empire. Ces romans _d'Outre-tombe_
+ parurent alors étrangement démodés et n'eurent
+ aucun succès.--Cette mauvaise langue de Thiébault
+ ne laisse pas, dans ses _Mémoires_, de médire
+ quelque peu Mme de Boigne. «Le comte O'Connell,
+ dit-il, avait sorti M. et Mme d'Osmond d'une
+ profonde misère, en mariant Mlle d'Osmond avec un
+ M. de Boigne. Ce de Boigne, après avoir été
+ généralissime dans l'Inde, en avait rapporté une
+ fortune colossale, et, pour l'honneur de s'allier à
+ des gens titrés, il avait ajouté à la plus
+ magnifique des corbeilles, douze mille livres de
+ rentes pour son beau-père et sa belle-mère, et six
+ mille pour son beau-frère, petit diable gringalet,
+ auquel on n'avait pas de quoi donner des souliers.
+ Encore si, pour prix de semblables bienfaits, ce
+ pauvre M. de Boigne avait trouvé, fût-ce même à
+ défaut du bonheur, une situation tolérable; mais la
+ mère d'Osmond, mais sa fille le persécutèrent à ce
+ point qu'il fut obligé d'abord de déserter la
+ maison conjugale, puis Paris où il comptait
+ résider, et que, forcé de renoncer à tout
+ intérieur, à toute famille, à la consolation même
+ d'avoir des enfants, mais laissant à sa femme cent
+ mille livres de revenus, il se réfugia en Savoie,
+ sa patrie; on sait tout le bien qu'il a fait et les
+ utiles établissements qu'il y a fondés et qui
+ perpétueront la mémoire de cet homme excellent,
+ fort loin d'être sans mérite et à tous égards digne
+ d'un sort moins triste... Les cent mille livres
+ servies par le mari n'eurent d'autre fin que de
+ couvrir d'un vernis d'or les désordres de la
+ femme.» _Mémoires du général baron Thiébault_, t.
+ III, p. 538.]
+
+{p.162} Mesdames de Caumont[126], de Gontaut[127] et du Cluzel
+habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois
+{p.163} je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont et
+de madame du Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles.
+
+ [Note 126: Marie-Constance de Lamoignon
+ (1774-1823). Elle avait épousé
+ François-Philibert-Bertrand Nompar _de Caumont_,
+ marquis de la Force. Norvins en parle ainsi dans
+ son _Mémorial_, tome I, page 137: «Mme de
+ Caumont-la-Force, que je vis marier et qui a été si
+ longtemps la plus jolie femme de Paris.»]
+
+ [Note 127: La duchesse _de Gontaut_, née en 1773,
+ était fille du comte de Montault-Navailles. Elle
+ émigra avec sa mère à la fin de 1790 et, après
+ quatre années passées en Allemagne et en Hollande,
+ elle se réfugia en Angleterre, où elle resta
+ jusqu'en 1814. Peu après son arrivée à Londres, en
+ 1794, elle y épousa le vicomte de Gontaut-Biron.
+ Sous la Restauration, après la naissance du duc de
+ Bordeaux, elle fut nommée gouvernante des Enfants
+ de France. En 1826, le roi lui donna le rang et le
+ titre de duchesse. Elle s'exila de nouveau en 1830,
+ pour suivre la famille royale, d'abord en
+ Angleterre, puis en Allemagne.
+
+ Au mois d'avril 1834, elle rentra en France, non
+ que son dévouement eût faibli, mais parce que
+ l'expression de ce dévouement, toujours franche et
+ vive, avait contrarié certaines influences,
+ devenues toutes puissantes auprès de Charles
+ X.--Les _Mémoires de madame la duchesse de Gontaut_
+ ont été publiés en 1891.]
+
+Très-certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à
+Londres: je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois
+on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le
+navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a
+manquée que d'un horizon et d'un jour de voile! J'écris ceci au bord
+de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de
+Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir.
+
+ * * * * *
+
+De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce
+et d'une opinion nouvelles; il se formait diverses couches d'exilés:
+la terre renferme des lits de sable ou d'argile déposés par les flots
+du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore
+aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et
+de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma
+vie.
+
+On a lu, dans un des livres de ces _Mémoires_, que j'avais connu M. de
+Fontanes[128] en 1789: c'est à Berlin, {p.164} l'année dernière, que
+j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille
+noble et protestante: son père avait eu le malheur de tuer en duel son
+beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite,
+vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du
+XVIIIe siècle lui inspira ses premiers vers: ses essais poétiques
+furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le
+théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle
+Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse,
+il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir
+le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un
+de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti
+du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire
+en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction
+du _Modérateur_. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à
+Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils: pendant le siége de la
+ville que les révolutionnaires avaient nommée _Commune affranchie_, de
+même que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras
+_Ville franchise_, madame de Fontanes était obligée de changer de
+place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes.
+Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le
+_Mémorial_[129] avec {p.165} M. de La Harpe et l'abbé de Vauxelles.
+Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.
+
+ [Note 128: Jean-Pierre-Louis de _Fontanes_, né à
+ Niort le 6 mars 1757. Député au Corps législatif de
+ 1802 à 1810, président de cette Assemblée de 1804 à
+ la fin de 1808, membre du Sénat conservateur de
+ 1810 à 1814, pair de France de 1814 à 1821, sauf
+ pendant la période des Cent-Jours; grand-maître de
+ l'Université de 1808 à 1815; membre de l'Académie
+ française. Napoléon l'avait nommé comte de
+ l'Empire, le 3 juin 1808; Louis XVIII, par lettres
+ patentes du 31 août 1817, lui conféra le titre de
+ marquis.]
+
+ [Note 129: _Le Mémorial historique, politique et
+ littéraire_, par MM. _La Harpe, Vauxelles et
+ Fontanes_, fondé 1er prairial an V (20 mai 1797),
+ supprimé le 18 fructidor (4 septembre) de la même
+ année. Malgré sa courte durée, ce journal jeta le
+ plus vif éclat. Fontanes, le très spirituel abbé de
+ Vauxelles, et La Harpe ont publié dans cette
+ feuille des articles du plus rare mérite. Ceux de
+ La Harpe surtout sont des chefs-d'oeuvre. Qui
+ voudra connaître jusqu'où pouvait s'élever son
+ talent devra lire le _Mémorial_.]
+
+M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école
+classique de la branche aînée: sa prose et ses vers se ressemblent et
+ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une
+mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui connaissait seulement
+l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette
+mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du _Jour des
+Morts_, comme l'empreinte de l'époque où il a vécu; elle fixe la date
+de sa venue; elle montre qu'il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant
+par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes
+à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait
+le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de
+l'école classique[130].
+
+ [Note 130: Il vient d'être élevé par la piété
+ filiale de madame Christine de Fontanes; M. de
+ Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse notice le
+ fronton du monument. (Paris, note de 1839) CH.]
+
+Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants
+du poème de _la Grèce sauvée_, des livres d'odes, des poésies
+diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même: car ce critique si
+fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne
+l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été
+souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de
+Garat, sur la _Forêt de Navarre_, pensa l'arrêter net au début de sa
+carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua {p.166} l'école
+affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui
+touchait à son terme avec la langue de Racine.
+
+Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur
+l'_Anniversaire de sa naissance_: elle a tout le charme du _Jour des
+Morts_, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me
+souviens que de ces deux strophes:
+
+ La vieillesse déjà vient avec ses souffrances:
+ Que m'offre l'avenir? De courtes espérances.
+ Que m'offre le passé? Des fautes, des regrets.
+ Tel est le sort de l'homme; il s'instruit avec l'âge:
+ Mais que sert d'être sage,
+ Quand le terme est si près?
+
+ Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige.
+ La vie à son déclin est pour moi sans prestige;
+ Dans le miroir du temps elle perd ses appas.
+ Plaisirs! allez chercher l'amour et la jeunesse;
+ Laissez-moi ma tristesse,
+ Et ne l'insultez pas!
+
+Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes,
+c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite
+romantique, une révolution dans la littérature française: toutefois,
+mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour
+elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui
+lisais des fragments des _Natchez_, d'_Atala_, de _René_; il ne
+pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique,
+mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau; {p.167} il
+voyait une nature nouvelle; il comprenait une langue qu'il ne parlait
+pas. Je reçus de lui d'excellents conseils; je lui dois ce qu'il y a
+de correct dans mon style; il m'apprit à respecter l'oreille; il
+m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux
+d'exécution de mes disciples.
+
+Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de
+l'émigration; on lui demandait des chants de _la Grèce sauvée_; on se
+pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi; nous ne nous
+quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces
+temps d'infortune: Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses
+_Mémoires_ manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire
+d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI raconter, témoin
+oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple! Le
+Directoire, effrayé des _Mémoires_ de Cléry, en publia une édition
+interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais,
+et Louis XVI comme un portefaix: entre les turpitudes révolutionnaires,
+celle-ci est peut-être une des plus sales[131].
+
+ [Note 131: Les Mémoires de Cléry, valet de chambre
+ de Louis XVI, parurent à Londres, en 1799, sous ce
+ titre: _Journal de ce qui c'est passé à la Tour du
+ Temple pendant la captivité de Louis XVI, roi de
+ France_. La même année, MM. Giguet et Michaud les
+ imprimèrent en France. Afin de détruire le puissant
+ intérêt qui s'attachait à cette publication, le
+ Directoire fit répandre une fausse édition
+ intitulée: _Mémoires de M. Cléry sur la détention
+ de Louis XVI_. L'auteur du libelle, non content de
+ dénaturer les faits, l'avait semé de traits odieux
+ contre le malheureux prince et la famille royale.
+ Dès que Cléry en eut connaissance, il protesta avec
+ indignation. Sa réclamation parut au mois de
+ juillet 1801, dans le _Spectateur du Nord_, qui se
+ publiait à Hambourg.]
+
+
+{p.168} UN PAYSAN VENDÉEN.
+
+M. du Theil[132], chargé des affaires de M. le comte d'Artois à
+Londres, s'était hâté de chercher Fontanes: celui-ci me pria de le
+conduire chez l'agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous
+ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de
+Piccadilly, d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie
+échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une
+nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de
+contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de
+trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait
+lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolfe[133].
+Frappé de {p.169} son air, je m'enquis de sa personne: un de mes
+voisins me répondit: «Ce n'est rien; c'est un paysan vendéen, porteur
+d'une lettre de ses chefs.»
+
+ [Note 132: Jean-François _du Theil_, né vers 1760,
+ mort en 1822. Émigré en 1790, il était revenu en
+ 1792, pendant la captivité de Louis XVI, et s'était
+ exposé aux plus grands dangers pour communiquer
+ avec le Roi; il avait même été arrêté dans la
+ prison du Temple, et c'est par une sorte de miracle
+ qu'il s'était tiré de cette arrestation. Il avait
+ dû alors retourner en Allemagne. En 1795, il
+ accompagna le comte d'Artois dans l'expédition de
+ l'île d'Yeu. Revenu avec lui en Angleterre, il fut
+ chargé, conjointement avec le duc d'Harcourt, des
+ affaires du Prince et de celles du comte de
+ Provence auprès du gouvernement anglais. Il ne
+ rentra en France qu'en 1814, et mourut dans le
+ dénuement. (Léonce Pingaud, _Correspondance intime
+ du comte de Vaudreuil et du comte d'Artois pendant
+ l'émigration_ (1789-1815), tome II, page 298.)]
+
+ [Note 133: _Wolfe_ (1726-1759), général anglais,
+ célèbre surtout pour s'être emparé, le 13 septembre
+ 1759, de la ville de Québec, dont la perte entraîna
+ pour nous celle du Canada. Dans la bataille qui
+ amena la prise de la ville, Wolfe fut tué à la tête
+ de ses grenadiers qu'il menait lui-même à la
+ charge, pendant que, de son côté, le commandant
+ français, l'héroïque Montcalm, tombait mortellement
+ blessé. La victoire de Québec provoqua en
+ Angleterre un immense enthousiasme. Le Parlement
+ vota un monument, à Westminster, pour le général
+ Wolfe, enseveli dans son triomphe. Le tableau de la
+ _Mort du général Wolfe_, par le peintre Benjamin
+ West (1766), eut dans toute la Grande-Bretagne un
+ succès populaire. La gravure en fut bientôt à tous
+ les foyers. Elle ne laissa pas de se répandre en
+ France même, et je me souviens de l'avoir vue dans
+ mon enfance, en plus d'un vieux logis.]
+
+Cet homme, _qui n'était rien_, avait vu mourir Cathelineau, premier
+général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamps, en qui revivait
+Bayard; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle;
+d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas
+d'embrasser la mort debout; La Rochejaquelein, dont les patriotes
+ordonnèrent de _vérifier_ le cadavre, afin de rassurer la Convention
+au milieu de ses victoires. Cet homme, _qui n'était rien_, avait
+assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et
+redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles
+rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées,
+six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux; il avait
+aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils; il
+avait traversé les _colonnes infernales_, compagnies d'incendiaires
+commandées par des Conventionnels; il s'était trouvé au milieu de
+l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de
+la Vendée; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de
+charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de
+cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.
+
+{p.170} Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles.
+Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des
+Croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et
+d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la
+grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que
+«les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des
+peuples soldats». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville:
+«Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de
+battre tous les autres peuples.» Les légions de Probus, dans leur
+chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats
+de la Vendée «des combats de géants».
+
+Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration
+et respect le représentant de ces anciens _Jacques_ qui, tout en
+brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V,
+l'invasion étrangère: il me semblait voir un enfant de ces communes du
+temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province,
+reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il
+avait l'air indifférent du sauvage; son regard était grisâtre et
+inflexible comme une verge de fer; sa lèvre inférieure tremblait sur
+ses dents serrées; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents
+engourdis, mais prêts à se redresser; ses bras, pendant à ses côtés,
+donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de
+coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa
+physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la
+puissance des moeurs, au service d'intérêts et d'idées contraires
+{p.171} à cette nature; la fidélité native du vassal, la simple foi
+du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée
+à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté
+paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et
+de l'intrépidité de son coeur. Il ne parlait pas plus qu'un lion; il
+se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le
+flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de
+forêts.
+
+Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle
+race aujourd'hui nous sommes! Mais les républicains avaient leur
+principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des
+royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les
+exilés; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées.
+L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la
+gorge, il avait crié: «Entrez; passez derrière moi; elle ne vous fera
+aucun mal; elle ne bougera pas; je la tiens.» Personne ne voulut
+passer: alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette
+brisa son épée.
+
+
+PROMENADES AVEC FONTANES.
+
+Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme
+j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton,
+Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait
+plaisamment le _contrôleur général des finances_: il en sortit fort
+satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de
+mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible
+d'être {p.172} meilleur homme: timide en ce qui le regardait, il
+devenait tout courage pour l'amitié; il me le prouva lors de ma
+démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la
+conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En
+politique, il déraisonnait; les crimes conventionnels lui avaient
+donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la
+philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à
+Bonaparte, quand il s'approcha du maître de l'Europe.
+
+Nous allions nous promener dans la campagne; nous nous arrêtions sous
+quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé
+contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en
+Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à
+deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de
+Westminster; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait
+laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et
+les heures de sa jeunesse.
+
+Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la
+Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare: ils avaient vu ce que
+nous voyions; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve,
+pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous
+rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles,
+submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous
+regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous
+traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant
+autour de chaque réverbère: ainsi s'écoule la vie du poète.
+
+{p.173} Nous vîmes Londres en détail: ancien banni, je servais de
+_cicerone_ aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution
+prenait, jeunes ou vieux: il n'y a point d'âge légal pour le malheur.
+Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie
+mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une
+chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y
+rencontrâmes le duc de Bourbon: je vis pour la première fois, à ce
+Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé.
+
+Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en
+terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage!
+_Fata viam invenient_.
+
+Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des voeux
+pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la
+lettre suivante:
+
+ «28 juillet 1798.
+
+«Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous
+jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde
+personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination
+et un coeur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que
+vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma
+pensée la plus chère et la plus constante, depuis que je vous ai
+quitté, se tourne sur les _Natchez_. Ce que vous m'en avez lu, et
+surtout dans les derniers jours, est admirable, et ne sortira plus de
+ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que {p.174} vous
+m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne.
+
+«Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je
+vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans
+les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions
+contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le
+mal même n'a été que fort léger; on menace plus qu'on ne frappe, et ce
+n'était pas à ceux de ma _date_ qu'en voulaient les exterminateurs. Le
+dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté.
+Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les
+premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt
+de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne
+puis-je dire aussi les _Natchez_! L'orage inattendu qui vient d'avoir
+lieu à Paris est causé, j'en suis sûr, par l'étourderie des agents et
+des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les
+mains. D'après cette certitude, j'écris _Great-Pulteney-street_ (rue
+où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais
+aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter
+toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus
+grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je
+veux choisir.
+
+«Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je
+souhaite du fond du coeur que les espérances d'utilité qu'on peut
+fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a
+témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues {p.175} à votre
+personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher
+ami, devenez illustre. Vous le pouvez: l'avenir est à vous. J'espère
+que la parole si souvent donnée par le _contrôleur général des
+finances_ est au moins acquittée en partie. Cette partie me console,
+car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de
+quelques secours. Écrivez-moi; que nos coeurs communiquent, que nos
+muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me
+promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et
+des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je
+serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de
+vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant: j'ai fait la moitié
+d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content
+que de tout le reste.
+
+«Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami.
+
+ «FONTANES[134].»
+
+ [Note 134: Voir, à l'_Appendice_, le nº III:
+ _Fontanes et Chateaubriand_.]
+
+Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne
+peut jamais tout ravir au poète; il emporte avec lui sa lyre. Laissez
+au cygne ses ailes; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les
+plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas.
+
+_L'avenir est à vous_: Fontanes disait-il vrai? Dois-je me féliciter
+de sa prédiction? Hélas! cet avenir annoncé est déjà passé: en
+aurai-je un autre?
+
+{p.176} Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie
+compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché
+vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon
+isolement progressif. Fontanes n'est plus; un chagrin profond, la mort
+tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure[135]. Presque
+toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces _Mémoires_ ont disparu;
+c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et
+moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour
+inscrire mon nom au livre des absents.
+
+ [Note 135: Fontanes mourut le 17 mars 1821. Dès
+ qu'il s'était senti frappé, il avait fait demander
+ un prêtre. Celui-ci vint dans la nuit; le malade,
+ en l'entendant, se réveilla de son assoupissement,
+ et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur:
+ «_Ô mon Jésus! mon Jésus!_» Le poète du _Jour des
+ Morts_ et de _la Chartreuse_, l'ami de
+ Chateaubriand, mourut en chrétien.]
+
+Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure
+après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai
+besoin de guide: je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où
+je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment.
+Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière
+avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; ensuite, j'ai
+ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière: à
+chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait; la terre, en
+comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à
+la surface du cercueil.
+
+Fontanes! vous m'avez écrit: _Que nos muses soient toujours amies_;
+vous ne m'avez pas écrit en vain.
+
+
+
+
+{p.177} LIVRE IX[136]
+
+ [Note 136: Ce livre a été écrit à Londres, d'avril
+ à septembre 1822. Il a été revu en février 1845.]
+
+ Mort de ma mère. -- Retour à la religion. -- _Génie du
+ christianisme._ -- Lettre du chevalier de Panat. -- Mon oncle, M.
+ de Bedée: sa fille aînée. -- Littérature anglaise. --
+ Dépérissement de l'ancienne école. -- Historiens. -- Poètes. --
+ Publicistes. -- Shakespeare. -- Romans anciens. -- Romans
+ nouveaux. -- Richardson. -- Walter Scott. -- Poésie nouvelle. --
+ Beattie. -- Lord Byron. -- L'Angleterre de Richmond à Greenwich.
+ -- Course avec Peltier. -- Bleinheim. -- Stowe. -- Hampton-Court.
+ -- Oxford. -- Collège d'Eton. -- Moeurs privées. -- Moeurs
+ politiques. -- Fox. -- Pitt. -- Burke. -- George III. -- Rentrée
+ des émigrés en France. -- Le ministre de Prusse me donne un faux
+ passe-port sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en
+ Suisse. -- Mort de lord Londonderry. -- Fin de ma carrière de
+ soldat et de voyageur. -- Je débarque à Calais.
+
+
+ Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
+ Nunquam ego te, vita frater amabilior,
+ Aspiciam posthac? at, certe, semper amabo?
+
+«Ne te parlerai-je plus? jamais n'entendrai-je tes paroles? Jamais,
+frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je? Ah! toujours je
+t'aimerai!»
+
+Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère: il faut toujours
+répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée
+de larmes, ainsi qu'aux {p.178} enfers, il est je ne sais quelle
+plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des
+lamentations humaines; on l'entend sans cesse, et elle continuerait
+quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.
+
+Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de
+Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif:
+Fontanes m'invitait _à travailler, à devenir illustre_; ma soeur
+m'engageait à _renoncer à écrire_; l'un me proposait la gloire,
+l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy
+qu'elle était dans ce train d'idées; elle avait pris la littérature en
+haine, parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.
+
+ «Saint-Servan, 1er juillet 1798.
+
+«Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères; je t'annonce à
+regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos
+sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de
+pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien
+elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession
+non-seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être
+cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à
+écrire; et si le ciel touché de nos voeux, permettait notre réunion,
+tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur
+la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour
+nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être
+inquiètes de ton sort.»
+
+{p.179} Ah! que n'ai-je suivi le conseil de ma soeur! Pourquoi ai-je
+continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu
+quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de ce siècle?
+
+Ainsi, j'avais perdu ma mère; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême
+de sa vie! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son
+dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres! Je me
+promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs
+de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour
+les essuyer!
+
+La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand
+était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au
+souvenir de ma mère. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la
+femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra: je jetai au feu
+avec horreur des exemplaires de l'_Essai_, comme l'instrument de mon
+crime; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait
+sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée
+m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux: telle
+fut l'origine du _Génie du christianisme_.
+
+«Ma mère,» ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, «après
+avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit
+périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses
+malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit
+sur ses derniers jours une grande amertume; elle chargea, en mourant,
+une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle
+j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu {p.180} de ma
+mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même
+n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son
+emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui
+servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien.
+Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières
+surnaturelles: ma conviction est sortie du coeur; j'ai pleuré et j'ai
+cru.»
+
+Je m'exagérais ma faute; l'_Essai_ n'était pas un livre impie, mais un
+livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage,
+se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon
+berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme
+de l'_Essai_ à la certitude du _Génie du christianisme_.
+
+ * * * * *
+
+Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de
+Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de
+_Génie du christianisme_ que je trouvai sur-le-champ m'inspira; je me
+mis à l'ouvrage; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un
+mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de
+longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages
+des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours; je les avais
+étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise
+intention, au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu.
+
+Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé
+en composant l'_Essai sur les Révolutions_. Les authentiques de Camden
+que je venais d'examiner m'avaient rendu familières les {p.181}
+moeurs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible manuscrit
+des _Natchez_, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages
+in-folio, contenait tout ce dont le _Génie du christianisme_ avait
+besoin en descriptions de la nature; je pouvais prendre largement dans
+cette source, comme j'y avais déjà pris pour l'_Essai_.
+
+J'écrivis la première partie du _Génie du christianisme_. MM.
+Dulau[137], qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré,
+se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier
+volume furent imprimées.
+
+ [Note 137: M. A. Dulau était Français. Ancien
+ bénédictin du collège de Sorèze, il avait émigré et
+ s'était fait libraire à Londres. Homme d'esprit et
+ de jugement, il rendit à ses compatriotes, et
+ surtout aux ecclésiastiques, de nombreux services.
+ Sa boutique était dans _Wardour-street_.]
+
+L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu'en
+1802[138]: voyez les différentes préfaces du _Génie du christianisme_.
+Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma
+composition: on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois
+dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, _Atala_ et _René_, et
+de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail
+de conception des autres parties du _Génie du christianisme_. Le
+souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et, pour
+m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination
+exaltée.
+
+Ce désir me venait de la tendresse filiale; je voulais un grand bruit,
+afin qu'il montât jusqu'au séjour {p.182} de ma mère, et que les
+anges lui portassent ma sainte expiation.
+
+ [Note 138: Voir, à l'_Appendice_, le nº IV:
+ _Comment fut composé le Génie du Christianisme_.]
+
+Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes
+scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du
+pays au milieu duquel je vivais: je fus entraîné dans ces autres
+recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à
+prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à
+consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les
+campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des
+visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des
+événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de
+l'ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes
+esprits et aux palpitations de ma muse.
+
+Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer.
+Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend
+pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un
+auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression
+instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et
+surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne
+remplit pas, ou dépasse la juste mesure.
+
+Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un
+ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante, l'esprit positif
+et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se
+frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre,
+document de mon histoire, bien qu'elle soit entachée d'un bout à
+l'autre de mon éloge, comme si le {p.183} malin auteur se fût complu
+à verser son encrier sur son épître:
+
+ «Ce lundi.
+
+«Mon Dieu! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre
+extrême complaisance! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs
+de grands génies, d'illustres Pères de l'Église: ces athlètes avaient
+manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement; l'incrédulité
+était vaincue; mais ce n'était pas assez: il fallait montrer encore
+tous les charmes de cette religion admirable; il fallait montrer
+combien elle est appropriée au coeur humain et les magnifiques
+tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien
+dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent
+un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le
+faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il
+exige: vous appartenez à un autre siècle...
+
+«Ah! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la
+nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre
+religion; vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous
+aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les coeurs
+sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient
+leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux
+parfums. C'est une bien faible image de votre esprit si doux, si pur
+et si antique.
+
+«Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a
+rapproché de vous; je ne puis plus {p.184} oublier que c'est un
+bienfait de Fontanes; je l'en aime davantage, et mon coeur ne séparera
+jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la Providence nous
+ouvre les portes de notre patrie.
+
+ «Ch{er} de PANAT.»
+
+L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du
+_Génie du christianisme_. Il parut surpris, et il me fit l'honneur,
+peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes
+fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit
+refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire
+fontaine.
+
+L'édition inachevée du _Génie du christianisme_, commencée à Londres,
+différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en
+France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se
+montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois: leur personne, leur
+honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché
+voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc,
+symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire.
+Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me
+forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les _Rois athées_, et
+d'en disséminer çà et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.
+
+ * * * * *
+
+Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut
+interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée: hélas!
+c'est prendre congé de la première joie de ma vie: «_freno non
+remorante {p.185} dies_, aucun frein n'arrête les jours[139].» Voyez
+les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes: eux-mêmes vaincus par
+l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont
+oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment.
+
+ [Note 139: C'est un vers d'Ovide:
+
+ _Et fugiunt, freno non remorante, dies._]
+
+J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère; il me
+répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques
+mots touchants de regrets; mais les trois quarts de sa double feuille
+in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait
+surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du
+_quartier des Bedée_, confié à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable
+émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni
+le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la Révolution; rien
+n'avait passé, rien n'était advenu; il en était toujours aux États de
+Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de
+l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de
+l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de
+ses parents et de ses amis.
+
+Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où
+il est mort, à six lieues de Monchoix sans l'avoir revu. Ma cousine
+Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore[140]. Elle est
+restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son
+ancienne {p.186} jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans orthographe,
+où elle me tutoie, m'appelle _chevalier_, et me parle de notre bon
+temps: _in illo tempore_. Elle était nantie de deux beaux yeux noirs
+et d'une jolie taille; elle dansait comme la Camargo, et elle croit
+avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche amour. Je
+lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans,
+mes honneurs et ma renommée: «Oui, _chère Caroline_, ton chevalier,
+etc.» Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes
+rencontrés: le ciel en soit loué! car, Dieu sait, si nous venions à
+nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions!
+
+ [Note 140: Sur Mlle Caroline de Bédée, voir, au
+ tome I, la note 2 de la page 36. Elle survécut à
+ Chateaubriand et mourut à Dinan, le 28 avril 1849.
+ Écrivant, le 15 mars 1834, à sa soeur, la comtesse
+ de Marigny, Chateaubriand lui disait, en terminant
+ sa lettre: «Dis mille choses à _Caroline_ et à
+ notre famille.»]
+
+Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre
+siècle est passé! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs,
+de rejetons et de racines; on naît et l'on meurt maintenant un à un.
+Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Éternité et de se
+débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le
+cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de
+leurs habitudes; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le
+convoi au cimetière; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous
+ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils
+mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer
+où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient
+été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la
+dernière bénédiction paternelle!
+
+Adieu, mon oncle chéri! Adieu, famille maternelle, qui disparaissez
+ainsi que l'autre partie de ma famille! {p.187} Adieu, ma cousine de
+jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions
+ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur
+l'_Épervier_, ou lorsque vous assistiez au relèvement du voeu de ma
+nourrice, à l'abbaye de Nazareth! Si vous me survivez, agréez la part
+de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas
+au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous: mes yeux,
+je vous assure, sont pleins de larmes.
+
+ * * * * *
+
+Mes études corrélatives au _Génie du christianisme_ m'avaient de
+proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus
+approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1793 je me réfugiai
+en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que
+j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens,
+Hume[141] était réputé écrivain tory et rétrograde: on l'accusait,
+ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes;
+on lui préférait son continuateur Smollett[142]. Philosophe pendant sa
+vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon[143] demeurait, en cette
+qualité, atteint et convaincu {p.188} d'être un pauvre homme. On
+parlait encore de Robertson[144], parce qu'il était sec.
+
+ [Note 141: David _Hume_ (1711-1776). Il a composé
+ l'_Histoire de l'Angleterre au moyen âge;
+ l'Histoire de la maison de Tudor; l'Histoire de
+ l'Angleterre sous les Stuarts_.]
+
+ [Note 142: Tobias-George _Smollett_ (1721-1771),
+ poète, romancier, historien. Son _Histoire complète
+ d'Angleterre, depuis la descente de Jules-César
+ jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle_ (1748),
+ continuée ensuite jusqu'en 1760, a été traduite en
+ français par Targe (1759-1768, 24 vol. in-12). La
+ partie qui va de la Révolution de 1688 à la mort de
+ George II (1760) s'imprime ordinairement à la suite
+ de Hume, à titre de complément.]
+
+ [Note 143: Édouard _Gibbon_ (1737-1794). Son
+ _Histoire de la décadence et de la chute de
+ l'Empire romain_, publiée de 1776 à 1788, a été
+ plusieurs fois traduite en français.]
+
+ [Note 144: Le Dr William _Robertson_ (1721-1793).
+ On lui doit une _Histoire d'Écosse pendant les
+ règnes de la reine Marie et du roi Jacques VI
+ jusqu'à son avènement au trône d'Angleterre_; une
+ _Histoire d'Amérique_ et une _Histoire de
+ Charles-Quint, avec une Esquisse de l'état
+ politique et social de l'Europe, au temps de son
+ avènement_.]
+
+Pour ce qui regarde les poètes, les _elegant Extracts_ servaient
+d'exil à quelques pièces de Dryden; on ne pardonnait point aux rimes
+de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickenham et que l'on coupât
+des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa
+renommée.
+
+Blair[145] passait pour un critique ennuyeux à la française: on le
+mettait bien au-dessous de Johnson[146]. Quant au vieux
+_Spectator_[147], il était au grenier.
+
+ [Note 145: Hugues _Blair_ (1718-1801). Il avait
+ publié, en 1783, un cours de rhétorique et de
+ belles-lettres.]
+
+ [Note 146: Samuel Johnson (1709-1784). Son
+ _Dictionnaire anglais_ (1755) est resté classique.]
+
+ [Note 147: Le _Spectator_, fondé en 1711, par
+ Steele et Addison, a paru pendant deux ans, de
+ janvier 1711 à décembre 1712. Cette feuille était
+ censée rédigée par les membres d'un club, dont le
+ Spectateur n'était que le secrétaire. Parmi les
+ personnages ainsi inventés se trouvait un sir Roger
+ de Caverley, type du bon vieux gentilhomme
+ campagnard, qu'Addison adopta et qui devint, sous
+ sa plume, un personnage exquis.]
+
+Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les
+traités économiques sont moins circonscrits; les calculs sur la
+richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du
+commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes.
+
+Burke[148] sortait de l'individualité nationale politique: {p.189} en
+se déclarant contre la Révolution française; il entraîna son pays dans
+cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo.
+
+ [Note 148: Edmond _Burke_ (1730-1797). Quoique le
+ principal orateur du parti whig, il se prononça
+ avec ardeur contre la Révolution française, dont il
+ fut, avec Joseph de Maistre, le plus éloquent
+ adversaire. Ses _Réflexions sur la Révolution de
+ France_, publiées en 1790, furent un événement
+ européen.]
+
+Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout
+Milton et Shakespeare. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour
+ambassadeurs de France auprès d'Élisabeth et de Jacques Ier,
+entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres
+farces et dans celles des autres? Prononcèrent-ils jamais le nom, si
+barbare en français, de Shakespeare? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là
+une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs,
+viendraient s'abîmer? Eh bien! le comédien chargé du rôle du spectre,
+dans _Hamlet_, était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se
+levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen
+âge achevait de descendre parmi les morts: siècles énormes que Dante
+ouvrit et que ferma Shakespeare.
+
+Dans le _Précis historique_ de Whitelocke[149], contemporain du
+chantre du _Paradis perdu_, on lit: «Un certain aveugle, nommé Milton,
+secrétaire du Parlement pour les dépêches latines.» Molière,
+l'_histrion_, jouait son _Pourceaugnac_, de même que Shakspeare, le
+_bateleur_, grimaçait son _Falstaff_.
+
+ [Note 149: Balstrode _Whitelocke_ (1605-1676). Il
+ joua un rôle important dans le parti parlementaire,
+ pendant la Révolution d'Angleterre, et a laissé des
+ Mémoires (_Memorials of the english affairs_), qui
+ constituent de bons matériaux pour l'histoire de
+ son temps.]
+
+Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre {p.190} s'asseoir
+à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires; nous ignorons
+leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre,
+ils se transfigurent, et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie:
+«Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur.» Mais
+si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se
+méconnaissent point entre elles. «Qu'a besoin mon Shakespeare, dit
+Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un
+siècle?» Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie:
+
+ Pur fuss' io tal. . .
+ Per l' aspro esilio suo con sua virtute
+ Darei del mondo più felice stato.
+
+«Que n'ai-je été tel que lui! Pour son dur exil avec sa vertu, je
+donnerais toutes les félicités de la terre!»
+
+Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de
+_renommée_. Est-il rien de plus admirable que cette société
+d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se
+saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls
+comprise?
+
+Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les
+Prières, filles de Jupiter? S'il l'était en effet, le _Boy_ de
+Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que
+Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses:
+
+ ..... lame by fortune's dearest spite.
+
+{p.191} «Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune.»
+
+Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait un par
+sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans
+cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en
+vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets
+de Shakspeare? On peut en douter: la gloire est pour un vieil homme ce
+que sont les diamants pour une vieille femme; ils la parent et ne
+peuvent l'embellir.
+
+«Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le
+tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous
+rappelez pas la main qui les a tracés; je vous aime tant que je veux
+être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez
+être malheureuse. Oh! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand
+peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile, ne redites pas même
+mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie[150].»
+
+ [Note 150: C'est la traduction abrégée du sonnet
+ LXXI de Shakespeare. Chateaubriand n'a traduit ni
+ les trois premiers, ni les deux derniers vers.]
+
+Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne
+croyait à autre chose: une femme pour lui était un oiseau, une brise,
+une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance
+de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société,
+en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir
+pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir
+rapide et doux.
+
+{p.192} Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines
+chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes,
+ses destructions de monastères, ses _fous_, ses épouses, ses
+maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles Ier
+comptait seize ans.
+
+Ainsi, d'une main, Shakespeare avait pu toucher les têtes blanchies
+que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la
+tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires
+devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique
+s'enfonça dans la tombe; il remplit l'intervalle des jours où il vécut
+de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses
+femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les
+réalités du passé aux réalités de l'avenir.
+
+Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux
+besoins et à l'aliment de la pensée; ces génies-mères semblent avoir
+enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité:
+Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses
+fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au
+Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises; Montaigne, La Fontaine,
+Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute
+Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue
+à Byron, son dialogue à Walter Scott.
+
+On renie souvent ces maîtres suprêmes; on se révolte contre eux; on
+compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de
+bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs
+{p.193} dépouilles; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout
+tient de leurs couleurs; partout s'impriment leurs traces; ils
+inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général
+des peuples; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages
+fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et
+lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de
+lumière; ils sèment des idées, germes de mille autres; ils fournissent
+des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts: leurs
+oeuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.
+
+De tels génies occupent le premier rang; leur immensité, leur variété,
+leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord
+pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences,
+comme il y a quatre ou cinq races d'hommes sorties d'une seule souche,
+dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde
+d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres
+puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous
+rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les
+montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonier de l'abîme.
+Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après
+l'épuisement des cataractes du ciel: pieux enfants, bénis de notre
+père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.
+
+Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie: que
+lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes
+les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs
+dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, {p.194} que fait à
+Shakespeare une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui?
+Chrétien? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant
+du monde? Déiste? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les
+splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il
+a passé? Athée? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil
+qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du
+tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été
+utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné
+de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice,
+laissée par nous sur la terre.
+
+ * * * * *
+
+Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la
+proscription générale. Richardson[151] dormait oublié; ses
+compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société
+inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding[152] se
+soutenait; Sterne[153], entrepreneur d'originalité, était passé. On
+lisait encore _le Vicaire de Wakefield_[154].
+
+ [Note 151: Samuel _Richardson_ (1689-1761). Il n'a
+ publié que trois romans, mais qui eurent tous les
+ trois une vogue prodigieuse, _Paméla ou la Vertu
+ récompensée_ (1740), _Clarisse Harlowe_ (1748),
+ l'_Histoire de sir Charles Grandison_ (1753). Leur
+ succès fut peut-être encore plus grand en France
+ qu'en Angleterre.]
+
+ [Note 152: Henry _Fielding_ (1707-1754), auteur de
+ _Joseph Andrews_, de _Jonathan Wild_, d'_Amélia_ et
+ de _Tom Jones_. Ce dernier roman est un
+ chef-d'oeuvre, qui a été rarement égalé. Lord Byron
+ n'a pas craint d'appeler Fielding «l'Homère en
+ prose de la nature humaine».]
+
+ [Note 153: Laurence _Sterne_ (1713-1768) auteur de
+ _Tristram Shandy_ et du _Voyage sentimental_.]
+
+ [Note 154: _Le Vicaire de Wakefield_, d'Olivier
+ Goldsmith, avait paru en 1766.]
+
+{p.195} Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas
+juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit
+que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité: l'ouvrage
+le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli
+de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style,
+et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel,
+c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour
+certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société
+élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère, en abaissant
+l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins
+sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et
+d'un langage inférieur.
+
+De _Clarisse_ et de _Tom Jones_ sont sorties les deux principales
+branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à
+tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à
+peinture de la société générale. Après Richardson, les moeurs de
+l'_ouest_ de la ville firent une irruption dans le domaine des
+fictions: les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies,
+de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à
+l'Opéra, au Ranelagh, avec un _chit-chat_, un caquetage qui ne
+finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie; les
+amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des
+douleurs d'âme à attendrir les lions: _le lion répandit des pleurs!_
+un jargon de bonne compagnie fut adopté.
+
+Dans ces milliers de romans qui ont inondé l'Angleterre depuis un
+demi-siècle, deux ont gardé leur {p.196} place: _Caleb Williams_ et
+_le Moine_[155]. Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres;
+mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des
+Communes, fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un
+Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe[156] font une espèce à part.
+Ceux de mistress Barbauld[157], de miss Edgeworth[158], de miss
+Burney[159], etc., ont, dit-on, des chances de vivre. «Il y devroit,
+dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les _escrivains_ ineptes
+et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéans. On
+banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres.
+L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé.»
+
+ [Note 155: _Caleb William_, par William Godwin, fut
+ publié en 1794; _le Moine_, par Matthew-Gregory
+ Lewis, parut en 1795.]
+
+ [Note 156: Anne _Ward_, dame _Radcliffe_
+ (1764-1823). Le plus célèbre de ses romans, _les
+ Mystères d'Udolphe_, est de 1794.]
+
+ [Note 157: Anna-Loetitia _Aikin_, Miss Barbauld
+ (1743-1825). On lui doit une édition des
+ _Romanciers anglais_, en 50 volumes.]
+
+ [Note 158: Miss Maria _Edgeworth_ (1766-1849). Ses
+ _Contes populaires_, ses _Contes de la vie
+ fashionable_, et ses nombreux romans témoignent
+ d'une rare puissance d'invention et d'une véritable
+ originalité.]
+
+ [Note 159: Miss Francis _Burney_, madame d'_Arblay_
+ (1752-1840). Son premier roman, _Évelina ou
+ l'entrée d'une jeune dame dans le monde_, publié en
+ 1778, sous le voile de l'anonyme, eut une vogue
+ considérable. Les deux qui suivirent, _Cecilia_
+ (1782) et _Camilla_ (1796) n'obtinrent pas moins de
+ succès. Elle avait épousé, en 1793, un émigré
+ français, M. d'Arblay, colonel d'artillerie.]
+
+Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers
+voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de
+montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de
+salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de {p.197}
+Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de
+lord Byron.
+
+L'illustre peintre de l'Écosse débuta dans la carrière des lettres,
+lors de mon exil à Londres, par la traduction du _Berlichingen_ de
+Goethe[160]. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la
+pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir
+créé un genre faux; il a perverti le roman et l'histoire: le romancier
+s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires
+romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer
+quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans
+doute; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est
+de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde[161]. Il faut de
+plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre
+que pour plaire en passant toute mesure; il est moins facile de régler
+le coeur que de le troubler.
+
+ [Note 160: La traduction du _Goetz de
+ Berlichingen_, de Goethe, parut en 1799.]
+
+ [Note 161: Lamartine a dit de même, dans sa
+ _Réponse aux Adieux de Walter Scott_:
+
+ La main du tendre enfant peut t'ouvrir au hasard,
+ Sans qu'un mot corrupteur étonne son regard,
+ Sans que de tes tableaux la suave décence
+ Fasse rougir un front couronné d'innocence.]
+
+Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott
+refoula les Anglais jusqu'au moyen âge: tout ce qu'on écrivit,
+fabriqua, bâtit, fut gothique: livres, meubles, maisons, églises,
+châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des
+_fashionables_ de Bond-Street, race frivole qui {p.198} campe dans
+les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles
+qui s'apprêtent à les en chasser.
+
+ * * * * *
+
+En même temps que le roman passait à l'état _romantique_, la poésie
+subissait une transformation semblable. Cowper[162] abandonna l'école
+française pour faire revivre l'école nationale; Burns[163], en Écosse,
+commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des
+ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce
+qu'on appelait _Lake school_ (nom qui est resté), parce que les
+romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du
+Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.
+
+ [Note 162: William _Cowper_ (1731-1800). Cowper est
+ par excellence le poète de la vie domestique.]
+
+ [Note 163: Robert _Burns_ (1759-1796). Le
+ poète-laboureur, _the Ploughman of Ayrshire_, comme
+ on l'appelait en Écosse, fut un admirable poète,
+ que n'a point, tant s'en faut, égalé Bérenger, à
+ qui on l'a, bien à tort, trop souvent comparé.]
+
+Thomas Moore[164], Campbell[165], Rogers[166], Crabbe[167], {p.199}
+Wordsworth[168], Southey[169], Hunt[170], Knowles[171], lord
+Holland[172], Canning[173], Croker[174], vivent encore pour {p.200}
+l'honneur des lettres anglaises; mais il faut être né Anglais pour
+apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait
+particulièrement sentir aux hommes du sol.
+
+ [Note 164: Thomas _Moore_ (1779-1852). Outre de
+ nombreux et très remarquables ouvrages en prose,
+ tels que _Lalla-Rookh_, roman oriental, où se
+ trouvent quatre épisodes en vers, il a composé
+ d'admirables poésies, les _Mélodies irlandaises_ et
+ les _Amours des anges_. Dépositaire des _Mémoires_
+ de lord Byron, il eut l'impardonnable faiblesse de
+ les détruire.]
+
+ [Note 165: Thomas _Campbell_ (1777-1844). Le
+ premier et le meilleur de ses ouvrages, les
+ _Plaisirs de l'espérance_, parut en 1799.]
+
+ [Note 166: Samuel _Rogers_ (1762-1855), le
+ banquier-poète, auteur des _Plaisirs de la
+ mémoire_, de la _Vie humaine_, de l'_Italie_ et de
+ _Christophe Colomb_, fragment d'épopée. Le plus
+ riche des poètes de son temps, il se donna le luxe
+ de publier une édition de ses _Poèmes_, en deux
+ volumes ornés de vignettes gravées par les premiers
+ peintres anglais modernes. Cette édition lui coûta
+ la bagatelle de quinze mille livres (375,000
+ francs).]
+
+ [Note 167: George _Crabbe_ (1754-1832). Dans le
+ _Village_ (1783) et le _Registre de paroisse_
+ (1807), il a peint avec un merveilleux talent et
+ une simplicité pleine de poésie les scènes de la
+ vie commune.]
+
+ [Note 168: William _Wordsworth_ (1770-1850), auteur
+ des _Ballades lyriques_ (1798), d'un recueil de
+ _Poèmes_ (1807), qui contient quelques-unes de ses
+ meilleurs pièces, des _Excursions_ (1814), poème en
+ neuf chants sur la nature morale de l'homme. Il fut
+ sans rival dans le sonnet.]
+
+ [Note 169: Robert _Southey_ (1774-1843), poète,
+ historien et critique, un des écrivains les plus
+ féconds du XIXe siècle. Il a composé quatre ou cinq
+ grandes épopées, dont la plus célèbre, _Rodrigue,
+ le dernier des Goths_, parut en 1814. Il fut, avec
+ son beau-frère Coleridge (que Chateaubriand a omis
+ de citer), et avec Wordsworth, un des trois poètes
+ de l'école des lacs ou _lakiste_.]
+
+ [Note 170: James-Henri-Leigh _Hunt_ (1784-1859).
+ Prosateur éminent, il se fit aussi une brillante
+ réputation comme poète par l'alliance de la
+ richesse de l'imagination et du style avec la grâce
+ et la mélancolie du sentiment. Ses principales
+ oeuvres poétiques sont: la _Fête des poètes_
+ (1815); _Rimini_ (1816); _Plume et épée_ (1818);
+ _Contes en vers_ (1833); le _Palefroi_ (1842).]
+
+ [Note 171: James-Sheridan _Knowles_ (1784-1862),
+ poète dramatique. L'imitation de Shakespeare est
+ visible dans toutes ses oeuvres. Les principales
+ sont des tragédies: _Caïus Gracchus, Virginius,
+ Alfred le Grand, Guillaume Tell, Jean de Procida_,
+ la _Rose d'Aragon_, etc. On cite parmi ses
+ comédies: le _Mendiant de Bethnal-Green_, le
+ _Bossu_, la _Malice d'une femme_, la _Chasse
+ d'amour_, la _Vieille fille_, le _Secrétaire_.]
+
+ [Note 172: Henri-Richard _Vassall-Fox_, troisième
+ lord _Holland_ (1773-1840). Il était le neveu du
+ célèbre Charles Fox. Homme politique et l'un des
+ membres influents du parti whig, il cultivait les
+ lettres et avait fait paraître en 1806 un ouvrage
+ sur la _Vie et les écrits de Lope de Vega_. Après
+ sa mort, on a publié de lui: _Souvenirs de
+ l'étranger_ et _Mémoires du parti whig à mon
+ époque_.]
+
+ [Note 173: George _Canning_ (1770-1827), un des
+ plus grands orateurs de l'Angleterre. Il avait un
+ remarquable talent de versification, qu'il employa
+ surtout à ridiculiser ses adversaires politiques.
+ Sa parodie des _Brigands_ de Schiller et son poème
+ sur la _Nouvelle morale_ sont deux satires
+ mordantes dirigées contre les principes et les
+ hommes de la Révolution française. Dans un autre
+ ton, il a écrit une admirable pièce sur la mort de
+ son fils aîné.]
+
+ [Note 174: John Wilson _Croker_ (1780-1857). Homme
+ politique comme Canning et lord Holland, membre du
+ parlement et, au besoin, membre d'un cabinet tory,
+ il se livra néanmoins avec ardeur à ses goûts
+ littéraires, multipliant les livres d'histoire et
+ les écrits de circonstance, critique infatigable et
+ poète à ses heures pour chanter les victoires
+ anglaises, _Trafalgar_ ou _Talavera_. En 1809, pour
+ répondre à la _Revue d'Edimbourg_, il avait,
+ d'accord avec Walter Scott, Gifford, George Ellis,
+ Frère et Southey, fondé la _Quaterly Review_,
+ organe du parti tory. Il en fut, pendant de longues
+ années, le principal rédacteur.]
+
+Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des
+ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à
+fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que
+les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos
+langes; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les
+Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques:
+ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons;
+ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement
+Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à
+Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à
+Goettingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce
+qu'on n'y lit pas.
+
+Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un
+étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est
+intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit
+qui n'est pas, pour ainsi dire, _compatriote_ de ce talent. Nous
+admirons sur parole les Grecs et les Romains; {p.201} notre
+admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne
+sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous
+se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de
+Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles
+étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les
+beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays: oui, les
+beautés de sentiment et de pensée; non les beautés de style. Le style
+n'est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre natale, un
+ciel, un soleil à lui.
+
+Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant
+1800 et en 1800[175]; ils finissaient le siècle; je le commençais.
+Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil[176].
+
+ [Note 175: La mort de Burns est du 21 juillet 1796
+ et celle de Cowper du 25 avril 1800; William Mason,
+ auteur du _Jardin anglais_, poème descriptif en
+ quatre livres, mourut en 1797.]
+
+ [Note 176: Darwin mourut le 18 août 1802, et
+ Beattie en 1803.--Erasmus _Darwin_ (1731-1802),
+ médecin et poète, auteur du _Jardin botanique, des
+ Amours des plantes_ et du _Temple de la nature_.
+ Son petit-fils, Charles-Robert Darwin, a conquis, à
+ son tour, une grande célébrité par son livre sur
+ l'_Origine des espèces par voie de sélection
+ naturelle_ (1859).--James _Beattie_ (1735-1803) a
+ publié, outre son poème du _Ménestrel_, plusieurs
+ ouvrages de philosophie morale. Chateaubriand, dans
+ son _Essai sur la littérature anglaise_, lui a
+ consacré tout un chapitre.]
+
+Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le _Minstrel_, ou le
+_Progrès du génie_, est la peinture des premiers effets de la muse sur
+un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté.
+Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une
+tempête; tantôt il quitte les jeux du village pour {p.202} écouter à
+l'écart, dans le lointain, le son des musettes.
+
+Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées
+mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les _discoverers_.
+Beattie se proposait de continuer son poème; en effet, il en a écrit
+le second chant: Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond
+d'une vallée; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les
+illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y
+recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite
+instruit le jeune _minstrel_ et lui révèle le secret de son génie.
+L'idée était heureuse; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de
+l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes; la mort de son fils
+brisa son coeur paternel: comme Ossian après la perte de son Oscar, il
+suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de
+Beattie était-il ce jeune _minstrel_ qu'un père avait chanté et dont
+il ne voyait plus les pas sur la montagne.
+
+ * * * * *
+
+On retrouve dans les vers de lord Byron des imitations frappantes du
+_Minstrel_: à l'époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait
+l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était
+enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui; il avait été élevé sur
+les bruyères de l'Écosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes
+de la Bretagne, au bord de la mer; il aima d'abord la Bible et Ossian,
+comme je les aimai[177]; il chanta dans Newstead-Abbey {p.203} les
+souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de
+Combourg:
+
+«Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère, et
+gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir
+au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête
+qui s'amoncelaient à mes pieds[178]...»
+
+ [Note 177: On lit dans la préface des _Mélanges_ de
+ Chateaubriand (_OEuvres complètes_, t. XXII), au
+ sujet d'Ossian «Lorsqu'en 1793 la révolution me
+ jeta en Angleterre, j'étais grand partisan du Barde
+ écossais: j'aurais, la lance au poing, soutenu son
+ existence envers et contre tous, comme celle du
+ vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de
+ poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière
+ par divers auteurs, étaient indubitablement, à mes
+ yeux, du père d'Oscar, tout aussi bien que les
+ manuscrits runiques de Macpherson. Dans l'ardeur de
+ mon admiration et de mon zèle, tout malade et tout
+ occupé que j'étais, je traduisis quelques
+ productions _ossianiques_ de John Smith. Smith
+ n'est pas l'inventeur du genre; il n'a pas la
+ noblesse et la verve épique de Macpherson; mais
+ peut-être son talent a-t-il quelque chose de plus
+ élégant et de plus tendre... J'avais traduit Smith
+ presque en entier: Je ne donne que les trois poèmes
+ de _Dargo_, de _Duthona_ et de _Gaul_...»]
+
+ [Note 178: C'est le début de l'une des pièces du
+ recueil publié par lord Byron en 1807 sous ce
+ titre: _Heures de paresse_. Le poète n'avait encore
+ que dix-neuf ans.]
+
+Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si
+malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir
+quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied
+de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au
+moment où je revenais de la Palestine:
+
+ Spot of my youth! whose hoary branches sigh,
+ Swept by the breeze that fans thy cloudless sky, etc.
+
+«Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées
+par la brise qui rafraîchit ton {p.204} ciel sans nuage! Lieu où je
+vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que
+j'aimais, ton gazon mol et vert; quand la destinée glacera ce sein
+qu'une fièvre dévore, quand elle aura calmé les soucis et les
+passions;... ici où il palpita, ici mon coeur pourra reposer.
+Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances,... mêlé à la
+terre où coururent mes pas,... pleuré de ceux qui furent en société
+avec mes jeunes années, oublié du reste du monde![179]»
+
+ [Note 179: _Vers écrits sous un ormeau dans le
+ cimetière d'Harrow_ et datés du 2 septembre 1807.
+ C'est par cette pièce que se terminent les _Heures
+ de paresse_.]
+
+Et moi je dirai: Salut, antique ormeau, au pied duquel Byron enfant
+s'abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais _René_ sous
+ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour
+rêver _Childe-Harold!_ Byron demandait au cimetière, témoin des
+premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée: inutile prière que
+n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a été;
+je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise: au bout de quelques
+années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai
+retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent
+plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de
+qui vous parlez. Lord Byron est entièrement mort pour eux; ils
+n'entendent plus les hennissements de son cheval: il en est de même à
+Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.
+
+Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron {p.205} enfant y
+respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit
+vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur
+Arthur Young, traversant Combourg, écrivait:
+
+«Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage;
+l'agriculture n'y est pas plus avancée que chez les Hurons, ce qui
+paraît incroyable dans un pays enclos; le peuple y est presque aussi
+sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus
+sales et les plus rudes que l'on puisse voir: des maisons de terre
+sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais
+aucune aisance.--Cependant il s'y trouve un château, et il est même
+habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette
+habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant
+d'ordures et de pauvreté? Au-dessous de cet amas hideux de misère est
+un beau lac environné d'enclos bien boisés[180].»
+
+ [Note 180: _Voyage en France, en Espagne et en
+ Italie pendant les années 1787-1789_, par Arthur
+ Young.]
+
+Ce M. de Chateaubriand était mon père; la retraite qui paraissait si
+hideuse à l'agronome de mauvaise humeur n'en était pas moins une belle
+et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant
+de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young
+eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos
+moissons?
+
+Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en
+1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840: elles achèveront le
+morceau de lord {p.206} Byron; ce morceau se trouvera surtout
+complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant
+à Venise.
+
+Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la
+rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise,
+ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des moeurs, à peu
+près pareilles: l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous
+deux voyageurs dans l'Orient, assez souvent l'un près de l'autre, et
+ne se voyant jamais: seulement la vie du poète anglais a été mêlée à
+de moins grands événements que la mienne.
+
+Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce: dans
+_Childe-Harold_, il semble embellir de ses propres couleurs les
+descriptions de l'_Itinéraire_. Au commencement de mon pèlerinage, je
+reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château; Byron dit un
+égal adieu à sa demeure gothique.
+
+Dans _les Martyrs_, Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome:
+«Notre navigation fut longue, dit-il,... nous vîmes tous ces
+promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes
+compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter,
+et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux;
+moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des
+villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe[181].»
+
+ [Note 181: _Les Martyrs_, livre IV.]
+
+Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre
+de Sulpicius à Cicéron[182];--une {p.207} rencontre si parfaite m'est
+singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre immortel au
+rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous avons
+commémoré les mêmes ruines.
+
+ [Note 182: _Lettres_ de Cicéron, lib. IV, épist. V,
+ _ad Familiares_.]
+
+J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord Byron, dans la
+description de Rome: _les Martyrs_ et ma _Lettre sur la campagne
+romaine_ ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les
+aspirations d'un beau génie.
+
+Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord Byron
+se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes
+ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de
+_Childe-Harold_; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie.
+Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé, on me refuse moins
+cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses
+_Chansons_, a dit: «Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je
+parle des _lyres_ que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne
+crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique,
+qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est, avec raison, glorifiée
+souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du _Génie du
+christianisme_ s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y
+aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de
+_Childe-Harold_ est de la famille de René.»
+
+Dans un excellent article sur lord Byron, M. Villemain[183] a
+renouvelé la remarque de M. de Béranger: {p.208} Quelques pages
+incomparables de _René_, dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce
+caractère poétique. Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait
+de génie.»
+
+ [Note 183: Il s'agit ici, non précisément d'un
+ article, mais d'une _Notice sur lord Byron_,
+ publiée dans la _Biographie universelle_ de
+ Michaud, et reproduite dans les _Études de
+ littérature ancienne et étrangère_, par M.
+ Villemain.]
+
+Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée
+entre le chroniqueur de _René_ et le chantre de _Childe-Harold_ n'ôte
+pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de
+la _Dee_, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans
+luth? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en
+ait exprimé, comme moi et comme Goethe avant nous, la passion et le
+malheur; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient
+montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.
+
+D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir
+des conceptions pareilles sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir
+marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des
+idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en
+enrichir la sienne: cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous
+les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse,
+_Ossian_, _Werther_, _les Rêveries du promeneur solitaire_, _les
+Études de la nature_, ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai
+rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où
+je me délectais.
+
+S'il était vrai que _René_ entrât pour quelque chose dans le fond du
+personnage unique mis en scène {p.209} sous des noms divers dans
+_Childe-Harold_, _Conrad_, _Lara_, _Manfred_, le _Giaour_; si, par
+hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la
+faiblesse de ne jamais me nommer? J'étais donc un de ces pères qu'on
+renie quand on est arrivé au pouvoir? Lord Byron peut-il m'avoir
+complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français
+ses contemporains? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les
+journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans
+auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le
+_New-Times_ a fait un parallèle de l'auteur du _Génie du
+christianisme_ et de l'auteur de _Childe-Harold_?
+
+Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses
+susceptibilités, ses défiances: on veut garder le sceptre, on craint
+de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent
+supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la _Littérature_[184].
+Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à
+l'empire; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté
+est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose
+ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai
+admiré; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de
+Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de
+l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au {p.210} culte;
+on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les
+bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui
+nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte
+ou d'envie.
+
+ [Note 184: _De la littérature considérée dans ses
+ rapports avec l'état moral et politique des
+ nations_, par Mme de Staël. Le livre de Mme de
+ Staël ayant paru en 1800, avant _Atala_ et le
+ _Génie du christianisme_, celle-ci était assurément
+ excusable de n'avoir point nommé Chateaubriand, et
+ elle eût pu lui répondre:
+
+ Comment l'aurais-je fait si vous n'étiez pas né?]
+
+Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces _Mémoires_ au plus
+grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une
+chose: le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse.
+
+Lord Byron a ouvert une déplorable école: je présume qu'il a été aussi
+désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis
+des René qui rêvent autour de moi.
+
+La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'investigations et de
+calomnies: les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques;
+les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec
+frayeur, par ce _monstre_, à consoler ce Satan solitaire et
+malheureux. Qui sait? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il
+cherchait, une femme assez belle, un coeur aussi vaste que le sien.
+Byron, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent
+séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce
+humaine; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères
+de la matière et de l'intelligence, qui ne trouve point de mot à
+l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie
+sans cause, comme un sourire pervers du mal; c'est le fils du
+désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une
+incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout
+ce qui l'approche; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge
+{p.211} de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et
+maudit de Dieu; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est
+le damné du néant.
+
+Tel est le Byron des imaginations échauffées: ce n'est point, ce me
+semble, celui de la vérité.
+
+Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis
+dans lord Byron: l'homme de la _nature_ et l'homme du _système_. Le
+poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a
+accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord
+qu'en rêverie: cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de
+ses ouvrages.
+
+Quant à son _génie_, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est
+assez réservé; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une
+plainte, une imprécation; en cette qualité, elle est admirable: il ne
+faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.
+
+Quant à son _esprit_, il est sarcastique et varié, mais d'une nature
+qui agite et d'une influence funeste: l'écrivain avait bien lu
+Voltaire, et il l'imite.
+
+Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher
+à sa naissance; l'accident même qui le rendait malheureux et qui
+rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine n'aurait pas dû le
+tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre
+immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon: «La
+voix est la fleur de la beauté.»
+
+Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées
+fuient aujourd'hui. Au bout de quelques {p.212} années, que dis-je?
+de quelques mois, l'engouement disparaît; le dénigrement lui succède.
+On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron; son génie est mieux
+compris de nous; il aura plus longtemps des autels en France qu'en
+Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les
+sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les
+sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le
+cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde: s'ils
+brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur
+restera-t-il?
+
+ * * * * *
+
+Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes
+sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la
+terre: il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les
+dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie; il
+m'a précédé dans la mort; il a été appelé avant son tour; mon numéro
+primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier.
+Childe-Harold aurait dû rester: le monde me pouvait perdre sans
+s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma
+route, madame Guiccioli[185] à Rome, {p.213} lady Byron[186] à Paris.
+La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues: la première avait
+peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.
+
+ [Note 185: Teresa Gamba, comtesse _Guiccioli_, née
+ à Ravenne en 1802, célèbre par sa liaison avec lord
+ Byron. En 1831, veuve de son mari et... et de lord
+ Byron, elle épousa le marquis de Boissy, qui avait
+ été attaché à l'ambassade de Chateaubriand à Rome
+ et l'un de ses protégés. Le marquis de Boissy, pair
+ de France sous Louis-Philippe et sénateur sous le
+ second empire, est resté le type du parfait
+ interrupteur. L'ex-comtesse Guiccioli a fait
+ paraître, en 1863, deux volumes de souvenirs sur
+ l'auteur de _Childe-Harold_, publiés sous ce titre:
+ _Byron jugé par des témoins de sa vie_.]
+
+ [Note 186: Miss _Milbanks_, fille de sir Ralph
+ Milbanks-Noël, héritière de la fortune et des
+ titres de Wentworth, avait épousé lord Byron le 2
+ janvier 1815. Après un an de mariage et la
+ naissance d'une fille qui fut nommée Ada, lady
+ Byron se retira chez son père et ne voulut plus
+ revoir son époux. «La persévérance de ses refus,
+ dit Villemain, et la discrétion de ses plaintes
+ accusent également Byron, qui, n'eût-il pas eu
+ d'autres torts, appelait sur lui la malignité des
+ oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la
+ faute impardonnable de tourner en ridicule celle
+ qui portait son nom.»]
+
+ * * * * *
+
+Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où
+l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque
+chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses
+sites, de ses châteaux, de ses moeurs privées et politiques.
+
+Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues,
+depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu'à Greenwich et
+au-dessous.
+
+Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante
+avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses
+brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires; ceux-ci, à
+chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions: les plus petits
+d'abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de
+leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les
+fenêtres de la taverne où festoient les étrangers.
+
+Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec
+ses prairies, ses troupeaux, ses maisons {p.214} de campagne, ses
+parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois
+le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points
+opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de
+cette double Angleterre: à l'ouest l'aristocratie, à l'est la
+démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles
+l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.
+
+Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de
+Lamoignon, m'occupant du _Génie du christianisme_. Je faisais des
+nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de
+Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres fût le
+Richmond du traité _Honor Richemundiæ_, car alors je me serais
+retrouvé dans ma patrie, et voici comment: Guillaume le Bâtard fit
+présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent
+quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis
+le comté de Richmond[187]: les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain,
+inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles
+de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher.
+Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire
+le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard: le
+Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Édouard III.
+
+ [Note 187: Voir le _Domesday book_. CH.]
+
+Là expira, en 1377, Édouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse
+Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des
+premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy: n'aimez qu'à l'âge où
+vous {p.215} pouvez être aimé. Henri VIII et Élisabeth moururent
+aussi à Richmond: où ne meurt-on pas? Henri VIII se plaisait à cette
+résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet
+abominable homme; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et
+la servitude du Parlement; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au
+chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant:
+
+ Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme[188].
+
+ [Note 188: C'est un vers de La Harpe dans son poème
+ sur la Révolution. Sans doute, le sens et l'énergie
+ de ce vers plaisaient tout particulièrement à
+ Chateaubriand, car il lui arrivera encore de le
+ citer dans ce même volume.]
+
+On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait
+d'observatoire à Henri VIII pour épier la nouvelle du supplice d'Anne
+Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de
+Londres. Quelle volupté! le fer avait tranché le col délicat,
+ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses
+fatales caresses.
+
+Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal
+homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui
+m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles:
+accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils
+étaient fatigués; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce
+jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew[189] les
+kanguroos, ridicules {p.216} bêtes, tout juste l'inverse de la
+girafe: ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux
+l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne
+peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un
+cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules
+pleureurs: un couple nouvellement marié était venu passer la lune de
+miel dans ce paradis.
+
+ [Note 189: Village du comté de Surrey, à treize
+ kilomètres O. de Londres, sur la rive droite de la
+ Tamise. Kew possède un château royal, célèbre par
+ son observatoire et son jardin botanique, un des
+ plus riches qu'il y ait au monde.]
+
+Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de
+Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche: «Quel
+sempiternel tonnerre de brouillard! s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à
+portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là? j'ai fait ma
+liste: Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford; avec votre façon
+songearde, vous seriez chez John Bull _in vitam æternam_, que vous ne
+verriez rien.»
+
+Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche,
+Peltier m'énuméra ses espérances; il en avait des relais; une crevée
+sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe
+de çà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus
+robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet:
+Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour
+second James Mackintosh; condamné devant les tribunaux, il fit une
+nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pièces de
+son procès[190].
+
+ [Note 190: Voir plus haut, page 111, la note sur
+ Peltier.]
+
+Bleinheim me fut désagréable: je souffrais d'autant plus d'un ancien
+revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent
+affront; un bateau {p.217} en amont de la Tamise m'aperçut sur la
+rive; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras; on
+venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir: ces succès
+de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France,
+m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans
+Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady
+Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes.
+L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse
+misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et
+moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les
+palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du
+sang de mes compatriotes.
+
+Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques: j'aime mieux ses
+ombrages. Le _cicerone_ du lieu nous montra, dans une ravine noire, la
+copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante
+vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne
+s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les
+volets étaient fermés: pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des
+vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine!
+
+Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de
+Charles II: voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant
+d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait
+chasser sa race.
+
+Nous vîmes, à Slough, Herschell[191] avec sa savante {p.218} soeur et
+son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles
+planètes: cela faisait rire Peltier qui s'en tenait aux sept vieilles.
+
+ [Note 191: William _Herschell_ (1738-1822). Le roi
+ George III lui avait donné, au bourg de Slough, une
+ habitation voisine de son château de Windsor. Le
+ célèbre astronome eut pour auxiliaires dans la
+ construction de ses télescopes et dans ses
+ observations son frère Alexandre et sa soeur
+ Caroline, qui mourut, presque centenaire, en 1848.]
+
+Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette
+république d'Alfred le Grand; elle représentait les libertés
+privilégiées et les moeurs des institutions lettrées du moyen âge.
+Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les
+tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un
+plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie
+du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce
+prince.
+
+Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes
+collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de
+Gray sur le _Cimetière de campagne_:
+
+ The curfew tolls the knell of parting day.
+
+Imitation de ce vers de Dante:
+
+ Squilla di lontano
+ Che paja 'l giorno pianger che si muore[192].
+
+ [Note 192: _Le Purgatoire_, chant VIII, vers 5.]
+
+Peltier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal,
+ma traduction[193]. À la vue d'Oxford, {p.219} je me souvins de l'ode
+du même poète sur _une vue lointaine du collège d'Eton_:
+
+«Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis
+mon enfance insouciante errait étrangère à la peine! je sens les
+brises qui viennent de vous: elles semblent caresser mon âme abattue,
+et, parfumées de joie et de jeunesse me souffler un second printemps.
+
+«Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte
+aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la
+balle fugitive. Hélas! sans souci de leur destinée, folâtrent les
+petites victimes! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin
+d'outre-journée.»
+
+ [Note 193: Elle a été insérée par Chateaubriand au
+ tome XXII de ses _OEuvres complètes_. «S'il a fait,
+ dit Sainte-Beuve, de bien mauvais vers et de
+ médiocres, il en a trouvé quelques-uns de tout à
+ fait beaux et poétiques. Il est bien au-dessus de
+ Marie-Joseph Chénier dans la traduction du
+ _Cimetière de Gray_.» (_Chateaubriand et son groupe
+ littéraire_, tome I, p. 98.)]
+
+Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute
+la douceur de la muse? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des
+études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre
+la vie? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des
+ruines vues au flambeau.
+
+
+VIE PRIVÉE DES ANGLAIS.
+
+Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient,
+à la fin du dernier siècle, leurs moeurs et leur caractère national.
+Il n'y avait encore qu'un peuple, au nom duquel s'exerçait la
+souveraineté par un gouvernement aristocratique; on ne connaissait que
+deux grandes classes amies et liées {p.220} d'un commun intérêt, les
+patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en
+France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas: rien ne
+s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de
+leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions
+manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes
+trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des
+hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc,
+chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au
+bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre; toutes tenant les
+yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait.
+«L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid de cygnes au milieu des
+eaux.» Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en
+1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis
+XVI, me disait: «Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi
+était vêtu d'une redingote quand on lui coupa la tête?»
+
+Les _gentlemen-farmers_ n'avaient point encore vendu leur patrimoine
+pour habiter Londres; ils formaient encore dans la chambre des
+Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition
+au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de
+propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne,
+mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient _vivat_ au _roastbeef_, se
+plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la
+guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient
+ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient
+assurés que la gloire de la Grande-Bretagne {p.221} ne périrait point
+tant qu'on chanterait _God save the King_, que les bourgs-pourris
+seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur,
+et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix
+sous le nom de _lions_ et d'_autruches_.
+
+Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux; il avait
+reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne.
+L'université d'Oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis
+aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots:
+_À l'usage du clergé catholique exilé pour la religion_. Quant à la
+haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les
+dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de
+Galles[194], passaient des {p.222} ladies assises de côté dans des
+chaises à porteurs; leurs grands paniers sortaient par la porte de la
+chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur
+ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces
+belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de
+Lauzun avaient adoré les mères; ces filles sont, en 1822, les mères et
+grand'mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en
+robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de
+fleurs.
+
+ [Note 194: Caroline-Amélia-Augusta de
+ _Brunswick-Wolfenbüttel_, née en 1768, avait épousé
+ en 1795 le prince de Galles, depuis George IV.
+ Profondément attaché à Mistress Fitzherbert, à
+ laquelle il s'était uni par un mariage entaché de
+ nullité, celui-ci n'avait consenti à cette union
+ que pour obtenir du roi son père le payement de ses
+ dettes. Aussitôt après la naissance de leur fille,
+ la princesse Charlotte (mariée en 1816 au prince
+ Léopold de Cobourg et morte en couches l'année
+ suivante), le prince et la princesse de Galles
+ s'étaient séparés d'un commun accord (1796). En
+ 1806, le prince provoqua une enquête judiciaire sur
+ la conduite de sa femme, qu'il accusait d'avoir
+ donné le jour à un enfant illégitime. Le roi George
+ III prit parti pour sa belle-fille, et l'enquête
+ n'eut pas de résultat. Appelé au trône en 1820,
+ George IV, non content de se refuser à reconnaître
+ à sa femme le titre et les prérogatives royales,
+ introduisit contre elle au parlement un bill dans
+ lequel il demandait le divorce pour cause
+ d'adultère de la reine avec un ancien valet de pied
+ nommé Bergami. Après de longs débats, dans lesquels
+ Brougham, avocat de la reine Caroline, fit preuve
+ de la plus rare habileté et de la plus puissante
+ éloquence, le bill fut retiré par le gouvernement
+ (6 novembre 1820). Mais au mois de juillet de
+ l'année suivante, l'entrée de Westminster fut
+ refusée à la reine le jour du couronnement de
+ George IV. Le dépit qu'elle conçut de cet affront
+ ne fut pas étranger à sa fin survenue quelques
+ jours plus tard.]
+
+
+MOEURS POLITIQUES.
+
+L'Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l'apogée de
+sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j'ai entendu
+parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les
+Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique
+ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel
+point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais
+admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à
+la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres.
+Les idées _générales_ ont pénétré dans cette société _particulière_.
+Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent
+quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus
+grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le
+patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d'un
+comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera
+le temps dont je déplore ici la perte.
+
+{p.223} En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la
+Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait.
+Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne
+déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des
+larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa
+réplique par ces paroles: «Le très honorable gentleman, dans le
+discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu
+commune; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions.
+Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part,
+je ne serai pas épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes sentiments
+dans cette Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que
+la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète
+en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie,
+que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de
+m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la
+Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public
+et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je
+m'écrierai: Fuyez la Constitution française!--_Fly from the French
+Constitution_.»
+
+M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de _perdre des amis_, M.
+Burke s'écria:
+
+«Oui, il s'agit de perdre des amis! Je connais le résultat de ma
+conduite; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est
+finie: _I have done my duty at the price of my friend; our friendship
+is at an end_. J'avertis les très honorables gentlemen, qui {p.224}
+sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à
+l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme
+deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux
+frères), je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la
+Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les
+innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories.--_From
+the danger of these new theories_.» Mémorable époque du monde!
+
+M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, accablé de la mort de
+son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des
+pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, _his
+nursery_. Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui
+croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les
+insouciants petits exilés, il me disait: «Nos petits garçons ne
+feraient pas cela: _our boys could not do that_,» et ses yeux se
+mouillaient de larmes: il pensait à son fils parti pour un plus long
+exil.
+
+Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi
+l'influence des _nouvelles théories_. Il faut avoir vu la gravité des
+débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces
+orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution
+prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La
+liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à
+Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à
+la tribune encore sanglante de la Convention.
+
+M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole
+était froide, son intonation monotone, son geste insensible;
+toutefois, la lucidité et la fluidité {p.225} de ses pensées, la
+logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs
+d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.
+
+J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le
+parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George
+III arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot
+d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines
+cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient
+quelques gardes à cheval; c'était là le maître des rois de l'Europe,
+comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M.
+Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le
+bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne
+trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désoeuvrés:
+laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au
+vent, la figure pâle.
+
+Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures
+réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait
+rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un
+valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans
+passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne
+voulait être que _William Pitt_.
+
+Lord Liverpol, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa
+campagne: en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite
+maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'État qui
+avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous
+les milliards de la terre.
+
+George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la {p.226} raison
+et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres
+lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la
+santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor: j'obtins pour
+quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de
+manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle,
+parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses
+mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il
+connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de
+Hændel: c'était une belle fin de la _vieille Angleterre. Old England!_
+
+ * * * * *
+
+Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande
+révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier consul,
+rétablissait l'ordre par le despotisme; beaucoup d'exilés rentraient;
+la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les
+débris de sa fortune: la fidélité périssait par la tête, tandis que
+son coeur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de
+province à demi nus. Madame Lindsay était partie; elle écrivait à MM.
+de Lamoignon de revenir; elle invitait aussi madame d'Aguesseau, soeur
+de MM. de Lamoignon[195], à passer le détroit. Fontanes m'appelait,
+pour achever à Paris l'impression {p.227} du _Génie du christianisme_.
+Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le
+revoir; des dieux plus puissants que les Lares paternels me
+retenaient; je n'avais plus en France de biens et d'asile; la patrie
+était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait: je
+n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma soeur Julie. Lucile
+existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne portait plus
+mon nom; ma jeune _veuve_ ne me connaissait que par une union de
+quelques mois, par le malheur et par une absence de huit années.
+
+ [Note 195: Sur MM. de Lamoignon, voir ci-dessus la
+ note 1 de la page 154.--Leur soeur,
+ Marie-Catherine, née le 3 mars 1759, avait épousé
+ Henri-Cardin-Jean-Baptiste, marquis d'Aguesseau,
+ seigneur de Fresne, avocat général au Parlement,
+ lequel devint membre de l'Académie française
+ (1787), député à la Constituante de 1789, sénateur
+ de l'Empire (1805), pair de la Restauration (1814).
+ Madame d'Aguesseau est morte en 1849, à l'âge de
+ quatre-vingt-dix ans.]
+
+Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir; mais
+je voyais ma petite société se dissoudre; madame d'Aguesseau me
+proposait de me mener à Paris: je me laissai aller. Le ministre de
+Prusse me procura un passe-port, sous le nom de La Sagne, habitant de
+Neuchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du _Génie du
+christianisme_, et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai
+des _Natchez_ les esquisses d'_Atala_ et de _René_; j'enfermai le
+reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes
+hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame
+d'Aguesseau: madame Lindsay nous attendait à Calais.
+
+Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800; mon coeur était autrement
+occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne
+ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes; aujourd'hui
+ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs
+et de cours, si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés
+dans ma présente existence! Passez, hommes, passez; viendra mon tour.
+Je {p.228} n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours; si les
+souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières,
+maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de _René_ va se
+développer, et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon
+récit! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses
+révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan; de cet Empire et de
+l'homme gigantesque que j'ai vu tomber; de cette Restauration à
+laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais
+que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage
+funèbre?
+
+Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout
+de ma première carrière, s'ouvre devant moi _la carrière de
+l'écrivain_; d'homme privé, je vais devenir homme public; je sors de
+l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le
+carrefour souillé et bruyant du monde; le grand jour va éclairer ma
+vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette
+un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures
+immémorées; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle;
+je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des soeurs,
+comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne
+reverrai plus.
+
+Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai
+dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger: caché doublement dans
+l'obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j'abordai la France
+avec le siècle[196].
+
+ [Note 196: Voir, à l'_Appendice_, le nº V: la
+ _Rentrée en France_.]
+
+
+
+
+{p.229} DEUXIÈME PARTIE
+
+CARRIÈRE LITTÉRAIRE
+
+1800-1814
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER[197]
+
+ [Note 197: Ce livre, commencé à Dieppe en 1836, a
+ été terminé à Paris en 1837. Il a été revu en
+ décembre 1846.]
+
+ Séjour à Dieppe.--Deux sociétés.--Où en sont mes Mémoires.--Année
+ 1800.--Vue de la France.--J'arrive à Paris.--Changement de la
+ société.--Année de ma vie 1801.--Le _Mercure._--_Atala._--Année de
+ ma vie 1801.--Mme de Beaumont, sa société.--Année de ma vie
+ 1801.--Été à Savigny.--Année de ma vie 1802.--Talma.--Années de ma
+ vie 1802 et 1803.--_Génie du christianisme._--Chute
+ annoncée.--Cause du succès final.--_Génie du christianisme_;
+ suite.--Défauts de l'ouvrage.
+
+
+Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces
+_Mémoires_; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments
+qu'ils m'inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire
+de mes pensées et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie.
+
+Vous voyez où j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les
+falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui
+communique à ces {p.230} falaises au moyen d'un pont jeté sur un
+fossé: madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne
+d'Autriche; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam,
+elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers
+du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne
+traitait pas trop bien le coupable.
+
+Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du
+trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion
+pour l'auteur des _Maximes_[198], et lui fut fidèle autant qu'elle le
+pouvait. Celui-ci vit moins de ses _pensées_ que de l'amitié de madame
+de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de
+l'amour de madame de Longueville: voilà ce que c'est que les
+attachements illustres.
+
+ [Note 198: Le duc de La Rochefoucauld.]
+
+La princesse de Condé, près d'expirer, dit à madame de Brienne: «Ma
+chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l'état où
+vous me voyez, et qu'elle apprenne à mourir.» Belles paroles; mais la
+princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri IV,
+qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le
+Béarnais, _s'échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente
+ou quarante lieues à cheval_; elle était alors une _pauvre misérable_
+de dix-sept ans.
+
+Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de
+Paris; il monte rapidement au sortir de Dieppe. À droite, sur la ligne
+ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière; le long de ce
+mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, {p.231} marchant
+parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre,
+chantaient ensemble à demi-voix. J'ai prêté l'oreille; ils en étaient
+à ce couplet du _Vieux caporal_, beau mensonge poétique, qui nous a
+conduits où nous sommes:
+
+ Qui là-bas sanglote et regarde?
+ Eh! c'est la veuve du tambour, etc., etc.
+
+Ces hommes prononçaient le refrain: _Conscrits au pas; ne pleurez
+pas... Marchez au pas, au pas,_ d'un ton si mâle et si pathétique que
+les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en
+dévidant leur chanvre, ils avaient l'air de filer le dernier moment du
+vieux caporal: je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire
+particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui
+chantaient à la vue de la mer la mort d'un soldat.
+
+La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une
+célébrité plébéienne: j'ai comparé en pensée les hommes aux deux
+extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques
+j'aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le
+passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de
+la postérité?
+
+Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne
+contre-pesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle
+différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de
+Henri IV jusqu'à celle de Mazarin! Qu'est-ce que les troubles de 1648
+comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l'ancien monde, dont
+elle mourra peut-être, en {p.232} ne laissant après elle ni vieille,
+ni nouvelle société? N'avais-je pas à peindre dans mes _Mémoires_ des
+tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scènes
+racontées par le duc de La Rochefoucauld? À Dieppe même, qu'est-ce que
+la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès
+de madame la duchesse de Berry? Les coups de canon qui annonçaient à
+la mer la présence de la veuve royale n'éclatent plus; la flatterie de
+poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des
+flots[199].
+
+ [Note 199: La duchesse de Berry, dans les derniers
+ temps de la Restauration, avait mis à la mode la
+ plage de Dieppe; elle y allait chaque année, avec
+ ses enfants, dans la saison des bains de mer.]
+
+Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont
+retirées; les deux matelots de la chanson du poète plébéien
+s'abîmeront; Dieppe est vide de moi-même: c'était un autre _moi_, un
+_moi_ de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce
+_moi_ a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez
+vu, sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur
+les galets; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte; vous m'y
+rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juillet m'y
+surprendront. M'y voici encore; j'y reprends la plume pour continuer
+mes confessions.
+
+Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'oeil sur
+l'état de mes _Mémoires_.
+
+ * * * * *
+
+Il m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur
+une grande échelle: j'ai, en premier lieu, élevé les pavillons des
+extrémités, puis, déplaçant {p.233} et replaçant çà et là mes
+échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions
+intermédiaires; on employait plusieurs siècles à l'achèvement des
+cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera
+fini par mes diverses années; l'architecte, toujours le même, aura
+seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver
+intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle
+usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu:
+«Servez de tabernacle à mon âme.» et il disait aux hommes: «Quand vous
+m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi.»
+
+Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes
+_Mémoires_ et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque
+ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de
+feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir,
+quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de
+l'Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie?
+Ne suis-je pas moi-même quasi mort? Mes opinions ne sont-elles pas
+changées? Vois-je les objets du même point de vue? Ces événements
+personnels dont j'étais si troublé, les événements généraux et
+prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué
+l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes propres yeux? Quiconque
+prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures; il ne retrouve plus
+le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille
+dans mes pensées, il y a des noms et jusqu'à des personnages qui
+échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait
+palpiter mon coeur: vanité {p.234} de l'homme oubliant et oublié! Il
+ne suffit pas de dire aux songes, aux amours: «Renaissez!» pour qu'ils
+renaissent; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec le
+rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.
+
+ Aucuns venants des Lares patries. (RABELAIS.)
+
+Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le
+monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde
+européen. À mesure que le _packet-boat_ de Douvres approchait de
+Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage.
+J'étais frappé de l'air pauvre du pays: à peine quelques mâts se
+montraient dans le port; une population en carmagnole et en bonnet de
+coton s'avançait au-devant de nous le long de la jetée: les vainqueurs
+du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous
+accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le
+pont, visitèrent nos bagages et nos passe-ports: en France, un homme
+est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos
+affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou
+une baïonnette.
+
+Madame Lindsay nous attendait à l'auberge: le lendemain nous partîmes
+avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa
+parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes;
+des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou
+entourée d'un mouchoir, {p.235} labouraient les champs: on les eût
+prises pour des esclaves. J'aurais dû plutôt être frappé de
+l'indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes
+maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On
+eût dit que le feu avait passé dans les villages; ils étaient
+misérables et à moitié démolis: partout de la boue ou de la poussière,
+du fumier et des décombres.
+
+À droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus; de
+leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur
+lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés,
+des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des
+clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête
+et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées
+ces inscriptions républicaines déjà vieillies: LIBERTÉ, ÉGALITÉ,
+FRATERNITÉ, OU LA MORT. Quelquefois on avait essayé d'effacer le mot
+MORT, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche
+de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre,
+recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la
+barbarie et de la destruction du moyen âge.
+
+En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux
+n'avaient point été abattus; je fus frappé de ces belles avenues
+itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m'était aussi
+nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique.
+Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées; la pluie
+pénétrait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux: j'y
+ai vu, depuis, {p.236} les os de Louis XVI, les Cosaques, le cercueil
+du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIII.
+
+Auguste de Lamoignon vint au-devant de madame Lindsay: son élégant
+équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences
+sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes, que
+j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux
+Ternes. On me mit à terre sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à
+travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre
+heures chez elle; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui
+lui servait à arranger des affaires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de
+Fontanes de mon arrivée; au bout de quarante-huit heures, il me vint
+chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louée
+dans une auberge, presque à sa porte.
+
+C'était un dimanche: vers trois heures de l'après-midi, nous entrâmes
+à pied dans Paris par la barrière de l'Étoile. Nous n'avons pas une
+idée aujourd'hui de l'impression que les excès de la Révolution
+avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les
+hommes absents de la France pendant la Terreur; il me semblait, à la
+lettre, que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est
+vrai, des commencements de la Révolution; mais les grands crimes
+n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits
+subséquents, tels qu'on les racontait au milieu de la société paisible
+et régulière de l'Angleterre.
+
+M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami
+Fontanes, j'ouïs, à mon {p.237} grand étonnement, en entrant dans les
+Champs-Élysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de
+tambour. J'aperçus des _bastringues_ où dansaient des hommes et des
+femmes; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans
+l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la
+place Louis XV, elle était nue; elle avait le délabrement, l'air
+mélancolique et abandonné d'un vieil amphithéâtre; on y passait vite;
+j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes; je craignais de
+mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace; mes yeux
+ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel où s'était élevé
+l'instrument de mort; je croyais voir en chemise, liés auprès de la
+machine sanglante, mon frère et ma belle-soeur: là était tombée la
+tête de Louis XVI. Malgré les joies de la rue, les tours des églises
+étaient muettes; il me semblait être rentré le jour de l'immense
+douleur, le jour du vendredi saint.
+
+M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré, aux environs de
+Saint-Roch[200]. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me
+conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri
+provisoire: je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu
+parler.
+
+ [Note 200: Les lettres adressées par Chateaubriand
+ au _citoyen Fontanes_, en 1800 et 1801, portent
+ cette suscription: _Rue Saint-Honoré, près le
+ passage Saint-Roch_, ou bien: _Rue Saint-Honoré, nº
+ 85, près de la rue Neuve-du-Luxembourg_.]
+
+Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de La Sagne, déposer
+mon passe-port étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris,
+une permission {p.238} qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de
+quelques jours, je louai un entre-sol rue de Lille, du côté de la rue
+des Saints-Pères.
+
+J'avais apporté le _Génie du christianisme_ et les premières feuilles
+de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret[201],
+digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l'impression
+interrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une
+âme ne connaissait mon _Essai sur les révolutions_, malgré ce que m'en
+avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de
+Sales, qui venait de publier son _Mémoire en faveur de Dieu_, et je me
+rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain,
+près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de
+son concierge: _Ici on s'honore du titre de citoyen, et on se tutoie.
+Ferme la porte, s'il vous plaît_. Je montai: M. Ginguené, qui me
+reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il
+était et avait été. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de
+renouer des liaisons si disproportionnées.
+
+ [Note 201: Il avait sa librairie _rue Jacob, nº
+ 1186_. On numérotait alors les maisons par quartier
+ et non par rue.]
+
+Je nourrissais toujours au fond du coeur les regrets et les souvenirs
+de l'Angleterre; j'avais vécu si longtemps dans ce pays que j'en avais
+pris les habitudes: je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons,
+de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à
+notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage: j'étais
+Anglais de manières, de goût et, jusqu'à un certain point, de pensées;
+car si, comme on le prétend, lord Byron s'est inspiré quelquefois
+{p.239} de _René_ dans son _Childe-Harold_, il est vrai de dire aussi
+que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d'un
+voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler, d'écrire et même
+de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et
+l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui
+nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des
+intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette
+inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous
+les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française
+incomparable et qui rachète nos défauts: après quelques mois
+d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre
+qu'à Paris.
+
+ * * * * *
+
+Je m'enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au
+travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés
+des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été
+comblé; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent; on ne
+voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales
+de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier
+et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on
+rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, _ombres chinoises,
+vues d'optique, cabinets de physique, bêtes étranges_; malgré tant de
+têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du
+Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du
+bourdon des grosses caisses: c'était peut-être là qu'habitaient ces
+géants que je cherchais {p.240} et que devaient avoir nécessairement
+produits des événements immenses. Je descendais; un bal souterrain
+s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un
+petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un
+hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers:
+
+ Par ses vertus, par ses attraits,
+ Il méritait d'être leur père!
+
+On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette
+société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon.
+
+Je visitais les lieux où j'avais promené les rêveries de mes premières
+années. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient été
+chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus
+conduit à la Chartreuse; on achevait de la démolir.
+
+La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies
+absentes du grand roi; la communauté des Capucines était saccagée; le
+cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson.
+Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j'avais aperçu
+Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église
+de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de
+corde. À la porte, une enluminure représentait des funambules, et on
+lisait en grosses lettres: _Spectacle gratis_. Je m'enfonçai avec la
+foule dans cet antre perfide: je ne fus pas plutôt assis à ma place,
+que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des
+enragés: «Consommez messieurs! consommez!» {p.241} Je ne me le fis
+pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux cris moqueurs de
+l'assemblée, parce que je n'avais pas de quoi _consommer_[202].
+
+ [Note 202: Chateaubriand, à cette date, était à la
+ lettre, sans le sou. Le 30 juillet 1800, il
+ écrivait à Fontanes:
+
+ «Je vous envoie, mon cher ami, un Mémoire que de
+ Sales m'a laissé pour vous:
+
+ «Rendez-moi deux services;
+ Donnez-moi d'abord un mot pour le médecin.
+ Tâchez ensuite de m'emprunter vingt-cinq louis.
+
+ «J'ai reçu de mauvaises nouvelles de ma famille, et
+ je ne sais plus comment faire pour attendre l'autre
+ époque de ma fortune, chez Migneret. Il est dur
+ d'être inquiet sur ma vie pendant que j'achève
+ l'oeuvre du Seigneur. Juste et belle Révolution!
+ Ils ont tout vendu. Me voilà comme au sortir du
+ ventre de ma mère, car mes chemises même ne sont
+ pas françaises. Elles sont de la charité d'un autre
+ peuple. Tirez-moi donc d'affaire, si vous le
+ pouvez, mon cher ami. Vingt-cinq louis me feront
+ vivre jusqu'à la publication qui décidera de mon
+ sort. Alors le livre paiera tout, si tel est le bon
+ plaisir de Dieu, qui jusqu'à présent ne m'a pas été
+ très favorable.
+
+ «Tout à vous,
+
+ «LA SAGNE.»
+
+ La lettre porte pour suscription: _Au citoyen
+ Fontanes, rue Honoré_.]
+
+ * * * * *
+
+La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun
+entre elles: la République, l'Empire et la Restauration; ces trois
+mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les
+autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a
+eu un principe fixe: le principe de la République était l'égalité,
+celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté.
+L'époque républicaine est la plus originale et la plus profondément
+gravée, parce qu'elle a été unique dans l'histoire: jamais on n'avait
+vu, jamais on ne reverra {p.242} l'ordre physique produit par le
+désordre moral, l'unité sortie du gouvernement de la multitude,
+l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité.
+
+J'assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle
+était bizarre: par un travestissement convenu, une foule de gens
+devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas: chacun portait son
+nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au
+carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont
+masqués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou
+Hollandais: j'étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son
+fils, le père pour l'oncle de sa fille; le propriétaire d'une terre
+n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens
+contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux
+sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la
+nouvelle: celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à
+son tour.
+
+Cependant le monde ordonné commençait à renaître; on quittait les
+cafés et la rue pour rentrer dans sa maison; on recueillait les restes
+de sa famille; on recomposait son héritage en en rassemblant les
+débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l'on fait le
+compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se
+rouvrait: j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du
+temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se
+retiraient, des générations impériales qui s'avançaient. Des généraux
+de la réquisition, {p.243} pauvres, au langage rude, à la mine
+sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des
+blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers
+brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait
+tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous
+les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient
+les spectacles de la place Louis XV, où l'on coupait la tête à _des
+femmes_ qui, me disait mon propre concierge de la rue de Lille,
+_avaient le cou blanc comme de la chair de poulet_. Les
+septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits
+marchands de pommes cuites au coin des bornes; mais ils étaient
+souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les
+reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les
+révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager dans les grands
+hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et
+comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la
+nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la
+populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se
+préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les
+forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre
+tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et
+s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger: de jour en
+jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes
+et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul.
+
+{p.244} Tout en m'occupant à retrancher, augmenter, changer les
+feuilles du _Génie du christianisme_, la nécessité me forçait de
+suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rédigeait alors le
+_Mercure de France_; il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces
+combats n'étaient pas sans quelque péril: on ne pouvait arriver à la
+politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait
+à demi-mot. Une circonstance singulière, en m'empêchant de dormir,
+allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux
+tourterelles; elles roucoulaient beaucoup: en vain je les enfermais la
+nuit dans ma petite malle de voyageur; elles n'en roucoulaient que
+mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je
+m'avisai d'écrire pour le _Mercure_ une lettre à madame de Staël[203].
+Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre; ce que n'avaient
+pu faire mes deux gros volumes sur les _Révolutions_, quelques pages
+d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de
+l'obscurité.
+
+ [Note 203: Cette lettre à Mme de Staël avait
+ exactement pour titre: _Lettre à M. de Fontanes sur
+ la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël
+ (De la littérature considérée dans ses rapports
+ avec la morale, etc.)_. Cette lettre était signée:
+ l'_Auteur du Génie du Christianisme_. Elle fut
+ imprimée dans le _Mercure_ du 1er nivôse an IX (22
+ décembre 1800). C'est un des plus éloquents écrits
+ de Chateaubriand. Il figure maintenant dans toutes
+ les éditions du _Génie du Christianisme_, auquel il
+ se rattache de la façon la plus étroite.]
+
+Ce premier succès semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je
+m'occupais à revoir les épreuves d'Atala (épisode renfermé, ainsi que
+_René_, dans le _Génie du christianisme_) lorsque je m'aperçus que des
+feuilles me manquaient. La peur me prit: je crus qu'on avait {p.245}
+dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée,
+car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi
+qu'il en soit, je me déterminai à publier _Atala_ à part, et
+j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au _Journal des
+Débats_ et au _Publiciste_[204].
+
+ [Note 204: Voici cette lettre:
+
+ «CITOYEN,
+
+ «Dans mon ouvrage sur le _Génie du Christianisme_,
+ ou _les Beautés de la religion chrétienne_, il se
+ trouve une partie entière consacrée à la _poétique
+ du Christianisme_. Cette partie se divise en quatre
+ livres: poésie, beaux-arts, littérature, harmonies
+ de la religion avec les scènes de la nature et les
+ passions du coeur humain. Dans ce livre, j'examine
+ plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les
+ précédents, tels que les effets des ruines
+ gothiques comparées aux autres sortes de ruines,
+ les sites des monastères dans la solitude, etc. Ce
+ livre est terminé par une anecdote extraite de mes
+ voyages en Amérique, et écrite sous les huttes
+ mêmes des sauvages; elle est intitulée _Atala_,
+ etc. Quelques épreuves de cette petite histoire
+ s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident
+ qui me causerait un tort infini, je me vois obligé
+ de l'imprimer à part, avant mon grand ouvrage.
+
+ «Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de
+ publier ma lettre, vous me rendriez un important
+ service.
+
+ «J'ai l'honneur d'être, etc.»
+
+ La lettre est signée: _l'Auteur du Génie du
+ Christianisme_. Elle parut dans le _Journal des
+ Débats_, du 10 germinal, an IX (31 mars 1801).]
+
+Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de
+Fontanes: il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres.
+Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort
+d'Atala, il me dit brusquement d'une voix rude: «Ce n'est pas cela;
+c'est mauvais; refaites cela!» Je me retirai désolé; je ne me sentais
+pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu; je passai
+depuis {p.246} huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon
+entre-sol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes
+mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes; je
+m'en voulais; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de
+moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par
+l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais
+renfermées: l'inspiration me revint; je traçai de suite le discours du
+missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel
+qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le coeur palpitant,
+je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria: «C'est cela! c'est
+cela! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux!»
+
+C'est de la publication d'_Atala_[205] que date le bruit que j'ai fait
+dans ce monde: je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique
+commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire
+paraissait un prodige; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage
+ajoutait à la surprise de la foule. _Atala_ tombant au milieu de la
+littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie
+dont la seule {p.247} vue inspirait l'ennui, était une sorte de
+production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer
+parmi les _monstruosités_ ou parmi les _beautés_; était-elle Gorgone
+ou Vénus? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son
+sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le
+_Génie du christianisme_. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau
+l'accueillit.
+
+ [Note 205: Fontanes, dans le _Mercure_ du 16
+ germinal an IX (6 avril 1801), annonçait, en ces
+ termes, la publication prochaine d'_Atala_:
+ «L'auteur est le même dont on a déjà parlé plus
+ d'une fois, en annonçant son grand travail sur les
+ beautés morales et poétiques du christianisme.
+ Celui qui écrit l'aime depuis douze ans et il l'a
+ retrouvé, d'une manière inattendue, dans des jours
+ d'exil et de malheurs; mais il ne croit pas que les
+ illusions de l'amitié se mêlent à ses
+ jugements.»--Le _Journal des Débats_, dans sa
+ feuille du 27 germinal (17 avril) annonça que le
+ petit volume venait de paraître _chez Migneret, rue
+ Jacob nº 1186_. C'était un petit in-12 de XXIV et
+ 210 pages de texte, avec ce titre: _Atala ou les
+ amours de deux sauvages dans le désert_.]
+
+Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers,
+la collection de _Curtius_[206]. Les auberges de rouliers étaient
+ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le
+père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les
+quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images
+de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard
+ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'_âme de la
+solitude_ à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de
+confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une
+jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s'en allaient
+par le coche se marier dans leur petite ville; comme {p.248} en
+débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré, que crocodiles, cigognes
+et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous.
+Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient[207]. L'abbé Morellet,
+pour me {p.249} confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et
+ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme
+Chactas tenait les pieds d'Atala pendant l'orage: si le Chactas de la
+rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa
+critique[208].
+
+ [Note 206: Un Allemand, qui se faisait appeler
+ _Curtius_, avait installé à Paris, vers 1770, un
+ _Cabinet_ de figure en cire coloriées,
+ reproduisant, sous leur costume habituel, les
+ personnages fameux morts ou vivants. Ses deux
+ salons, établis au Palais-Royal et au boulevard du
+ Temple, étaient consacrés, l'un aux grands hommes,
+ l'autre aux scélérats. Tous les deux, le second
+ surtout, attirèrent la foule, et leur vogue, que la
+ Révolution n'avait fait qu'accroître, se maintint
+ sous le Consulat et l'Empire. Les salons de figures
+ de cire restèrent ouverts, au boulevard du Temple,
+ jusqu'à la fin du règne de Louis-Philippe. Ils
+ émigrèrent alors en province, et il arrive
+ qu'aujourd'hui encore on en rencontre quelquefois
+ dans les foires de village. Seulement, on n'y
+ trouve plus de grands hommes: les scélérats seuls
+ sont restés.]
+
+ [Note 207: Marie-Joseph Chénier--qui aura justement
+ pour successeur à l'Académie l'auteur
+ d'_Atala_--fut le plus ardent à critiquer l'oeuvre
+ nouvelle, à la couvrir de moqueries en vers et en
+ prose. Sa longue satire des _Nouveaux Saints_ lui
+ est en grande partie consacrée:
+
+ J'entendrai les sermons prolixement diserts
+ Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.
+ Ô terrible Atala! tous deux avec ivresse
+ Courons goûter encore les plaisirs de la messe.
+
+ Un petit volume, attribué à Gadet de Gassicourt et
+ qui eut aussitôt plusieurs éditions, avait pour
+ titre: _Atala, ou les habitants du désert, parodie
+ d'ATALA, ornée de figures de rhétorique.--Au grand
+ village_, chez Gueffier jeune, an IX.
+
+ L'année suivante paraissaient deux volumes
+ intitulés: _Résurrection d'Atala et son voyage à
+ Paris_. Mme de Beaumont les signalait en ces termes
+ à Chênedollé, dans une lettre du 25 août 1802: «On
+ a fait une _Résurrection d'Atala_ en deux volumes.
+ Atala, Chactas et le Père Aubry ressuscitent aux
+ ardentes prières des Missionnaires. Ils partent
+ pour la France; un naufrage les sépare: Atala
+ arrive à Paris. On la mène chez Feydel (l'un des
+ rédacteurs du _Journal de Paris_ à cette époque)
+ qui parie deux cents louis qu'elle n'est pas une
+ vraie Sauvage; chez l'abbé Morellet, qui trouve la
+ plaisanterie mauvaise; chez M. de Chateaubriand,
+ qui lui fait vite bâtir une hutte dans son jardin,
+ qui lui donne un dîner où se trouvent les élégantes
+ de Paris: on discute avec lui très poliment les
+ prétendus défauts d'Atala. On va ensuite au bal des
+ Étrangers où plusieurs femmes du moment passent en
+ revue, enfin à l'église où l'on trouve le Père
+ Aubry disant la messe et Chactas la servant. La
+ reconnaissance se fait, et l'ouvrage finit par une
+ mauvaise critique du _Génie du Christianisme_. Vous
+ croiriez, d'après cet exposé, que l'auteur est
+ païen. Point du tout. Il tombe sur les philosophes;
+ il assomme l'abbé Morellet, et il veut être plus
+ chrétien que M. de Chateaubriand. La plaisanterie
+ est plus étrange qu'offensante; mais on cherche à
+ imiter le style de notre ami, et cela me blesse. Le
+ bon esprit de M. Joubert s'accommode mieux de
+ toutes ces petites attaques que moi qui justifie si
+ bien la première partie de ma devise: «_Un souffle
+ m'agite_.»--En annonçant cette _Résurrection
+ d'Atala_, le _Mercure_ disait (4 septembre 1802):
+ «Encore deux volumes sur _Atala_! En vérité elle a
+ déjà donné lieu à plus de critiques et de défenses
+ que la philosophie de Kant n'a de commentaires.»]
+
+ [Note 208: Chateaubriand se venge ici très
+ spirituellement de l'abbé Morellet (l'abbé
+ _mords-les_, disait Voltaire) et de sa brochure de
+ 72 pages: _Observations critiques sur le roman
+ intitulé ATALA_. L'abbé Morellet, «qui
+ n'appartenait à l'église, dit Norvins (_Mémorial_,
+ I, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du
+ costume et par un prieuré tout entier», était un
+ homme de talent et de bon sens, mais d'un talent un
+ peu sec et d'un bon sens un peu court. Vieil
+ encyclopédiste, classique impénitent, il ne comprit
+ rien aux nouveautés d'_Atala_, de _René_ et du
+ _Génie du Christianisme_, aussi dépaysé devant les
+ premiers chefs-d'oeuvre du jeune Chateaubriand que
+ les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les
+ Wurmser, devant les premières victoires du jeune
+ Bonaparte.]
+
+Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je
+devins à la mode. La tête me tourna: j'ignorais les jouissances de
+l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme,
+comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi
+égalait ma passion: conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie
+naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient
+humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat; je me
+promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était
+couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu'on ne
+{p.250} reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la
+dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec
+ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de
+Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la
+cour; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand
+ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de
+travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me
+contemplais, je me disais: «C'est pourtant toi, créature
+extraordinaire, qui manges comme un autre homme!» Il y avait aux
+Champs-Élysées un café que j'affectionnais à cause de quelques
+rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle; madame
+Rousseau[209], la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir
+qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café,
+et je cherchais _Atala_ dans les _Petites-Affiches_, à la voix de mes
+cinq ou six Philomèles. Hélas! je vis bientôt mourir la pauvre madame
+Rousseau; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait:
+«_Douce habitude d'aimer, si nécessaire à la vie!_» ne dura qu'un
+moment.
+
+ [Note 209: Dans une lettre à Chênedollé, du 26
+ juillet 1820, Chateaubriand, qui venait d'être
+ nommé à l'ambassade de Berlin, rappelait à son ami
+ le _bon temps_ où ils fréquentaient ensemble le
+ petit café des Champs-Élysées: «... Ceci n'est pas
+ un adieu, lui écrivait-il; nous nous reverrons,
+ nous finirons nos jours ensemble dans cette grande
+ Babylone qu'on aime toujours en la maudissant, et
+ nous nous rappellerons le bon temps de nos misères
+ où nous prenions le détestable café de Mme
+ Rousseau.»]
+
+Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma
+vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre
+sorte; ces dangers s'accrurent {p.251} à l'apparition du _Génie du
+christianisme_, et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors
+vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent
+aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles
+enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les
+éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses; car ne
+sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles
+mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et
+de fleurs. J.-J. Rousseau parle des déclarations qu'il reçut à la
+publication de la _Nouvelle Héloïse_ et des conquêtes qui lui étaient
+offertes: je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je
+sais que j'étais enseveli sous un amas de billets parfumés; si ces
+billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je serais
+embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se
+disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe
+suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant
+la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas
+été gâté, il faut que ma nature soit bonne.
+
+Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois
+aller jusqu'à me croire obligé de remercier chez elles les dames
+inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries: un jour,
+à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile
+de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise
+m'attendait dans des salons de soie; mélange de l'odalisque et de la
+Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou
+{p.252} d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres
+filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue
+ou qu'elle est passée: ce choeur féminin, varié d'âge et de beauté,
+était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et
+mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors,
+excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni
+distingué de la foule. Toutefois je le dois dire: m'eût-il été facile
+d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par
+les voies chastes de la religion révoltait ma sincérité: être aimé à
+travers le _Génie du christianisme_, aimé pour l'_Extrême-Onction_,
+pour la _Fête des Morts!_ Je n'aurais jamais été ce honteux tartufe.
+
+J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux; arrivé à l'âge
+où chaque plaisir retranche un jour, «il n'avait point, disait-il, de
+regret du temps ainsi perdu; sans s'embarrasser s'il donnait le
+bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa
+dernière délice.» Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes
+lorsqu'il expira; il ne put me dérober son affliction; il était trop
+tard: ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et
+essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant
+la terre que l'incrédule: pour l'homme sans foi, l'existence a cela
+d'affreux qu'elle fait sentir le néant; si l'on n'était point né, on
+n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être: la vie de l'athée est un
+effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme.
+
+Dieu de grandeur et de miséricorde! vous ne nous avez point jetés sur
+la terre pour des chagrins peu {p.253} dignes et pour un misérable
+bonheur! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos
+destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si
+nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos
+faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera,
+dans cette région où les attachements sont éternels!
+
+ * * * * *
+
+Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d'auteur, la
+plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête: j'avais
+cru pouvoir savourer _in petto_ la satisfaction d'être un sublime
+génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit
+extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les
+honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité: inutile espoir!
+mon orgueil devait être puni; la correction me vint des personnes
+politiques que je fus obligé de connaître: la célébrité est un
+bénéfice à charge d'âmes.
+
+M. de Fontanes était lié avec madame Bacciochi[210]; il me présenta à
+la soeur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul,
+Lucien[211]. Celui-ci avait une maison {p.254} de campagne près de
+Senlis (le Plessis)[212], où j'étais contraint d'aller dîner; ce
+château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son
+jardin le tombeau de sa première femme[213], une dame moitié allemande
+et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe
+nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait
+de l'eau d'un puits: c'était là le commencement de tous les fleuves
+que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma
+radiation; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut
+_Chateaubriand_, oubliant qu'il me fallait appeler _Lassagne_. Des
+émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé.
+Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit
+chez madame Récamier: le rideau se baissa subitement entre elle et
+moi.
+
+ [Note 210: _Marie-Anne Bonaparte_, dite _Élisa_
+ (1774-1820), mariée en 1797 à son compatriote
+ Félix-Pascal Bacciochi; princesse de Lucques et de
+ Piombino en 1805, grande-duchesse de Toscane de
+ 1808 à 1814; elle prit, en 1815, le titre de
+ comtesse de Compignano. «Elle protégeait hautement
+ le poète Fontanes», dit le baron de Méneval dans
+ ses _Mémoires_, tome I, p. 67.]
+
+ [Note 211: «M. de Chateaubriand, revenu de
+ l'émigration avant l'amnistie, avait été présenté
+ par M. de Fontanes, son ami intime, à Mme
+ Bacciochi, soeur du Premier Consul, et à son frère
+ Lucien Bonaparte. Le frère et la soeur se
+ déclarèrent les protecteurs de M. de
+ Chateaubriand.» _Mémoires du baron de Méneval_,
+ tome I, page 84.]
+
+ [Note 212: Le château du Plessis-Chamant.]
+
+ [Note 213: En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de
+ dix-neuf ans, était garde-magasin des subsistances
+ à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin s'appelait
+ alors Marathon, et Lucien s'appelait _Brutus_.
+ Brutus fit la cour à la soeur de l'aubergiste chez
+ qui il logeait. Elle avait deux ans de plus que
+ lui, n'avait reçu nulle instruction, ne savait pas
+ même signer son nom--Catherine Boyer. Il l'épousa,
+ le 15 floréal an II (4 mai 1794), par devant
+ Jean-Baptiste Garnier, membre du Conseil général de
+ la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne
+ parut à ce mariage, pour lequel il s'était bien
+ gardé de demander le consentement de sa mère et
+ dont l'acte se trouvait entaché des illégalités les
+ plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800,
+ il épousa, deux ans après,
+ Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de
+ Bleschamp, femme divorcée de
+ Jean-François-Hippolyte Jouberthon, ex-agent de
+ change à Paris. La seconde femme de Lucien mourut
+ seulement en 1855.]
+
+[Illustration: TALMA.]
+
+La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour
+de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait
+une partie {p.255} de l'année au château de Passy[214], près
+Villeneuve-sur-Yonne, que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de
+Beaumont revint à Paris et désira me connaître.
+
+ [Note 214: Passy, dans l'Yonne, petit village
+ voisin d'Étigny, et à quelques kilomètres de Sens.]
+
+Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence
+voulut que la première personne dont je fus accueilli avec
+bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à
+disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes
+qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur
+des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil;
+comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce
+que les fleurs de mon chapelet soient fanées.
+
+Madame de Beaumont était fille d'Armand-Marc de Saint-Hérem, comte de
+Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne,
+membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille
+des affaires étrangères sous Louis XVI, dont il était fort aimé: il
+périt sur l'échafaud, où le suivit une partie de sa famille[215].
+
+ [Note 215: Le comte de Montmorin, père de Mme de
+ Beaumont, ne périt point sur l'échafaud; il fut
+ massacré à l'Abbaye le 2 septembre 1792. «Percé de
+ plusieurs coups en plein corps, dit M. Marcellin
+ Boudet dans son livre sur _la Justice
+ révolutionnaire en Auvergne_, haché, coupé,
+ tailladé, il vivait encore. Ses bourreaux
+ l'empalèrent et le portèrent ainsi aux portes de
+ l'Assemblée nationale.» Le lendemain, 3 septembre,
+ son cousin, Louis-Victor-Hippolyte-Luce de
+ Montmorin, fut égorgé à la Conciergerie où, par un
+ sanglant déni de justice, il avait été ramené après
+ son acquittement par le tribunal criminel du 17
+ août.--Mme de Montmorin, mère de Mme de Beaumont,
+ fut guillotinée le 21 floréal au II (10 mai 1794);
+ son second fils fut guillotiné avec elle. Sa fille
+ aînée, mariée au comte de la Luzerne, mourut le 10
+ juillet 1794, à l'archevêché, devenu l'hôpital des
+ prisons.]
+
+{p.256} Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure, est fort
+ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était
+amaigri et pâle; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté
+trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses
+regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de
+lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère
+avait une sorte de roideur et d'impatience qui tenait à la force de
+ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Âme élevée,
+courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était
+retiré par choix et malheur; mais quand une voix amie appelait au
+dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait
+quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont
+rendait son expression lente, et cette lenteur touchait; je n'ai connu
+cette femme affligée qu'au moment de sa fuite; elle était déjà frappée
+de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement
+rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Étampes[216], près de la rue
+Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière
+rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de {p.257}
+la justice[217]. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et
+les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M.
+Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les
+lettres et dans les affaires.
+
+ [Note 216: On lit dans une lettre de Mme de
+ Beaumont à Chênedollé, du 7 fructidor an X (25 août
+ 1802): «Il (Chateaubriand) est dans son nouveau
+ logement, _Hôtel d'Étampes_, nº 84. Ce logement est
+ charmant, mais il est bien haut. Toute la société
+ vous regrette et vous désire: mais M. Joubert est
+ dans les grands abattements, M. de Chateaubriand
+ est enrhumé, Fontanes tout honteux et la plus
+ aimable des sociétés ne bat que d'une aile.»]
+
+ [Note 217: M. Pasquier, dans ses _Mémoires_ (t. I,
+ p. 206), dit, de son côté: «J'eus l'occasion de
+ connaître Mme de Beaumont: je lui avais cédé
+ l'appartement que j'occupais rue du Luxembourg (rue
+ Neuve-du-Luxembourg). Le charme de sa personne, son
+ esprit supérieur m'attachèrent bien vite à elle...
+ Seule de sa famille, elle avait survécu, retirée
+ dans une chaumière aux environs de Montbard;
+ revenue à Paris pour tâcher de retrouver quelques
+ débris de sa fortune, elle ne tarda pas à réunir
+ autour d'elle une société d'élite. Je citerai en
+ première ligne Mme de Vintimille..., Mme de
+ Saussure venait souvent avec Mme de Staël... M. de
+ Fontanes était parmi les habitués, ainsi que M.
+ Joubert... Je citerai encore MM. Gueneau de Mussy,
+ Chênedollé, Molé, parmi ceux qui, presque chaque
+ jour, venaient depuis sept heures jusqu'à onze
+ heures du soir rue de Luxembourg. Enfin, M. de
+ Chateaubriand, qui devait tenir une si grande place
+ dans la vie de Mme de Beaumont».]
+
+Plein de manies et d'originalités, M. Joubert[218] manquera {p.258}
+éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise
+extraordinaire sur l'esprit et sur le coeur, et quand une fois il
+s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une
+pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa
+grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que
+lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il
+croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger
+les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se
+pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie: c'était
+un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des
+forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point
+parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel
+mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et
+ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de
+diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande
+hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus
+rudes, ou traîner au petit pas dans les {p.259} allées les plus
+unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui
+lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage,
+composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop
+larges.
+
+ [Note 218: Joseph _Joubert_, né le 6 mai 1754 à
+ Montignac, dans le Périgord. Après avoir professé
+ quelque temps chez les Pères de la Doctrine
+ chrétienne à Toulouse, il vint à Paris en 1778, et
+ s'y lia avec Marmontel, d'Alembert, La Harpe,
+ surtout avec Diderot, et un peu plus tard avec
+ Fontanes. Élu juge de paix à Montignac en 1790, il
+ exerça deux ans ces fonctions, puis se retira en
+ Bourgogne, où il se maria. Il était voisin du
+ château de Passy, où s'étaient réfugiés tous les
+ membres de la famille Montmorin. Tous furent
+ arrêtés au mois de février 1794 par ordre du Comité
+ de sûreté générale, et jetés dans des charrettes
+ qui devaient les conduire à Paris. Au moment où le
+ triste convoi franchissait les grilles du parc, Mme
+ de Beaumont, malade depuis quelque temps, se trouva
+ dans un tel état de faiblesse que les envoyés du
+ Comité, moins peut-être par un sentiment de pitié
+ que par le désir de ne pas retarder le départ, la
+ firent déposer sur le chemin. Elle erra quelque
+ temps dans la campagne en proie à une grande
+ frayeur et fut recueillie par les paysans, à
+ Étigny, non loin de Passy. M. et Mme Joubert
+ informés de son malheur, voulurent lui venir en
+ aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite,
+ ils la découvrirent un jour devant la porte de sa
+ chaumière; ils l'emmenèrent sous leur toit et
+ s'efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir
+ sa santé et de calmer sa douleur. M. et Mme Joubert
+ n'avaient pas d'enfant; jusqu'à la fin maintenant,
+ quelque chose de paternel se mêlera à leur
+ affection pour la malheureuse fille des Montmorin.
+ En 1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes,
+ inspecteur général de l'Université. Il mourut le 4
+ mai 1824.--Longtemps après sa mort, on a tiré de
+ ses manuscrits deux volumes: _Pensées, Essais,
+ Maximes et Correspondance de Joubert_;--deux
+ volumes exquis et qui ne périront point, car ils
+ justifient en tout sa devise: _Excelle, et tu
+ vivras!_]
+
+Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui
+était propre, devenait peinture ou poésie; Platon à coeur de La
+Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de
+rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit: «Je
+suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui
+n'exécute aucun air.» Madame Victorine de Chastenay prétendait _qu'il
+avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui
+s'en tirait comme elle pouvait_: définition charmante et vraie[219].
+
+ [Note 219: Voici comment la comtesse de Chastenay,
+ au tome II de ses _Mémoires_, page 82, s'exprime au
+ sujet de Joubert: «J'ai dit de M. Joubert qu'en lui
+ tout était âme et que _cette âme, qui semblait
+ n'avoir rencontré un corps que par hasard, en
+ ressortait de tous côtés et ne s'en arrangeait qu'à
+ peu près_. M. Joubert était tout cela et tout
+ esprit, parce qu'il était tout âme. Essentiellement
+ bon, original sans s'en douter, parce qu'il vivait
+ étranger au monde et confiné dans le soin de la
+ plus frêle santé, sa femme l'aimait trop pour qu'il
+ fût égoïste; il ne l'était pas, et j'ai toujours
+ considéré comme une chose salutaire d'être aimé
+ tendrement.»]
+
+Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire
+passer pour un politique profond et dissimulé: c'était tout simplement
+un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la
+contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son
+opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes
+littéraires de son ami Joubert n'étaient pas {p.260} les siens:
+celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain;
+Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et
+ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était
+ennemi juré des principes de la composition moderne: transporter sous
+les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le
+gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités; il prétendait qu'on
+ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme
+sous un globe de cristal. La douleur s'épuisant machinalement par les
+yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève; il ne
+comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et
+changé, au moyen de l'art, en une _pitié charmante_. Je lui citais des
+vases grecs: dans les arabesques de ces vases, on voit le corps
+d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui
+vole en l'air, représente l'ombre de Patrocle, consolée par la
+vengeance du fils de Thétis. «Eh bien! Joubert, s'écria Fontanes, que
+dites-vous de cette métamorphose de la muse? comme ces Grecs
+respectaient l'âme!» Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en
+contradiction avec lui-même en lui reprochant son indulgence pour moi.
+
+Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir: un soir,
+à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans
+l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes
+quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de
+sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu: il
+s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-là, fort au-dessus
+de Molière; il {p.261} se serait donné de garde d'écrire un seul mot
+de ce qu'il disait: Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main
+étaient deux hommes.
+
+C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encouragea mes premiers
+essais; c'est lui qui annonça le _Génie du Christianisme_; c'est sa
+muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les
+voies nouvelles où elle s'était précipitée; il m'apprit à dissimuler
+la difformité des objets par la manière de les éclairer; à mettre,
+autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes
+personnages romantiques.
+
+Il y avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons
+qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides; ils ne
+laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit
+sans le gâter.
+
+Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux; l'esprit
+éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où
+tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses
+ouvrages; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu
+de l'excellence de la maxime: «Hâte-toi lentement.» Que dirait-il
+donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à
+supprimer le chemin, et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez
+vite? M. de Fontanes préférait voyager au gré d'une délicieuse mesure.
+Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres;
+les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici: la vie
+nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir.
+
+{p.262} M. de Bonald[220] avait l'esprit délié; on prenait son
+ingéniosité pour du génie; il avait rêvé sa politique métaphysique à
+l'armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs
+d'Iéna et de Goettingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs
+écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allemagne. Novateur,
+quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les
+anciens comme des enfants en politique et en littérature; et il
+prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que
+le grand maître de l'Université n'était _pas encore assez avancé pour
+entendre cela_.
+
+ [Note 220: Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de
+ _Bonald_ (1754-1840), député de l'Aveyron de 1815 à
+ 1823, pair de France de 1823 à 1830, membre de
+ l'Académie française. Ses principaux ouvrages sont:
+ le _Traité du Divorce_ (1802); la _Législation
+ primitive_, qui parut, la même année, tout à côté
+ du _Génie du Christianisme_, et dans le même sens
+ réparateur; les _Recherches philosophiques sur les
+ premiers Objets des connaissances morales_ (1819).
+ Chateaubriand ne rend pas ici suffisante justice à
+ ce grand esprit, pour qui le comte de Marcellus a
+ composé cette épitaphe:
+
+ _Hic jacet in Christo, in Christo vixitque Bonaldus;
+ Pro quo pugnavit, nunc videt ipse Deum.
+ Græcia miraturque suum jacetque Platonem;
+ Hic par ingenio, sed pietate prior._]
+
+Chênedollé[221], avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais
+appris, était si triste, qu'il se surnommait {p.263} _le
+Corbeau_[222]: il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions
+fait un traité: je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes
+nuées: mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes
+vagues et mes forêts.
+
+ [Note 221: Charles-Julien _Lioult de Chênedollé_
+ (1769-1833). Il partit pour l'émigration, en
+ septembre 1791, fit deux campagnes dans l'armée des
+ Princes, séjourna en Hollande, à Hambourg et en
+ Suisse et rentra en France en 1799. Il a publié en
+ 1807 le _Génie de l'homme_, poème en quatre chants,
+ l'_Esprit de Rivarol_ en 1808, et en 1820 ses
+ _Études poétiques_, qui, malgré de grandes qualités
+ et d'heureuses inspirations, furent comme
+ ensevelies dans le triomphe de Lamartine, qui
+ donnait à la même heure ses premières
+ _Méditations_.]
+
+ [Note 222: Dans la «petite société» qui, au début
+ du siècle, se réunissait dans le salon de Mme de
+ Beaumont, rue Neuve-du-Luxembourg, ou chez
+ Chateaubriand, dans son petit appartement de
+ l'hôtel Coislin, place Louis XV, ou encore, l'été,
+ à Villeneuve-sur-Yonne, sous le toit de M. Joubert,
+ chacun, selon une mode ancienne, avait son
+ sobriquet. Chateaubriand était surnommé le _chat_,
+ par abréviation de son nom, ou peut-être à cause de
+ son indéchiffrable écriture; Mme de Chateaubriand,
+ qui avait des griffes, était la _chatte_.
+ Chênedollé et Gueneau de Mussy, plus mélancoliques
+ que René, avaient reçu les noms de grand et de
+ petit _corbeau_; quelquefois aussi Chateaubriand
+ était appelé _l'illustre corbeau des Cordillères_,
+ par allusion à son voyage en Amérique. Fontanes
+ était ramassé et avait quelque chose d'athlétique
+ dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en
+ plaisantant au sanglier d'Érymanthe et le nommaient
+ le _sanglier_. Mince et fluette, rasant la terre
+ qu'elle devait bientôt quitter, Mme de Beaumont
+ avait reçu le sobriquet d'_hirondelle_. Ami des
+ bois et grand promeneur à cette époque, Joubert
+ était le _cerf_, tandis que sa femme, la bonté et
+ l'esprit même, mais d'humeur un peu sauvage, riait
+ d'être appelée le _loup_. Jamais on ne vit réunies
+ des _bêtes_ de tant d'esprit.]
+
+Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires; quant à mes amis
+politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai: des principes et
+des discours ont creusé entre nous des abîmes!
+
+Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la
+rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois,
+comme il en reste peu, fréquentait le monde et nous rapportait ce qui
+s'y passait: je lui demandais si l'on _bâtissait encore des villes_.
+La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie,
+sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre
+sûreté. Madame {p.264} de Vintimille[223] avait été chantée avec sa
+soeur par M. de La Harpe. Son langage était circonspect, son caractère
+contenu, son esprit acquis: elle avait vécu avec mesdames de
+Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame
+Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont
+l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de
+leurs différentes valeurs.
+
+ [Note 223: Petite-fille du fermier général La Live
+ de Bellegarde, fille d'Ange-Laurent _La Live de
+ Jully_ (1725-1779), introducteur des ambassadeurs,
+ elle avait épousé le comte de _Vintimille du Luc_,
+ capitaine de vaisseau, «homme de beaucoup d'esprit,
+ dit Norvins, mais s'inquiétant peu de
+ postérité».--«Sans cette indifférence, continue
+ Norvins (_Mémorial_, I, 58), ce ménage aussi eût
+ été complet, car Mme de Vintimille était une des
+ femmes les plus aimables, les plus instruites et
+ les plus spirituelles de la société, hautement
+ avouée sous ces rapports par sa tante Mme
+ d'Houdetot, et brevetée également par Mme de Damas,
+ par sa fille et par Mme Pastoret, dont la
+ compétence était établie dans la société, et sans
+ déroger elle pouvait avouer son mari.»--Le
+ chancelier Pasquier dit de son côté (_Mémoires_, I,
+ 206): «Je citerai en première ligne Mme de
+ Vintimille, une des personnes les plus instruites,
+ les plus spirituelles, du jugement le plus sûr et
+ la plus élevé que j'aie rencontrées. Son amitié est
+ de celles dont je m'honore le plus et qui a tenu le
+ plus de place dans ma vie.»]
+
+Madame Hocquart[224] fut fort aimée du frère de madame de
+Beaumont[225], lequel s'occupa de la dame de {p.265} ses pensées
+jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un
+manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de
+Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un
+même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers
+et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes
+comme des choses les plus élevées: simplicité de discours qui ne
+venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière
+société où l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les
+Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de
+l'éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère.
+Qu'est-il arrivé à cette société? Faites donc des projets, rassemblez
+des amis, afin de vous préparer un deuil éternel! Madame de Beaumont
+n'est plus, Joubert n'est plus, Chênedollé n'est plus, madame de
+Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à
+Villeneuve M. Joubert; je me promenais avec lui sur les coteaux de
+l'Yonne; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des
+veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et
+particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour
+jamais: nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le
+soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles
+décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées
+au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs.
+Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au
+milieu {p.266} des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa
+voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur.
+
+ [Note 224: Mme _Hocquart_, qui, même à côté de Mme
+ de Vintimille, se faisait remarquer par le charme
+ de sa beauté et l'agrément de son esprit, était la
+ fille de Mme Pourrat, dont le salon, aux belles
+ années de Louis XVI, avait réuni l'élite de la
+ société et de la littérature. La seconde fille de
+ Mme Pourrat était Mme Laurent Lecoulteux, celle
+ dont André Chénier a célébré sous le nom de _Fanny_
+
+ La grâce, la candeur, la naïve innocence.]
+
+ [Note 225: Antoine-Hugues-Calixte de _Montmorin_,
+ ex-sous-lieutenant dans le 5e régiment de chasseurs
+ à cheval. Il avait donné sa démission le 5
+ septembre 1792, à la suite de l'assassinat de son
+ père. Il fut guillotiné le 10 mai 1794, à l'âge de
+ 22 ans.]
+
+Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le
+Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux: Joubert ne s'y
+promenait plus; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes,
+les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En
+passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur
+la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva,
+j'allais en ambassade à Rome: ah! s'il eût été à ses foyers, je
+l'aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont! Il a plu à Dieu
+d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son
+âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus
+ici-bas: _je m'en irai vers lui; il ne reviendra pas vers moi_.
+(Psalm.)
+
+ * * * * *
+
+Le succès d'_Atala_ m'ayant déterminé à recommencer le _Génie du
+Christianisme_, dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de
+Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une
+maison qu'elle venait de louer à Savigny[226]. Je passai six mois dans
+sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.
+
+ [Note 226: Savigny-sur-Orge, canton de Longjumeau,
+ arrondissement de Corbeil (Seine-et-Oise).
+ Chateaubriand et Mme de Beaumont s'installèrent à
+ Savigny le 22 mai 1801.--Sous ce titre: _La Maison
+ de Pauline_, M. Adolphe Brisson a publié, dans le
+ _Gaulois_ du 21 septembre 1892, le récit de son
+ pèlerinage à la maison de Mme de Beaumont.]
+
+La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près
+d'un vieux grand chemin qu'on appelle {p.267} dans le pays le _Chemin
+de Henri IV_; elle était adossée à un coteau de vignes, et avait en
+face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par
+la petite rivière de l'Orge. Sur la gauche s'étendait la plaine de
+Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve
+des vallées, où nous allions le soir à la découverte de quelques
+promenades nouvelles.
+
+Le matin, nous déjeunions ensemble; après déjeuner, je me retirais à
+mon travail; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations
+que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je
+n'en avais pas: sans la paix qu'elle m'a donnée, je n'aurais peut-être
+jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.
+
+Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri
+de l'amitié: nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès
+d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le potager:
+madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un
+banc; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse:
+cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une
+allée sablée; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de
+nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel
+bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir
+passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours
+promptement écoulés! C'était ordinairement dans ces soirées que mes
+amis me faisaient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint
+qu'alors le désert du Nouveau Monde. La nuit {p.268} quand les
+fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont
+remarquait diverses constellations, en me disant que je me
+rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître: depuis
+que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs
+fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles
+qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillant au-dessus des
+montagnes de la Sabine; le rayon prolongé de ces astres venait frapper
+la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny,
+et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce
+signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir
+d'elle, tout cela brisait mon coeur. Par quel miracle l'homme
+consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir?
+
+Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée
+par une fenêtre et sortir par une autre: c'était M. Laborie; il se
+sauvait des serres de Bonaparte[227]. Peu après apparut une de ces
+âmes en {p.269} peine qui sont une espèce différente des autres âmes,
+et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires
+souffrances de l'espèce humaine: c'était Lucile, ma soeur.
+
+ [Note 227: _Roux de Laborie_, né en 1769, mort en
+ 1840. Marmontel dit de lui, dans ses _Mémoires_:
+ «Le jeune homme qui avait pris soin de nous lier,
+ M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès
+ dix-neuf ans par des écrits qu'on eût attribués
+ sans peine à la maturité de l'esprit et du goût,...
+ âme ingénieuse et sensible... aimable et heureux
+ caractère.» En 1792, il avait été secrétaire de
+ Bigot de Sainte-Croix, ministre des Affaires
+ étrangères. Sous le Consulat, il fut attaché au
+ cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son
+ _Mémorial_, tome II, p. 269, raconte ainsi comment
+ Laborie se «sauva des serres de Bonaparte»:--«Un
+ jour que Paris ne l'avait pas vu, il s'inquiéta et
+ apprit avec le plus grand étonnement qu'il avait
+ passé la frontière. On disait même tout bas que la
+ police n'avait pu l'atteindre, et plus bas encore
+ on l'accusait d'avoir soustrait dans le cabinet de
+ M. de Talleyrand un traité conclu entre le Premier
+ Consul et l'empereur Paul, à qui Bonaparte avait
+ généreusement renvoyé habillés, équipés à neuf et
+ soldés tous les prisonniers de sa nation. Ce
+ traité, ajoutait-on, avait été vendu à
+ l'Angleterre!... Mais, en 1804, quand Laborie
+ obtint son rappel en France, il dut être évident
+ pour tous ceux qui connaissaient l'empereur
+ Napoléon que, si une telle trahison eût été commise
+ par Laborie, jamais il n'en eût été gracié. Le
+ voile qui couvrit alors cette aventure le couvre
+ encore aujourd'hui. Toujours est-il que Laborie fut
+ éloigné des affaires, mais il conserva la faveur de
+ celui qui les faisait, M. de Talleyrand, et plus
+ tard il reparut sous ses auspices sur un tout autre
+ théâtre, après avoir été à Paris avocat consultant
+ et lecteur à domicile de Mme de la Briche. Ce fut,
+ je crois, à cette dernière phase de sa vie que
+ Laborie éprouva la fantaisie de se marier. Je ne
+ sais pourquoi cela parut alors si étrange.
+ Toutefois il épousa une très belle personne, fille
+ du docteur Lamothe, médecin et ami de notre
+ famille, et soeur d'un brillant officier qui fut
+ depuis lieutenant-général. Mais comme la société
+ s'obstinait à ne pas prendre le mariage de Laborie
+ aussi au sérieux que lui-même, quand le bruit de sa
+ paternité se répandit, on la mit sur le compte de
+ sa distraction devenue proverbiale.»--Au mois
+ d'avril 1814, son protecteur Talleyrand le nomma
+ secrétaire du gouvernement provisoire. En 1815,
+ Chateaubriand le retrouvera à Gand, et peut-être
+ alors aurons-nous lieu d'en dire encore quelques
+ mots.]
+
+Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour
+l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma soeur
+aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq
+messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de
+savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son
+tour: elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à
+me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous
+sommes réunis. Madame la comtesse de {p.270} Caud, Lucile, se
+présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un
+attachement passionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors commença
+entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes
+qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même
+nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles,
+le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet: «Je t'écris pour te
+prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation
+qu'elle me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu
+près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont il
+ne se trouve quelque empêchement.» Madame de Caud vint à Savigny comme
+elle l'avait annoncé.
+
+Je vous ai raconté que, dans ma jeunesse, ma soeur, chanoinesse du
+chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu
+pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un
+attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie
+naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et
+le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse
+de Farcy[228], soeur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse de
+madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand, ma
+femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile était
+violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand,
+soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services
+qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.
+
+ [Note 228: Mme de Farcy mourut à Rennes le 26
+ juillet 1799.]
+
+{p.271} Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à
+la folie de J.-J. Rousseau; elle se croyait en butte à des ennemis
+secrets: elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de
+fausses adresses pour lui écrire; elle examinait les cachets,
+cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rompus; elle errait de
+domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes soeurs ni avec ma
+femme; elle les avait prises en antipathie, et madame de
+Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on
+peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un
+attachement si cruel.
+
+Une autre fatalité avait frappé Lucile: M. de Chênedollé, habitant
+auprès de Vire, l'était allé voir à Fougères; bientôt il fut question
+d'un mariage qui manqua[229]. Tout échappait à la fois à ma soeur, et,
+retombée {p.272} sur elle-même, elle n'avait pas la force de se
+porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la
+solitude riante de Savigny: tant de coeurs l'y avaient reçue avec
+joie! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité
+d'existence! Mais le coeur de Lucile ne pouvait battre que dans un air
+fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle dévorait
+avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel l'avait
+placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir?
+Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâtissante et
+un principe éternel?
+
+ [Note 229: Chênedollé connut Mme de Caud à Paris en
+ 1802. Bien que plus jeune qu'elle de quelques
+ années, il se prit insensiblement d'une adoration
+ secrète pour cette âme délicate qui préférait la
+ mélancolie et la douleur même à toutes les joies.
+ Chateaubriand approuvait les assiduités de son ami;
+ Mme de Beaumont l'encourageait, lui écrivant: «Elle
+ vous plaint, elle vous plaint.» Un jour, le jeune
+ amoureux parla:--«Vous serez à moi? --Je ne serai
+ point à un autre.»--C'était un aveu. Était-ce un
+ engagement? Retournée en Bretagne, de Rennes
+ d'abord, puis de Lascardais, où l'avait appelée sa
+ soeur, Mme de Chateaubourg, Lucile écrivit à
+ Chênedollé des lettres charmantes et tourmentées
+ comme elle-même. «Elle ne voulait, dit très bien M.
+ Anatole France, ni se lier davantage, ni se délier;
+ son instinct la portait aux sentiments les plus
+ douloureux.» Ils se revirent un moment à Rennes.
+ Cette entrevue devait être la dernière. Chênedollé
+ en a consacré le souvenir dans une page intime, où
+ son coeur brisé éclate en sanglots: «Je n'essayerai
+ pas, dit-il, de peindre la scène qui se passa entre
+ elle et moi le dimanche au soir. Peut-être cela
+ a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde
+ d'éternels remords d'une violence qui pourtant
+ n'était qu'un excès d'amour. On ne peut rendre le
+ délire du désespoir auquel je me livrai quand elle
+ me retira sa parole, en me disant qu'elle ne serait
+ jamais à moi. Je n'oublierai jamais l'expression de
+ douleur, de regret, d'effroi, qui était sur sa
+ figure lorsqu'elle vint m'éclairer sur l'escalier.
+ Les mots de passion et de désespoir que je lui dis,
+ et ses réponses pleines de tendresse et de
+ reproches, sont des choses qui ne peuvent se
+ rendre. L'idée que je la voyais pour la dernière
+ fois (présage qui s'est vérifié) se présenta à moi
+ tout à coup et me causa une angoisse de désespoir
+ absolument insupportable. Quand je fus dans la rue
+ (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je
+ ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant
+ que je ne puis l'exprimer.
+
+ «Devais-je imaginer que, l'ayant tant pleurée
+ vivante, je fusse destiné à la pleurer morte!
+
+ «Quelle pensée! Ce visage céleste, si noble et si
+ beau, ces yeux admirables où il ne se peignait que
+ des mouvements d'amour épuré, de vertu et de génie,
+ ces yeux les plus beaux que j'aie vus, sont
+ aujourd'hui la proie des vers!...»--Et le cri de
+ douleur du poète s'achève en une prière:
+ «Écrions-nous donc avec Bossuet: _Oh! que nous ne
+ sommes rien!_ et demandons à Dieu la grâce d'une
+ bonne mort.»--Voir, sur cet épisode, le
+ _Chênedollé_ de Sainte-Beuve, et _Lucile de
+ Chateaubriand_, par Anatole France.]
+
+Ma soeur n'était point changée; elle avait pris seulement l'expression
+fixe de ses maux: sa tête était un peu baissée, comme une tête sur
+laquelle les heures {p.273} ont pesé. Elle me rappelait mes parents;
+ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe, m'entouraient
+comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme
+mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir
+dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière ses yeux un
+peu égarés.
+
+La vision de douleur s'évanouit: cette femme, grevée de la vie,
+semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait
+emporter.
+
+ * * * * *
+
+L'été passa: selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer
+l'année suivante; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on
+voudrait ramener. Pendant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles
+connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux,
+quoique d'une famille où l'on se tuait, avait une loge aux Français;
+il la prêtait à madame de Beaumont; j'allai quatre ou cinq fois au
+spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. À mon entrée dans le
+monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire; je la retrouvai
+dans sa complète décomposition; la tragédie se soutenait encore, grâce
+à mademoiselle Duchesnois[230] et surtout à Talma, arrivé à {p.274}
+la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son
+début; il était moins beau et pour ainsi dire moins jeune qu'à l'âge
+où je le revoyais: il avait pris la distinction, la noblesse et la
+gravité des années.
+
+ [Note 230: Catherine-Joséphine _Rafin_, dite _Mlle
+ Duchesnois_, née le 5 juin 1777 à Saint-Saulves,
+ près Valenciennes. Elle débuta au Théâtre-Français,
+ le 3 août 1802, dans le rôle de Phèdre; quelques
+ mois après, le 29 novembre, Mlle Georges débutait,
+ à son tour, par le rôle de Clytemnestre,
+ d'_Iphigénie_. Mlle Duchesnois était laide: bouche
+ grande, nez gros et rond comme une pomme, figure
+ marquée de petite vérole; mais son organe était
+ doux, sonore, touchant; sa sensibilité mettait des
+ larmes dans les yeux des auditeurs. Avec moins de
+ talent, Mlle Georges subjugua aussitôt par l'éclat
+ fulgurant de sa beauté la moitié du parterre. Deux
+ partis se formèrent, et la querelle
+ Georges-Duchesnois, _la guerre théâtrale_ (ainsi
+ l'appellent les contemporains) divisa Paris pendant
+ quatre ans, jusqu'au jour où les deux rivales se
+ réconcilièrent (novembre 1806). Mlle Georges,
+ d'ailleurs, le 11 mai 1808, disparaissait, pour
+ aller à Vienne, à Saint-Pétersbourg, pour ne
+ reparaître que le 2 octobre 1813 dans son rôle de
+ début. Depuis 1808 jusqu'au succès de l'art
+ romantique, Mlle Duchesnois occupa sans conteste le
+ premier rang, comme tragédienne, à côté de Talma et
+ de Lafon. Sa dernière représentation eut lieu le 30
+ mai 1833. Elle mourut le 8 février 1835.]
+
+Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur
+l'Allemagne n'est qu'à moitié vrai: le brillant écrivain apercevait le
+grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui
+manquait.
+
+Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire: il ne savait pas le
+_gentilhomme_; il ne connaissait pas notre ancienne société; il ne
+s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au
+fond des bois; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la
+galanterie, l'allure légère des moeurs, la naïveté, la tendresse,
+l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie: il
+n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en
+héros d'un moyen âge de sa création: Othello était au fond de Vendôme.
+
+Qu'était-il donc, Talma? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait
+les passions profondes et concentrées {p.275} de l'amour et de la
+patrie; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait
+l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à
+travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut
+environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables
+et lointains des choeurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui
+n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La
+noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la
+douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil
+humain: voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son
+de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée
+se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses,
+ses gestes, ses pas. _Grec_, il arrivait, pantelant et funèbre, des
+ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois
+mille ans par les Euménides; _Français_, il venait des solitudes de
+Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie
+tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose
+d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de
+la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur.
+
+Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'oeuvre
+dramatiques vieillissants; son ombre portée change en Rembrandt les
+Raphaël les plus purs; sans Talma une partie des merveilles de
+Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique
+est un flambeau; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi
+éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur
+splendeur renouvelée.
+
+{p.276} On doit à Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais la
+vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi
+nécessaires à l'art qu'on le suppose? Les personnages de Racine
+n'empruntent rien de la coupe de l'habit: dans les tableaux des
+premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts.
+Les _fureurs_ d'Oreste ou la _prophétie_ de Joad, lues dans un salon
+par Talma en frac, faisaient autant d'effet que déclamées sur la scène
+par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée
+comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à
+son ami:
+
+ Jamais Iphigénie en Aulide immolée
+ N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée
+ Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,
+ N'en a fait sous son nom verser la Champmeslé.
+
+Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est
+l'esprit des arts de notre temps: elle annonce la décadence de la
+haute poésie et du vrai drame; on se contente des petites beautés,
+quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'oeil, des
+fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie
+de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une
+fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve
+forcé de la reproduire; car le public, matérialisé lui-même, l'exige.
+
+ * * * * *
+
+Cependant j'achevais le _Génie du Christianisme_[231]: {p.277} Lucien
+en désira voir quelques épreuves; je les lui communiquai; il mit aux
+marges des notes assez communes.
+
+ [Note 231: C'est à Savigny, où il passa l'été et
+ l'automne de 1801, que Chateaubriand acheva le
+ _Génie du Christianisme_. Dans les premiers jours
+ d'août. Mme de Beaumont écrit à Joubert, qui vient
+ d'envoyer à son ami une traduction d'_Atala_, en
+ italien: «M. de Chateaubriand me laisse entièrement
+ le soin de vous remercier de son _Atala_. Il a jeté
+ avec ravissement un coup d'oeil sur le vêtement
+ italien de sa fille. C'est un plaisir qu'il vous
+ doit, mais qu'il ne goûte qu'en courant, tant il
+ est plongé dans son travail, il en perd le sommeil,
+ le boire et le manger. À peine trouve-t-il un
+ instant pour laisser échapper quelques soupirs vers
+ le bonheur qui l'attend à Villeneuve. Au reste, je
+ le trouve heureux de cette sorte d'enivrement qui
+ l'empêche de sentir tout le vide de votre absence.»
+ Et quelques lignes plus loin, dans la même lettre:
+ «M. de Chateaubriand me charge de mille tendres
+ compliments. Il est malade de travail.»--Le 19
+ septembre, elle écrit encore, toujours à Joubert:
+ «M. de Chateaubriand travaille comme un nègre.»--Le
+ 30 septembre, c'est Chateaubriand lui-même qui
+ écrit à Fontanes: «Je touche enfin au bout de mon
+ travail; encore quinze jours et tout ira bien...»
+ et deux jours plus tard, le 2 octobre: «Le grand
+ moment approche; du courage, du courage, vous me
+ paraissez fort abattu. Eh! mordieu, réveillez-vous;
+ montrez les dents. La race est lâche; on en a bon
+ marché, quand on ose la regarder en face.»--À la
+ fin de novembre, il était de retour à Paris et
+ remettait son manuscrit aux imprimeurs.]
+
+Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de
+la petite _Atala_, il fut néanmoins plus contesté: c'était un ouvrage
+grave où je ne combattais plus les principes de l'ancienne littérature
+et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais
+directement par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien
+poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur
+l'avenir de mes études religieuses: on lui apporta l'ouvrage sans être
+coupé; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le
+chapitre _la Virginité_, et elle dit à M. Adrien de Montmorency[232],
+{p.278} qui se trouvait avec elle: «Ah! mon Dieu! notre pauvre
+Chateaubriand! Cela va tomber à plat!» L'abbé de Boulogne ayant entre
+les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse,
+répondit à un libraire qui le consultait: «Si vous voulez vous ruiner,
+imprimez cela.» Et l'abbé de Boulogne a fait depuis un trop magnifique
+éloge de mon livre[233].
+
+ [Note 232: Anne-Pierre-Adrien de _Montmorency_,
+ prince, puis duc de _Laval_, né à Paris le 19
+ octobre 1767. Marié à Charlotte de Luxembourg, dont
+ il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri
+ de Montmorency, qui lui fut enlevé à l'âge de
+ vingt-trois ans, au mois de juin 1819.--Adrien de
+ Montmorency fut successivement ambassadeur de
+ France à Madrid en 1814, à Rome en 1821, à Vienne
+ en 1828, à Londres en 1829. Il avait été admis, le
+ 18 janvier 1820, à siéger à la Chambre des pairs,
+ par droit héréditaire, en remplacement de son père,
+ décédé. En 1830, il se démit de ses fonctions
+ d'ambassadeur et de son titre de pair et rentra
+ dans la vie privée. Il est mort à Paris le 16 juin
+ 1837.--Cet homme d'esprit aurait peu goûté cette
+ note, où il n'y a guère que des dates. «Les dates!
+ disait-il un jour avec une certaine moue, c'est peu
+ élégant!»]
+
+ [Note 233: L'abbé de _Boulogne_ (Étienne-Antoine)
+ était né à Avignon le 26 décembre 1747. Arrêté
+ trois fois pendant la Terreur, il fut condamné à la
+ déportation, comme journaliste, au 18 fructidor.
+ Napoléon le nomma évêque de Troyes en 1808; en
+ 1811, il le faisait mettre au secret à Vincennes,
+ exigeait sa démission, puis l'exilait à Falaise:
+ l'évêque de Troyes était coupable d'avoir pris
+ parti pour le Pape contre l'Empereur. Il reprit
+ possession de son siège sous la Restauration, fut
+ nommé en 1817 à l'archevêché de Vienne et élevé à
+ la pairie le 31 octobre 1822. Il mourut à Paris le
+ 13 mai 1825.--L'abbé de Boulogne avait collaboré à
+ un grand nombre de revues et de journaux religieux
+ et politiques. Son éloge du _Génie du
+ Christianisme_ a paru en l'an XI (1803) dans les
+ _Annales littéraires et morales_.]
+
+Tout paraissait en effet annoncer ma chute: quelle espérance
+pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire
+l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siècle, de
+Voltaire qui {p.279} avait élevé l'énorme édifice achevé par les
+encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe?
+Quoi! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les
+Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité? Quoi! le
+monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration
+acquise à des chefs-d'oeuvre de science et de raison? Pouvais-je
+jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses
+foudres, le clergé de sa puissance; une cause en vain défendue par
+l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du
+parlement, de la force armée et du nom du roi? N'était-il pas aussi
+ridicule que téméraire à un homme obscur de s'opposer à un mouvement
+philosophique tellement irrésistible qu'il avait produit la
+Révolution? Il était curieux de voir un pygmée _roidir ses petits
+bras_ pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et
+faire rétrograder le genre humain! Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot
+pour pulvériser l'insensé: aussi M. Ginguené, en maltraitant le _Génie
+du Christianisme_ dans la _Décade_[234], déclarait {p.280} que la
+critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il
+disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que
+l'attaque de l'Académie française entière, à l'occasion des prix
+décennaux, n'a pu faire mourir.
+
+ [Note 234: Ginguené ne consacra pas moins de trois
+ articles à l'ouvrage de son compatriote, dans la
+ _Décade philosophique, littéraire et politique_
+ (numéros 27, 28 et 29 de l'an X (1802)). Ces trois
+ articles furent immédiatement réunis par leur
+ auteur en une brochure intitulée: _Coup d'oeil
+ rapide sur le GÉNIE DU CHRISTIANISME, ou quelques
+ pages sur les cinq volumes in-8{o}, publiés sous ce
+ titre par François-Auguste Chateaubriand_; in-8{o}
+ de 92 pages. Fontanes répondit à Ginguené, dans son
+ _second extrait_ sur le _Génie du Christianisme_,
+ inséré au _Mercure_ (1er jour complémentaire de
+ l'an X, ou 18 septembre 1802). À quelques jours de
+ là, le 1er vendémiaire an XI (23 septembre),
+ Chateaubriand remerciait en ces termes son ami: «Je
+ sors de chez La Harpe. Il est sous le charme. Il
+ dit que vous finissez l'antique école et que j'en
+ commence une nouvelle. Il est même un peu de mon
+ avis, contre vous, en faveur de certaines
+ divinités. C'est qu'il _fait agir Dieu, ses saints
+ et ses prophètes_. Il m'a donné des vers pour le
+ _Mercure_, il veut m'en donner d'autres pour ma
+ seconde édition et faire de plus l'extrait de cette
+ seconde édition. Enfin je ne puis vous dire tout le
+ bien qu'il pense de votre ami, car j'en suis
+ honteux. Il me passe jusqu'aux incorrections, et
+ s'écrie: _Bah! bah! Ces gens-là ne voient pas que
+ cela tient à la nature même de votre talent. Oh!
+ laissez-moi faire! Je les ferai crier! Je serre
+ dur!!_--Je vous répète ceci, mon cher ami, afin que
+ vous ne vous repentiez pas de votre jugement, en le
+ voyant confirmé par une telle autorité...»]
+
+Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le _Génie du
+Christianisme_[235]. Les fidèles se crurent sauvés: on avait alors un
+besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient
+de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de
+forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies! Combien
+de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les
+enfants qu'elles avaient perdus! Combien de coeurs brisés, combien
+d'âmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guérir!
+On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la
+maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos
+troubles (et que de sortes de victimes!) se sauvaient à l'autel;
+naufragés s'attachant au rocher, sur lequel ils cherchent leur salut.
+
+ [Note 235: Voir l'_Appendice_ nº VI: _Le Génie du
+ Christianisme_.]
+
+Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur {p.281} la première
+base de la société, venait de faire des arrangements avec la cour de
+Rome: il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un ouvrage
+utile à la popularité de ses desseins; il avait à lutter contre les
+hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du culte; il
+fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que le _Génie
+du Christianisme_ appelait. Plus tard il se repentit de sa méprise:
+les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les idées
+religieuses.
+
+Un épisode du _Génie du christianisme_, qui fit moins de bruit alors
+qu'_Atala_, a déterminé un des caractères de la littérature moderne;
+mais, au surplus, si _René_ n'existait pas, je ne l'écrirais plus;
+s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de
+René poètes et de René prosateurs a pullulé: on n'a plus entendu que
+des phrases lamentables et décousues; il n'a plus été question que de
+vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la
+nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être
+le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé
+la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie; qui, dans l'abîme
+de ses pensées, ne se soit livré au _vague de ses passions_; qui n'ait
+frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes
+stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.
+
+Dans _René_, j'avais exposé une infirmité de mon siècle; mais c'était
+une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des
+afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent
+le fond de l'humanité, la tendresse paternelle {p.282} et maternelle,
+la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables; mais les
+manières particulières de sentir, les individualités d'esprit et de
+caractère, ne peuvent s'étendre et se multiplier dans de grands et
+nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du coeur de l'homme
+sont un champ étroit; il ne reste rien à recueillir dans ce champ
+après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'âme
+n'est pas un état permanent et naturel: on ne peut la reproduire, en
+faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion générale
+incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en
+changent la forme.
+
+Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes
+tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de
+mes écrits sur la cité; _la Monarchie selon la Charte_ a été le
+rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du
+_Conservateur_, sur _les intérêts moraux et les intérêts matériels_, a
+laissé ces deux désignations à la politique.
+
+Des écrivains me firent l'honneur d'imiter _Atala_ et _René_, de même
+que la chaire emprunta mes récits des missions et des bienfaits du
+christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant
+les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature
+à sa solitude; les paragraphes où je traite de l'influence de notre
+religion dans notre manière de voir et de peindre, où j'examine les
+changements opérés dans la poésie et l'éloquence; les chapitres que je
+consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans
+les caractères {p.283} dramatiques de l'antiquité, renferment le
+germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je
+l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des
+personnages chrétiens: c'est ce qu'on n'avait point du tout compris.
+
+Si l'effet du _Génie du Christianisme_ n'eût été qu'une réaction
+contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs
+révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue; il ne
+se serait pas prolongé jusqu'au moment où j'écris. Mais l'action du
+_Génie du Christianisme_ sur les opinions ne se borna pas à une
+résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau:
+une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage
+innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine; le fond
+était altéré comme la forme; l'athéisme et le matérialisme ne furent
+plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits;
+l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire: dès
+lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux
+autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé
+antireligieux; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant,
+entourée de bandelettes philosophiques; on se permit d'examiner tout
+système, si absurde qu'on le trouvât, _fût-il même chrétien_.
+
+Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur pasteur, il se
+forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles _a priori_.
+Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre: le Fils naît
+forcément du Père.
+
+Les diverses combinaisons abstraites ne font que {p.284} substituer
+aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles: le
+panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il
+est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est
+la plus absurde des rêveries de l'Orient, remise en lumière par
+Spinosa: il suffit de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur
+ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de
+tout cela révolterait, s'il ne tenait au défaut d'études: on se paye
+de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies
+transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint
+Bernard, les saint Thomas d'Aquin, ont porté dans la métaphysique une
+supériorité de lumières dont nous n'approchons pas; que les systèmes
+saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été
+trouvés et pratiqués par les diverses hérésies; que ce que l'on nous
+donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui
+traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans
+les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne
+purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque
+Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie: plus
+tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils
+voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution
+sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un
+homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ: il
+ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son
+âme et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu.
+
+{p.285} Le heurt que le _Génie du Christianisme_ donna aux esprits fit
+sortir le XVIIIe siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors de
+sa voie: on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources du
+christianisme: en relisant les Pères (en supposant qu'on les eût
+jamais lus), on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant
+de science philosophique, tant de beautés de style de tous les genres,
+tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient
+le passage de la société antique à la société moderne: ère unique et
+mémorable de l'humanité, où le ciel communique avec la terre au
+travers d'âmes placées dans des hommes de génie.
+
+Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en
+dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands
+spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de
+la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours.
+
+C'était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque
+tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres
+veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites
+dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de
+paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption,
+barbarie, allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des
+Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres,
+arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique;
+les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila;
+placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les
+derniers {p.286} moments d'une société expirante, et soutenir les
+premiers pas d'une société au berceau.
+
+ * * * * *
+
+Il était impossible que les vérités développées dans le _Génie du
+Christianisme_ ne contribuassent pas au changement des idées. C'est
+encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices
+du moyen âge: c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration
+des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion; s'il n'est pas vrai
+que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon; s'il est
+faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre
+des faits ignorés; s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de
+granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins; si
+à force d'entendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est
+pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui
+manque au _Génie du Christianisme_; cette partie de ma composition est
+défectueuse, parce qu'en 1800 je ne connaissais pas les arts: je
+n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Égypte. De même, je n'ai pas
+tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes; elles
+m'offraient pourtant des histoires merveilleuses: en y choisissant
+avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des
+richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les
+_Métamorphoses_ d'Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus,
+dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je
+porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hommage.
+
+Sous le rapport sérieux, j'ai complété le _Génie du {p.287}
+Christianisme_ dans mes _Études historiques_, un de mes écrits dont on
+a le moins parlé et qu'on a le plus volé.
+
+Le succès d'_Atala_ m'avait enchanté, parce que mon âme était encore
+neuve; celui du _Génie du Christianisme_ me fut pénible: je fus obligé
+de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à
+des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait
+point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le
+nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en
+introduisant le public dans votre intimité? Joignez à cela les
+inquiétudes dont les Muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent
+à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la
+fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus
+vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause: qui voudrait,
+s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les
+avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir,
+qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne
+confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais
+étranger?
+
+La controverse littéraire sur les nouveautés du style, qu'avait
+excitée _Atala_, se renouvela à la publication du _Génie du
+Christianisme_.
+
+Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école
+républicaine, est à observer: tandis que la société avançait en mal ou
+en bien, la littérature demeurait stationnaire; étrangère au
+changement des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la
+comédie, les seigneurs de village, les Colin, {p.288} les Babet ou
+les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient
+(comme je l'ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et
+sanguinaires, destructeurs des moeurs dont on leur offrait le tableau;
+dans la tragédie, un parterre plébéien s'occupait des familles des
+nobles et des rois.
+
+Deux choses arrêtaient la littérature à la date du XVIIIe siècle:
+l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le
+despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'État trouvait du
+profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne,
+qui lui présentaient les armes, qui sortaient lorsqu'on criait: «Hors
+la garde!», qui marchaient en rang et qui manoeuvraient comme des
+soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir; il ne
+voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait
+d'insurrection. Il suspendit l'_Habeas corpus_ pour la pensée comme
+pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public,
+fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles.
+
+[Illustration: Soirée chez Lucien Bonaparte.]
+
+La littérature qui exprime l'ère nouvelle n'a régné que quarante ou
+cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce
+demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame
+de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald,
+c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le
+changement de littérature dont le XIXe siècle se vante lui est arrivé
+de l'émigration et de l'exil: ce fut M. de Fontanes qui couva ces
+oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au XVIIe
+siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la
+stérilité du XVIIIe. Une partie de l'esprit humain, {p.289} celle
+qui traite de matières transcendantes, s'avança seule d'un pas égal
+avec la civilisation; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas
+sans tache: les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Chaptal, les
+Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates, devinrent les
+plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur
+des lettres: la littérature nouvelle fut libre, la science servile; le
+caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était
+montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des
+pieds de Bonaparte: ils prétendaient n'avoir pas besoin de Dieu, c'est
+pourquoi ils avaient besoin d'un tyran.
+
+Le classique napoléonien était le génie du XIXe siècle affublé de la
+perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte
+avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à la cour
+qu'en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du
+moment; ce n'était pas de l'ordre, c'était de la discipline. Aussi
+rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la
+littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme
+improductif, disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec
+fracas, par le _Génie du Christianisme_. La mort du duc d'Enghien eut
+pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans
+la solitude mon inspiration particulière et de m'empêcher de
+m'enrégimenter dans l'infanterie régulière du vieux Pinde: je dus à ma
+liberté morale ma liberté intellectuelle.
+
+Au dernier chapitre du _Génie du Christianisme_, j'examine ce que
+serait devenu le monde si la foi n'eût pas été prêchée au moment de
+l'invasion des Barbares; {p.290} dans un autre paragraphe, je
+mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que
+le christianisme apporta dans les lois après la conversion de
+Constantin.
+
+En supposant que l'opinion religieuse existât telle qu'elle est à
+l'heure où j'écris maintenant, le _Génie du Christianisme_ étant
+encore à faire, je le composerais tout différemment: au lieu de
+rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé,
+je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la
+liberté humaine; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul
+fondement de l'égalité sociale; qu'elle seule la peut établir, parce
+qu'elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir,
+correctif et régulateur de l'instinct démocratique. La légalité ne
+suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente; elle
+tire sa force de la loi; or, la loi est l'ouvrage des hommes qui
+passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire; elle peut
+toujours être changée par une autre loi: contrairement à cela, la
+morale est permanente; elle a sa force en elle-même, parce qu'elle
+vient de l'ordre immuable; elle seule peut donc donner la durée.
+
+Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé
+l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué
+l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines
+et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes
+encore de l'accomplissement total de l'Évangile, en supputant le
+nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les
+dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la croix. Le christianisme
+{p.291} agit avec lenteur parce qu'il agit partout; il ne s'attache
+pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la
+société générale; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam:
+c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses
+oraisons les plus communes, dans ses voeux quotidiens, lorsqu'il dit à
+la foule dans le temple: «Prions pour tout ce qui souffre sur la
+terre.» Quelle religion a jamais parlé de la sorte? Le Verbe ne s'est
+point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme
+de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une
+fraternité universelle et d'une salvation immense.
+
+Quand le _Génie du Christianisme_ n'aurait donné naissance qu'à de
+telles investigations, je me féliciterais de l'avoir publié: reste à
+savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre _Génie du
+Christianisme_, élevé sur le nouveau plan dont j'indique à peine le
+tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait
+rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que l'on
+ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à
+parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était
+encore meurtri des excès de la liberté des passions? Bonaparte eût-il
+souffert un pareil ouvrage? Il était peut-être utile d'exciter les
+regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer
+les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable, avant de
+montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire.
+
+Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je
+le devrai au _Génie du Christianisme_: {p.292} sans illusion sur la
+valeur intrinsèque de l'ouvrage, je lui reconnais une valeur
+accidentelle; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il
+m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant
+un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si
+l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis
+quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s'il
+servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités
+civilisatrices de la terre; si le léger symptôme de vie que l'on croit
+apercevoir s'y soutenait dans les générations à venir, je m'en irais
+plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne
+m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes
+m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi:
+«Ouvrez-vous, portes éternelles! _Elevamini, portæ æternales!_»
+
+
+
+
+{p.293} LIVRE II[236]
+
+ [Note 236: Ce livre, commencé à Paris en 1837, a
+ été continué et terminé à Paris en 1838, il a été
+ revu en février 1845 et en décembre 1846.]
+
+ Années de ma vie 1802 et 1803. -- Châteaux. -- Mme de Custine. --
+ M. de Saint-Martin. -- Mmes d'Houdetot et Saint-Lambert. -- Voyage
+ dans le midi de la France, 1802. -- Années de ma vie 1802 et 1803.
+ -- M. de la Harpe. -- Sa mort. -- Années de ma vie 1802 et 1803.
+ -- Entrevue avec Bonaparte. -- Année de ma vie 1803. -- Je suis
+ nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. -- Année de ma vie
+ 1803. -- Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. -- Du mont Cenis à
+ Rome. -- Milan et Rome. -- Palais du cardinal Fesch. -- Mes
+ occupations. -- Année de ma vie 1803. -- Manuscrit de Mme de
+ Beaumont. -- Lettres de Mme de Caud. -- Arrivée de Mme de Beaumont
+ à Rome. -- Lettres de ma soeur. -- Lettre de Mme de Krüdener. --
+ Mort de Mme de Beaumont. -- Funérailles. -- Année de ma vie 1803.
+ -- Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et
+ Mme de Staël. -- Années de ma vie 1803 et 1804. -- Première idée
+ de mes Mémoires. -- Je suis nommé ministre de France dans le
+ Valais. -- Départ de Rome. -- Année de ma vie 1804. -- République
+ du Valais. -- Visite au château des Tuileries. -- Hôtel de
+ Montmorin. -- J'entends crier la mort du duc d'Enghien. -- Je
+ donne ma démission.
+
+
+Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi.
+J'avais une foule de connaissance en dehors de ma société habituelle.
+J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait
+comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés {p.294}
+demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf.
+Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que
+le Marais[237], échu à madame de La Briche, excellente femme dont le
+bonheur n'a jamais pu se débarrasser[238]. Je me souviens que {p.295}
+mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place
+pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je rencontrais
+madame de Vintimille et madame de Fezensac[239]. À Champlâtreux[240],
+{p.296} M. Molé[241] faisait refaire de petites chambres au second
+étage. Son père, tué révolutionnairement[242], était remplacé, dans un
+grand salon délabré, par un tableau dans lequel Matthieu Molé était
+représenté arrêtant une émeute avec son bonnet carré: tableau qui
+faisait sentir la différence des temps. Une superbe patte d'oie de
+tilleuls avait été coupée; mais une des trois avenues existait encore
+dans la magnificence de son vieux ombrage; on l'a mêlée depuis à de
+nouvelles plantations: nous en sommes aux peupliers.
+
+ [Note 237: Le château du Marais, situé dans la
+ commune du Val-Saint-Maurice, canton de Dourdan
+ (Seine-et-Oise). Il fut construit par un M. Le
+ Maître, homme très riche et très somptueux, qui
+ n'eut point d'enfants et laissa toute sa fortune à
+ sa nièce Mme de La Briche. Norvins parle longuement
+ de cette belle habitation, où il fréquenta beaucoup
+ dans sa jeunesse. «Le château du Marais, dit-il,
+ n'est point un château, mais un vaste et superbe
+ hôtel à dix lieues de Paris, de la famille de ceux
+ que le faubourg Saint-Honoré possède sur les
+ Champs-Élysées, mais avec des proportions plus
+ larges pour les dépendances, les cours et les
+ jardins. Le Marais est l'habitation d'un riche
+ capitaliste parisien qui n'a pas voulu cesser de se
+ croire à la ville, et non celle d'un grand seigneur
+ que la campagne délassait de la cour et de la
+ ville. La châtellenie n'y est nulle part, pas plus
+ que le moindre accident de terrain; l'art n'a rien
+ eu à vaincre, il n'a eu qu'à inventer et à
+ dépenser. La nature a laissé faire, elle n'avait
+ rien à perdre ni à regretter; aussi cette grande
+ construction se ressent tout à fait de son origine.
+ On voit au premier coup d'oeil que le fondateur,
+ homme d'argent et de luxe, n'a voulu rien épargner
+ pour que sa maison de campagne fût la plus belle et
+ la plus somptueusement bâtie de son temps, où l'on
+ en bâtissait beaucoup et à grands frais.» Le
+ lecteur pourra voir la suite de cette description
+ dans le _Mémorial de Norvins_, tome I, p. 71.--Dans
+ les premières années de la Restauration, Mme de La
+ Briche donna au Marais des fêtes brillantes, où
+ l'on joua la comédie de société; le récit détaillé
+ s'en trouve dans les _Souvenirs du baron de
+ Barante_ et surtout dans la _Correspondance de M.
+ de Rémusat_. Le château du Marais appartient
+ aujourd'hui à la duchesse douairière de Noailles.
+ La disposition des lieux a été respectée telle
+ qu'elle était du temps de Mme de La Briche, en
+ sorte que la description de Norvins demeure très
+ exacte.]
+
+ [Note 238: Mme de _La Briche_, née Adelaïde-Edmée
+ _Prévost_, était veuve d'Alexis-Janvier La Live de
+ la Briche, introducteur des ambassadeurs et
+ secrétaire des commandements de la Reine.--Norvins,
+ qui était son cousin, le duc Pasquier, M. de
+ Barante parlent d'elle comme Chateaubriand. «Nous
+ disions de cette excellente dame, écrit Norvins,
+ qu'elle prenait son bonheur en patience.»
+ _Mémorial_, I, 64.--«Bien des souvenirs, dit M.
+ Pasquier (t. III, p. 231), m'attachaient à Mme de
+ La Briche, belle-mère de M. Molé; bonne, douce,
+ toujours obligeante, occupée de faire valoir les
+ autres sans jamais penser à elle, elle a, dans la
+ société, occupé une place que personne n'a jamais
+ mieux méritée qu'elle. Elle avait eu la chance de
+ traverser la Terreur sans encombre. La Révolution
+ avait respecté sa personne comme ses propriétés.
+ C'était d'autant plus extraordinaire que le château
+ du Marais, par son élégance, le luxe, l'étendue du
+ domaine, était bien fait pour tenter les appétits
+ populaires. Les temps orageux passés, elle se
+ trouva, avant tout le monde, en situation de réunir
+ autour d'elle tous les débris de l'ancienne
+ société; quand elle eut marié sa fille à M. Molé,
+ son salon fut le rendez-vous de tous ceux qui ne se
+ résignaient pas à fréquenter les salons du
+ Directoire et la société des fournisseurs
+ enrichis.» --Voici enfin comment s'exprime le baron
+ de Barante, dans une lettre au vicomte de Houdetot,
+ en date du 22 juin 1825: «Mme de La Briche est
+ toujours de plus en plus contente: jeune,
+ bienveillante, soigneuse à écarter toute pensée,
+ tout jugement qui troublerait son plaisir. Elle ne
+ souffre pas le pli d'une rose, et malgré cela n'est
+ point égoïste.» (_Souvenirs_, t. III, p. 251.)]
+
+ [Note 239: Mme de _Vintimille_ et Mme de _Fezensac_
+ étaient soeurs. La seconde, Louise-Joséphine _La
+ Live de Jully_ (1764-1832), «la plus gracieuse et
+ la plus douce des femmes», dit Norvins, avait
+ épousé le comte de Montesquiou-Fezensac. Son fils,
+ le lieutenant-général de Fezensac (1784-1867),
+ vicomte, puis duc par représentation de son oncle
+ l'abbé de Montesquiou, est l'auteur des _Souvenirs
+ militaires de 1804 à 1814_, une oeuvre qui mérite
+ de devenir classique.]
+
+ [Note 240: Le château de Champlâtreux, situé dans
+ la commune d'Épinay-Champlâtreux, canton de
+ Luzarches (Seine-et-Oise). Il appartenait à la
+ famille parlementaire des Molé, lorsqu'en 1733 le
+ fils aîné de cette famille, devenu puissamment
+ riche par suite de son mariage avec une des filles
+ du banquier Samuel Bernard, y fit des
+ agrandissements et des embellissements
+ considérables. Confisqué par la République en 1794,
+ il avait été rendu, sous le Consulat, à M. Molé,
+ l'ami de Chateaubriand. En 1838, le comte Molé,
+ alors président du conseil eut l'honneur de
+ recevoir à Champlâtreux la visite du roi
+ Louis-Philippe.--Le château de Champlâtreux
+ appartient aujourd'hui à M. le duc de Noailles.]
+
+ [Note 241: Mathieu-Louis, comte _Molé_, né à Paris,
+ le 24 janvier 1781. Ministre de la Justice sous
+ Napoléon (20 novembre 1813--2 avril 1814); ministre
+ de la Marine sous Louis XVIII (12 septembre
+ 1817--28 décembre 1818), il fut appelé par
+ Louis-Philippe, le 11 août 1830, au ministère des
+ Affaires étrangères, qu'il conserva seulement
+ jusqu'au 1er novembre de la même année. Le 6
+ septembre 1836, il reprit le portefeuille des
+ Affaires étrangères, avec la présidence du Conseil,
+ et cette fois il garda le pouvoir pendant près de
+ trois ans, jusqu'au 30 mars 1839. Après 1848, il
+ fut envoyé par les électeurs de la Gironde à
+ l'Assemblée constituante et à l'Assemblée
+ législative, où il fut l'un des chefs de la
+ majorité conservatrice. Le 20 février 1840, il
+ avait remplacé Mgr de Quéleu à l'Académie
+ française. Il mourut à son château de Champlâtreux
+ le 25 novembre 1855.]
+
+ [Note 242: Édouard-François-Mathieu _Molé de
+ Champlâtreux_, président au Parlement de Paris,
+ guillotiné le 1er floréal an II (20 avril 1794).]
+
+Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne
+dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de
+terre ou de cour qu'il avait retrouvés: moi-même, n'ai-je pas planté
+jadis la Vallée-aux-Loups? N'y ai-je pas commencé ces _Mémoires_? Ne
+les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, {p.297} dont on
+essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon? Ne les
+ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure,
+proie nouvelle pour la démocratie qui revient? Les châteaux brûlés en
+1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans
+leurs décombres: mais les clochers des villages engloutis qui percent
+les laves du Vésuve n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces
+mêmes laves d'autres églises et d'autres hameaux.
+
+Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de
+Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme
+de saint Louis, dont elle avait du sang[243]. J'assistai à sa prise de
+possession de Fervacques[244], et j'eus l'honneur de coucher dans le
+lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à
+Combourg. Ce n'était pas une petite {p.298} affaire que ce voyage: il
+fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine[245], enfant, M.
+Berstoecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant
+qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui
+mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que
+cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais? et cependant le
+château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut
+donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je
+l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie
+par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue
+me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle
+quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du
+Valais; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues
+solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à
+Fervacques; {p.299} elle se hâtait de se cacher dans une terre
+qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le
+coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à
+l'amant de Gabrielle:
+
+ La dame de Fervacques
+ Mérite de vives attaques.
+
+ [Note 243: Louise-Éléonore-Mélanie de _Sabran_, née
+ à Paris le 18 mars 1770, décédée à Bex, en Suisse,
+ le 25 juillet 1826. Elle avait épousé en 1787
+ Armand-Louis-Philippe-François de _Custine_, fils
+ d'Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp
+ des armées du roi. Son beau-père avait été
+ guillotiné le 28 août 1793. Son mari était monté
+ sur l'échafaud le 4 janvier 1794. Elle-même avait
+ été enfermée aux Carmes et n'avait dû d'échapper au
+ bourreau qu'à la révolution du 9 Thermidor.--Sa
+ _Vie_ a été écrite par M. A. Bardoux, _Madame de
+ Custine, d'après des documents inédits_. 1888. Voir
+ l'_Appendice_, nº VII: _Chateaubriand et Mme de
+ Custine_.]
+
+ [Note 244: Le château et le domaine de Fervacques
+ sont situés près de Lisieux (Calvados). Fervacques
+ appartenait au duc de Montmorency-Laval et à sa
+ soeur la duchesse de Luynes. Mme de Custine
+ l'acheta, le 27 octobre 1803, en son nom et au nom
+ de son fils, au prix de 418 764 livres et une rente
+ de 8 691 livres. Le château de Fervacques
+ appartient aujourd'hui à M. le comte de Montgomery,
+ qui a conservé à cette belle demeure son caractère
+ historique.]
+
+ [Note 245: Astolphe-Louis-Léonor, marquis de
+ _Custine_ (1793-1857). Son livre sur _la Russie en
+ 1839_ (4 volumes in-8{o}, 1843) a obtenu, tant en
+ France qu'à l'étranger, un grand et légitime
+ succès. On lui doit, en outre, plusieurs autres
+ ouvrages, qui furent aussi très justement
+ remarqués: une Étude politique, mêlée de récits de
+ voyages, en quatre volumes: _L'Espagne sous
+ Ferdinand VII_ (1838); des romans: _Aloys, ou le
+ Moine de Saint-Bernard_ (1827); _Ethel_ (1839);
+ _Romuald ou la Vocation_ (1848); un drame en cinq
+ actes et en vers, _Béatrix Cenci_, joué en 1833 sur
+ le théâtre de la Porte-Saint-Martin.
+ Merveilleusement doué, il eût pu s'élever très
+ haut, si sa vie n'eût dégradé son talent. Philarète
+ Chasles a dit de lui, dans ses _Mémoires_ (tome I,
+ p. 310). «Je n'ai connu que plus tard la véritable
+ vie de cet être extraordinaire et malheureux,
+ problème et type, phénomène et paradoxe, que le
+ vice le plus odieux chevauchait, domptait,
+ opprimait et ravalait; qui, au vu et au su de toute
+ la société française, y pataugeait, y vivait...,
+ qui subissait, tête basse, le mépris public; et qui
+ d'autre côté était, sans se racheter, loyal,
+ généreux, honnête, charitable, éloquent, spirituel,
+ philosophe, distingué, presque poète.»]
+
+Le soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres: déclarations
+passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en
+beautés jusqu'à madame de Custine. Fervacques a été vendu.
+
+Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon[246], laquelle, pendant
+mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame
+Lindsay[247], que je n'avais cessé de voir, me fit connaître Julie
+Talma[248]. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous
+avions une grand'mère commune, et elle voulait bien m'appeler son
+cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre[249], {p.300} elle se
+remaria depuis au marquis de Talaru[250]. Elle avait, en prison,
+converti M. de La Harpe[251]. Ce fut par elle que je connus le peintre
+Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers servants; Neveu me mit un
+moment en rapport avec Saint-Martin.
+
+ [Note 246: Depuis, Mme de Bérenger.]
+
+ [Note 247: D'après Sainte-Beuve, l'original
+ d'Ellénore, dans l'_Adolphe_ de Benjamin Constant,
+ était Mme Lindsay.]
+
+ [Note 248: Louise-Julie _Careau_, première femme de
+ _Talma_, qu'elle avait épousé le 19 avril 1791. Le
+ 6 février 1801, «sur leur demande mutuelle, faite à
+ haute voix», le maire du Xe arrondissement de
+ Paris, prononça entre eux le divorce. Talma se
+ remaria l'année suivante (16 juin 1802) avec une de
+ ses camarades de la Comédie-Française, Charlotte
+ Vanhove, femme divorcée de Louis-Sébastien-Olympe
+ Petit. Une séparation à l'amiable ne tarda pas du
+ reste à éloigner l'un de l'autre Mlle Vanhove et
+ Talma. Quant à Julie Talma, elle mourut en 1805.
+ D'après Benjamin Constant, qui parle d'elle dans
+ ses _Mélanges de littérature et de politique_,
+ c'était une espèce de philosophe, un esprit «juste,
+ étendu, toujours piquant, quelquefois profond»;
+ elle «avait, ajoute son panégyriste, une raison
+ exquise qui lui avait indiqué les opinions
+ saines».]
+
+ [Note 249: Stanislas-Marie-Adélaïde, comte de
+ _Clermont-Tonnerre_ (1757-1792), l'un des membres
+ les plus éloquents de l'Assemblée constituante. Le
+ 10 août 1792, une troupe armée pénétra dans son
+ hôtel, sous prétexte d'y chercher des armes.
+ Conduit à la section, il fut frappé en chemin d'un
+ coup de feu tiré à bout portant; il se réfugia dans
+ l'hôtel de Brissac, où la populace le poursuivit et
+ le massacra.]
+
+ [Note 250: Louis-Justin-Marie, marquis de _Talaru_
+ (1769-1850). Il fut quelque temps, sous la
+ Restauration, ambassadeur de France à Madrid. Nommé
+ pair de France, le 17 août 1815, par la même
+ ordonnance que Chateaubriand, il siégea dans la
+ Chambre haute jusqu'au 24 février 1848.]
+
+ [Note 251: On lit dans la _Vie de M. Émery_, par
+ l'abbé Gosselin, t. I, p. 130: «Mme la comtesse
+ Stanislas de Clermont-Tonnerre, incarcérée au
+ Luxembourg avec La Harpe, avait été l'instrument
+ dont Dieu s'était servi pour la conversion de ce
+ littérateur. Ce fait, rapporté sur un simple
+ ouï-dire par M. Michaud, dans la _Biographie
+ universelle_ (_Supplément_, article _Talaru_), est
+ positivement attesté par M. Clausel de Coussergues,
+ dans sa lettre à M. Faillon, du 20 mars 1843.»]
+
+M. de Saint-Martin[252] avait cru trouver dans _Atala_ certain argot
+dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de
+doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à
+dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du
+Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heures; le philosophe
+du ciel était à son poste. À sept {p.301} heures, un valet discret
+posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous
+assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin,
+qui, d'ailleurs, avait de très-belles façons, ne prononçait que de
+courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec
+des attitudes et des grimaces de peintre; je ne disais mot.
+
+ [Note 252: Louis-Claude de _Saint-Martin_, dit _le
+ Philosophe inconnu_ (1743-1803). Ses principaux
+ ouvrages sont _l'Homme de désir_ et _le Ministère
+ de l'Homme-Esprit_. Il avait publié en 1799 un
+ poème intitulé: _Le Crocodile ou la Guerre du bien
+ et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV, poème
+ épico-magique en cent-deux chants, par un amateur
+ de choses cachées_.]
+
+Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit
+un autre plat sur la table: les mets se succédèrent ainsi un à un et à
+de longues distances. M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se
+mit à parler en façon d'archange; plus il parlait, plus son langage
+devenait ténébreux. Neveu m'avait insinué, en me serrant la main, que
+nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des
+bruits: depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais
+rien. À minuit, l'homme des visions se lève tout à coup: je crus que
+l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes
+allaient faire retentir les mystérieux corridors; mais M. de
+Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la
+conversation une autre fois; il mit son chapeau et s'en alla.
+Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer
+par une visite inattendue: néanmoins, il ne tarda pas à disparaître.
+Je ne l'ai jamais revu: il courut mourir dans le jardin de M.
+Lenoir-Laroche, mon voisin d'Aulnay[253].
+
+ [Note 253: Jean-Jacques _Lenoir-Laroche_
+ (1749-1825), avocat, député de Paris aux
+ États-Généraux, ministre de la police du 16 au 28
+ juillet 1797, député de la Seine au Conseil des
+ Anciens (1798-1799), membre du Sénat conservateur
+ (1799-1814). Napoléon l'avait fait comte, Louis
+ XVIII le fit pair de France dès le 4 juin 1814, et,
+ par ordonnance du 31 août 1817, décida que la
+ dignité de pair serait héréditaire dans sa famille.
+ Chateaubriand aurait pu apprendre de _son voisin
+ d'Aulnay_ comment on peut cultiver, sous tous les
+ gouvernements, _l'Art de garder ses places_.]
+
+{p.302} Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme: l'abbé
+Faria[254], à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un
+serin en le magnétisant: le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de
+lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin:
+chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant.
+
+ [Note 254: L'abbé Joseph _Faria_ (et non _Furia_,
+ comme on l'a imprimé dans toutes les éditions des
+ _Mémoires_), né à Goa (Indes orientales) vers 1755,
+ mort à Paris en 1819. Il avait acquis comme
+ magnétiseur une réputation qui lui valut d'être mis
+ à la scène, dans un vaudeville intitulé _la
+ Magnétismomanie_. Tout Paris voulut voir l'abbé
+ Faria sous les traits de l'acteur Potier. Après le
+ théâtre, le roman. Dans _le Comte de Monte-Cristo_,
+ d'Alexandre Dumas, le célèbre magnétiseur joue un
+ rôle important. Le romancier le fait mourir au
+ château d'If.]
+
+Une autre fois, le célèbre Gall[255], toujours chez madame de Custine,
+dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me
+prit pour une grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais,
+raccommoder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La
+forme de la tête peut aider à distinguer {p.303} le sexe dans les
+individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions
+animales; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en
+ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des
+grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mît
+sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont
+appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau à son adresse: l'examen
+des _bosses_ produirait les méprises les plus comiques.
+
+ [Note 255: François-Joseph _Gall_(1758-1828),
+ célèbre médecin allemand, né à Tiefenbrunn, près de
+ Pforzheim (grand-duché de Bade). Il fut naturalisé
+ français le 29 septembre 1819. L'un des créateurs
+ de l'anatomie du cerveau, il fonda sur un ensemble
+ d'observations exactes et d'applications hasardées
+ la prétendue science de la phrénologie, qui fit
+ tant de bruit, dans les premières années de ce
+ siècle, parmi les médecins et les philosophes. Son
+ principal ouvrage, paru de 1810 à 1818 en 4 volumes
+ in-4{o}, accompagnés de 100 planches, a pour titre:
+ _Anatomie et physiologie du système nerveux en
+ général et du cerveau en particulier_, contenant
+ «des observations sur la possibilité de reconnaître
+ plusieurs dispositions intellectuelles et morales
+ de l'homme et des animaux par la configuration de
+ leur tête».]
+
+Il me prend un remords: j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu
+de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie, que je repousse
+continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance;
+car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le
+plus commun et le plus facile de tous; bien entendu que je ne fais pas
+ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier
+résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et
+indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient
+élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des
+deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse
+déclaration de l'auteur du _Portrait de M. de Saint-Martin fait par
+lui-même_[256]? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis
+pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de
+Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je
+vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient pas trompé:
+M. de Saint-Martin n'a pas pu être tout à {p.304} fait frappé de la
+même manière que moi dans le dîner dont je parle; mais on voit que je
+n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin
+ressemble au mien par le fond.
+
+ [Note 256: _Mon portrait historique et
+ philosophique_, par M. de Saint-Martin. Cet écrit
+ posthume du _Philosophe inconnu_ n'a été imprimé
+ que tronqué et très incomplet.]
+
+«Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de
+Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à
+l'École polytechnique[257]. J'aurais beaucoup gagné à le connaître
+plus tôt: c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois
+trouvé en présence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa
+conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite
+qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand
+l'occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin
+de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui
+ai-je besoin, excepté de Dieu?»
+
+ [Note 257: Saint-Martin dit que le dîner chez M.
+ Neveu eut lieu à l'_École polytechnique_.
+ Chateaubriand nous a dit tout à l'heure que ce
+ dîner avait eu lieu dans les «communs du
+ _Palais-Bourbon_». Les deux récits ne se
+ contredisent point. Le dîner est du 27 janvier
+ 1803, et à cette date l'École polytechnique était
+ installée au Palais-Bourbon; c'est seulement en
+ 1804 qu'elle fut transportée dans l'ancien collège
+ de Navarre, rue de la Montagne Sainte-Geneviève.]
+
+M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi: la dignité de sa
+dernière phrase écrase du poids d'une nature sérieuse ma raillerie
+inoffensive.
+
+J'avais aperçu M. de Saint-Lambert[258] et madame de {p.305}
+Houdetot[259] au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et
+les libertés d'autrefois, soigneusement empaillées et conservées:
+c'était le XVIIIe siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de
+tenir bon dans la vie pour que les illégitimités deviennent des
+légitimités. On se sent une estime infinie pour l'immoralité parce
+qu'elle n'a pas cessé d'être et que le temps l'a décorée de rides. À
+la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent
+unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état; ils
+{p.306} s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la
+mauvaise humeur de l'âge: c'est la justice de Dieu.
+
+ Malheur à qui le ciel accorde de longs jours!
+
+ [Note 258: Jean-François de _Saint-Lambert_
+ (1716-1803). Son poème des _Saisons_, publié en
+ 1769, le fit entrer, l'année suivante, à l'Académie
+ française. Dans son ouvrage sur les _Principes des
+ moeurs chez toutes les nations, ou Catéchisme
+ universel_ (1798, 3 vol. in-8), il enseigna que les
+ vices et les vertus ne sont que des clauses de
+ convention. Ce livre, outrageusement matérialiste,
+ n'en fut pas moins désigné en 1810, par l'Institut,
+ comme digne du grand prix de morale.]
+
+ [Note 259: Élisabeth-Françoise-Sophie _de La Live_
+ (1730-1813). Elle avait épousé en 1748 le général
+ _de Houdetot_. Sa liaison avec Saint-Lambert
+ subsista pendant presque un demi-siècle, dix ans de
+ plus que celle de Philémon et Baucis, qui dura _par
+ deux fois vingt étés_. En 1803, _Baucis_ avait 73
+ ans; _Philémon_ en avait 87. Norvins, qui vit Mme
+ de Houdetot, en 1788, au château de Marais, a tracé
+ d'elle ce portrait (_Mémorial_, I, 86): «Mme de
+ Houdetot était née laide, d'une laideur
+ repoussante, tellement louche qu'elle en paraissait
+ borgne, et cette erreur lui était favorable. Âgée
+ seulement de cinquante-huit ans en 1788, elle était
+ si déformée que cet automne de la vieillesse était
+ chez elle presque de la décrépitude. Elle ne voyait
+ d'aucun de ces deux yeux dépareillés. Le son de sa
+ voix était à la fois rauque et tremblant. Sa taille
+ plus qu'incertaine était inégalement surplombée par
+ de maigres épaules. Ses cheveux tout gris ne
+ laissaient plus deviner leur couleur primitive. Mon
+ père, qui l'avait vu marier, me disait plaisamment
+ qu'elle était toujours aussi jolie que le jour de
+ ses noces. Mme de Houdetot était une véritable
+ ruine, qui en soutenait une autre...»--La comtesse
+ de Houdetot était la belle-soeur de Mme de La
+ Briche, propriétaire du château du Marais. «Une
+ fois au Marais, dit encore Norvins, elle entrait en
+ vacances... On avait bientôt oublié son
+ incomparable laideur, car l'esprit et le sentiment,
+ et jusqu'à la sociabilité, n'avaient rien perdu en
+ elle de l'action, de la puissance, du charme qui
+ jadis l'avaient si justement distinguée. Rien
+ n'était encore plus imprévu, plus délicat, plus
+ piquant que sa conversation.»]
+
+Il devenait difficile de comprendre quelques pages des _Confessions_,
+quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau: madame de
+Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui
+écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la
+_Nouvelle Héloïse_? On croit qu'elle en avait fait le sacrifice à
+Saint-Lambert.
+
+À près de quatre-vingts ans madame de Houdetot s'écriait encore, dans
+des vers agréables:
+
+ Et l'amour me console!
+ Rien ne pourra me consoler de lui.
+
+Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec
+sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons: «Bonsoir, mon
+ami!» C'était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du
+XVIIIe siècle.
+
+La société de madame de Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de
+Rousseau, de Grimm, de madame d'Épinay, m'a rendu la vallée de
+Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je
+sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous
+mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai revu dernièrement, à
+Sannois[260], la maison qu'habitait madame de Houdetot; ce n'est plus
+qu'une coque {p.307} vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre
+abandonné intéresse toujours; mais que disent des foyers où ne s'est
+assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont
+les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le
+souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire?
+
+ [Note 260: Sannois, dans la canton d'Argenteuil,
+ arrondissement de Versailles (Seine-et-Oise).]
+
+ * * * * *
+
+Une contrefaçon du _Génie du Christianisme_, à Avignon, m'appela au
+mois d'octobre 1802 dans le midi de la France[261]. Je ne connaissais
+que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord, traversées par moi en
+quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui
+devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers
+lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une
+disposition heureuse; ma réputation me rendait la vie légère: il y a
+beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée, et les
+yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève;
+mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité;
+si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible.
+
+ [Note 261: Il quitta Paris le 18 octobre 1802.
+ Trois jours avant son départ, il écrivait à son ami
+ Chênedollé, alors en Normandie: Mon cher ami, je
+ pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je
+ puis, une contrefaçon qui me ruine; je reviens par
+ Bordeaux et par la Bretagne. J'irai vous voir à
+ Vire et je vous ramènerai à Paris, où votre
+ présence est absolument nécessaire, si vous voulez
+ enfin entrer dans la carrière diplomatique.]
+
+Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains
+que je n'avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans
+l'amphithéâtre de Trêves quelques feuilles d'_Atala_, tirées de mon
+havresac. {p.308} Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des
+barques entoilées, portant la nuit une lumière; des femmes les
+conduisaient; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord,
+raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché
+à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les
+couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs
+solitaires. Le fils de M. Ballanche[262], propriétaire, après M.
+Migneret, du _Génie du Christianisme_, était devenu mon hôte: il est
+devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien dont
+les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît
+à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le
+ciel?
+
+ [Note 262: Pierre-Simon _Ballanche_, membre de
+ l'Académie française, né à Lyon, le 4 août 1778,
+ mort à Paris, le 12 juin 1847. Il avait publié, en
+ 1800, un volume intitulé: _Du Sentiment dans ses
+ rapports avec la littérature et les arts_. Ce fut
+ lui qui donna, avec son père, imprimeur à Lyon, la
+ 2e et la 3e édition du _Génie du Christianisme_.
+ Ses principaux ouvrages sont _Antigone_ (1814);
+ _Essais sur les institutions sociales_ (1818);
+ _l'Homme sans nom_ (1820); les _Essais de
+ Palingénésie sociale et Orphée_ (1827-1828); _la
+ Vision d'Hébal, chef d'un clan écossais_ (1832). De
+ 1802 jusqu'à sa mort, Ballanche fut un des plus
+ constants amis de Chateaubriand.]
+
+Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon[263] fut
+obligé de s'arrêter à Tain, à cause {p.309} d'une tempête. Je me
+croyais en Amérique: le Rhône me représentait mes grandes rivières
+sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots; un
+conscrit se tenait debout dans un coin du foyer; il avait le sac sur
+le dos, et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le
+soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence
+devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et
+le chat de faire du bruit.
+
+ [Note 263: Quelques jours après avoir quitté Lyon,
+ Chateaubriand écrivait à Fontanes: «Je vous avoue
+ que je suis confondu de la manière dont j'ai été
+ reçu partout; tout retentit de ma gloire, les
+ papiers de Lyon, etc., les sociétés, les
+ préfectures; on annonce mon passage comme celui
+ d'un personnage important. Si j'avais écrit un
+ livre philosophique, croyez-vous que mon nom fût
+ même connu? Non; j'ai consolé quelque malheureux;
+ j'ai rappelé des principes chers à tous les coeurs
+ dans le fond des provinces; on ne juge pas ici mes
+ talents, mais mes opinions. On me sait gré de tout
+ ce que j'ai dit, de tout ce que je n'ai pas dit, et
+ ces honnêtes gens me reçoivent comme le défenseur
+ de leurs propres sentiments, de leurs propres
+ idées. Il n'y a pas de chagrin, pas de travail que
+ cela ne doive payer. Le plaisir que j'éprouve est,
+ je vous assure, indépendant de tout amour-propre:
+ c'est l'homme et non l'auteur qui est touché.--J'ai
+ vu Lyon. Je vous en parlerai à loisir. C'est, je
+ crois, la ville que j'aime le mieux au monde...»
+ Lettre écrite d'Avignon, le samedi 6 novembre 1802.
+ (Voir _Chateaubriand, sa femme et ses amis_, par
+ l'abbé G. Pailhès, p. 109.)]
+
+Ce que j'écrivais était un article déjà presque fait en descendant le
+Rhône et relatif à la _Législation primitive_ de M. de Bonald. Je
+prévoyais ce qui est arrivé depuis: «La littérature française,
+disais-je, va changer de face; avec la Révolution vont naître d'autres
+pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de
+prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de
+sortir des anciennes routes; les autres tâcheront de suivre les
+antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour
+nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par
+l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les
+grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides
+plus sûrs et des documents plus féconds.»
+
+{p.310} Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de
+l'histoire; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle: «L'auteur de
+cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est
+fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où
+il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de
+France. Sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en ruine; au
+haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les
+montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces
+sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des
+spectateurs; mais personne ne s'arrête pour aller où le clocher
+l'invite. Ainsi, les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et
+religion donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que
+le torrent du siècle entraîne; le voyageur s'étonne de la grandeur des
+débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des
+souvenirs qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et,
+au premier détour du fleuve, tout est oublié[264].»
+
+ [Note 264: L'article sur la _Législation primitive_
+ parut dans le _Mercure_ du 18 nivôse an XI (8
+ janvier 1803). Il figure, dans les _Mélanges
+ littéraires_, au tome XXI des _OEuvres complètes_
+ de Chateaubriand.]
+
+Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des
+livres m'en offrit: j'achetai du premier coup trois éditions
+différentes et contrefaites d'un petit roman nommé _Atala_. En allant
+de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais
+inconnu. Il me vendit les quatre volumes du _Génie du Christianisme_,
+au prix raisonnable de neuf francs {p.311} l'exemplaire, et me fit un
+grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel
+entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid: au bout de
+vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je
+m'arrangeai presque pour rien avec le voleur[265].
+
+ [Note 265: Je lis, dans la lettre ci-dessus citée,
+ de Chateaubriand à Fontanes, du 6 novembre 1802:
+ «Si l'on ne contrefait que les bons ouvrages, mon
+ cher ami, je dois être content. J'ai saisi une
+ contrefaçon d'_Atala_ et une du _Génie du
+ Christianisme_. La dernière était l'importante; je
+ me suis arrangé avec le libraire; il me paie les
+ frais de mon voyage, me donne de plus un certain
+ nombre d'exemplaires de son édition qui est en
+ quatre volumes et plus correcte que la mienne; et
+ moi, je légitime mon bâtard, et le reconnais comme
+ seconde édition...»]
+
+Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui,
+dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de
+fusil avec les riverains et se défendait contre les années.
+
+Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte,
+puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville
+des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il
+dit au prévôt envoyé au-devant de lui par le pontife: «Frère, ne me
+celez pas: dont vient ce trésor? l'a prins le pape en son trésor? Et
+il lui répondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payé
+chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, prévost, je vous promets que
+nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent
+cueilli soit rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape qu'il
+le leur fasse rendre: car si je savois que le contraire fust, il m'en
+poiseroit; et eusse ores passé {p.312} la mer, si retournerois-je par
+deçà. Adonc fut Bertrand payé de l'argent du pape, et ses gens de
+rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée.»
+
+Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était
+l'entrée de l'Italie. Les géographies disent: «Le Rhône est au roi,
+mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de
+la Sorgue, qui est au pape.» Le pape est-il bien sûr de conserver
+longtemps la propriété du Tibre? On visitait à Avignon le couvent des
+Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la
+tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des
+Célestins un squelette: c'était celui d'une femme d'une grande beauté
+qu'il avait aimée.
+
+Dans l'église des Cordeliers se trouvait le sépulcre de _madonna
+Laura_: François Ier commanda de l'ouvrir et salua les cendres
+immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe
+qu'il fit élever cette épitaphe:
+
+ En petit lieu compris vous pouvez voir
+ Ce qui comprend beaucoup par renommée:
+ . . . . . . . . . . . .
+ Ô gentille âme, estant tant estimée,
+ Qui te pourra louer qu'en se taisant?
+ Car la parole est toujours réprimée,
+ Quand le sujet surmonte le disant.
+
+On aura beau faire, le _père des lettres_, l'ami de Benvenuto Cellini,
+de Léonard de Vinci, du Primatice, le {p.313} roi à qui nous devons
+la _Diane_, soeur de l'_Apollon du Belvédère_, et la _Sainte Famille_
+de Raphaël; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a reçu des
+beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point.
+
+J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères
+parfumées et la première olive que portait un jeune olivier:
+
+ Chiara fontana, in quel medesmo bosco
+ Sorgea d'un sasso; ed acque fresche e dolci
+ Spargea soavemente mormorando:
+ Al bel seggio riposto, ombroso e fosco
+ Ne pastori appressavan, ne bifolci;
+ Ma nimfe e muse a quel tenor cantando.
+
+«Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d'un rocher; elle
+répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. À ce
+beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent;
+mais la nymphe et la muse y vont chantant.»
+
+Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée: «Je
+m'enquérais, dit-il, d'un lieu caché où je pusse me retirer comme dans
+un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien
+solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les
+sources: je m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies en
+langue vulgaire: vers où j'ai peint les chagrins de ma jeunesse.»
+
+C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore
+lorsque j'y passai, le bruit des armes retentissant en Italie; il
+s'écriait:
+
+{p.314} Italia mia. . . . .
+ . . . . . . . .
+ O diluvio raccolto
+ Di che deserti strani
+ Per inondar i nostri dolci campi!
+ . . . . . . . . . . .
+
+ Non è questo 'l terren ch' io toccai pria?
+ Non è questo 'l mio nido,
+ Ove audrito fui si dolcemente?
+ Non è questa la patria, in ch' io mi fido,
+ Madre benigna e pia
+ Chi copre l' uno et l' altro mio parente?
+
+«Mon Italie!... Ô déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder
+nos doux champs! N'est-ce pas là le sol que je touchai d'abord?
+n'est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri? n'est-ce pas là
+la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l'un
+et l'autre de mes parents?»
+
+Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V à se transporter à Rome:
+«Que répondrez-vous à saint Pierre,» s'écrie-t-il éloquemment, «quand
+il vous dira: Que se passe-t-il à Rome? Dans quel état est mon temple,
+mon tombeau, mon peuple? Vous ne répondez rien? D'où venez-vous?
+Avez-vous habité les bords du Rhône? Vous y naquîtes, dites-vous: et
+moi, n'étais-je pas né en Galilée?»
+
+Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les
+entrailles; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à
+la voix d'un législateur! C'est à Pétrarque que nous devons le retour
+du souverain pontife au Vatican; c'est sa voix qui a fait {p.315}
+naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.
+
+De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me
+montra la _Glacière_: la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres:
+les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de
+reverdir sur des ossements[266]. Hélas! les gémissements des victimes
+meurent vite après elles; ils arrivent à peine à quelque écho qui les
+fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est
+éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du
+Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque;
+une _canzone_ solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer
+Vaucluse d'une immortelle mélancolie et de chagrins d'amour
+d'autrefois.
+
+ [Note 266: Onze ans auparavant, les 16 et 17
+ octobre 1791, la _Glacière_ d'Avignon avait été le
+ théâtre d'un odieux massacre organisé par les chefs
+ du parti révolutionnaire, Jourdan Coupe-Tête,
+ Mainvielle et Duprat, dignes précurseurs des
+ égorgeurs de septembre. «À mesure, dit M. Louis
+ Blanc, que les patrouilles amenaient un captif, on
+ l'abattait d'un coup de sabre ou de bâton; puis,
+ sans même s'assurer s'il était bien mort, on allait
+ le précipiter au fond de la tour sanglante. Rien
+ qui pût fléchir la barbarie des assassins; ni la
+ jeunesse, ni l'enfance... Dampmartin, qui était
+ présent à l'ouverture de la fosse, assure qu'on en
+ retira cent dix corps, parmi lesquels les
+ chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes,
+ trente-deux femmes et huit enfants... D'un autre
+ côté, une relation semi-officielle porte que, quand
+ on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux
+ contre le mur, dans une attitude qui prouvait
+ qu'ils avaient été enterrés vifs... Jourdan et les
+ siens avaient eu beau jeter des torrents d'eau et
+ des baquets de chaux vive dans l'horrible fosse:
+ sur un des côtés du mur, il était resté, pour
+ dénoncer leur crime, _une longue traînée de sang
+ qu'on ne put jamais effacer_.» (Louis Blanc,
+ _Histoire de la Révolution française_, t. VI, p.
+ 163 et 166.)]
+
+Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer {p.316} à
+Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit _la Belle Dame
+sans mercy_, et le baiser de Marguerite d'Écosse l'a fait vivre.
+
+D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville
+à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité
+par Bossuet: «Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un
+degré si éminent, que la plupart des nations te doivent céder, et que
+la Grèce même ne doit pas se comparer à toi!» (_Pro L. Flacco_.)
+Tacite, dans la _Vie d'Agricola_, loue aussi Marseille, comme mêlant
+l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de
+l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée
+par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire? Je me hâtai de monter
+à _Notre-Dame de la Garde_, pour admirer la mer que bordent avec leurs
+ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La
+mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme
+l'Océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit
+Jéhovah: «Tu n'iras pas plus loin.»
+
+Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime; j'ai revu cette
+mer qui m'est à présent si connue, et au bout de laquelle s'élevèrent
+la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait; je suis entré
+dans le fort bâti par François Ier, où ne veillait plus un vétéran de
+l'armée d'Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et
+perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle
+restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des
+matelots de la Bretagne à _Notre-Dame de Bon-Secours_ me revenait en
+pensée: vous savez quand {p.317} et comment je vous ai déjà cité
+cette complainte de mes premiers jours de l'Océan:
+
+ Je mets ma confiance,
+ Vierge, en votre secours, etc.
+
+Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l'_Étoile
+des mers_, à laquelle j'avais été voué dans mon enfance! Lorsque je
+contemplais ces _ex-voto_, ces peintures de naufrages suspendues
+autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile plaque
+sous les portiques de Carthage le héros troyen, ému à la vue d'un
+tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre
+d'Hamlet a profité de l'âme du chantre de Didon.
+
+Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain,
+je n'ai point reconnu Marseille: dans ses rues droites, longues et
+larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de
+vaisseaux; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une
+_nave_, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en
+Chypre comme Joinville: au rebours des hommes, le temps rajeunit les
+villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des
+Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Épernon, avec les
+monuments de Louis XIV et les vertus de Belsunce; les rides me
+plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années
+qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvées.
+Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai; mais l'émule d'Athènes
+est devenu trop jeune pour moi.
+
+{p.318} Si les _Mémoires_ d'Alfieri eussent été publiés en 1802[267],
+je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du
+poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et
+de l'expression:
+
+ [Note 267: Alfieri est mort en 1803. Ses _Mémoires_
+ furent publiés en 1804.]
+
+«Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était
+de me baigner presque tous les soirs dans la mer; j'avais trouvé un
+petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite
+hors du port, où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un
+rocher, qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je
+n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux
+immensités qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je
+passais, en rêvant, des heures délicieuses; et là, je serais devenu
+poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque.»
+
+Je revins par le Languedoc et la Gascogne. À Nîmes, les Arènes et la
+Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées: cette année 1838, je les
+ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean
+Reboul[268]. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont
+ordinairement ni poètes, ni ouvriers: réparation à M. Reboul. {p.319}
+Je l'ai trouvé dans sa boulangerie; je me suis adressé à lui sans
+savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons de
+Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne
+que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après et s'est
+fait connaître: il m'a mené dans son magasin; nous avons circulé dans
+un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce
+d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre haute d'un
+moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J'étais
+heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon
+fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d'une commode un
+manuscrit, et m'a lu des vers énergiques d'un poème qu'il compose sur
+le _Dernier jour_. Je l'ai félicité de sa religion et de son talent.
+Je me rappelais ces belles strophes _à un Exilé_:
+
+ Quelque chose de grand se couve dans le monde.
+ Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde.....
+ Oh! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil,
+ Le ciel par un mourant fit révéler ta vie;
+ Que quelque temps après, de ses enfants suivie,
+ Aux yeux de l'univers, la nation ravie
+ T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil!
+
+ [Note 268: Jean _Reboul_, né à Nîmes, le 23 janvier
+ 1796, mort dans la même ville, le 1er juin 1864.
+ Boulanger de son état, il n'abandonna pas sa
+ profession, lorsque la gloire vint le chercher au
+ fond de sa boutique. Son premier recueil de
+ _Poésies_ (1836) eut cinq éditions. Il publia, en
+ 1839, _le Dernier Jour_, poème en dix chants. En
+ 1850, il fit jouer sur le théâtre de l'Odéon _le
+ Martyre de Vivia_, mystère en trois actes et en
+ vers. _Les Traditionnelles_ (1857) mirent le sceau
+ à sa réputation. En 1848, le boulanger-poète avait
+ été envoyé à l'Assemblée constituante par les
+ électeurs royalistes du département du Gard.]
+
+Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les
+jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la
+Cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la
+roue au-dessus de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était
+peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait
+Reboul à Nîmes.
+
+{p.320} Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche
+Aigues-Mortes, que j'ai visitée en 1838. Cette ville est encore tout
+entière avec ses tours et son enceinte: elle ressemble à un vaisseau
+de haut bord échoué sur le sable où l'ont laissée saint Louis, le
+temps et la mer. Le saint roi avait donné des _usages_ et statuts à la
+ville d'Aigues-Mortes: «Il veut que la prison soit telle, qu'elle
+serve non à l'extermination de la personne, mais à sa garde; que nulle
+information ne soit faite pour des paroles injurieuses; que l'adultère
+même ne soit recherché qu'en certains cas, et que le violateur d'une
+vierge, _volente vel nolente_, ne perde ni la vie, ni aucun de ses
+membres, _sed alio modo puniatur_.»
+
+À Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volontiers écrit comme
+le roi très-chrétien à la Confédération suisse: «Ma fidèle alliée et
+ma grande amie.» Scaliger aurait voulu faire de Montpellier _le nid de
+sa vieillesse_. Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, _Mons
+puellarum_: de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant
+devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution
+aristocratique de la France.
+
+De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon
+naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oublié cette attaque
+si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour
+de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps
+retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride,
+couvert de digitales, qui me fit oublier le monde: mon regard glissait
+sur cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par
+la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis {p.321} le ciel,
+l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis
+inspiré; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette
+ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une fleur
+que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs, un
+oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraînent à
+toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir
+pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis
+par leur répétition et leur multitude? Tout est usé aujourd'hui, même
+le malheur.
+
+À Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant
+cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis XIV:
+
+ La Garonne et le Tarn, en leurs grottes profondes,
+ Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes,
+ Et faire ainsi couler par un heureux penchant
+ Les trésors de l'aurore aux rives du couchant.
+ Mais à des voeux si doux, à des flammes si belles
+ La nature, attachée à des lois éternelles,
+ Pour obstacle invincible opposait fièrement
+ Des monts et des rochers l'affreux enchaînement.
+ France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent,
+ La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent.
+ Tout cède[269]. . . . . . . . . . . . . .
+
+ [Note 269: La pièce de Pierre Corneille à laquelle
+ sont empruntés ces vers a pour titre: _Sur le canal
+ du Languedoc, pour la jonction des Deux Mers:
+ Imitation d'une pièce latine de Parisot, avocat de
+ Toulouse_. Dans le premier vers, Corneille n'a pas
+ dit: «La Garonne et le _Tarn_», mais:
+
+ La Garonne et l'_Atax_, en leurs grottes profondes...
+
+ L'_Atax_, c'est l'_Aude_, qui se jette dans la
+ Méditerranée par les étangs de Sijean et de
+ Vendres.]
+
+{p.322} À Toulouse, j'aperçus, du pont de la Garonne, la ligne des
+Pyrénées; je la devais traverser quatre ans plus tard: les horizons se
+succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau
+le corps desséché de la belle Paule: heureux ceux qui croient sans
+avoir vu! Montmorency avait été décapité dans la cour de l'hôtel de
+ville: cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en
+parle encore après tant d'autres têtes abattues? Je ne sais si dans
+l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui
+ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme: «Le feu et la fumée
+dont il étoit couvert, dit Guitaut, m'empêchèrent de le reconnoître;
+mais voyant un homme qui, après avoir rompu six de nos rangs, tuoit
+encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que
+M. de Montmorency; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à
+terre sous son cheval mort.»
+
+L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture.
+Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si
+bien traduit par M. Fauriel, fait revivre:
+
+«Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier de son père, la
+croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre,
+ni en étage, il ne resta pas une jeune fille; les habitants de la
+ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de
+rosier[270].»
+
+ [Note 270: _Histoire de la croisade contre les
+ hérétiques albigeois, écrite en vers provençaux par
+ un poète contemporain_, et traduit par M. Fauriel,
+ 1837.]
+
+{p.323} C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de la
+langue d'_Oc_: «Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les
+départit entre les gentilshommes, tant françois qu'autres, _atque loci
+leges dedimus_;» disent les huit archevêques et évêques signataires.
+
+J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de
+mes grandes admirations, de Cujas, écrivant, couché à plat ventre, ses
+livres épandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le
+souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance
+n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas; mais elle
+nourrit l'un de ses maris des infidélités dont mourut l'autre. Cujas
+fut protégé par la fille de François Ier, Pibrac par la fille de Henri
+II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac
+est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J'étais logé
+peut-être dans l'hôtel du président son père.) «Ce bon monsieur de
+Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si
+saines, les moeurs si douces; son âme étoit si disproportionnée à
+notre corruption et à nos tempêtes!» Et Pibrac a fait l'apologie de la
+Saint-Barthélemy.
+
+Je courais sans pouvoir m'arrêter; le sort me renvoyait à 1838 pour
+admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler
+des nouvelles connaissances que j'y ai faites: M. de Lavergne[271],
+{p.324} homme de talent, d'esprit et de raison; mademoiselle Honorine
+Gasc, Malibran future[272]. Celle-ci, en ma qualité nouvelle de
+serviteur de Clémence Isaure, {p.325} me rappelait ces vers que
+Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux, près de
+Toulouse:
+
+ Hélas! que l'on seroit heureux
+ Dans ce beau lieu digne d'envie,
+ Si, toujours aimé de Sylvie,
+ On pouvoit, toujours amoureux,
+ Avec elle passer sa vie!
+
+ [Note 271: Louis-Gabriel-Léonce _Guilhaud de
+ Lavergne_, né à Bergerac, le 24 janvier 1809, mort
+ à Versailles le 18 janvier 1880. En 1834, il avait
+ assisté aux lectures des _Mémoires_, dans le salon
+ de Mme Récamier, et il en avait rendu compte dans
+ la _Revue du Midi_, dont il était alors le
+ principal rédacteur. Il collaborait également au
+ _Journal de Toulouse_, et il était depuis 1830
+ Maître et Mainteneur des Jeux-Floraux. Devenu en
+ 1840, chef du cabinet de M. de Rémusat, ministre de
+ l'Intérieur, il fut quelque peu malmené par Balzac,
+ dans la _Revue parisienne_ du grand romancier.
+ «Légitimiste jusqu'en 1833, écrivait Balzac, M.
+ Guilhaud devint doctrinaire, il vanta M. de
+ Rémusat, soutint sa candidature à Muret et se
+ glissa chez M. Guizot... M. Duchâtel le nomma
+ maître des requêtes; il convoita dès lors la place
+ de M. Mallac, un de ces jeunes gens capables qui
+ ont assez de coeur pour s'en aller avec leurs
+ protecteurs, là où les Guilhaud restent; aussi M.
+ Guilhaud est-il aujourd'hui chef du cabinet de M.
+ de Rémusat. Voilà comment tout se rapetisse. M.
+ Léonce de Lavergne, incapable d'écrire dans un
+ journal, et que l'Académie a refusé, quand il se
+ présenta pour être reçu docteur, fait la
+ correspondance politique au moyen de M. Havas.»
+ Après avoir été député de Lombez de 1846 à 1848, M.
+ Léonce de Lavergne fut envoyé par les électeurs de
+ la Creuse à l'Assemblée nationale de 1871. Partisan
+ de la monarchie constitutionnelle et parlementaire,
+ il siégea d'abord au centre droit, puis, en 1874,
+ de concert avec quelques députés flottant entre le
+ centre droit et le centre gauche, il fonda un
+ nouveau groupe de représentants, le «groupe
+ Lavergne», qui ne laissa pas de contribuer par son
+ attitude au vote définitif de la Constitution du 25
+ février 1875. Le 13 décembre 1875, il fut élu, par
+ l'Assemblée nationale, sénateur inamovible, le 33e
+ sur 75. Il était, depuis 1855, membre de l'Académie
+ des Sciences morales et politiques. Ses principaux
+ ouvrages sont un essai sur l'_Économie rurale en
+ Angleterre, en Écosse et en Irlande_, _l'Économie
+ rurale de la France depuis 1789_, et les
+ _Assemblées provinciales sous Louis XVI_.]
+
+ [Note 272: «Mademoiselle Honorine _Gasc_, écrivait,
+ en 1859, le comte de Marcellus, chante toujours
+ admirablement; mais ce n'est plus à Toulouse: c'est
+ à Bordeaux ou à Paris, sous le nom de Ol de Kop,
+ qu'elle partage avec le consul de Danemark, son
+ époux; et ses talents, contre lesquels M. de
+ Chateaubriand la mettait en garde, ne lui ont
+ point, que je sache, «porté malheur».
+ (_Chateaubriand et son temps_, p. 143.)]
+
+Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix! Les
+talents sont _de l'or de Toulouse_: ils portent malheur.
+
+Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches
+Girondins[273]. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de
+belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à
+peine à respirer. À Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le
+palais _des Tutelles_, afin de bâtir le Château-Trompette: Spon[274]
+et les amis de l'antiquité gémirent:
+
+ Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux,
+ Ouvrage des Césars, monument tutélaire?
+
+ [Note 273: Chateaubriand a jugé ici, d'un mot qui
+ restera, ces hommes de la Gironde, dont le rôle,
+ pendant la Révolution, a été aussi coupable que
+ funeste. Voir _la Légende des Girondins_, par
+ Edmond Biré.]
+
+ [Note 274: Joseph _Spon_, antiquaire français
+ (1647-1685).]
+
+On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un
+témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.
+
+Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en
+1833, j'adressai ces paroles: «Captive {p.326} de Blaye! je me désole
+de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées!» Je m'acheminai vers
+Rochefort, et je me rendis à Nantes, par la Vendée.
+
+Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les
+cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des
+ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les
+Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et
+recevaient la bénédiction d'un prêtre: la prière prononcée sous les
+armes n'était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son
+épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie.
+
+La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de
+voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient
+glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le coeur me palpita,
+lorsque ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bretagne. Je
+passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières
+années de mon enfance. Je ne pus que rester vingt-quatre heures auprès
+de ma femme et de mes soeurs, et je regagnai Paris.
+
+ * * * * *
+
+J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms
+supérieurs au second rang dans le XVIIIe siècle, et qui, formant une
+arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de
+l'ampleur et de la consistance.
+
+J'avais connu M. de La Harpe[275] en 1789: comme Flins, il s'était
+pris d'une belle passion pour ma soeur, {p.327} madame la comtesse de
+Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses oeuvres sous ses
+petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des coeurs les
+plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les
+abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait
+pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats
+ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands
+seigneurs qui raffolaient de ses insolences; mais, somme toute, esprit
+droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir
+le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle
+action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n'a
+pas manqué sa fin: je le vis mourir chrétien courageux, le goût
+agrandi par la religion, n'ayant conservé d'orgueil que contre
+l'impiété, et de haine que contre la _langue révolutionnaire_[276].
+
+ [Note 275: Jean-François de _La Harpe_ (1739-1803).
+ Son principal ouvrage est le _Lycée ou Cours de
+ littérature ancienne et moderne_, douze volumes
+ in-8{o}.]
+
+ [Note 276: La Harpe avait publié, en 1797, un
+ éloquent écrit intitulé: _Du fanatisme dans la
+ langue révolutionnaire_.]
+
+À mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe
+favorable à mes ouvrages: la maladie dont il était attaqué ne
+l'empêchait pas de travailler; il me récitait des passages d'un poème
+qu'il composait sur la Révolution[277]; on y remarquait quelques vers
+énergiques contre les crimes du temps et contre les _honnêtes gens_
+qui les avaient soufferts:
+
+ Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis:
+ Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme.
+
+ [Note 277: Ce poème parut, en 1814, sous ce titre:
+ _Le Triomphe de la Religion ou le Roi martyr_,
+ épopée en six chants. Chateaubriand, dans les notes
+ du _Génie du Christianisme_, a inséré un fragment
+ du poème de La Harpe, les _portraits de J.-J.
+ Rousseau et de Voltaire_.]
+
+{p.328} Oubliant qu'il était malade, coiffé d'un bonnet blanc, vêtu
+d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête; puis, laissant échapper
+son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine: «Je n'en
+puis plus: je sens une griffe de fer dans le côté.» Et si,
+malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de
+Stentor et mugissait: «Allez-vous-en! Fermez la porte!» Je lui disais
+un jour: «Vous vivrez pour l'avantage de la religion.--Ah! oui, me
+répondit-il, ce serait bien à Dieu; mais il ne le veut pas, et je
+mourrai ces jours-ci.» Retombant dans son fauteuil et enfonçant son
+bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et
+son humilité.
+
+Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même
+avec la plus grande modestie, déclarant qu'il n'avait rien fait de
+supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point
+dégénéré entre ses mains.
+
+M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803: l'auteur des
+_Saisons_ mourait presque en même temps au milieu de toutes les
+consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de
+toutes les consolations de la religion; l'un visité des hommes,
+l'autre visité de Dieu[278].
+
+M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au {p.329} cimetière
+de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de
+la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt
+recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était
+lugubre: les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient
+le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les
+dernières paroles de l'amitié à l'oreille de la mort[279]. Le
+cimetière a été détruit et M. de La Harpe exhumé: il n'existait
+presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire,
+M. de La Harpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme[280]; elle
+l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder
+aucun droit.
+
+ [Note 278: La Harpe avait conservé jusqu'à la fin
+ l'entière possession de son intelligence. Il ne
+ cessait, pendant les derniers jours, de se faire
+ lire les prières des agonisants. M. de Fontanes,
+ étant venu le voir la veille de sa mort, s'approcha
+ de son lit pendant qu'on récitait ces prières. «Mon
+ ami, dit le moribond en lui tendant une main
+ desséchée, je remercie le ciel de m'avoir laissé
+ l'esprit assez libre pour sentir combien cela est
+ consolant et beau.»]
+
+ [Note 279: Voir l'_Appendice_, nº VIII: _la Mort de
+ La Harpe_.]
+
+ [Note 280: La Harpe, veuf, s'était remarié, en
+ 1797, avec Mlle de Hatte-Longuerue.--Voir
+ l'_Appendice_, Nº VIII.]
+
+Au reste, M. de La Harpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès
+de la Révolution qui grandissait toujours: les renommées se hâtaient
+de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les
+périls perdaient leur puissance devant lui.
+
+ * * * * *
+
+Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la
+marche gigantesque du monde s'accomplissait; l'homme du temps prenait
+le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses,
+précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour
+concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque
+soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte
+battait le rappel des destinées: il devint bientôt premier consul à
+vie.
+
+{p.330} Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en
+1802[281], Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son
+frère; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et
+les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque
+Napoléon entra: il me frappa agréablement; je ne l'avais jamais aperçu
+que de loin. Son sourire était caressant et beau; son oeil admirable,
+surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré
+dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le
+regard, rien de théâtral et d'affecté. Le _Génie du Christianisme_,
+qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon.
+Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid: il n'eût
+pas été ce qu'il était si la Muse n'eût été là; la raison
+accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont
+toujours un composé de deux natures, car il les faut capables
+d'inspiration et d'action: l'une enfante le projet, l'autre
+l'accomplit.
+
+ [Note 281: Le 8 avril 1802.]
+
+Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se
+dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait; les rangs
+s'ouvraient successivement; chacun espérait que le consul s'arrêterait
+à lui; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces
+méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins; Bonaparte éleva tout à
+coup la voix et me dit: «Monsieur de Chateaubriand!» Je restai seul
+alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle
+autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité: sans me
+faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me
+parla sur-le-champ {p.331} de l'Égypte et des Arabes, comme si
+j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une
+conversation déjà commencée entre nous. «J'étais toujours frappé, me
+dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du
+désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front.
+Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'Orient?»
+
+Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée:
+«Le christianisme! Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un
+système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que
+le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allégorie du
+mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont
+beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à
+l'_infâme_.»
+
+Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, «un esprit
+est passé devant moi; les poils de ma chair se sont hérissés; il s'est
+tenu là: je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme
+un petit souffle.»
+
+Mes jours n'ont été qu'une suite de visions; l'enfer et le ciel se
+sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que
+j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai
+rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du
+dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je
+m'entretins un moment avec l'un et l'autre; tous deux me renvoyèrent à
+la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un
+crime.
+
+Je remarquai qu'en circulant dans la foule, Bonaparte {p.332} me
+jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi
+en me parlant. Je le suivais aussi des yeux:
+
+ Chi è quel grande che non par che curi
+ L' incendio?
+
+«Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie?»
+
+(_Dante_[282].)
+
+ [Note 282: _Inferno_, ch. XIV, v. 46.]
+
+À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome: il
+avait jugé d'un coup d'oeil où et comment je lui pouvais être utile.
+Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que
+j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique; il croyait
+que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage.
+C'était un grand découvreur d'hommes; mais il voulait qu'ils n'eussent
+de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce
+talent; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation
+sur la sienne: il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers.
+
+Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le
+Consul avait eue de _ma conversation_: je n'avais pas ouvert la
+bouche; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me
+pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne
+m'était jamais venue; je refusai net. Alors on fit parler une autorité
+à laquelle il m'était difficile de résister.
+
+{p.333} L'abbé Émery[283], supérieur du séminaire de Saint-Sulpice,
+vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la
+religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte
+destinait à son oncle, le cardinal Fesch[284]. Il me faisait entendre
+que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me
+trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m'avait
+mis en rapport avec l'abbé Émery: j'avais passé aux États-Unis avec
+l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon
+obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait
+dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le coeur.
+{p.334} L'abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature,
+par sa robe et par la Révolution; mais cette triple finesse ne lui
+servait qu'au profit de son vrai mérite; ambitieux seulement de faire
+le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité
+d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il
+eût été superflu de violenter l'abbé Émery, car il tenait toujours sa
+vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu'il ne cédait
+jamais: sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.
+
+ [Note 283: Jacques-André _Émery_, né le 27 août
+ 1832 à Gex, mort à Issy le 18 avril 1811. Sa _Vie_
+ a été écrite par M. l'abbé Gosselin (1861), et par
+ M. l'abbé Élie Méric (1894).]
+
+ [Note 284: Joseph _Fesch_, né à Ajaccio le 3
+ janvier 1763. Il était le demi-frère de la mère de
+ Napoléon. À l'époque de la convocation des
+ États-Généraux, il était déjà entré dans les
+ ordres; mais les premiers événements de la
+ Révolution le firent renoncer à l'état
+ ecclésiastique. D'abord commis aux vivres
+ (garde-magasin), il devint en 1795 commissaire des
+ guerres, et occupa cette place jusqu'au 18
+ brumaire. Dès que le rétablissement du culte eût
+ été arrêté dans la pensée du Premier Consul, il
+ reprit le costume ecclésiastique, et s'employa très
+ activement dans les négociations qui préparèrent le
+ Concordat (15 juillet 1801). Archevêque de Lyon en
+ 1802, cardinal le 25 février 1803, il fut, le 4
+ avril suivant, nommé ambassadeur à Rome. En 1805,
+ il fut investi de la charge de grand aumônier.
+ Tombé en disgrâce en 1811, il fut renvoyé par
+ l'Empereur dans son diocèse de Lyon, où il resta
+ jusqu'en 1814. Après l'abdication de Napoléon, il
+ se retira à Rome. Les Cent-Jours le ramenèrent en
+ France et dans son archevêché. Après les
+ Cent-Jours, il se réfugia de nouveau à Rome, où il
+ fixa définitivement sa résidence. Il refusa
+ obstinément, pendant toute la Restauration, de se
+ démettre de son titre d'archevêque de Lyon; mais il
+ ne put obtenir, malgré l'appui du pape, de rentrer
+ dans son diocèse après la révolution de 1830. Il
+ est mort à Rome le 13 mai 1839.]
+
+Il échoua dans sa première tentative; il revint à la charge, et sa
+patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me
+proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au
+poste où l'on m'appelait: je ne vaux rien du tout en seconde ligne.
+J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont
+n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de
+Montmorin se mourait; le climat de l'Italie lui serait, disait-on,
+favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes:
+je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se
+prépara à me venir rejoindre; M. Joubert parlait de l'accompagner, et
+madame de Beaumont partit pour le Mont-Dore, afin d'achever ensuite sa
+guérison au bord du Tibre.
+
+M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures; il
+m'expédia ma nomination[285]. Je dînai {p.335} chez lui: il est
+demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au
+reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds
+de son entourage; ses roueries avaient une importance inconcevable:
+aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des moeurs semblait génie,
+la légèreté d'esprit profondeur. La Révolution était trop modeste;
+elle n'appréciait pas assez sa supériorité: ce n'est pas même chose
+d'être au-dessus ou au-dessous des crimes.
+
+ [Note 285: La lettre de Talleyrand, notifiant à
+ l'auteur du _Génie du Christianisme_ sa nomination
+ de secrétaire, est du 19 floréal, an XI (9 mai
+ 1803). En voici le texte:
+
+ «Je m'empresse, citoyen, de vous envoyer une copie
+ de l'arrêté par lequel le Premier Consul vous nomme
+ secrétaire de la légation de la République à Rome.
+ Vos talents et l'usage que vous en avez fait n'ont
+ pu que vous faire connaître d'une manière
+ avantageuse dans votre pays et dans celui où vous
+ allez résider, et je ne doute point du soin que
+ vous mettrez à justifier la confiance du
+ gouvernement. J'ai l'honneur, etc.»]
+
+Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal; je distinguai le
+joyeux abbé de Bonnevie[286]: jadis aumônier {p.336} à l'armée des
+princes, il s'était trouvé à la retraite de Verdun; il avait aussi été
+grand vicaire de l'évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre[287],
+qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du saint-siége,
+en qualité de _Chiaramonte_. Mes préparatifs achevés, je me mis en
+route: je devais devancer à Rome l'oncle de Napoléon.
+
+ [Note 286: L'abbé de _Bonnevie_ (Pierre-Étienne),
+ né à Rethel le 6 janvier 1761, mort à Lyon le 7
+ mars 1849. Pendant l'émigration, il avait été,
+ ainsi que le dit Chateaubriand, aumônier à l'armée
+ des princes. Après le rétablissement du culte, il
+ fut nommé chanoine à la Primatiale de Lyon, et
+ accompagna le cardinal Fesch à Rome en 1803. Une
+ étroite intimité s'établit entre l'auteur du _Génie
+ du Christianisme_ et le très spirituel abbé, qui ne
+ tarda pas à conquérir l'estime et l'affection de
+ Mme de Chateaubriand. Jusqu'à leur mort, il resta
+ l'un de leurs plus fidèles amis. On trouvera dans
+ le livre de M. l'abbé Pailhès sur _Chateaubriand,
+ sa femme et ses amis_, quelques-unes des lettres
+ écrites par la vicomtesse de Chateaubriand à son
+ _cher Comte de Lyon_. Elles sont charmantes,
+ surtout celle du 10 juillet 1839, trop longue pour
+ être ici donnée tout entière, mais dont voici au
+ moins quelques lignes:
+
+ «... Je vous écris ces lignes pour vous gronder. On
+ dit, l'abbé, que vous vous portez à merveille; que
+ vous êtes jeune et gai comme par le passé; pourquoi
+ donc ne pas venir nous voir? On voyage à tout âge,
+ et dans ce moment surtout que la poste vient de
+ lancer sur les chemins des voitures de courriers
+ qui feraient rougir une voiture d'ambassadeur. Je
+ vous ai dit que nous avons une vilaine chambre à
+ vous donner; mais si vous voulez être logé comme un
+ chanoine, vous pourrez prendre un appartement aux
+ Missions-Étrangères; vous serez là à notre porte,
+ pouvant venir déjeuner, dîner et déraisonner avec
+ nous...»]
+
+ [Note 287: Anne-Antoine-Jules, duc de
+ _Clermont-Tonnerre_ (1749-1830). Évêque de
+ Châlons-sur-Marne depuis 1782, député du clergé aux
+ États-Généraux, il avait émigré en Allemagne, et,
+ avant sa rentrée en France, il avait remis, entre
+ les mains du Souverain Pontife sa démission
+ d'évêque de Châlons, conformément au Concordat. La
+ Restauration le nomma pair de France (4 juin 1814),
+ archevêque de Toulouse (1er juillet 1820), et
+ obtint pour lui le chapeau de cardinal (2 décembre
+ 1822). Il a laissé le souvenir d'un prélat imbu de
+ l'orgueil de sa naissance et de son rang, et
+ cependant d'un accès facile, d'un esprit aimable,
+ pénétrant et vif.]
+
+ * * * * *
+
+À Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu
+renaissante[288]: je croyais avoir quelque part à ces bouquets de
+fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre.
+
+ [Note 288: Chateaubriand fit le récit de cette fête
+ dans une longue et admirable lettre adressée à son
+ ami Ballanche et qui, publiée aussitôt à Lyon, y
+ produisit une impression profonde. C'est une des
+ plus belles pages du grand écrivain, et qui devrait
+ figurer désormais dans toutes les éditions du
+ _Génie du Christianisme_.]
+
+Je continuai ma route; un accueil cordial me suivait: mon nom se
+mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie
+éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des
+marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelquefois, {p.337}
+tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer
+un père et une mère avec leur fils: ils m'amenaient, me disaient-ils,
+leur enfant pour me remercier. Était-ce l'amour-propre qui me donnait
+alors ce plaisir dont je parle? Qu'importait à ma vanité que d'obscurs
+et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand
+chemin, dans un lieu où personne ne les entendait? Ce qui me touchait,
+du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien,
+consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d'une
+mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils
+soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie
+pure si j'eusse écrit un livre dont les moeurs et la religion auraient
+eu à gémir?
+
+La route est assez triste en sortant de Lyon: depuis la Tour-du-Pin
+jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.
+
+À Chambéry, où l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un
+homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il
+en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est
+le danger des lettres; le désir de faire du bruit l'emporte sur les
+sentiments généreux: si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain
+célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les
+faiblesses de la femme qui l'avait nourri; il se serait sacrifié aux
+défauts mêmes de son amie; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au
+lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah!
+que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau!
+
+Après avoir passé Chambéry, se présente le cours {p.338} de l'Isère.
+On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des
+madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées
+d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand
+les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de
+glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie.
+
+Les vallées où l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des
+monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts.
+
+Aiguebelle semble clore les Alpes; mais en tournant un rocher isolé,
+tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au
+cours de l'Arche.
+
+Les monts des deux côtés se dressent; leurs flancs deviennent
+perpendiculaires; leurs sommets stériles commencent à présenter
+quelques glaciers: des torrents se précipitent et vont grossir l'Arche
+qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une
+cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de
+saules.
+
+Ayant traversé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du
+soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux: obligé de
+m'arrêter, j'allai me promener hors du village. L'air devint
+transparent à la crête des monts; leur dentelure se traçait avec une
+netteté extraordinaire, tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied
+s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de
+l'aigle en haut; l'alizier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur
+la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition
+populaire, se montrait sur le redan taillé {p.339} à pic. Là, s'était
+incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que tous les
+obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un peuple
+libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'esclavage et le sang
+du reste du monde.
+
+Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après
+midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le
+village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds; une
+troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de
+l'âge et à la majesté tombée; le père et la mère du noble orphelin
+avaient été tués: on me proposa de me le vendre; il mourut des mauvais
+traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer.
+Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII; je pense aujourd'hui
+à Henri V: quelle rapidité de chute et de malheur!
+
+Ici, l'on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite
+rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre
+côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les
+fleuves sont non-seulement des _grands chemins qui marchent_, comme
+les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.[289]
+
+ [Note 289: Pour tous les détails de ce voyage,
+ voir, dans le _Voyage en Italie de Chateaubriand_
+ (OEuvres complètes, tome VI), ses deux lettres à M.
+ Joubert, datées, la première de _Turin, le 17 juin
+ 1803_, la seconde, de _Milan, lundi matin 21 juin
+ 1803_.]
+
+Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange
+émotion me saisit; j'étais comme cette alouette qui traversait, en
+même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté
+{p.340} sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges,
+au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent
+ces montagnes en 1822 retracent assez bien les sentiments qui
+m'agitaient aux mêmes lieux en 1803:
+
+ Alpes, vous n'avez point subi mes destinées!
+ Le temps ne vous peut rien;
+ Vos fronts légèrement ont porté les années
+ Qui pèsent sur le mien.
+
+ Pour la première fois, quand, rempli d'espérance,
+ Je franchis vos remparts,
+ Ainsi que l'horizon, un avenir immense
+ S'ouvrait à mes regards.
+
+ L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde[290]!
+
+ [Note 290: La pièce d'où ces vers sont extraits se
+ trouve dans les _Poésies_ de Chateaubriand (OEuvres
+ complètes, tome XXII), où elle porte ce titre: les
+ _Alpes ou l'Italie_.]
+
+Ce monde, y ai-je réellement pénétré? Christophe Colomb eut une
+apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût
+découverte; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des
+tempêtes: lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir? Ce
+que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat
+éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les
+premières cendres européennes qui reposent en Amérique? Ce sont celles
+de Biorn le Scandinave[291]: il mourut en abordant à Winland, et fut
+enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela? Qui
+connaît {p.341} celui dont la voile devança le vaisseau du pilote
+génois au Nouveau Monde? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et
+depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des
+poètes, dans une langue que l'on ne parle plus.
+
+ [Note 291: Chateaubriand lui-même ne savait sans
+ doute _cela_ que du matin, pour l'avoir appris de
+ son jeune ami Jean-Jacques Ampère, le seul homme de
+ France qui s'intéressât alors aux choses de
+ Scandinavie.]
+
+ * * * * *
+
+J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres
+voyageurs: les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi
+avant les vieilles cités de l'Europe. Je tombais au milieu de
+celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois
+dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes; on
+achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge.
+
+L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les
+plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en
+sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police,
+portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde,
+avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des
+pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient
+des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient,
+caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui
+caressent leurs maîtres. Les Italiennes vendaient des fruits sur leurs
+éventaires au marché de cette foire armée: nos soldats leur faisaient
+présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les
+anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées: {p.342} «Moi,
+Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks[292], je te donne, à toi,
+Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté (_in honore
+pulchritudinis tuæ_), mon habitation dans le quartier des Pins.»
+
+ [Note 292: Ce _Fotrad, fils d'Eupert_, est amené
+ ici d'un peu loin. Quand l'auteur composa cette
+ partie de ses _Mémoires_, il avait encore l'esprit
+ tout plein des longues et savantes recherches qu'il
+ avait faites pour écrire ses _Études historiques_
+ et ses chapitres sur les Franks.]
+
+Nous sommes de singuliers ennemis: on nous trouve d'abord un peu
+insolents, un peu trop gais, trop remuants; nous n'avons pas plutôt
+tourné les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le
+soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il
+est logé; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de
+Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois,
+fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou
+l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité
+communiquent la vie à tout; on s'accoutume à le regarder comme un
+conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son
+mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et
+quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit
+entré aux Invalides.
+
+À mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les
+yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie
+comme d'un rêve divin: utile à notre pays renaissant, elle apportait
+dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature
+transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux chefs-d'oeuvre
+des arts et dans les hautes réminiscences d'une patrie fameuse.
+L'Autriche {p.343} est venue; elle a remis son manteau de plomb sur
+les Italiens; elle les a forcés à regagner leur cercueil. Rome est
+rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s'est affaissée en
+embellissant le ciel de son dernier sourire; elle s'est couchée
+charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever.
+
+[Illustration: Madame de BEAUMONT au colysée.]
+
+Le général Murat commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de
+madame Bacciochi. Je passai la journée avec les aides de camp: ils
+n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La
+politesse française reparaissait sous les armes; elle tenait à prouver
+qu'elle était toujours du temps de Lautrec[293].
+
+ [Note 293: Odet de _Foix_, vicomte de _Lautrec_,
+ maréchal de France sous Louis XII, fit presque
+ tontes ses armes autour de Milan. Chateaubriand
+ aimait ce nom de Lautrec. Il le choisit ici pour
+ personnifier en Italie la bravoure et la politesse
+ française. Déjà, dans le _Dernier Abencerage_, il
+ avait fait d'un autre Lautrec un type de vaillance
+ et de chevalerie. Après tout, il y avait eu des
+ alliances entre les Lautrec et les Chateaubriand.
+ «Il était, dit Brantôme, parlant du vicomte de
+ Lautrec, le maréchal de France, il était frère de
+ madame de Chateaubriand, une très belle et très
+ honnête dame que le roi aimait.»]
+
+Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi[294], {p.344} à
+l'occasion du baptême d'un fils du général Murat[295]. M. de Melzi
+avait connu mon frère; les manières du vice-président de la République
+cisalpine étaient belles; sa maison ressemblait à celle d'un prince
+qui l'aurait toujours été: il me traita poliment et froidement; il me
+trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes.
+
+ [Note 294: François de _Melzi_ (1753-1826). Il
+ était vice-président de la _République cisalpine_,
+ organisée en 1797 par le général Bonaparte, et qui
+ avait pris, en 1802, le nom de _République
+ italienne_. Lorsqu'au mois de mars 1805, elle
+ devint le Royaume d'Italie, avec Napoléon pour roi
+ et le prince Eugène de Beauharnais pour vice-roi,
+ M. de Melzi fut nommé grand chancelier et garde des
+ sceaux; il fut créé duc en 1807. Après les
+ événements de 1814, il vécut dans la
+ retraite.--Dans sa lettre à Joubert, du 21 juin
+ 1803, Chateaubriand parle en ces termes du dîner de
+ Milan: «J'ai dîné en grand gala chez M. de Melzi:
+ il s'agissait d'une fête donnée à l'occasion du
+ baptême de l'enfant du général Murat. M. de Melzi a
+ connu mon malheureux frère: nous en avons parlé
+ longtemps. Le vice-président a des manières fort
+ nobles; sa maison est celle d'un prince, et d'un
+ prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité
+ poliment et froidement, et m'a toujours trouvé dans
+ des conditions pareilles aux siennes.»]
+
+ [Note 295: Napoléon-Charles-Lucien, prince _Murat_,
+ second fils de Joachim Murat, né à Milan, le 16 mai
+ 1803. Représentant du peuple en 1848 et 1849,
+ sénateur le 26 janvier 1852, puis membre de la
+ famille civile de l'Empereur (21 juin 1853) avec le
+ titre d'Altesse impériale, il fut de 1852 à 1862,
+ grand-maître de la maçonnerie. Il est mort à Paris,
+ le 10 avril 1873.]
+
+J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la
+Saint-Pierre: le prince des apôtres m'attendait, comme mon indigent
+patron[296] me reçut depuis à Jérusalem. J'avais suivi la route de
+Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma
+visite à M. Cacault[297] auquel le cardinal Fesch succédait, tandis
+que je remplaçais M. Artaud[298].
+
+ [Note 296: «L'indigent patron», c'est saint
+ _François_ d'Assise.]
+
+ [Note 297: François _Cacault_ (1743-1805). Il avait
+ débuté dans la diplomatie, en 1785, comme
+ secrétaire d'ambassade à Naples. En 1793, il
+ réussit à détacher la Toscane de la coalition
+ européenne, et fut, en 1797, un des signataires du
+ traité de Tolentino. Il remplit, de 1801 à 1803,
+ les fonctions de ministre plénipotentiaire à Rome.]
+
+ [Note 298: Le chevalier _Artaud de Montor_
+ (1772-1840). Ancien émigré, ayant servi dans
+ l'armée des princes, il était entré en 1798 dans la
+ diplomatie. Il a composé de nombreux ouvrages, dont
+ le plus important est l'_Histoire du pape Pie
+ VII_.]
+
+Le 28 juin, je courus tout le jour: je jetai un premier {p.345}
+regard sur le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château
+Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux
+environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu
+de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui
+roulaient devant les fenêtres ouvertes; les fusées du feu d'artifice
+du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du
+Tasse: le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne
+romaine[299].
+
+ [Note 299: Le lendemain, dans la ferveur de son
+ enthousiasme, il écrit à Fontanes:
+
+ «Rome, 10 messidor an XI (29 juin 1803).
+
+ «Mon cher et très cher ami, un mot pour vous
+ annoncer mon arrivée. Me voilà logé chez M. Cacault
+ qui me traite comme son fils. Il est _Breton_. (M.
+ Cacault était né à Nantes). Le secrétaire de
+ légation (M. Artaud), que je remplace ou que je ne
+ remplace pas (car il n'est pas encore rappelé), me
+ trouve le meilleur enfant du monde et nous sommes
+ les meilleurs amis. Je reçois compliments sur
+ compliments de tous les grands du monde, et pour
+ achever cette chance heureuse, je tombe à Rome la
+ veille même de la Saint-Pierre, et je vois en
+ arrivant la plus belle fête de l'année, au pied
+ même du trône pontifical.
+
+ «Venez vite ici, mon cher ami. Toute ma froideur
+ n'a pu tenir contre une chose si étonnante: j'ai la
+ tête troublée de tout ce que je vois. Figurez-vous
+ que vous ne savez rien de Rome, que personne ne
+ sait rien quand on n'a pas vu tant de grandeurs, de
+ ruines, de souvenirs.
+
+ «Enfin, venez, venez: voilà tout ce que je puis
+ vous dire à présent. Il faut que mes idées se
+ soient un peu rassemblées, avant que je puisse vous
+ tracer l'ombre de ce que je vois...»]
+
+Le lendemain j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie VII, pâle,
+triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux
+jours après, je fus présenté à Sa Sainteté: elle me fit asseoir auprès
+d'elle. Un volume du _Génie du Christianisme_ était obligeamment
+{p.346} ouvert sur sa table[300]. Le cardinal Consalvi, souple et
+ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique
+romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du
+siècle[301].
+
+ [Note 300: Dès le mois de septembre 1802,
+ Chateaubriand avait fait hommage à Pie VII de ses
+ volumes du _Génie du Christianisme_. La lettre
+ suivante accompagnait l'envoi de l'ouvrage:
+
+ TRÈS SAINT-PÈRE,
+
+ «Ignorant si ce faible ouvrage obtiendrait quelque
+ succès, je n'ai pas osé d'abord le présenter à
+ Votre Sainteté. Maintenant que le suffrage du
+ public semble le rendre digne de vous être offert,
+ je prends la liberté de le déposer à vos pieds
+ sacrés.
+
+ «Si Votre Sainteté daigne jeter les yeux sur le
+ quatrième volume, elle verra les efforts que j'ai
+ faits pour venger les autels et leurs ministres des
+ injures d'une fausse philosophie. Elle y verra mon
+ admiration pour le Saint Siège et pour le génie des
+ Pontifes qui l'ont occupé. Elle me pardonnera
+ peut-être d'avoir annoncé leur glorieux successeur
+ qui vient de fermer les plaies de l'Église. Heureux
+ si Votre Sainteté agrée l'hommage que j'ai rendu à
+ ses vertus, et si mon zèle pour la religion peut me
+ mériter sa bénédiction paternelle.
+
+ «Je suis, avec le plus profond respect, de Votre
+ Sainteté, le très humble et très obéissant
+ serviteur.
+
+ «de CHATEAUBRIAND.
+
+ «Paris, ce 28 septembre 1802.»
+
+ La présentation de Chateaubriand à Pie VII eut lieu
+ le 2 juillet 1803. Il écrivait, le lendemain, à M.
+ Joubert: «Sa Sainteté m'a reçu hier; elle m'a fait
+ asseoir auprès d'elle de la manière la plus
+ affectueuse. Elle m'a montré obligeamment qu'elle
+ lisait le _Génie du Christianisme_, dont elle avait
+ un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un
+ meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince
+ plus simple: ne me prenez pas pour madame de
+ Sévigné.»]
+
+ [Note 301: Hercule _Consalvi_ (1757-1824). Pie VII
+ l'avait nommé cardinal et secrétaire d'État au
+ lendemain de son entrée dans Rome, en 1800. Il vint
+ en France en 1801 pour la conclusion du Concordat.
+ Après l'arrestation du Souverain Pontife, en 1809,
+ il reçut l'ordre de se rendre en France; en 1810, à
+ la suite de son refus d'assister au mariage
+ religieux de Napoléon, il fut interné à Reims.
+ Redevenu secrétaire d'État en 1814, il prit part au
+ Congrès de Vienne et conserva la direction des
+ affaires jusqu'à la mort de Pie VII (20 août 1823).
+ Il mourut lui-même peu de temps après, le 24
+ janvier 1824. Il n'était que diacre, n'ayant jamais
+ voulu recevoir la prêtrise. Ses _Mémoires_ ont été
+ publiés et traduits, en 1864, par J.
+ Crétineau-Joly.]
+
+{p.347} En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces
+escaliers où l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes
+repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'oeuvres, le long
+desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces
+Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes
+illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton,
+Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés,
+enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre: tout
+cela maintenant immobile et silencieux; théâtre dont les gradins
+abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un
+rayon de soleil.
+
+On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune: du haut de
+la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les
+ébauches d'un peintre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du
+bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un
+monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome;
+il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des
+jardins où ne passait personne, des monastères où l'on n'entend plus
+la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que
+les portiques du Colisée.
+
+Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes
+lieux? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après
+que cette ombre eut {p.348} cessé de tomber sur les sables d'Égypte?
+Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge
+a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore marquée
+dans la ville éternelle: si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et
+ses chefs-d'oeuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses
+débris; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène
+du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires: assises
+dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans
+ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses
+catacombes.
+
+ * * * * *
+
+Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais
+Lancelotti: j'y ai vu depuis, en 1828, la princesse Lancelotti. On me
+donna le plus haut étage du palais: en y entrant, une si grande
+quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en
+était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que
+nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils
+de New-Road: ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Établi
+dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passe-ports
+et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un
+obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules
+quand il apercevait ma signature. N'ayant presque rien à faire dans ma
+chambre aérienne, je regardais par-dessus les toits, dans une maison
+voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes; une
+cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège
+éternel; heureux quand il passait quelque {p.349} enterrement pour me
+désennuyer! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le
+convoi d'une jeune mère: on la portait, le visage découvert, entre
+deux rangs de pèlerins blancs; son nouveau-né, mort aussi et couronné
+de fleurs, était couché à ses pieds.
+
+Il m'échappa une grande faute: ne doutant de rien, je crus devoir
+rendre visite aux personnes notables; j'allai, sans façon, offrir
+l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne[302]. Un
+horrible cancan sortit de cette démarche insolite; tous les diplomates
+se boutonnèrent. «Il est perdu! il est perdu!» répétaient les
+caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve
+charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une
+buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur
+de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne
+fusse rien et que je ne comptasse pour rien: n'importe, c'était
+quelqu'un qui tombait, cela {p.350} fait toujours plaisir. Dans ma
+simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je
+n'aurais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels
+on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient à mes
+yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables
+sottises: heureusement j'avais affaire à Bonaparte; ce qui devait me
+noyer me sauva.
+
+ [Note 302: _Victor-Emmanuel I_ (1754-1824), le
+ souverain dépossédé que représentait alors à
+ Saint-Pétersbourg le comte Joseph de
+ Maistre.--Avant l'arrivée du cardinal Fesch, qu'il
+ précédait à Rome de quelques jours, Chateaubriand
+ avait cru pouvoir faire visite à l'ex-roi de
+ Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces
+ termes, à M. de Talleyrand, la démarche qui allait
+ attirer sur sa tête un si violent orage:
+
+ «12 juillet 1803.
+
+ «CITOYEN MINISTRE,
+
+ «M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres
+ de créance au Pape. Avant que notre mission fût
+ officiellement reconnue à Rome, je me suis empressé
+ de voir ici toutes les personnes qu'il était
+ honorable de voir. J'ai été présenté, comme simple
+ particulier et homme de lettres, au roi et à la
+ reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m'ont
+ entretenu que d'objets d'art et de littérature.
+
+ «J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.»]
+
+Toutefois, si de prime abord et de plein saut devenir premier
+secrétaire d'ambassade sous un prince de l'Église, oncle de Napoléon,
+paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été
+expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se
+préparaient, j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à
+aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de
+chancellerie: mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la
+portée de tous les commis?
+
+Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne
+rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses
+tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l'évêque
+de Châlons[303], et les incroyables menteries du futur évêque de
+Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui
+sonnaient à l'oreille de la même manière que le sien, prétendait,
+après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir
+donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait
+d'être l'auteur du discours de Robespierre à l'Être suprême. Je
+pariai, un jour, lui faire {p.351} dire qu'il était allé en Russie:
+il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il
+avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg[304].
+
+ [Note 303: Monseigneur de Clermont-Tonnerre. Voir
+ la note 1 de la page 336.]
+
+ [Note 304: L'abbé _Guillon_ (1760-1847). Il avait
+ été aumônier, lecteur et bibliothécaire de la
+ princesse de Lamballe. Le cardinal Fesch, l'avait
+ emmené avec lui à Rome. Appelé à la Faculté de
+ théologie dès sa création, il y fit avec
+ distinction le cours d'éloquence sacrée pendant
+ trente ans, et en devint le doyen. Promu par
+ Louis-Philippe, en 1831, à l'évêché de Beauvais, il
+ ne put obtenir ses bulles du pape, parce qu'il
+ avait administré l'abbé Grégoire, évêque
+ _constitutionnel_ de Blois, sans avoir observé
+ toutes les règles ecclésiastiques; néanmoins, ayant
+ reconnu ses torts, il fut nommé, en 1832, évêque
+ _in partibus_ du Maroc. On lui doit une traduction
+ complète des _OEuvres de saint-Cyprien_, et une
+ _Bibliothèque choisie des Pères grecs et latins_,
+ traduits en français, 26 vol. en in-8{o}.]
+
+M. de La Maisonfort[305], homme d'esprit qui se cachait, eut recours à
+moi, et bientôt M. Bertin l'aîné, {p.352} propriétaire des
+_Débats_[306], m'assista de son amitié dans une circonstance
+douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe par l'homme qui, revenant à son tour
+de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du
+républicain M. Briot[307] que j'ai connu, la permission {p.353}
+d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines
+de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont; deux choses qui ont
+lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi
+que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré
+un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune.
+Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison du Temple et
+celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond,
+demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais
+jours; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées
+par le sacrifice d'une heure d'une sincère amitié: il suffit que je
+reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes
+souvenirs.
+
+ [Note 305: Antoine-François-Philippe
+ _Dubois-Descours_, marquis de _La Maisonfort_
+ (1778-1827). Il était, au moment de la Révolution,
+ sous-lieutenant dans les gardes du corps, à la
+ compagnie de Gramont. Il émigra et fit la campagne
+ de 1792, à l'armée des princes. Rentré en France au
+ début du Consulat, il fut arrêté et interné à l'île
+ d'Elbe, d'où il s'échappa et vint à Rome. C'est
+ alors que le vit Chateaubriand. Il put gagner la
+ Russie et ne revit la France qu'en 1814. Député du
+ Nord, de 1815 à 1816, il fut, après la session,
+ chargé de la direction du domaine extraordinaire de
+ la couronne. Devenu plus tard ministre
+ plénipotentiaire à Florence, il eut la bonne
+ fortune d'y voir arriver, comme secrétaire de la
+ légation, Alphonse de Lamartine. Le marquis de la
+ Maisonfort a publié un grand nombre d'écrits
+ politiques, notamment le _Tableau politique de
+ l'Europe depuis la bataille de Leipzig jusqu'au 13
+ mars 1814_. Il devra de vivre à cette double chance
+ d'avoir eu son nom inscrit dans les _Mémoires_ de
+ Chateaubriand et dans les _Méditations_ de
+ Lamartine, qui lui a dédié sa pièce intitulée:
+ _Philosophie_.
+
+ Toi qui longtemps battu des vents et de l'orage.
+ Jouissant aujourd'hui de ce ciel sans nuage,
+ Du sein de ton repos contemples du même oeil
+ Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil...]
+
+ [Note 306: Louis-François _Bertin_, dit _Bertin
+ l'Aîné_ (1766-1841). Vers la fin de 1799, Louis
+ Bertin et son frère Bertin de Vaux acquirent en
+ commun avec Roux-Laborie et l'imprimeur Le Normant,
+ moyennant vingt mille francs, le _Journal des
+ Débats et des Décrets_, petite feuille qui existait
+ depuis 1789, et qui se bornait à publier le compte
+ rendu des discussions législatives et les actes de
+ l'autorité. En quelques semaines, les nouveaux
+ propriétaires l'eurent complètement transformée, et
+ le _Journal des Débats_ eut vite fait de gagner la
+ faveur du public. Mais alors que le journal
+ réussissait brillamment, son principal propriétaire
+ et son rédacteur en chef, Louis Bertin, fut arrêté,
+ sur le vague soupçon d'avoir pris part à une
+ conspiration royaliste. Enfermé au Temple, il y
+ passa l'année 1800 presque toute entière, puis à la
+ prison succéda l'exil. Un ordre arbitraire le
+ relégua à l'île d'Elbe. Il obtint à grand'peine la
+ permission de passer en Italie, où la résidence de
+ Florence, et plus tard celle de Rome, lui fut
+ assignée. C'est à Rome qu'il connut Chateaubriand
+ et devint son ami. Las de l'exil et de ses
+ sollicitations sans résultat auprès du ministre de
+ la Police, il prit, au commencement de 1804, le
+ parti assez aventureux de revenir en France sans
+ autorisation, mais avec un passe-port que
+ Chateaubriand lui avait complaisamment procuré. Il
+ dut, pendant assez longtemps, se tenir caché,
+ tantôt dans sa maison de la Bièvre, tantôt à Paris.
+ Chateaubriand, revenu en France, mit tout en oeuvre
+ pour obtenir que M. Bertin cessât enfin d'être
+ persécuté. (Voir l'_Appendice_ nº VII:
+ _Chateaubriand et madame de Custine_.)--Lorsque
+ Chateaubriand partit de Paris, en 1822, pour
+ l'ambassade de Londres, il emmena avec lui comme
+ secrétaire intime le fils aîné de son ami, Armand
+ Bertin.]
+
+ [Note 307: Pierre-Joseph _Briot_ (1771-1827).
+ Député du Doubs au Conseil des Cinq-Cents, il
+ s'était montré, au 18 brumaire, l'un des plus
+ ardents adversaires de Bonaparte. Il n'en avait pas
+ moins été nommé, le 28 janvier 1803, grâce à la
+ protection de Lucien, commissaire général du
+ gouvernement à l'île d'Elbe, et c'est en cette
+ qualité qu'il avait autorisé M. Bertin à passer en
+ Italie. À l'avènement de l'Empire, Briot demanda un
+ passe-port pour l'étranger et alla à Naples, où il
+ devint successivement, sous le roi Joseph,
+ intendant des Abruzzes, puis de la Calabre, et,
+ sous Joachim Murat membre du Conseil d'État. Quand
+ Murat se tourna contre la France, il le quitta, et
+ rentra en Franche-Comté où il s'occupa, jusqu'à sa
+ mort, d'agriculture et d'industrie. Il n'avait
+ jamais voulu accepter, de Joseph et de Murat, ni
+ titres, ni décoration; et c'est pour cela que
+ Chateaubriand, toujours si exact, même dans les
+ plus petits détails, l'appelle «le républicain M.
+ Briot».]
+
+Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva:
+j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus
+présenté; elle fit sa toilette devant moi: la jeune et jolie chaussure
+qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille
+terre[308].
+
+ [Note 308: _Marie-Pauline Bonaparte_, née à
+ Ajaccio, le 20 septembre 1780, morte à Florence, le
+ 9 juin 1825. Elle avait été mariée deux fois: 1º en
+ 1797, au général _Leclerc_; 2º en 1803, au prince
+ Camille _Borghèse_. Elle fut duchesse de Guastalla
+ de 1806 à 1814.]
+
+{p.354} Un malheur me vint enfin occuper: c'est une ressource sur
+laquelle on peut toujours compter.
+
+ * * * * *
+
+Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de
+Beaumont: elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se
+croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur
+crainte, cherchaient à se rassurer; ils croyaient aux miracles des
+eaux, achevés ensuite par le soleil d'Italie; ils se quittèrent et
+prirent des routes diverses: le rendez-vous était Rome.
+
+Des fragments écrits à _Paris_, au _Mont-Dore_, à _Rome_, par madame
+de Beaumont, et trouvés dans ses papiers, montrent quel était l'état
+de son âme.
+
+ Paris.
+
+«Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une manière sensible. Des
+symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus sans que je
+sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès
+de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singulière
+faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me
+laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et,
+sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes
+cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de
+la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l'espérance; à
+l'espérance! puis-je donc désirer de vivre? Ma vie passée a été une
+suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de
+troubles; le repos de l'âme m'a fui pour jamais. {p.355} Ma mort
+serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres,
+et pour moi le plus grand des biens.
+
+«Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon
+frère:
+
+ «Je péris la dernière et la plus misérable!
+
+«Oh! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir? Cette maladie, que
+j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée, et peut-être
+suis-je condamnée à vivre longtemps: il me semble cependant que je
+mourrais avec joie:
+
+ «Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir.
+
+«Personne n'a plus que moi à se plaindre de la nature: en me refusant
+tout, elle m'a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a
+pas d'instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à
+laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le
+bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains
+amèrement; mais en n'y joignant pas le don des illusions la nature en
+a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut
+oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce
+défaut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraînement, fait mon
+malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me
+juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par
+une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni {p.356} pour être
+appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l'impatience de
+mon caractère m'ôte tout le charme: elle me fait plus souffrir des
+maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant
+je lui dois le peu de véritables jouissances que j'ai eues dans ma
+vie; je lui dois surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si
+ordinaire de la médiocrité sentie.»
+
+ Mont-Dore.
+
+«J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques détails; mais
+l'ennui me fait tomber la plume des mains.
+
+«Tout ce que ma position a d'amer et de pénible se changerait en
+bonheur, si j'étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois.
+
+«Quand j'aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul
+terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas: ce serait aller
+contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une
+blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai jugée digne de m'appuyer
+dans mes maux.
+
+«Je me _supplie en pleurant_ de prendre un parti aussi rigoureux
+qu'indispensable. Charlotte Corday prétend qu'_il n'y a point de
+dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu'il n'en a coûté de
+peine à s'y décider_; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore
+longtemps. Que deviendrai-je? Où me cacher? Quel tombeau choisir?
+Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer? Quelle puissance en murera
+la porte?
+
+«M'éloigner en silence me laisser oublier, m'ensevelir {p.357} pour
+jamais, tel est le devoir qui m'est imposé et que j'espère avoir le
+courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien
+ne me forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout simplement
+ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains.
+
+«Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je
+serais plus calme; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés
+qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel
+pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de
+rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel.»
+
+ Rome, ce 28 octobre.
+
+«Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir; Depuis six, tous les
+symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré: il ne
+me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je!»
+
+M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de
+Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses _Pensées_: «Aimez et
+respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque
+état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupée à
+la filer qu'à la découdre.»
+
+Ma soeur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède
+cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie
+représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur
+l'abîme: Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des
+fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de
+tristesse d'âme, exprimée dans {p.358} le langage différent de ces
+anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de
+telles intelligences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux
+femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de
+l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent
+amèrement:
+
+ À Lascardais, ce 30 juillet[309].
+
+ [Note 309: 30 juillet 1803.]
+
+«J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous,
+que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire
+de suite tout entière: j'en ai interrompu la lecture pour aller
+apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir
+de vos nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'importe guère, et
+que même presque personne ne savait que j'étais en correspondance avec
+vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma
+chambre, prenant mon parti d'être seule joyeuse. Je me suis mise à
+achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs
+fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle
+contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si
+désirée nuit à l'attention que je lui dois.
+
+«Vous partez donc, madame? N'allez pas, rendue au Mont-Dore, oublier
+votre santé; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur
+et du plus tendre de mon coeur. Mon frère m'a mandé qu'il espérait
+vous voir en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît à le
+distinguer de moi d'une manière bien favorable. Au moins, je ne
+céderai pas à {p.359} mon frère le bonheur de vous aimer: je le
+partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le coeur
+serré et abattu! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont
+salutaires, comme elles m'inspirent du dédain pour mes maux! L'idée
+que je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève singulièrement le
+courage. Écrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une
+idée qui m'est si nécessaire.
+
+«Je n'ai point encore vu M. Chênedollé; je désire beaucoup son
+arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert; ce sera pour
+moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande
+encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige et m'occupe sans
+cesse. Comment ne vous aimez-vous pas? Vous êtes si aimable et si
+chère à tous: ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.
+
+ «Lucile.»
+
+ Ce 2 septembre.
+
+«Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m'alarme et
+m'attriste; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en
+songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de
+vie.
+
+«Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je
+voudrais vous voir environnée d'objets propres à vous distraire et à
+vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous
+réconcilierez avec l'Auvergne: il n'est guère de lieu qui ne puisse
+offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J'habite
+maintenant Rennes: je me trouve assez bien de mon isolement. Je
+change, {p.360} comme vous voyez, madame, souvent de demeure; j'ai
+bien la mine d'être déplacée sur la terre: effectivement, ce n'est pas
+d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions
+superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de
+mes agitations. À présent, il n'est plus question de tout cela, je
+jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de
+m'enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par
+goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais,
+madame, nullement le monde: j'ai fait enfin cette maussade
+connaissance. Heureusement la réflexion est venue à mon secours. Je me
+suis demandé qu'avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa
+valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien,
+qu'un objet de pitié! N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de
+l'homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et
+d'une incrédulité égale à son ignorance? Toutes ces bonnes ou
+mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe
+bizarre dont je m'étais revêtue: je me suis trouvée pleine de
+sincérité et de force; on ne peut plus me troubler. Je travaille de
+tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma
+dépendance.
+
+«Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque
+mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation
+agréable, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la
+nature, Dieu pour appui, et pour asile un coeur plein de paix et de
+doux souvenirs. Si vous {p.361} avez la bonté, madame, de continuer à
+m'écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur.»
+
+Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part; la
+révélation d'une nature douloureusement privilégiée; l'ingénuité d'une
+fille qu'on croirait être dans sa première jeunesse, et l'humble
+simplicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont
+je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame
+de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à
+madame de Beaumont? Sa _tendresse pouvait se mêler de marcher côte à
+côte avec la sienne_. Ma soeur aimait mon amie avec toute la passion
+du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait
+presque point cessé d'habiter près des Rochers[310]; mais elle était
+la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude.
+
+ [Note 310: Le château de Mme de Sévigné en
+ Bretagne.]
+
+ * * * * *
+
+Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor[311], m'annonça
+l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-Dore à Lyon et se
+rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais
+n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait
+s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M.
+Bertin que des affaires y avaient appelé: il eut la complaisance de se
+charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où
+j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue; elle n'avait plus
+que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous
+mîmes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots.
+Madame de Beaumont {p.362} recevait partout des soins empressés: un
+attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si
+souffrante. Dans les auberges, les servantes même se laissaient
+prendre à cette douce commisération.
+
+ [Note 311: Du 30 fructidor an XI (17 septembre
+ 1803).]
+
+Ce que je sentais peut se deviner: on a conduit des amis à la tombe,
+mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait
+pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau
+pays que nous traversions; j'avais pris le chemin de Pérouse: que
+m'importait l'Italie? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si
+le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes.
+
+À Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade; ayant fait
+un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit: «Il
+faut laisser tomber les flots.» J'avais loué pour elle à Rome une
+maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio[312];
+il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour
+plantée d'un figuier. J'y déposai la mourante. J'avais eu beaucoup de
+peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome
+contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses.
+
+ [Note 312: Cette maison, située dans le voisinage
+ de la Trinité-du-Mont, était connue sous le nom de
+ villa Margherita.]
+
+À cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce
+qui avait appartenu à l'ancienne monarchie: le pape envoya savoir des
+nouvelles de la fille de M. de Montmorin; le cardinal Consalvi et les
+membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté; le cardinal Fesch
+lui-même donna à madame de Beaumont {p.363} jusqu'à sa mort des
+marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de
+lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des premiers
+temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes
+dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont: «Notre
+amie m'écrit du Mont-Dore, lui disais-je, des lettres qui me brisent
+l'âme: elle dit qu'elle _sent qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe_;
+elle parle des _derniers battements de son coeur_. Pourquoi l'a-t-on
+laissée seule dans ce voyage? Pourquoi ne lui avez-vous point écrit?
+Que deviendrons-nous si nous la perdons? qui nous consolera d'elle?
+Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment où nous sommes
+menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés, quand tout va
+bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d'eux: le
+ciel nous en punit; il nous les enlève, et nous sommes épouvantés de
+la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher
+Joubert; je me sens aujourd'hui mon coeur de vingt ans; cette Italie
+m'a rajeuni; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même force que dans
+mes premières années. Le chagrin est mon élément: je ne me retrouve
+que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une espèce si
+rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang.
+Souffrez mes lamentations: je suis sûr que vous êtes aussi malheureux
+que moi. Écrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de
+Bretagne.»
+
+Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade
+elle-même recommença à croire {p.364} à sa vie. J'avais la
+satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me
+quitterait plus: je comptais la conduire à Naples au printemps, et de
+là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M.
+d'Agincourt[313], ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau
+de passage, qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre
+inconnue; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces
+renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une
+illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à
+lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des
+espérances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes:
+
+«J'avais commencé l'autre jour une lettre pour toi; je viens de la
+chercher inutilement; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me
+plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et
+étrange vie je mène depuis quelques mois! Aussi ces paroles du
+prophète me reviennent sans cesse à l'esprit: _Le Seigneur vous
+couronnera de maux et vous jettera comme une balle_. Mais laissons mes
+peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader
+fondées: je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de
+jeunesse, et presque immatérielle; rien de funeste ne peut, à son
+sujet, me tomber dans le coeur. Le ciel, qui connaît nos {p.365}
+sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne
+la perdrons point; il me semble que j'en ai au-dedans de moi la
+certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre,
+tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et
+tendre intérêt que je prends à elle; dis-lui que son souvenir est pour
+moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne
+manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu!
+quel long espace de temps il va s'écouler avant que je ne reçoive une
+réponse à cette lettre! Que l'éloignement est quelque chose de cruel!
+D'où vient que tu me parles de ton retour en France? Tu cherches à me
+flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en
+moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton
+souvenir telle qu'il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde
+plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton coeur; je suis
+étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te
+reverrai-je? cette idée ne s'offre pas à moi d'une manière bien
+distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves
+qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant! Adieu,
+félicité sans mélange! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous
+donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures?
+
+ [Note 313: M. _d'Agincourt_ (1730-1814),
+ fermier-général sous Louis XV, avait amassé une
+ grande fortune, qu'il consacra tout entière à
+ l'étude et à la culture des beaux-arts. Il se fixa
+ à Rome en 1779, ne cessa plus depuis de l'habiter
+ et y rédigea l'_Histoire de l'Art par les
+ Monuments, depuis le IVe siècle jusqu'au XVIe_ (6
+ vol. in-fol., avec 336 planches). C'est le plus
+ riche répertoire que l'on ait en ce genre.]
+
+«Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l'instant
+de la séparation; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton
+absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout
+de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton {p.366} éloignement, il
+ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton
+ouvrage: je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitié que
+j'ai pour toi est bien naturelle: dès notre enfance, tu as été mon
+défenseur et mon ami; jamais tu ne m'as coûté une larme, et jamais tu
+n'as fait un ami sans qu'il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le
+ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que
+je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton coeur.
+Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes
+lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace
+de temps j'y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis
+toujours, à l'égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me
+manque sous les pieds: il est bien vrai que pour quiconque ne me
+connaît pas, je dois paraître inexplicable; cependant je ne varie que
+de forme, car le fond reste constamment le même.»
+
+La voix du cygne qui s'apprêtait à mourir fut transmise par moi au
+cygne mourant: j'étais l'écho de ces ineffables et derniers concerts!
+
+ * * * * *
+
+Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une
+femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdener[314],
+montre l'empire que {p.367} madame de Beaumont, sans aucune force de
+beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les
+esprits.
+
+ [Note 314: Julie de _Wietinghoff_, baronne de
+ _Krüdener_, née à Riga (Livonie), le 21 novembre
+ 1764, doublement célèbre comme romancière et comme
+ mystique. Elle venait de publier, précisément en
+ 1803, le meilleur de ses romans _Valérie ou Lettres
+ de Gustave de Linar à Ernest de G..._ Soudain, vers
+ 1807, au roman mondain succéda pour elle le roman
+ religieux. Elle crut avoir reçu du ciel mission de
+ régénérer le christianisme, se fit apôtre et
+ parcourut l'Allemagne, prêchant en plein air,
+ visitant les prisonniers, répandant des aumônes, et
+ entraînant à sa suite des milliers d'hommes. Les
+ événements de 1814 ajoutèrent encore à son
+ exaltation. Elle prit alors sur l'Empereur
+ Alexandre un ascendant considérable, et le tzar
+ voulut l'avoir à ses côtés, quand il passa dans la
+ plaine des Vertus en Champagne la grande revue de
+ l'armée russe (11 septembre 1815). Quelques jours
+ après, le 26 septembre, était signée à Paris, entre
+ la Russie, l'Autriche et la Prusse, la
+ Sainte-Alliance. Mme de Krüdener en avait été
+ l'inspiratrice. En 1824, elle passa en Crimée, afin
+ d'y fonder une maison de refuge pour les pécheurs
+ et les criminels; elle y mourut la même année, le
+ 25 décembre, à Karasou-Bazar. Sa _Vie_ a été écrite
+ par M. Eynard (Paris, 1849), et par Sternberg
+ (Leipsick, 1856).]
+
+ Paris, 24 novembre 1803.
+
+«J'ai appris avant-hier par M. Michaud[315], qui est revenu de Lyon,
+que madame de Beaumont était à {p.368} Rome et qu'elle était très,
+très-malade: voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément
+affligée; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à
+cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps,
+mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du
+bonheur! Que de fois j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et
+trouver sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que
+j'y ai ressenties moi-même! Hélas! n'aurait-elle atteint ce pays si
+ravissant que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être
+exposée à des dangers que je redoute! Je ne saurais vous exprimer
+combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée que
+je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand;
+vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et, en vous
+montrant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est
+vous toucher plus que je n'eusse {p.369} pu le faire en m'occupant de
+vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle; j'ai le secret de la
+douleur, et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces âmes
+auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les
+autres. J'espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège
+qu'elle reçut, d'être plus heureuse; j'espérais qu'elle retrouverait
+un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre
+présence. Ah! rassurez-moi, parlez-moi; dites-lui que je l'aime
+sincèrement, que je fais des voeux pour elle. A-t-elle eu ma lettre
+écrite en réponse à la sienne à Clermont? Adressez votre réponse à
+Michaud: je ne vous demande qu'un mot, car je sais, mon cher
+Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je
+la croyais mieux; je ne lui ai pas écrit; j'étais accablée d'affaires;
+mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir, et je savais
+le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé; croyez à mon amitié, à
+l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas.
+
+ «B. Krüdener.»
+
+ [Note 315: Joseph _Michaud_ (1767-1839); auteur du
+ _Printemps d'un proscrit_ et de l'_Histoire des
+ Croisades_, membre de l'Académie française et l'un
+ des hommes les plus spirituels de son temps.
+ Condamné à mort par contumace, après le 13
+ vendémiaire, proscrit après le 18 fructidor, il
+ était ardemment royaliste, et sous la Restauration,
+ directeur de la _Quotidienne_, qu'il avait fondée
+ en 1794, il prit rang parmi les _ultras_.
+ L'indépendance, chez ce galant homme, marchait de
+ pair avec la fidélité. «Je suis comme ces oiseaux,
+ disait-il, qui sont assez apprivoisés pour se
+ laisser approcher, pas assez pour se laisser
+ prendre.» Un jour, un ministre, voulant se rendre
+ la _Quotidienne_ favorable, le fit venir et ne lui
+ ménagea pas les offres les plus séduisantes. «Il
+ n'y a qu'une chose, lui dit M. Michaud, pour
+ laquelle je pourrais vous faire quelque
+ sacrifice.--Et laquelle? reprit vivement le
+ ministre.--Ce serait si vous pouviez me donner la
+ santé.» Sa santé, toute pauvre qu'elle était, son
+ vif et charmant esprit, sa plume alerte et
+ vaillante, il avait mis tout cela au service de
+ Charles X; il faisait plus que défendre le roi, il
+ l'aimait. Cela ne l'empêchait pas de lui parler
+ librement, en homme qui n'est ni courtisan ni
+ flatteur. Il avait commis dans sa jeunesse quelques
+ vers républicains; une feuille ministérielle, qui
+ ne pardonnait pas à la _Quotidienne_ de combattre
+ le ministère Villèle, les exhuma. Charles X les lut
+ et en parla à M. Michaud qui répondit: «Les choses
+ iraient bien mieux si le roi était aussi au courant
+ de ses affaires que Sa Majesté paraît l'être des
+ miennes.» Au mois de janvier 1827, M. de Lacrételle
+ avait soumis à l'Académie française la proposition
+ d'une supplique au roi à l'occasion de la loi sur
+ la presse: M. Michaud fut de ceux qui adhérèrent,
+ ce qui lui valut de perdre sa place de lecteur du
+ roi et les appointements de mille écus qui y
+ étaient attachés, seule récompense de ses longs
+ services. Charles X le fit venir, et comme il lui
+ adressait avec douceur quelques reproches: «Sire,
+ dit M. Michaud, je n'ai prononcé que trois paroles,
+ et chacune m'a coûté mille francs. Je ne suis pas
+ assez riche pour parler.» Et il se tut.]
+
+Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont ne
+dura pas: les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est
+vrai; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous
+tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture
+avec la malade; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant
+remarquer la campagne et le ciel: elle ne prenait plus goût à rien. Un
+jour, je la menai au Colisée; c'était un de ces jours {p.370}
+d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre,
+et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au
+pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux; elle les promena lentement
+sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient
+vu tant mourir; les ruines étaient décorées de ronces et d'ancolies
+safranées par l'automne et noyées dans la lumière. La femme expirante
+abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards
+qui quittaient le soleil; elle les arrêta sur la croix de l'autel, et
+me dit: «Allons; j'ai froid.» Je la reconduisis chez elle; elle se
+coucha et ne se releva plus.
+
+Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne; je lui envoyais
+de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa
+belle-soeur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis XVI d'une mission
+diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui: André
+Chénier faisait partie de cette ambassade[316].
+
+ [Note 316: Chateaubriand paraît avoir fait ici une
+ confusion. Le comte de la Luzerne, l'ambassadeur,
+ qui avait eu pour secrétaire à Londres André
+ Chénier et Louis de Chateaubriand, était mort à
+ Southampton, le 14 septembre 1791. Ce n'est donc
+ pas à lui que l'auteur des _Mémoires_ écrivait en
+ 1803. Le correspondant de Chateaubriand, le
+ beau-frère de Mme de Beaumont, était le comte
+ Guillaume de la Luzerne, neveu de l'ambassadeur et
+ fils de César-Henri de la Luzerne, ministre de la
+ Marine sous Louis XVI. Guillaume de La Luzerne
+ avait épousé, en 1787, la soeur aînée de Mme de
+ Beaumont, Victoire de Montmorin, qui, ainsi qu'on
+ l'a vu à la note 2 de la page 255, mourut en prison
+ sous la Terreur.]
+
+Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la
+promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de
+Beaumont. {p.371} Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait
+pas le 2 novembre, jour des Morts; puis elle se rappela qu'un de ses
+parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais
+que son imagination était troublée; qu'elle reconnaîtrait la fausseté
+de ses frayeurs; elle me répondait, pour me consoler: «Oh! oui, j'irai
+plus loin!» Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui
+dérober; elle me tendit la main, et me dit: «Vous êtes un enfant;
+est-ce que vous ne vous y attendiez pas?»
+
+La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille.
+Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, à propos de son
+testament, que _tout était fini; mais que tout était à faire, et
+qu'elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s'occuper de
+cela_. Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de
+prévenir la malade qu'il était temps de songer à mettre ordre à sa
+conscience: j'eus un moment de faiblesse; la crainte de précipiter,
+par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont
+avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis
+je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain.
+
+Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La
+malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en
+dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais: quand on
+entr'ouvrait la porte, j'apercevais la clarté débile d'une veilleuse
+qui s'éteignait.
+
+Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont
+s'aperçut de mon trouble, elle me dit: «Pourquoi êtes vous comme cela?
+J'ai {p.372} passé une bonne nuit.» Le médecin affecta alors de me
+dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je
+sortis: quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de
+Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord
+de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me
+regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner
+de la force: «Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi
+prompt: allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de
+Bonnevie.»
+
+L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pouvoirs, se rendit chez
+madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le
+coeur un profond sentiment de religion; mais que les malheurs inouïs
+dont elle avait été frappée pendant la Révolution l'avaient fait
+douter quelque temps de la justice de la Providence; qu'elle était
+prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde
+éternelle; qu'elle espérait, toutefois, que les maux qu'elle avait
+soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre.
+Elle me fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur.
+
+Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il
+n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme.
+On envoya chercher le curé, pour administrer les sacrements. Je
+retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit:
+«Eh bien, êtes-vous content de moi?» Elle s'attendrit sur ce qu'elle
+daignait appeler _mes bontés_ pour elle: ah! si j'avais pu dans ce
+moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice {p.373} de tous
+les miens, avec quelle joie je l'aurais fait! Les autres amis de
+madame de Beaumont, qui n'assistaient pas à ce spectacle, n'avaient du
+moins qu'une fois à pleurer: debout, au chevet de ce lit de douleurs
+d'où l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la
+malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une
+idée déplorable vînt me bouleverser: je m'aperçus que madame de
+Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement
+véritable que j'avais pour elle: elle ne cessait d'en marquer sa
+surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru
+qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me
+débarrasser d'elle.
+
+Le curé arriva à onze heures: la chambre se remplit de cette foule de
+curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à
+Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre
+signe de frayeur. Nous nous mîmes à genoux, et la malade reçut à la
+fois la communion et l'extrême-onction. Quand tout le monde se fut
+retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une
+demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande
+élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante; elle m'engagea
+surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert;
+mais M. Joubert devait-il vivre?
+
+Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée.
+Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me
+rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous
+étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer.
+
+{p.374} Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de Beaumont
+demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille femme de
+chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d'une aussi
+bonne maîtresse[317]: le médecin s'y opposa dans la crainte que madame
+de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors elle me dit qu'elle
+sentait l'approche de l'agonie. Tout à coup elle rejeta sa couverture,
+me tendit une main, serra la mienne avec contraction; ses yeux
+s'égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes
+à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit; puis, reportant cette
+main sur sa poitrine, elle disait: «_C'est là!_» Consterné, je lui
+demandai si elle me reconnaissait: l'ébauche d'un sourire parut au
+milieu de son égarement; elle me fit une légère affirmation de tête:
+sa parole n'était déjà plus dans ce monde. Les convulsions ne durèrent
+que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le
+médecin et la garde: une de mes mains se trouvait appuyée sur son
+coeur qui touchait à ses légers ossements; il palpitait avec rapidité
+comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Oh! moment d'horreur et
+d'effroi, je le sentis s'arrêter! nous inclinâmes sur son oreiller la
+femme arrivée au repos; elle pencha la tête. Quelques boucles de ses
+cheveux déroulés tombaient sur son front; ses yeux étaient fermés, la
+nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une
+lumière à la bouche de {p.375} l'étrangère: le miroir ne fut point
+terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était
+fini[318].
+
+ [Note 317: Les Saint-Germain, la femme et le mari
+ (Germain Couhaillon), étaient depuis trente-huit
+ ans au service de la famille Montmorin.
+ Chateaubriand, à son tour, les prit à son service,
+ et ils ne le quittèrent plus.]
+
+ [Note 318: Madame de Beaumont mourut le vendredi, 4
+ novembre 1803. Quatre jours plus tard,
+ Chateaubriand adressa à M. Guillaume de la Luzerne
+ une longue lettre sur les derniers moments de sa
+ belle-soeur. Joubert a dit de cette Relation, dont
+ il avait eu en mains une copie: «Rien au monde
+ n'est plus propre à faire couler les larmes que ce
+ récit. Cependant il est consolant. On adore ce bon
+ garçon en le lisant. Et quant à elle, on sent pour
+ peu qu'on l'ait connue, qu'elle eût donné dix ans
+ de vie, pour mourir si paisiblement et pour être
+ ainsi regrettée.»--La lettre de Chateaubriand à M.
+ de la Luzerne a été publiée par M. Paul de Raynal
+ dans son très intéressant volume sur _les
+ Correspondants de Joubert_.]
+
+ * * * * *
+
+Ordinairement ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes,
+d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion:
+comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors,
+comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable
+envers sa famille, je fus obligé de présider à tout: il me fallut
+désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la
+largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier
+les dimensions du cercueil.
+
+Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté
+à _Saint-Louis des Français_. Un de ces pères était d'Auvergne et né à
+Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelit dans
+une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud,
+lui avait envoyée de l'Île-de-France[319]. Cette étoffe n'était point
+à Rome; on n'en {p.376} trouva qu'un morceau qu'elle portait partout.
+Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une
+cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les
+ecclésiastiques français étaient convoqués; la princesse Borghèse
+prêta le char funèbre de sa famille; le cardinal Fesch avait laissé
+l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses
+voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des
+torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par
+le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de
+l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins
+françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture
+religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions
+de notre ancienne patrie; ces tombeaux où sont inscrits les noms de
+quelques-unes des races les plus historiques de nos annales; cette
+église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un
+grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je
+désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée
+trouvât du moins quelque appui dans mon obscur attachement, et que
+l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune.
+
+ [Note 319: Auguste de _Montmorin_, officier de
+ marine, avait péri en 1793 dans une tempête en
+ revenant de l'Île-de-France.--Dans l'enveloppe qui
+ renfermait le testament de Mme de Beaumont, se
+ trouvait une note ainsi conçue: «Madame de
+ Saint-Germain ouvrira ce paquet, qui contient mon
+ testament; mais je la prie, si ce premier paquet
+ est ouvert à temps, de me faire ensevelir dans une
+ pièce d'étoffe des Indes qui m'a été envoyée par
+ mon frère Auguste. Elle est dans une cassette.»]
+
+La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères
+et de soeurs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier aux
+morts, un pieux {p.377} souvenir; on se la rappelle encore: j'ai vu
+Léon XII prier à son tombeau. En 1828[320], je visitai le monument de
+celle qui fut l'âme d'une société évanouie[321]; le bruit de mes pas
+autour de ce monument muet, dans une église solitaire, m'était une
+admonition. «Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque; mais toi,
+chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait
+oublier tes anciens amis[322].»
+
+ [Note 320: Et non en 1827, comme le portent toutes
+ les éditions des _Mémoires_. Chateaubriand passa
+ toute l'année 1827 à Paris. Ce fut seulement en
+ 1828, sous le ministère Martignac, qu'il fut nommé
+ à l'ambassade de Rome.]
+
+ [Note 321: Ce monument, c'était Chateaubriand qui
+ l'avait fait élever, dans l'église
+ Saint-Louis-des-Français. Dans la première chapelle
+ à gauche en entrant, en face du tombeau du cardinal
+ de Bernis, un bas-relief, en marbre blanc
+ représente madame de Beaumont étendue sur sa couche
+ funèbre; au-dessus, les médaillons de son père, de
+ sa mère, de ses deux frères et de sa soeur, avec
+ ces mots: _Quia non sunt_; dessous, cette
+ inscription:
+
+ D. O. M.
+ Après avoir vu périr toute sa famille.
+ Son père, sa mère, ses deux frères et sa soeur,
+ PAULINE DE MONTMORIN,
+ Consumée d'une maladie de langueur,
+ Est venue mourir sur cette terre étrangère.
+ F.-A. de Chateaubriand a élevé ce monument
+ à sa mémoire.
+
+ En cette circonstance, ainsi que cela lui arrivera
+ si souvent, Chateaubriand avait plus écouté ses
+ sentiments qu'il n'avait fait état de sa fortune.
+ Il écrivait à Gueneau de Mussy, le 20 décembre
+ 1803: «Je vous prie de veiller un peu à mes
+ intérêts littéraires; songez que c'est la seule
+ ressource qui va me rester... Le monument de Mme de
+ Beaumont me coûtera environ neuf mille francs.
+ _J'ai vendu tout ce que j'avais pour en payer une
+ partie..._»]
+
+ [Note 322: C'est une épigramme anonyme de
+ l'Anthologie grecque (VII, 346). En voici la
+ traduction complète: «Excellent Sabinus, que ce
+ monument, bien que la pierre en soit petite, te
+ soit un gage de ma grande amitié! Je te regretterai
+ sans cesse; mais toi, ne vas pas, si tu le peux
+ chez les morts, boire une seule goutte de cette eau
+ du Léthé qui te ferait m'oublier.»--Les deux
+ derniers vers de l'épigramme grecque se retrouvent
+ dans l'Anthologie latine de Burmann (t. II, p.
+ 139):
+
+ _Tu cave Lethæo contingas ora liquore,
+ Et cito venturi sis memor, oro, viri_.]
+
+{p.378} Si l'on rapportait à l'échelle des événements publics les
+calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un
+mot dans des _Mémoires_. Qui n'a perdu un ami? qui ne l'a vu mourir?
+qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil? La réflexion est
+juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres
+aventures: sur le vaisseau qui les emporte, les matelots ont une
+famille à terre qui les intéresse et dont ils s'entretiennent
+mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger
+aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs,
+une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les
+catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre
+nature: nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire
+commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se
+compose l'univers humain aux yeux de Dieu.
+
+En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je
+ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient
+destinées.
+
+
+LETTRE DE M. CHÊNEDOLLÉ.
+
+«Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que
+je prends à votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la
+vôtre, parce que cela n'est pas possible; mais je {p.379} suis bien
+profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore
+cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour
+moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a
+de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de
+repasser en France; venez chercher quelques consolations auprès de
+votre vieux ami. Vous savez si je vous aime: venez.
+
+«J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous: il y avait plus de
+trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes
+lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues? Madame de
+Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux mois. Cela m'a causé
+une peine mortelle, et cependant je crois n'avoir aucun tort à me
+reprocher envers elle. Mais, quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ôter
+l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie.
+Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m'écrire; ainsi, tout ce que
+j'aimais semble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'oubliez
+pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes il me reste
+encore un coeur sur lequel je puisse compter! Adieu! je vous embrasse
+en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte comme on
+doit la sentir.»
+
+ 23 novembre 1803.
+
+
+LETTRE DE M. DE FONTANES.
+
+«Je partage tous vos regrets, mon cher ami: je sens la douleur de
+votre situation. Mourir si jeune {p.380} et après avoir survécu à
+toute sa famille! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse
+femme n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de l'amitié. Sa
+mémoire vivra dans des coeurs dignes d'elle. J'ai fait passer à M. de
+la Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux
+Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de la porter. Ce
+bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui
+ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs; mais il ne s'en est
+pas occupé un seul moment. S'il était possible de parler d'affaires
+dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il était bien
+naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à
+des collatéraux éloignés et presque inconnus[323]. J'approuve votre
+conduite; je connais votre délicatesse; mais je ne puis avoir pour mon
+ami le même désintéressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet
+oubli m'étonne et m'afflige[324]. Madame de Beaumont {p.381} sur son
+lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence du dernier adieu, de
+l'avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la
+mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille
+francs d'appointements lorsque votre carrière était débarrassée des
+premières épines? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche
+aussi importante? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai à
+vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous
+dirais: Venez tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers
+que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour
+vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais
+que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à
+la merci des premiers besoins; mais je vois là plus de gloire que de
+fortune. Votre éducation, vos habitudes, veulent un peu de dépense. La
+renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable
+science du _pot-au-feu_ est à la tête de toutes les autres quand on
+veut vivre indépendant et tranquille. J'espère toujours que rien ne
+vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh! mon
+ami, soyez sûr qu'après les premières caresses ils valent encore moins
+que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces
+réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés; mais
+j'espère qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des
+lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent
+{p.382} pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait: elle
+vous conseillera bien. Sa mémoire et votre coeur vous guideront
+sûrement: je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux.
+Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement.»
+
+ [Note 323: L'amitié de M. de Fontanes va beaucoup
+ trop loin: madame de Beaumont m'avait mieux jugé,
+ elle pensa sans doute que si elle m'eût laissé sa
+ fortune, je ne l'aurais pas acceptée. CH.]
+
+ [Note 324: Madame de Beaumont avait fait son
+ testament, non à Rome, dans sa dernière maladie,
+ mais à Paris le 15 mai 1802. Elle avait fait à
+ Chateaubriand le seul legs qu'il pût accepter. La
+ disposition qui le concernait était ainsi conçue:
+ «Je laisse tous mes livres sans exception à
+ François-Auguste de Chateaubriand. S'il était
+ absent, on les remettrait à M. Joubert, qui se
+ chargerait de les lui garder jusqu'à son retour ou
+ de les lui faire passer.»--Le fidèle Joubert non
+ plus n'était pas oublié. «Je laisse, ajoutait-elle,
+ à M. Joubert l'aîné ma bibliothèque en bois de rose
+ (celle qui a des glaces), mon secrétaire en bois
+ d'acajou ainsi que les porcelaines qui sont dessus,
+ à l'exception de l'écuelle en arabesques fond d'or,
+ que je laisse à M. Julien.» Elle faisait son
+ beau-frère, Guillaume de La Luzerne, son exécuteur
+ testamentaire.--Le texte complet de ce testament a
+ été inséré par M. A. Bardoux dans l'Appendice de
+ son volume sur _la Comtesse Pauline de Beaumont_.]
+
+M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui.
+J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce
+ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de
+la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker
+allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée: n'ayant pas
+alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour
+l'amie de sa fille:
+
+
+LETTRE DE M. NECKER.
+
+«Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a prié
+d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui être
+adressés, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire
+parvenir par la poste: c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de
+la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre
+lettre à Francfort, d'où elle sera probablement transmise plus loin,
+et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris,
+monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël
+aussitôt que vous avez droit de l'attendre. Vous êtes bien sûr,
+monsieur, de la douleur qu'éprouvera madame de Staël en apprenant la
+perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un
+profond sentiment. Je m'associe à sa peine, {p.383} je m'associe à la
+vôtre, monsieur, et j'ai une part à moi en particulier lorsque je
+songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de
+Montmorin.
+
+«Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome pour
+retourner en France: je souhaite que vous preniez votre route par
+Genève, où je vais passer l'hiver. Je serais très empressé à vous
+faire les honneurs d'une ville où vous êtes déjà connu de réputation.
+Mais où ne l'êtes-vous pas, monsieur? Votre dernier ouvrage,
+étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux
+qui aiment à lire.
+
+«J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et
+l'hommage des sentiments les plus distingués.
+
+ «Necker.»
+
+ Coppet, le 27 novembre 1803.
+
+
+LETTRE DE MADAME DE STAËL.
+
+ Francfort, ce 3 décembre 1803
+
+«Ah! mon Dieu, _my dear Francis_, de quelle douleur je suis saisie en
+recevant votre lettre! Déjà hier, celte affreuse nouvelle était tombée
+sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver
+pour jamais en lettres de sang dans mon coeur. Pouvez-vous,
+pouvez-vous me parler d'opinions différentes sur la religion, sur les
+prêtres? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un
+sentiment? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les {p.384} plus
+douloureuses larmes. _My dear Francis_, rappelez-vous le temps où vous
+vous sentiez le plus d'amitié pour moi; n'oubliez pas surtout celui où
+tout mon coeur était attiré vers vous, et dites-vous que ces
+sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais, sont au fond de
+mon âme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractère de madame de
+Beaumont: je n'en connais point de plus généreux, de plus
+reconnaissant, de plus passionnément sensible. Depuis que je suis
+entrée dans le monde, je n'avais jamais cessé d'avoir des rapports
+avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu même de quelques
+diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis,
+donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime,
+j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai
+pour vous une soeur. Plus que jamais je dois respecter vos opinions:
+Matthieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que
+je viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager:
+faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous
+a-t-on écrit que j'avais été exilée à quarante lieues de Paris? J'ai
+pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne; mais, au printemps,
+je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini, ou auprès de
+Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous
+réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme
+entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous
+ressemblons, à travers les différences? M. de Humboldt m'avait écrit,
+il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre {p.385}
+ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de
+son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos
+succès, dans un tel moment? Cependant elle les aimait ces succès, elle
+y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a
+tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en
+Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport, banquiers. Que dans votre
+récit il y a des mots déchirants! Et cette résolution de garder la
+pauvre Saint-Germain: vous l'amènerez une fois dans ma maison.
+
+«Adieu tendrement: douloureusement adieu.
+
+ «N. de STAËL.»
+
+Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme
+illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de
+Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût
+permis de renaître! Mais nos attachements, qui se font entendre des
+morts, n'ont pas le pouvoir de les délivrer: quand Lazare se leva de
+la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le
+visage enveloppé d'un suaire: or, l'amitié ne saurait dire, comme le
+Christ à Marthe et à Marie: «Déliez-le, et le laissez aller.»
+
+Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux
+les regrets qu'ils donnaient à une autre.
+
+ * * * * *
+
+J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des
+malheurs personnels étaient venus se mêler à la médiocrité du travail
+et à d'intimes tracasseries politiques. {p.386} On n'a pas su ce que
+c'est que la désolation du coeur, quand on n'est point demeuré seul à
+errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé
+votre vie: on la cherche et on ne la trouve plus; elle vous parle,
+vous sourit, vous accompagne; tout ce qu'elle a porté ou touché
+reproduit son image; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau
+transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du
+premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel; car, si vos
+jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres
+pertes: ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et
+vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous
+avez successivement perdues.
+
+Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de
+la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. À ma première
+promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni
+les arbres, ni les monuments, ni le ciel; je m'égarais au milieu des
+campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous
+les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville
+éternelle, qui joignait actuellement à tant d'existences passées une
+vie éteinte de plus. À force de parcourir les solitudes du Tibre,
+elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis
+assez correctement dans ma _Lettre à M. de Fontanes_[325]: «Si
+l'étranger {p.387} est malheureux, disais-je; s'il a mêlé les cendres
+qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne
+passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme
+infortunée!»
+
+ [Note 325: La _Lettre à M. de Fontanes_ sur la
+ Campagne romaine est datée du 10 janvier 1804. Elle
+ a paru, pour la première fois, dans le _Mercure de
+ France_, livraison de mars 1804. Voici le jugement
+ qu'en a porté Sainte-Beuve dans _Chateaubriand et
+ son groupe littéraire sous l'Empire_, tome I, p.
+ 396: «La Lettre à M. de Fontanes sur la Campagne
+ romaine est comme un paysage de Claude Lorrain ou
+ du Poussin: _Lumière du Lorrain et cadre du
+ Poussin..._ En prose, il n'y a rien au delà. Après
+ de tels coups de talent, il n'y a plus que le vers
+ qui puisse s'élever encore plus haut avec son
+ aile... «N'oubliez pas, m'écrit un bon juge,
+ Chateaubriand comme paysagiste, car il est le
+ premier; il est unique de son ordre en français.
+ Rousseau n'a ni sa grandeur, ni son élégance.
+ Qu'avons-nous de comparable à la _Lettre sur Rome_?
+ Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle
+ différence! L'un est génevois, l'autre
+ olympique.»--Cette belle _Lettre_ a produit en
+ français toute une école de peintres, une école que
+ j'appellerai _romaine_. Mme de Staël, la première,
+ s'inspira de l'exemple de Chateaubriand: son
+ imagination en fut piquée d'honneur et fécondée;
+ elle put figurer _Corinne_, ce qu'elle n'eût certes
+ pas tenté avant la venue de son jeune rival.»]
+
+C'est aussi à Rome que je conçus pour la première fois l'idée d'écrire
+les _Mémoires de ma vie_; j'en trouve quelques lignes jetées au
+hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots: «Après avoir erré
+sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon
+pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la
+faim même, je revins à Paris en 1800.»
+
+Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan:
+
+«Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures, pendant lesquelles
+je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à
+mes peines: ce sont les _Mémoires de ma vie_. Rome y entrera; ce n'est
+que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille;
+ce ne seront point des {p.388} confessions pénibles pour mes amis: si
+je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi
+beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du
+détail de mes faiblesses; je ne dirai de moi que ce qui est convenable
+à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon coeur. Il
+ne faut présenter au monde que ce qui est beau; ce n'est pas mentir à
+Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos pareils
+à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas qu'au fond j'aie
+rien à cacher; je n'ai ni fait chasser une servante pour un ruban
+volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme
+qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés; mais j'ai
+eu mes faiblesses, mes abattements de coeur; un gémissement sur moi
+suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes, faites
+pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société à la
+reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout? On ne manque pas
+d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature humaine[326].»
+
+ [Note 326: Cette lettre à Joubert est datée de
+ _Rome, décembre 1803_.]
+
+Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma
+jeunesse, mes voyages et mon exil: ce sont pourtant les récits où je
+me suis plu davantage.
+
+J'avais été comme un heureux esclave: accoutumé à mettre sa liberté au
+cep, il ne sait plus que faire de son loisir quand ses entraves sont
+brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se
+placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher {p.389} mes
+yeux: la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions
+d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait.
+
+Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes _Mémoires_, je
+sentis le prix que les grands attachaient à la valeur de leur nom: il
+y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des
+souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands
+hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race
+humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée
+pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se
+rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau
+privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence
+impérissable à tout ce qu'il a aimé.
+
+J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en
+commençant par la Genèse. Sur ce verset: _Voici qu'Adam est devenu
+comme l'un de nous, sachant le bien et le mal; donc, maintenant, il ne
+faut pas qu'il porte la main au fruit de vie, qu'il le prenne, qu'il
+en mange et qu'il vive éternellement_; je remarquai l'ironie
+formidable du Créateur: _Voici qu'Adam est devenu semblable à l'un de
+nous_, etc. _Il ne faut pas que l'homme porte la main au fruit de
+vie_. Pourquoi? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il
+connaît le bien et le mal; il est maintenant accablé de maux; _donc,
+il ne faut pas qu'il vive éternellement_: quelle bonté de Dieu que la
+mort!
+
+Il y a des prières commencées, les unes pour les _inquiétudes de
+l'âme_, les autres pour _se fortifier contre la prospérité des
+méchants_: je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées
+errantes hors de moi.
+
+{p.390} Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de
+longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout
+à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard: j'eus
+une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il
+s'y opposa: il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait
+l'air d'une disgrâce; que je réjouirais mes ennemis, que le premier
+consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille
+dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer
+quinze jours ou un mois à Naples[327].
+
+ [Note 327: On trouve la confirmation de tous ces
+ détails dans la lettre suivante, écrite par
+ Chateaubriand à Fontanes le 12 novembre 1803:
+
+ «Rome, 12 novembre.
+
+ «J'espère que cette lettre, que je mets à la poste
+ de Milan, vous parviendra presque aussi vite que le
+ récit de la mort de ma malheureuse amie, que je
+ vous ai fait passer par la poste directe, mercredi
+ soir. Je vous apprends que ma résolution est
+ changée. J'ai parlé au cardinal, il m'a traité avec
+ tant de bonté, il m'a fait sentir tellement les
+ inconvénients d'une retraite dans ce moment, que je
+ lui ai promis que j'accomplirais au moins mon
+ année, comme nous en étions convenus dans le
+ principe.
+
+ «Par ce moyen, je tiens ma parole à ma protectrice
+ (madame Bacciochi); je laisse le temps aux bruits
+ philosophiques de Paris de s'éteindre, et, si je me
+ retire au printemps, je sortirai de ma place à la
+ satisfaction de tout le monde, et sans courir les
+ risques de me faire tracasser dans ma solitude. Il
+ n'est donc plus question pour le moment de
+ démission; et vous pouvez dire hautement, car c'est
+ la vérité, que non seulement je reste, mais que
+ l'on est fort content de moi. Mes entrées chez le
+ Pape vont m'être rendues; on va me traduire au
+ Vatican, et la _Gazette de Rome_ fait aujourd'hui
+ même un éloge pompeux de mon ouvrage, qui, selon
+ les _chimistes_, est mis à l'_index_. Le cardinal
+ _écrira mardi au ministre des relations extérieures
+ pour désapprouver tous les bruits et s'en
+ plaindre_. On me donne un congé de douze jours pour
+ Naples afin de me tirer un moment de cette ville où
+ j'ai eu tant de chagrins.
+
+ «Je désire que cette lettre, mon cher ami, vous
+ fasse autant de plaisir que les autres ont pu vous
+ faire de peine; mais je n'en suis pas moins très
+ malheureux. J'espère vous embrasser au printemps.
+ En attendant, souvenez-vous _que je ne pars plus_.
+ Mille amitiés.»--Bibliothèque de Genève. Orig.
+ autog.]
+
+{p.391} Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir
+si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc[328]: ce serait
+tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri V le sacrifice des
+dernières années de ma vie.
+
+ [Note 328: Chateaubriand parle de cette proposition
+ dans une autre lettre à Fontanes, en date du 16
+ novembre 1803: «... Je ne sais dans laquelle de vos
+ lettres vous me parlez de mes projets pour le Nord.
+ Par un hasard singulier, il y a ici un général
+ russe, très aimé de l'empereur de Russie et en
+ correspondance avec lui, qui m'a fait demander pour
+ causer avec moi du dessein qu'avait eu la princesse
+ de Mecklembourg de me placer gouverneur auprès du
+ grand-duc de Russie. Cette place est très belle,
+ très honorable, et après six ou huit ans de service
+ (le prince a huit ans), elle me laisserait une
+ fortune assez considérable pour le reste de mes
+ jours. Mais un nouvel exil de huit ans me fait
+ trembler. On m'offre aussi une place à l'Académie
+ de Pétersbourg avec la pension; mais, par une loi
+ de la République, aucun Français ne peut recevoir
+ une pension de l'étranger. Ainsi non seulement on
+ vous persécute, mais on vous empêche encore de
+ jouir des marques d'estime que des étrangers
+ aimeraient à vous donner...»--Bibliothèque de
+ Genève. Original autog.]
+
+Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le
+premier consul m'avait nommé ministre dans le Valais. Il s'était
+d'abord emporté sur des dénonciations; mais, revenant à sa raison, il
+comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier
+plan, qu'il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l'on ne
+tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante; il
+en créa une, et, la choisissant conforme à mon instinct de solitude et
+{p.392} d'indépendance, il me plaça dans les Alpes; il me donna une
+république catholique, avec un monde de torrents: le Rhône et nos
+soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France,
+les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son
+audacieux chemin. Le consul devait m'accorder autant de congés que
+j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciochi me faisait
+mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible
+m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique
+sans m'y attendre, et sans le vouloir: il est vrai qu'à la tête de
+l'État se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas
+abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle
+sentait trop disposée à se séparer du pouvoir.
+
+Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je
+rends dans ces _Mémoires_ une justice sur laquelle peut-être il ne
+comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris,
+presque au moment même que ses manières étaient devenues plus
+obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée
+était-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller à
+Naples, ou dans ses missives diplomatiques? Conversations et missives
+sont de la même date, et contradictoires. Il n'eût tenu qu'à moi de
+mettre M. le cardinal d'accord avec lui-même, en faisant disparaître
+les traces des rapports qui me concernaient: il m'eût suffi de retirer
+des cartons, lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, les
+élucubrations de l'ambassadeur: je n'aurais fait que ce qu'a fait M.
+de Talleyrand au sujet de sa correspondance {p.393} avec l'empereur.
+Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit.
+Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur
+place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien;
+mais, pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il
+faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs
+tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les
+archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le
+marquis de Bonnay[329] à mon égard: loin de me ménager, je les ferai
+connaître.
+
+ [Note 329: «Je puis, dit ici M. de Marcellus
+ (_Chateaubriand et son temps_, p. 149), je puis
+ attester ce scrupuleux respect pour l'histoire et
+ cette abnégation de soi-même. J'en ai été le
+ confident; j'en ai tenu les preuves dans mes mains,
+ et, si M. de Chateaubriand a commis des fautes dans
+ sa carrière politique, il n'a rien fait pour en
+ supprimer les traces.»]
+
+M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre
+abbé Guillon (l'évêque du Maroc): il était signalé comme un _agent de
+la Russie_. Bonaparte traitait M. Lainé d'_agent de l'Angleterre_:
+c'étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la
+méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien
+à dire contre M. Fesch lui-même? Le cardinal de Clermont-Tonnerre
+était à Rome comme moi, en 1803; que n'écrivait-il point de l'oncle de
+Napoléon! J'ai les lettres.
+
+Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans
+des liasses vermoulues, importent-elles? Des divers acteurs de cette
+époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre,
+nous sommes déjà morts: lit-on le nom de l'insecte à la {p.394}
+faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en rampant?
+
+M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon
+XII; il m'a donné des preuves d'estime: de mon côté, j'ai tenu à le
+prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé
+avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé:
+je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont
+servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch.
+
+Je partis pour Naples: là commença une année sans madame de Beaumont;
+année d'absence, que tant d'autres devaient suivre! Je n'ai point revu
+Naples depuis cette époque, bien qu'en 1828 je fusse à la porte de
+cette même ville, où je me promettais d'aller avec madame de
+Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits, et les
+myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Élysées et la mer, étaient
+des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint
+la baie de Naples dans _les Martyrs_[330]. Je montai au Vésuve et
+descendis dans son cratère[331]. Je me pillais: je jouais une scène de
+_René_[332].
+
+ [Note 330: _Les Martyrs_, livre V.]
+
+ [Note 331: «Je propose à mon guide de descendre
+ dans le cratère; il fait quelque difficulté, pour
+ obtenir un peu plus d'argent. Nous convenons d'une
+ somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui
+ donne. Il dépouille son habit; nous marchons
+ quelque temps sur les bords de l'abîme, pour
+ trouver une ligne moins perpendiculaire, et plus
+ facile à descendre. Le guide s'arrête et m'avertit
+ de me préparer. Nous allons nous précipiter.--Nous
+ voilà au fond du gouffre...»--_Voyage en Italie_,
+ au chapitre sur _le Vésuve_, 5 janvier 1804.]
+
+ [Note 332: «Un jour, j'étais monté au sommet de
+ l'Etna.... Je vis le soleil se lever dans
+ l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la
+ Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la
+ mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette
+ vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me
+ semblaient plus que des lignes géographiques
+ tracées sur une carte; mais tandis que d'un côté
+ mon oeil apercevait ces objets, de l'autre il
+ plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je
+ découvrais les entrailles brûlantes, entre les
+ bouffées d'une noire vapeur.»--_René_.]
+
+{p.395} À Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots
+latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins
+à Rome. Canova[333] m'accorda l'entrée de son atelier tandis qu'il
+travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres
+du tombeau que j'avais commandé étaient déjà d'une grande expression.
+J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris
+le 21 janvier 1804, autre jour de malheur[334].
+
+ [Note 333: Antoine _Canova_ (1757-1822). En 1813,
+ lors du premier séjour de Mme Récamier en Italie,
+ Canova fit, d'après elle, de souvenir, pendant une
+ absence de la belle Française, qui s'était rendue à
+ Naples, deux bustes modelés en terre, l'un coiffé
+ simplement en cheveux, et l'autre avec la tête à
+ demi couverte d'un voile. Dans les deux bustes, le
+ regard était levé vers le ciel. Lorsque le grand
+ sculpteur les lui montra, il ne parut pas que cette
+ _surprise_ lui fût agréable, et Canova, doublement
+ blessé comme ami et comme artiste, ne lui en parla
+ plus, jusqu'au jour où Mme Récamier lui demandant
+ ce qu'il avait fait du buste au voile, il répondit:
+ «Il ne vous avait pas plu; j'y ai ajouté une
+ couronne d'olivier et j'en ai fait une Béatrix.»
+ Telle est l'origine de ce beau buste de la Béatrice
+ de Dante que plus tard le statuaire exécuta en
+ marbre et dont un exemplaire fut envoyé à Mme
+ Récamier, après la mort de Canova, par son frère
+ l'abbé, avec ces lignes:
+
+ «_Sovra candido vel, cinta d'oliva,
+ Donna m'apparve....._
+
+ DANTE
+
+ «_Ritratto di Giuletta Recamier modellato di
+ memoria da Canova nel 1813 e poi consacrato in
+ marmo col nome di Beatrice_.»]
+
+ [Note 334: Ici se termine le récit des six mois
+ passés à Rome par l'auteur des _Mémoires_ comme
+ secrétaire de la légation. Sur cet épisode de sa
+ vie, il faut lire les remarquables articles sur
+ _les Débuts diplomatiques de Chateaubriand_, par M.
+ le comte Édouard Frémy (_le Correspondant_, numéros
+ de septembre et octobre 1893), et le chapitre V du
+ livre de l'abbé Pailhès sur _Chateaubriand, sa
+ femme et ses amis_.]
+
+{p.396} Voici une prodigieuse misère: trente-cinq ans se sont écoulés
+depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas,
+en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon
+dernier lien? Et pourtant, que j'ai vite, non pas oublié, mais
+remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de défaillance en
+défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une
+ombre d'excuse lui reste; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la
+traîne péniblement derrière lui, comment l'excuser! L'indigence de
+notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour
+exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des
+mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est
+cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois: on les
+profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous
+reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés; nos heures
+s'accusent: notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est
+une faute continuelle.
+
+ * * * * *
+
+Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je descendis à l'hôtel de
+France, rue de Beaune[335], où madame de Chateaubriand vint me
+rejoindre[336] pour se rendre {p.397} avec moi dans le Valais. Mon
+ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la
+réunissait.
+
+ [Note 335: Aujourd'hui l'_hôtel de France et de
+ Lorraine_, au nº 5 de la rue de Beaune.]
+
+ [Note 336: «M. de Chateaubriand descendit dans un
+ modeste hôtel, rue de Beaune, et ne vit d'abord
+ qu'un petit nombre d'amis. Un soin important le
+ préoccupait, sa réunion avec Mme de Chateaubriand;
+ le sage conseil écarté d'abord avait été compris;
+ et, à part même la bienséance du monde, il sentait
+ ce qu'avait d'injuste cette séparation si longue
+ d'une personne vertueuse et distinguée, à laquelle
+ il avait donné son nom, et qu'il ne pouvait accuser
+ que d'une délicate et ombrageuse fierté dans le
+ commerce de la vie. Un motif généreux venait aider,
+ en lui, au sentiment du devoir. La perte ancienne
+ de presque toute la fortune de Mme de Chateaubriand
+ s'aggravait par la ruine d'un oncle débiteur envers
+ elle. Les instances de M. de Chateaubriand durent
+ redoubler pour obtenir enfin son retour, et,
+ résolue de l'accompagner dans sa mission du Valais,
+ elle vint promptement le rejoindre à Paris.»--_M.
+ de Chateaubriand, sa vie, ses écrits et son
+ influence_, par M. Villemain, p. 137.]
+
+Bonaparte marchait à l'empire; son génie s'élevait à mesure que
+grandissaient les événements: il pouvait, comme la poudre en se
+dilatant, emporter le monde; déjà immense, et cependant ne se sentant
+pas au sommet, ses forces le tourmentaient; il tâtonnait, il semblait
+chercher son chemin: quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru
+et à Moreau; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre
+pour rivaux: Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal, qui leur était fort
+supérieur, furent arrêtés.
+
+Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les
+affaires de la vie n'avait rien de ma nature, et j'étais aise de
+m'enfuir aux montagnes.
+
+Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche
+en a fait pour moi un document; j'entrais dans la politique par la
+religion: le _Génie du Christianisme_ m'en avait ouvert les portes.
+
+{p.398} RÉPUBLIQUE DU VALAIS
+
+ Sion, 20 février 1804.
+
+ LE CONSEIL DE LA VILLE DE SION
+
+ À monsieur Chateaubriand, _secrétaire de légation
+ de la République française_ à Rome.
+
+ «Monsieur,
+
+«Par une lettre officielle de notre grand bailli, nous avons appris
+votre nomination à la place de ministre de France près de notre
+République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus
+complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un
+précieux gage de la bienveillance du premier consul envers notre
+République, et nous nous félicitons de l'honneur de vous posséder dans
+nos murs: nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages
+de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de
+ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement
+provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets
+convenables pour votre usage, autant que la localité et nos
+circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre
+vous-même des arrangements à votre convenance.
+
+«Veuillez, monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos
+dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son
+envoyé, dont le choix _doit plaire particulièrement à un peuple
+religieux_. {p.399} Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir de
+votre arrivée dans cette ville.
+
+«Agréez, monsieur, les assurances de notre respectueuse considération.
+
+ «Le président du conseil de la ville de Sion,
+
+ «De RIEDMATTEN.
+
+ «Par le conseil de la ville:
+ «Le secrétaire du conseil,
+
+ «De TORRENTÉ.»
+
+Deux jours avant le 21 mars[337], je m'habillai pour aller prendre
+congé de Bonaparte aux Tuileries; je ne l'avais pas revu depuis le
+moment où il m'avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait
+était pleine; il était accompagné de Murat et d'un premier aide de
+camp; il passait presque sans s'arrêter. À mesure qu'il approcha de
+moi, je fus frappé de l'altération de son visage: ses joues étaient
+dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son
+air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers
+lui cessa; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin
+de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me
+reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et
+s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement? Son aide de
+{p.400} camp me remarqua; quand la foule me couvrait, cet aide de
+camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placés devant moi,
+et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart
+d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans
+s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide
+de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu?
+Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir
+avec moi? Quoi qu'il en soit, Napoléon passa dans un autre salon.
+Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je
+me retirai. À la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un
+château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer.
+
+ [Note 337: Et non le 20 mars, comme le portent
+ toutes les éditions, conformes d'ailleurs en cela
+ au manuscrit des _Mémoires_. Il y a eu là
+ évidemment une erreur de plume. L'exécution du duc
+ d'Enghien eut lieu, non le 20, mais le 21 mars
+ 1804.]
+
+Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis: «Il faut
+qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car
+Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade.» M.
+Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les
+dates; voici sa phrase: «En revenant de chez le premier consul, M. de
+Chateaubriand déclara à ses amis qu'il avait remarqué chez le premier
+consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le
+regard.[338]»
+
+ [Note 338: _Mémoires de M. de Bourrienne_, tome V,
+ p. 348.]
+
+Oui, je le remarquai: une intelligence supérieure n'enfante pas le mal
+sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel, et qu'elle ne
+devait pas le porter.
+
+Le surlendemain, 21 mars[339], je me levai de bonne heure, pour un
+souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir
+un hôtel au coin de {p.401} la rue Plumet, sur le boulevard neuf des
+Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution,
+madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle
+s'était plu quelquefois à me le montrer en passant: c'était à ce
+cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais
+faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine
+à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée
+aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou
+quatre autres de son espèce; il semble me connaître et se réjouir
+quand j'approche; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi
+sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée:
+intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l'un ou
+l'autre sera tombé.
+
+ [Note 339: Ici encore le manuscrit dit à tort: le
+ 20 mars.]
+
+Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l'esplanade des
+Invalides, traversai le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries,
+d'où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre
+aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi,
+j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle;
+des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots:
+«Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes,
+qui condamne à la peine de mort LE NOMMÉ LOUIS-ANTOINE-HENRI DE
+BOURBON, NÉ LE 2 AOÛT 1772 À CHANTILLY.»
+
+Ce cri tomba sur moi comme la foudre; il changea ma vie, de même qu'il
+changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi; je dis à madame de
+Chateaubriand: «Le duc d'Enghien vient d'être fusillé.» Je m'assis
+devant une table, et je me mis à écrire ma démission[340]. {p.402}
+Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un
+grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers: on faisait le
+procès au général Moreau et à Georges Cadoudal[341]; le lion avait
+goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter.
+
+ [Note 340: Voici le texte de la lettre de démission
+ de Chateaubriand:
+
+ «Citoyen ministre,
+
+ «Les médecins viennent de me déclarer que Mme de
+ Chateaubriand est dans un état de santé qui fait
+ craindre pour sa vie. Ne pouvant absolument quitter
+ ma femme dans une pareille circonstance, ni
+ l'exposer au danger d'un voyage, je supplie Votre
+ Excellence de trouver bon que je lui remette les
+ lettres de créance et les instructions qu'elle
+ m'avait adressées pour le Valais. Je me confie
+ encore à son extrême bienveillance pour faire
+ agréer au Premier Consul _les motifs douloureux_
+ qui m'empêchent de me charger aujourd'hui de la
+ mission dont il avait bien voulu m'honorer. Comme
+ j'ignore si ma position exige quelque autre
+ démarche, j'ose espérer de votre indulgence
+ ordinaire, citoyen ministre, des ordres et des
+ conseils; je les recevrai avec la reconnaissance
+ que je ne cesserai d'avoir pour vos bontés passées.
+
+ «J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement,
+
+ «CHATEAUBRIAND.
+
+ «Paris, rue de Beaune, hôtel de France.
+ «1er germinal an XII (22 mars 1804).»]
+
+ [Note 341: Moreau avait été arrêté le 15 février;
+ Pichegru, le 28, et Georges Cadoudal le 9 mars
+ 1804.]
+
+M. Clausel de Coussergues[342] arriva sur ces entrefaites; il avait
+aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main: ma
+lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de
+Chateaubriand, des phrases de colère, partit; elle était au ministre
+des relations extérieures. Peu importait la rédaction: mon opinion et
+mon crime étaient dans le fait de ma démission: Bonaparte ne s'y
+trompa pas. Madame Bacciochi jeta les hauts cris en apprenant ce
+qu'elle appelait {p.403} ma _défection_; elle m'envoya chercher et me
+fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes devint presque fou de peur
+au premier moment: il me réputait fusillé avec toutes les personnes
+qui m'étaient attachées[343]. Pendant plusieurs jours, mes amis
+restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police; ils se
+présentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frémissant,
+quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser
+le lendemain de ma démission, disant qu'on était heureux d'avoir un
+ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une
+honorable modération, éloigné des places et du pouvoir.
+
+ [Note 342: Voir l'_Appendice_ nº IX: _les Quatre
+ Clauses_.]
+
+ [Note 343: «Mme Bacciochi, qui nous était fort
+ attachée, jeta les hauts cris en apprenant ce
+ qu'elle appelait notre défection. Pour Fontanes, il
+ devint fou de peur; il se voyait déjà fusillé avec
+ M. de Chateaubriand et tous nos amis.» _Souvenirs_
+ de Mme de Chateaubriand.--Voir l'_Appendice_ nº X:
+ _Le Cahier rouge_.]
+
+Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange
+d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de
+la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un
+génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe
+populaire, le _consul_ d'une _république_, et non un roi continuateur
+d'une _monarchie_ usurpée; alors, j'étais isolé dans mon sentiment,
+parce que j'étais conséquent dans ma conduite; je me retirai quand les
+conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent; mais aussitôt
+que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses
+antichambres. Six mois après le 21 mars, on eût pu croire qu'il n'y
+avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants
+quolibets que l'on se permettait à huis {p.404} clos. Les personnes
+_tombées_ prétendaient avoir été _forcées_, et l'on ne _forçait_,
+disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance,
+et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait
+d'être _forcé_ à force de sollicitations[344].
+
+ [Note 344: «Avant la mort du duc d'Enghien, la
+ bonne société de Paris était presque toute en
+ guerre ouverte avec Bonaparte; mais aussitôt que le
+ héros se fut changé en assassin, les royalistes se
+ précipitèrent dans ses antichambres, et quelques
+ mois après le 21 mars, on aurait pu croire qu'il
+ n'y avait qu'une opinion en France, sans les
+ quolibets que l'on se permettait encore, à huis
+ clos, dans quelques salons du faubourg
+ Saint-Germain. Au surplus, la vanité causa encore
+ plus de défections que la peur. Les personnes
+ _tombées_ prétendaient avoir été _forcées_, et l'on
+ ne _forçait_, disait-on, que celles qui avaient un
+ grand nom ou une grande importance; et chacun, pour
+ prouver son importance et ses quartiers, obtenait
+ d'être _forcé_ à _force_ de sollicitations.»
+ _Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.]
+
+Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent; ma présence leur
+était un reproche: les gens prudents trouvent de l'imprudence dans
+ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps où l'élévation de l'âme
+est une véritable infirmité; personne ne la comprend; elle passe pour
+une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude
+inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de
+juger les choses; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais
+ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à
+rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la
+transformation des moeurs, au progrès de la société? N'est-ce pas une
+méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance qu'ils
+n'ont pas? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi court
+que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une
+maison, {p.405} n'ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni
+de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors.
+Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que vous
+êtes pour la médiocrité: quant aux grands esprits à l'orgueil
+affectueux et aux yeux sublimes, _oculos sublimes_, leur dédain
+miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez
+_pas entendre_. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière
+littéraire; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première
+olympique l'_excellence de l'eau_, laissant le vin aux heureux.
+
+L'amitié rendit le coeur à M. de Fontanes; madame Bacciochi plaça sa
+bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution; M. de
+Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours
+avant d'en parler: quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu
+le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe
+marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver,
+il ne prononça que ces deux mots: «C'est bon.» Plus tard il dit à sa
+soeur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» Longtemps après, en
+causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une
+des choses qui l'avait le plus frappé[345]. M. de Talleyrand me fit
+écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait {p.406}
+gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes
+services[346]. Je rendis les frais d'établissement[347], et tout fut
+fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte je m'étais placé à
+son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme
+je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu
+le glaive suspendu sur ma tête; il revenait quelquefois à moi par un
+penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités;
+quelquefois j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait,
+par l'idée que j'assistais à une transformation sociale, non à un
+simple changement de dynastie: mais, antipathiques sous beaucoup de
+rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller
+volontiers, en le tuant, je n'aurais pas senti beaucoup de peine.
+
+ [Note 345: «La chose cependant se passa le plus
+ tranquillement du monde, et lorsque M. de
+ Talleyrand crut enfin devoir remettre la démission
+ à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire: «C'est
+ bon!» Mais il en garda une rancune, dont nous nous
+ sommes ressentis depuis. Il dit plus tard à sa
+ soeur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» Et
+ il n'en fut plus question. Longtemps après,
+ cependant, il en reparla à Fontanes, et lui avoua
+ que c'était une des choses qui lui avaient fait le
+ plus de peine.» _Souvenirs_ de Mme de
+ Chateaubriand.]
+
+ [Note 346: La lettre de Talleyrand ne vint que dix
+ jours après la lettre de démission; elle était
+ ainsi conçue:
+
+ «12 germinal (2 avril 1804).
+
+ «J'ai mis, citoyen, sous les yeux du Premier Consul
+ les motifs qui ne vous ont pas permis d'accepter la
+ légation du Valais à laquelle vous aviez été nommé.
+
+ «Le citoyen Consul s'était plu à vous donner un
+ témoignage de confiance. Il a vu avec peine, par
+ une suite de cette même bienveillance, les raisons
+ qui vous ont empêché de remplir cette mission.
+
+ «Je dois aussi vous exprimer combien j'attachais
+ d'intérêt aux relations nouvelles que j'aurais eu à
+ entretenir avec vous; à ce regret, qui m'est
+ personnel, je joins celui de voir mon département
+ privé de vos talents et de vos services.»]
+
+ [Note 347: «Nous avions reçu douze mille francs
+ pour frais d'établissement à Sion. Pour les rendre,
+ nous fûmes obligés de prendre cette somme sur les
+ fonds que nous avions encore sur l'État: elle fut
+ remise à qui de droit deux jours après la
+ démission.» _Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.]
+
+La mort fait ou défait un grand homme; elle l'arrête {p.407} au pas
+qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter: c'est une
+destinée accomplie ou manquée; dans le premier cas, on en est à
+l'examen de ce qu'elle a été; dans le second, aux conjectures de ce
+qu'elle aurait pu devenir.
+
+Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me
+serais trompé. Charles X n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fait en
+1804: il revenait de la monarchie. «Chateaubriand, me dit-il, au
+château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte?--Oui, sire.--Vous
+avez donné votre démission à la mort de M. le duc d'Enghien?--Oui,
+sire.» Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté
+qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée
+pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même
+abri: en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si
+poliment quiconque écrivait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien,
+ne m'ont pas adressé un souvenir: ils ignoraient sans doute aussi ma
+conduite; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé.
+
+
+
+
+{p.409} LIVRE III[348]
+
+ [Note 348: Ce livre a été écrit à Chantilly au mois
+ de novembre 1838.]
+
+ Mort du duc d'Enghien. -- Année de ma vie 1804. -- Le général
+ Hulin. -- Le duc de Rovigo. -- M. de Talleyrand. -- Part de
+ chacun. -- Bonaparte, son sophisme et ses remords. -- Ce qu'il
+ faut conclure de tout ce récit. -- Inimitiés enfantées par la mort
+ du duc d'Enghien. -- Un article du _Mercure_. -- Changement dans
+ la vie de Bonaparte. -- Abandon de Chantilly.
+
+
+Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une
+inquiétude qui m'obligerait à changer de climat, si j'avais encore la
+puissance des ailes et la légèreté des heures: les nuages qui volent à
+travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet
+instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse, où de
+vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles,
+volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières,
+m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis
+qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche: les sites
+de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entr'ouvert un moment
+du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères
+de la vie dans le ruisseau de la Thève: il dérobe sa course parmi des
+prêles et des mousses; des roseaux le voilent; il meurt dans ces
+{p.410} étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans
+cesse renouvelée: ces ondes me charmaient quand je portais en moi le
+désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et
+que je parais de fleurs.
+
+Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m'a surpris; je
+me suis réfugié sous un hêtre: ses dernières feuilles tombaient comme
+mes années; sa cime se dépouillait comme ma tête; il était marqué au
+tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon
+auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des
+dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M.
+le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly.
+
+Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les coeurs; on
+appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un de
+ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de Louis
+XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient
+consternés. À l'étranger, si le langage diplomatique étouffa
+subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les
+entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup
+pénétra d'outre en outre: Louis XVIII renvoya au roi d'Espagne l'ordre
+de la Toison-d'Or, dont Bonaparte venait d'être décoré; le renvoi
+était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale:
+
+«Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi
+et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placé sur un trône
+qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc
+d'Enghien. La religion peut m'engager {p.411} à pardonner à un
+assassin; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi.
+La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir
+mes jours en exil; mais jamais ni mes contemporains ni la postérité ne
+pourront dire que, dans le temps de l'adversité, je me sois montré
+indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trône de mes ancêtres.»
+
+Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc
+d'Enghien: Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni[349], fut le seul
+des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune
+prince français. Il fit partir de Carlsruhe un aide de camp porteur
+d'une lettre à Bonaparte; la lettre arriva trop tard: le dernier des
+Condé n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le
+cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis XVIII avait renvoyé la Toison-d'Or
+au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric
+que, «d'après les _lois de la chevalerie_, il ne pouvait pas consentir
+à être le frère d'armes de l'assassin du duc d'Enghien.» (Bonaparte
+{p.412} avait l'Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle dérision amère
+dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout,
+excepté au coeur d'un roi malheureux pour un ami assassiné; nobles
+sympathies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises,
+dans un monde ignoré des hommes!
+
+ [Note 349: Gustave IV, roi de Suède. Né en 1778, il
+ monta sur le trône après la mort de son père
+ Gustave III (1792). En 1809, il se vit contraint
+ d'abdiquer, et le duc de Sudermanie, son oncle, fut
+ proclamé roi sous le nom de Charles XIII. Gustave
+ vécut alors à l'étranger sous le nom de comte de
+ Holstein-Gottorp et de colonel Gustaffson, résidant
+ alternativement en Allemagne, dans les Pays-Bas et
+ en Suisse. Il mourut à Saint-Gall en 1837. Une des
+ _Odes_ de Victor Hugo lui est consacrée:
+
+ Il avait un ami dans ses fraîches années
+ Comme lui tout empreint du sceau des destinées.
+ C'est ce jeune d'Enghien qui fut assassiné!
+ Gustave, à ce forfait, se jeta sur ses armes;
+ Mais quand il vit l'Europe insensible à ses larmes,
+ Calme et stoïque, il dit: «Pourquoi donc suis-je né?»]
+
+Hélas! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos
+caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient
+plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre
+douleur portât longtemps le crêpe: peu à peu les larmes se tarirent;
+la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le premier
+consul venait d'échapper; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été
+sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque,
+écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine; les
+sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils magnanime
+qui n'avait pas craint de s'arracher le coeur par un parricide tant
+salutaire! La société retourna vite à ses plaisirs; elle avait frayeur
+de son deuil: après la Terreur, les victimes épargnées dansaient,
+s'efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d'être soupçonnées
+coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à
+l'échafaud.
+
+Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le
+duc d'Enghien; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des
+Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de
+Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angoulême était à
+Varsovie avec Louis XVIII; le comte {p.413} d'Artois et le duc de
+Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus
+jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva
+que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de
+ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son
+petit-fils[350] contre une arrestation possible, par un billet à lui
+adressé de Londres et que l'on conserve[351]. Bonaparte appela auprès
+{p.414} de lui les deux consuls ses collègues: il fit d'abord d'amers
+reproches à M. Réal[352] de l'avoir laissé ignorer ce qu'on projetait
+contre lui. Il écouta patiemment les objections: ce fut
+Cambacérès[353] qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en
+remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les _Mémoires_ de
+Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m'a
+permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir
+reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas; elle va où le génie
+l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres {p.415} de Bonaparte, il
+fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut
+immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne
+trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de
+Thumery et quelques autres émigrés de peu de renom: cela aurait dû
+avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le
+commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le
+prince même: il a laissé un petit journal de route d'Ettenheim à
+Strasbourg: le héros de la tragédie vient sur l'avant-scène prononcer
+ce prologue:
+
+
+JOURNAL DU DUC D'ENGHIEN.
+
+«Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée, dit le prince, par
+un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie, total, deux
+cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le
+colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures (du
+matin). À cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au
+Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans
+une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué
+pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim. Déjeuné à
+l'auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal des
+logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé
+à Strasbourg, chez le colonel Charlot, vers cinq heures et demie.
+Transféré une demi-heure après, dans un fiacre, à la citadelle.......
+.......................... {p.416} Dimanche 18, on vient m'enlever à
+une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de
+m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars
+seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel
+Charlot m'a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a
+reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec
+six chevaux de poste sur la place de l'Église. Le lieutenant Petermann
+y monte à côté de moi, le maréchal des logis Blitersdorff sur le
+siège, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors.»
+
+ [Note 350: Il y a ici une erreur de plume. Le duc
+ de Bourbon était le père--et non l'aïeul--du duc
+ d'Enghien. Il faut donc lire: «Le prince de Condé
+ mit en garde son petit-fils.»--Chose singulière!
+ les plus graves historiens se sont aussi trompés
+ sur la filiation du duc d'Enghien, et peut-être
+ chez eux n'était-ce pas simplement une erreur de
+ plume, comme chez Chateaubriand. Au tome IV, p.
+ 589, de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_,
+ rappelant la lettre du 16 juin 1803, dont parle ici
+ Chateaubriand, M. Thiers dit que le duc d'Enghien
+ était _le fils du prince de Condé._ M. Lanfrey,
+ dans son _Histoire de Napoléon_ (T. III, p. 129),
+ dit à son tour: «C'était le duc d'Enghien, _fils du
+ prince de Condé_, jeune homme plein d'ardeur et de
+ bravoure, toujours au premier rang dans les combats
+ auxquels avait pris part l'_armée de son père_.»]
+
+ [Note 351: Ce billet du prince de Condé à son
+ petit-fils existe en effet: «Mon cher enfant,
+ écrivait le prince, on assure ici, depuis plus de
+ six mois, que vous avez été faire un voyage à
+ Paris; d'autres disent que vous n'avez été qu'à
+ Strasbourg... Il me semble qu'à présent vous
+ pourriez nous confier le passé et, si la chose est
+ vraie, ce que vous avez observé dans vos
+ voyages...»--M. Thiers se prévaut de ces lignes
+ pour donner comme à peu prouvés les voyages du duc
+ d'Enghien à Strasbourg, et tout à l'heure, il ne
+ manquera pas d'en tirer un argument en faveur de
+ Bonaparte. Il se garde bien de faire connaître à
+ ses lecteurs la réponse du duc d'Enghien, qu'il
+ avait pourtant sous les yeux en même temps que le
+ billet du prince de Condé,--réponse qui ne laisse
+ rien subsister des insinuations de l'habile
+ historien, j'allais dire de l'habile avocat. Voici
+ le texte de cette réponse, datée d'Ettenheim, le 18
+ juillet 1803:
+
+ «Assurément, mon cher papa, il faut me connaître
+ bien peu pour avoir pu dire ou chercher à faire
+ croire que j'avais mis le pied sur le territoire
+ républicain, autrement qu'avec le rang et la place
+ où le hasard m'a fait naître. Je suis trop fier
+ pour courber bassement la tête, et le Premier
+ Consul pourra peut-être venir à bout de me
+ détruire, mais il ne me fera pas m'humilier. On
+ peut prendre l'incognito pour voyager dans les
+ glaciers de la Suisse, comme je l'ai fait l'an
+ passé, n'ayant rien de mieux à faire. Mais, pour la
+ France, quand j'en ferai le voyage, je n'aurai pas
+ besoin de m'y cacher. Je puis donc vous donner ma
+ parole d'honneur la plus sacrée que pareille idée
+ ne m'est jamais entrée et ne m'entrera jamais dans
+ la tête. Des méchants ont pu désirer, en vous
+ racontant ces absurdités, me donner un tort de plus
+ à vos yeux. Je suis accoutumé à de pareils
+ services, que l'on s'est toujours empressé de me
+ rendre, et je suis heureux qu'ils soient enfin
+ réduits à employer des calomnies aussi absurdes.
+
+ «Je vous embrasse, cher papa, et vous prie de ne
+ jamais douter de mon profond respect comme de ma
+ tendresse.»]
+
+ [Note 352: Pierre-François, comte _Réal_
+ (1765-1834), procureur au Châtelet avant la
+ Révolution, substitut du procureur de la Commune en
+ 1792, historiographe de la République sous le
+ Directoire, conseiller d'État après le 18 brumaire,
+ préfet de police pendant les Cent-Jours. Voir sur
+ lui les _Mémoires du chancelier Pasquier_, I, 268,
+ et les _Mémoires de Mme de Chastenay_, tome I.]
+
+ [Note 353: Jean-Jacques-Régis de Cambacérès
+ (1753-1824), député de l'Hérault à la Convention et
+ aux Cinq-Cents; second consul après brumaire; sous
+ l'Empire, archi-chancelier, prince, duc de Parme;
+ aux Cent-Jours, pair et ministre de la justice.]
+
+Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord.
+
+Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la
+capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu
+d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au
+château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour
+intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y
+enferme et il s'endort. À mesure que le prince approchait de Paris,
+Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il
+partit pour la Malmaison; c'était le dimanche des Rameaux. Madame
+Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de
+l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui
+répondit: «Tu n'entends rien à la politique.» Le colonel Savary[354]
+était devenu {p.417} un des habitués de Bonaparte. Pourquoi? parce
+qu'il avait vu le premier consul pleurer à Marengo. Les hommes à part
+doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des
+hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles
+un témoin peut se rendre maître des résolutions d'un grand homme.
+
+ [Note 354: Anne-Jean-Marie-René _Savary_, duc de
+ _Rovigo_ (1774-1833), général de division (7
+ février 1805), créé duc (23 mai 1808), ministre de
+ la police générale (8 juin 1810), pair aux
+ Cent-Jours, commandant de l'armée d'Algérie
+ (1831-1832).--Aide de camp de Desaix, il était à
+ ses côtés, à Marengo, lorsque la général fut tué
+ par une balle qui lui traversa le coeur. À quelques
+ jours de là, Bonaparte l'attacha à sa personne et
+ le promut rapidement au grade de colonel, puis à
+ celui de général de brigade (24 août 1803). Il
+ était donc, lors de l'exécution du duc d'Enghien,
+ général, et non colonel, comme le dit
+ Chateaubriand. Depuis 1802, Savary dirigeait la
+ police particulière et de sûreté du premier
+ Consul.--Ses _Mémoires pour servir à l'histoire de
+ Napoléon_ (8 volumes in-8) ont paru en 1828.]
+
+On assure que le premier consul fit rédiger tous les ordres pour
+Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres que si la condamnation
+prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée
+sur-le-champ.
+
+Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque
+ces ordres manquent. Madame de Rémusat[355], qui, dans la soirée du 20
+mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le premier consul,
+l'entendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Auguste; elle crut
+que Bonaparte revenait à lui et que {p.418} le prince était
+sauvé[356]. Non, le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary
+reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le
+premier consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis
+le vent souffla, et tout fut fini.
+
+ [Note 355: Claire-Élisabeth-Jeanne _Gravier de
+ Vergennes_ (1780-1821), femme du comte
+ Antoine-Laurent de _Rémusat_, premier chambellan de
+ Napoléon et surintendant des théâtres. Elle-même
+ était dame du palais de Joséphine. Outre un roman
+ par lettres intitulé: _les Lettres espagnoles, ou
+ l'Ambitieux_, roman qui est resté inédit,--elle
+ avait composé un _Essai sur l'éducation des
+ femmes_, qui parut deux ans après sa mort, en 1823,
+ et des _Mémoires_, publiés en 1880 par son
+ petit-fils, M. Paul de Rémusat. Ces _Mémoires_, qui
+ forment trois volumes in-8{o}, vont de l'année 1802
+ à l'année 1808.]
+
+ [Note 356: _Mémoires de Mme de Rémusat_. tome I, p.
+ 321]
+
+
+COMMISSION MILITAIRE NOMMÉE.
+
+Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an XII[357] avait arrêté qu'une
+commission militaire, composée de sept membres nommés par le général
+gouverneur de Paris (Murat), se réunirait à Vincennes pour juger _le
+ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la
+République_, etc.
+
+ [Note 357: 20 mars 1804.]
+
+En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ventôse, Joachim Murat
+nomma, pour former ladite commission, les sept militaires, à savoir:
+
+Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des
+consuls, président;
+
+Le colonel Guitton, commandant le 1er régiment des cuirassiers;
+
+Le colonel Bazancourt, commandant le 4e régiment d'infanterie légère;
+
+Le colonel Ravier, commandant le 18e régiment d'infanterie de ligne;
+
+Le colonel Barrois, commandant le 96e régiment d'infanterie de ligne;
+
+Le colonel Rabbe, commandant le 2e régiment de la garde municipale de
+Paris;
+
+{p.419} Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui
+remplira les fonctions de capitaine-rapporteur.
+
+
+INTERROGATOIRE DU CAPITAINE-RAPPORTEUR.
+
+Le capitaine Dautancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la légion
+d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le
+citoyen Noirot, lieutenant au même corps, se rendent à la chambre du
+duc d'Enghien; ils le réveillent: il n'avait plus que quatre heures à
+attendre avant de retourner à son sommeil. Le capitaine-rapporteur,
+assisté de Molin, capitaine au 18e régiment, greffier, choisi par
+ledit rapporteur, interroge le prince.
+
+À lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance?
+
+A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né
+le 2 août 1772, à Chantilly.
+
+À lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France?
+
+A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant
+formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela il avait fait
+la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon.
+
+À lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette
+puissance lui accorde toujours un traitement?
+
+A répondu n'y être jamais allé; que l'Angleterre lui accorde toujours
+un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.
+
+{p.420} À lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé?
+
+A répondu: commandant de l'avant-garde en 1796, avant cette campagne
+comme volontaire au quartier général de son grand-père, et toujours,
+depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde.
+
+À lui demandé s'il connaissait le général Pichegru, s'il a eu des
+relations avec lui?
+
+A répondu: Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de
+relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne
+l'avoir point connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu
+se servir, s'ils sont vrais.
+
+À lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des
+relations avec lui?
+
+A répondu: Pas davantage.
+
+De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien,
+le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes
+et le capitaine-rapporteur.
+
+Avant de signer le présent procès-verbal, le duc d'Enghien a dit: «Je
+fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du
+premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de
+ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.»
+
+
+SÉANCE ET JUGEMENT DE LA COMMISSION MILITAIRE.
+
+À deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la
+salle où siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans
+l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. {p.421} Il persista dans sa
+déclaration: il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il
+désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre
+contre la France. «Lui ayant été demandé s'il avait quelque chose à
+présenter dans ses moyens de défense, a répondu n'avoir rien à dire de
+plus.
+
+«Le président fait retirer l'accusé; le conseil délibérant à huis
+clos, le président recueille les voix, en commençant par le plus jeune
+en grade; ensuite, ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des
+voix a déclaré le duc d'Enghien coupable, et lui a appliqué
+l'article.... de la loi du... ainsi conçu...... et en conséquence l'a
+condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera
+exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en
+avoir donné lecture au condamné, en présence des différents
+détachements des corps de la garnison.
+
+«Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jour, mois et an
+que dessus et avons signé.»
+
+La fosse étant _faite, remplie et close_, dix ans d'oubli, de
+consentement général et de gloire inouïe s'assirent dessus; l'herbe
+poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux
+illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la
+fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares
+affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du
+fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers
+l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration
+vint: la terre de la tombe fut remuée et {p.422} avec elle les
+consciences; chacun alors crut devoir s'expliquer.
+
+M. Dupin aîné publia sa discussion; M. Hulin, président de la
+commission militaire, parla; M. le duc de Rovigo entra dans la
+controverse en accusant M. de Talleyrand; un tiers répondit pour M. de
+Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de
+Sainte-Hélène.
+
+Il faut reproduire et étudier ces documents, pour assigner à chacun la
+part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il
+est nuit, et nous sommes à Chantilly; il était nuit quand le duc
+d'Enghien était à Vincennes.
+
+ * * * * *
+
+Lorsque M. Dupin[358] publia sa brochure, il me l'envoya avec cette
+lettre:
+
+{p.423} Paris, ce 10 novembre 1823.
+
+ Monsieur le vicomte,
+
+«Veuillez agréer un exemplaire de ma publication relative à
+l'assassinat du duc d'Enghien.
+
+«Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais voulu, avant tout,
+respecter la volonté de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu
+connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son désir que cette
+déplorable affaire ne fût point exhumée.
+
+«Mais la Providence ayant permis que d'autres prissent l'initiative,
+il est devenu nécessaire de faire connaître la vérité, et, après
+m'être assuré qu'on ne persistait plus à me faire garder le silence,
+j'ai parlé avec franchise et sincérité.
+
+ «J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,
+
+ «Monsieur le vicomte,
+
+ «De Votre Excellence le très humble et
+ très obéissant serviteur,
+
+ «Dupin.»
+
+ [Note 358: André-Marie-Jean-Jacques _Dupin_, dit
+ _Dupin aîné_ (1783-1865), représentant aux
+ Cent-Jours, député de 1827 à 1848, membre de
+ l'Assemblée Constituante de 1848 et de l'Assemblée
+ législative de 1849, sénateur du second Empire (27
+ novembre 1857); procureur général à la Cour de
+ cassation, d'août 1830 à janvier 1852. Il donna sa
+ démission de ce dernier poste pour ne pas
+ s'associer aux décrets qui prononçaient la
+ confiscation des biens de la famille d'Orléans,
+ mais cinq ans après, il acceptait d'être renommé
+ procureur général, en même temps qu'il était appelé
+ au Sénat impérial. Il était membre de l'Académie
+ française depuis le 21 juin 1832. Ses _Mémoires_ (4
+ vol. in-8{o}) ont paru de 1865 à 1868.--La brochure
+ de M. Dupin, à laquelle se réfère Chateaubriand,
+ fut publiée en 1823 sous ce titre: _Pièces
+ judiciaires et historiques relatives au procès du
+ duc d'Enghien, avec le Journal de ce prince depuis
+ l'instant de son arrestation; précédées de la
+ Discussion des actes de la commission militaire
+ instituée en l'an XII, par le gouvernement
+ consulaire, pour juger le duc d'Enghien, par
+ l'auteur de l'opuscule intitulé. «De la Libre
+ Défense des accusés_.»]
+
+M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi
+un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du
+père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure:
+
+«La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des événements qui ont le
+plus affligé la nation française: il a déshonoré le gouvernement
+consulaire.
+
+«Un jeune prince, à la fleur de l'âge, surpris par trahison sur un sol
+étranger, où il dormait en paix {p.424} sous la protection du droit
+des gens; entraîné violemment vers la France; traduit devant de
+prétendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les siens; accusé
+de crimes imaginaires; privé du secours d'un défenseur; interrogé et
+condamné à huis clos; mis à mort de nuit dans les fossés du château
+fort qui servait de prison d'État; tant de vertus méconnues, de si
+chères espérances détruites, feront à jamais de cette catastrophe un
+des actes les plus révoltants auxquels ait pu s'abandonner un
+gouvernement absolu!
+
+«Si aucune forme n'a été respectée; si les juges étaient incompétents;
+s'ils n'ont pas même pris la peine de relater dans leur arrêt la date
+et le texte des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette
+condamnation; si le malheureux duc d'Enghien a été fusillé en vertu
+d'une sentence _signée en blanc_... et qui n'a été régularisée
+qu'après coup! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une
+erreur judiciaire; la chose reste avec son véritable nom: c'est un
+odieux assassinat.»
+
+Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces: il montre
+d'abord l'illégalité de l'arrestation: le duc d'Enghien n'a point été
+arrêté en France; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il
+n'avait pas été pris les armes à la main; il n'était pas prisonnier à
+titre civil, car l'extradition n'avait pas été demandée; c'était un
+emparement violent de la personne, comparable aux captures que font
+les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, _incursio
+latronum_.
+
+Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la commission {p.425}
+militaire: la connaissance de prétendus complots tramés contre l'État
+n'a jamais été attribuée aux commissions militaires.
+
+Vient après cela l'examen du jugement.
+
+«L'interrogatoire (c'est M. Dupin qui continue de parler) a lieu le 29
+ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc
+d'Enghien est introduit devant la commission militaire.
+
+«Sur la minute du jugement on lit: Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII
+de la République, _à deux heures du matin_: ces mots, _deux heures du
+matin_, qui n'y ont été mis que parce qu'en effet il était cette
+heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par
+d'autre indication.
+
+«Pas un seul témoin n'a été ni entendu ni produit contre l'accusé.
+
+«L'accusé _est déclaré coupable!_ Coupable de quoi? Le jugement ne le
+dit pas.
+
+«Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la
+loi en vertu de laquelle la peine est appliquée.
+
+«Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie: aucune mention
+n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux
+un _exemplaire de la loi_; rien ne constate que le président en ait
+_lu le texte_ avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa
+forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné
+sans savoir ni la date ni la teneur de la loi; car ils ont _laissé en
+blanc_, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le
+numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et
+cependant c'est sur la minute {p.426} d'une sentence constituée dans
+cet état d'imperfection que le plus noble sang a été versé par des
+bourreaux!
+
+«La délibération doit être secrète; mais la prononciation du jugement
+doit être publique; c'est encore la loi qui nous le dit. Or, le
+jugement du 30 ventôse dit bien: Le conseil délibérant à _huis clos_;
+mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on
+n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été
+prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire? Une
+séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes,
+lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarmes
+d'élite! Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir
+au mensonge; le jugement est muet sur ce point.
+
+«Ce jugement est signé par le président et les six autres
+commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la
+minute _n'est pas signée par le greffier_, dont le concours,
+cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité.
+
+«La sentence est terminée par cette terrible formule: _sera exécuté_
+DE SUITE, _à la diligence du capitaine-rapporteur_.
+
+«DE SUITE! mots désespérants qui sont l'ouvrage des juges! DE SUITE!
+Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an VI, accordait le recours
+en révision contre tout jugement militaire!»
+
+M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi:
+
+«Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit.
+Cet horrible sacrifice devait se {p.427} consommer dans l'ombre, afin
+qu'il fût dit que toutes les lois avaient été violées, toutes, même
+celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution.»
+
+Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'instruction:
+«L'article 19 de la loi du 13 brumaire an V porte qu'après avoir clos
+l'interrogatoire, le rapporteur dira au prévenu de _faire choix d'un
+ami pour défenseur_.--Le prévenu aura _la faculté de choisir ce
+défenseur_ dans toutes les classes de citoyens présents sur les lieux;
+s'il déclare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour
+lui.
+
+«Ah! sans doute le prince n'avait point _d'amis_[359] parmi ceux qui
+l'entouraient; la cruelle déclaration lui en fut faite par un des
+fauteurs de cette horrible scène!... Hélas! que n'étions-nous
+présents! que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau
+de Paris! Là, il eût trouvé des amis de son malheur, des défenseurs de
+son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement présentable aux yeux
+du public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une nouvelle
+rédaction. La substitution tardive d'une seconde rédaction, en
+apparence plus régulière que la première (bien qu'également injuste),
+n'ôte rien à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un
+croquis de jugement signé à la hâte, et qui n'avait pas encore reçu
+son complément.»
+
+ [Note 359: Allusion à une abominable réponse qu'on
+ aurait faite, dit-on, à M. le duc d'Enghien. CH.]
+
+Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si,
+dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le
+moins de régularité tient une place importante: qu'on eût étranglé le
+duc {p.428} d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à Paris,
+ou qu'on l'ait tué dans le bois de Vincennes, la chose est égale. Mais
+n'est-il pas providentiel de voir des hommes, après longues années,
+les uns démontrer l'irrégularité d'un meurtre auquel ils n'avaient
+pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le leur demandât,
+devant l'accusation publique? Qu'ont-ils donc entendu? quelle voix
+d'en haut les a sommés de comparaître?
+
+ * * * * *
+
+Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle[360]: il
+a commandé les grenadiers de la vieille {p.429} garde; c'est tout
+dire aux braves. Sa dernière blessure, il l'a reçue de Malet, dont le
+plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais
+détourné du boulet. _Frappé de cécité, retiré du monde, n'ayant pour
+consolation que les soins de sa famille_ (ce sont ses propres
+paroles), le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à
+l'appel du souverain juge; il plaide sa cause[361] sans se faire
+illusion et sans s'excuser:
+
+«Qu'on ne se méprenne point, dit-il, sur mes intentions. Je n'écris
+point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois
+émanées du trône même, et que, sous le gouvernement d'un roi juste, je
+n'ai rien à redouter de la violence et de l'arbitraire. J'écris pour
+dire la vérité, même en tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je
+ne prétends justifier ni la forme, ni le fond du jugement, mais je
+veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de
+circonstances il a été rendu; je veux éloigner de moi et de mes
+collègues l'idée que nous ayons agi comme des hommes de parti. Si l'on
+doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous: _Ils ont
+été bien malheureux!_»
+
+ [Note 360: Le général _Hulin_. Il avait été l'un
+ des _vainqueurs de la Bastille_. Génevois
+ d'origine, mais né à Paris vers 1759, ancien
+ horloger, suivant les uns, engagé au régiment de
+ Champagne, suivant d'autres, ci-devant domestique
+ (chasseur) du marquis de Conflans, selon son propre
+ dire consigné dans un mémoire signé de son nom, il
+ était, en 1789, directeur de la buanderie de la
+ Briche, près Saint-Denis. Emprisonné sous la
+ Terreur, il prit du service après sa libération
+ dans la première armée d'Italie, où il se fit
+ apprécier de Bonaparte, et se trouva tout prêt à le
+ seconder au 18 brumaire. Il était, lors de
+ l'affaire du duc d'Enghien, commandant des
+ grenadiers à pied de la garde des consuls. À la
+ suite de l'exécution du prince, Bonaparte lui
+ témoigna sa satisfaction, en le nommant
+ successivement général de division, grand-officier
+ de la Légion d'honneur, comte de l'Empire avec une
+ dotation de 25 000 francs. Il était en 1812
+ commandant de la place de Paris, et c'est à lui
+ qu'on doit en partie l'échec de la conspiration du
+ général Malet. Blessé par celui-ci d'un coup de
+ pistolet à la mâchoire, il reçut du peuple de
+ Paris, qui l'aimait assez à cause de sa taille
+ colossale, le petit sobriquet d'amitié de
+ _Bouffe-la-Balle_. Malgré son rôle dans l'affaire
+ du duc d'Enghien (ou peut-être à cause de ce rôle),
+ il fut des premiers à se rallier aux Bourbons, au
+ mois d'avril 1814. Il est vrai qu'il revint à
+ l'Empire avec le même empressement pendant les
+ Cent-Jours et fut alors rappelé au commandement de
+ Paris. Banni de France en 1816, il y put rentrer
+ trois ans après, et ne mourut qu'en 1841. (Voir
+ _les Hommes du 14 Juillet_, par Victor Fournel.)]
+
+ [Note 361: Sa brochure a pour titre: «_Explications
+ offertes aux hommes impartiaux par M. le comte
+ Hulin, au sujet de la Commission militaire
+ instituée en l'an XII pour juger le duc
+ d'Enghien_.--1823.]
+
+Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission
+militaire, il n'en connaissait pas le but; qu'arrivé à Vincennes, il
+l'ignorait encore; que les autres membres de la commission
+l'ignoraient également; que le commandant du château, M. Harel[362],
+{p.430} étant interrogé, lui dit ne rien savoir lui-même, ajoutant
+ces paroles: «Que voulez-vous? je ne suis plus rien ici. Tout se fait
+sans mes ordres et ma participation: c'est un autre qui commande ici.»
+
+ [Note 362: On trouve de curieux détails sur ce
+ personnage dans les _Mémoires de M. de Bourrienne_,
+ tome IV, pages 190 et suivantes. En 1800, le
+ citoyen Jacques _Harel_, âgé de 45 ans, capitaine à
+ la suite de la 45e demi-brigade, aigri par la
+ destitution qui l'avait frappé, à bout de
+ ressources, lia partie avec Céracchi, Aréna,
+ Topino-Lebrun, Demerville et autres mécontents, et
+ forma avec eux le projet de tuer le Premier Consul.
+ Effrayé bientôt d'être entré dans le complot, il se
+ résolut à le dénoncer, et ce fut Bourrienne, alors
+ secrétaire de Bonaparte, qui reçut ses confidences.
+ Il ne convenait pas aux desseins du Premier Consul
+ que cette affaire fût arrêtée dans le début; il lui
+ importait, au contraire, de pouvoir la présenter
+ comme très grave. Ordre fut donné au dénonciateur
+ de continuer ses rapports avec les conjurés.
+ Lorsqu'il vint annoncer que ceux-ci n'avaient pas
+ d'argent pour acheter des armes, on lui remit de
+ l'argent. Lorsqu'il vint dire, le lendemain, que
+ les armuriers, ne les connaissant pas, refusaient
+ de leur remettre les armes demandées, la police
+ leur délivra, par l'intermédiaire d'Harel,
+ l'autorisation nécessaire. Harel comparut au procès
+ comme témoin, et sur sa déposition Demerville,
+ Aréna, Céracchi et Topino-Lebrun furent condamnés à
+ mort. Pour lui, il reçut sa récompense: il fut
+ réintégré dans les cadres de l'armée et nommé
+ commandant du château de Vincennes.--Voir, outre
+ les _Mémoires_ de Bourrienne, le _Procès instruit
+ par le Tribunal criminel du département de la Seine
+ contre Demerville, Céracchi, Aréna et autres,
+ prévenus de conspiration contre la personne du
+ premier Consul Bonaparte_; un volume in-8{o}.
+ Pluviôse an IX.]
+
+Il était dix heures du soir quand le général Hulin fut tiré de son
+incertitude par la communication des pièces.--L'audience fut ouverte à
+minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut
+été fini. «La lecture des pièces, dit le président de la commission,
+donna lieu à un incident. Nous remarquâmes qu'à la fin de
+l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant
+de signer, {p.431} _avait tracé de sa propre main, quelques lignes où
+il exprimait le désir d'avoir une explication avec le premier consul_.
+Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au
+gouvernement. La commission y déféra; mais, au même instant, le
+général, qui était venu se poster derrière mon fauteuil, nous
+représenta que cette demande était _inopportune_. D'ailleurs, nous ne
+trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à
+surseoir. La commission passa donc outre, se réservant, après les
+débats, de satisfaire aux voeux du prévenu.»
+
+Voilà ce que raconte le général Hulin. Or, on lit cet autre passage
+dans la brochure du duc de Rovigo: «Il y avait même assez de monde
+pour qu'il m'ait été difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer
+derrière le siège du président, où je parvins à me placer.»
+
+C'était donc le duc de Rovigo qui s'était _posté derrière le fauteuil_
+du président? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la
+commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette
+commission et de représenter qu'une demande était _inopportune_?
+
+Écoutons le commandant des grenadiers de la vieille garde parler du
+courage du jeune fils des Condé; il s'y connaissait:
+
+«Je procédai à l'interrogatoire du prévenu; je dois le dire, il se
+présenta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui
+d'avoir trempé directement ni indirectement dans un complot
+d'assassinat contre la vie du premier consul; mais il avoua aussi
+avoir porté les armes contre la France, disant avec un courage et une
+fierté qui ne nous {p.432} permirent jamais, dans son propre intérêt,
+de le faire varier sur ce point: _Qu'il avait soutenu les droits de sa
+famille, et qu'un Condé ne pouvait jamais rentrer en France que les
+armes à la main. Ma naissance, mon opinion_, ajouta-t-il, _me rendent
+à jamais l'ennemi de votre gouvernement_.
+
+«La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour ses juges. Dix
+fois nous le mîmes sur la voie de revenir sur ses déclarations,
+toujours il persista d'une manière inébranlable: _Je vois_, disait-il
+par intervalles, _les intentions honorables des membres de la
+commission, mais je ne peux me servir des moyens qu'ils m'offrent_. Et
+sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans
+appel: _Je le sais_, me répondit-il, _et je ne me dissimule pas le
+danger que je cours; je désire seulement avoir une entrevue avec le
+premier consul_.»
+
+Est-il dans toute notre histoire une page plus pathétique? La nouvelle
+France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui présentant
+les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant; le
+tribunal établi dans la forteresse où le grand Condé, prisonnier,
+cultivait des fleurs; le général des grenadiers de la garde de
+Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi,
+se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné
+de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui
+creusait la tombe se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat!
+Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait: «Ô le
+brave jeune homme! quel courage! Je voudrais mourir comme lui.»
+
+{p.433} Le général Hulin, après avoir parlé de la _minute_ et de la
+_seconde_ rédaction du jugement, dit: «Quant à la seconde rédaction,
+la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre _d'exécuter de
+suite_, mais seulement _de lire de suite_ le jugement au condamné,
+_l'exécution de suite_ ne serait pas le fait de la commission, mais
+seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilité propre de
+brusquer cette fatale exécution.
+
+«Hélas! nous avions bien d'autres pensées! À peine le jugement fut-il
+signé, que je me mis à écrire une lettre dans laquelle, me rendant en
+cela l'interprète du voeu unanime de la commission, j'écrivais au
+premier consul pour lui faire part du désir qu'avait témoigné le
+prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de
+remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas
+permis d'éluder.
+
+«C'est à cet instant qu'un homme[363], qui s'était constamment tenu
+dans la salle du conseil, et que je nommerais à l'instant, si je ne
+réfléchissais que, même en me défendant, il ne me convient pas
+d'accuser...--Que faites-vous là? me dit-il en s'approchant de
+moi.--J'écris au premier consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le
+voeu du conseil et celui du condamné.--Votre affaire est finie, me
+dit-il en reprenant la plume: maintenant cela me regarde.
+
+ [Note 363: Le général Savary.]
+
+«J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu'il
+voulait dire: _Cela me regarde d'avertir le premier consul_. La
+réponse, entendue en ce sens, {p.434} nous laissait l'espoir que
+l'avertissement n'en serait pas moins donné. Et comment nous serait-il
+venu à l'idée que qui que ce fût auprès de nous _avait l'ordre de
+négliger les formalités voulues par les lois?_»
+
+Tout le secret de cette funèbre catastrophe est dans cette déposition.
+Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille,
+avait appris de la mort le langage de la vérité, conclut par ces
+dernières paroles:
+
+«Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule
+contigu à la salle des délibérations. Des conversations particulières
+s'étaient engagées; j'attendais ma voiture, qui n'ayant pu entrer dans
+la cour intérieure, non plus que celles des autres membres, retarda
+mon départ et le leur; nous étions nous-mêmes enfermés, sans que
+personne pût communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit
+entendre: bruit terrible qui retentit au fond de nos âmes et les glaça
+de terreur et d'effroi.
+
+«Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette exécution ne fut
+point autorisée par nous: notre jugement portait qu'il en serait
+envoyé une expédition au ministre de la guerre, au grand juge ministre
+de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris.
+
+«L'ordre d'exécution ne pouvait être régulièrement donné que par ce
+dernier; les copies n'étaient point encore expédiées; elles ne
+pouvaient pas être terminées avant qu'une partie de la journée ne fût
+écoulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver le gouverneur, le
+premier consul, que sais-je! Et tout {p.435} à coup un bruit affreux
+vient nous révéler que le prince n'existe plus!
+
+«Nous ignorions si celui qui a si cruellement précipité cette
+exécution funeste _avait des ordres: s'il n'en avait point, lui seul
+est responsable; s'il en avait, la commission, étrangère à ces ordres,
+la commission, tenue en chartre privée_, la commission, dont le
+dernier voeu était pour le salut du prince, n'a pu ni en prévenir ni
+en empêcher l'effet. On ne peut l'en accuser.
+
+«Vingt ans écoulés n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que
+l'on m'accuse d'ignorance, d'erreur, j'y consens; qu'on me reproche
+une obéissance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire
+dans de pareilles circonstances; mon attachement à un homme que je
+croyais destiné à faire le bonheur de mon pays; ma fidélité à un
+gouvernement que je croyais légitime alors et qui était en possession
+de mes serments; mais qu'on me tienne compte, ainsi qu'à mes
+collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons
+été appelés à prononcer.»
+
+La défense est faible, mais vous vous repentez, général: paix vous
+soit! Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé,
+vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit
+de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de
+partager son lit avec le grenadier de la vieille garde; la France de
+Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble.
+
+{p.436} M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son
+rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe. J'avais été
+longtemps sous le pouvoir du ministre de la police; il tomba sous
+l'influence qu'il supposait m'être rendue au retour de la légitimité:
+il me communiqua une partie de ses _Mémoires_. Les hommes, dans sa
+position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur;
+ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes: s'accusant
+sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre
+opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés,
+et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils
+ne croient pas avoir violé leur serment; s'ils ont pris sur eux des
+rôles qui répugnent à d'autres caractères, ils pensent avoir rendu de
+grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les
+excuse.
+
+M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres où il traite de la
+mort du duc d'Enghien; il voulait connaître ma pensée, précisément
+parce qu'il savait ce que j'avais fait; je lui sus gré de cette marque
+d'estime, et, lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai
+de ne rien publier. Je lui dis: «Laissez mourir tout cela; en France
+l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon
+d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand; or, vous ne
+justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous
+prêtez le flanc à vos ennemis; ils ne manqueront pas de vous répondre.
+Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la
+gendarmerie d'élite à Vincennes? Il ignorait la part directe que vous
+avez eue dans cette action de {p.437} malheur, et vous la lui
+révélez. Général, jetez le manuscrit au feu: je vous parle dans votre
+intérêt.»
+
+Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo
+pensait que ces maximes convenaient également au trône légitime; il
+avait la conviction que sa brochure[364] lui rouvrirait la porte des
+Tuileries.
+
+ [Note 364: La brochure de Savary, comme celles de
+ M. Dupin et du général Hulin, parut en 1823, avec
+ ce titre: _Extrait des Mémoires du duc de Rovigo,
+ concernant la catastrophe de M. le duc d'Enghien_.]
+
+C'est en partie à la lumière de cet écrit que la postérité verra se
+dessiner les fantômes de deuil. Je voulus cacher l'inculpé venu me
+demander asile pendant la nuit; il n'accepta point la protection de
+mon foyer.
+
+M. de Rovigo fait le récit du départ de M. de Caulaincourt[365] qu'il
+ne nomme point; il parle de l'enlèvement à Ettenheim, du passage du
+prisonnier à Strasbourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une
+expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était
+revenu à la Malmaison. Il est appelé à {p.438} cinq heures du soir,
+le 19 mars 1804, dans le cabinet du premier consul, qui lui remet une
+lettre cachetée pour la porter au général Murat, gouverneur de Paris.
+Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations
+extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'élite et
+d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver
+les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle où l'on
+jugeait le prince, le 21, à une heure du matin, et il va s'asseoir
+derrière le président. Il rapporte les réponses du duc d'Enghien, à
+peu près comme les rapporte le procès-verbal de l'unique séance. Il
+m'a raconté que le prince, après avoir donné ses dernières
+explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et,
+comme un homme qui résigne sa vie, dit au président: «Monsieur, je
+n'ai plus rien à dire.»
+
+ [Note 365: Armand-Louis-Augustin, marquis de
+ _Caulaincourt_ (1773-1827). Il reçut de l'Empereur
+ les fonctions de grand écuyer et le titre de _duc
+ de Vicence_. Ambassadeur à Saint-Pétersbourg de
+ 1807 à 1811, ministre des relations extérieures en
+ 1813, il représenta la France au congrès de
+ Châtillon (janvier 1814). Rappelé au ministère des
+ affaires étrangères pendant les Cent-Jours, il fit,
+ après la seconde abdication, partie de la
+ Commission de gouvernement présidée par
+ Fouché.--L'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim
+ fut bien moins une expédition militaire qu'un coup
+ de main de police. Caulaincourt, à ce moment
+ général de brigade et aide de camp du premier
+ Consul, en fut chargé avec le général Ordener. Tous
+ les deux prêtèrent la main au guet-apens; mais le
+ rôle de Caulaincourt s'aggravait ici de cette
+ circonstance qu'il avait été page du prince de
+ Condé, et, comme tel, élevé pendant quelque temps
+ auprès du duc d'Enghien.]
+
+M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse:
+«Les portes de la salle, affirme-t-il, étaient ouvertes et libres pour
+tous ceux qui pouvaient s'y rendre à _cette heure_.» M. Dupin avait
+déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. À cette occasion, M.
+Achille Roche[366], qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie:
+«La séance ne fut point mystérieuse! À minuit! elle se tint dans la
+{p.439} partie habitée du château; dans la partie habitée d'une
+prison! Qui assistait donc à cette séance? des geôliers, des soldats,
+des bourreaux.»
+
+ [Note 366: Achille _Roche_, publiciste (1801-1834).
+ Il fut secrétaire de Benjamin Constant. Il est
+ l'auteur de deux ouvrages qui eurent, en leur
+ temps, quelque succès: l'_Histoire de la Révolution
+ française_, en un volume (1825); _le Fanatisme,
+ extrait des Mémoires d'un Ligueur_ (4 vol. in-12),
+ 1827. L'écrit dont Chateaubriand cite ici quelques
+ passages, et qui parut en 1823, est intitulé: _De
+ Messieurs le duc de Rovigo et le prince de
+ Talleyrand_, par _Achille Roche_.]
+
+Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu
+du coup de foudre que M. le duc de Rovigo; écoutons-le:
+
+«Après le prononcé de l'arrêt, je me retirai avec les officiers de mon
+corps qui, comme moi, avaient assisté aux débats, et j'allai rejoindre
+les troupes qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier qui
+commandait l'infanterie de ma légion vint me dire, avec une émotion
+profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exécuter la sentence de
+la commission militaire:--Donnez-le, répondis-je.--Mais où dois-je le
+placer?--Là où vous ne pourrez blesser personne. Car déjà les
+habitants des populeux environs de Paris étaient sur les routes pour
+se rendre aux divers marchés.
+
+«Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choisit le fossé comme
+l'endroit le plus sûr pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y
+fut conduit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du parc, et y
+entendit la sentence, qui fut exécutée.»
+
+Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mémoire:
+«Entre la sentence et son exécution, on avait creusé une fosse: c'est
+ce qui a fait dire qu'on l'avait creusée avant le jugement.»
+
+Malheureusement, les inadvertances sont ici déplorables: «M. de Rovigo
+prétend,» dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, «qu'il
+a obéi! Qui lui a transmis l'ordre d'exécution? Il parait que c'est un
+M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce {p.440} soit ou ne soit pas ce M.
+Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne
+réclamera pas aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue à cet
+officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hâté cette exécution; ce
+n'est pas lui, répond-il: un homme qui est mort lui a dit qu'on avait
+donné des ordres pour la hâter.»
+
+Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il
+raconte avoir eu lieu de jour: cela d'ailleurs ne changeant rien au
+fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice.
+
+«À l'heure où se lève le soleil, en plein air, fallait-il, dit le
+général, une lanterne pour voir un homme à _six pas_! Ce n'est pas que
+le soleil, ajoute-t-il, fût clair et serein; comme il était tombé
+toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide
+qui retardait son apparition. L'exécution a eu lieu à six heures du
+matin, le fait est attesté par des _pièces irrécusables_.»
+
+Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès
+démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin et fut
+fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin, écrits d'abord à la
+première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le
+procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois
+témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet (celui-ci
+avait aidé à creuser la fosse), que la mise à mort s'effectua de nuit.
+M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le coeur
+du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à même
+intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question {p.441}
+d'une grosse pierre retirée de la fosse, et dont on aurait écrasé la
+tête du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'être vanté de
+posséder quelques dépouilles de l'holocauste: j'ai cru moi-même à ces
+bruits; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas fondés.
+
+Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins
+et chirurgiens, pour l'exhumation du corps, il a été reconnu que la
+tête était brisée, que la _mâchoire supérieure, entièrement séparée
+des os de la face, était garnie de douze dents; que la mâchoire
+inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux,
+et ne présentait plus que trois dents_.
+
+Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds;
+les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or.
+
+Le second procès-verbal d'exhumation (à la même date, 20 mars 1816),
+le _procès-verbal général_, constate qu'on a retrouvé, avec les restes
+du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or,
+soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rouleaux cachetés, des
+cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant
+l'empreinte des balles qui l'avaient traversée.
+
+Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles; la terre qui les
+retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général; une
+lanterne n'a point été attachée sur le coeur du prince, on en aurait
+trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée; une grosse
+pierre n'a point été retirée de la fosse; le feu du piquet _à six pas_
+a suffi pour mettre en pièces la {p.442} tête, pour _séparer la
+mâchoire supérieure des os de la face_, etc.
+
+À cette dérision des vanités humaines, il ne manquait que l'immolation
+pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif,
+et cette inscription gravée sur le cercueil du duc d'Enghien: «Ici est
+le _corps_ de très-haut et puissant prince du sang, pair de France,
+_mort_ à Vincennes le 21 mars 1804, âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours.»
+Le _corps_ était des os fracassés et nus; le _haut et puissant
+prince_, les fragments brisés de la carcasse d'un soldat: pas un mot
+qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans
+cette épitaphe gravée par une famille en larmes; prodigieux effet du
+respect que le siècle porte aux oeuvres et aux susceptibilités
+révolutionnaires! On s'est hâté de même de faire disparaître la
+chapelle mortuaire du duc de Berri.
+
+Que de néants! Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous
+n'avez été occupés que d'exhumations et de funérailles; votre temps de
+vie était passé. Dieu l'a voulu! L'ancienne gloire de la France périt
+sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes:
+peut-être était-ce au lieu même où Louis IX, _à qui l'on n'alloit que
+comme à un saint_, s'asseyoit sous un chesne, et où tous ceux qui
+avoient affaire à luy venaient luy parler sans empeschement
+d'huissiers ni d'autres; et quand il voyoit aucune chose à amender, en
+la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l'amendoit de sa
+bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par-devant lui estoit
+autour de luy.» (JOINVILLE.)
+
+{p.443} Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte; _il avait
+affaire par-devant lui_; il ne fut point écouté! Qui du bord du
+ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine
+éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans
+la nuit éternelle? Où était-il placé, le falot? Le duc d'Enghien
+avait-il à ses pieds sa fosse ouverte? fut-il obligé de l'enjamber
+pour se mettre à la distance de _six pas_, mentionnée par le duc de
+Rovigo?
+
+On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien, âgé de neuf ans, à
+son père, le duc de Bourbon; il lui dit: «Tous les _Enguiens_ sont
+_heureux_; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la
+bataille de Rocroi: j'espère l'être aussi.»
+
+Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime? Est-il vrai qu'elle
+ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à
+une femme le dernier gage d'un attachement? Qu'importait aux bourreaux
+un sentiment de piété ou de tendresse? Ils étaient là pour tuer, le
+duc d'Enghien pour mourir.
+
+Le duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un
+prêtre, la princesse Charlotte de Rohan[367]: en ces temps où la
+patrie était errante, un {p.444} homme, en raison même de son
+élévation, était arrêté par mille entraves politiques; pour jouir de
+ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se
+cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une
+fin tragique; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel: la
+religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe
+accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert.
+
+ [Note 367: La princesse Charlotte de
+ _Rohan-Rochefort_. C'était pour se rapprocher
+ d'elle que le duc d'Enghien était venu habiter
+ Ettenheim, où vivait la princesse, près du cardinal
+ de Rohan, son oncle. «Elle était, dit M. Théodore
+ Muret, dans son _Histoire de l'armée de Condé_, t.
+ II, p. 252, elle était unie au duc d'Enghien par un
+ lien sacré. Pour quel motif le prince de Condé
+ avait-il refusé de sanctionner ce mariage? on est à
+ cet égard réduit aux conjectures. Quant à la
+ naissance, il n'y avait pas dérogation, car le
+ prince de Condé lui-même avait épousé une Rohan. La
+ princesse, par ses qualités personnelles, était
+ bien loin de donner prétexte à un refus. Voulut-on
+ punir le duc d'Enghien d'avoir formé ce lien sans
+ consulter son grand-père? Le désir ardent de voir
+ se perpétuer sa glorieuse race fut-il le seul
+ argument du chef de la maison contre un lien
+ demeuré stérile?... Après la mort du duc d'Enghien,
+ le duc de Bourbon offrit à la princesse Charlotte
+ de sanctionner par un aveu tardif le mariage de son
+ fils... Elle refusa cette offre, ne voulant pas de
+ la fortune de celui dont on ne lui avait pas permis
+ de porter le nom... Nous tenons de la source la
+ plus respectable que, dans les premières années de
+ la Restauration, la princesse Charlotte étant
+ annoncée chez la duchesse de Bourbon, la duchesse
+ s'avança vers elle en l'appelant _ma fille_.»]
+
+ * * * * *
+
+M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Rovigo, avait présenté un
+mémoire justificatif à Louis XVIII: ce mémoire, que je n'ai point vu
+et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé
+ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de
+l'ambassade une lettre du _citoyen Laforest_[368], au sujet de M. le
+duc d'Enghien. Cette lettre {p.445} énergique est d'autant plus
+honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa
+carrière, sans recevoir de récompense de l'opinion publique, sa
+démarche devant rester ignorée: noble abnégation d'un homme qui, par
+son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à
+l'obscurité.
+
+ [Note 368: Antoine-René-Charles-Mathurin de
+ _Laforest_ (1756-1846). Il était entré dans la
+ diplomatie sous Louis XVI. Talleyrand, qui l'avait
+ beaucoup connu aux États-Unis, où Laforest avait
+ été consul général, le nomma, dès son entrée au
+ ministère des relations extérieures (18 juillet
+ 1797), chef de la direction de la comptabilité et
+ des fonds. Sous le Consulat, il accompagna Joseph
+ Bonaparte au congrès de Lunéville, en qualité de
+ premier secrétaire de légation; il fut ensuite
+ envoyé à Munich, puis à la diète de Ratisbonne,
+ comme chargé d'affaires extraordinaire. Il géra
+ avec une grande habileté, au milieu des
+ circonstances les plus difficiles, l'ambassade de
+ Berlin, de 1805 à 1808, et celle de Madrid, de 1808
+ à 1813. Napoléon l'avait créé comte le 28 janvier
+ 1808. À la chute de l'Empire, il dirigea par
+ intérim le ministère des Affaires étrangères, du 3
+ avril au 12 mai 1814, et fut chargé par le roi de
+ préparer le traité de Paris. La seconde
+ Restauration le nomma ministre plénipotentiaire
+ auprès des puissances alliées. Pair de France le 5
+ mars 1819, il devint, en 1825, ministre d'État et
+ membre du Conseil privé. La Révolution de 1830 lui
+ enleva ses emplois et dignités.]
+
+M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut; du moins, je ne trouvai
+rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le
+ministre des relations extérieures avait pourtant mandé, le 2 ventôse,
+au ministre de l'électeur de Bade, «que le premier consul avait cru
+devoir donner à des détachements l'ordre de se rendre à Offenbourg et
+à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouïes
+qui, par leur nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui
+manifestement y ont pris part.»
+
+Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en
+scène Bonaparte: «Mon ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il
+fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un territoire
+neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince de Bénévent m'apporta
+deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne
+fut cependant qu'après que je me fus convaincu de l'urgence {p.446}
+d'un tel acte que je me décidai à le signer.»
+
+Au dire du _Mémorial de Saint-Hélène_, ces paroles seraient échappées
+à Bonaparte: «Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une
+grande bravoure. À son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit une lettre:
+cette lettre fut remise à Talleyrand, qui la garda jusqu'à
+l'exécution.»
+
+Je crois peu à cette lettre: Napoléon aura transformé en lettre la
+demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie,
+ou plutôt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de
+signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rapporteur, le
+prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette
+lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure
+rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite: «J'ai su,» dit le duc de
+Rovigo, «que, dans les premiers jours de la Restauration, en 1814,
+l'un des secrétaires de M. de Talleyrand n'a pas cessé de faire des
+recherches dans les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce
+fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pénétrer. Il en a été
+fait de même au dépôt de la guerre pour les actes du procès de M. le
+duc d'Enghien, où il n'est resté que la sentence.»
+
+Le fait est vrai; tous les papiers diplomatiques, et notamment la
+correspondance de M. de Talleyrand avec l'_empereur_ et le _premier
+consul_, furent transportés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue
+Saint-Florentin; on en détruisit une partie; le reste fut enfoui dans
+un poêle où l'on oublia de mettre le feu: la prudence du ministre ne
+put aller plus loin {p.447} contre la légèreté du prince. Les
+documents non brûlés furent retrouvés; quelqu'un pense les devoir
+conserver: j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M.
+de Talleyrand; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à
+l'arrestation, non encore exécutée, de M. le duc d'Enghien. Le
+ministre invite le premier consul à sévir contre ses ennemis. On ne me
+permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux
+passages: «Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique
+exige de punir sans exception.................... J'indiquerai au
+premier consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses
+ordres, et qui les exécuterait avec autant de discrétion que de
+fidélité.»
+
+Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier? Je
+l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux
+ans.
+
+Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc
+d'Enghien. Cambacérès, dans ses _Mémoires_ inédits, affirme, et je le
+crois, qu'il s'opposa à cette arrestation; mais, en racontant ce qu'il
+dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua.
+
+Du reste, le _Mémorial de Saint-Hélène_ nie les sollicitations en
+miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène
+de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant
+au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari
+inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos
+fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine
+ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé;
+elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis {p.448} à madame
+de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait,
+le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la
+future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du
+prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tête à la portière de sa
+voiture pour regarder un général mêlé à sa suite: la coquetterie d'une
+femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du
+duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme:
+«Le duc d'Enghien est fusillé.»
+
+Ces _Mémoires_ de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient
+extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les
+a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau: ce ne
+sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs; la couleur
+est affaiblie; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec
+impartialité[369].
+
+ [Note 369: M. Paul de Rémusat raconte en ces termes
+ comment les premiers _Mémoires_ de sa grand'mère
+ furent jetés au feu: «Le lendemain même du jour où
+ le débarquement de Napoléon était public, Mme de
+ Nansouty (Alix de Vergennes, mariée au général de
+ Nansouty) était accourue chez sa soeur, tout
+ effrayée et troublée des récits qu'on lui faisait,
+ des persécutions auxquelles seraient exposés les
+ ennemis de l'empereur, vindicatif et tout-puissant.
+ Elle lui dit qu'on allait exercer toutes les
+ inquisitions d'une police rigoureuse, que M.
+ Pasquier craignait d'être inquiété, et qu'il
+ fallait se débarrasser de tout ce que la maison
+ pouvait contenir de suspect. Ma grand'mère, qui
+ d'elle-même peut-être n'y eût pas pensé, se troubla
+ en songeant que chez elle on trouverait un
+ manuscrit tout fait pour compromettre son mari, sa
+ soeur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait
+ en effet dans le plus grand secret, depuis bien des
+ années, peut-être depuis son entrée à la cour, des
+ Mémoires écrits chaque jour sous l'impression des
+ événements et des conversations. Elle y racontait
+ presque tout ce qu'elle avait vu et entendu... Elle
+ songea à Mme Chéron, femme du préfet de ce nom,
+ très ancienne et fidèle amie, qui avait déjà gardé
+ ce dangereux manuscrit, et elle courut la chercher.
+ Malheureusement Mme Chéron était absente, et ne
+ devait de longtemps rentrer. Que faire? Ma
+ grand'mère rentra tout émue et, sans réflexion ni
+ délai, jeta dans le feu tous ses cahiers.» Préface
+ des _Mémoires_, p. 75.]
+
+{p.449} Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du
+duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince: ce récit paraîtrait
+recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée par le duc de Rovigo,
+concernant Réal allant à Vincennes, si cette anecdote était
+vraie[370]. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti
+révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas
+irriter des hommes qu'il croyait puissants: cette ingénieuse
+explication n'est pas recevable.
+
+ [Note 370: Voir l'_Appendice_ nº XI: _Le conseiller
+ Réal et l'anecdote du duc de Rovigo_.]
+
+ * * * * *
+
+En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé:
+
+Bonaparte a voulu la mort du duc d'Enghien; personne ne lui avait fait
+une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition
+supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent
+trouver des causes occultes à tout.--Cependant il est probable que
+certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le premier
+consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut
+une affaire du tempérament violent de Bonaparte, un accès de froide
+colère alimenté par les rapports de son ministre.
+
+M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir exécuté l'ordre de
+l'arrestation.
+
+{p.450} Murat n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres
+généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer: il n'était point
+à Vincennes pendant le jugement.
+
+Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécution; il avait
+probablement un ordre secret: le général Hulin l'insinue. Quel homme
+eut osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort
+sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif?
+
+Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira et prépara
+le meurtre en inquiétant Bonaparte avec insistance: il craignait le
+retour de la légitimité. Il serait possible, en recueillant ce que
+Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque d'Autun a
+écrites, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une
+très forte part. Vainement on objecterait que la légèreté, le
+caractère et l'éducation du ministre devaient l'éloigner de la
+violence, que la corruption devait lui ôter l'énergie; il ne
+demeurerait pas moins constant qu'il a décidé le consul à la fatale
+arrestation. Cette arrestation du duc d'Enghien, le 15 de mars,
+n'était pas ignorée de M. de Talleyrand: il était journellement en
+rapport avec Bonaparte et conférait avec lui; pendant l'intervalle qui
+s'est écoulé entre l'arrestation et l'exécution, M. de Talleyrand,
+lui, ministre instigateur, s'est-il repenti, a-t-il dit un seul mot au
+premier consul en faveur du malheureux prince? Il est naturel de
+croire qu'il a applaudi à l'exécution de la sentence.
+
+La commission militaire a jugé le duc d'Enghien, mais avec douleur et
+repentir.
+
+{p.451} Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement, la
+juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe pour
+que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en exposer
+les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il m'eût
+de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l'y portait), qu'en
+fût-il résulté pour moi? Ma carrière littéraire était finie; entré de
+plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que j'aurais
+pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puissant. La
+France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur; moi, j'y aurais
+perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelques idées de
+liberté et de modération dans la tête du grand homme; mais ma vie,
+rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût été privée de ce qui
+en a fait le caractère et l'honneur: la pauvreté, le combat et
+l'indépendance.
+
+ * * * * *
+
+Enfin, le principal accusé se lève après tous les autres; il ferme la
+marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse
+comparaître devant lui _le nommé Bonaparte_, comme le capitaine
+instructeur fit comparaître devant lui _le nommé d'Enghien_; supposons
+que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous
+reste; comparez et lisez:
+
+À lui demandé ses nom et prénoms?
+
+--A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.
+
+À lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France?
+
+--A répondu: Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à
+Sainte-Hélène.
+
+À lui demandé quel rang il occupait dans l'armée?
+
+{p.452} --A répondu: Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu.
+Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.
+
+Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés;
+Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne; il conserve sa
+grandeur sous le poids de la malédiction; il ne fléchit point la tête
+et reste debout; il s'écrie comme le stoïcien: «Douleur, je n'avouerai
+jamais que tu sois un mal!» Mais ce que dans son orgueil il n'avouera
+point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce
+Prométhée, le vautour au sein, ravisseur du feu céleste, se croyait
+supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a
+fait poussière avant le temps: le squelette, trophée sur lequel il
+s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel.
+
+La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs
+représentants à Sainte-Hélène: un serviteur, estimable par sa fidélité
+au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon
+comme un écho à son service. La simplicité répétait la fable, en lui
+donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la _Destinée_; comme
+elle, il trompait dans la _forme_ les esprits fascinés; mais au fond
+de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable: «Je
+suis!» Et l'univers en a senti le poids.
+
+L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la
+théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers; l'exilé
+volontaire tient pour parole d'Évangile un homicide bavardage à
+prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de
+Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il {p.453}
+prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses
+néophytes: M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s'en
+apercevoir; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires,
+entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même
+qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or.
+
+«La première fois, dit l'honnête chambellan, que j'entendis Napoléon
+prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras.
+Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement
+il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la
+première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses
+détails, ses accessoires; lorsqu'il exposa divers motifs avec sa
+logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que
+l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur
+traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa
+personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à
+cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme
+privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de
+son coeur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa
+position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas
+indifférent au sort du malheureux prince; mais, sitôt qu'il s'agissait
+du public, c'était toute autre chose. Un jour, après avoir parlé avec
+moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en
+disant:--«Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable; on
+m'a assuré qu'il ne parlait pas de {p.454} moi sans quelque
+admiration; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas!»--Et
+ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les
+traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si
+celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je
+suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes,
+il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de
+considérer cette affaire sous deux rapports très distincts: celui du
+droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou
+des écarts de la violence.
+
+«Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au
+dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle; autour de lui,
+ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il
+disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire
+surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats.
+«Assurément, disait-il, si j'eusse été instruit à temps de certaines
+particularités concernant les opinions et le naturel du prince; si
+surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit,
+Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien
+certainement j'eusse pardonné.» Et il nous était aisé de voir que le
+coeur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et
+seulement pour nous; car il se serait senti humilié qu'on pût croire
+un instant qu'il cherchait à se décharger sur autrui, ou descendit à
+se justifier; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient
+telles qu'en parlant à des {p.455} étrangers ou dictant sur ce sujet
+pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu
+connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce,
+vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir; et,
+traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être
+consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce
+sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa
+mémoire, que si c'était à refaire, il le ferait encore.»
+
+Ce passage quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus
+parfaite sincérité; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte
+de las Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un
+homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les
+subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est
+inconciliable. En faisant la distinction _du droit commun ou de la
+justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence_,
+Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne
+s'arrangeait pas! Il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il
+avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et
+aux petites gens, lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir
+faire passer pour l'oeuvre du génie, pour une vaste combinaison que le
+vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la
+sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un
+esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de
+grand homme: «Mon cher, voilà pourtant la justice distributive
+d'ici-bas!» Attendrissement vraiment philosophique! {p.456} Quelle
+impartialité! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du
+destin, le mal qui est venu de nous-mêmes! On pense tout excuser
+maintenant lorsqu'on s'est écrié: «Que voulez-vous? c'était ma nature,
+c'était l'infirmité humaine.» Quand on a tué son père, on répète: «Je
+suis fait comme cela!» Et la foule reste là bouche béante, et l'on
+examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était
+_faite comme cela_. Et que m'importe que vous soyez fait comme cela!
+Dois-je subir cette façon d'être? Ce serait un beau chaos que le
+monde, si tous les hommes qui sont _faits comme cela_ venaient à
+vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses
+erreurs, on les divinise; on fait un dogme de ses torts, on change en
+religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au
+culte de ses iniquités.
+
+ * * * * *
+
+Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions,
+toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute: la mort du duc
+d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa
+gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté
+même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait
+les lois de la morale en négligeant et dédaignant sa vraie force,
+c'est-à-dire ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant
+qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la
+France, il fut victorieux; il se trouva dépouillé de sa vigueur
+aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues: le cheveu coupé par
+Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en
+soi une incapacité radicale et un germe de malheur: {p.457}
+pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être
+habiles.
+
+En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du
+prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise
+fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de
+Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc
+d'Enghien, adressa des représentations vigoureuses contre la violation
+du territoire de l'Empire: Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans
+_le Moniteur_, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul
+Ier. À Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le
+jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait: «Au duc d'Enghien _quem
+devoravit bellua corsica_.» Les deux puissants adversaires se
+réconcilièrent en apparence dans la suite; mais la blessure mutuelle
+que la politique avait faite, et que l'insulte élargit, leur resta au
+coeur: Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou;
+Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.
+
+La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine: j'ai parlé de
+la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de
+Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la
+cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle
+de Vincennes arriva. «Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de
+la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à
+huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand
+était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui
+parler.--«Savez-vous, {p.458} me dit-il, que le duc d'Enghien a été
+enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire,
+et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris?--Quelle
+folie! lui répondis-je; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de
+la France qui ont fait circuler ce bruit? En effet, je l'avoue, ma
+haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas
+jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait.--Puisque
+vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je
+vais vous envoyer _le Moniteur_, dans lequel vous lirez le jugement.
+Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la
+vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce
+_Moniteur_ du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort
+prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le
+nommé _Louis d'Enghien_! C'est ainsi que des Français désignaient le
+petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie! Quand on
+abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des
+formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on
+blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de
+Rocroi? Ce Bonaparte qui en a tant gagné, des batailles, ne sait pas
+même les respecter; il n'y a ni passé ni avenir pour lui; son âme
+impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour
+l'opinion; il n'admet le respect que pour la force existante. Le
+prince Louis m'écrivait en commençant son billet par ces mots:--Le
+nommé Louis de Prusse fait demander à madame de Staël, etc.--Il
+{p.459} sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au
+souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment,
+après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier
+avec un tel homme? La nécessité! dira-t-on. Il y a un sanctuaire de
+l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer; s'il n'en était pas
+ainsi, que serait la vertu sur la terre? Un amusement libéral qui ne
+conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés[371]?»
+
+ [Note 371: Mme de Staël, _Dix années d'exil_, p.
+ 98.]
+
+Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore
+lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit, en 1806. Frédéric-Guillaume,
+dans son manifeste du 9 octobre, dit: «Les Allemands n'ont pas vengé
+la mort du duc d'Enghien; mais jamais le souvenir de ce forfait ne
+s'effacera parmi eux.»
+
+Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être;
+car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de
+trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps
+ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme,
+pour arriver de la faute au châtiment.
+
+ * * * * *
+
+Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni
+atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples! La
+satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me
+garantit que la conscience n'est pas une chimère. Plus content que
+tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du
+glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui
+m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807,
+le coeur encore {p.460} ému du meurtre que je viens de raconter,
+j'écrivais ces lignes; elles firent supprimer _le Mercure_ et
+exposèrent de nouveau ma liberté:
+
+«Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir
+que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout
+tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa
+faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la
+vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est
+déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de
+Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la
+gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est
+souvent dangereux; mais il est des autels comme celui de l'honneur,
+qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices; le Dieu
+n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il
+reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter;
+les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le
+malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom,
+prononcé dans la postérité, va faire battre un coeur généreux deux
+mille ans après notre vie[372]?»
+
+ [Note 372: Ces lignes sont extraites de l'article
+ publié par Chateaubriand, dans le _Mercure_ du 4
+ juillet 1807, sur le _Voyage pittoresque et
+ historique en Espagne_, par M. Alexandre de
+ Laborde.--Chateaubriand reviendra, dans le tome
+ suivant, sur cet article du _Mercure_.]
+
+La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la
+conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence: il fut
+obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il
+n'eut pas à sa disposition la force entière, car il les faussait
+incessamment {p.461} par sa gloire et par son génie. Il devint
+suspect; il fit peur; on perdit confiance en lui et dans sa destinée;
+il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il
+n'aurait jamais vus et, qui, par son action, se croyaient devenus ses
+égaux: la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur
+reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses
+grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations
+s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités; par la
+corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu
+commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en
+changer les lois, de l'incliner sur ses pôles: «Les anges, dit Milton,
+poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil
+reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les
+vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers.»
+
+ _They with labor push'd
+ Oblique the centric globe..... the sun
+ Was bid turn reins from th' equinoctial road
+ ......................(winds)
+ ... rend the woods, and seas upturn._
+
+Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles
+du duc d'Enghien? Si j'avais été le maître, cette dernière victime
+dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes.
+Cet _excommunié_ eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse,
+dans un cercueil ouvert; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous
+une planche la vue du témoin {p.462} des jugements incompréhensibles
+et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le
+tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant: il n'y
+aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux
+bouts de la terre.
+
+Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger,
+ainsi que l'exilé des rois: celui-ci a pris soin de rendre à celui-là
+sa patrie, un peu durement il est vrai; mais sera-ce pour toujours? La
+France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution
+l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé dans son
+testament, déclare _qu'il n'est pas sûr du pays qu'il habitera le jour
+de sa mort_. Ô Bossuet! que n'auriez-vous point ajouté au
+chef-d'oeuvre de votre éloquence, si, lorsque vous parliez sur le
+cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir!
+
+C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien:
+_Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772, à Chantilly_, dit
+l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance:
+la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de
+Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses _mains
+victorieuses et maintenant défaillantes_? Et ses descendants, le Condé
+de Johannisberg et de Berstheim; et son fils, et son petit-fils, où
+sont-ils? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau _qui ne se taisaient
+ni jour ni nuit_, que sont-ils devenus? Des statues mutilées, des
+lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire; des trophées d'armes
+sculptés dans un mur croulant; des écussons à fleur de lis effacées;
+des fondements de tourelles rasées; quelques coursiers de marbre
+au-dessus des écuries vides que n'anime plus {p.463} de ses
+hennissements le cheval de Rocroi; près d'un manège une haute porte
+non achevée: voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque; un
+testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage.
+
+À diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des
+personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui
+muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions
+avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes? Ô mes
+inutiles _Mémoires_, je ne pourrais maintenant vous dire:
+
+ Qu'à Chantilly Condé vous lise quelquefois;
+ Qu'Enghien en soit touché[373]!
+
+ [Note 373: Boileau, _Épître_ VII, _À M. Racine_.]
+
+Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux? Nous
+disparaîtrons sans retour: vous renaîtrez, _oeillet de poète_, qui
+reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la
+petite fleur attardée parmi les bruyères; mais nous, nous ne revivrons
+pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait.
+
+
+
+
+{p.465} LIVRE IV[374]
+
+ [Note 374: Ce livre a été composé à Paris en 1839.
+ Il a été revu en décembre 1846.]
+
+ Année de ma vie 1804. -- Je viens demeurer rue Miromesnil. --
+ Verneuil. -- Alexis de Tocqueville. -- Le Ménil. -- Mézy. --
+ Méréville. -- Mme de Coislin. -- Voyage à Vichy, en Auvergne et au
+ mont Blanc. -- Retour à Lyon. -- Course à la Grande Chartreuse. --
+ Mort de Mme de Caud. -- Années de ma vie 1805 et 1806. -- Je
+ reviens à Paris. -- Je pars pour le Levant. -- Je m'embarque à
+ Constantinople sur un bâtiment qui portait des pèlerins pour la
+ Syrie. -- De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. --
+ Réflexions sur mon voyage. -- Mort de Julien.
+
+
+Désormais, à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la
+protection de madame Bacchiochi de la colère de Bonaparte, je quittai
+mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de
+Miromesnil[375]. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M.
+de Lally-Tolendal et madame Denain, sa _mieux {p.466} aimée_, comme
+on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un
+chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M.
+Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même
+de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée: c'était une
+illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant
+ma porte; plus haut, la rue ou le chemin montait à travers un terrain
+vague que l'on appelait _la Butte-aux-Lapins_. La Butte-aux-Lapins,
+semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de
+Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche
+le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc
+abandonné; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans:
+cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines
+factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait
+couvrir la France de prostituées et de débris.
+
+ [Note 375: «Nous quittâmes la rue de Beaune au mois
+ d'avril 1804, pour aller demeurer dans la rue de
+ Miromesnil.» Mme de Chateaubriand, le _Cahier
+ rouge_.--Le petit hôtel où s'installa Chateaubriand
+ était situé rue de Miromesnil, nº 1119, au coin de
+ la rue Verte, aujourd'hui rue de la Pépinière.
+ Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en faire la
+ remarque, on numérotait alors les maisons par
+ quartier et non par rue. Joubert, dans une lettre
+ du 10 mai 1804, donne à Chênedollé d'intéressants
+ détails sur la nouvelle installation de leur ami:
+ «Il se porte bien; il vous a écrit. Rien de fâcheux
+ ne lui est arrivé. Mme de Chateaubriand, lui, les
+ bons _Saint-Germain_ que vous connaissez, un
+ portier, une portière et je ne sais combien de
+ petits portiers logent ensemble rue de _Miroménil_,
+ dans une jolie petite maison. Enfin notre ami est
+ le chef d'une tribu qui me paraît assez heureuse.
+ Son bon Génie et le Ciel sont chargés de pourvoir
+ au reste.»]
+
+Je ne m'occupais de rien; tout au plus m'entretenais-je dans le parc
+avec quelques sapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois
+corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de
+mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome,
+de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de
+Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes
+sentiments; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses
+rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais, et
+j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.
+
+{p.467} Pourtant ma démission avait accru ma renommée: un peu de
+courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de
+l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de
+nouveaux châteaux.
+
+M. de Tocqueville[376], beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux
+neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan: c'étaient
+partout des héritages d'échafaud[377]. Là, je voyais croître mes
+neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels
+s'élevait Alexis, auteur de _la Démocratie en Amérique_. Il était plus
+gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière
+renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes? Alexis de
+Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai parcouru les
+forêts[378].
+
+ [Note 376: Sur M. de _Tocqueville_, petit-gendre de
+ Malesherbes, voir, au tome I, la note 2 de la page
+ 232.]
+
+ [Note 377: Anne-Nicole _Lamoignon de Blancménil_,
+ soeur de Malesherbes et femme du président de
+ Senozan. Elle fut guillotinée quelques jours après
+ son frère, le 21 floréal an II (10 mai 1794), le
+ même jour que Madame Élisabeth. La marquise de
+ Senozan était âgée de 76 ans. Son château, devenu
+ plus tard la propriété de son petit-neveu, le comte
+ de Tocqueville, était le château de Verneuil
+ (Seine-et-Oise).]
+
+ [Note 378: Alexis-Charles-Henri _Cléret_ de
+ _Tocqueville_, né à Verneuil le 29 juillet 1805,
+ mort à Cannes le 16 avril 1859. Député de 1839 à
+ 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851,
+ ministre des Affaires étrangères du 3 juin au 30
+ octobre 1849. Il était membre de l'Académie
+ française depuis le 23 décembre 1841. Outre ses
+ deux grands ouvrages sur _la Démocratie en
+ Amérique_ et sur l'_Ancien régime et la
+ Révolution_, il a laissé des _Souvenirs_, publiés
+ en 1893 par son neveu le comte de Tocqueville.]
+
+Verneuil a changé de maître; il est devenu possession de madame de
+Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta
+pour fille.
+
+Près de Mantes, au Ménil, était madame de Rosambo[379]: {p.468} mon
+neveu, Louis de Chateaubriand, se maria dans la suite à mademoiselle
+d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo[380]: celle-ci ne promène plus
+sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir; elle a
+passé. Quand j'allais de Verneuil au Ménil, je rencontrais Mézy[381]
+sur la route: madame de Mézy était le roman renfermé dans la vertu et
+la douleur maternelle. Du moins si son enfant qui tomba d'une fenêtre
+et se brisa la tête avait pu, comme les jeunes cailles que nous
+chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans
+l'Île-Belle, île riante de la Seine: _Coturnix per stipulas pascens!_
+
+ [Note 379: Le château du Ménil est situé dans la
+ commune de Fontenay-Saint-Père, canton de Limay,
+ arrondissement de Mantes (Seine-et-Oise). Il
+ appartient aujourd'hui à M. le marquis de Rosambo.]
+
+ [Note 380: Sur le mariage du comte Louis de
+ Chateaubriand avec Mlle d'Orglandes, voir, au tome
+ I, l'Appendice nº III.]
+
+ [Note 381: Le château de Mézy, dans le canton de
+ Meulan (Seine-et-Oise).]
+
+De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de
+Vintimille m'avait présenté à Méréville[382]. Méréville était une
+oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les
+poètes gaulois appellent les _docte fées_. Ici les aventures de
+_Blanca_[383] et de _Velléda_ furent lues devant d'élégantes
+générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme
+{p.469} des fleurs, écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.
+
+ [Note 382: Le château de Méréville était situé en
+ Beauce. Il avait appartenu au célèbre banquier de
+ la cour, Jean-Joseph de La Borde, qui en avait fait
+ une habitation d'une splendeur achevée. Le parc,
+ dessiné par Robert, le peintre de paysages, était
+ une merveille. (Voir, pour la description du
+ château et du parc, _la Vie privée des Financiers
+ au XVIIIe siècle_, par H. Thirion, p. 278 et
+ suiv.)--Jean-Joseph de La Borde fut guillotiné le
+ 19 avril 1794. L'une de ses filles avait épousé le
+ comte de Noailles, depuis duc de Mouchy; il en sera
+ parlé plus loin.]
+
+ [Note 383: L'héroïne des _Aventures du dernier
+ Abencerage_.]
+
+Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos, dans ma rue de
+Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le _Génie du
+christianisme_ m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en
+mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une
+ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement
+dans ma tête, aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cydomocée
+devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec
+les filles de mon Imagination; mais, avant qu'elles soient sorties de
+l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la
+porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par
+amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je
+présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.
+
+Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil, car la maison fut
+vendue. Je m'arrangeai avec madame la marquise de Coislin, qui me loua
+l'attique de son hôtel, place Louis XV[384].
+
+ [Note 384: «Au printemps de l'année 1805, nous
+ prîmes un appartement sur la place Louis XV. Cette
+ maison appartenait à la marquise de Coislin.»
+ (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)--C'est la
+ maison qui fait angle sur la rue Royale, en face de
+ l'ancien Garde-Meuble de la Couronne, aujourd'hui
+ ministère de la Marine.]
+
+ * * * * *
+
+Madame de Coislin[385] était une femme du plus grand air. Âgée de près
+de quatre-vingts ans, ses yeux fiers {p.470} et dominateurs avaient
+une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes
+lettres, et s'en faisait gloire; elle avait passé à travers le siècle
+voltairien sans s'en douter; si elle en avait conçu une idée
+quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est
+pas qu'elle parlât jamais de sa naissance; elle était trop supérieure
+pour tomber dans un ridicule: elle savait très bien voir les _petites
+gens_ sans déroger; mais enfin, elle était née du premier marquis de
+France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en
+1096; de Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX; de
+Jean II de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de
+saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort
+dont on ne devait pas la rendre responsable; elle était naturellement
+{p.471} de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme
+on est cavale de race ou haridelle de fiacre: elle ne pouvait rien à
+cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu
+au ciel de l'affliger.
+
+ [Note 385: Marie-Anne-Louise-Adélaïde de _Mailly_,
+ de la branche de Rubempré et de Nesle, était née à
+ la Borde-au-Vicomte, près de Melun, le 17 septembre
+ 1732. Elle avait donc 73 ans, lorsque Chateaubriand
+ alla loger dans son hôtel, en 1805. Fille de Louis
+ de Mailly, comte de Rubempré, et de
+ Anne-Françoise-Élisabeth l'Arbaleste de la Borde,
+ elle était la cousine de Mlles de Mailly, filles du
+ marquis de Nesle,--la comtesse de Mailly, la
+ comtesse de Vintimille, la duchesse de Lauraguais,
+ la marquise de la Tournelle (depuis duchesse de
+ Châteauroux),--qui devinrent successivement les
+ maîtresses de Louis XV.
+
+ Elle avait épousé en premières noces, le 8 avril
+ 1750, Charles-Georges-René de _Cambout_, marquis de
+ _Coislin_, qui devint maréchal de camp et décéda en
+ 1771, sans postérité. Deux enfants, un fils et une
+ fille, étaient bien nés de ce mariage, mais tous
+ deux étaient morts au berceau.
+
+ La marquise de Coislin resta vingt ans veuve. En
+ 1793, alors qu'elle était plus que sexagénaire,
+ elle épousa, en second mariage, un de ses cousins,
+ de douze ans plus jeune qu'elle, Louis-Marie, duc
+ de Mailly, ancien maréchal de camp, qui la laissa
+ veuve pour la seconde fois en 1795.--Il faut croire
+ que ce mariage de 1793 ne reçut pas de consécration
+ légale, puisque la duchesse de Mailly continua à
+ être appelée la marquise de Coislin. Elle survécut
+ vingt-deux ans à son second mari et mourut le 13
+ février 1817.]
+
+Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV? elle ne me
+l'a jamais avoué: elle convenait pourtant qu'elle avait été fort
+aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la
+dernière rigueur. «Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait
+des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un
+jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait
+madame de Pompadour.--Ah! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me
+cacher dessous!»
+
+Par un singulier hasard j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise
+de Coningham[386], à Londres; elle l'avait reçue de George IV, et me
+la montrait avec une amusante simplicité.
+
+ [Note 386: Sur la marquise de Coningham, voir au
+ tome I la note 2 de la page 398.]
+
+Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous
+la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux
+marines de Vernet, que Louis _le Bien-Aimé_ avait données à la noble
+dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre.
+Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans
+un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par
+des oreillers; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête
+laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montés à
+l'ancienne {p.472} façon descendaient sur les épaulettes de son
+manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la
+Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des
+_adresses_ de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles
+_adresses_ madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées: elle
+n'achetait point de papier, c'était la poste qui la lui fournissait.
+De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors
+de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait
+en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait
+arrangé les jeunes amours de Louis XV.
+
+Madame de Châteauroux et ses deux soeurs étaient cousines de madame de
+Coislin: celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de
+Mailly, repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui
+l'insultait dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier: «Mon ami,
+puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi.»
+
+Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit,
+entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une
+vermine d'écus qui s'attachait à sa peau: ses gens la soulageaient.
+Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me
+rappelait l'avare Hermocrate, qui, dictant son testament, s'était
+institué son héritier[387]. Elle donnait cependant à dîner par hasard;
+mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant
+elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas.
+
+ [Note 387: Allusion à une épigramme de
+ l'_Anthologie_.]
+
+Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy {p.473} avec madame de
+Coislin et le marquis de Nesle[388]; le marquis courait en avant et
+faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la
+suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui
+présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne
+voulait entendre qu'aux cerises; l'hôte lui soutenait que, soit que
+l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge,
+était de payer le dîner.
+
+ [Note 388: «En quittant Méréville, M. de
+ Chateaubriand fut passer quelque temps à
+ Champlâtreux, et moi, par complaisance, je partis
+ avec Mme de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette
+ bonne dame était très aimable, mais très difficile
+ à vivre; son avarice surtout était insupportable.
+ Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à
+ mort sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas
+ à ses dépens. Elle prétendait que c'était la plus
+ sotte manière de dépenser son argent; aussi, dans
+ les auberges se contentait-elle d'une livre de
+ cerises qu'on lui faisait payer à raison de ce que
+ ses domestiques avaient mangé, et ils se faisaient
+ servir comme des princes; ils en étaient quittes
+ pour une verte réprimande, qu'ils préféraient à la
+ disette. Pendant la route, la conversation roulait
+ en général sur la dépense de l'auberge que nous
+ venions de quitter, ou sur la toilette de Mlle
+ Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était
+ cependant fort mincement vêtue; mais elle était
+ propre et changeait de linge, ce qui n'avait pas le
+ sens commun. Mme de Coislin n'en changeait jamais;
+ elle prétendait que c'était comme cela de son temps
+ et qu'on possédait à peine deux chemises. Du reste,
+ elle avait assez d'esprit pour rire la première de
+ son avarice; elle convenait que, ne donnant pas ce
+ qui était nécessaire à ses gens, ils étaient
+ obligés de le prendre: «Mais que voulez-vous, mon
+ coeur, me disait-elle, j'aime mieux qu'on me prenne
+ que de donner. Je sais qu'au bout du mois, c'est
+ toujours la maîtresse qui paye: tout cela est fort
+ triste.»--_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.]
+
+Madame de Coislin s'est fait un illuminisme à sa guise[389]. Crédule
+ou incrédule, le manque de foi la portait {p.474} à se moquer des
+croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré
+madame de Krüdener; la mystérieuse Française n'était illuminée que
+sous bénéfice d'inventaire; elle ne plut pas à la fervente Russe,
+laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdener dit
+passionnément à madame de Coislin: «Madame, quel est votre confesseur
+intérieur?--Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point
+mon confesseur intérieur; je sais seulement que mon confesseur est
+dans l'intérieur de son confessionnal.» Sur ce, les deux dames ne se
+virent plus.
+
+ [Note 389: «Mme de Coislin était ce qu'on appelle
+ illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de
+ Saint-Martin, et ne trouvait rien au-dessus de ses
+ ouvrages. Il est vrai qu'elle n'en lisait guère
+ d'autres, excepté la Bible qu'elle commentait à sa
+ manière, qui était un peu celle des Juifs. Elle
+ était du reste d'une complète ignorance, mais avec
+ tant d'esprit et une si grande habitude du monde
+ que, dans la conversation, on ne pouvait s'en
+ apercevoir: elle ne savait pas un mot
+ d'orthographe, et cependant elle parlait sa langue
+ avec une pureté et un choix d'expressions
+ remarquables. Personne ne racontait comme elle; on
+ croyait voir toutes les personnes qu'elle mettait
+ en scène.»--_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.]
+
+Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la
+cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska,
+fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle
+soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais
+avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge
+de femme: «Cela sent la parvenue, disait-elle; nous autres, femmes de
+la cour, nous n'avions que deux chemises; on les renouvelait quand
+elles étaient usées; nous étions vêtues de robes de soie, et nous
+n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant.»
+
+{p.475} Madame Suard[390], qui demeurait rue Royale, avait un coq dont
+le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de
+Coislin. Elle écrivit à madame Suard: «Madame faites couper le cou à
+votre coq.» Madame Suard renvoya le messager avec ce billet: «Madame,
+j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à
+mon coq.» La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à
+madame de Chateaubriand: «Ah! mon coeur, dans quel temps nous vivons!
+C'est pourtant cette fille de Panckouke, la femme de ce membre de
+l'Académie, vous savez?»
+
+ [Note 390: Mlle _Panckoucke_, femme de
+ l'académicien _Suard_, née en 1750 à Lille, morte
+ en 1830. Elle était soeur de l'imprimeur
+ Panckoucke, le fondateur du _Moniteur universel_.
+ Sous Louis XVI, le salon de Mme Suard, l'un des
+ plus fréquentés de Paris, était particulièrement le
+ rendez-vous des encyclopédistes. Elle écrivait avec
+ agrément et a publié plusieurs ouvrages: _Lettres
+ d'un jeune lord à une religieuse italienne, imitées
+ de l'anglais_ (1788); _Soirées d'hiver d'une femme
+ retirée à la campagne_ (1789); _Mme de Maintenon
+ peinte par elle-même_ (1810); _Essai de Mémoires
+ sur M. Suard_ (1820). _Les Lettres de Mme Suard à
+ son mari_, imprimées en 1802, au château de
+ Dampierre, par _G. E. J. Montmorency Albert
+ Luynes_, n'ont pas été mises dans le commerce.]
+
+M. Hennin[391], ancien commis des affaires étrangères, {p.476} et
+ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un
+jour à madame de Coislin une description: une amante en larmes et
+abandonnée pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui
+s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui
+dit de cet air sérieux qui la rendait si comique: «Monsieur Hennin, ne
+pourriez-vous faire prendre un autre poisson à cette dame?»
+
+ [Note 391: Et non _Hénin_, comme le portent toutes
+ les éditions des _Mémoires_. Né le 30 août 1728 à
+ Magny en Vexin, Pierre-Michel Hennin obtint, dès
+ 1749, de M. de Puisieulx, ministre des Affaires
+ étrangères, la faveur de travailler au Dépôt alors
+ établi à Paris. Secrétaire d'ambassade en Pologne
+ en 1759, résident du roi à Varsovie en 1763,
+ résident à Genève en 1765, il devint en 1779
+ premier commis au ministère des Affaires étrangères
+ et rendit, à ce titre, d'éminents services jusqu'au
+ mois de mars 1792, époque à laquelle il fut
+ brutalement renvoyé par le général Dumouriez,
+ devenu ministre et alors l'homme des Girondins.
+ Réduit à la misère après quarante-deux ans de
+ services, il fut forcé de vendre sa bibliothèque,
+ ses collections de tableaux, d'estampes et de
+ médailles. Privé de ce qui avait été la joie et la
+ consolation de sa vie, le vieil Hennin travailla
+ jusqu'à la fin, apprenant des langues,
+ «barbouillant de gros romans», ébauchant un grand
+ poème: l'_Illusion_, dont il dut sans doute faire
+ subir plus d'un fragment à son amie la marquise de
+ Coislin. Il mourut, à près de 80 ans, le 5 juillet
+ 1807.--Voir, pour la vie de Pierre-Michel Hennin,
+ la notice qui se trouve en tête de sa
+ correspondance avec Voltaire, notice rédigée par
+ son fils, et les pages que lui a consacrées M.
+ Frédéric Masson dans son excellent livre sur _le
+ Département des Affaires étrangères pendant la
+ Révolution_.]
+
+Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir,
+car il n'y avait rien dedans; tout était dans la pantomime, l'accent
+et l'air de la conteuse: jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue
+entre _monsieur et madame Jacqueminot_, dont la perfection passait
+tout. Lorsque, dans la conversation entre les deux époux, madame
+Jacqueminot répliquait: «Mais, monsieur _Jacqueminot!_» ce nom était
+prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le
+laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du
+tabac.
+
+Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses
+lunettes et dit en se mouchant: «Il y a une épizootie sur les bêtes à
+couronne.»
+
+{p.477} Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord
+de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller; que
+si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi,
+on ne mourrait point: «Je le crois, dit-elle; mais j'ai peur d'avoir
+une distraction.» Elle expira.
+
+Je descendis le lendemain chez elle; je trouvai monsieur et madame
+d'Avaray[392], sa soeur et son beau-frère, assis devant la cheminée,
+une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils
+avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son
+lit, les rideaux à demi fermés: elle n'entendait plus le bruit de l'or
+qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.
+
+ [Note 392: Claude-Antoine de _Besiade, duc
+ d'Avaray_ (1740-1829), était, avant la Révolution,
+ lieutenant-général et maître de la garde-robe de
+ Monsieur, comte de Provence. Député aux
+ États-Généraux par la noblesse du bailliage
+ d'Orléans, il fut emprisonné pendant la Terreur,
+ recouvra sa liberté après le 9 Thermidor, émigra et
+ ne rentra en France qu'en 1814. Louis XVIII l'éleva
+ à la pairie le 17 août 1815, le créa duc le 16 août
+ 1817 et le nomma premier chambellan de la cour le
+ 25 novembre 1820.--Ce n'est pas lui, mais son
+ frère, le comte d'Avaray, mort en 1811, qui fut le
+ compagnon d'exil et le principal agent du comte de
+ Provence.]
+
+Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et
+sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles.
+Madame de Coislin m'a montré ce qui restait de la cour de Louis XV
+sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait
+fait voir ce qui traînait encore, au XIXe siècle, de la société
+philosophique.
+
+ * * * * *
+
+Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand
+à Vichy, où madame de Coislin l'avait {p.478} menée, comme je viens
+de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame
+de Sévigné avait _devant et après elle_, en 1677; depuis cent vingt et
+quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma soeur, madame de
+Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court
+séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager, afin de
+nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques.
+
+On a recueilli dans mes oeuvres deux petits _Voyages_ que je fis alors
+en Auvergne et au Mont-Blanc[393]. Après trente-quatre ans d'absence,
+des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont,
+la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps
+occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des
+amis, des frères et des soeurs dans toutes les familles: car si
+l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se
+sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont
+jamais vu, vous êtes toujours le même; vous avez toujours l'âge qu'ils
+vous ont donné; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre
+présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils
+aiment dans vos écrits.
+
+ [Note 393: Voir, au tome VI des _OEuvres complètes,
+ Cinq jours à Clermont (Auvergne) 2, 3, 4, 5 et 6
+ août 1805_.--et _le Mont-Blanc, paysage de
+ montagnes, fin d'août 1805_.]
+
+Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de
+l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien
+loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller
+qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la {p.479} sainte
+Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie
+ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde
+avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans
+leur boîte, en descendant de leurs rochers; heureux s'ils la
+rapportent!
+
+Hélas! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au
+bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en 1805; je n'étais
+qu'à quelques lieues de ce Mont-Dore, où elle était venue chercher la
+vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en
+1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates,
+1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la
+société autour de moi.
+
+Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes
+Thiers et Roanne[394]. Cette route, alors peu fréquentée, suivait çà
+et là les rives du Lignon. L'auteur de l'_Astrée_, qui n'est pas un
+grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui
+vivent; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle
+paraît, a de puissance créatrice! Il y a, du reste, quelque chose
+d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et
+des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames {p.480} et des
+chevaliers: ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode
+agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du
+roman: Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.
+
+ [Note 394: «M. de Chateaubriand vint nous rejoindre
+ à Vichy; je dis adieu à Mme de Coislin, et nous
+ partîmes pour la Suisse. Avant d'arriver à Thiers,
+ nous traversâmes la petite rivière de la _Dore_;
+ son nom donna à M. de Chateaubriand une rime qu'il
+ n'avait jamais pu trouver pour un des couplets de
+ sa romance des _Petits Émigrés_.» (_Souvenirs_ de
+ Mme de Chateaubriand).--La romance des _Petits
+ Émigrés_ est devenue, dans le _Dernier Abencerage_,
+ la jolie pièce: _Combien j'ai douce souvenance_.]
+
+À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche: il fit avec nous la course à
+Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il
+y eût la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte de
+la ville par Clotilde, fiancée de Clovis: M. de Barante, le père[395],
+était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël;
+je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour
+attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un
+moyen précieux d'indépendance et de bonheur: je la blessai. Madame de
+Staël aimait le monde; elle se regardait comme la plus malheureuse des
+femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux
+que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la
+vie? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de
+la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de
+{p.481} ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans secours,
+bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents
+avaient péri sur l'échafaud? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal
+dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que
+plus vif: on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres
+maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui; ce qui afflige l'un fait
+la joie de l'autre; les coeurs ont des secrets divers, incompréhensibles
+à d'autres coeurs. Ne disputons à personnes ses souffrances; il en est
+des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.
+
+ [Note 395: Claude-Ignace _Brugière de Barante_
+ (1745-1814). Il se lia en 1789 avec la plupart des
+ membres marquants de l'Assemblée Constituante:
+ Lameth, Duport, Mounier, étaient ses amis. La
+ Terreur le jeta en prison; le 9 Thermidor le
+ délivra. Après le 18 brumaire, ses amis le
+ désignèrent au choix du Premier Consul, pour faire
+ partie de la nouvelle administration. Il devint
+ préfet de l'Aude, puis préfet du Léman. Napoléon,
+ qui avait fermé le salon de Mme de Staël à Paris,
+ sut mauvais gré à son préfet d'avoir laissé ce
+ salon se rouvrir à Coppet: M. de Barante fut
+ brutalement destitué en 1810. Il mourut au moment
+ où le retour des Bourbons allait lui assurer une
+ légitime réparation.--Il sera parlé plus loin, dans
+ les _Mémoires_, de son fils, le baron Prosper de
+ Barante, l'auteur de l'_Histoire des ducs de
+ Bourgogne_.]
+
+Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève,
+et nous partîmes pour Chamouny. Mon opinion sur les paysages des
+montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser; il n'en était
+rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion
+m'est restée. On lit dans le _Voyage au Mont-Blanc_ un passage que je
+rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie et
+les événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui
+également passés.
+
+«Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes
+inspirent l'oubli des troubles de la terre: c'est lorsqu'on se retire
+loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se
+dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les
+grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur
+des roches désertes; mais ce n'est point alors la tranquillité des
+lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur
+âme qui répand sa sérénité dans {p.482} la région des orages
+............... Il y a des montagnes que je visiterais encore avec un
+plaisir extrême: ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais
+à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de
+m'occuper chaque jour: j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le
+Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les
+monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde.» Cette
+dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet l'année
+suivante, 1806.
+
+À notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à
+Coppet[396], nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de
+M. de Forbin[397] {p.483} qui survint et nous procura un mauvais
+dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de
+Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude; il
+promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait; il ne
+touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il
+descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en
+justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme
+néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un
+jour, quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller
+jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route
+extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses
+yeux avaient une protectrice pitié: j'étais pauvre, humble, peu sûr de
+ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le coeur
+des princesses. À Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin
+son dîner du lac; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce
+temps-ci on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le
+matin dans la rue.
+
+ [Note 396: «Je ne sais ce qui nous empêcha
+ d'accomplir la promesse que nous avions faite à Mme
+ de Staël (d'aller, à leur retour de Chamonix,
+ passer quelques jours à Coppet). Elle en fut très
+ mécontente; et d'autant plus qu'ayant compté sur
+ notre visite, elle écrivit d'avance, à Paris, les
+ conversations présumées qu'elle avait eues avec M.
+ de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l'avait,
+ disait-elle, _converti à ses opinions politiques_.
+ On sut que nous n'avions point été à Coppet, et que
+ la noble châtelaine avait fait seulement un roman
+ de plus.» (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)]
+
+ [Note 397: Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de
+ _Forbin_ (1779-1841). Homme d'esprit et peintre
+ habile, il a publié des récits de voyage et produit
+ un grand ombre de tableaux, qui lui ouvrirent les
+ portes de l'Académie des Beaux-Arts. Une de ses
+ toiles, la _Chapelle dans le Colisée à Rome_,
+ figure avec honneur au Louvre. Nommé par la
+ Restauration directeur des Musées, il réorganisa et
+ agrandit celui du Louvre, créa le Musée Charles X,
+ consacré aux antiquités étrusques et égyptiennes,
+ et fonda le musée du Luxembourg, destiné
+ spécialement aux artistes vivants. En 1805, il
+ était chambellan de la princesse Pauline Borghèse.
+ Plus tard il composera pour la reine Hortense des
+ romances que la reine mettra en musique. Selon le
+ mot de l'auteur des _Mémoires_, «il tenait dans ses
+ mains puissantes le coeur des princesses». Si
+ Chateaubriand parle ici de M. de Forbin avec une
+ légère pointe d'ironie, il ne laissait pas d'avoir
+ autrefois rendu pleine justice aux mérites de ce
+ galant homme. Rendant compte, dans le
+ _Conservateur_ de 1819, de son _Voyage au Levant_,
+ il commençait ainsi son article: «M. le comte de
+ Forbin, dans son _Voyage_, réunit le double mérite
+ du peintre et de l'écrivain: l'_ut pictura poësis_
+ semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons
+ affirmer que, dessinés ou écrits, ses tableaux
+ joignent la fidélité à l'élégance.»--Le comte de
+ Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822,
+ pendant l'ambassade de Chateaubriand, épousa la
+ fille de M. de Forbin.]
+
+Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution,
+commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en
+croquis, en grotesques, {p.484} en caricatures. Les uns portent des
+moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde;
+leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres; les
+autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis; ils
+fument un cigare en guise de volcan. Ces _cousins de l'arc-en-ciel_,
+comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de
+mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de
+carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes
+humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans.
+Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran
+qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe
+et le satyre; ils tiennent à faire comprendre que le secret de
+l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles.
+Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence
+exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière
+d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une
+manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence
+fièrement accueillie et noblement supportée; enfin, quelquefois par
+des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de
+la solitude!
+
+Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au
+pied du fort de l'Écluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant
+cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait
+en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et
+m'environnaient comme une bande de fantômes; mes saisons brûlantes me
+revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par
+{p.485} la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide: des
+formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient
+par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus
+aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence
+secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient
+d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me
+releva du voeu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes
+facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie,
+elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l'art, triomphant
+dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les
+Pères de la Thébaïde appelaient des _ascensions_ de coeur. Raphaël
+(qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant _la
+Transfiguration_ seulement ébauchée sur le chevalet, n'aurait pas été
+plus électrisé par son chef-d'oeuvre que je ne l'étais par cet Eudore
+et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont
+j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de
+gloire.
+
+Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau retourne quelquefois
+sur ses pas après m'avoir abandonné; ainsi se renouvellent mes
+anciennes souffrances; rien ne guérit en moi; si mes blessures se
+ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des
+crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je
+n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de
+donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait
+percer les veines quand le sang afflue au coeur ou monte à la tête.
+Mais de quoi parlé-je? {p.486} Ô religion, où sont donc tes
+puissances, tes freins, tes baumes! Est-ce que je n'écris pas toutes
+ces choses à d'innombrables années de l'heure où je donnai le jour à
+René? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis! C'est
+grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le
+printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point
+des lois communes; pour lui, les années sont toujours jeunes: «Or, les
+jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance;
+lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui
+présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés
+cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau
+fraîche, puisée dans le prochain ruisseau[398].»
+
+ [Note 398: Les _Cynégétiques_, liv. II, v. 348.]
+
+ * * * * *
+
+De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert: elles
+m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de
+septembre. Je lui répondis:
+
+«Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne; vous sentez que ma
+femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve: c'est aussi
+une tête que celle-là, et, depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à
+la tête de deux têtes très-difficiles à gouverner. Nous resterons à
+Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le
+courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonnevie est
+ici, de retour de Rome; il se porte à merveille; il est gai, il
+prêchaille et ne pense plus à ses malheurs: il vous embrasse et va
+vous {p.487} écrire. Enfin tout le monde est dans la joie, excepté
+moi; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné
+chez M. Saget.»
+
+Ce M. Saget était la providence des chanoines; il demeurait sur le
+coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui
+à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la
+Saône.
+
+«Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la
+ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en
+terrasse bordaient le chemin du côté opposé: il avait fait très-chaud
+ce jour-là; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe
+flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans
+être froid; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des
+vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les
+arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient
+de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant
+mes sens et mon coeur à la jouissance de tout cela, et soupirant
+seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce
+rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans
+m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin: je me couchai
+voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse
+porte, enfoncée dans un mur de terrasse: le ciel de mon lit était
+formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément
+au-dessus de moi; je m'endormis à son chant: mon sommeil fut doux; mon
+réveil le fut davantage. Il était grand jour: mes yeux en {p.488}
+s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable.»
+
+Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M.
+Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une
+casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des
+bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et
+s'était lié avec mademoiselle Devienne[399]. Elle lui écrivait des
+lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons
+conseils: il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au
+sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait
+déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire
+aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n'avait cure
+du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du massacre des
+protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de
+Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ
+des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis
+qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers
+de Loyse Labbé: il n'aurait pas perdu un coup de dent durant les
+derniers malheurs de Lyon, sous la charte-vérité.
+
+ [Note 399: Jeanne-Françoise _Thévenin_, dite Sophie
+ _Devienne_ (1763-1841). Engagée en 1785 à la
+ Comédie Française, elle fut, jusqu'à sa retraite en
+ 1813, une des meilleures soubrettes de notre
+ théâtre classique. Elle excellait surtout dans les
+ pièces de Marivaux. Aussi estimée pour sa conduite
+ que goûtée pour son talent, Mlle Devienne était née
+ à Lyon, comme son ami M. Saget, ce bourgeois très
+ particulier auquel elle donnait si inutilement de
+ si bons conseils.]
+
+Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine {p.489} tête
+de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère et
+rembourrée de choses exquises; de jeunes paysannes très-jolies
+servaient à table; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé
+dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous
+abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget: le
+coteau en était tout noir[400].
+
+ [Note 400: «Il y avait à Lyon, dans ce temps-là, un
+ certain M. Saget, qui habitait, sur le coteau de
+ Fourvières, la plus jolie maison du monde. Ce vieil
+ original, riche comme un puits, dépensait la moitié
+ de son argent en bonnes oeuvres pour expier celles,
+ assez mauvaises, auxquelles il consacrait, dit-on,
+ l'autre moitié de sa fortune. Il avait, pour faire
+ les honneurs de sa maison, deux vieilles
+ demoiselles qui avaient été fort belles dans leur
+ temps, et, pour le servir, un essaim de jeunes
+ paysannes jolies, belles et très richement vêtues.
+ Du reste, ses dîners étaient excellents, ses vins,
+ les meilleurs du monde, et les convives (pour la
+ plupart) messieurs du chapitre de Saint-Jean de
+ Lyon.» (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)]
+
+Notre _dapifer_ trouva vite la fin de ses provisions dans la ruine de
+ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles
+maîtresses qui avaient pillé sa vie, «espèce de femmes, dit saint
+Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quæ sic
+vivis ut possis adamari.»
+
+ * * * * *
+
+Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la
+Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont
+les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe,
+nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le
+lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous
+partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de
+la Grande-Chartreuse, {p.490} nous franchîmes la porte de la vallée,
+et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au
+monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que
+j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous
+la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était
+demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de
+mourir: la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et
+l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte:
+Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz.
+On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées
+chacune d'un jardin et d'un atelier; on y remarquait des établis de
+menuisier et des rouets de tourneur: la main avait laissé tomber le
+ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la
+Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des _ritratti_ des
+doges; lieux et souvenirs divers! Plus haut, à quelque distance, on
+nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.
+
+Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous
+rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal[401],
+jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et
+inventeur du sucre de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux
+indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En
+descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites; pendant
+des siècles, ils {p.491} portèrent, avec un peu de terre dans le pan
+de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les
+rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne
+tournâtes pas même la tête en passant!
+
+ [Note 401: Jean-Antoine _Chaptal_, comte de
+ Chanteloup (1756-1832); membre de l'Institut dès la
+ fondation; ministre de l'Intérieur (1800-1805),
+ sénateur de l'Empire, pair de France de la
+ Restauration.]
+
+Nous n'eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu'un orage
+éclate; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en
+rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue
+intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots
+et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le
+tonnerre; le guide lui criait: «Recommandez votre âme à Dieu! Au nom
+du Père, du Fils et du Saint-Esprit!» Nous arrivâmes à Voreppe au son
+du tocsin; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On
+apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la
+lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des
+nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de
+l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait
+avec sa placidité inaltérable: «Je suis comme un poisson dans l'eau.»
+Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe; l'orage n'y était
+plus; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M.
+Ballanche[402]. Je le fais {p.492} observer, car j'ai eu trop
+souvent, dans ces _Mémoires_, à remarquer les absents.
+
+ [Note 402: Les détails donnés par Mme de
+ Chateaubriand dans ses _Souvenirs_ confirment de
+ tous points ceux des _Mémoires_. Voici la fin de
+ son piquant récit: «Lorsque nous fûmes réchauffés
+ et que l'orage fut un peu apaisé; nous nous remîmes
+ en route, mais la pluie avait grossi les torrents
+ au point qu'en les traversant nos chevaux avaient
+ de l'eau jusqu'au poitrail. Comme je ne craignais
+ que le retour de l'orage, je devins vaillante
+ contre les autres dangers. Je mis donc ma vieille
+ rosse au galop. Le guide, qui savait que ce n'était
+ pas son allure, me criait d'arrêter, que j'allais
+ tuer son cheval: «Monsieur, disait-il à mon mari,
+ votre dame a fait la guerre!»]
+
+De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à
+Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville,
+mes promenades et mes regrets aux bords de l'Yonne avec M. Joubert.
+Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat; elles
+rappelaient les trois amies de ma grand'mère à Plancoët, à la
+différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve
+moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un
+perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que
+disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises? Elles
+parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté
+jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de
+cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard, mon
+compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse;
+elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour
+enchanteront l'avenir. Qui sait? Elles écrivaient peut-être à leur
+_seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux:
+«domino suo, imo patri_, etc.», qu'elles se sentaient honorées du nom
+d'amie, du nom de _maîtresse_ ou de _courtisane, concubinæ vel
+scorti_. «Au milieu de son sçavoir,» dit un docteur grave, «je trouve
+Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna
+d'amour Héloïse, son escolière.»
+
+{p.493} Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour
+vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon
+voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil,
+lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort
+de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma soeur;
+peu s'en fallut qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne
+soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le
+ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait
+rien: je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant
+sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis
+prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son
+génie jetait la plus vive lumière; elle en était tout éclairée. Elle
+traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait
+dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de
+son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin; elle alla demeurer
+aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques: madame de
+Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule
+ayant vue sur le jardin: je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec
+je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans
+l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la
+sainte, et qu'allant par delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai
+ces _Mémoires_ en y déposant, comme des reliques, ces billets de
+madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie
+éternelle.
+
+{p.494} 17 janvier.
+
+«Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je
+me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins: toute mon
+occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues
+réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi
+nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me
+connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête! tant ma timidité
+et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force
+intérieure! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus
+tendre remercîment de toutes les complaisances et de toutes les
+marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière
+lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes
+idées. Elles n'en restent pas moins tout entières en moi.»
+
+ * * * * *
+
+ Sans date.
+
+«Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence
+de M. Chênedollé? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à
+continuer ses visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit la
+dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le
+livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison; je n'en
+consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur
+les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles
+idées; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres; je
+me livrerai à {p.495} corps perdu à tous les événements de mon
+passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attention que je me porte!
+Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux,
+bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé
+ma vie sans tache: voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour
+emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise: Souvent
+obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de
+mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est
+relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa
+seule et véritable place.»
+
+ * * * * *
+
+ Ce jeudi.
+
+«Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin? Pour
+moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je
+craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit:--Mais
+il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle.
+Pouvait-on frapper plus juste? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée
+de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te
+débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de
+belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie.»
+
+ * * * * *
+
+ Sans date.
+
+«Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais
+pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je
+possédais ce {p.496} bien sans m'en douter. Mais depuis que nous
+avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi,
+je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son
+esprit dans la conversation de quelqu'un; je sens que mes idées me
+font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser; cela tient sûrement à ma
+mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier,
+de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à
+l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis
+délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi: ce sera
+humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À tantôt, j'espère.»
+
+ * * * * *
+
+ Sans date.
+
+«Sois tranquille, mon ami; ma santé se rétablit à vue d'oeil. Je me
+demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis
+comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert.
+Adieu, mon pauvre frère.»
+
+ * * * * *
+
+ Sans date.
+
+«Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout
+simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour
+remplir mon engagement:
+
+«--On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au
+contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour
+entrer dans l'immensité de Dieu.
+
+«--Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en
+approchons tous les jours à grands {p.497} pas. Encore un peu, et il
+n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons: ce que nous
+aimons vit et ne mourra point.
+
+«--Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre
+ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un
+mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un
+fond d'agonie.»
+
+«Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de
+t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai
+peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire
+que mon coeur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la tendresse
+me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon ami.
+
+«Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent
+bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras
+me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je
+crains que mon coeur ne s'en soit trop mêlé.»
+
+ * * * * *
+
+ Sans date.
+
+«Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te
+corriger? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une
+romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies
+tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute
+leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin? Pardonnez, grand
+homme, et ressouvenez-vous que je suis ta soeur, qu'il m'est un peu
+permis d'abuser de vos richesses.»
+
+ * * * * *
+
+{p.498} Saint-Michel.
+
+«Je ne te dirai plus: Ne viens plus me voir,--parce que n'ayant
+désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence
+m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures; je compte
+être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées
+contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas,
+qui ont pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que dans une
+glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les
+vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela; de ce
+moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de
+changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle
+importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer
+entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de
+toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir
+difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la
+destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait
+prendre à moi; je ne suis pas assez folle pour cela.»
+
+ * * * * *
+
+ Saint-Michel.
+
+«Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que
+lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors,
+cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir
+si près de moi; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre.
+J'éprouve quelquefois une grande répugnance de coeur à boire mon
+calice. Comment ce {p.499} coeur, qui est un si petit espace, peut-il
+renfermer tant d'existence et tant de chagrins? Je suis bien
+mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées
+m'entraînent; je ne m'occupe presque plus que de Dieu et je me borne à
+lui dire cent fois par jour:--Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car
+mon esprit tombe dans la défaillance.»
+
+ * * * * *
+
+ Sans date.
+
+«Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence; pense
+que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie
+jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres
+d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir.
+Veuille, mon frère, donner un seul coup d'oeil sur les premiers
+moments de notre existence; rappelle-toi que souvent nous avons été
+assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même
+sein; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers
+jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos
+jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne
+te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées
+et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te
+retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, que c'est pour me
+faire revivre davantage dans ton coeur. Lorsque tu partis pour la
+seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis
+promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai
+tendu volontairement {p.500} mes mains aux fers et je suis entrée
+dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces
+demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort; sans cesse
+j'interrogeai sur toi les pressentiments de mon coeur. Lorsque j'eus
+recouvré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la
+seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds
+sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes
+chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je
+dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements;
+mais quand je me serai soumise à mon sort... Et quel sort! Où sont mes
+amis, mes protecteurs et mes richesses! À qui importe mon existence,
+cette existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur
+elle-même? Mon Dieu! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux
+présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir? Pardon, trop
+cher ami, je me résignerai; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur
+ma destinée. Mais, pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette
+ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations;
+laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que, parmi les
+coeurs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la
+tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de
+souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier,
+lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et
+sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère,
+serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui? Tu sais
+que ce n'est pas moi {p.501} qui t'ai proposé l'aimable distraction
+d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser; mais si tu
+as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise? Je n'ai point
+de courage contre tes politesses. Autrefois tu me distinguais un peu
+plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu
+comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous
+arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je
+t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul
+mot de ce que contient cette lettre.»
+
+ * * * * *
+
+Cette lettre si poignante et tout admirable est la dernière que je
+reçus; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est
+empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel; ma soeur se promenait
+dans le jardin avec madame de Navarre; elle rentra quand on lui fit
+savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des
+efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un
+léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à
+toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui
+me déchiraient le coeur, de ne plus penser que je pouvais jamais être
+fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je
+multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle
+croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux
+dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, là où elle
+pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son
+goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie, sa femme de chambre, je lui
+donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire
+{p.502} grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle
+m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me
+demanda ce que je comptais faire cet été: je lui dis que j'irais à
+Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour
+de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me
+répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait
+renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai; elle était plus
+tranquille.
+
+Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la
+suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était
+affectueuse; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les
+fragments si beaux, vers le commencement de ces _Mémoires_.
+J'encourageai au travail le grand poète; elle m'embrassa, me souhaita
+un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit
+sur le palier de l'escalier, s'appuya sur la rampe et me regarda
+tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et,
+levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours:
+«Adieu, chère soeur! à bientôt! soigne-toi bien. Écris-moi à
+Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu
+consentiras à vivre avec nous.»
+
+Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain; je lui donnai des ordres et
+de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les
+choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir
+au courant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en
+cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à
+Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé
+de madame de Caud; mais Saint-Germain oubliait de me parler {p.503}
+de la nouvelle demeure de ma soeur. J'avais commencé à écrire à
+celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout
+à coup dangereusement malade: j'étais au bord de son lit quand on
+m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain; je l'ouvris: une ligne
+foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile.
+
+J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon
+sort et de la destinée de ma soeur que ses cendres fussent jetées au
+ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort; je n'y avais
+aucun parent; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je
+ne pus courir à des restes sacrés; des ordres transmis de loin
+arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile
+était ignorée et n'avait pas un ami; elle n'était connue que du vieux
+serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eût été chargé de lier les
+deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort
+lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me
+permissent de la ramener à Paris.
+
+Ma soeur fut enterrée parmi les pauvres: dans quel cimetière fut-elle
+déposée? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle
+engloutie? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté
+des Dames de Saint-Michel? Quand, en faisant des recherches, quand, en
+compulsant les archives des municipalités, les registres des
+paroisses, je rencontrerais le nom de ma soeur, à quoi cela me
+servirait-il[403]? {p.504} Retrouverais-je le même gardien de
+l'enclos funèbre? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée
+sans nom et sans étiquette? Les mains rudes qui touchèrent les
+dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir? Quel
+nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée? ne pourrait-il
+pas se tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile
+soit à jamais perdue! Je trouve dans cette absence de lieu une
+distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière
+dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur; elle le
+prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes
+sont confondues: ainsi repose égarée, parmi les préférés de
+Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su
+reconnaître ma soeur; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y
+devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de
+génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à
+se cacher; je lui ai fait une solitude dans mon coeur: elle n'en
+sortira que quand j'aurai cessé de vivre[404].
+
+ [Note 403: L'acte de décès a été découvert depuis.
+ Madame de Caud mourut dans le quartier du Marais,
+ rue d'Orléans, nº 6, le 18 brumaire an XIII (9
+ novembre 1804).]
+
+ [Note 404: Le 13 novembre 1804, Chateaubriand, qui
+ était alors chez son ami Joubert, à
+ Villeneneuve-sur-Yonne, écrivait à Chênedollé: «Mme
+ de Caud n'est plus. Elle est morte à Paris le 9.
+ Nous avons perdu la plus belle âme, le génie le
+ plus élevé qui ait jamais existé. Vous voyez que je
+ suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de
+ jours Lucile a été rejoindre Pauline (madame de
+ Beaumont)! Venez, mon cher ami, pleurer avec moi,
+ cet hiver, au mois de janvier. Vous trouverez un
+ homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la
+ vie.--Joubert vous dit un million de tendresses.»
+
+ Dans sa lettre à M. Molé, du 18 novembre, Joubert
+ rend témoignage de l'affliction de Chateaubriand et
+ de sa femme: «Il (Chateaubriand) a perdu depuis
+ huit jours sa soeur Lucile, également pleurée de sa
+ femme et de lui, également honorée de l'abondance
+ de leurs larmes. Ce sont deux aimables enfants,
+ sans compter que le garçon est un homme de
+ génie.»]
+
+{p.505} Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle!
+Que m'importaient, au moment où je perdais ma soeur, les milliers de
+soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des
+trônes et le changement de la face du monde?
+
+La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme: c'était mon
+enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de
+mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses
+fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants: ils ne
+s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement; ils
+appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire
+ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie
+encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour
+la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous
+voulons être regrettés: la hauteur du génie et les qualités
+supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer
+dans la consolation de madame de Chateaubriand.
+
+ * * * * *
+
+Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la
+coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le
+Jardin des Plantes, j'eus le coeur navré: encore une compagne de ma
+vie laissée sur la route! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et,
+bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent
+passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et
+de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers
+{p.506} objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont
+l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie, je frappais du
+pied la rive; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan
+pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à
+Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines
+d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine.
+
+J'allai voir ma famille[405] en Bretagne, et, de retour à Paris, je
+partis pour Trieste le 13 juillet 1806: madame de Chateaubriand
+m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre[406].
+
+ [Note 405: La famille de Chateaubriand comprenait,
+ à cette date, Mme la comtesse de Marigny, Mme la
+ comtesse de Chateaubourg et leurs enfants; la fille
+ de la comtesse Julie de Farcy; les fils du comte de
+ Chateaubriand.]
+
+ [Note 406: «Nous allâmes faire nos adieux à nos
+ parents en Bretagne, et, en juillet, M. de
+ Chateaubriand se mit en route pour son grand
+ voyage. Je partis avec lui, devant l'accompagner
+ jusqu'à Venise. En passant à Lyon, au moment où
+ nous traversions la place Bellecour, deux
+ pistolets, qui se trouvaient bien imprudemment
+ placés dans le cylindre de la voiture, partirent en
+ même temps et mirent le feu au cylindre dans lequel
+ se trouvaient une boîte de poudre et un sac de
+ louis. C'était plus qu'il n'en fallait pour nous
+ faire sauter, et avec nous une foule de monde qui
+ entourait la voiture. M. de Chateaubriand eut la
+ présence d'esprit, après m'avoir jeté dans les bras
+ du premier venu, de retirer le sac et la boîte, et
+ de descendre ensuite. On répara le dommage et nous
+ continuâmes notre route.--En partant, je fis
+ promettre au bon Ballanche de venir me chercher à
+ Venise, où M. de Chateaubriand devait me quitter...
+ M. de Chateaubriand quitta Venise le vendredi 1er
+ août 1806, pour aller s'embarquer à Trieste. Je
+ restai plusieurs jours attendant Ballanche qui
+ n'arrivait pas. Je commençais à me désespérer,
+ mourant d'ennui et du désir de me retrouver en
+ France avec des amis auxquels je pusse confier mes
+ inquiétudes. Il arriva enfin, c'était le soir: je
+ lui fis une scène. Je lui dis que j'allais
+ l'emmener sur la place Saint-Marc, et que c'était
+ tout ce qu'il verrait de Venise, parce que nous
+ partirions le lendemain, à cinq heures du matin:
+ «Allons, me dit-il, puisque vous le voulez, je le
+ veux bien. Mais alors il faudra que je revienne.»
+ --«Vous reviendrez sûrement, mon cher Ballanche,
+ mais l'année prochaine.» Il comprit cela; et le
+ lendemain à cinq heures, nous nous embarquâmes pour
+ _Fusina_.» (_Souvenirs_ de Mme de Chateaubriand.)]
+
+{p.507} Ma vie étant exposée heure par heure dans l'_Itinéraire_, je
+n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres
+inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon
+domestique et compagnon, a, de son côté, fait son _Itinéraire_ auprès
+du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal
+particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met
+à ma disposition servira de contrôle à ma narration: je serai Cook, il
+sera Clarke[407].
+
+ [Note 407: Le rapprochement entre _Julien_ et
+ _Clarke_ est un peu forcé. Edward Clarke n'était
+ pas le valet de chambre de Cook, mais son compagnon
+ et son rival de gloire. Il fit trois fois le tour
+ du monde. Tous deux partirent ensemble de Plymouth,
+ le 12 juillet 1776; le capitaine Cook commandait
+ _la Découverte_, le capitaine Clarke commandait _la
+ Résolution_. Le but de leur voyage était de
+ s'assurer s'il existe une communication entre
+ l'Europe et l'Asie par le Nord de l'Amérique. Après
+ la mort de Cook, tué par les naturels de l'île
+ d'Owhihée, une des Sandwich, le 14 février 1779,
+ Clarke lui succéda dans le commandement de
+ l'expédition et périt, à son tour, au moment où il
+ arrivait au Kamtchatka. La _Découverte_ et la
+ _Résolution_ rentrèrent en Angleterre le 4 octobre
+ 1780.]
+
+Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé
+dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je
+mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler
+le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi
+de Modon à Smyrne.
+
+
+{p.508} ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août; mais, le vent
+n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés
+jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est
+venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais
+jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car
+je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva
+une tempête; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous
+assaillit et grossit la mer d'une façon effrayante. Notre équipage
+n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier,
+d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et
+moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes
+tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont
+nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus
+librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui,
+à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne
+l'est réellement. Pendant deux jours les orages se sont succédé, ce
+qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation; je n'étais
+aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en
+mer; lorsque le calme fut rétabli, il me dit: «Me voilà rassuré sur
+votre santé; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage,
+vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps.» C'est ce
+qui n'a pas eu lieu dans le reste {p.509} de notre trajet jusqu'à
+Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près
+d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce.
+Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais,
+qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur
+d'étain. Dans les deux, il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait
+assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui
+comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son
+_Itinéraire_. Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que
+de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous
+devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait
+dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en
+cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage (_de Sparte et
+d'Athènes_), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à
+Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre
+de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous
+rejoindrait pas; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous
+sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et
+Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu
+jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour
+prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il
+était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui
+cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement
+en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le
+pont ses fusils, pistolets et armes blanches; mais, {p.510} comme le
+vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes
+arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne.»
+
+Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio, je trouvai
+Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme
+un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les
+yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines
+d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus
+resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des Muses.
+Quand retrouverai-je le thym de l'Hymette, les lauriers-roses des
+bords de l'Eurotas? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus
+d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée: il
+vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur
+des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là,
+je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de
+Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs: au silence des
+débris de Sparte, la gloire même était muette.
+
+J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le
+Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers
+Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie,
+par piété poétique; une chute de cheval m'attendait au début de ma
+route; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet
+accident dans mon _Itinéraire_; Julien le raconte aussi, et il fait, à
+propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie
+l'exactitude.
+
+
+{p.511} ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se
+réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le
+suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il
+m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois
+Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se
+trouver à terre; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval
+n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des
+précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions.»
+
+Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide
+la dispute qu'on lit dans l'_Itinéraire_. Voici le récit de Julien:
+
+«Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir
+remonté notre cantine. À peu de distance du village, je fus très
+étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur; je lui en
+demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le
+conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie,
+chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que
+ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien
+croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de
+plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète
+et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers
+qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter.
+Le conducteur {p.512} dit à l'interprète qu'on lui avait assuré qu'il
+fallait être en très grand nombre pour ne pas être attaqué: le
+janissaire me dit la même chose. Alors, j'allai trouver Monsieur et
+lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous
+trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait un
+espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce
+rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet
+endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit
+tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si
+petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de
+renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour
+Constantinople.»
+
+J'arrive à Constantinople[408].
+
+ [Note 408: Il arriva à Constantinople le 13
+ septembre 1806. Le jour même il adressait à sa
+ cousine Mme de Talaru cette jolie lettre:
+
+ «Me voilà dans le plus beau pays du monde, ma chère
+ cousine, et je ne suis pas plus heureux. J'ai vu la
+ Grèce, j'ai visité Sparte, Argos, Corinthe. Je vais
+ partir pour Jérusalem, et j'espère vous revoir dans
+ le mois de décembre. Les _Martyrs_ profiteront de
+ ces courses. Mais le pauvre auteur aura bien payé,
+ par des peines et des soucis, quelques phrases qui
+ encore ne plairont peut-être pas au public. Chère
+ cousine, je vous en supplie, trouvez-moi quelque
+ coin obscur auprès de vous, où je puisse enfin
+ vivre en repos et passer le reste de mes jours.
+ Vous ne sauriez croire à quel point j'ai soif de
+ retraite et de paix. Il faut bien se mettre dans la
+ tête que toute la vie consiste dans la société de
+ quelques amis, et l'oubli des méchants autant qu'on
+ peut les oublier. J'avais un besoin réel de faire
+ ce voyage, pour compléter le cercle de mes études.
+ À présent que j'aurai vu les plus beaux monuments
+ des hommes et ceux de la nature, je n'aurai plus
+ envie de sortir de mon trou. Au reste, chère
+ cousine, je suis toujours le même; tel vous m'avez
+ laissé, tel vous me trouverez. Je mourrai dans mon
+ péché, et je vous assure que j'irais au bout de la
+ terre, avant de pouvoir trouver beau ce que je
+ trouve laid.
+
+ «Comme nous causerons de mille choses un jour à
+ Charamante! Comme je travaillerai dans un certain
+ pavillon noir qui m'est destiné! Que n'y suis-je
+ déjà! Une grande mer nous sépare encore; mais
+ j'espère la franchir bientôt. En attendant, je vous
+ recommande la petite créature qui doit être à
+ présent chez Joubert (Mme de Chateaubriand); je lui
+ porte un beau schall pour la tenir chaudement cet
+ hiver, et pour ne point aller voir les grandes
+ dames, mais sa cousine, qui est bien une grande
+ dame aussi. Il me semble que je vous vois tous
+ ensemble faisant un méchant dîner à mon second
+ étage, et écoutant de longues histoires, que
+ j'aurai rapportées de Grèce. Bon Dieu! que je suis
+ fou d'être encore ici! Allons, patience:
+ j'arriverai.
+
+ «Adieu, chère cousine, je vous embrasse tendrement,
+ ainsi que M. de T[alaru]. Mille choses à MM. de
+ Court et Chavana; mille souvenirs à tous mes amis.
+ Priez pour moi et aimez-moi toujours.
+
+ «Si vous voyez ma femme, ne lui dites rien de mon
+ voyage en Syrie, de peur de l'effrayer.
+
+ «CH.»]
+
+
+{p.513} MON ITINÉRAIRE.
+
+«L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et
+les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères
+distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville
+extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on
+n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a
+point de cloches, ni presque pas de métiers à marteau, le silence est
+continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble
+vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se
+dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un
+cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et
+mourir. Les cimetières, {p.514} sans murs et placés au milieu des
+rues, sont des bois magnifiques de cyprès: les colombes font leurs
+nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et
+là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes
+modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés; on
+dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par
+l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de
+bonheur ne se montre à vos yeux; ce qu'on voit n'est pas un peuple,
+mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au
+milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la
+servitude: c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les
+germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie.»
+
+Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues:
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers
+le canal et le port; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui
+descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites
+très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau
+entraînerait. Il y a peu de voitures: les Turcs font beaucoup plus
+usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le
+quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a
+aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des
+marchandises. On voit également des portefaix, qui sont des Turcs
+ayant de très gros et longs bâtons; il peuvent se mettre cinq {p.515}
+ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas régulier;
+un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont un espèce
+de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux reins, et avec
+une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous les paquets sans
+être attachés.»
+
+
+MON ITINÉRAIRE.
+
+«Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes,
+femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en
+ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république,
+chacun faisait son ménage à volonté: les femmes soignaient leurs
+enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas
+causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines,
+des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on
+priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait: «Jérusalem!»
+en me montrant le midi; et je répondais: «Jérusalem!» Enfin, sans la
+peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde; mais, au
+moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient:
+_Christos, Kyrie eleison!_ L'orage passé, nous reprenions notre
+audace.»
+
+Ici, je suis battu par Julien:
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le
+jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec,
+où il y {p.516} avait au moins, tant hommes que femmes et enfants,
+cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui
+causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment.
+
+«Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de
+bouche et nos ustensiles de cuisine que j'avais achetés à
+Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète
+que M. l'ambassadeur nous avait donnée, composée de très beaux
+biscuits, jambons, saucissons, cervelas; vins de différentes sortes,
+rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je
+me trouvais donc pourvu d'une provision très abondante, que je
+ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que
+nous n'avions pas que ce trajet à faire: tout était serré où aucun
+passager ne pouvait aller.
+
+«Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par
+toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment.
+Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les
+femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point
+que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur
+le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant
+pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur
+tripotage.»
+
+Je passe le détroit des Dardanelles; je touche à Rhodes, et je prends
+un pilote pour la côte de Syrie.--Un calme nous arrête sous le
+continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia.--Nous
+restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions.
+
+
+{p.517} MON ITINÉRAIRE.
+
+«Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers
+restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard
+d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en
+grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures
+du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix: j'ouvris
+les yeux et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du
+vaisseau. Je demandai ce que c'était; on me cria: _Signor, il
+Carmelo!_ Le Carmel! Le vent s'était levé la veille à huit heures du
+soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de
+Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout,
+m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la
+montrer de la main; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui
+commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose
+de religieux et d'auguste; tous les pèlerins, le chapelet à la main,
+étaient restés en silence dans la même attitude, attendant
+l'apparition de la Terre Sainte; le chef des papas priait à haute
+voix: on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du
+vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante.
+De temps en temps un cri s'élevait de la proue, quand on revoyait le
+Carmel. J'aperçus enfin, moi-même, cette montagne, comme une tache
+ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la
+manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que
+j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce: mais la vue du berceau
+{p.518} des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de
+joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux
+sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement
+parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la
+face du monde.
+
+..........................
+
+«Le vent nous manqua à midi; il se leva de nouveau à quatre heures;
+mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... À deux
+heures de l'après-midi, nous revîmes Jaffa.
+
+«Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis
+avec eux dans la chaloupe; nous entrâmes dans le port par une
+ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un
+caïque.
+
+«Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture,
+afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène
+assez plaisante: mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre;
+le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent
+que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent
+en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit
+bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé.»
+
+Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène:
+
+
+HISTOIRE DE JULIEN.
+
+«Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me
+porter à terre, tandis qu'il n'y {p.519} en avait que deux pour
+Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une
+châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de
+Monsieur; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne
+était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez
+d'éclat par le soleil qu'il faisait; c'est ce qui a pu, sans doute,
+leur causer cette méprise.
+
+«Nous sommes entrés le mercredi 1er octobre chez les religieux de
+Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien,
+mais très peu français. Il nous ont très bien reçus et ont fait tout
+leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire.»
+
+J'arrive à Jérusalem.--Par le conseil des Pères du couvent, je
+traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain.--Après m'être
+arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes; je
+m'arrête à Saint-Saba.--À minuit, je me trouve au bord de la mer
+Morte.
+
+
+MON ITINÉRAIRE.
+
+«Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le
+coeur; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace s'étend
+sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on éprouve une
+terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève
+le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une
+terre travaillée par des miracles: le soleil brûlant, l'aigle
+impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de
+{p.520} l'Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère; chaque
+grotte déclare l'avenir; chaque sommet retentit des accents d'un
+prophète. Dieu même a parlé sur ces bords: les torrents desséchés, les
+rochers fendus, les tombeaux entr'ouverts, attestent le prodige; le
+désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé
+rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Éternel.
+
+«Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la
+nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain.»
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger,
+ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux
+de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos
+Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter,
+l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit; nous ayant
+assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est
+abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un
+très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du
+matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà
+empli une bouteille en fer-blanc, tenant environ trois chopines, de
+l'eau de la mer Morte, pour rapporter à Paris.»
+
+
+{p.521} MON ITINÉRAIRE.
+
+«Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie
+avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous
+avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à
+mon grand étonnement je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile.
+Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et montrèrent de la main,
+au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans
+pouvoir dire ce que c'était, j'entrevoyais comme une espèce de sable
+en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier
+objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de
+l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait
+avec lenteur une onde épaisse: c'était le Jourdain...
+
+«Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain.
+Je n'osais les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait
+toujours.»
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des
+sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés
+qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à
+dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très
+commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il
+aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, {p.522}
+n'ayant de largeur, à l'endroit où nous étions, qu'environ 40 toises;
+mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes
+qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent
+en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de
+fer-blanc d'eau du Jourdain.»
+
+Nous rentrâmes dans Jérusalem: Julien n'est pas beaucoup frappé des
+saints lieux: en vrai philosophe, il est sec: «Le Calvaire, dit-il,
+est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup
+d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne
+voit au loin que des terres en friche, et, pour tous bois, des
+broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat
+se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un
+fossé de rempart.»
+
+Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour
+Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez
+M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien
+pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie: «Il y a, dit-il,
+des juifs qui font l'agiotage comme partout où ils sont. À une
+demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit
+rougeâtre, montée sur un massif de pierres de taille.»
+
+
+MON ITINÉRAIRE.
+
+«Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis
+à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous
+nous promîmes {p.523} amitié et souvenance: j'acquitte aujourd'hui ma
+dette.
+
+«Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port.
+Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois
+jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à
+l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon
+de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre
+départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à
+l'occident.
+
+«Le 1er décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin.
+Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui
+ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je
+copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions
+des _Martyrs_. La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le
+capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un
+vaisseau battu de la tempête, ne sont pas stériles; l'incertitude de
+notre avenir donne aux objets leur véritable prix: la terre,
+contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée
+par un homme qui va mourir.»
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN».
+
+«Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien
+pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons
+toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet.
+Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et
+quatre matelots. Quand nous {p.524} voyions, à la fin du jour, que
+nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers
+minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à
+notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur,
+à l'officier et à moi; mais nous ne prenions pas cela aussi
+tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus
+d'usage que le capitaine; il parlait très bien français, ce qui nous a
+été très agréable dans notre trajet.»
+
+Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles
+Kerkeni.
+
+
+MON ITINÉRAIRE.
+
+«Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours
+nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la
+veille de Noël; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à
+l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes
+dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie
+et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28.
+
+«Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit
+jours à l'ancre dans la petite Syrte, où je vis commencer l'année
+1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses
+j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite
+ou qui sont si longues! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon
+enfance où je recevais avec un coeur palpitant de joie la bénédiction
+et les présents paternels! Comme ce premier jour de l'année {p.525}
+était attendu! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de
+la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour
+moi, sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la
+famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour
+son fils avec tant de sincérité! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne
+laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des
+cheveux blancs.»
+
+Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces
+impatiences dont, heureusement, je me suis corrigé.
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre
+d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer
+d'entrer dans le port; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre
+équipage se trouvait très fatigué, et le vent continuait à ne pas nous
+être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé
+Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en
+prévenir Monsieur, lequel, voyant que nous approchions de ce
+mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au
+capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus
+mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre
+route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée,
+car, cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très
+mauvaise. Ayant été obligés de rester {p.526} vingt-quatre heures de
+plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait
+vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons
+que celui-ci lui donnait.
+
+«Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait
+plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout
+à coup le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre
+au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce
+port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au
+capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait
+le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur si le
+capitaine eût été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de
+voir nos provisions baisser, sans savoir quand nous arriverions.»
+
+Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame
+Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître
+mon hôte; il parle aussi de la campagne et des Juifs: «Ils prient et
+pleurent,» dit-il.
+
+Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je
+traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. «Chemin
+faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il
+avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait; il me dit
+qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis.» L'argent
+ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.
+
+Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris
+de la cité d'Annibal. Je les regardais {p.527} du bord sans pouvoir
+deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un
+ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant
+parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à
+peine du sol qui les portait: c'était Carthage. Je la visitai avant de
+m'embarquer pour l'Europe.
+
+
+MON ITINÉRAIRE.
+
+«Du sommet de Byrsa, l'oeil embrasse les ruines de Carthage qui sont
+plus nombreuses qu'on ne le pense généralement: elles ressemblent à
+celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un
+espace considérable. Je les vis au mois de février; les figuiers, les
+oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles; de
+grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure
+parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais
+mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines,
+sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes
+azurées; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des
+villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons
+blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et
+ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des
+plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à
+Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal; je contemplais les vastes
+plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de
+César; mes yeux voulaient {p.528} reconnaître l'emplacement du palais
+d'Utique. Hélas! les débris du palais de Tibère existent encore à
+Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de
+Caton! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures, passaient
+tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau,
+saint Louis expirant sur les ruines de Carthage.»
+
+Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à
+Carthage.
+
+
+ITINÉRAIRE DE JULIEN.
+
+«Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où
+il se trouve encore quelques fondations à rase terre, qui prouvent la
+solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme les
+distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore
+de très belles citernes; on en voyait d'autres qui étaient comblées.
+Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui
+leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres,
+ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques:
+Monsieur en a acheté pour rapporter en France.»
+
+Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de
+Gibraltar; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à
+Grenade. Indifférent à _Blanca_[409], il remarque seulement que
+_l'Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d'une
+hauteur {p.529} immense_. Mon _Itinéraire_ n'entre pas dans beaucoup
+plus de détails sur Grenade; je me contente de dire:
+
+«L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de
+Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à
+celle de Sparte: on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays.»
+
+ [Note 409: L'héroïne du _Dernier des
+ Abencerages_.--Voir l'_Appendice_ nº XI: _La
+ comtesse de Noailles_.]
+
+C'est dans _le Dernier des Abencerages_[410] que j'ai décrit
+l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés
+dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du
+jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me
+sens encore assez de nature pour peindre la Vega; mais je n'oserais le
+tenter, de peur de l'_archevêque de Grenade_. Pendant mon séjour dans
+la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de
+terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi.
+Sourd comme un pot, il me suivait partout: quand je m'asseyais sur une
+ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en
+s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être
+pas composé la symphonie de _la Création_, mais sa poitrine brunie se
+montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand
+besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning:
+
+«Vénérable Éléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez
+heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous.»
+
+ [Note 410: Cette Nouvelle composée sous l'Empire, a
+ paru pour la première fois en 1827, dans le tome
+ XVI de la première édition des _OEuvres complètes_,
+ sous le titre: _Les Aventures du dernier
+ Abencerage_.]
+
+{p.530} Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize
+années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à
+étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon:
+l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la légitimité,
+si la légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.
+
+Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis XV, le
+5 juin 1807, à trois heures après midi. De Grenade, il me conduit à
+Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne.
+
+«Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau,
+Tarbes, Baréges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très
+fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis
+le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes
+arrivés le 28 à Blois où nous avons couché. Le 31, nous avons continué
+notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier
+coucher à Augerville[411].»
+
+ [Note 411: Augerville-la-Rivière, canton de
+ Puiseaux, arrondissement de Pithiviers (Loiret);
+ célèbre par son château, que le roi Charles VII
+ avait donné à Jacques Coeur, et qui devint en 1825
+ la propriété de Berryer.]
+
+J'étais là, à une poste d'un château[412] dont mon long voyage ne
+m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Armide,
+où étaient-ils? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai
+aperçu du {p.531} grand chemin la colonne de Méréville[413]; ainsi
+que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert: comme mes
+fortunes de mer, tout a changé.
+
+ [Note 412: Le château de Malesherbes, situé à six
+ kilomètres d'Augerville. Il appartenait à Louis de
+ Chateaubriand, le neveu du grand écrivain. Il est
+ aujourd'hui la propriété de Mme la marquise de
+ Beaufort, née de Chateaubriand.]
+
+ [Note 413: Il a été parlé plus haut, page 468, note
+ 4, du château de Méréville. Je lis dans une
+ description de Méréville et de son parc, faite en
+ 1819: «Sur un des points les plus élevés du parc
+ est une colonne dont la hauteur égale celle de la
+ place Vendôme. Du sommet de cette colonne, la vue
+ embrasse tout l'ensemble du parc et une campagne
+ magnifique dont l'horizon s'étend à vingt lieues.»]
+
+J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi: j'avais
+devancé ma vie. Tout insignifiantes que sont les lettres que
+j'écrivais, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui
+représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon,
+d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople, de Jaffa, de
+Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos;
+ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes
+d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas
+jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler: j'en touche avec
+plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à
+la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage! Nous sommes
+de bien pauvres diables, avec nos lettres et nos passe-ports à
+quarante sous, auprès de ces seigneurs du turban!
+
+Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi à qui de droit mon firman
+pour Athènes:
+
+«Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d'Argos, cadis,
+nadirs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore; honneur
+de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit {p.532}
+votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos juridictions, gens
+en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut que croître;
+
+«Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble
+(particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un
+janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la
+permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des
+lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à
+Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions.
+
+«Voilà donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus,
+quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions,
+vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards
+et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc.
+
+ «An 1221 de l'hégire.»
+
+Mon passe-port de Constantinople pour Jérusalem porte:
+
+«Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem),
+Schérif très excellent effendi:
+
+«Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal
+auguste agrée nos bénédictions sincères et nos salutations
+affectueuses.
+
+«Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé
+François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous,
+pour accomplir le _saint_ pèlerinage (des chrétiens).»
+
+Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et
+des gendarmes qui visitent son passe-port? On peut lire également dans
+ces firmans les révolutions des peuples: combien de _laissez-passer_
+{p.533} a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave
+tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un
+magistrat de Sparte; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au
+cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem!
+
+L'_Itinéraire_ est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand
+je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande
+entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en
+diligence, le merveilleux s'est évanoui; il ne m'est guère resté en
+propre que Tunis: on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient
+que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette
+honorable lettre le prouve:
+
+«Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des
+ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du
+terrain; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1,500
+mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des
+baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et
+de patience; il confirme vos opinions sur la position des ports de
+Byrsa.
+
+«J'ai repris, avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai
+déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du
+Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui
+vous est due à tant de titres.
+
+«Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma
+trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier
+signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, {p.534}
+dans la littérature, _longissimo intervallo_, au moins nous aurons
+tâché de vous imiter par la noble indépendance dont vous donnez à la
+France un si beau modèle.
+
+«J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur.
+
+ «Dureau de La Malle[414].»
+
+ [Note 414: Adolphe-Jules-César-Auguste _Dureau de
+ La Malle_ (1777-1857), membre de l'Académie des
+ inscriptions et belles-lettres. Il a écrit de
+ savants mémoires d'histoire et d'archéologie. Son
+ principal ouvrage est l'_Économie politique des
+ Romains_ (1840, 2 vol. in-8{o}).]
+
+Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me
+faire donner un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la
+manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir afin
+d'attirer l'attention du public: peut-être reprendrais-je mon ancien
+projet de la découverte du passage au pôle nord; peut-être
+remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et
+droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya; lorsque, parvenu
+au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je
+découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles;
+lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de
+Calcutta[415], le nom des autres montagnes de l'est, ils me
+répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. À la bonne heure! mais
+revenir des Pyramides, c'est comme {p.535} si vous reveniez de
+Montlhéry. À ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des
+environs de Saint-Denis en France m'a écrit pour me demander si
+Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem.
+
+ [Note 415: Reginald _Heber_ (1783-1826). Né à
+ Malpas (Cheshire), il devint en 1822 évêque de
+ Calcutta. Il avait publié, en 1819, un petit volume
+ de _Poèmes religieux_. Après sa mort, sa femme,
+ Amélie Heber, fit paraître son _Récit de voyage à
+ travers les provinces supérieures de l'Inde, de
+ Calcutta à Bombay_ (trois volumes in-8{o}).]
+
+La page qui termine l'_Itinéraire_ semble être écrite en ce moment
+même, tant elle reproduit mes sentiments actuels.
+
+«Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu
+de tous les hasards et de tous les chagrins; _diversa exsilia et
+desertas quoerere terras_: un grand nombre des feuilles de mes livres
+ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots;
+j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de
+quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos que
+je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma
+patrie; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu'à
+mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les
+premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit; je
+sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est
+secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas,
+j'ai assez écrit si mon nom doit vivre; beaucoup trop s'il doit
+mourir.»
+
+Il est possible que mon _Itinéraire_ demeure comme un manuel à l'usage
+des Juifs errants de ma sorte: j'ai marqué scrupuleusement les étapes
+et tracé une carte routière. Tous les voyageurs à Jérusalem m'ont
+écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude; j'en
+citerai un témoignage:
+
+«Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques {p.536}
+semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de
+Saint-Laumer; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions
+vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre _Itinéraire_
+en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre
+même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant
+justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions,
+fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins,
+seul changement de ces contrées, etc.
+
+ «Jules FOLENTLOT.»
+ Rue Caumartin, nº 23.
+
+Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire; je suis de la race des
+Celtes et des tortues, race pédestre; non du sang des Tartares et des
+oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La religion, il est
+vrai, me ravit quelquefois dans ses bras; mais quand elle me remet à
+terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour
+déjeuner de mon olive et de mon pain bis. _Si je suis moult allé en
+bois, comme font volontiers les François_, je n'ai, cependant, jamais
+aimé le changement pour le changement; la route m'ennuie: j'aime
+seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme
+j'incline vers la campagne, non pour la campagne mais pour la
+solitude. «Tout ciel m'est un,» dit Montaigne, «vivons entre les
+nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus.»
+
+Il me reste aussi de ces pays d'Orient quelques autres lettres
+parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des Pères de
+la Terre sainte, des {p.537} consuls et des familles, me supposant
+devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les
+droits de l'hospitalité: de loin, on se trompe et l'on croit ce qui
+semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma
+protection en faveur de son fils; sa lettre est adressée: _À monsieur
+le vicomte de Chateaubriand, grand maître de l'Université royale, à
+Paris_.
+
+M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et
+m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie:
+«Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la
+tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part
+des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Égypte, il faut pourtant
+qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouald fait toujours des siennes à la
+Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé; Méhémet-Ali sera
+mémorable en Égypte pour avoir exécuté ce projet, etc.»
+
+Le 12 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa:
+
+«Monseigneur,
+
+«Votre _Itinéraire de Paris à Jérusalem_ est parvenu à Zéa, et j'ai
+lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y
+dire d'obligeant pour elle. Votre séjour parmi nous a été si court,
+que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre
+Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop
+familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre
+aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se
+{p.538} trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle
+occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en
+félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le
+comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la
+nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans
+laquelle le Consulat de France existe depuis le glorieux règne de
+Louis le Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si
+souffrant, n'est plus; j'ai perdu mon père; je me trouve, avec une
+fortune très médiocre, chargé de toute la famille; j'ai ma mère, six
+soeurs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants.
+J'ai recours aux bontés de Votre Excellence: je la prie de venir au
+secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui
+est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du roi,
+ait des appointements comme les autres vice-consulats; que d'agent,
+que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le
+traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence
+obtiendrait facilement cette demande en faveur des longs services de
+mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la
+familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.
+
+ «Je suis avec le plus profond respect,
+
+ «Monseigneur,
+
+ «De Votre Excellence
+
+ «Le très humble et très obéissant serviteur,
+
+ «M.-G. Pangalo.»
+ Zéa, le 3 août 1816.
+
+{p.539} Toutes les fois qu'un peu de gaieté me vient sur les lèvres,
+j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un
+remords en relisant un passage (atténué, il est vrai, par des
+expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls dans le
+Levant: «Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l'_Itinéraire_, chantent
+en grec:
+
+ Ah! vous dirai-je, maman?
+
+«M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les
+souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement
+effacés.»
+
+Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes
+discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration,
+le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris:
+
+ «Monsieur l'ambassadeur,
+
+«Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu
+l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre
+Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la
+campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez
+à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience.
+
+ «J'ai l'honneur d'être, etc.
+
+ «Dupont.»
+
+Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage
+sur l'Océan, tant la mémoire est {p.540} ingrate! Cependant, j'avais
+gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de
+moi dans la triste Cyclade glacée:
+
+«Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne,
+elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la
+rosée.» etc.
+
+Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir
+mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy,
+quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle? Avait-elle
+été atteinte de l'hiver de Terre Neuve, ou conservait-elle le
+printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort
+Saint-Pierre?
+
+À la tête d'une excellente traduction des lettres de saint Jérôme, MM.
+Collombet et Grégoire[416] ont voulu trouver dans leur notice, entre
+ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je
+me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait
+la peinture de ses combats intérieurs: je n'aurais pas rencontré les
+expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem; tout au
+plus aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et
+mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ces deux cantiques en italien de
+l'époque qui précède l'italien de Dante:
+
+ In foco l'amor mi mise,
+ In foco l'amor mi mise.
+
+ [Note 416: _Lettres de Saint Jérôme_, traduites en
+ français par F. Z. Collombet et J.-F. Grégoire,
+ cinq volumes in-8{o}.]
+
+J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer; ces lettres semblent
+m'apporter quelque murmure des vents, {p.541} quelque rayon des
+soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les
+flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité.
+
+Voudrais-je revoir ces contrées lointaines? Une ou deux, peut-être. Le
+ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface
+point; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la
+_Vénus au jardin_ et de l'iris du Céphise.
+
+Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la
+lettre qu'on va lire[417]. L'auteur futur de _Télémaque_ s'y révèle
+avec l'ardeur du missionnaire et du poète:
+
+«Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à
+Paris; mais enfin, Monseigneur, je pars, et peu s'en faut que je ne
+vole. À la vue de ce voyage, j'en médite un plus grand. La Grèce
+entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule; déjà le Péloponèse
+respire en liberté, et l'Église de Corinthe va refleurir; la voix de
+l'apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces
+beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec
+les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche
+cet aréopage, où saint Paul {p.542} annonça aux sages du monde le
+Dieu inconnu; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne
+pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République.
+Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et
+je goûte les délices du Tempé.
+
+«Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses
+sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la
+religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme
+leur patrie?
+
+ . . . . . . . . . . Arva, beata
+ Petamus arva divites et insulas.
+
+«Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du
+disciple bien-aimé; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les
+pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me
+sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu
+développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant,
+qui, loin de précipiter l'Église comme Babylone, enchaîne le dragon et
+la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et
+l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour
+après une si longue nuit; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur
+et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une
+nouvelle gloire; enfin les enfants d'Abraham épars sur toute la terre,
+et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des
+quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ {p.543} qu'ils
+ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En voilà
+assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que c'est ma
+dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous
+importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir
+de loin, en attendant que je puisse le faire de près.
+
+ «Fr. de Fénelon.
+
+ [Note 417: Fénelon songeait aux Missions du Levant,
+ au moment où il fut ordonné prêtre, vers 1675. Sa
+ lettre, qui porte simplement comme date: Sarlat, 9
+ octobre, a dû être écrite entre 1675 et 1678,
+ époque où il fut chargé des Nouvelles Catholiques.
+ Le cardinal de Bausset (_Histoire de Fénelon_,
+ Livre I, nº 15) conjecture qu'elle fut adressée à
+ Bossuet; mais «le titre, ajouté par une main
+ étrangère sur l'original, donne lieu de penser
+ qu'elle fut écrite au duc de Beauvilliers, avec qui
+ Fénelon se lia de très bonne heure, par les soins
+ de M. Tronson, leur commun directeur». (_OEuvres de
+ Fénelon_, Édition Lefort, tome VII, p. 491.)]
+
+C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et
+d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.
+
+ * * * * *
+
+Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Égypte et de la
+terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire;
+ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de
+l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que
+par le désert contre lequel elles étaient appliquées; la colonne de
+Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le
+long des sables de la Libye. À l'embouchure pélusiaque du Nil, je
+n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte
+par Plutarque:
+
+«L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque
+demeurant du vieil bateau de pêcheur, suffisant pour brusler un pauvre
+corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et
+assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans,
+avoit été à la guerre sous Pompée. Ah! lui dit le Romain, tu n'auras
+pas tout seul cet honneur et te prie, {p.544} veuille-moi recevoir
+pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je
+n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant, en récompense de
+plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne
+aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le
+plus grand capitaine des Romains.»
+
+Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye, et une jeune
+esclave _libyenne_ a reçu de la main d'une _Pompée_ une sépulture non
+loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. À ces jeux de la
+fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la
+Thébaïde:
+
+«Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière
+ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux.
+L'illustre Pompée, qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a
+pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre
+esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux
+de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances.»
+(_Anthologie_.)
+
+Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de
+l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous
+parler: l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de
+Chio; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne
+sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux
+aussi ont changé: de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai
+vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Égypte,
+où mes regards n'avaient rencontré que des {p.545} _horizons nus et
+ronds comme la bosse d'un bouclier_, disent les poésies arabes, _et
+des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu_.
+La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant
+sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale
+ou n'a-t-elle fait que changer de joug?
+
+Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses
+vieilles moeurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement
+précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie,
+l'Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former? qu'en sortira-t-il?
+Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des
+armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la
+polygamie? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous
+amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté? Que
+résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations
+politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le
+Levant? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par
+des bateaux à vapeur et des chemins de fer; par la vente du produit
+des manufactures et par la fortune de quelques soldats français,
+anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha: tout cela
+n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des
+troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé
+l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés
+la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront: le
+harem ne leur cachera plus ses secrets; ils n'auront point vu le vieux
+soleil de l'Orient et le turban de Mahomet. Le {p.546} petit Bédouin
+me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la
+Judée: «En avant, marche!» L'ordre était donné, et l'Orient a marché.
+
+Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu? Il m'avait demandé, en
+me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue
+d'Enfer: cette place était occupée par un vieux portier et sa famille
+que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien
+volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps; enfin, nous fûmes
+obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une
+petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours
+copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux
+en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des
+Vieillards: il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt
+occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi sur la
+natte d'où l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation
+est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait
+semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera
+expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes
+nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe; la première
+nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir: «La
+glace se forme au souffle de Dieu,» dit Job.
+
+
+
+
+{p.547} APPENDICE
+
+
+I
+
+LE COMTE DU PLESSIX DE PARSCAU, BEAU-FRÈRE DE CHATEAUBRIAND[418]
+
+ [Note 418: Voir ci-dessus, p. 5.]
+
+Hervé-Louis-Joseph-Marie, comte du Plessix de Parscau, né à Landerneau
+le 31 mars 1762, était fils de Louis-Guillaume du Plessix de Parscau,
+lieutenant des vaisseaux du roi (mort chef d'escadre en 1786), et de
+Anne-Marie-Geneviève le Roy de Parjean.
+
+À vingt ans--il était alors enseigne--il assista au siège de Gibraltar
+à bord du _Guerrier_, que commandait son père (1782-1783).
+
+Il était lieutenant de vaisseau, lorsqu'il épousa à Saint-Malo, le 29
+mai 1789, Anne Buisson de la Vigne, fille de feu Messire
+Alexis-Jacques Buisson de la Vigne et de Céleste Rapion de la
+Placelière.
+
+Dès 1791, il émigra avec sa jeune femme et son fils âgé d'un an. Après
+avoir séjourné quelque temps dans le {p.548} Hainaut autrichien, il
+entra dans le régiment d'Hector composé d'officiers de marine, fit, en
+qualité de capitaine la campagne de 1793-1794, et se retira en
+Angleterre.
+
+En 1799, il fut envoyé par le comte d'Artois aux îles Saint-Marcouff,
+avec mission de recevoir, d'armer et d'équiper les royalistes qui
+voulaient passer en Normandie pour s'aller joindre aux troupes
+commandées par Frotté et le chevalier de Bruslart. De 1803 à 1807, le
+comte du Plessix de Parscau se fixe à Jersey où il continue de
+travailler pour la cause royale. En 1807 seulement, car tout espoir
+semblait désormais impossible, il revient en Angleterre, à Lymington.
+La chute de Napoléon lui rouvre les portes de la France. Il y rentre
+après une absence de vingt-trois ans, pendant laquelle il a perdu sa
+femme, morte à Lymington en 1813, et sept de ses enfants, qui tous
+dorment sur la terre étrangère; il lui en reste encore six, qui voient
+la France pour la première fois. Pour remplacer auprès d'eux la mère
+morte en exil, il épouse en 1814 une femme de quarante ans, Mlle de
+Kermalun. Surviennent les Cent-Jours; menacé d'être arrêté, il s'exile
+de nouveau, conduit sa famille à Lymington et se rend à Gand, où il
+présente au roi Louis XVIII deux de ses fils qui sont en état de
+servir, et où il retrouve son frère, le chevalier du Plessix de
+Parscau, et Chateaubriand, son beau-frère. Le second retour du roi met
+fin à son second exil. Nommé en 1816 capitaine de vaisseau, il reçoit
+le commandement des élèves de la marine à Brest. Chevalier de
+Saint-Louis depuis l'émigration, il est fait commandeur de Saint-Louis
+en 1823, grâce sans doute à l'appui de Chateaubriand, alors ministre.
+Les deux beaux-frères restèrent jusqu'à la fin dans les meilleurs
+termes.
+
+Le comte du Plessix de Parscau fut promu en 1827 au grade de
+contre-amiral; mais il dut bientôt prendre sa {p.549} retraite, ses
+infirmités ne lui permettant plus de servir activement. Il est mort en
+son château de Kergyon le 11 octobre 1831, à l'âge de soixante-neuf
+ans.
+
+
+II
+
+LE MARIAGE DE CHATEAUBRIAND[419].
+
+ [Note 419: Ci-dessus, p. 7.]
+
+Sainte-Beuve, dans la cinquième leçon du cours professé par lui à
+Liège en 1848-1849 sur _Chateaubriand et son groupe littéraire sous
+l'Empire_, signalant au passage le mariage du grand écrivain, ajoute
+en note:
+
+ Sur ce mariage, il m'a été raconté _d'étranges choses_: je
+ dirai peut être ce que j'en ai su, à la fin de ce volume.
+
+Et il n'y a pas manqué. Dans les _Notes diverses_ qu'il a entassées, à
+la fin de son livre _sur_ et _contre Chateaubriand_, il se donne un
+mal infini pour accréditer sur le mariage du poète et de Mlle Buisson
+de La Vigne certaine historiette, qu'il raconte en ces termes:
+
+ Le mariage de M. de Chateaubriand a été, dans le temps,
+ l'objet de procès et d'assertions contradictoires
+ singulières. Revenu d'Amérique, et à la veille d'émigrer, M.
+ de Chateaubriand épousa, au commencement de 1792, Mlle
+ Céleste de La Vigne-Buisson, petite-fille de M. de La
+ Vigne-Buisson, qui avait été gouverneur de la Compagnie des
+ Indes à Pondichéry.
+
+Sainte-Beuve reproduit ici le récit du mariage d'après les _Mémoires
+d'Outre-tombe_, et il reprend:
+
+ Mais voici bien autre chose. Ce n'est plus du côté d'un
+ oncle maternel démocrate que le mariage est attaqué, c'est
+ du côté de l'oncle paternel, et dans un esprit tout
+ différent. M. de Chateaubriand va se trouver entre deux
+ oncles. Je cite mes auteurs. M. Viennet, dans ses Mémoires
+ (inédits), raconte {p.550} qu'étant entré en service dans
+ la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant,
+ M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur
+ d'_Atala_ commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M.
+ Viennet: «Je le connais; il a épousé ma nièce, et il l'a
+ épousée de force.» Et il raconta comment M. de
+ Chateaubriand, ayant à contracter union avec Mlle de La
+ Vigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies,
+ d'une façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme
+ prêtre et d'un autre comme témoin. Ce qu'ayant appris,
+ l'oncle Buisson serait parti, muni d'une paire de pistolets
+ et accompagné d'un vrai prêtre, et surprenant les époux de
+ grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez
+ maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur
+ l'heure.» Ce qui fut fait.
+
+ M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut _un
+ vieil avocat de considération_, qui lui raconta le même
+ fait, et exactement avec les mêmes circonstances.
+
+ Naturellement, dans ses _Mémoires_, M. de Chateaubriand n'a
+ touché mot de cela: il n'a parlé que du procès fait à
+ l'instigation de l'autre oncle. Faut-il croire que, selon le
+ désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre _non
+ assermenté_, et s'étant engagé à en trouver un, il ait
+ imaginé, dans son indifférence et son irrévérence d'alors,
+ de s'en dispenser en improvisant l'étrange comédie à
+ laquelle l'oncle de sa femme serait venu mettre bon
+ ordre?--Ce point de sa vie, si on le pouvait, serait à
+ éclaircir et l'on comprendrait mieux encore par là les
+ chagrins qu'il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il,
+ _par ses égarements_, et le mouvement de repentir qu'il dut
+ éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d'avoir pu la
+ revoir et l'embrasser[420].
+
+ [Note 420: _Chateaubriand et son groupe
+ littéraire_, tome II, p. 405.]
+
+[Illustration: Marie-Joseph CHÉNIER.]
+
+Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu'il fallait penser
+des _étranges choses_ qu'il nous raconte, et qui auraient eu besoin,
+pour être admises, d'une autre autorité que celle de M. Viennet, qui
+n'a jamais réussi que ses _Fables_. Très pieuses, ayant en horreur les
+prêtres _intrus_, la mère et les soeurs de Chateaubriand étaient sans
+nul doute restées en rapports avec des prêtres _non assermentés_,
+lesquels d'ailleurs, au commencement de 1792, étaient encore nombreux
+en Bretagne. Elles ne {p.551} pouvaient donc avoir aucune peine à
+en trouver un, pour bénir le mariage de leur fils et de leur frère, et
+ce sont elles, bien évidemment, qui se sont chargées de le procurer.
+Elles n'auront pas laissé ce soin à Chateaubriand, qui débarquait
+d'Amérique et ne connaissait plus guère personne à Saint-Malo. Le
+récit des _Mémoires d'Outre-tombe_ a donc pour lui toutes les
+vraisemblances, tandis que la version où s'est complu Sainte-Beuve
+sonne le faux à chaque ligne. Elle a d'ailleurs contre elle des
+documents authentiques, des pièces irréfragables. M. Charles Cunat a
+relevé sur les registres de l'état civil de Saint-Malo les extraits
+qui suivent:
+
+ _Du dimanche 18 mars 1792._
+
+ Il y a eu promesse de mariage entre:
+
+ François-Auguste-René de Chateaubriand, fils mineur de feu
+ René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et
+ demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu
+ Alexis-Jacques et de feue dame Céleste Rapion, tous deux
+ originaires et domiciliés de cette ville: 1er et 3e bans.
+
+ _Lundi 19 mars 1792._
+
+ François-Auguste-René de Chateaubriand, fils second et
+ mineur de feu René-Auguste de Chateaubriand et de dame
+ Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste
+ Buisson, fille mineure de feu sieur Alexis-Jacques Buisson
+ et dame Céleste Rapion de la Placelière, tous deux
+ originaires et domiciliés de cette ville, ont reçu de moi,
+ soussigné curé, la bénédiction nuptiale dans l'église
+ paroissiale, ce jour 19 mars 1792, en conséquence d'une
+ bannie faite au prône de notre messe paroissiale, sans
+ opposition, et de la dispense du temps prohibé et de deux
+ bans. La présente cérémonie faite en vertu de deux décrets
+ émanés de la justice de cette ville, attendu la minorité des
+ parties contractantes, en présence de François-André
+ Buisson, Jean-François Leroy, Michel-Thomas Bassinot et
+ Charles Malapert, qui ont attesté le domicile et la liberté
+ des parties; et ont signé avec les époux:
+
+ _Céleste Buisson, François de Chateaubriand,
+ François-Auguste Buisson, Michel Bassinot, Malapert fils,
+ Leroy._
+
+ DUHAMEL, curé.
+
+{p.552} Ce mariage du 19 mars, célébré publiquement, régulièrement,
+après la publication des bans, après deux décrets émanés de la justice
+de paix, exclut nécessairement le prétendu mariage au pistolet et à la
+minute de l'oncle Buisson.
+
+Mais il y a plus. Cet oncle Buisson, «le riche négociant de Lorient»,
+n'a jamais existé. La famille de La Vigne n'a jamais entendu parler de
+lui, ni de son voyage à Saint-Malo, ni de ce mariage à main
+armée[421].
+
+ [Note 421: Voir le premier chapitre du très
+ intéressant volume de M. Chédieu de Robethon sur
+ _Chateaubriand et Madame de Custine_ (1893).]
+
+
+III
+
+FONTANES ET CHATEAUBRIAND[422].
+
+ [Note 422: Ci-dessus, p. 175.]
+
+Voici la réponse de Chateaubriand à la lettre de Fontanes qu'on a lue
+dans le texte des _Mémoires_:
+
+ _15 août 1798 (v. s.)._
+
+ Je ne puis vous dire tout le plaisir que j'ai éprouvé en
+ recevant votre lettre. Il a été en proportion de la solitude
+ de ma vie et des longues heures que je passe avec moi-même;
+ vous sentez combien les marques du souvenir d'un ami de
+ votre espèce doivent être chères alors. Si je suis la
+ seconde personne à laquelle vous avez trouvé quelques
+ rapports d'âme avec vous, vous êtes la première qui ayez
+ rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme:
+ tête, coeur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma guise,
+ et je sens que désormais je vous suis attaché pour la vie.
+ Il ne me manque plus que de connaître l'ami dont vous m'avez
+ fait un si grand éloge[423], pour vous connaître dans toutes
+ les parties de votre existence.
+
+ [Note 423: Joubert.]
+
+ J'ai appris avec une grande et vraie joie vos heureux
+ travaux au bord de l'Elbe. Vous possédez, sans aucun doute,
+ le plus beau talent de la France, et il est bien malheureux
+ que votre {p.553} paresse soit un obstacle qui retarde la
+ gloire dont nous vous verrons briller un jour. Songez, mon
+ cher ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au
+ lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit
+ d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques
+ cartons qui indiqueront seulement ce que vous auriez été.
+ C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent
+ dans le monde. Vous le possédez, cet art qui s'assied sur
+ les ruines des empires et qui seul sort tout entier du vaste
+ tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il donc
+ possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le ciel
+ a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à la
+ _Grèce sauvée_? Vous savez que tout ceci n'est pas un pur
+ jargon de ma part, je vous ai souvent parlé à ce sujet;
+ votre paresse me tient au coeur.
+
+ De vous à moi, et de la _Grèce sauvée_ aux _Natchez_, la
+ chute est immense; mais vous voulez que je vous parle de
+ moi. Je vous dirai que le courage m'a abandonné depuis votre
+ départ; tout ce que j'ai pu faire a été de mettre au net un
+ troisième livre et d'imaginer une nouvelle division du plan.
+ Chaque livre portera un titre particulier. Les deux
+ premiers, par exemple, s'appelleront les _Livres du Récit_;
+ le troisième, le _Livre de l'Enfer_; le quatrième, le _Livre
+ des Moeurs_; le cinquième, le _Livre du Ciel_; le sixième,
+ le _Livre d'Othaïti_: le septième, le _Livre des Loix_,
+ etc., etc.; de même que les Anciens disaient le livre de la
+ _Colère d'Achille_, le livre des _Adieux d'Andromaque_,
+ etc., et de même qu'Hérodote avait divisé son histoire.
+ Cette sorte de division toute antique que je fais ainsi
+ revivre a quelque chose de singulièrement attrayant, et
+ d'ailleurs favorise beaucoup mon travail.
+
+ Au reste, mon cher ami, je passe ma vie fort tristement.
+ J'ai revu la plupart des lieux que nous avions vus ensemble.
+ J'ai dîné seul sur la _colline_, dans cette petite chambre
+ où nous avions vu le soleil couchant; j'ai visité les
+ jardins sur les bords de la rivière, j'ai eu deux longues
+ conversations avec M. de L[amoignon]. Par ailleurs, j'ai
+ laissé là toutes vos anciennes connaissances. Je ne vois
+ presque plus P[anat]. Quelques personnes m'ont questionné
+ sur votre compte. J'ai répondu comme je le devais. Il paraît
+ que beaucoup _de petites gens_ sont peu contents de vous. Au
+ nom du ciel, évitez tout ce qui peut vous compromettre,
+ laissez à d'autres que vous un métier indigne de vos
+ talents, et qui troublerait le reste de votre vie et celle
+ de vos amis.
+
+ Nous reverrons-nous jamais, mon cher ami? Je ne sais, mais
+ je suis triste. Vous avez beaucoup moins besoin de moi que
+ je {p.554} n'ai besoin de vous. Votre famille et vos amis
+ vous environnent, et vous trouvez en vous-même plus de
+ ressources que je ne puis en trouver en moi. D'ailleurs, il
+ y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de _mon
+ intérieur_, et il faut à la fin qu'il s'épuise. Et puis, cet
+ Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir
+ été quelque temps une grande douceur, devient une grande
+ amertume!
+
+ Si vous avez quelque humanité, écrivez-moi souvent, très
+ souvent. Parlez-moi de vos travaux et de cette femme
+ admirable que vous devez beaucoup aimer, car elle a beaucoup
+ fait pour vous. Des hauteurs du bonheur ne m'oubliez pas.
+ Indiquez-moi de nouveau les moyens de correspondre avec
+ vous; je suppose que les premières adresses que vous m'aviez
+ données ne valent plus rien. Adieu, croyez au sincère, au
+ très sincère attachement de votre ami des terres de l'exil.
+
+ Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au
+ coeur dans une liaison commencée par deux Français
+ malheureux, loin de leur patrie? Cela ressemble beaucoup à
+ celle de _René_ et d'_Outougamiz_: nous avons _juré_ dans un
+ _désert_ et sur des _tombeaux_.
+
+ Je ne signe point, ne signez plus. Le cousin vous dit mille
+ choses ainsi que M. de L[amoignon]. Le contrôleur des
+ finances[424] n'a point tenu sa parole et je suis fort
+ malheureux. Rappelez-moi au souvenir de l'ancien ami
+ F[lins][425].
+
+ [Note 424: M. du Theil.]
+
+ [Note 425: Bibliothèque de Genève.--Original
+ autographe, sans suscription ni
+ signature.--_Chateaubriand, sa femme et ses amis_,
+ par l'abbé Pailhès.]
+
+
+IV
+
+COMMENT FUT COMPOSÉ LE «GÉNIE DU CHRISTIANISME»[426].
+
+ [Note 426: Ci-dessus, p. 181.]
+
+Dans une lettre du 19 août 1799, que nous donnerons tout à l'heure,
+Chateaubriand annonce à ses amis de France «un ouvrage qui s'imprime à
+Londres et qui a pour titre: _De la Religion chrétienne par rapport à
+la Morale et aux Beaux-Arts_; cet _octavo_ de grandeur ordinaire,
+{p.555} forme un volume de 430 pages». D'après M. l'abbé Pailhès,
+dans son beau livre sur _Chateaubriand, sa femme et ses amis_,
+Chateaubriand ne se serait mis à l'oeuvre qu'après avoir appris la
+mort de sa soeur, Mme de Farcy, et sous le coup de cette mort
+succédant à celle de sa mère. En un mois, il aurait écrit son ouvrage.
+
+ Un mois ne s'était pas écoulé, dit M. Pailhès, du 22
+ juillet, date de la mort de sa soeur, au 19 août 1799, date
+ de la lettre à ses amis de France, et déjà le livre
+ s'imprimait ou plutôt était sur le point de s'imprimer.
+ Est-ce croyable? Oui, si l'on veut bien se rappeler
+ «l'opiniâtreté de Chateaubriand à l'ouvrage»; oui, si l'on
+ veut bien tenir compte de ce fait que «ses matériaux étaient
+ dégrossis de longue main par ses précédentes études[427]».
+
+ [Note 427: L'abbé Pailhès, p. 41.]
+
+Je ne saurais, je l'avoue, m'associer ici aux conclusions de
+l'honorable et savant écrivain. Mme de Farcy était morte le 22 juillet
+1799. En ce temps-là, et de France en Angleterre, la guerre existant
+toujours entre les deux pays, les communications étaient rares et
+difficiles. Chateaubriand ne put recevoir la lettre lui annonçant la
+mort de sa soeur qu'au bout d'une ou deux semaines, dans les premiers
+jours d'août au plus tôt. Ce serait donc en moins de quinze jours
+qu'il aurait formé le plan du _Génie du christianisme_ et qu'il en
+aurait écrit un volume entier, un in-octavo de 430 pages. Cela est
+manifestement impossible. Ce qui est vrai, c'est ce que Chateaubriand
+lui-même nous apprend dans ses _Mémoires_.
+
+Sa mère était morte le 31 mai 1798. Mme de Farcy lui annonça le fatal
+événement par une lettre, datée de Saint-Servan, 1er juillet 1798.
+Lorsque Chateaubriand écrivit à Fontanes, le 15 août[428], la
+douloureuse missive ne lui était pas encore parvenue. Il ne la reçut
+qu'assez longtemps après. C'est donc dans les derniers mois de 1798
+qu'il conçut la pensée d'expier l'_Essai_ par un {p.556} ouvrage
+religieux. Il lui fallut former son plan, amasser ses matériaux; il ne
+se mit à la rédaction qu'en 1799; c'est encore lui qui nous le dit
+dans les _Mémoires_: «L'ouvrage fut commencé à Londres en 1799.»
+Seulement, il fut commencé, non au mois de juillet 1799,--nous avons
+vu que c'était impossible,--mais dès les premiers jours de l'année, et
+alors on s'explique très bien que, le 19 août, un volume entier fût
+déjà composé.
+
+ [Note 428: Voir ci-dessus, _Appendice_ nº III.]
+
+Lisons maintenant la lettre du 19 août. Au point de vue de la
+composition du _Génie du christianisme_, elle mérite une très
+particulière attention. Rien ne saurait nous être indifférent de ce
+qui se rattache à un livre qui a été un des grands événements de ce
+siècle. Elle est adressée à Fontanes, sous le couvert de sa femme, la
+_citoyenne Fontanes, à Paris:_
+
+ _19 août 1799 (v. s.)._
+
+ Citoyenne,
+
+ On cherche à vendre pour cent-soixante pièces de
+ vingt-quatre livres, à Paris, les feuilles d'un ouvrage qui
+ s'imprime chez l'étranger et qui a pour titre: _De la
+ Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux
+ Beaux-Arts_. Cet octavo de grandeur ordinaire, et formant un
+ volume d'environ 430 pages, est une sorte de réponse
+ indirecte au poème de la _Guerre des Dieux_, et autres
+ livres de ce genre. Il se divise en sept parties.
+
+ La première traite des mystères, des sacrements et des
+ vertus du Christianisme _considérés moralement et
+ poétiquement_.
+
+ La seconde se rapporte aux traditions des Écritures.
+
+ Dans les troisième et quatrième parties, on examine le
+ Christianisme _employé comme merveilleux dans la poésie_.
+
+ La cinquième partie contient ce qui a rapport au culte en
+ général, tel que les fêtes, les cérémonies de l'Église,
+ etc., etc.
+
+ La sixième parle du culte des tombeaux chez tous les peuples
+ de la terre, et le compare à ce que les chrétiens ont fait
+ pour les morts.
+
+ La septième enfin se forme de sujets divers comme de
+ quelques chapitres sur les églises gothiques, sur les
+ ruines, sur les monastères, sur les missions, sur les
+ hospices, sur le culte des croix, des saints, des vierges
+ dans le désert, sur les harmonies {p.557} entre les grands
+ effets de la nature et la religion chrétienne, etc., etc. Un
+ grand nombre des meilleurs morceaux des _Natchez_ se
+ trouvent cités dans cet ouvrage qui, comme vous le voyez,
+ est du même auteur.
+
+ On vous le recommande particulièrement, citoyenne, et pour
+ la vente des feuilles, et pour les papiers publics,
+ lorsqu'il paraîtra. Adressez, nous vous en supplions, le
+ plus tôt possible, à ce sujet, un mot par la voie
+ d'Hambourg, ou tout autre voie, à _MM. Dulau et Cie,
+ libraires, Wardour street, à Londres_. La maison de ces
+ citoyens est fort connue dans la librairie et est
+ co-propriétaire du manuscrit avec l'auteur. Si quelque
+ libraire de Paris veut acheter les feuilles au prix offert,
+ les citoyens Dulau et Cie les lui feront passer
+ régulièrement et promptement à mesure qu'elles se tireront à
+ Londres, et ils s'engagent de plus à ne publier chez
+ l'étranger que lorsque l'édition de Paris aura été mise en
+ vente. L'arrangement des cent soixante louis n'est pas, au
+ reste, si fixe, que vous ne puissiez le changer à volonté.
+ Que vous obteniez plus ou moins, que l'on fasse le payement
+ en argent ou en livres à votre choix et expédiés pour le
+ citoyen Dulau, tout cela est égal à l'auteur. Vous aurez
+ même les feuilles pour rien, si vous les demandez pour
+ vous-même et dans le dessein de vous en servir pour le
+ mieux. Il n'y a pas un mot de politique, dans l'ouvrage, qui
+ puisse en empêcher la vente. Il est purement littéraire et
+ nous connaissons bien votre indulgence pour l'auteur. Nous
+ croyons que vous serez contente de ce que vous verrez. C'est
+ peut-être ce qu'il a fait de mieux jusqu'à présent, outre ce
+ que l'ouvrage contient par ailleurs des _Natchez_, afin de
+ donner au public un avant-goût de cette épopée de l'homme
+ sauvage. Le morceau sur le _clocher_, le _tombeau dans
+ l'arbre_, le _coucher de soleil en pleine mer_, le _couvent
+ au bord d'une grève_, et quelques autres encore s'y
+ trouvent.
+
+ Quel long silence, chère citoyenne, et que de choses
+ d'amitié on aurait à vous dire! Mais dans ces temps de
+ calamité, il ne faut mettre dans une lettre que les mots
+ absolument indispensables. Salut, bonheur et souvenir.
+
+ Vous savez que, répondant par Hambourg, il faut avoir un
+ correspondant pour recevoir votre lettre et l'expédier pour
+ l'Angleterre. Vous vous en procurerez un fort aisément.
+
+ (Suscription) À la citoyenne...
+ ...es.
+
+ à Paris.
+
+{p.558} Deux mois plus tard, le 27 octobre 1799, dans une autre lettre
+à Fontanes, Chateaubriand parle, non plus d'un volume, mais de deux
+in-octavo de 350 pages chacun. Cette lettre, comme celle du 19 août,
+doit être reproduite en entier. Elle a désarmé Sainte-Beuve lui-même
+qui, en la publiant, le premier, dans une de ses Causeries du Lundi,
+la fit précéder de ces lignes:
+
+ La sincérité de l'émotion dans laquelle Chateaubriand conçut
+ la première idée du _Génie du christianisme_, est démontrée
+ par la lettre suivante écrite à Fontanes, lettre que j'ai
+ trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci, dont Mme la
+ comtesse Christine de Fontanes, fille du poète, possède
+ l'original, et qui n'étant destinée qu'à la seule amitié, en
+ dit plus que toutes les phrases écrites ensuite en vue du
+ public.
+
+Voici cette lettre:
+
+ _Ce 27 octobre 1799 (Londres)._
+
+ Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse
+ qui y règne m'a pénétré l'âme. Vous m'embrassez les larmes
+ aux yeux, me dites-vous. Le ciel m'est témoin que les miens
+ n'ont jamais manqué d'être pleins d'eau toutes les fois que
+ je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui
+ m'attendrissent davantage, parce que vous êtes selon les
+ choses de mon coeur, et selon l'idée que je m'étais faite de
+ l'homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous ne
+ faisiez que des vers comme Racine, si vous n'étiez pas bon
+ par excellence, comme vous l'êtes, je vous admirerais, mais
+ vous ne posséderiez pas toutes mes pensées comme
+ aujourd'hui, et mes voeux pour votre bonheur ne seraient pas
+ si constamment attachés à mon admiration pour votre beau
+ génie. Au reste, c'est une nécessité que je m'attache à vous
+ de plus en plus, à mesure que tous mes autres liens se
+ rompent sur la terre. Je viens encore de perdre ma
+ soeur[429] que j'aimais tendrement et qui est morte de
+ chagrin dans le lieu d'indigence où l'avait reléguée Celui
+ qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les
+ récompenser dans une autre vie. _Une âme telle que la
+ vôtre_, dont les amitiés doivent être aussi durables que
+ sublimes, _se persuadera malaisément que tout se réduit à
+ quelques jours d'attachement_ dans un monde dont les figures
+ changent si vite, et où tout {p.559} consiste à acheter si
+ chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu, qui voyait que mon
+ coeur ne marchait point dans les voies iniques de
+ l'ambition, ni dans les abominations de l'or, a bien su
+ trouver l'endroit où il fallait le frapper, puisque c'était
+ lui qui en avait pétri l'argile et qu'il connaissait le fort
+ et le faible de son ouvrage. Il savait que j'aimais mes
+ parents et que là était ma vanité: il m'en a privé afin que
+ j'élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous
+ toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a
+ données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la
+ souveraine beauté et le souverain génie, là où est un Dieu
+ immense qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux
+ comme une flotte magnifique, et qui a placé le coeur de
+ l'honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants.
+
+ [Note 429: Mme de Farcy.]
+
+ Il faut que je vous parle encore de l'ouvrage auquel vous
+ vous intéressez. Je ne saurais guère vous en donner une idée
+ à cause de l'extrême variété des tons qui le composent; mais
+ je puis vous assurer que j'y ai mis tout ce que je puis, car
+ j'ai senti vivement l'intérêt du sujet. Je vous ai déjà
+ marqué que vous y trouveriez ce qu'il y a de mieux dans les
+ _Natchez_. Puisque je vous ai entretenu de morts et de
+ tombeaux au commencement de cette lettre, je vous citerai
+ quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C'est dans la
+ septième partie où, après avoir passé en revue les tombeaux
+ chez tous les peuples anciens et modernes, j'arrive aux
+ tombeaux chrétiens. Je parle de cette fausse sagesse qui fit
+ transporter les cendres de nos pères hors de l'enceinte des
+ villes, sous je ne sais quel prétexte de santé. Je dis: «Un
+ peuple est parvenu au moment de sa dissolution etc[430]...»
+
+ [Note 430: Chateaubriand cite ici tout un morceau
+ de son livre, qui se retrouve, avec beaucoup de
+ changements et de corrections, dans le _Génie du
+ christianisme_ (4e partie, livre II, au chapitre
+ des _Tombeaux chrétiens_).]
+
+ Dans un autre endroit, je peins ainsi les tombeaux de
+ Saint-Denis avant leur destruction: «On frissonne en voyant
+ ces vastes ruines où sont mêlées également la grandeur et la
+ petitesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées,
+ etc[431]...»
+
+ [Note 431: Ici encore, Chateaubriand envoie à son
+ ami un long passage de son livre, reproduit
+ également, avec des corrections, dans le chapitre
+ du _Génie du christianisme_ intitulé: _Saint-Denis_
+ (chapitre IX du livre II de la quatrième partie).]
+
+ Je n'ai pas besoin de vous dire qu'auprès de ces couleurs
+ sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos
+ cimetières dans les campagnes, les tombeaux chez les
+ sauvages de {p.560} l'Amérique (où se trouve _le tombeau
+ dans l'arbre_), etc. Je vous avais mal cité le titre de
+ l'ouvrage; le voici: _Des beautés poétiques et morales de la
+ religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres
+ cultes de la terre_. Il formera deux volumes in-8{o} de 350
+ pages chacun.
+
+ Mais, mon cher ami, ce n'est pas de moi, c'est de vous que
+ je devrais vous entretenir. Travaillez-vous à la _Grèce
+ sauvée_? Vous parlez de talents: que sont les nôtres auprès
+ de ceux que vous possédez! Comment persécute-on un homme tel
+ que vous? Les misérables! mais enfin ils ont bien renié Dieu
+ qui a fait le ciel et la terre; pourquoi ne renieraient-ils
+ pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les
+ plus beaux attributs de cet Être tout puissant?
+
+ Tâchez de me rendre service touchant l'ouvrage en question;
+ mais au nom du Ciel, ne vous exposez pas. Veillez aux
+ papiers publics lorsqu'il paraîtra; écrivez-moi souvent.
+ Voici l'adresse à employer: _À M. César Godefroy, négociant
+ à Hambourg_ sur la première enveloppe, et, au dedans, à _MM.
+ Dulau et Cie, libraires_. _Mon nom est inutile sur
+ l'adresse_; mettez seulement après Dulau, deux étoiles...
+
+ Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme
+ auquel vous me léguâtes à votre départ[432]. Nous parlons
+ sans cesse de vous. Il vous aime presque autant que moi.
+ Adieu, que toutes les bénédictions du ciel soient avec vous!
+ Puissé-je vous embrasser encore avant de mourir!
+
+ [Note 432: Christian de Lamoignon.]
+
+Après avoir eu d'abord un volume (août 1799), après en avoir ensuite
+formé deux (octobre 1799), l'ouvrage de Chateaubriand en aura quatre
+lorsqu'il paraîtra le 14 avril 1802. L'édition en deux volumes,
+imprimée déjà en partie à Londres, avait été interrompue par le retour
+en France de l'auteur, au mois de mai 1800. Chateaubriand s'était
+alors déterminé à recommencer l'impression à Paris et à refondre le
+sujet en entier, d'après les nouvelles idées qu'avait fait naître en
+lui son changement de position. Nous aurons à y revenir.
+
+
+{p.561} V
+
+LA RENTRÉE EN FRANCE[433].
+
+ [Note 433: Ci-dessus, p. 228.]
+
+Lorsque Chateaubriand eut décidé de rentrer en France, il avisa
+Fontanes de sa résolution par la lettre suivante, la dernière de
+l'exil:
+
+ _Ce 19 février 1800 (v. s.)._
+
+ Depuis cette première lettre, écrite de votre _solitude_, où
+ vous m'annonciez que vous alliez me récrire incessamment, je
+ n'ai plus reçu de nouvelles de vous. Est-ce, mon cher ami,
+ que les jours de la prospérité vous auraient fait oublier un
+ malheureux? Je ne puis croire qu'avec vos beaux talents vous
+ soyez fait comme un autre homme. Je vous gronderais bien
+ fort, si j'ignorais les dangers que vous avez courus; je
+ suis encore trop alarmé pour avoir le loisir d'être en
+ colère. Êtes-vous bien remis au moins? Ne vous sentez-vous
+ plus de votre chute? Dépêchez-vous de me tranquilliser
+ là-dessus.
+
+ L'ami commun qui vous remettra cette lettre vous instruira
+ de mes projets et de l'espoir que j'ai de vous embrasser en
+ peu de temps; pourvu toutefois que vous ne soyez pas aussi
+ paresseux et que vous songiez un peu plus à moi. Le citoyen
+ du B... vous dira aussi où j'en suis de mon travail, les
+ succès qu'on veut bien me promettre, etc. J'arriverai auprès
+ de vous avec une moitié de l'ouvrage imprimée et l'autre
+ manuscrite _le tout formera deux volumes in-8{o} de 350
+ pages_. Vous serez peut-être un peu surpris de la nouveauté
+ du cadre, et de la manière toute singulière dont le sujet
+ est envisagé. Vous y retrouverez, en citation, les morceaux
+ qui vous ont plu davantage dans les _Natchez_.
+
+ Je désire donc, mon cher ami, que vous prépariez les voies
+ auprès d'un libraire. C'est là mon unique espérance. Si je
+ réussis, je suis tiré d'affaire pour longtemps: si je
+ sombre, je suis un homme noyé sans retour. Tâchez donc de
+ vous donner un peu de mouvement sur cet article, et ensuite
+ _sur un autre très essentiel_, dont du B... vous parlera
+ (radiation de la liste {p.562} des émigrés). On dit que
+ cela est fort aisé; je compte sur votre crédit, votre amitié
+ et votre zèle. Si vous mettez de la promptitude dans vos
+ démarches, si je puis compter sur un libraire en arrivant,
+ je serai au village dans le commencement d'avril.
+
+ Du B... vous dira que j'amène avec moi quelqu'un que vous
+ connaissez et qui vous aime presque autant que moi[434].
+ Peut-être même cette personne me devancera-t-elle. Elle
+ compte bien vous gronder pour votre paresse envers vos amis.
+
+ Écrivez-moi sur le champ un petit mot; notre ami du B... se
+ chargera de me le faire passer. J'espère que nous nous
+ connaîtrons un jour davantage, et que vous vous repentirez
+ de m'avoir traité si froidement. Mille et mille
+ bénédictions, mon cher et admirable ami; puissé-je vous voir
+ bientôt et vous dire combien je vous suis sincèrement et
+ tendrement attaché. Rappelez-moi donc vite sous l'influence
+ de cette belle muse dont la mienne a un si grand besoin pour
+ se réchauffer. Souvenez-vous que vous m'avez écrit que vous
+ ne seriez heureux que lorsque vous m'auriez préparé _une
+ ruche et des fleurs à côté des vôtres_[435].
+
+ [Note 434: Lamoignon.]
+
+ [Note 435: Bibliothèque de Genève.--Original
+ autographe sans suscription.]
+
+En débarquant à Calais, le 8 mai 1800, Chateaubriand écrivit à
+Fontanes ce petit mot:
+
+ _Calais, 18 floréal an VIII (8 mai 1800)._
+
+ J'arrive, mon cher et aimable ami, Mme Jacquet[436] veut
+ bien me donner une place dans sa voiture. Je descendrai chez
+ vous, et je vous prie de me chercher un logement tout près
+ du vôtre. Nous serons à Paris le 10.
+
+ Tâchez de redoubler d'amitié pour moi, car j'aurai bien
+ besoin de vous, et je vais vous mettre à de rudes épreuves.
+ Annoncez-moi à Mme F[ontanes] et réclamez pour moi ses
+ bontés.
+
+ J'ai bien changé, mon cher ami, depuis que j'ai quitté la
+ Suisse, pour voyager chez les Natchez, et vous aurez peine à
+ me reconnaître. Je vous embrasse tendrement.
+
+ LA SAGNE[437].
+
+ [Note 436: Sans doute Mme Lindsay, et non Mme
+ d'Aguesseau, comme le dit Villemain. Voir
+ ci-dessus, page 290 des _Mémoires_.]
+
+ [Note 437: Bibliothèque de Genève.--Original
+ autogr.]
+
+
+{p.563} VI
+
+LE GÉNIE DU CHRISTIANISME[438].
+
+ [Note 438: Ci-dessus, p. 280.]
+
+Le _Génie du christianisme_ fut mis en vente, le 14 avril 1802 (24
+germinal an X), chez Migneret, rue du Sépulcre, faubourg Saint-Germain,
+nº 28, et chez Le Normant, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois,
+nº 43[439]. L'ouvrage formait cinq volumes in-8{o}; mais le cinquième
+se composait exclusivement des _Notes et éclaircissements_.
+
+ [Note 439: _Journal des Débats_, 14 et 29 germinal
+ an X.]
+
+Chateaubriand avait d'abord projeté de donner pour titre à son livre:
+_De la religion chrétienne par rapport à la morale et aux
+beaux-arts_[440]. Un peu plus tard, il avait songé à l'intituler comme
+suit: _Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et
+de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre_[441].
+C'était beaucoup trop long; Chateaubriand le comprit, et lorsque son
+livre parut, ce fut avec ce titre, qui disait tout en deux mots et qui
+allait si vite devenir immortel: GÉNIE DU CHRISTIANISME _ou Beautés de
+la religion chrétienne_, par François-Auguste Chateaubriand. À la
+première page de chaque volume se trouvait l'épigraphe suivante,
+supprimée depuis:
+
+ Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir
+ d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre
+ bonheur dans celle-ci.
+
+ MONTESQUIEU, _Esprit des Lois_, livre XXIV, Ch. III.
+
+ [Note 440: Lettre à Fontanes, du 19 août 1799.]
+
+ [Note 441: Lettre à Fontanes, du 27 octobre 1799.]
+
+La _Préface_ que l'auteur avait mise en tête de son ouvrage a
+également disparu des éditions postérieures. Comme elle renferme des
+détails d'un réel intérêt, je crois devoir la reproduire ici tout
+entière:
+
+{p.564} PRÉFACE
+
+ Je donne aujourd'hui au public le fruit d'un travail de
+ plusieurs années; et comme j'ai réuni dans le _Génie du
+ christianisme_ d'anciennes observations que j'avais faites
+ sur la littérature, et une grande partie de mes recherches
+ sur l'histoire naturelle et sur les moeurs des sauvages de
+ l'Amérique, je puis dire que ce livre est le résultat des
+ études de toute ma vie.
+
+ J'étais encore à l'étranger lorsque je livrai à la presse le
+ premier volume de mon ouvrage. Cette édition fut interrompue
+ par mon retour en France, au mois de mai 1800 (floréal an
+ VIII).
+
+ Je me déterminai à recommencer l'impression à Paris et à
+ refondre le sujet en entier, d'après les nouvelles idées que
+ mon changement de position me fit naître: on ne peut écrire
+ avec mesure que dans sa patrie.
+
+ Deux volumes de cette seconde édition étaient déjà imprimés,
+ lorsqu'un accident me força de publier séparément l'épisode
+ d'_Atala_, qui faisait partie du second volume et qui se
+ trouve maintenant dans le troisième[442].
+
+ [Note 442: C'est l'histoire de René qui remplace
+ aujourd'hui celle d'Atala dans le second volume.
+ (Note de Chateaubriand.)]
+
+ L'indulgence avec laquelle on voulut bien accueillir cette
+ petite anecdote ne me rendit que plus sévère pour moi-même.
+ Je profitai de toutes les critiques, et, malgré le mauvais
+ état de ma fortune, je rachetai les deux volumes imprimés du
+ _Génie du christianisme_, dans le dessein de retoucher
+ encore une fois tout l'ouvrage.
+
+ C'est cette troisième édition que je publie. J'ai été forcé
+ d'entrer dans ces détails, premièrement: pour montrer que si
+ mes talents n'ont pas répondu à mon zèle, du moins j'ai
+ suffisamment senti l'importance de mon sujet; secondement:
+ pour avertir que tout ce que le public connaît jusqu'à
+ présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement,
+ d'après les deux éditions manquées. Or, {p.565} on sait de
+ quelle importance peut être un seul mot changé, ajouté ou
+ omis dans une matière aussi grave que celle que je traite.
+
+ Il y avait dans mon premier travail plusieurs allusions aux
+ circonstances où je me trouvais alors. J'en ai fait
+ disparaître le plus grand nombre; mais j'en ai laissé
+ quelques-unes: elles serviront à me rappeler mes malheurs,
+ si jamais la fortune me sourit, et à me mettre en garde
+ contre la prospérité.
+
+ Le chapitre d'introduction servant de véritable préface à
+ mon ouvrage, je n'ai plus qu'un mot à dire ici.
+
+ Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à
+ élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce
+ genre d'attaque, employé pour détruire l'effet d'un ouvrage
+ religieux, est fort connu. Il est donc probable que je n'y
+ échapperai pas, moi surtout à qui l'on peut reprocher des
+ erreurs.
+
+ Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils
+ sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une
+ religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant
+ méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques
+ institutions et du vice de quelques hommes, je suis tombé
+ jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en
+ rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps,
+ sur les sociétés que je fréquentais, mais j'aime mieux me
+ condamner: je ne sais point excuser ce qui n'est point
+ excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence
+ s'est servie pour me rappeler à mes devoirs.
+
+ Ma mère, après avoir été jetée à 72 ans dans des cachots où
+ elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un
+ lieu obscur, sur un grabat où ses malheurs l'avaient
+ reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses
+ derniers jours une grande amertume; elle chargea, en
+ mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion
+ dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le voeu
+ de ma mère; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma
+ soeur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des
+ suites de son emprisonnement. Ces deux {p.566} voix sorties
+ du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort
+ m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé,
+ j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma
+ conviction est sortie du coeur: j'ai pleuré et j'ai cru.
+
+ On voit par ce récit combien ceux qui m'ont supposé animé de
+ l'esprit de parti se sont trompés. J'ai écrit pour la
+ religion, par la même raison que tant d'écrivains ont fait
+ et font encore des livres contre elle; où l'attaque est
+ permise, la défense doit l'être. Je pourrais citer des pages
+ de Montesquieu en faveur du christianisme, et des invectives
+ de J.-J. Rousseau contre la philosophie, bien plus fortes
+ que tout ce que j'ai dit, et qui me feraient passer pour un
+ fanatique et un déclamateur si elles étaient sorties de ma
+ plume.
+
+ Je n'ai à me reprocher dans cet ouvrage, ni l'intention, ni
+ le manque de soin et de travail. Je sais que dans le genre
+ d'apologie que j'ai embrassé, je lutte contre des
+ difficultés sans nombre; rien n'est malaisé comme d'effacer
+ le ridicule. Je suis loin de prétendre à aucun succès; mais
+ je sais aussi que tout homme qui peut espérer quelques
+ lecteurs rend service à la société en tâchant de rallier les
+ esprits à la cause religieuse; et dût-il perdre sa
+ réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de
+ joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet
+ homme puissant qui nous a retirés de l'abîme.
+
+ «Celui, dit M. Lally-Tolendal, à qui toute force a été
+ donnée pour pacifier le monde, à qui tout pouvoir a été
+ confié pour restaurer la France, a dit au prince des
+ prêtres, comme autrefois Cyrus: _Jéhovah, le Dieu du ciel,
+ m'a livré les royaumes de la terre, et il m'a commis pour
+ relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de
+ Jérusalem, rétablissez le temple de Jéhovah_[443].»
+
+ À cet ordre du libérateur, tous les juifs, et jusqu'au
+ moindre d'entre eux, doivent rassembler des matériaux pour
+ hâter la reconstruction de l'édifice. Obscur israélite,
+ j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. Je n'ose me
+ {p.567} flatter que, du séjour immortel qu'elle habite, ma
+ mère ait encouragé mes efforts; puisse-t-elle du moins avoir
+ accepté mon expiation!
+
+ [Note 443: Lettres de M. Lally-Tolendal, p. 27.]
+
+ * * * * *
+
+Cette _Préface_ est une vraie page de mémoires, écrite, non après
+coup, à distance, mais au moment même de l'événement, et toute
+vibrante encore de l'émotion ressentie. Elle est de plus le millésime
+qui marque la vraie date de l'apparition de l'ouvrage de
+Chateaubriand. À ce double titre, elle n'aurait jamais dû perdre, et,
+à l'avenir, il est essentiel qu'elle reprenne sa place en tête du
+_Génie du christianisme_.
+
+ * * * * *
+
+La première édition du _Génie du christianisme_ fut tirée à quatre
+mille exemplaires. Dans une seule journée, le libraire Migneret
+vendait pour _mille écus_, et il parlait déjà d'une seconde édition.
+L'ouvrage, je l'ai dit, avait paru le 24 germinal. Le lendemain 25,
+Fontanes l'annonçait et le mettait, dès ce premier jour, à sa vraie
+place, dans un article publié dans le _Mercure_. L'heure, certes,
+était propice et solennelle. On était à trois jours du dimanche 28
+germinal an X[444], le jour de Pâques de l'année 1802, la plus grande
+journée du siècle, plus glorieuse même que Marengo, plus éclatante
+encore qu'Austerlitz. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de
+cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la
+ratification du traité de paix entre la France et l'Angleterre, la
+promulgation du Concordat et le rétablissement de la religion
+catholique.
+
+ [Note 444: 18 avril 1802.]
+
+Quelques heures plus tard, suivi des premiers corps de l'État, entouré
+de ses généraux en grand uniforme, le premier Consul se rendait du
+palais des Tuileries à l'église métropolitaine de Notre-Dame, où le
+cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe,
+entonnait {p.568} le _Te Deum_, exécuté par deux orchestres que
+conduisaient Méhul et Cherubini[445]. Ce même jour, le _Moniteur_
+empruntait au _Mercure_ et reproduisait l'article de Fontanes sur le
+_Génie du christianisme_.
+
+ [Note 445: _Journal de Paris_, 29 germinal an X.]
+
+Ce n'est pas sans émotion qu'aujourd'hui encore, après un siècle
+bientôt écoulé, on lit dans le _Journal des Débats_ du samedi 27
+germinal an X: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira
+enfin, _après dix ans de silence_, pour annoncer la _fête de Pâques_.»
+Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu'au matin de ce
+18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses
+volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les
+hameaux, d'un bout de la France à l'autre, les cloches répondirent à
+cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable _Alleluia!_
+_Le Génie au christianisme_ mêla sa voix à ces voix sublimes; comme
+elles, il rassembla les fidèles et les convoqua aux pieds des autels.
+
+
+VII
+
+CHATEAUBRIAND ET Mme DE CUSTINE[446].
+
+ [Note 446: Ci-dessus, p. 297.]
+
+Sur les relations de Chateaubriand et de Mme de Custine, nous n'avons
+pas moins de deux volumes publiés, le premier en 1888 par M. Agénor
+Bardoux, le second en 1893 par M. Chédieu de Robethon.
+
+Déjà en 1885, M. Bardoux avait consacré un volume à la _Comtesse
+Pauline de Beaumont_; son livre sur _Madame de Custine_ en était comme
+la suite. Certes, dans ces deux volumes, l'auteur a mis de l'esprit,
+de l'intérêt, de la délicatesse. On me permettra cependant de tenir
+pour fâcheuses de telles publications. Que Chateaubriand, {p.569}
+puisqu'il appartient à l'histoire, relève de la chronique, je le veux
+bien; mais ces femmes qui ont vécu dans l'ombre, qui n'ont jamais joué
+aucun rôle, a-t-on le droit aujourd'hui de les mettre en scène, de
+venir, après un demi-siècle et plus, raconter leurs amours, vider
+leurs tiroirs et jeter en pâture à la malignité publique leurs lettres
+les plus intimes?
+
+Quoiqu'il en soit, M. Bardoux a pris texte des relations de Mme de
+Custine et de Chateaubriand pour présenter sous un jour odieux le
+caractère du grand écrivain. Il a fait de Mme de Custine une victime
+misérablement trahie, lâchement abandonnée; il a fait de Chateaubriand
+un froid adorateur, sans scrupules, sans remords et sans pitié.
+
+Il y avait peut-être quelque témérité, de la part de M. Bardoux, à
+mettre ainsi tous les torts à la charge de l'une des parties, alors
+que les pièces principales du procès lui faisaient défaut. De la
+correspondance échangée entre Chateaubriand et Mme de Custine, il ne
+possédait rien, en effet, si ce n'est une lettre et quelques billets à
+peu près insignifiants. Cette correspondance existait pourtant; elle
+était aux mains d'un heureux collectionneur, M. Chédieu de Robethon.
+Ce dernier n'avait pas moins de quarante lettres de Chateaubriand à
+Mme de Custine. Or, ces lettres, loin de s'accorder avec les sévérités
+dont l'illustre écrivain venait d'être l'objet, le disculpaient, au
+contraire, complètement. Ne devenait-il pas dès lors nécessaire de les
+publier? M. de Robethon l'a pensé avec d'autant plus de raison, qu'il
+ne pouvait être accusé de révéler au public les faiblesses de la vie
+de Mme de Custine: après le livre de M. Bardoux, il ne restait plus
+une indiscrétion à commettre.
+
+ * * * * *
+
+À quelle époque Chateaubriand et Mme de Custine se sont-ils connus?
+comment est né ce long attachement {p.570} qui a traversé tant de
+fortunes diverses et que la mort seule a brisé? D'après M. Bardoux,
+ils se seraient vus pour la première fois en 1803, dans le salon de
+Mme de Rosambo, alliée au frère aîné de Chateaubriand, qui avait été
+une des compagnes de Mme de Custine à la prison des Carmes[447]. M. de
+Robethon est d'avis que leur première rencontre remonte un peu plus
+haut, peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des
+circonstances très différentes. Il croit, en effet, trouver un indice
+de leurs premières relations dans la page des _Mémoires d'Outre-tombe_
+où Chateaubriand raconte que, après l'apparition du _Génie du
+christianisme_, au milieu de l'enthousiasme des salons, il fut
+enseveli sous un amas de billets parfumés: «Si ces billets,
+continue-t-il, n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mère, je
+serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, comment on
+se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe
+suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant
+la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.» Ce dernier
+trait s'appliquait évidemment à une seule personne et à un fait
+particulier; c'est une émotion unique que le poète a ressentie à ce
+larcin, gage indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait «sous le
+voile _d'une longue chevelure_». Cette longue chevelure, nous la
+retrouvons deux fois dans la page des _Mémoires_ que je viens de
+rappeler. Chateaubriand semble en avoir fait pour Mme de Custine une
+sorte d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle.
+
+ [Note 447: _Bardoux_, p. 131.]
+
+À l'appui de la conjecture, déjà très plausible, de M. de Robethon, il
+est permis aujourd'hui d'apporter une preuve directe et décisive.
+Parmi les lettres inédites de Chateaubriand à Fontanes, récemment
+publiées par {p.571} M. l'abbé Pailhès, j'en trouve une, en date du 8
+septembre 1802, qui commence ainsi:
+
+ Eh bien, mon cher enfant, les vers? Vous êtes un maudit
+ homme. Pas un signe de vie de votre part...
+
+ Comment va Mme Fontanes, et l'enfant[448], et la soeur, et
+ l'oncle? Que vous êtes heureux d'avoir tant de coeurs qui
+ s'intéressent à vous?
+
+ La grande voyageuse[449], comment est-elle? Je ne sais si
+ elle a reçu ma lettre.
+
+ À propos de lettres, il vient de m'arriver, par la poste,
+ toute décachetée une lettre qui me fait peine si F... l'a
+ vue. _On_ se plaint de mes rigueurs et _on_ m'offre des
+ merveilles. Je ne sais comment faire pour empêcher les
+ indiscrètes bontés de m'arriver par le grand chemin...
+
+ [Note 448: Christine de Fontanes.]
+
+ [Note 449: Mme Bacciochi.]
+
+F... ne peut être que Fouché. C'est lui, en sa qualité de ministre de
+la police, et lui seul, qui a pu voir cette lettre, si même ce n'est
+pas lui qui l'a décachetée; car une lettre mise à la poste, une lettre
+contenant _d'indiscrètes bontés_, et de nature à intéresser Fouché,
+n'a pas pu n'être pas cachetée avec soin. Or, Fouché, à cette époque,
+et depuis plusieurs années déjà, était le protecteur actif,
+l'admirateur passionné, le grand ami de Mme de Custine. De là, l'ennui
+éprouvé par Chateaubriand, à la pensée que la lettre «décachetée»
+avait passé sous les yeux du ministre de la police.
+
+Il est donc impossible de ne pas faire remonter à cette date de
+septembre 1802 le début des relations de Mme de Custine avec
+Chateaubriand.
+
+Si la date de 1803, donnée par M. Bardoux, est inexacte, celle de
+1801, mise en avant par M. de Robethon, est également erronée. Il dit
+en effet lui-même--et avec raison--que la première rencontre eut lieu
+peu après l'apparition du _Génie du christianisme_. Or, le _Génie du
+christianisme_ a paru, non en 1801, mais le 14 avril 1802.
+
+{p.572} Après avoir reproduit une lettre du 1er août 1804, M. Bardoux
+ajoute: «Le Chateaubriand quinteux, personnel, méfiant, est tout
+entier dans cette lettre[450]» De quoi s'agit-il donc? M. Bardoux ne
+nous le dit pas, par cette excellente raison qu'il n'en sait rien
+lui-même. Prise isolément, la lettre qu'il avait sous les yeux n'était
+pas seulement obscure, elle était inintelligible. Mais alors pourquoi
+s'emparer de cette lettre, à laquelle on ne comprend rien, dont on
+ignore par conséquent le caractère et la portée, pour s'en faire une
+arme contre son auteur, pour en tirer des conclusions défavorables à
+son caractère?
+
+ [Note 450: _Bardoux_, p. 153.]
+
+Aujourd'hui, grâce à la publication de M. Chédieu de Robethon, nous
+savons exactement ce qui s'est passé.
+
+Désintéressé, généreux, n'entendant rien aux affaires, Chateaubriand
+était parfois à court d'argent. Pendant son séjour à Rome, il avait
+épuisé ses dernières ressources au cours de la maladie de Mme de
+Beaumont; il ne pouvait pas, et pour rien au monde il n'aurait voulu,
+en un tel moment, lui exposer sa détresse, lui demander un crédit, et
+se faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il lui avait
+prodigués. Il y avait là une question de délicatesse et d'honneur.
+C'est dans ces circonstances qu'il s'adressa à Mme de Custine.
+Celle-ci refusa. Elle n'avait vu qu'une rivale, là où elle ne devait
+voir qu'une infortunée et une mourante. Chateaubriand était rentré en
+France depuis quelques mois, lorsqu'il apprend que cet incident connu
+de lui seul et de Mme de Custine est tombé dans la bouche du public et
+que les détails en courent les salons. Atteint jusqu'au fond du coeur,
+il écrit à Mme de Custine la lettre qu'on va lire:
+
+ _Lundi, 16 juillet 1804._
+
+ Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si
+ tous vos noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais
+ je sais {p.573} que j'ai hésité à vous écrire n'ayant que
+ des choses fort tristes à vous apprendre. Premièrement, les
+ embarras de ma position augmentent tous les jours et je vois
+ que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France
+ ou en province; je vous épargne les détails. Mais cela ne
+ serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne
+ m'expliquerai point non plus: mais quoique je ne croie point
+ tout ce qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a
+ dit, il reste certain toutefois que vous avez parlé d'un
+ service que je vous priais de me rendre lorsque j'étais à
+ Rome, et que vous ne m'avez pas rendu. Ces choses-là
+ tiennent à l'honneur, et je vous avoue qu'ayant déjà le tort
+ du refus, je n'aurais jamais voulu penser que vous eussiez
+ voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la
+ _révélation_. Que voulez-vous? On est indiscret sans le
+ vouloir, et souvent on fait un mal irréparable aux gens
+ qu'on aime le plus.
+
+ Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins
+ attaché. Vous m'avez comblé d'amitiés et de marques
+ d'intérêt et d'estime; je parlerai éternellement de vous
+ avec les sentiments, le respect, le dévouement que je
+ professe pour vous. Vous avez voulu rendre service à mon
+ ami[451] et vous le pouvez plus que moi puisque Fouché est
+ ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement que
+ vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un
+ malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se
+ joue de nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit
+ aux sentiments qui paraissent les plus fermes et les plus
+ durables. J'ai été tellement le jouet des hommes et des
+ prétendus amis, que j'y renonce. Je ne me croirai pas, comme
+ Rousseau, haï du genre humain, mais je ne me fierai plus à
+ ce genre humain. J'ai trop de simplicité et d'ouverture de
+ coeur pour n'être pas la dupe de quiconque voudra me
+ tromper.
+
+ Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la
+ peine. En voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie
+ pas et que je vous avais écrite il y a sept ou huit heures.
+ J'ignorais alors ce que je viens d'apprendre, et le ton de
+ cette lettre était bien différent du ton de celle-ci. Je
+ vous répète que je ne crois pas un mot des détails honteux
+ qu'on m'a communiqués, mais il reste un fait: on sait le
+ service que je vous ai demandé et comment peut-on savoir ce
+ qui était sous le sceau du secret dans une de mes lettres,
+ si vous ne l'aviez pas dit vous-même?
+
+ Adieu.
+
+ [Note 451: M. Bertin l'aîné. Voir la note 4 de la
+ page 395.]
+
+{p.574} Dans sa réponse, Mme de Custine essaya sans doute d'une
+diversion et rejeta probablement les torts sur une personne qu'elle
+craignait de se voir préférer et dont la perfidie aurait machiné cette
+dénonciation. La seconde lettre de Chateaubriand ne fut pas moins
+digne et moins noble que la première:
+
+ Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à
+ personne, et je ne vous préfère personne. Mais vous vous
+ trompez si vous croyez que je tiens ce que je vous ai dit de
+ _celle_ que vous soupçonnez. Si je le tenais d'elle, je
+ pourrais croire que la chose n'est pas encore publique; or
+ ce sont des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti
+ des bruits qui couraient. Il me serait encore fort égal, et
+ je ne m'en cacherais pas, qu'on dit que je vous ai demandé
+ un service. Mais ce sont les circonstances qu'on ajoute à
+ cela qui sont si odieuses que je ne voudrais pas même les
+ écrire et que mon coeur se soulève en y pensant. Vous vous
+ êtes fort trompée si vous avez cru que Madame... m'ait
+ jamais rendu des services dans le genre de ceux dont il
+ s'agit[452]; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur
+ de lui en rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez
+ eu tort de me refuser. Dans votre position, rien n'était
+ plus aisé que de vous procurer le peu de chose que je vous
+ demandais; j'ai vingt amis pauvres qui m'eussent obligé
+ poste pour poste, si je ne vous avais donné la préférence.
+ Si jamais vous avez besoin de mes faibles ressources,
+ adressez-vous à moi et vous verrez si mon indigence me
+ servira d'excuse.
+
+ Mais laissons tout cela, vous savez si jusqu'à présent
+ j'avais gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du
+ coeur, je vous en avais laissé apercevoir la moindre chose,
+ tant était loin de ma pensée tout ce qui aurait pu vous
+ causer un moment de peine ou d'embarras. C'est la première
+ et la dernière fois que je vous parlerai de ces choses-là.
+ Je n'en dirai pas un mot à la _personne_, soit que cela
+ vienne d'elle ou non. Le moyen de faire vivre une pareille
+ affaire est d'y attacher de l'importance et de faire du
+ bruit; cela mourra de soi-même comme tout meurt en ce monde.
+ Les calomnies sont devenues pour moi des choses toutes
+ simples; on m'y a si fort accoutumé que je trouverais
+ {p.575} presque étrange qu'il n'y en eût pas toujours
+ quelques-unes de répandues sur mon compte.
+
+ C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner
+ l'un de l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément; mais
+ mon attachement pour vous est à toute épreuve; il survivra
+ même à l'absence, si nous ne devons plus nous revoir.
+
+ Je vous recommande mon ami[453].
+
+ _Paris, 4 thermidor (juillet 23)._
+
+ [Note 452: Est-ce à Mme de Beaumont qu'il fait
+ allusion? Ces suppositions de Mme de Custine
+ auraient été bien blessantes pour Chateaubriand.
+ _Note de M. Chédieu de Robethon_.]
+
+ [Note 453: Toujours M. Bertin.]
+
+Mme de Custine, dans sa réponse, chercha, paraît-il, à expliquer le
+refus du service que Chateaubriand lui avait demandé. Elle laissa
+entendre qu'elle s'était sentie froissée à l'idée de subvenir aux
+dépenses nécessitées par la présence à Rome de Mme de Beaumont. C'est
+ici que se place la lettre de Chateaubriand, du 1er août 1804, citée
+par M. Bardoux, et dont voici le début:
+
+ Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais
+ par lettre. Je ne me rappelle plus pour quel objet je vous
+ avais demandé ce service; mais si c'est pour celui que vous
+ faites entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de
+ l'idée que j'avais de votre caractère n'a été donnée; et
+ c'est une grande pitié que vous ayez pu la prendre dans un
+ sens si opposé; je m'étais trompé...
+
+Cependant, malgré l'aigreur de ces premières lignes, Chateaubriand
+s'adoucit: il ne demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre
+se termine par un mot charmant: «Adieu, j'ai encore bien de la peine à
+vous dire quelque mots aimables, mais ce n'est pas faute d'envie.» Le
+post-scriptum renouvelle la demande de pressantes démarches auprès de
+Fouché en faveur de «l'ami malheureux et persécuté». Ainsi, même dans
+ces circonstances où il semblerait devoir être tout entier à sa
+légitime irritation et à sa vive douleur, pas un seul instant il
+n'oubliera son ami. N'en déplaise à M. Bardoux, il me {p.576} semble
+bien que cet épisode est tout à l'honneur de Chateaubriand.
+
+ * * * * *
+
+Nous ne sommes encore qu'en 1804. Mme de Custine ne mourra que
+vingt-deux ans plus tard. Jusqu'à la fin, la correspondance publiée
+par M. de Robethon le démontre, Chateaubriand resta son ami.
+
+Pendant son ambassade à Londres, en 1822, le fils de Mme de Custine,
+Astolphe, vint en Angleterre: «Une fois à son poste, dit M. Bardoux,
+il (Chateaubriand) n'écrivait plus; et Astolphe alla passer quelques
+jours en Angleterre pour rapporter de ses nouvelles.» Cela encore
+n'est point exact. Il ne s'agissait point d'une simple course à
+Londres pour que le fils rapportât à sa mère des nouvelles de
+l'ambassadeur trop lent à écrire, mais d'un voyage en Angleterre et en
+Écosse, qui dura plus de deux mois, du 26 juillet au 30 septembre. Du
+26 juillet au 8 septembre, époque à laquelle Chateaubriand quitta
+Londres pour se rendre au Congrès de Vérone, très nombreuses sont ses
+lettres à Mme de Custine, et toutes témoignent de sa sollicitude pour
+le fils de son amie.
+
+De retour à Paris, Chateaubriand reprit ses relations assidues avec
+Mme de Custine, qui, comptant avec raison sur son dévouement et sur le
+crédit qu'elle-même possédait à la cour, entreprit alors de faire de
+son fils un pair de France, ou tout au moins, s'il n'était pas
+possible d'atteindre immédiatement à ce rang élevé, de lui créer des
+titres par de hautes fonctions diplomatiques. Chateaubriand approuva
+ces projets, et peut-être en fut-il l'inspirateur.
+
+Quand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre
+1822, la confiance de Mme de Custine dans le succès de ses espérances
+s'en accrut encore. Renonçant pour Astolphe à cette sorte de stage
+dans la diplomatie qui, une première fois du reste, lui avait assez
+mal réussi {p.577} elle sollicita directement la pairie avec l'ardeur
+fiévreuse et l'obstination qu'elle mettait à toutes choses. Elle ne
+laissera plus à Chateaubriand une heure de répit. Elle le poursuit,
+elle le harcèle, et comme la nomination ne vient pas, elle se répand
+en plaintes et en reproches. M. Bardoux les tient naturellement pour
+fondés. Il accuse Chateaubriand d'oublier «au milieu des enivrements
+du pouvoir» et son amie et le jeune Astolphe. «De toutes les amies,
+fort anxieuses de lui, dit-il, Mme de Custine était la plus négligée;
+les billets que Chateaubriand, ministre, lui envoie, sont bien écrits
+de sa main, mais _il ne prend plus le temps de mettre l'adresse; c'est
+un secrétaire qui s'en charge_[454].»--Chateaubriand est ministre des
+affaires étrangères; la France est en guerre avec l'Espagne; c'est sur
+lui que pèsent à ce moment les plus lourdes responsabilités; il lui
+faut faire face à l'opposition de M. Canning et aux attaques des
+_libéraux_; dans le sein même du cabinet, il a des luttes à soutenir;
+et s'il lui arrive de charger un secrétaire de mettre une adresse sur
+un billet, il sera démontré qu'il n'est qu'un égoïste et un lâcheur!
+Ici, du reste, comme tout à l'heure pour l'incident de 1804, M.
+Bardoux n'a pas eu de chance. On ne lui a communiqué que des
+_billets_, des billets de deux ou trois lignes et il en prend texte
+pour accuser Chateaubriand d'ingratitude. Mais à côté de ces billets
+un peu laconiques, il y en a d'autres qui sont charmants et il ne les
+a pas connus. Il y a aussi des lettres, de vraies lettres, et il ne
+les a pas connues davantage. Lettres et billets prouvent que
+Chateaubriand ne négligeait rien pour faire réussir la candidature
+d'Astolphe à la pairie. Un moment, il crut avoir partie gagnée, mais
+le succès espéré ne vint pas. Dans la lettre suivante, il rend compte
+à Mme de Custine de ce qui s'est passé:
+
+{p.578} _Mercredi 24 décembre 1823._
+
+ J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour
+ le moment. Le roi n'a voulu nommer, je crois, que des
+ députés, des militaires et des hommes de sa maison et de
+ celles des princes. Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour
+ une autre circonstance qui n'est pas très éloignée. Ne
+ croyez pas que je vous oublie et que vous n'êtes dans ma vie
+ au nombre de mes plus doux et de mes plus impérissables
+ souvenirs.
+
+ Mille tendresses à tous.
+
+ CH.[455]
+
+ [Note 454: _Bardoux_, p. 361.]
+
+ [Note 455: _Chédieu de Robethon_, p. 251.]
+
+La promesse faite ne fut pas tenue, mais ce ne fut ni la faute de
+Chateaubriand, ni celle du gouvernement de la Restauration. C'est à
+lui-même et à lui seul qu'Astolphe de Custine doit imputer d'avoir
+tout perdu. Son nom fut mêlé, à ce moment, à une aventure honteuse, au
+plus abominable des scandales. M. Chédieu de Robethon s'est vu dans la
+nécessité d'en parler, au moins sommairement. Il me serait impossible
+de reproduire ici son récit. À peine y puis-je faire allusion. Ce
+récit, d'ailleurs, n'étonnera aucun de ceux qui ont lu les pages
+consacrées par Philarète Chasles, dans ses _Mémoires_, au marquis de
+Custine.
+
+À partir de ce déplorable événement, tout fut fini pour Mme de
+Custine. Sa vie était brisée; elle mourut le 25 juillet 1826, à l'âge
+de 56 ans.
+
+
+VIII[456]
+
+ [Note 456: Ci-dessus, p. 329.]
+
+LA MORT DE LA HARPE.
+
+Ce sera l'honneur de La Harpe d'avoir, lui le disciple de Voltaire
+d'avoir compris et salué, dès le premier jour, le génie de
+Chateaubriand.--d'avoir selon l'expression de {p.579} Sainte-Beuve,
+«donné en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune
+groupe littéraire en qui était alors l'avenir».
+
+Bien avant l'apparition du _Génie du christianisme_, il avait commencé
+une _Apologie de la religion chrétienne_, que la mort ne lui a pas
+permis de finir, mais dont il reste de très beaux fragments. D'autres
+à sa place eussent vu avec ennui, avec dépit sans doute, l'entrée en
+scène du jeune rival dont l'oeuvre allait rejeter la sienne dans
+l'ombre. La Harpe, au contraire, l'accueillit avec un sincère
+enthousiasme, avec une sorte de tendresse, non comme un rival, mais
+comme un fils. Il inscrivit son nom sur son testament, le priant «de
+se souvenir combien il lui était attaché». Chateaubriand ne fut pas
+ingrat. Il publia, dans le _Mercure_, au lendemain des funérailles de
+La Harpe, un article, où il disait:
+
+ ... Les obsèques furent célébrées, le dimanche matin, à
+ Notre-Dame. Il s'était retiré depuis quelques années dans le
+ cloître de cette cathédrale, comme s'il avait voulu se
+ réfugier, loin d'un monde peu charitable, à l'ombre de la
+ maison du Dieu de miséricorde. Ceux qui ont vu les restes de
+ cet auteur célèbre renfermés dans un chétif cercueil ont pu
+ sentir le néant des grandeurs littéraires, comme de toutes
+ les autres grandeurs; heureusement, c'est dans la mort que
+ le chrétien triomphe, et sa gloire commence quand toutes les
+ autres gloires finissent.
+
+ Le convoi est parti à une heure pour le cimetière de la
+ barrière de Vaugirard. Nous avons sincèrement regretté de ne
+ pas voir marcher à la tête du cortège cette croix qui nous
+ afflige et nous console, et par laquelle un Dieu
+ compatissant a voulu se rapprocher de nos misères. Lorsqu'on
+ est arrivé au cimetière, on a déposé le cercueil au bord de
+ la fosse, sur le petit morceau de terre qui devait bientôt
+ le recouvrir. M. de Fontanes a prononcé alors un discours
+ noble et simple sur l'ami qu'il venait de perdre. Il y avait
+ dans l'organe de l'orateur attendri, dans les tourbillons de
+ neige qui tombaient du ciel, et qui blanchissaient le drap
+ mortuaire du cercueil, dans le vent qui soulevait ce drap
+ mortuaire, comme pour laisser passer les paroles de l'amitié
+ jusqu'à l'oreille de la mort; il y avait, disons-nous, dans
+ ce concours de {p.580} circonstances, quelque chose de
+ touchant et de lugubre... Les restes de M. de La Harpe
+ n'étaient pas encore recouverts de terre; nous pleurions
+ encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte; et
+ dans le moment même où M. de Fontanes nous assurait que
+ toutes les injustices allaient s'ensevelir dans cette tombe,
+ que tout le monde partageait nos regrets, un journal
+ insultait aux cendres d'un homme illustre; on l'accusait
+ d'avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses
+ neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet
+ article les paroles de l'Écriture que M. de La Harpe a
+ citées à la fin de son dernier morceau sur l'Encyclopédie,
+ et qui sont aussi les _dernières paroles_ que ce grand
+ critique a fait entendre au public: _Malheur à vous qui
+ appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal_.
+
+Trente-cinq ans plus tard, dans ses _Mémoires_, rendant à La Harpe un
+dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée
+de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes.
+
+Voici ce discours:
+
+ Les lettres et la France regrettent aujourd'hui un poète, un
+ orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine
+ vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l'annonça
+ comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène
+ française: l'héritage de leur gloire n'a point dégénéré dans
+ ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes
+ et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux
+ siècles de l'éloquence et de la poésie, et leur esprit,
+ comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits
+ d'un disciple qu'ils avaient formé. C'est en leur nom qu'il
+ attaqua jusqu'au dernier moment les fausses doctrines
+ littéraires; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne
+ fut qu'un long dévouement au triomphe des vrais principes.
+ Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n'a pas
+ fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de
+ son caractère et la rigueur impartiale de ses censures
+ éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la
+ bienveillance et même l'équité. Il n'arrachait que l'estime
+ où tant d'autres auraient obtenu enthousiasme. Souvent les
+ clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de
+ ses succès et de sa renommée. Mais à l'aspect de ce tombeau,
+ tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et
+ la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront
+ plus enfin contestés. Tous les amis des lettres, {p.581}
+ quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant
+ notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le
+ frappe, rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire
+ dans un âge où la pensée n'a rien perdu de sa vigueur, et
+ lorsque son talent s'était agrandi dans un autre ordre
+ d'idées qu'il devait au spectacle extraordinaire dont le
+ monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement
+ imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus
+ solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres
+ dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées
+ avec peine du dernier monument qu'il élevait. Ceux qui en
+ connaissent quelques parties avouent que le talent poétique
+ de l'auteur, grâce aux inspirations religieuses, n'eut
+ jamais autant d'éclat, de force et d'originalité. On sait
+ qu'il avait embrassé, avec toute l'énergie de son caractère,
+ les opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose le
+ système social; elles ont enrichi, non seulement ses pensées
+ et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore
+ adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu
+ qu'adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de
+ mort, leur éloquent panégyriste et l'héritier de leurs
+ leçons. Les amis qui l'ont vu dans ce dernier moment où
+ l'homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité
+ de ses sentiments; ils ont pu juger combien son coeur, en
+ dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté.
+ Déjà même les sentiments les plus doux étaient entrés dans
+ ce coeur trop méconnu, et si souvent abreuvé d'amertumes.
+ Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir
+ dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le
+ plus ferme soutien; lui-même se félicitait naguère encore de
+ cette réunion si désirée; mais la mort a trompé nos voeux et
+ les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les
+ traditions des grands modèles qu'il sut interpréter avec une
+ raison si éloquente! Puissent-elles, mes chers confrères, en
+ formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette
+ Académie française qu'illustrèrent tant de noms fameux
+ depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand
+ homme, si supérieur à celui qui l'a fondée!
+
+Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils
+étaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa
+conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait
+être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les
+écrits de ses neuf dernières années. S'il était besoin d'une autre
+{p.582} preuve, on la trouverait dans les termes mêmes de son
+testament:
+
+ Je lègue, y est-il dit, 200 francs aux pauvres de ma
+ paroisse. Ma nièce n'ayant rien, et ce que je laisserai
+ étant peu de chose, il ne m'est pas possible de faire
+ davantage pour cette classe qui est si à plaindre. J'engage
+ chaque Français à se rappeler que la religion fait un devoir
+ sacré de soulager les indigents, et de faire tout ce qu'on
+ peut pour adoucir le sort des infortunés: je remercie
+ monsieur et madame de Talaru[457] des marques d'amitié
+ qu'ils m'ont données; j'en conserverai le souvenir jusqu'au
+ dernier moment. Je remercie également les respectables
+ docteurs Malhouet et Portal, des soins qu'ils ont bien voulu
+ me donner, avec un grand zèle, dans ma maladie. Je prie MM.
+ de Fontanes, _Chateaubriand_, de Courtivron, de Chabannes,
+ Récamier, de Herain, Liénard, Migneret et Agasse de se
+ souvenir combien je leur étais attaché. Je nomme M. Boulard,
+ notaire, mon ami depuis vingt ans, mon exécuteur
+ testamentaire. Je supplie la divine Providence d'exaucer les
+ voeux que je fais pour le bonheur de mon pays.--Puisse ma
+ patrie jouir longtemps de la paix et de la tranquillité!
+ Puissent les saintes maximes de l'Évangile être généralement
+ suivies pour le bonheur de la société!
+
+ [Note 457: La veuve du comte Stanislas de
+ Clermont-Tonnerre, remariée au marquis de Talaru.
+ Elle avait puissamment contribué, avec deux
+ évêques, l'évêque de Montauban et l'évêque de
+ Saint-Brieuc, à la conversion de La Harpe en 1794.
+ La marquise de Talaru était la cousine de
+ Chateaubriand.]
+
+Dans un codicille joint à ce testament, La Harpe avait ajouté la
+déclaration suivante:
+
+ Ayant eu le bonheur de recevoir hier, pour la seconde fois,
+ le saint viatique, je crois devoir faire encore une dernière
+ déclaration des sentiments que j'ai publiquement manifestés
+ depuis neuf ans et dans lesquels je persévère. Chrétien par
+ la grâce de Dieu, et professant la religion catholique,
+ apostolique et romaine, dans laquelle j'ai eu le bonheur de
+ naître et d'être élevé, et dans laquelle je veux finir de
+ vivre et mourir, je déclare que je crois fermement tout ce
+ que croit et enseigne l'Église romaine, seule fondée par
+ Jésus-Christ; que je condamne d'esprit et de coeur tout ce
+ qu'elle condamne; que j'approuve de même tout ce qu'elle
+ approuve; en conséquence, je rétracte tout ce que j'ai écrit
+ et imprimé, ou qui a été imprimé sous mon nom, de contraire
+ {p.583} à la foi catholique ou aux bonnes moeurs: le
+ désavouant, et, en tant que je puis, en condamnant et
+ dissuadant la promulgation, la réimpression et
+ représentation sur les théâtres. Je rétracte également et
+ condamne toute proposition erronée qui aurait pu m'échapper
+ dans ces différents écrits.--J'exhorte tous mes compatriotes
+ à entretenir des sentiments de paix et de concorde; je
+ demande pardon à ceux qui ont cru avoir à se plaindre de
+ moi, comme je pardonne bien sincèrement à ceux dont j'ai eu
+ à me plaindre.
+
+Après de telles paroles, dites à l'heure suprême, qui pourrait encore
+suspecter la sincérité des sentiments religieux de La Harpe? Il en
+avait d'ailleurs donné une preuve non moins éclatante à l'époque de ce
+second mariage, sous le Directoire, dont parle Chateaubriand.
+L'épisode est des plus intéressants, et vaut, je crois, d'être
+rappelé.
+
+La Harpe avait pour ami M. Récamier, le mari de la belle Juliette.
+L'optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de
+mariage: il y avait la main malheureuse, mais ses insuccès ne le
+décourageaient point. Il connaissait de vieille date une Mme de
+Hatte-Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants: un fils
+et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était
+difficile à établir, attendu la pauvreté de sa famille; M. Récamier
+eut l'idée de la faire épouser à La Harpe. Il avait trente-quatre ans
+de plus que la jeune fille, et celle-ci n'était pas sans ressentir
+quelque répugnance à l'accepter. Mais la mère cacha avec soin cette
+disposition à l'épouseur, et entraîna sa fille. Cette union, conclue
+le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.
+
+Au bout de trois semaines, Mlle de Longuerue déclarait que sa
+répugnance était invincible et demandait le divorce. La Harpe,
+vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se
+conduisit en galant homme et en chrétien: il ne pouvait se prêter au
+divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir,
+et il pardonna à la jeune fille l'éclat et le scandale de cette
+{p.584} rupture. «J'ai toujours entendu dire à Mme Récamier, écrit
+Mme Lenormant dans ses _Souvenirs_ (I, 57), que les procédés, le
+langage, les sentiments que fit entendre et voir M. de La Harpe dans
+cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et
+de sincère humilité.» Il y avait d'autant plus de mérite, qu'il se
+voyait à ce moment doublement frappé, la demande en divorce de Mlle de
+Longuerue coïncidant avec le décret de proscription lancé contre lui
+par les auteurs du coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797).
+
+Le divorce civil une fois prononcé, Mlle de Longuerue entreprit de
+faire annuler son mariage devant l'autorité religieuse. Ici encore,
+l'attitude et la conduite de La Harpe furent de tous points
+irréprochables. On en pourra juger par la lettre suivante, qu'il
+écrivit à Mme Récamier, le 19 mai 1798, de l'asile où il se tenait
+alors caché, à Corbeil:
+
+ Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugne
+ extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient
+ que m'être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous
+ savez mieux que personne combien dans cette malheureuse
+ affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite
+ n'ait pas été prudente.
+
+ Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé.
+ J'ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne
+ voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour
+ me punir du mal que j'avais fait à d'autres. Que sa volonté
+ soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme à moi, et
+ comme je lui pardonne de tout mon coeur! Plus on a eu de
+ torts envers moi et moins je veux me permettre les
+ reproches, et c'est ce que toute explication entraînerait
+ nécessairement. Le mal est fait, et il est de nature à ce
+ que Dieu seul puisse le réparer, puisqu'il peut tout. Les
+ moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dictés
+ par les intérêts humains, ne me paraissent pas faits pour
+ réussir, quoi qu'il me soit permis, ce me semble, de le
+ désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une
+ personne que la jeunesse expose plus que toute autre et qui
+ doit toujours m'être chère à cause du lien qui nous unit
+ devant Dieu.
+
+ Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit
+ même {p.585} en lui communiquant cette lettre, que la
+ sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honnête, et
+ que si je n'y réponds pas directement, c'est par égard pour
+ elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement
+ parlant, le désir qu'elle a de rompre légalement une union
+ qui n'a eu que des suites fâcheuses, mais qui n'aurait
+ jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi
+ que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers,
+ mais que je ne crois pas qu'aucune autorité ecclésiastique
+ l'excuse d'avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement
+ parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les
+ conséquences, à une union que son coeur n'approuvait pas;
+ que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle
+ de l'avoir engagée à n'écouter que des vues d'intérêt qui
+ n'étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt
+ rendues illusoires pour notre punition commune et légitime;
+ mais qu'en fait de sacrements, les lois de l'Église
+ n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'intérêt;
+ que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'était éloignée
+ de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de
+ contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habité
+ avec moi librement et publiquement, pendant trois semaines
+ comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à
+ donner comme moyen de nullité ce qu'elle a pu montrer de
+ répugnance à remplir le voeu du mariage; moyen que tant de
+ raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun
+ tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul
+ qu'elle puisse invoquer, puisqu'elle est déjà divorcée dans
+ les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage;
+ qu'au reste je ne mettrai pas plus d'opposition aux
+ démarches qu'elle peut faire pour annuler le mariage devant
+ l'Église, que je n'en ai mis au divorce devant les juges
+ civils; qu'il me suffit de rester étranger à l'un et à
+ l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires à la loi
+ de Dieu; que si j'étais dans le cas d'être appelé, ce que je
+ ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité,
+ comme je la dois dans tous les cas.
+
+ Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je
+ désire qu'elle en soit satisfaite[458].
+
+ [Note 458: _Souvenirs et Correspondance tirés des
+ papiers de Madame Récamier_, par Mme Charles
+ Lenormant, tome I, p. 60.]
+
+La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis: ils
+avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n'en
+fut pas moins celle d'un galant homme et d'un vrai chrétien.
+
+
+{p.586} IX
+
+LES QUATRE CLAUSEL[459].
+
+ [Note 459: Ci-dessus, page 402.]
+
+Jean-Claude Clausel de Coussergues, né à Coussergues (Aveyron), le 4
+décembre 1759, était entré de bonne heure dans la magistrature et
+avait succédé à son père, le 26 octobre 1789, comme conseiller à la
+cour des aides de Montpellier. Il émigra, servit dans l'armée de
+Condé, rentra en France sous le Consulat et se fit libraire et
+journaliste. C'est alors qu'il connut Chateaubriand et que se noua
+entre eux une amitié que la mort seule devait rompre. Bien des choses
+d'ailleurs les rapprochaient. Émigrés tous les deux, ils avaient
+combattu sous le même drapeau. Leur exil avait eu même durée. Comme
+Chateaubriand, Clausel avait commencé par être _philosophe_, et l'un
+des tenants les plus fanatiques de Jean-Jacques; puis la Révolution
+lui avait ouvert les yeux, il avait pleuré, lui aussi, et il avait
+cru. On avait vu alors son ardeur philosophique se changer en une
+piété tendre. Il fut donc de ceux qui, par leurs articles,
+contribuèrent à l'immense succès du _Génie du Christianisme_. Mais il
+ne s'en tint pas à des articles de journaux. De Rome, le 20 décembre
+1803, Chateaubriand écrivait à Gueneau de Mussy:
+
+ Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires;
+ songez que c'est la seule ressource qui va me rester.
+ Migneret a bien vendu ses éditions, mais il a confié sa
+ marchandise à des fripons, et j'ai éprouvé cinq
+ banqueroutes. Engagez M. Clausel à commencer le plus tôt
+ possible son _édition chrétienne_. Si j'en crois ce qu'il
+ m'a mandé, elle se vendra bien, et cela me rendra encore
+ quelque argent. Le monument de Mme de Beaumont me coûtera
+ 9,000 francs. J'ai vendu tout ce que j'avais pour en payer
+ une partie...
+
+{p.587} Les cinq volumes du _Génie_ étaient trop gros et trop chers
+pour aller à tous les acheteurs; ils renfermaient, par endroits, de
+trop vives peintures, pour être mis dans toutes les mains. Une édition
+chrétienne, c'est-à-dire abrégée et corrigée, à l'usage de la jeunesse
+et des écoles, était demandée. Pour se livrer à un travail de ce genre
+et y réussir, il fallait, avec une grande délicatesse d'âme et de foi,
+le sincère dévouement d'un ami. Clausel remplissait à merveille ces
+conditions; aussi s'acquitta-t-il de sa tâche avec un plein succès.
+Son édition abrégée du _Génie du Christianisme_ fut plusieurs fois
+réimprimée.
+
+Clausel avait moins bien réussi dans ses propres entreprises de
+librairie; ses dernières ressources commençaient à s'épuiser. Il fut
+donc heureux d'être choisi par le Sénat, le 17 février 1807, comme
+député de l'Aveyron au Corps législatif, mandat qui lui fut renouvelé
+le 6 janvier 1813. Une indemnité de 10,000 francs était alors allouée
+à chaque député. En 1811, Cambacérès, son ancien collègue à la cour
+des aides de Montpellier, le fit nommer conseiller à la cour d'appel
+de cette ville. Comme il n'y avait pas d'incompatibilité entre ces
+fonctions et celles de membre du Corps législatif, il continua
+d'habiter Paris une partie de l'année, et alors il voyait chaque jour
+les Chateaubriand et les Joubert. Madame de Chateaubriand l'appelait,
+dès cette époque «notre meilleur ami». Il était pourtant à Montpellier
+au mois de juillet 1811, ce qui lui valait de recevoir cette charmante
+lettre de Mme de Chateaubriand, l'une des plus jolies qu'elle ait
+écrites:
+
+ _Val-du-Loup, ce 27 juillet 1811._
+
+ Bien que l'air et le ton de *** me déplaisent également, il
+ suffit, mon cher ami, que vous l'aimiez pour que j'aie un
+ grand plaisir à faire quelque chose qui lui soit agréable.
+ J'irai donc incessamment à la Marine solliciter un _brevet
+ de mort_ pour son neveu.
+
+ {p.588} Je vous défie de nous écrire d'un pays plus chaud
+ que le nôtre; voilà deux jours qu'on ne peut respirer. Il
+ est vrai qu'il y en a trois qu'on se chauffait à grand feu:
+ pour le chaud, c'est la saison; pour le froid, c'est la
+ comète.--Vous ayez grand tort de comparer le lieu où nous
+ vivons au paradis terrestre; si ce n'est qu'on y trouve
+ aussi des _serpents_, et, si vous avez à Montpellier des
+ procès à débrouiller et des chicanes à réprimer, nous avons
+ ici des voleurs à pendre; en conséquence, M. de
+ Chateaubriand vient d'être nommé _juré_, pour juger les
+ pauvres gens qu'il renverra sur les grands chemins sains et
+ saufs, s'il plaît à Dieu. Mais ce qui nous déplaît beaucoup
+ à nous, c'est que nous voilà obligés d'aller à Paris, et il
+ est si triste et si justement triste en ce moment que rien
+ qu'à y penser on tourne à la mort. Pas une âme, ou sinon des
+ âmes en peine; des rues désertes, des maisons vides et des
+ arbres poudrés à blanc, voilà ce que nous allons trouver.
+
+ Il nous serait beaucoup plus agréable d'aller vous faire une
+ petite visite dans votre cabinet exposé au nord et placé au
+ milieu d'une belle campagne; mais on ne peut pas dire à
+ présent, voyage qui voudra. Nous vous attendons donc ici;
+ car vous y viendrez, et j'espère même que vous y resterez;
+ et, comme alors vous serez questeur, nous _aurons une
+ voiture_.
+
+ Joubert est dans l'admiration et dans l'attendrissement des
+ lettres que vous lui écrivez, d'où je conclus que ce ne sont
+ pas vos chefs-d'oeuvre. Il est retombé dans sa manie
+ _universitaire_; il n'a pas de plus grand bonheur que de
+ pouvoir s'enfermer avec quelques inspecteurs, recteurs ou
+ proviseurs, et de les _pérorer_ tant et si longtemps qu'il
+ est ensuite obligé de se coucher pendant huit jours et qu'il
+ a le plaisir de se plaindre éternellement. M. de Bonald est
+ ici depuis un mois, mais nous ne l'avons point vu, du moins
+ moi. M. de Chateaubriand l'a rencontré l'autre jour, chez le
+ restaurateur. On dit qu'il s'est livré aux petits
+ littérateurs; il les a choisis pour ses amis et pour ses
+ juges. Il a grand tort pour l'avenir, mais il a raison pour
+ le présent. Il paraît qu'il veut des trompettes pour son
+ nouvel ouvrage; il est vrai que celles d'aujourd'hui ne
+ retentissent pas au loin, mais elles assourdissent ceux qui
+ sont près.
+
+ Nous avons depuis huit jours un vent épouvantable, tantôt
+ froid, tantôt chaud, c'est-à-dire aussi extraordinaire que
+ la saison. Comme je ne suis point mélancolique et que j'ai
+ passé l'âge où l'on aime à soupirer, je n'aime ni le vent ni
+ la lune; je ne me plais qu'à la pluie pour mon gazon, et au
+ soleil pour me réjouir. Mais voilà une des plus longues
+ lettres que j'aie jamais écrites. Aussi je permets bien à
+ votre distraction de penser à {p.589} autre chose en la
+ lisant. Souvenez-vous seulement toujours du tendre et
+ sincère attachement que je vous ai voué.
+
+ J'ai le plus grand plaisir à recevoir de vos lettres, je les
+ lis très bien; ainsi ne m'imputez point votre silence.
+
+M. Clausel fit partie, en 1813, de l'opposition qui se manifesta au
+Corps législatif contre la politique impériale; il accueillit avec
+joie la Restauration et fut, en 1814, l'un des commissaires chargés de
+préparer la rédaction de la Charte. Nommé conseiller à la Cour de
+cassation le 15 février 1815, il était élu député, le 22 août de la
+même année, par le collège du département de l'Aveyron. Il fit partie
+des Chambres jusqu'en 1827. Le 14 février 1820, au lendemain de
+l'assassinat du duc de Berry, il se laissa égarer par l'excès de son
+indignation et de sa douleur au point de proposer à ses collègues «de
+porter un acte d'accusation contre M. Decazes, ministre de
+l'intérieur, comme complice de l'assassinat du prince». Il commit, ce
+jour-là, une grave faute; mais si sévèrement qu'on la doive juger, il
+n'en faut pas moins reconnaître en même temps que M. Clausel de
+Coussergues, orateur énergique, vigoureux, souvent passionné, parfois
+violent, était, au demeurant, le plus honnête et le meilleur des
+hommes. Selon le mot de Joubert, il était à la fois ardent et doux.
+
+ Pardonnez-moi donc, lui écrivait l'aimable moraliste, le 10
+ décembre 1809, aimez-nous et soyez toujours pour nous, comme
+ pour le reste du monde, le _doux_ et _ardent_
+ Clausel[460].--Adieu, lui écrivait encore Joubert, le 20
+ septembre 1817, adieu, bonne âme, ange de paix, dont tant de
+ tourbillons se jouent à rendre inutile la primitive
+ destination. Nous aimerions mieux vous voir et vous savoir
+ en repos qu'en mouvement, conformément à votre essence.
+ Mais, en mouvement comme en repos, nous vous aimerons
+ toujours également à cause de l'incorruptibilité de votre
+ nature. Adieu, aimez-nous aussi et vivez longtemps[461].
+
+ [Note 460: _Pensées, Essais, Maximes et
+ Correspondance_ de M. Joubert, T. II, p. 430.]
+
+ [Note 461: Joubert, tome II, p. 432.]
+
+{p.590} En 1824, à l'occasion du sacre de Charles X, M. Clausel publia
+un très savant volume, que Chateaubriand appréciera plus tard en ces
+termes, dans la préface des _Études historiques_: «Sous ce titre
+modeste: _Du sacre de nos rois_, M. Clausel de Coussergues a écrit un
+livre qui restera; les amateurs de la clarté et des faits bien
+classés, sans prétention et sans verbiage, y trouveront à se
+satisfaire.»
+
+Le 30 septembre 1830, ne voulant pas prêter serment au gouvernement de
+la révolution de Juillet, il donna sa démission de conseiller à la
+Cour de cassation. Il vivra désormais dans la retraite, quelquefois à
+Paris, le plus souvent à Coussergues, où jusqu'à la fin viendront le
+trouver les aimables et spirituelles lettres de Mme de Chateaubriand.
+La dernière est du 10 février 1844. M. Clausel a 85 ans; Mme de
+Chateaubriand en a 70, mais son esprit est toujours jeune. La lettre
+est très longue. En voici les dernières lignes:
+
+ ...Nous sommes toujours dans notre rue du Bac, où nous
+ resterons, parce qu'il nous faut un rez-de-chaussée pour M.
+ de Chateaubriand et un jardin pour trois douzaines d'oiseaux
+ qui chantent sous ma fenêtre dans une volière (comme on dit)
+ modèle--où ils vivent heureux à l'abri des chats et de la
+ politique.
+
+ Que vous avez été sage d'être allé, sans trop vous
+ embarrasser du vide que vous laissez ici, vivre paisiblement
+ dans vos montagnes où il ne pénètre de mauvais que les
+ journaux,--que vous pouvez ne pas lire mais que vous lisez.
+ C'est cependant une habitude dont on devrait se défaire
+ quand on a promis de renoncer à Satan et à ses oeuvres; mais
+ je ne sache que moi qui n'aie point ce huitième péché mortel
+ à me reprocher.
+
+ Vous savez que M. de Chateaubriand n'a pas été à Barèges,
+ autrement il aurait été vous voir, malgré mes craintes de le
+ savoir traversant vos montagnes, d'où l'on ne sort vivant
+ que par miracle.
+
+ Adieu, mon cher ministre[462] sans portefeuille, voilà votre
+ vieil {p.591} ami qui prend la plume pour vous répéter ce
+ que je vous dis en vous quittant, que nous vous aimons
+ aujourd'hui comme nous vous aimions il y a quarante ans et
+ plus.
+
+ La Vsse de CHATEAUBRIAND.
+
+ [Note 462: Mme de Chateaubriand avait l'habitude
+ d'appeler le complaisant Clausel, toujours prêt à
+ lui obéir, son _serviteur Clausel_, son _cher
+ ministre_.]
+
+Et au-dessous de la signature de sa femme, de ses pauvres doigts tout
+noués par la goutte, qui pouvaient à peine retenir la plume et marquer
+les lettres, Chateaubriand écrivit ces deux lignes:
+
+ Vous ne voyez plus, mon cher ami, et moi, je ne puis plus
+ écrire: ainsi tout finit, excepté notre fidèle et constante
+ amitié.
+
+ CHATEAUBRIAND[463].
+
+ [Note 463: _Madame de Chateaubriand. Lettres
+ inédites à M. Clausel de Coussergues_, par l'abbé
+ Pailhès (1888).]
+
+M. Clausel de Coussergues mourut le 7 juillet 1846. Deux ans après,
+presque jour pour jour, le 4 juillet 1848, son vieil ami le suivait
+dans la tombe. Mme de Chateaubriand était morte le 9 février 1847.
+
+ * * * * *
+
+Les noms de Clausel et de Chateaubriand ne se sauraient séparer. Dans
+l'Appendice du _Génie du Christianisme_, on trouve une Note ainsi
+conçue:
+
+ M. de Cl..., obligé de fuir pendant la Terreur avec un de
+ ses frères, entra dans l'armée de Condé; après y avoir servi
+ honorablement jusqu'à la paix, il se résolut de quitter le
+ monde. Il passa en Espagne, se retira dans un couvent de
+ trappistes, y prit l'habit de l'ordre, et mourut peu de
+ temps après avoir prononcé ses voeux: il avait écrit
+ plusieurs lettres à sa famille et à ses amis pendant son
+ voyage en Espagne et son noviciat chez les trappistes. Ce
+ sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu y
+ changer: on y verra une peinture fidèle de la vie de ces
+ religieux. Dans ces feuilles écrites sans art, il règne
+ souvent une grande élévation de sentiments, et toujours une
+ naïveté d'autant plus précieuse, qu'elle appartient au génie
+ français, et qu'elle se perd de plus en plus parmi nous. Le
+ sujet de ces lettres se lie au souvenir de nos malheurs;
+ elles représentent un jeune et brave Français chassé de sa
+ famille par la {p.592} Révolution et s'immolant dans la
+ solitude, victime volontaire offerte à l'Éternel, pour
+ racheter les maux et les impiétés de la patrie: ainsi saint
+ Jérôme, au fond de sa grotte, tâchait en versant des
+ torrents de larmes, et en élevant ses mains vers le ciel, de
+ retarder la chute de l'empire romain. Cette correspondance
+ offre donc une petite histoire complète, qui a son
+ commencement, son milieu et sa fin. Je ne doute point que si
+ on la publiait comme un simple roman, elle n'eût le plus
+ grand succès...
+
+M. de Cl... était le frère de Clausel de Coussergues. Il mourut, le 4
+janvier 1802, au monastère de Sainte-Suzanne de N.-D.-de-la-Trappe,
+dans la province d'Aragon. Ses lettres, écrites de 1799 à 1801,
+justifient pleinement les éloges que leur accorde Chateaubriand. Mais
+le malheur est qu'elles se trouvent dans un _Appendice_,--et le
+lecteur (peut-être a-t-il tort?) lit encore moins les appendices que
+les préfaces.
+
+ * * * * *
+
+Tout le monde avait du talent dans la famille des Clausel. Un autre
+frère de M. Clausel de Coussergues, l'abbé Clausel de Montals publia,
+dans les derniers mois de 1816, un livre dont le titre seul renferme
+une grande pensée: _La Religion chrétienne prouvée par la Révolution
+française_. Le _Journal des Débats_ en rendit compte dans son numéro
+du 27 janvier 1817:
+
+ Je ne sais, disait l'auteur de l'article, si c'est la
+ première fois que M. Clausel de Montals fait imprimer: son
+ style annonce une grande habitude d'écrire et de rendre sa
+ pensée plus forte en la resserrant. Frère de M. Clausel de
+ Coussergues, membre de la Chambre des députés, et de M.
+ Clausel, grand vicaire d'Amiens, résidant à Beauvais, qui
+ prononça, devant l'assemblée électorale du département de
+ l'Oise, un discours que tous les gens de goût conserveront,
+ il n'a rien à envier à ses aînés...
+
+L'abbé Clausel de Montals fut appelé à l'épiscopat en 1824. L'éclat
+avec lequel il a occupé pendant près de trente ans le siège de
+Chartres, l'énergie avec laquelle, {p.593} étant déjà plus que
+septuagénaire, il a engagé le premier au mois de mars 1841, cette
+lutte en faveur de la liberté de l'enseignement, cette campagne des
+évêques d'où est sortie la loi du 25 mars 1850, les remarquables
+écrits qu'il a publiés pendant ces dix années et qui s'élèvent au
+chiffre de quarante, font de Mgr Clausel de Montals une des grandes
+figures de l'épiscopat au XIXe siècle.
+
+Dans l'article du _Journal des Débats_, il est question de M. Clausel,
+grand vicaire d'Amiens. Membre du Conseil royal de l'instruction
+publique sous la Restauration, il a mérité que ses adversaires lui
+rendissent, dans la _Biographie des Contemporains_, ce témoignage: «M.
+l'abbé Clausel de Coussergues honore le royalisme ardent qu'on lui
+connaît par une loyauté et une noblesse de caractère dont il a donné
+plusieurs preuves publiques[464].» Il prit une part brillante aux
+polémiques soulevées, de 1817 à 1830, par les ouvrages de l'abbé de la
+Mennais, et mourut en 1835. «Peu d'hommes, dit la _Biographie
+universelle_[465], ont eu plus d'agrément dans l'esprit. Sa
+conversation étincelante, et pleine de saillies, avait un agrément
+tout particulier; mais ses saillies étaient tempérées par la droiture
+de ses jugements et par ses excellentes qualités.»
+
+ [Note 464: _Biographie des Contemporains_, T. IV,
+ p. 536.]
+
+ [Note 465: Deuxième édition, tome VIII, p. 365.]
+
+M. et Mme de Chateaubriand ne m'en auraient pas voulu, j'en suis sûr,
+de m'être un peu étendu sur les frères de _leur meilleur ami_.
+
+
+X
+
+LE CAHIER ROUGE[466]
+
+ [Note 466: Ci-dessus, p. 403.]
+
+M. Maxime du Camp écrivait, en 1882, dans ses _Souvenirs littéraires_:
+
+ {p.594} Sainte-Beuve, dont une femme d'esprit disait: «Il
+ ressemble à une vieille femme qui a oublié de mettre son
+ tour»; Sainte-Beuve, dont l'âme ne péchait point par l'excès
+ des qualités chevaleresques; Sainte-Beuve a jugé
+ Chateaubriand avec une sévérité dont l'acrimonie n'est point
+ absente. Lui, si bien informé d'habitude et amateur
+ passionné de documents inédits, il n'a pas su que Mme de
+ Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses mémoires, qui se
+ développaient parallèlement à ceux de son mari, les
+ complétaient et dans bien des cas les éclairaient. Ces
+ mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge,
+ je les ai lus[467].
+
+ [Note 467: _Souvenirs littéraires_, tome I. p.
+ 382.]
+
+ * * * * *
+
+La révélation de Maxime du Camp ne laissa pas de causer quelque
+surprise. On savait bien par Joubert que les lettres de Mme de
+Chateaubriand étaient pleines d'esprit, à ce point qu'il s'empressait
+souvent de les copier pour en faire jouir leurs amis communs.
+«Vraiment, écrit-il, sa femme (de Chateaubriand) entend mieux que lui
+les petites choses... Si le _Publiciste_ lisait ses lettres, il les
+trouverait de bon goût et dignes de ses feuilletons. Je vais vous en
+transcrire quelque chose: cette plume vive et leste, mérite, je crois,
+de vous faire quelque plaisir.» Et après avoir cité un long passage,
+il ajoute: «Je n'ai pas sous les yeux la deuxième lettre à ma femme et
+qui est encore plus piquante[468].»--On avait lu cette page des
+_Mémoires d'Outre-tombe_: «Je ne sais s'il a jamais existé une
+intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine la pensée et
+la parole à naître, sur le front ou sur les lèvres de la personne avec
+qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un esprit
+original et cultivé, _écrivant de la manière la plus piquante,
+racontant à merveille_[469]...» Par M. Danielo, qui fut pendant vingt
+ans le secrétaire de M. de Chateaubriand, on savait «qu'elle avait
+plus d'esprit que {p.595} son mari», et que, plus que lui, elle était
+prompte pour la répartie[470]...
+
+ [Note 468: _Pensées, Essais, Maximes et
+ Correspondance de M. Joubert_, tome II.]
+
+ [Note 469: _Mémoires d'Outre-tombe_, tome I, p.
+ 408.]
+
+ [Note 470: _Les Conversations de M. de
+ Chateaubriand_, par _M. Danielo_, insérées à la
+ suite des _Mémoires d'Outre-tombe_, tome XII de la
+ première édition.]
+
+Avec son esprit mordant, avec sa verve railleuse et «sa plume vive et
+leste», Mme de Chateaubriand était donc assez bien armée pour écrire
+des mémoires. Mais, d'autre part, cette femme d'un homme de génie
+n'était, à aucun degré, une _femme littéraire_. Chez elle, pas la
+moindre trace de _bas-bleuisme_. Elle était «adverse aux lettres»,
+selon le mot de son mari, qui ajoute: «Mme de Chateaubriand m'admire
+sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages[471].» Il advint même
+qu'elle vendit au rabais, petit à petit, au profit de ses pauvres, la
+bibliothèque de son mari, ce dont celui-ci, d'ailleurs, ne fût pas
+autrement fâché. Ses lectures se bornaient à quelques ouvrages de
+piété «où elle trouvait ses délices[472].» Sa grande affaire, c'était
+la charité, c'était la visite des pauvres ou l'OEuvre de la
+Sainte-Enfance, c'était surtout l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée
+par elle et où elle passait presque toutes ses journées. En fait de
+livres, ce qui la préoccupait surtout, c'était de vendre beaucoup de
+livres... de chocolat. Elle en avait établi une fabrique dans son
+Infirmerie, et ses amis n'avaient pas le droit de se fournir ailleurs,
+quitte à eux, pour se consoler, à l'appeler la _vicomtesse Chocolat_,
+titre dont elle était aussi fière que de celui de vicomtesse de
+Chateaubriand. Ses succès comme marchande ne se comptaient pas; il lui
+arriva même un jour de faire un vrai miracle: elle vendit à Victor
+Hugo trois livres de chocolat, au prix fort! Il est vrai que Victor
+Hugo était jeune en ce temps-là[473].
+
+ [Note 471: _Mémoires d'Outre-tombe_, tome I, p.
+ 408.]
+
+ [Note 472: J. Danielo, _loc. cit._]
+
+ [Note 473: _Victor Hugo raconté par un témoin de sa
+ vie_, tome II, p. 12.]
+
+Et maintenant, vous figurez-vous cette sainte femme, {p.596} tout
+entière vouée aux oeuvres de charité, dont elle ne veut pas se laisser
+distraire même par les ouvrages de son mari, vous la figurez-vous se
+mettant à sa table de travail et écrivant l'histoire de sa vie comme
+Mme George Sand? J'en suis fâché pour M. Maxime du Camp, mais il l'a
+calomniée, sans le vouloir, lorsqu'il l'a représentée «écrivant ses
+_Mémoires_».--Et pourtant le _Cahier rouge_ existe. Dans quelles
+circonstances, comment et pourquoi il a été écrit, c'est ce qu'il nous
+faut dire.
+
+En 1834, lorsqu'eurent lieu, à l'Abbaye-au-Bois, les premières
+lectures des _Mémoires d'Outre-tombe_, Chateaubriand avait terminé,
+d'une part, la première partie de ses récits, celle qui s'achève avec
+son émigration et se clôt par sa rentrée en France au printemps de
+1800; il avait, d'autre part, retracé sa carrière politique, la
+seconde Restauration, la révolution de Juillet, les deux voyages à
+Prague, le voyage à Venise, ses relations avec la famille royale
+déchue. Il ne lui restait plus qu'à faire revivre les années qui vont
+de 1800 à 1815, d'_Atala_ et du _Génie du christianisme_ à la brochure
+de _Bonaparte et les Bourbons_ et à la _Monarchie selon la Charte_.
+
+Avant d'entreprendre cette dernière partie de sa tâche, et pour la
+rendre plus facile à la fois et plus sûre, Chateaubriand prie sa femme
+de jeter sur le papier les souvenirs qui lui sont restés de cette
+époque. Mme de Chateaubriand se met à l'oeuvre; elle prend un grand
+cahier et commence d'écrire tout en haut de la première page, sans
+laisser le plus petit espace pour un titre général. À quoi bon un
+titre, pour des notes qui ne seront lues que par une seule personne?
+Elle entre en matière, sans autre préambule, par une simple date:
+_1804_, et débute ainsi: «Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome
+au mois de février, nous prîmes un logement à l'_Hôtel de France_, rue
+de Beaune.» D'elle-même et de sa vie avant 1804, pas un mot, parce que
+ce n'est pas sa vie, ce ne sont pas ses {p.597} mémoires qu'elle
+écrit. C'est en 1804 qu'a eu lieu, après une séparation de douze
+années, sa réunion avec son mari, c'est donc à partir de ce moment
+seulement que ses souvenirs pourront être utiles à ce dernier, et
+comme c'est pour lui seul qu'elle écrit, elle ne songe pas un instant
+à reprendre les choses de plus haut. De même, elle terminera ses notes
+avec la fin des Cent-Jours, parce qu'au delà de cette date elles ne
+serviraient de rien à M. de Chateaubriand. Ce qui achève de prouver
+que le _Cahier rouge_ n'avait pas d'autre but que de fournir à
+l'illustre écrivain des notes et des points de repère, c'est qu'on n'y
+trouve rien, absolument rien, qui soit personnel à Mme de
+Chateaubriand. M. Maxime du Camp dit, il est vrai, dans ses
+_Souvenirs_, à la suite du passage que j'ai cité: «Plusieurs
+anecdotes, relatées dans ces mémoires avec une sincérité toute
+conjugale, expliquent l'ennui morbide qui a toujours pesé sur
+Chateaubriand; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de
+famille que je ne crois pas avoir le droit de révéler.» Les souvenirs
+de M. Maxime du Camp l'ont ici mal servi. Les «faits intimes», les
+«anecdotes conjugales», brillent, dans le _Cahier rouge_, par leur
+absence,--toujours par le même motif. Les incidents de la vie de
+famille, les impressions personnelles de Mme de Chateaubriand ne
+pouvaient pas trouver place dans les _Mémoires_ de son mari; elle
+n'avait pas dès lors à en parler,--et elle n'en a pas parlé.
+
+M. l'abbé Pailhès a publié le _Cahier rouge_, en 1887, dans son livre
+sur _Madame de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa
+correspondance_. Il nous a ainsi mis à même d'apprécier la façon dont
+en a usé Chateaubriand avec les notes écrites par sa femme à son
+intention et sur sa demande.
+
+Lorsqu'on rapproche les deux textes, le _Cahier rouge_ et les
+_Mémoires d'Outre-tombe_, ce qui frappe tout d'abord, c'est que
+Chateaubriand n'a pas _romancé_ les souvenirs de sa femme. Il les a
+suivis pas à pas, mot à mot, sans y rien {p.598} ajouter de son chef,
+sans rien inventer. On a là la preuve, pour la partie des _Mémoires_
+qui va de 1804 à 1815, qu'ils sont scrupuleusement, minutieusement
+exacts. Nous savons déjà qu'il en est de même pour la partie
+antérieure à 1804. Peut-être aurons-nous à constater plus tard qu'il
+n'en va pas autrement pour les années qui suivent 1815.
+
+Chateaubriand, je viens de le dire, ne s'est jamais écarté, dans ses
+récits, des indications qui lui étaient fournies par les notes de sa
+femme. Il ne cesse de les suivre que lorsqu'il y rencontre sur
+quelques-uns de ses contemporains des jugements trop rigoureux.
+Charitable envers les pauvres, douce aux malheureux, Mme de
+Chateaubriand n'était pas toujours tendre pour les puissants du monde,
+surtout s'ils étaient soupçonnés de n'admirer pas suffisamment son
+mari. Sur le cardinal Fesch, en particulier, et sur le duc de
+Richelieu, elle a des passages extrêmement durs. Elle a de très jolies
+malices à l'endroit de Mme de Staël, de M. Beugnot ou de M. Pasquier.
+Chateaubriand reproduit ce qui précède et ce qui suit, il supprime les
+duretés et les malices. Dans un certain sens, au moins, il y avait
+quelque chose de vrai dans le mot que répétait souvent l'auteur du
+_Cahier rouge_: «M. de Chateaubriand est meilleur que moi.»
+
+
+XI
+
+LE CONSEILLER RÉAL ET L'ANECDOTE DU DUC DE ROVIGO[474]
+
+ [Note 474: Ci-dessus, page 440.]
+
+Voici l'anecdote:
+
+ Après l'exécution du jugement, dit le duc de Rovigo, je
+ repris le chemin de Paris. J'approchais de la barrière,
+ lorsque je rencontrai M. Réal qui se rendait à Vincennes en
+ costume de conseiller d'État. Je l'arrêtai pour lui demander
+ où il allait: «À Vincennes, me répondit-il; j'ai reçu hier
+ au soir l'ordre de m'y {p.599} transporter pour interroger
+ le duc d'Enghien.» Je lui racontai ce qui venait de se
+ passer, et il me parut aussi étonné de ce que je lui disais
+ que je le paraissais de ce qu'il m'avait dit. Je commençai à
+ rêver. La rencontre du ministre des relations extérieures
+ (Talleyrand) chez le général Murat me revint à l'esprit, _je
+ commençai à douter que la mort du duc d'Enghien fut
+ l'ouvrage du premier Consul_.
+
+M. Thiers, qui plaide, lui aussi, _non coupable_, pour le premier
+Consul, s'est naturellement emparé de l'_anecdote_ du duc de Rovigo,
+et il a échafaudé sur elle tout son système de défense.
+
+ Cependant, écrit-il, tout n'était pas irrévocable dans les
+ ordres du premier Consul: il restait un moyen encore de
+ sauver le prince infortuné. M. Réal devait se transporter à
+ Vincennes pour l'interroger longuement et lui arracher ce
+ qu'il savait sur le complot... M. Maret (secrétaire général
+ et chef du cabinet du premier Consul) avait lui-même, dans
+ la soirée, déposé chez le conseiller d'État Réal
+ l'injonction écrite de se rendre à Vincennes pour voir le
+ prisonnier. Si M. Réal voyait le prisonnier... se sentait
+ touché par sa franchise... M. Réal pouvait communiquer ses
+ impressions à celui qui tenait la vie du prince dans ses
+ puissantes mains... M. Réal, exténué de fatigue par un
+ travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait
+ défendu à ses domestiques de l'éveiller. L'ordre du premier
+ Consul ne lui fut remis qu'à cinq heures du matin...
+
+Et M. Thiers ajoute:
+
+ _C'était un accident, un pur accident_ qui avait ôté au
+ prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au
+ premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à
+ sa gloire... On est à la merci d'un _hasard_, d'une
+ légèreté! La vie des accusés, l'honneur des gouvernements
+ dépendent quelquefois de _la rencontre la plus fortuite!_
+
+Le hasard a bon dos; mais il ne faudrait pourtant pas trop charger ses
+épaules.
+
+À qui fera-t-on croire que le conseiller d'État Réal, dans des
+circonstances comme celles où l'on se trouvait, avait intimé à ses
+domestiques une défense de l'éveiller, qui se serait appliquée même au
+premier Consul et au chef de {p.600} son cabinet? Comment admettre
+que Maret, fort de l'autorité de son maître et dans une occasion où la
+gloire de ce dernier était en jeu, n'aurait pas forcé la consigne?
+
+M. Thiers a dit lui-même, à propos des ordres signés par Bonaparte et
+remis à Savary: «Ces ordres étaient _complets et positifs_... Ils
+contenaient l'injonction... de se réunir immédiatement _pour tout
+finir dans la nuit_ et si, comme on ne pouvait en douter, la
+condamnation était une condamnation à mort, _de faire exécuter
+sur-le-champ le prisonnier_.»--On est au soir (c'est encore M. Thiers
+qui nous le dit), encore quelques heures, et le prince sera fusillé.
+Bonaparte, cependant, est revenu à d'autres sentiments: il veut
+essayer d'un moyen de sauver le prince, et c'est à M. Réal qu'il va
+confier cette mission. Comme il n'y a pas une minute à perdre, Maret,
+son envoyé, verra donc Réal sur-le-champ, il le verra coûte que coûte,
+il ne sortira pas de son hôtel qu'il ne l'ait vu partir pour Vincennes
+au galop de ses chevaux!... Maret arrive à l'hôtel du conseiller
+d'État.--Monsieur est couché, disent les domestiques...--Et
+discrètement Maret se retire, non pourtant sans laisser un pli chez le
+concierge!!
+
+ * * * * *
+
+La brochure du duc de Rovigo donna naissance, en 1823, à plusieurs
+autres écrits, dont l'un, intitulé: _Extrait de Mémoires inédits sur
+la Révolution française_, avait pour auteur Méhée de la Touche, ancien
+chef de division aux ministères des relations extérieures et de la
+guerre, qui avait joué, lui aussi, un rôle important dans l'affaire du
+duc d'Enghien.
+
+ Je déclare, écrivait Méhée, qu'il n'est pas vrai que M. de
+ Rovigo ait rencontré, le jour de l'assassinat, en habit de
+ conseiller d'État, M. Réal, qui avait, dit-il, ordre de
+ Napoléon d'aller interroger le duc d'Enghien. Cette journée
+ était assez remarquable pour être restée dans la mémoire de
+ beaucoup de personnes qui sont, je n'en doute pas, à même
+ d'attester le même fait. Je défierais M. Réal de nier
+ qu'ayant reçu de lui, de la part du premier {p.601} Consul,
+ l'ordre de me rendre le matin dans son bureau, pour des
+ affaires qui seront éclaircies dans une autre occasion, je
+ n'aie été le prendre dans sa maison et qu'après avoir
+ assisté à sa toilette où il n'y avait rien du costume de
+ conseiller, nous nous soyons rendus ensemble dans ses
+ bureaux, rue des Saints-Pères, où je passai plusieurs heures
+ à écrire des détails que Napoléon lui avait ordonné de me
+ demander. Je soutiendrai à quiconque voudrait donner le
+ change à l'opinion, qu'à deux heures après-midi M. Réal
+ n'était pas sorti et qu'il n'a pas pu avoir d'entretien avec
+ M. de Rovigo sur la route de Vincennes, où il n'avait pas
+ besoin d'aller pour savoir ce qui se passait et où il n'y
+ avait plus d'interrogatoire à faire.
+
+Méhée, sans doute, n'est point de ceux dont le témoignage s'impose;
+mais il faut bien croire que son démenti n'était point ici sans
+valeur, puisque le duc de Rovigo, en 1828, reproduisant, au tome II de
+ses _Mémoires_, sa brochure de 1823, a eu bien soin de supprimer tout
+ce qui avait trait à sa rencontre avec Réal sur la route de Vincennes.
+De la fameuse _anecdote_, il n'est plus dit un traître mot!
+
+Dans ses _Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous
+Napoléon_ (1833), Desmarest, le confident et le bras droit de Réal, a
+tout un chapitre sur _l'Enlèvement et la Mort du duc d'Enghien_. Il
+n'y est point parlé de la mission que Bonaparte aurait confiée à Réal,
+ni de la visite de Maret, ni de la rencontre sur la route de
+Vincennes. Et de tout cela non plus il n'est rien dit dans les
+_Souvenirs_ mêmes de Réal, publiés en 1835 sous ce titre:
+_Indiscrétions_ (1798-1830); _Souvenirs anecdotiques et politiques
+tirés du portefeuille d'un fonctionnaire de l'Empire_, mis en ordre
+par M. Desclozeaux (Paris, Dufey, 2 vol. in-8{o}).
+
+Chateaubriand a donc eu raison de mettre en doute l'_anecdote_ contée
+par le duc de Rovigo et de tenir pour «non recevable» l'argument qu'en
+ont voulu tirer les avocats de Bonaparte.
+
+
+{p.602} XII
+
+LA COMTESSE DE NOAILLES[475]
+
+ [Note 475: Ci-dessus, page 528.]
+
+Nathalie-Luce-Léontine-Joséphine de _Laborde de Méréville_, fille de
+M. de Laborde, banquier de la cour, avait épousé, en 1790,
+Arthur-Jean-Tristan-Charles-Languedoc, comte de Noailles, fils aîné du
+prince de Poix et petit-fils de cet héroïque duc de Mouchy qui, allant
+à la guillotine, le 27 juin 1794, à ceux qui lui criaient: «Courage,
+monsieur le maréchal!» répondait d'un ton ferme: «À quinze ans j'ai
+monté à l'assaut pour mon roi; à près de quatre-vingts je monterai à
+l'échafaud pour mon Dieu!»--À la mort de son beau-père (15 février
+1819), Mme de Noailles devint duchesse de Mouchy. C'est elle que
+Chateaubriand a peinte, dans les _Aventures du dernier Abencerage_,
+sous le nom de _Blanca_, comme il s'est peint lui-même sous le nom
+d'Aben-Hamet:
+
+ Les mois s'écoulent, écrivait-il: tantôt errant parmi les
+ ruines de Carthage, tantôt assis sur le tombeau de
+ Saint-Louis, l'Abencerage exilé appelle le jour qui doit le
+ ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin: Aben-Hamet monte
+ sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga. Avec
+ quel transport, avec quelle joie mêlée de crainte il
+ aperçoit les premiers promontoires de l'Espagne! Blanca
+ l'attend-elle sur ces bords? Se souvient-elle encore d'un
+ pauvre Arabe qui ne cessa de l'adorer sous le palmier du
+ désert?
+
+Sur cette rencontre à Grenade de Chateaubriand et de Mme de Noailles,
+M. Hyde de Neuville, alors proscrit de France et réfugié en Espagne,
+nous a donné, dans ses _Mémoires_, d'intéressants détails:
+
+ {p.603} Mme de Noailles, depuis duchesse de Mouchy, dit-il,
+ si justement nommée la belle Nathalie, voyageait depuis six
+ mois en Espagne avec ses enfants et faisait d'assez longs
+ séjours dans les villes qui pouvaient offrir de l'intérêt à
+ sa curiosité artistique. Elle témoigna le désir de nous
+ voir, et nous fûmes heureux de rencontrer une femme aussi
+ aimable que bonne, qui connaissait tous nos amis de Paris,
+ et qui, en nous parlant d'eux, réveillait nos plus chers
+ souvenirs.
+
+ Mme de Noailles, dont l'éclat et la beauté avaient fait du
+ bruit à son entrée dans le monde, n'avait plus cette
+ première fraîcheur que je lui avais vue et qui n'appartient
+ qu'à l'extrême jeunesse; mais elle avait conservé sa grâce,
+ ses traits charmants et cette physionomie expressive et
+ touchante qui ajoute tant à la beauté. Mme de Noailles était
+ Mlle de Laborde; elle avait la distinction, l'instruction et
+ tous les talents qui sont de tradition dans cette
+ famille[476], et, ce qui vaut mieux encore, beaucoup de
+ bonté. Je n'ai pas connu une âme plus noble et plus
+ généreuse. C'est à elle que j'ai dû une amitié précieuse qui
+ est devenue un des liens puissants de ma vie. Elle était
+ très liée avec M. de Chateaubriand, alors en Terre-Sainte.
+ Elle me parlait de lui sans cesse, et lorsque je le
+ rencontrai peu de temps après, je crus le reconnaître sans
+ jamais l'avoir vu.
+
+ [Note 476: La supériorité d'esprit de la vicomtesse
+ de Noailles, fille de la duchesse de Mouchy, est
+ connue. Elle a écrit la _Vie de la princesse de
+ Poix_, sa grand-mère. Cet écrit, publié en 1855,
+ est un chef-d'oeuvre de finesse et de grâce
+ aristocratique. Une notice non moins remarquable
+ sur la vicomtesse de Noailles est due à la plume de
+ Mme Standish, née Sabine de Noailles (Note de M.
+ Hyde de Neuville).]
+
+ Mme de Noailles avait passé deux mois à Grenade pour
+ dessiner tous les monuments que les Maures y ont laissés.
+ Elle parlait de l'Alhambra avec l'enthousiasme d'une
+ artiste... Les Maures exaltaient tellement son imagination
+ que nous fûmes sur le point de faire avec elle une course en
+ Afrique, dont la traversée n'était que de quelques heures...
+ C'est de ce grand enthousiasme pour ces moeurs dont Mme de
+ Noailles était animée qu'est née la charmante nouvelle que
+ Chateaubriand a appelée le _Dernier Abencerage_. _Blanca_ y
+ est bien l'image fidèle de l'aimable Nathalie, et dans la
+ description de cette dame gracieuse et noble où il a peint
+ la fille des Espagnes, j'ai cru souvent revoir l'amie
+ commune qui nous avait charmés bien des fois en essayant les
+ danses si attrayantes des pays que nous visitions ensemble.
+ (_Mémoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville_, tome I,
+ p. 444 et suiv.).
+
+{p.604} À quelques années de là, Mme de Noailles devenait folle. Le 20
+septembre 1817, la duchesse de Duras écrivait à Mme Swetchine:
+
+ Je vous ai montré des lettres de ma pauvre amie...; vous
+ avez admiré avec moi la supériorité de son esprit,
+ l'élévation de ses sentiments, et cette délicatesse, cette
+ fierté blessée, qui depuis longtemps empoisonnait sa vie,
+ car il n'y a pas de situation plus cruelle, selon moi, que
+ de valoir mieux que sa conduite: on se juge avec tant de
+ sévérité et pourtant l'abaissement est si pénible! et quand
+ on a réuni tout ce que la beauté, la grâce, l'esprit,
+ l'élégance des manières peuvent inspirer d'admiration, qu'on
+ a joui de cette admiration et qu'on sent qu'on vous la
+ dispute, quelles affreuses réflexions ne doit-on pas faire!
+ Et puis, il faut joindre à cela des sentiments blessés ou
+ point compris, enfin ce malaise d'un coeur mal avec
+ lui-même, et cependant trop haut pour exiger. Enfin, chère
+ amie, tout l'ensemble de cette situation a produit ce que
+ cela devait produire: sa tête s'est égarée, son imagination
+ s'est frappée, et elle a perdu la raison. Sa folie n'est
+ point violente, mais elle est déchirante. La terreur la
+ saisit, elle croit qu'on va l'assassiner, que tout ce
+ qu'elle prend est empoisonné, que nous allons tous périr tôt
+ ou tard par l'effet d'une conspiration, mais qu'elle est
+ particulièrement dévouée, que tous ses domestiques sont des
+ _demi-soldes_ déguisés[477]; enfin mille folies. Elle s'est
+ confessée; elle croit toujours mourir la nuit qui va suivre;
+ mais elle dit qu'elle est heureuse. Elle m'a chargée de la
+ justifier après sa mort, de dire qu'elle ne méritait pas
+ l'abandon où on l'avait laissée, enfin des choses où l'on
+ retrouvait, à travers sa folie, les pensées que je savais
+ trop lui être habituelles. Cela est déchirant. On voit, dans
+ cet état où l'on ne déguise rien, combien son âme était
+ douce et combien elle a dû souffrir... Vous sentirez tout
+ cela. Je ne connais que M. de Chateaubriand et vous qui
+ puissiez m'entendre sur ce sujet. Il sera bien affligé; je
+ ne lui ai écrit qu'il y a trois jours, j'espérais que cet
+ horrible état s'améliorerait, mais il n'a fait qu'empirer.
+ Je ne puis penser qu'à cela. (_Madame Swetchine, sa vie et
+ ses oeuvres_, par le comte de Falloux, tome I, p. 184.)
+
+ [Note 477: Officiers récemment congédiés par une
+ mesure qui avait fait beaucoup de mécontents.]
+
+
+
+
+{p.605} TABLE DES MATIÈRES
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+LIVRE VII
+
+Je vais trouver ma mère. -- À Saint-Malo. -- Progrès de la
+Révolution. -- Mon mariage. -- Paris. -- Anciennes et nouvelles
+connaissances. -- L'abbé Barthélemy. -- Saint-Ange. -- Théâtre. --
+Changement et physionomie de Paris. -- Club des Cordeliers. --
+Marat. -- Danton. -- Camille Desmoulins. -- Fabre d'Églantine. --
+Opinion de M. de Malesherbes sur l'Émigration. -- Je joue et je
+perds. -- Aventure du fiacre. -- Mme Roland. -- Barère à
+l'Ermitage. -- Seconde fédération du 14 juillet. -- Préparatifs
+d'émigration. -- J'émigre avec mon frère. -- Aventure de
+Saint-Louis. -- Nous passons la frontière. -- Bruxelles. -- Dîner
+chez le baron de Breteuil. -- Rivarol. -- Départ pour l'armée des
+princes. -- Route. -- Rencontre de l'armée prussienne -- J'arrive
+à Trèves. -- Armée des princes. -- Amphithéâtre romain.
+--_Atala_. -- Les chemises de Henri IV. -- Vie de soldat. --
+Dernière représentation de l'ancienne France militaire. --
+Commencement du siège de Thionville. -- Le chevalier de la
+Baronnais. -- Continuation du siège. -- Contraste. -- Saints dans
+les bois. -- Bataille de Bouvines. -- Patrouille. -- Rencontre
+imprévue. -- Effets d'un boulet et d'une bombe. -- Marché du
+camp. -- Nuit aux faisceaux d'armes. -- Chiens hollandais. --
+Souvenir des _Martyrs_. -- Quelle était ma compagnie. -- Aux
+avant-postes. -- Eudore. -- Ulysse. -- Passage de la Moselle. --
+Combat. -- Libba sourde et muette. -- Attaque sous Thionville. --
+Levée du siège. -- Entrée à Verdun. -- Maladie prussienne. --
+Retraite. -- Petite vérole. -- Les Ardennes. --Fourgons du prince
+de Ligne. -- Femmes de Namur. -- Je retrouve mon frère à
+Bruxelles. -- Nos derniers adieux. -- Ostende. -- Passage à
+Jersey. -- On me met à terre à Guernesey. -- La femme du pilote.
+-- Jersey. --Mon oncle de Bedée et sa famille. -- Description de
+l'île. -- Le duc de Berry. -- Parents et amis disparus. --
+Malheur de vieillir. -- Je passe en Angleterre. -- Dernière
+rencontre avec Gesril .............................................. 1
+
+
+LIVRE VIII
+
+_Literary Fund_. -- Grenier de Holborn. -- Dépérissement de ma
+santé. -- Visite aux médecins. -- Émigrés à Londres. -- Peltier.
+-- Travaux littéraires. -- Ma société avec Hingant. -- Nos
+promenades. -- Une nuit dans l'église de Westminster. --
+Détresse. -- Secours imprévu. -- Logement sur un cimetière. --
+Nouveaux camarades d'infortune. -- Nos plaisirs. -- Mon cousin de
+la Boüétardais. -- Fête somptueuse. -- Fin de mes quarante écus.
+-- Nouvelle détresse. -- Table d'hôte. -- Évêques. -- Dîner à
+London-Tavern. -- Manuscrits de Camden. -- Mes occupations dans
+la province. -- Mort de mon frère. -- Malheurs de ma famille. --
+Deux Frances. -- Lettres de Hingant. -- Charlotte. -- Retour à
+Londres. -- Rencontre extraordinaire. -- Défaut de mon caractère.
+-- L'_Essai historique sur les révolutions_. -- Son effet. --
+Lettre de Lemierre, neveu du poète. -- Fontanes. -- Cléry ........ 107
+
+
+LIVRE IX
+
+Mort de ma mère. -- Retour à la religion. -- _Génie du
+Christianisme_. -- Lettre du chevalier de Panat. -- Mon oncle M.
+de Bedée: sa fille aînée. -- Littérature anglaise. -- Dépérissement
+de l'ancienne école. -- Historiens. -- Poètes. -- Publicistes. --
+Shakespeare. -- Romans anciens. -- Romans nouveaux. -- Richardson.
+-- Walter Scott. -- Poésie nouvelle. -- Beattie. -- Lord Byron. --
+L'Angleterre de Richmond à Greenwich. -- Course avec Peltier. --
+Blenheim. -- Stowe. -- Hampton-Court. -- Oxford. -- Collège d'Eton.
+-- Moeurs privées. -- Moeurs politiques. -- Fox. -- Pitt. -- Burke.
+-- George III. -- Rentrée des émigrés en France. -- Le ministre de
+Prusse me donne un faux passe-port sous le nom de La Sagne, habitant
+de Neuchâtel en Suisse. -- Mort de lord Londonderry. -- Fin de ma
+carrière de soldat et de voyageur. -- Je débarque à Calais ....... 177
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+Séjour à Dieppe. -- Deux sociétés. -- Où en sont mes Mémoires.
+-- Année 1800. -- Vue de la France. -- J'arrive à Paris. --
+Changement de la société. -- Année de ma vie 1801. -- Le
+_Mercure_. -- _Atala_. --Année de ma vie 1801 -- Mme de Beaumont,
+sa société. -- Année de ma vie 1801. -- Été à Savigny. -- Année
+de ma vie 1802. -- Talma. -- Années de ma vie 1802 et 1803. -- _Génie
+du christianisme._ -- Chute annoncée. -- Cause du succès final.
+-- _Génie du christianisme_; suite. -- Défauts de l'ouvrage ...... 229
+
+
+LIVRE II
+
+Années de ma vie 1802 et 1803. -- Châteaux. -- Mme de Custine. --
+M. de Saint-Martin. -- Mme d'Houdetot et Saint-Lambert. -- Voyage
+dans le midi de la France, 1802. -- Années de ma vie 1802 et
+1803. -- M. de la Harpe. -- Sa mort. -- Années de ma vie 1802 et
+1803. -- Entrevue avec Bonaparte. -- Année de ma vie 1803. -- Je
+suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. -- Année de ma
+vie 1803. -- Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. -- Du mont
+Cenis à Rome. -- Milan et Rome. -- Palais du cardinal Fesch. --
+Mes occupations. -- Année de ma vie 1803. -- Manuscrit de Mme de
+Beaumont. -- Lettres de Mme de Caud. -- Arrivée de Mme de Beaumont
+à Rome. -- Lettres de ma soeur. -- Lettre de Mme de Krüdener. --
+Mort de Mme de Beaumont. -- Funérailles. -- Année de ma vie 1803.
+-- Lettres de M. Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et
+de Mme de Staël. -- Années de ma vie 1803 et 1804. -- Première
+idée de mes Mémoires. -- Je suis nommé ministre de France dans le
+Valais. -- Départ de Rome. -- Année de ma vie 1804. -- République
+du Valais. -- Visite au château des Tuileries. -- Hôtel de
+Montmorin. -- J'entends crier la mort du duc d'Enghien. -- Je
+donne ma démission ............................................... 293
+
+
+LIVRE III
+
+Mort du duc d'Enghien. -- Année de ma vie 1804. -- Le général
+Hulin. -- Le duc de Rovigo. -- M. de Talleyrand. -- Part de
+chacun. -- Bonaparte, son sophisme et ses remords. -- Ce qu'il
+faut conclure de tout ce récit. -- Inimitiés enfantées par la
+mort du duc d'Enghien. -- Un article du _Mercure_. -- Changement
+dans la vie de Bonaparte. -- Abandon de Chantilly ................ 409
+
+
+LIVRE IV
+
+Année de ma vie 1804. -- Je viens demeurer rue Miromesnil.
+--Verneuil. -- Alexis de Tocqueville. -- Le Ménil. -- Mézy.
+--Méréville. -- Mme de Coislin. -- Voyage à Vichy, en Auvergne
+et au mont Blanc. -- Retour à Lyon. -- Course à la Grande
+Chartreuse. -- Mort de Mme de Caud. -- Années de ma vie 1805
+et 1806. -- Je reviens à Paris. -- Je pars pour le Levant. -- Je
+m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui portait des
+pèlerins pour la Syrie. -- De Tunis jusqu'à ma rentrée en France
+par l'Espagne. -- Réflexions sur mon voyage. -- Mort de Julien ... 465
+
+
+TABLE ............................................................ 605
+
+
+APPENDICE
+
+ I.--Le Comte du Plessix de Parscau, beau-frère de
+ Chateaubriand .................................................. 547
+
+ II.--Le mariage de Chateaubriand ............................... 549
+
+ III.--Fontanes et Chateaubriand ................................ 552
+
+ IV.--Comment fut composé le «Génie du Christianisme» ........... 554
+
+ V.--La rentrée en France ....................................... 561
+
+ VI.--Le Génie du christianisme ................................. 563
+
+ VII.--Chateaubriand et Mme de Custine .......................... 568
+
+ VIII.--La mort de La Harpe ..................................... 578
+
+ IX.--Les quatre Clausel ........................................ 586
+
+ X.--Le cahier rouge ............................................ 593
+
+ XI.--Le Conseiller Réal et l'anecdote du duc de Rovigo ......... 598
+
+ XII.--La comtesse de Noailles .................................. 602
+
+
+Paris.(France).--Imp. Paul Dupont (Cl.)--
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'Outre-Tombe, by
+François-René Chateaubriand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ***
+
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+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
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+particular state visit https://pglaf.org
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+Title: Mémoires d'Outre-Tombe
+ Tome II
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+Author: François-René Chateaubriand
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+Release Date: November 28, 2007 [EBook #23654]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ***
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
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+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+</pre>
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+<div class="tn"><p>[Notes au lecteur de ce fichier digital:</p>
+
+<p>Le rappel de la note 289 n'étant pas présent dans le livre, il a été
+rajouté dans ce fichier à sa place probable.]</p>
+</div>
+
+<h1>MÉMOIRES<br> D'OUTRE-TOMBE<br>
+<span class="smaller">TOME <abbr title="2">II</abbr></span></h1>
+
+<a id="img001" name="img001"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img001.jpg" width="400" height="556" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">M. de Chateaubriand</span> à l'armée de Condé.</p>
+</div>
+
+<h2>CHATEAUBRIAND</h2>
+
+<h1>MÉMOIRES<br> D'OUTRE-TOMBE</h1>
+<p class="center p2">NOUVELLE ÉDITION<br>
+Avec une Introduction, des Notes et des Appendices</p>
+
+<p class="center"><span class="smaller">PAR</span><br>
+Edmond BIRÉ</p>
+
+<h2>TOME <abbr title="2">II</abbr></h2>
+
+<p class="center p4 smaller">PARIS<br>
+LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES<br>
+6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6</p>
+
+<p class="center p4 smaller">KRAUS REPRINT<br>
+Nendeln/Liechtenstein<br>
+1975</p>
+
+<p class="center p4 smaller"><span lang="en">Reprinted by permission of the original publishers<br>
+KRAUS REPRINT<br>
+A Division of<br>
+KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED</span><br>
+<span lang="de">Nendeln/Liechtenstein</span><br>
+1975<br>
+<span lang="en">Printed in Germany</span><br>
+<span lang="de">Lessingdruckerei Wiesbaden</span></p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> MÉMOIRES</h1>
+
+<h1>LIVRE <abbr title="7">VII</abbr><a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="note">[1]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Je vais trouver ma mère. &mdash; À Saint-Malo. &mdash; Progrès de la
+ Révolution. &mdash; Mon mariage. &mdash; Paris. &mdash; Anciennes et
+ nouvelles connaissances. &mdash; L'abbé Barthélemy. &mdash;
+ Saint-Ange. &mdash; Théâtre. &mdash; Changement et physionomie de
+ Paris. &mdash; Club des Cordeliers. &mdash; Marat. &mdash; Danton. &mdash;
+ Camille Desmoulins. &mdash; Fabre d'Églantine. &mdash; Opinion de M.
+ de Malesherbes sur l'Émigration. &mdash; Je joue et je perds. &mdash;
+ Aventure du fiacre. &mdash; M<sup>me</sup> Roland. &mdash; Barère à l'Ermitage.
+ &mdash; Seconde fédération du 14 juillet. &mdash; Préparatifs
+ d'émigration. &mdash; J'émigre avec mon frère. &mdash; Aventure de
+ Saint-Louis. &mdash; Nous passons la frontière. &mdash; Bruxelles. &mdash;
+ Dîner chez le baron de Breteuil. &mdash; Rivarol. &mdash; Départ pour
+ l'armée des princes. &mdash; Route. &mdash; Rencontre de l'armée
+ prussienne. &mdash; J'arrive à Trèves. &mdash; Armée des princes. &mdash;
+ Amphithéâtre romain. &mdash; <span class="italic">Atala.</span> &mdash; Les chemises de Henri
+ <abbr title="4">IV</abbr>. &mdash; Vie de soldat. &mdash; Dernière représentation de
+ l'ancienne France militaire. &mdash; Commencement du siège de
+ Thionville. &mdash; Le chevalier de la Baronnais. &mdash; Continuation
+ du siège. &mdash; Contraste. &mdash; Saints dans les bois. &mdash; Bataille
+ de Bouvines. &mdash; Patrouille. &mdash; Rencontre imprévue. &mdash; Effets
+ d'un boulet et d'une bombe. &mdash; Marché du camp. &mdash; Nuit aux
+ faisceaux d'armes. &mdash; Chiens hollandais. &mdash; Souvenir des
+ <span class="italic">Martyrs</span>. &mdash; Quelle était ma compagnie. &mdash; Aux
+ avant-postes. &mdash; Eudore. &mdash; Ulysse. &mdash; Passage de la
+ Moselle. &mdash; Combat. &mdash; Libba sourde et muette. &mdash; Attaque
+ sous Thionville. &mdash; Levée du siège. &mdash; Entrée à Verdun. &mdash;
+ Maladie prussienne. &mdash; Retraite. &mdash; Petite vérole. &mdash; Les
+ Ardennes. &mdash; Fourgons du prince de Ligne. &mdash; Femmes de
+ Namur. &mdash; Je retrouve <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> mon frère à Bruxelles. &mdash;
+ Nos derniers adieux. &mdash; Ostende. &mdash; Passage à Jersey. &mdash; On
+ me met à terre à Guernesey. &mdash; La femme du pilote. &mdash;
+ Jersey. &mdash; Mon oncle de Bedée et sa famille. &mdash; Description
+ de l'île. &mdash; Le duc de Berry. &mdash; Parents et amis disparus.
+ &mdash; Malheur de vieillir. &mdash; Je passe en Angleterre. &mdash;
+ Dernière rencontre avec Gesril.</p>
+
+<p>J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversée, lui
+expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme
+nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait
+d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas
+attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre.
+Elle me mandait que Lucile était près d'elle avec mon oncle de Bedée
+et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à
+Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon
+émigration prochaine.</p>
+
+<p>Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours; je
+trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et
+débordant ses rivages; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la
+<span class="italic">Constituante</span>, je la retrouvai avec Danton sous la <span class="italic">Législative</span>.</p>
+
+<p>Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791, avait été connu à Paris. Le 14
+décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le roi annonça
+qu'il avait écrit aux princes du corps germanique (notamment à
+l'électeur de Trèves) sur les armements de l'Allemagne. Les frères de
+Louis <abbr title="16"><abbr title="16">XVI</abbr></abbr>, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau
+et M. de Laqueuille<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="note">[2]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> furent presque aussitôt mis en
+accusation. Dès le 9 novembre, un précédent décret avait frappé les
+autres émigrés: c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais
+me placer; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus
+fort me fait toujours passer du côté du plus faible: l'orgueil de la
+victoire m'est insupportable.</p>
+
+<p>En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les
+divisions et les malheurs de la France: les châteaux brûlés ou
+abandonnés; les propriétaires, à qui l'on avait envoyé des
+quenouilles, étaient partis; les femmes vivaient réfugiées dans les
+villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des
+clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux
+Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la <span class="italic">Société monarchique</span> ou <span class="italic">des
+Feuillants</span>, n'existait plus<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="note">[3]</span></a>; l'ignoble dénomination de
+<span class="italic">sans-culotte</span> était devenue <span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> populaire; on n'appelait le roi
+que <span class="italic">monsieur Veto</span> ou <span class="italic">mons Capet</span>.</p>
+
+<p>Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille, qui cependant
+déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de
+Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme, son fils et ses
+filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les
+princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune; mes
+propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la
+suppression des droits féodaux; les bénéfices simples qui me devaient
+échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte étaient tombés
+avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de
+circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie; on me maria,
+afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une
+cause que je n'aimais pas.</p>
+
+<p>Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="note">[4]</span></a>, chevalier de Saint-Louis,
+ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui
+dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne: charmé de son
+hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait
+dans la suite.</p>
+
+<p>M. de Lavigne eut deux fils: l'un d'eux<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="note">[5]</span></a> épousa <span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> M<sup>lle</sup> de
+la Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge
+orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du
+Plessix-Parscau<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="note">[6]</span></a>, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils
+d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et
+commandant des élèves de la marine à Brest; la cadette<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="note">[7]</span></a>, demeurée
+chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour
+d'Amériqne, j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate,
+mince et fort jolie: elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux
+cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à
+six cent mille francs.</p>
+
+<p>Mes s&oelig;urs se mirent en tête de me faire épouser M<sup>lle</sup> de Lavigne,
+qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu.
+À peine avais-je aperçu trois ou quatre fois M<sup>lle</sup> de Lavigne; je la
+reconnaissais de loin sur le <span class="italic">Sillon</span> à sa pelisse rose, sa robe
+blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je
+me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me
+sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes,
+rien n'était épuisé en moi; l'énergie même de mon existence avait
+doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait
+M<sup>lle</sup> de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma
+fortune: «Faites donc!» dis-je. Chez moi l'homme public <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> est
+inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut
+emparer de lui, et, pour éviter une tracasserie d'une heure, je me
+rendrais esclave pendant un siècle.</p>
+
+<p>Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux
+parents fut facilement obtenu: restait à conquérir un oncle maternel,
+M. de Vauvert<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="note">[8]</span></a>, grand démocrate; or, il s'opposa au mariage de sa
+nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On
+crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage
+religieux fût fait par un prêtre <span class="italic">non assermenté</span>, ce qui ne pouvait
+avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la
+magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et
+arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père, M. de
+Lavigne, était tombé. M<sup>lle</sup> de Lavigne, devenue M<sup>me</sup> de Chateaubriand,
+sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de
+la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en
+attendant l'arrêt des tribunaux.</p>
+
+<p>Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour
+dans tout cela; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman: la
+vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au
+civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se
+désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé, ne
+réclama plus contre la <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> première bénédiction nuptiale, et
+M<sup>me</sup> de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée
+avec elle<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="note">[9]</span></a>.</p>
+
+<p>C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle
+m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais
+existé une intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine
+la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la
+personne avec qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un
+esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante,
+racontant à merveille, M<sup>me</sup> de Chateaubriand m'admire sans avoir
+jamais lu deux lignes de mes ouvrages; elle craindrait d'y rencontrer
+des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas
+assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle
+est instruite et bon juge.</p>
+
+<p>Les inconvénients de M<sup>me</sup> de Chateaubriand, si elle en a, découlent de
+la surabondance de ses qualités; mes inconvénients très réels
+résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la
+résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité
+d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on
+répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant:
+«Qu'est-ce que cela fait?»</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce
+moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle? Ai-je reporté à ma
+compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient
+appartenir? <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> S'en est-elle jamais plainte? Quel bonheur
+a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais
+démentie? Elle a subi mes adversités; elle a été plongée dans les
+cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de
+la Restauration, elle n'a point trouvé dans les joies maternelles le
+contre-poids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus
+peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie;
+n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille qui
+consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile
+et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux
+lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un
+dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes
+sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses
+maux: je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes.
+Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux
+soucis que je lui ai causés? Pourrais-je opposer mes qualités telles
+quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé
+l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles?
+Qu'est-ce que mes travaux auprès des &oelig;uvres de cette chrétienne?
+Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai
+condamné.</p>
+
+<a id="img002" name="img002"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img002.jpg" width="400" height="475" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">Madame Rolland</span>.</p>
+</div>
+
+<p>Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma
+nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée? J'aurais
+sans doute eu plus de loisir et de repos; j'aurais été mieux accueilli
+de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre; mais en
+politique, si M<sup>me</sup> de Chateaubriand m'a contrarié, elle ne m'a jamais
+arrêté, parce que là, comme en <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> fait d'honneur, je ne juge
+que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre
+d'ouvrages si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils
+été meilleurs? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra,
+où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma
+patrie? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas
+livré en proie à quelque indigne créature? N'aurais-je pas gaspillé et
+sali mes heures comme lord <span lang="en">Byron</span>? Aujourd'hui que je m'enfonce dans
+les années, toutes mes folies seraient passées; il ne m'en resterait
+que le vide et les regrets: vieux garçon sans estime, ou trompé ou
+détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson
+usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de
+plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes
+sentiments, le mystère de mes pensées ont peut-être augmenté l'énergie
+de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne, d'une flamme
+cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un
+lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les
+douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon
+existence que la partie inguérissable. Je dois donc une tendre et
+éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi
+touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus
+noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon
+toujours la force des devoirs.</p>
+
+<p class="p2">Je me mariai à la fin de mars 1792, et, le 20 avril, l'Assemblée
+législative déclara la guerre à François <abbr title="2">II</abbr>, <span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> qui venait de
+succéder à son père Léopold; le 10 du même mois, on avait béatifié à
+Rome Benoît Labre: voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de
+la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent;
+de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs
+foyers sans être réputés poltrons; il fallut m'acheminer vers le camp
+que j'étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille
+s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme
+et mes s&oelig;urs Lucile et Julie.</p>
+
+<p>Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain,
+cul-de-sac Férou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma
+première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais
+eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du
+savant abbé Barthélemy<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="note">[10]</span></a> et du poète Saint-Ange<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="note">[11]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span>
+L'abbé a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de
+Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent; le
+talent est un don, une chose isolée; il se peut rencontrer avec les
+autres facultés mentales, il peut en être séparé: Saint-Ange en
+fournissait la preuve; il se tenait à quatre pour n'être pas bête,
+mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont
+j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, manquait
+d'esprit et malheureusement son caractère était au niveau de son
+esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les <span class="italic">Études de la nature</span> par
+la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de
+l'écrivain<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="note">[12]</span></a>.</p>
+
+<p>Rulhière était mort subitement, en 1791<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="note">[13]</span></a>, avant mon départ pour
+l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la
+fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces
+vers:</p>
+
+<p class="poem"><span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> D'Egmont avec l'Amour visita cette rive:<br>
+<span class="add2em">Une image de sa beauté</span><br>
+ Se peignit un moment sur l'onde fugitive:<br>
+ D'Egmont a disparu; l'Amour seul est resté.</p>
+
+<p>Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient
+encore du <span class="italic">Réveil d'Épiménide</span><a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="note">[14]</span></a> et de ce couplet:</p>
+
+<p class="poem25">J'aime la vertu guerrière<br>
+ De nos braves défenseurs,<br>
+ Mais d'un peuple sanguinaire<br>
+ Je déteste les fureurs.<br>
+ À l'Europe redoutables,<br>
+ Soyons libres à jamais,<br>
+ Mais soyons toujours aimables<br>
+ Et gardons l'esprit français.</p>
+
+<p>À mon retour, il n'était plus question du <span class="italic">Réveil d'Épiménide</span>; et si
+le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur.
+<span class="italic">Charles <abbr title="9">IX</abbr></span> avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait
+principalement aux circonstances; le tocsin, un peuple armé de
+poignards, la haine des rois et des prêtres, offraient une répétition
+à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement; Talma,
+débutant, continuait ses succès.</p>
+
+<p>Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au
+théâtre; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales
+pastourelles: champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or
+sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les <span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span>
+roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du
+spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait
+joué le rôle de Colin, et M<sup>lle</sup> Théroigne de Méricourt<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="note">[15]</span></a> celui de
+Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des
+hommes: bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les
+petits enfants; ils leur servaient de nourrices; ils pleuraient de
+tendresse à leurs simples jeux; ils prenaient doucement dans leurs
+bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le <span class="italic">dada</span> des charrettes
+qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature,
+la paix, la pitié, la bienfaisance, la <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> candeur, les vertus
+domestiques; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à
+leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur
+de l'espèce humaine.</p>
+
+<p class="p2">Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790; ce
+n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre
+à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées.
+L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée;
+elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures
+effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons
+afin de n'être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie: des
+regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards
+se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer.</p>
+
+<p>La variété des costumes avait cessé; le vieux monde s'effaçait; on
+avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui
+n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les
+licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les
+libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de
+choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se
+nivelaient déjà sous le sceptre populaire: on sentait l'approche d'une
+jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie
+d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme
+caduc de l'ancienne royauté: car le peuple souverain étant partout,
+quand il devient tyran, le tyran est partout; c'est la présence
+universelle d'un universel Tibère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> Dans la population parisienne se mêlait une population
+étrangère de coupe-jarrets du midi; l'avant-garde des Marseillais, que
+Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de
+septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à
+son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil: <span class="italic">in
+vultu vitium</span>, au visage le vice.</p>
+
+<p>À l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne: Mirabeau et
+les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient
+perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course
+en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.</p>
+
+<p class="p2 center">VUE RÉTROSPECTIVE.</p>
+
+<p>La fuite du roi, le 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas
+immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une
+première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que ses décrets
+auraient force de loi sans qu'il fût besoin de la sanction ou de
+l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal
+révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque madame
+Roland demandait la tête de la reine<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="note">[16]</span></a>, en attendant que la
+Révolution lui demandât <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> la sienne. L'attroupement du Champ
+de Mars<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="note">[17]</span></a> avait eu lieu contre le décret qui suspendait le roi de
+ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la
+Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de
+déclarer la déchéance de Louis <abbr title="16"><abbr title="16">XVI</abbr></abbr>; si elle eût eu lieu, le crime du
+21 janvier n'aurait pas été commis; la position du peuple français
+changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les
+Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la
+couronne, et ils la perdirent; ceux qui croyaient la perdre en
+demandant la déchéance l'auraient sauvée. Presque toujours, en
+politique, le résultat est contraire à la prévision.</p>
+
+<p>Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa
+dernière séance; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait
+la réélection des membres sortants<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="note">[18]</span></a>, engendra la Convention. Rien
+de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux
+affaires générales, que les résolutions <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> particulières à des
+individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables.</p>
+
+<p>Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires,
+ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de
+l'Assemblée constituante; elle se sépara le lendemain, et laissa à la
+France une révolution.</p>
+
+<p class="p2 center">ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE&mdash;CLUBS.</p>
+
+<p>L'Assemblée législative installée le 1<sup>er</sup> octobre 1791, roula dans le
+tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles,
+ensanglantèrent les départements; à Caen, on se rassasia de massacres
+et l'on mangea le c&oelig;ur de M. de Belsunce<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="note">[19]</span></a>.</p>
+
+<p>Le roi apposa son <span class="italic">veto</span> au décret contre les émigrés et à celui qui
+privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces
+actes légaux augmentèrent l'agitation. Petion était devenu maire de
+Paris<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="note">[20]</span></a>. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1<sup>er</sup> janvier 1792,
+les princes émigrés; le 2, ils fixèrent à ce <span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> 1<sup>er</sup> janvier le
+commencement de l'an <span class="smcap"><abbr title="4">IV</abbr></span> de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets
+rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit
+fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1<sup>er</sup> mars.
+L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins
+hostiles les unes aux autres<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Lien vers la note 21"><span class="note">[21]</span></a>. Le 20 mars 1792, l'Assemblée
+législative adopta la mécanique sépulcrale sans laquelle les jugements
+de la Terreur n'auraient pu s'exécuter; on l'essaya d'abord sur des
+morts, afin qu'elle apprît d'eux son &oelig;uvre. On peut parler de cet
+instrument comme d'un bourreau, puisque des personnes, touchées de ses
+bons services, lui faisaient présent de sommes d'argent pour son
+entretien<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Lien vers la note 22"><span class="note">[22]</span></a>. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où
+elle était nécessaire au crime, est une preuve mémorable de cette
+intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une
+preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la
+face des empires.</p>
+
+<p>Le ministre Roland, à l'instigation des Girondins, avait été appelé au
+conseil du roi<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Lien vers la note 23"><span class="note">[23]</span></a>. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de
+Hongrie et de Bohême. Marat publia l'<span class="italic">Ami du peuple</span>, malgré le décret
+dont <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et
+le régiment de Berchiny désertèrent. Isnard<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Lien vers la note 24"><span class="note">[24]</span></a> parlait de la perfidie
+de la cour, Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Lien vers la note 25"><span class="note">[25]</span></a>.
+Une insurrection éclata à propos de la garde du roi, qui fut
+licenciée<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Lien vers la note 26"><span class="note">[26]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances
+permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les
+masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau; le prétexte était
+le refus de Louis <abbr title="16"><abbr title="16">XVI</abbr></abbr> de sanctionner la proscription des prêtres; le
+roi courut risque de vie. La patrie était déclarée en danger. On
+brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde
+fédération arrivaient; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en
+marche: ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par
+Petion aux Cordeliers.</p>
+
+<p class="p2 center">LES CORDELIERS.</p>
+
+<p>Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes
+concurrentes: celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus
+formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune
+de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la
+formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris, faute d'un point de
+concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent
+devenues des pouvoirs rivaux.</p>
+
+<p>Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende
+en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint
+Louis, en 1259<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Lien vers la note 27"><span class="note">[27]</span></a>; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux
+ligueurs.</p>
+
+<p>Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions: «Avis
+fut donné, dit L'Estoile (12 juillet 1593), <span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> au duc de
+Mayenne, de deux cents cordeliers arrivés à Paris, se fournissant
+d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de
+Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés
+aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes.» Les ligueurs
+fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le
+monastère des Cordeliers, comme une morgue.</p>
+
+<p>Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux
+du couvent avaient été arrachés; la basilique, écorchée, ne présentait
+plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église,
+où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des
+établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance
+se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets
+rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune.
+Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et
+traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le
+président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus
+instruments de l'ancienne justice, instruments suppléés par un seul,
+la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées
+par le bélier hydraulique. Le Club des Jacobins <span class="italic">épurés</span> emprunta
+quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers.</p>
+
+<p class="p2 center">ORATEURS.</p>
+
+<p>Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à
+choisir, ni sur les moyens à employer; ils se traitaient de gueux, de
+filous, de voleurs, <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> de massacreurs, à la cacophonie des
+sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les
+métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des
+objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou
+tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes.
+Les gestes rendaient les images sensibles; tout était appelé par son
+nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de
+jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération,
+on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles
+étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante,
+avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants: les petites
+chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches
+s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin; elles
+interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le
+tintamarre de l'impuissante sonnette; mais ne cessant point leur
+criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire
+silence: elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au
+milieu du pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des
+stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre
+les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux,
+soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras
+nus croisés.</p>
+
+<p>Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les
+infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles:
+l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> MARAT ET SES AMIS.</p>
+
+<p>D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux
+fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin
+des gardes du corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Lien vers la note 28"><span class="note">[28]</span></a>, les
+pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier,
+en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de <span class="italic">fou</span> à la
+cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce
+demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation
+mettait sur toutes les faces: «Peuple, il te faut couper deux cent
+soixante-dix mille têtes!» À ce Caligula de carrefour succédait le
+cordonnier athée, Chaumette<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Lien vers la note 29"><span class="note">[29]</span></a>. Celui-ci était suivi du <span class="italic">procureur
+général de la lanterne</span>, Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller
+public de meurtres, épuisé de débauches, léger républicain à
+calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel
+déclara qu'aux massacres de septembre, <span class="italic">tout s'était passé avec
+ordre</span>. Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la
+façon du brouet noir au restaurateur Méot<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Lien vers la note 30"><span class="note">[30]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre
+sous ces docteurs: dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas
+de la chaire, il avait l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les
+futures effluves du sang; il humait déjà l'encens des processions à
+ânes et à bourreaux, en attendant le jour où, chassé du club des
+Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour
+ministre<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Lien vers la note 31"><span class="note">[31]</span></a>. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet
+populaire devenait le jouet de ses maîtres: ils lui donnaient des
+nasardes, lui marchaient sur les pieds, le bousculaient avec des
+huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir <span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> le chef de la
+multitude, de monter à l'horloge de l'Hôtel de Ville, de sonner le
+tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal
+révolutionnaire.</p>
+
+<p>Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la mort: Chénier fit
+son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au
+divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière: «C&oelig;ur de
+Jésus, c&oelig;ur de Marat; ô sacré c&oelig;ur de Jésus, ô sacré c&oelig;ur de
+Marat!» Ce c&oelig;ur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du
+garde-meuble<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Lien vers la note 32"><span class="note">[32]</span></a>. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la
+place du Carrousel, <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> le buste, la baignoire, la lampe et
+l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna: l'immondice, versée
+de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout.</p>
+
+<p class="p2">Les scènes des Cordeliers, dont je fus trois ou quatre fois le témoin,
+étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez
+camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme
+mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église,
+comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies
+mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Églantine, organisa les
+assassinats de septembre. Billaud de Varennes<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Lien vers la note 33"><span class="note">[33]</span></a> proposa de <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span>
+mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans; un
+autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus; Marat se
+déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les
+victimes: «Je me f... des prisonniers,» répondit-il<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Lien vers la note 34"><span class="note">[34]</span></a>. Auteur de la
+circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans
+les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye.</p>
+
+<p>Prenons garde à l'histoire: Sixte-Quint égala pour le salut des hommes
+le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on
+compara Marat au sauveur du monde; Charles <abbr title="9">IX</abbr> écrivit aux gouverneurs
+des provinces d'imiter les massacres de la Saint-Barthélemy, comme
+Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les
+Jacobins étaient des plagiaires; ils le furent encore en immolant
+Louis <abbr title="16">XVI</abbr> à l'instar de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. <span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> Comme ses crimes se
+sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à
+propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la
+Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches: d'une belle
+nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont
+admiré que la convulsion.</p>
+
+<p>Danton, plus franc que les Anglais, disait: «Nous ne jugerons pas le
+roi, nous le tuerons.» Il disait aussi: «Ces prêtres, ces nobles ne
+sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont
+hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir.»
+Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune
+étendue de génie: car elles supposent que l'innocence n'est rien, et
+que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le
+faire périr, ce qui est faux.</p>
+
+<p>Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait; il ne
+s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la
+fortune. «Venez <span class="italic">brailler</span> avec nous, conseillait-il à un jeune homme:
+quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Lien vers la note 35"><span class="note">[35]</span></a>.» Il
+confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle
+n'avait pas voulu l'acheter assez cher: effronterie d'une intelligence
+qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à <span class="italic">gueule bée</span>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été
+l'agent, Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que
+lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux:
+«Nous n'avons pas,» disait-il, «détruit la superstition pour établir
+l'athéisme.» Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul
+qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans
+les actions des hommes: les coupables à imagination comme Danton
+semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et
+déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et, dans
+le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au
+peuple: pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur
+ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne
+sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le délire d'une
+foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques; chose
+si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque
+chose de superflu donné au tableau et à l'émotion.</p>
+
+<p>Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servait
+de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de
+répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de
+mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement
+sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été
+créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir: «C'est moi qui ai
+fait instituer ce tribunal infâme: j'en demande pardon à Dieu et aux
+hommes!» phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être
+traduit au tribunal qu'il fallait en déclarer l'infamie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa
+propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser
+son front plus haut que le coutelas suspendu: c'est ce qu'il fit. Du
+théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi
+de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination
+sur la foule, il dit au bourreau: «Tu montreras ma tête au peuple;
+elle en vaut la peine.» Le chef de Danton demeura aux mains de
+l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres
+décapitées de ses victimes: c'était encore de l'égalité.</p>
+
+<p>Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre
+d'Églantine<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Lien vers la note 36"><span class="note">[36]</span></a>, périrent de la même manière que leur prêtre.</p>
+
+<p>À l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on
+portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de
+fleur, une petite guillotine en or<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Lien vers la note 37"><span class="note">[37]</span></a>, ou un petit morceau de c&oelig;ur
+de guillotiné; à l'époque où l'on vociférait: <span class="italic">Vive l'enfer!</span> où l'on
+célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où
+l'on trinquait au néant, où l'on dansait tout nu la danse des
+trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les
+rejoindre; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au
+dernier <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> banquet, à la dernière facétie de la douleur.
+Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville: «Quel âge
+as-tu? lui demanda le président.&mdash;L'âge du sans-culotte Jésus,»
+répondit Camille, bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces
+égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ.</p>
+
+<p>Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver
+Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le
+signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme,
+pleine d'énergie, en le rendant capable d'amour, le rendit capable de
+vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide
+et grivoise ironie du tribun; il assaillit d'un grand air les
+échafauds qu'il avait aidé à élever<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Lien vers la note 38"><span class="note">[38]</span></a>. Conformant sa conduite à ses
+<span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> paroles, il ne consentit point à son supplice; il se colleta
+avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier
+gouffre qu'à moitié déchiré.</p>
+
+<p>Fabre d'Églantine, auteur d'une pièce qui restera<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Lien vers la note 39"><span class="note">[39]</span></a>, montra, tout au
+rebours de Desmoulins, une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de
+Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux
+assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il
+paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres.</p>
+
+<p>Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans
+le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée
+constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790; je
+trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en
+1792 aux boyaudiers législateurs: ils l'éventraient et le disséquaient
+dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers
+dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les combles du
+château de Blois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille
+Desmoulins, Fabre d'Églantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les
+rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en
+Amérique et une société mourante en Europe; entre les forêts du
+Nouveau-Monde et les solitudes de l'exil: je n'avais pas compté
+quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient
+déjà épuisés avec elle. À la distance où je suis maintenant de leur
+apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeunesse,
+j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du
+Cocyte: elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se
+faire inscrire sur mes tablettes d'outre-tombe.</p>
+
+<p class="p2">Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de
+lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second
+voyage qui devait durer neuf ans; je n'avais à faire avant qu'un autre
+petit voyage en Allemagne: je courais à l'armée des princes, je
+revenais en courant pourfendre la Révolution; le tout étant terminé en
+deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde
+avec une révolution de moins et un mariage de plus.</p>
+
+<p>Et cependant mon zèle surpassait ma foi; je sentais que l'émigration
+était une sottise et une folie: «Pelaudé à toutes mains, dit
+Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin.» Mon peu
+de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur
+le parti que je prenais: je nourrissais des scrupules, et, bien que
+résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration
+l'opinion de M. de Malesherbes. <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> Je le trouvai très animé:
+les crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la
+tolérance politique de l'ami de Rousseau; entre la cause des victimes
+et celle des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait
+mieux que l'ordre de choses alors existant; il pensait, dans mon cas
+particulier, qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de
+rejoindre les frères d'un roi opprimé et livré à ses ennemis. Il
+approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec
+moi.</p>
+
+<p>Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur
+les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit; des raisonnements
+généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants.
+Il me présenta les Guelfes et les Gibelins, s'appuyant des troupes de
+l'empereur ou du pape; en Angleterre, les barons se soulevant contre
+<span class="italic">Jean sans Terre</span>. Enfin, de nos jours, il citait la République des
+États-Unis implorant le secours de la France. «Ainsi, continuait M. de
+Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la
+philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais
+crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à
+leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau
+Monde serait-il aujourd'hui émancipé? Moi, Malesherbes, moi qui vous
+parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les
+relations de Silas Deane<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Lien vers la note 40"><span class="note">[40]</span></a>, et pourtant Franklin était-il <span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span>
+un traître? La liberté américaine était-elle moins honorable parce
+qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers
+français? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir des garanties aux
+lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de
+l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à
+l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de
+recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la
+tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous.»</p>
+
+<p>Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands
+publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et
+appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me
+convaincre: je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au
+point d'honneur.&mdash;J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des
+exemples récents: pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti
+républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne
+s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie; les
+Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et
+1831, les secours de la France, et les Portugais de la <span class="italic">charte</span> ont
+envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous
+avons deux poids et deux mesures: nous approuvons, pour une idée, un
+système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre
+idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Lien vers la note 41"><span class="note">[41]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du roi
+avaient lieu chez ma belle-s&oelig;ur: elle venait d'accoucher d'un
+second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna
+son nom, Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait
+voir son père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir et
+apparaît de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon
+départ traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage: il se
+trouva que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé; la
+nation se chargea de les payer à sa façon. M<sup>me</sup> de Chateaubriand avait
+de plus, du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une
+forte partie de ces rentes à sa s&oelig;ur, la comtesse du
+Plessix-Parscau, émigrée. L'argent manquait donc toujours; il en
+fallut emprunter.</p>
+
+<p>Un notaire nous procura dix mille francs: je les apportais en
+assignats chez moi, cul-de-sac Férou, <span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> lorsque je rencontrai,
+rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre,
+le comte Achard<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Lien vers la note 42"><span class="note">[42]</span></a>. Il était grand joueur; il me proposa d'aller aux
+salons de M... où nous pourrions causer: le diable me pousse: je
+monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec
+lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première
+voiture venue. Je n'avais jamais joué: le jeu produisit sur moi une
+espèce d'enivrement douloureux; si cette passion m'eût atteint, elle
+m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la
+voiture à Saint-Sulpice, et j'y oublie mon portefeuille renfermant
+l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai
+laissé les dix mille francs dans un fiacre.</p>
+
+<p>Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non
+sans avoir l'envie de me jeter à l'eau; je vais sur la place du
+Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les
+Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on
+m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier
+m'apprend que ce numéro appartient à un loueur demeurant en haut du
+faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme; je demeure
+toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres: il en
+arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien; enfin,
+à deux heures du matin, je vois entrer mon char. À peine eus-je le
+temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes,
+éreintées, se laissèrent choir sur la <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> paille, roides, le
+ventre ballonné, les jambes tendues comme si elles étaient mortes.</p>
+
+<p>Le cocher se souvint de m'avoir mené. Après moi, il avait chargé un
+citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins; après le citoyen, une
+dame qu'il avait conduite rue de Cléry, n<sup>o</sup> 13; après cette dame, un
+monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je
+promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu,
+procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la
+recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le
+citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté.
+La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le
+fiacre. J'arrive à la troisième station sans aucune espérance; le
+cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu'il a
+voituré. Le portier s'écrie: «C'est le Père tel!» Il me conduit, à
+travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un
+récollet, resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce
+religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines, écoute le
+récit que je lui fais. «Êtes-vous, me dit-il, le chevalier de
+Chateaubriand?&mdash;Oui, répondis-je.&mdash;Voilà votre portefeuille,
+répliqua-t-il; je vous l'aurais porté après mon travail; j'y avais
+trouvé votre adresse.» Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à
+compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son
+cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais
+m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas
+émigré: que serais-je devenu? toute ma vie était changée. Si je
+faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être
+pendu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> Ceci se passait le 16 juin 1792.</p>
+
+<p>Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée
+à Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le
+licenciement de la nouvelle garde du roi, dans laquelle se trouvait
+Murat<a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Lien vers la note 43"><span class="note">[43]</span></a>; les ministères successifs de Roland<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Lien vers la note 44"><span class="note">[44]</span></a>, de Dumouriez<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Lien vers la note 45"><span class="note">[45]</span></a>,
+de Duport du Tertre<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Lien vers la note 46"><span class="note">[46]</span></a>, les petites conspirations <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> de cour,
+ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et
+mépris. J'entendais beaucoup parler de M<sup>me</sup> Roland, que je ne vis
+point; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit
+extraordinaire. On la disait fort agréable; reste à savoir si elle
+l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus
+hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait
+une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son
+voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son
+trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme
+montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu
+d'exemples. M<sup>me</sup> Roland avait du caractère plutôt que du génie: le
+premier peut donner le second, le second ne peut donner le
+premier<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Lien vers la note 47"><span class="note">[47]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency visiter
+l'Ermitage de J.-J. Rousseau: non que je me plusse au souvenir de M<sup>me</sup>
+d'Épinay<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Lien vers la note 48"><span class="note">[48]</span></a> et de cette société factice et dépravée; mais je voulais
+dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses m&oelig;urs à
+mes m&oelig;urs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma
+jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage; j'y
+rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu
+désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils
+étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde: l'un
+était M. Maret<a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Lien vers la note 49"><span class="note">[49]</span></a>, de l'Empire, l'autre, <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> M. Barère, de la
+République. Le gentil Barère<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Lien vers la note 50"><span class="note">[50]</span></a> était venu, loin du bruit, dans sa
+philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à
+l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport
+duquel la Convention décréta que <span class="italic">la Terreur était à l'ordre du jour</span>,
+échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes; du
+fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement
+croasser <span class="italic">la mort!</span> Barère était de l'espèce de ces tigres qu'Oppien
+fait naître du souffle léger du vent: <span class="italic">velocis Zephyri proles</span>.</p>
+
+<p>Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient
+charmés de la journée du 20 juin. La Harpe, continuant ses leçons au
+Lycée, criait d'une voix de Stentor: «Insensés! vous répondiez à
+toutes les représentations du peuple: Les baïonnettes! les
+baïonnettes! Eh bien! les voilà les baïonnettes!» Quoique mon voyage
+en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne
+pouvais m'élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence.
+Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la
+<span class="italic">Société monarchique</span>. Mon frère faisait partie d'un club d'<span class="italic">enragés</span>.
+Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de
+Vienne et de <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> Berlin; déjà une affaire assez chaude avait eu
+lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était
+plus que temps de prendre une détermination.</p>
+
+<p>Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passe-ports pour Lille:
+nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont
+nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les
+fournitures de l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis
+Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom; bien que
+de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre.
+Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la
+seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli,
+avec la famille de Rosambo, mes s&oelig;urs et ma femme. Tivoli
+appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de
+Malesherbes<a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Lien vers la note 51"><span class="note">[51]</span></a>. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la
+débandade bon nombre de fédérés, sur les chapeaux desquels on avait
+écrit à la craie: «Petion, ou la mort!» Tivoli, point de départ de mon
+exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Lien vers la note 52"><span class="note">[52]</span></a>. Nos
+parents se séparèrent de nous <span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> sans tristesse; ils étaient
+persuadés que nous faisions un voyage d'agrément. Mes quinze cents
+francs retrouvés semblaient un trésor suffisant pour me ramener
+triomphant à Paris.</p>
+
+<p class="p2">Le 15 juillet, à six heures du matin, nous montâmes en diligence: nous
+avions arrêté nos places dans le cabriolet, auprès du conducteur: le
+valet de chambre, que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna
+dans le carrosse avec les autres voyageurs. Saint-Louis était
+somnambule; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux
+ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le
+mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait
+pendant ses attaques: «Je sais, je sais,» ne s'éveillant que quand on
+lui jetait de l'eau froide au visage: homme d'une quarantaine
+d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand.
+Ce pauvre <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> garçon, très respectueux, n'avait jamais servi
+d'autre maître que mon frère; il fut tout troublé lorsqu'au souper il
+lui fallut s'asseoir à table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes,
+parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa
+frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à
+travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des
+princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta
+dans la diligence; nous rentrâmes dans le coupé.</p>
+
+<p>Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la tête à la
+portière: «Arrêtez, postillon, arrêtez!» On arrête, la portière de la
+diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes:
+«Descendez, citoyen, descendez! on n'y tient pas, descendez, cochon!
+c'est un brigand! descendez, descendez!» Nous descendons aussi, nous
+voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant,
+promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à
+fuir à toutes jambes, sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le
+pouvions réclamer, car nous nous serions trahis; il le fallait
+abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il
+déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et
+qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de
+brigade en brigade chez le président de Rosambo; les dépositions de ce
+malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer
+mon frère et ma belle-s&oelig;ur à l'échafaud.</p>
+
+<p>Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt
+fois toute l'histoire: «Cet homme avait <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> l'imagination
+troublée; il rêvait tout haut; il disait des choses étranges; c'était
+sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice.» Les
+citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de
+papier vert <span class="italic">à la Constitution</span>. Nous reconnûmes aisément dans ces
+récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.</p>
+
+<p>Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au
+delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui
+devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti
+monarchique était encore puissant, la question non décidée; les
+faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement.</p>
+
+<p>Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes: nous nous
+arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à
+dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close; nous ne
+portions rien avec nous; nous avions une petite canne à la main; il
+n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans
+les forêts américaines.</p>
+
+<p>Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à
+peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la
+campagne: nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou
+nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin
+des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing; nous ouîmes des
+pas de chevaux dans des chemins creux; en mettant l'oreille à terre,
+nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après
+trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur
+la pointe du pied, <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> nous arrivâmes au carrefour d'un bois où
+quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans
+qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous
+criâmes: «Officiers qui vont rejoindre les princes!» Nous demandâmes à
+être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire
+reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et
+nous emmena.</p>
+
+<p>Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes
+nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la
+France allait faire porter à l'Europe vassale.</p>
+
+<p>Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant
+les premières années de son règne; il partit de Tournay avec ses
+compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules: «Les armes
+attirent à elles tous les droits,» dit Tacite. Dans cette ville d'où
+sortit en 486 le premier roi de la première race, pour fonder sa
+longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre
+les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai
+en 1815, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du
+premier roi des Franks: <span class="italic">omnia migrant</span>.</p>
+
+<p>Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités,
+et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon
+d'Orléans, écolâtre de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant
+le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des
+astres, leur montrant du doigt la voix lactée et les étoiles. J'aurais
+mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du <abbr title="11">XI</abbr><sup>e</sup> siècle que des
+Pandours. Je me plais à <span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> ces temps où les chroniques
+m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été
+métamorphosé en âne: c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on
+l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture.
+Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle
+sortaient des épis de blé: c'était peut-être Cérès. La Meuse, que
+j'allais bientôt traverser, fut suspendue en l'air l'année 1118,
+témoin Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194,
+entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle
+entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu.
+Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait
+éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de
+<span class="italic">Camissa</span>, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse
+d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place
+lorsqu'on y jetait quelque chose de sale: les consciences
+d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu.&mdash;Lecteur, je ne perds
+pas de temps; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en
+attendant mon frère qui négocie: le voici; il revient après s'être
+expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est
+permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin.</p>
+
+<p class="p2">Bruxelles était le quartier général de la haute émigration: les femmes
+les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui
+ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les
+plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout
+neufs: ils paradaient de toute la rigueur <span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> de leur légèreté.
+Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant
+quelques années, ils les mangèrent en quelques jours: ce n'était pas
+la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces
+brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la
+gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient
+dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits
+gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces
+Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils
+nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous
+contentant de nos épées.</p>
+
+<p>Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi:
+il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de
+linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me
+séparer.</p>
+
+<p>Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Lien vers la note 53"><span class="note">[53]</span></a>;
+j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui
+meurt en ce moment; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix
+<span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> d'or; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois,
+et Rivarol<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Lien vers la note 54"><span class="note">[54]</span></a> que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie. On ne
+l'avait point nommé; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait
+seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle.
+L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il
+disait, à propos des révolutions: «Le premier coup porte sur le Dieu,
+le second ne frappe plus qu'un marbre insensible.» J'avais repris
+l'habit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie; je devais partir en
+sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais
+encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer; je portais
+les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol;
+le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le
+satisfit: «D'où vient votre frère le chevalier?» dit-il à mon frère.
+Je répondis: «De Niagara.» Rivarol s'écria: «De la cataracte!» Je me
+tus. Il hasarda un commencement de question: <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> «Monsieur
+va...?&mdash;Où l'on se bat,» interrompis-je. On se leva de table.</p>
+
+<p>Cette émigration fate m'était odieuse; j'avais hâte de voir mes pairs,
+des émigrés comme moi à six cents livres de rente. Nous étions bien
+stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent,
+et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions
+profité de la victoire.</p>
+
+<p>Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Lien vers la note 55"><span class="note">[55]</span></a> dont
+il devint l'aide de camp; je partis seul pour Coblentz.</p>
+
+<p>Rien de plus historique que le chemin que je suivis; il rappelait
+partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je
+traversai Liège, une de ces républiques municipales qui tant de fois
+se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre.
+Louis <abbr title="11">XI</abbr>, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur
+ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne.</p>
+
+<p>J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent
+leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège
+et la France étaient plus paisibles: l'abbé de Saint-Hubert était
+obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du
+roi Dagobert.</p>
+
+<p>À Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France: le drap
+mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très chrétien
+était envoyé au tombeau <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> de Charlemagne, comme un
+drapeau-lige au fief dominant. Nos rois prêtaient ainsi foi et
+hommage, en prenant possession de l'héritage de l'Éternité; ils
+juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient
+fidèles, après lui avoir donné le baiser féodal sur la bouche. Du
+reste, c'était la seule suzeraineté dont la France se reconnût
+vassale. La cathédrale d'Aix-la-Chapelle fût bâtie par Karl le Grand
+et consacrée par Léon <abbr title="3">III</abbr>. Deux prélats ayant manqué à la cérémonie,
+ils furent remplacés par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps
+décédés, et qui ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une
+belle maîtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait
+point séparer. On attribua cette passion à un charme: la jeune morte
+examinée, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut
+jetée dans un marais; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna
+de le combler: il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie
+dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque
+Turpin et Pétrarque.</p>
+
+<p>À Cologne, j'admirai la cathédrale: si elle était achevée, ce serait
+le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les
+peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs
+basiliques; ils se glorifiaient du titre de maître maçon,
+<span class="italic">c&oelig;mentarius</span>.</p>
+
+<p>Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des
+démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces
+prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque
+tout, avaient été des gentilshommes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> Cologne me remit en mémoire Caligula et saint Bruno<a id="footnotetag56" name="footnotetag56"></a><a href="#footnote56" title="Lien vers la note 56"><span class="note">[56]</span></a>: j'ai
+vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du
+second à la Grande-Chartreuse.</p>
+
+<p>Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz (<span class="italic">Confluentia</span>). L'armée des
+princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides, <span class="italic">inania
+regna</span>; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses
+barbares, où des chevaliers apparaissaient autour des ruines de leurs
+châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre
+doit survenir.</p>
+
+<p>Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne: je filais
+le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je
+m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne; le
+roi<a id="footnotetag57" name="footnotetag57"></a><a href="#footnote57" title="Lien vers la note 57"><span class="note">[57]</span></a> et le duc de Brunswick<a id="footnotetag58" name="footnotetag58"></a><a href="#footnote58" title="Lien vers la note 58"><span class="note">[58]</span></a> occupaient le centre du carré,
+composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira
+les yeux du roi: il me fit appeler; le duc de Brunswick et lui mirent
+le chapeau à la <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> main, et saluèrent l'ancienne armée
+française dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon
+régiment, le lieu où j'allais rejoindre les princes. Cet accueil
+militaire me toucha: je répondis avec émotion qu'ayant appris en
+Amérique le malheur de mon roi, j'étais revenu pour verser mon sang à
+son service. Les officiers et généraux qui environnaient
+Frédéric-Guillaume firent un mouvement approbatif, et le monarque
+prussien me dit: «Monsieur, on reconnaît toujours les sentiments de la
+noblesse française.» Il ôta de nouveau son chapeau, resta découvert et
+arrêté, jusqu'à ce que j'eusse disparu derrière la masse des
+grenadiers. On crie maintenant contre les émigrés; ce sont <span class="italic">des tigres
+qui déchiraient le sein de leur mère</span>; à l'époque dont je parle, on
+s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la
+patrie. En 1792, la fidélité au serment passait encore pour un devoir;
+aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardée comme une
+vertu.</p>
+
+<p>Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi,
+faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à
+Trèves, où l'armée des princes était parvenue: «J'étais un de ces
+hommes qui attendent l'événement pour se décider; il y avait trois ans
+que j'aurais dû être au cantonnement; j'arrivais quand la victoire
+était assurée. On n'avait pas besoin de moi; on n'avait que trop de
+ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie
+désertaient; l'artillerie même passait en masse, et, si cela
+continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> Prodigieuse illusion des partis!</p>
+
+<p>Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand: il me prit sous sa
+protection, assembla les Bretons et plaida ma cause. On me fit venir;
+je m'expliquai: je dis que j'arrivais de l'Amérique pour avoir
+l'honneur de servir avec mes camarades; que la campagne était ouverte,
+non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier
+feu; qu'au surplus, je me retirerais si on l'exigeait, mais après
+avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea:
+comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je
+n'eus plus que l'embarras du choix.</p>
+
+<p class="p2">L'armée des princes était composée de gentilshommes, classés par
+provinces et servant en qualité de simples soldats: la noblesse
+remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même
+où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard
+retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers
+émigrés de divers régiments, également redevenus soldats: de ce nombre
+étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le
+marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La
+Martinière<a id="footnotetag59" name="footnotetag59"></a><a href="#footnote59" title="Lien vers la note 59"><span class="note">[59]</span></a>, dût-il encore être amoureux; mais le patriotisme
+armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie
+bretonne, que commandait M. de Goyon-Miniac<a id="footnotetag60" name="footnotetag60"></a><a href="#footnote60" title="Lien vers la note 60"><span class="note">[60]</span></a>. La noblesse <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span>
+de ma province avait fourni sept compagnies; on en comptait une
+huitième de jeunes gens du tiers état: l'uniforme gris de fer de cette
+dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu de
+roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause
+et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques
+par des signalements odieux: les vrais héros étaient les soldats
+plébéiens, puisque aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur
+sacrifice.</p>
+
+<p>Dénombrement de notre petite armée:</p>
+
+<p>Infanterie de soldats nobles et d'officiers; quatre compagnies de
+déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils
+provenaient; une compagnie d'artillerie; quelques officiers du génie,
+avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres
+(l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presque en entier la cause
+de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très-belle
+cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres
+du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de
+Rochefort et de Toulon, appuyait notre infanterie. L'émigration
+générale de ces derniers officiers replongea la France maritime dans
+cette faiblesse dont Louis <abbr title="16">XVI</abbr> l'avait retirée. Jamais, depuis
+Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus
+<span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> de gloire. Mes camarades étaient dans la joie: moi j'avais
+les larmes aux yeux quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui
+ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les
+Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des
+continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnies de La
+Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le
+cheval consacré à Neptune; mais ils avaient changé d'élément, et la
+terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête
+le pavillon déchiré de <span class="italic">la Belle-Poule</span>, sainte relique du drapeau
+blanc, aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était
+tombée la victoire.</p>
+
+<p>Nous avions des tentes; du reste, nous manquions de tout. Nos fusils,
+de manufacture allemande, armes de rebut, d'une pesanteur effrayante,
+nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer.
+J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne
+s'abattait pas.</p>
+
+<p>Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de
+voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de
+l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien
+disait: «Fugitifs de Trèves, vous voulez des spectacles, vous
+redemandez aux empereurs les jeux du cirque: pour quel état, je vous
+prie, pour quel peuple, pour quelle ville?» <span class="italic">Theatra igitur
+qu&oelig;ritis, circum a principibus postulatis? cui, quæso, statui, cui
+populo, cui civitati?</span></p>
+
+<p>Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir
+les monuments de saint Louis?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines; je
+tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique; j'en
+déposais les pages séparées sur l'herbe autour de moi; je relisais et
+corrigeais une description de forêt, un passage d'<span class="italic">Atala</span>, dans les
+décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la
+France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes
+chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille
+clissée et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang.</p>
+
+<p>J'essayais de fourrer <span class="italic">Atala</span> avec mes inutiles cartouches dans ma
+giberne; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les
+feuilles qui débordaient des deux côtés du couvercle de cuir. La
+Providence vint à mon secours: une nuit, ayant couché dans un grenier
+à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil; on
+avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu: cet accident, en assurant
+ma <span class="italic">gloire</span>, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient
+entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. «Combien ai-je de
+chemises? disait Henri <abbr title="4">IV</abbr> à son valet de chambre.&mdash;Une douzaine, sire,
+encore y en a-t-il de déchirées.&mdash;Et de mouchoirs, est-ce pas huit que
+j'ai?&mdash;Il n'y en a pour cette heure que cinq.» Le Béarnais gagna la
+bataille d'Ivry sans chemises; je n'ai pu rendre son royaume à ses
+enfants en perdant les miennes.</p>
+
+<p class="p2">L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six
+lieues par jour. Le temps était affreux; nous cheminions au milieu de
+la pluie et de la fange, <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> en chantant: <span class="italic">Ô Richard! ô mon roi!
+Pauvre Jacques<a id="footnotetag61" name="footnotetag61"></a><a href="#footnote61" title="Lien vers la note 61"><span class="note">[61]</span></a>!</span> Arrivés à l'endroit du campement, n'ayant ni
+fourgons ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la
+colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les
+fermes et les villages. Nous payions très-scrupuleusement: je subis
+néanmoins une faction correctionnelle pour avoir pris, sans y penser,
+deux poires dans le jardin d'un château. Un grand clocher, une grande
+rivière et un grand seigneur, dit le proverbe, sont de mauvais
+voisins.</p>
+
+<p>Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse
+obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher
+l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente; chacun à son
+tour était chargé du soin de la cuisine: celui-ci allait à la viande,
+celui-là au pain, celui-là au bois, celui-là à la paille. Je faisais
+la soupe à merveille; j'en recevais de grands compliments, surtout
+quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de
+Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la fumée de sorte
+que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et
+mouillées. Cette vie de soldat est très amusante; je me croyais encore
+parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span>
+mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages; ils me les
+payaient en beaux contes; nous mentions tous comme un caporal au
+cabaret avec un conscrit qui paye l'écot.</p>
+
+<p>Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge; il le fallait, et
+souvent: car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise
+empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi.
+Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord
+d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des
+étourdissements; le mouvement des bras me causait une douleur
+insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les
+prêles et les cressons, et, au milieu du mouvement de la guerre, je
+m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le
+bandeau de l'Amour par une bergère; cette bergère m'eût été bien utile
+pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes
+Floridiennes.</p>
+
+<p>Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même
+âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la
+nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants
+descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard,
+auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses
+fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère
+avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout
+ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de
+touchant, parce qu'il était animé de convictions sincères; il offrait
+le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière
+représentation <span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux
+gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le
+dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous
+le bras par un de leurs fils, j'ai vu M. de Boishue<a id="footnotetag62" name="footnotetag62"></a><a href="#footnote62" title="Lien vers la note 62"><span class="note">[62]</span></a>, le père de
+mon camarade massacré aux États de Rennes auprès de moi, marcher seul
+et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de
+sa baïonnette, de peur de les user; j'ai vu de jeunes blessés couchés
+sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à
+leur chevet, les envoyant à saint Louis dont ils s'étaient efforcés de
+défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un
+sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les
+décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos
+mères dans les cachots.</p>
+
+<p>Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés
+que ceux d'aujourd'hui: si, en demeurant sur la terre, ils avaient
+perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux;
+étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société.
+Maintenant, un traînard dans ce monde a non-seulement vu mourir les
+hommes, mais il a vu mourir les idées: principes, m&oelig;urs, goûts,
+plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il
+est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il
+achève ses jours.</p>
+
+<p>Et pourtant, France du <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle, apprenez à estimer <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span>
+cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre
+tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des
+idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus; ne les
+reniez pas, vous êtes sortie de leur sang. S'ils n'eussent été
+généreusement fidèles aux antiques m&oelig;urs, vous n'auriez pas puisé
+dans cette fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les
+m&oelig;urs nouvelles; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une
+transformation de vertu.</p>
+
+<p class="p2">Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant
+et riche. À l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de
+comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp.
+Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie
+expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de
+Du Guesclin. Les aides de camp nous étaient devenus odieux; quand il y
+avait quelque affaire devant Thionville, nous criions: «En avant, les
+aides de camp!» comme les patriotes criaient: «En avant, les
+officiers!»</p>
+
+<a id="img003" name="img003"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img003.jpg" width="400" height="536" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">La hutte du berger</span>.</p>
+</div>
+
+<p>J'éprouvai un saisissement de c&oelig;ur lorsque arrivés par un jour
+sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces
+bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me
+fit un effet que je ne puis rendre: j'eus comme une espèce de
+révélation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des
+illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu'ils
+soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient; j'étais là,
+comme Falkland<a id="footnotetag63" name="footnotetag63"></a><a href="#footnote63" title="Lien vers la note 63"><span class="note">[63]</span></a> dans l'armée <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. Il n'y
+avait pas un chevalier de la Manche, malade, écloppé, coiffé d'un
+bonnet de nuit sous son castor à trois cornes, qui ne se crût
+très-fermement capable de mettre en fuite, à lui tout seul, cinquante
+jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source
+de prodiges à une autre époque, ne m'avait pas atteint: je ne me
+sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras.</p>
+
+<p>Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1<sup>er</sup> septembre; car, chemin
+faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite,
+l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du
+côté de l'Allemagne. De l'assiette du camp on ne découvrait pas la
+forteresse; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête
+d'une colline d'où l'&oelig;il plongeait dans la vallée de la Moselle.
+Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au
+corps autrichien du prince de Waldeck<a id="footnotetag64" name="footnotetag64"></a><a href="#footnote64" title="Lien vers la note 64"><span class="note">[64]</span></a>, et la gauche de la même
+infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge
+et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un
+fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit
+compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et
+au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre,
+mes camarades.</p>
+
+<p>Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le
+comte d'Artois arrivèrent; ils firent la <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> reconnaissance de
+la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen<a id="footnotetag65" name="footnotetag65"></a><a href="#footnote65" title="Lien vers la note 65"><span class="note">[65]</span></a> la semblât vouloir
+rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de
+Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville; mais nous ne
+fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières<a id="footnotetag66" name="footnotetag66"></a><a href="#footnote66" title="Lien vers la note 66"><span class="note">[66]</span></a>. On se logea sur
+la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la
+ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la
+Moselle. On se fusilla de maison en maison; notre poste se maintint en
+possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette
+première affaire; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien.
+Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée
+pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet
+d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes
+descendaient <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications
+extérieures de Thionville.</p>
+
+<p>L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné,
+destiné à nos canons; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert,
+pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient
+lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu
+accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de
+brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous
+servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous; il nous
+incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter: deux pièces
+de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient
+toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en
+dehors des glacis; il excita les huées de la garnison. Peu de jours
+après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent
+hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent,
+toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés
+se disposèrent à l'attaquer; on remarquait avec le télescope du
+mouvement sur les remparts. À l'entrée de la nuit, on vit une colonne
+sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin
+couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort.</p>
+
+<p>À la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action
+dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville; puis,
+tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre
+batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée
+et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu;
+nous marchâmes la baïonnette en <span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> avant. Les assaillants se
+retirèrent je ne sais pourquoi; s'ils eussent tenu, ils nous
+enlevaient.</p>
+
+<p>Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le
+chevalier de La Baronnais<a id="footnotetag67" name="footnotetag67"></a><a href="#footnote67" title="Lien vers la note 67"><span class="note">[67]</span></a>, capitaine d'une des compagnies
+bretonnes. Je lui portai malheur: la balle qui lui ôta la vie fit
+ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle roideur,
+qu'elle lui perça les deux tempes; sa cervelle me sauta au visage.
+Inutile et noble victime d'une cause perdue! Quand le maréchal
+d'Aubeterre tint les États de Bretagne, il passa chez M. de La
+Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de
+Saint-Malo; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne,
+aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda
+amicalement son hôte. «Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je
+n'ai à dîner que mes enfants.» M. de La Baronnais avait vingt-deux
+garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché,
+avant la maturité, cette riche moisson du père de famille.</p>
+
+<p class="p2">Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint
+plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit: des
+pots-à-feu illuminaient les <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> ouvrages de la place, couverts
+de soldats; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu
+lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en
+l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des
+détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de
+musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de
+Thionville et à nos postes; malheureusement, ils criaient en français
+dans les deux camps: «Sentinelles, prenez garde à vous!»</p>
+
+<p>Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de
+l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les
+canons, qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante
+silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant
+les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux
+hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi
+des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui
+baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des
+violences de la guerre, je trouvais de petites statues des saints et
+de la Vierge. Un chevrier, un pâtre, un mendiant portant besace,
+agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit
+lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur
+offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine, dont l'image
+demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était
+aveugle; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les
+bonnes &oelig;uvres, comme un grenadier sur le camp de bataille. Le
+vicaire donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci
+n'aurait pu déposer la sainte hostie sur <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> les lèvres des
+communiants. Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il
+bénissait la lumière!</p>
+
+<p>Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le
+<span class="italic">Silentiaire</span>, Dominique l'<span class="italic">Encuirassé</span>, Jacques l'<span class="italic">Intercis</span>, Paul le
+<span class="italic">Simple</span>, Basle l'<span class="italic">Ermite</span>, et tant d'autres, n'étaient point
+étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées.
+Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent,
+à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et
+dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la
+châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant: «Germain, où
+étais-tu lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire?» Une voix
+sortant de la châsse répondit: «J'étais auprès de Cisoing, non loin du
+pont de Bouvines; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur
+roi, à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours:</p>
+
+<p class="poem">«Cui fuit auxilio victoria præstita nostro.»</p>
+
+<p>Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions
+jusqu'aux hameaux sous les premiers retranchements de Thionville. Le
+village du grand chemin trans-Moselle était sans cesse pris et repris.
+Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient
+d'<span class="italic">ennemis de la liberté</span>, d'<span class="italic">aristocrates</span>, de <span class="italic">satellites de Capet</span>;
+nous les appelions <span class="italic">brigands, coupe-têtes, traîtres et
+révolutionnaires</span>. On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au
+milieu des combattants devenus témoins impartiaux; singulier caractère
+français que les passions mêmes ne peuvent étouffer!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à
+vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le
+bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis
+il regardait vivement autour de lui, dans l'espoir de voir partir un
+<span class="italic">patriote</span>; chacun était là avec ses m&oelig;urs.</p>
+
+<p>Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien: entre ce camp et
+celui de la cavalerie de la marine, se déployait le rideau d'un bois
+contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu; la ville tirait
+trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui
+explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je
+traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les
+herbes; je m'approche: un homme étendu de tout son long, le nez en
+terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé: je le pris
+par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des
+yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains; j'éclate
+de rire: c'était mon cousin Moreau! Je ne l'avais pas vu depuis notre
+visite à M<sup>me</sup> de Chastenay.</p>
+
+<p>Couché sur le ventre à la descente d'une bombe, il lui avait été
+impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre
+debout; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les
+vivres et qu'il allait proposer des b&oelig;ufs au prince de Waldeck. Au
+reste, il portait un chapelet; Hugues Métel parle d'un loup qui
+résolut d'embrasser l'état monastique; mais, n'ayant pu s'habituer au
+maigre, il se fit chanoine<a id="footnotetag68" name="footnotetag68"></a><a href="#footnote68" title="Lien vers la note 68"><span class="note">[68]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi,
+menant son cheval par la bride: un boulet atteint la bête à l'endroit
+le plus étroit de l'encolure et la coupe net; la tête et le cou
+restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur
+poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers
+de marine qui mangeaient assis en rond: la gamelle disparut; les
+officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de
+vaisseau: «Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout! feu dans ma
+perruque!»</p>
+
+<p>Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville: en 1558,
+François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi
+y fut tué <span class="italic">parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui
+tenoit lors la main sur l'épaule</span>.</p>
+
+<p class="p2">Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans
+avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeurèrent
+sur les voitures: les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout
+des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées
+brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons,
+bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des
+plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des
+galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span>
+de maïs, des pommes vertes, des &oelig;ufs rouges et blancs, des pipes et
+du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de
+gros drap, marchandées par les passants. Des villageoises, à
+califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun
+présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait
+rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en
+uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français.
+Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin
+plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure
+sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt,
+comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans
+les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes
+auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de
+la mariée: <span class="italic">Rapit esseda victor, nubentemque nurum</span>, (Sidoine
+Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était
+extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et
+les étoiles qui brillaient au-dessus.</p>
+
+<p>Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente,
+j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp;
+mais, animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus
+belles.</p>
+
+<p>Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour
+moi dans celui de <span class="italic">Dinarzade</span> que nous lui avions donné, était célèbre
+par ses contes; il eût été plus correct de dire <span class="italic">Sheherazade</span>, mais
+nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le <span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span>
+voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions: c'était à qui
+l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure avalée,
+moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix
+creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète
+militaire, entre le suicide et le luron, Dinarzade goguenard sérieux,
+ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le
+témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de
+comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et
+n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille,
+rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.</p>
+
+<p>Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un
+tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient
+en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait; un
+morceau de serpillière, tendu du bout des brancards à deux poteaux,
+nous servait de toit.&mdash;Dinarzade, son épée de guingois à la façon de
+Frédéric <abbr title="2">II</abbr>, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un
+cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les
+cantinières qui nous apportaient la pitance restaient avec nous pour
+écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes
+qui formaient le ch&oelig;ur accompagnait le récit des marques de sa
+surprise, de son approbation ou de son improbation.</p>
+
+<p>«Messieurs, dit le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert,
+qui vivait au temps du roi Jean?» Et chacun de répondre: «Oui, oui.»
+Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> «Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous
+l'avez vu, était fort beau: quand le vent rebroussait ses cheveux roux
+sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un
+turban vert.»</p>
+
+<p>L'assemblée: «Bravo!»</p>
+
+<p>«Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de
+Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la <span class="italic">Dame
+des grandes compagnies</span>. Elle reçut bien le chevalier, le fit
+désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table
+magnifique; mais elle ne mangea point, et les pages-servants étaient
+muets.»</p>
+
+<p>L'assemblée: «Oh! oh!»</p>
+
+<p>«La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la
+femme du major; d'ailleurs beaucoup de physionomie et l'air coquet.
+Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on
+ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et
+le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur.»</p>
+
+<p>Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut
+recharger son brûle-gueule; on le força de continuer:</p>
+
+<p>«Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château;
+mais, avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de
+plusieurs choses étranges; il lui faisait en même temps une offre
+loyale de mariage, si toutefois elle n'était pas sorcière.»</p>
+
+<p>La rapière de Dinarzade était plantée droite et roide entre ses
+genoux. Assis et penchés en avant, <span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> nous faisions au-dessous
+de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de
+Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui:</p>
+
+<p>«Or, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort!»</p>
+
+<p>Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant: «La mort! la mort!»
+mit en fuite les cantinières. La séance fut levée: le brouhaha fut
+grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au
+bruit du canon de la place.</p>
+
+<p class="p2">Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on
+n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir
+régulièrement la place. On comptait sur des intelligences, et l'on
+attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de
+Clerfayt<a id="footnotetag69" name="footnotetag69"></a><a href="#footnote69" title="Lien vers la note 69"><span class="note">[69]</span></a>, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de
+Bourbon<a id="footnotetag70" name="footnotetag70"></a><a href="#footnote70" title="Lien vers la note 70"><span class="note">[70]</span></a>. Nos petites ressources s'épuisaient; <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> Paris
+semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait; nous étions inondés
+au milieu de nos travaux; je m'éveillais quelquefois dans un fossé
+avec de l'eau jusqu'au cou: le lendemain j'étais perclus.</p>
+
+<p>Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonnière<a id="footnotetag71" name="footnotetag71"></a><a href="#footnote71" title="Lien vers la note 71"><span class="note">[71]</span></a>,
+mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre
+pavillon; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette
+espèce de gouttière. Je me levais et j'allais avec Ferron me promener
+devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies
+que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix
+des sentinelles, regardant la lumière des rues de nos tentes, de même
+que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors.
+Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait
+commises, de celles que l'on commettrait; nous déplorions
+l'aveuglement des princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec
+une poignée de serviteurs, et raffermir par le bras de l'étranger la
+couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon
+camarade, dans ces conversations, que la France voudrait <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span>
+imiter l'Angleterre, que le roi périrait sur l'échafaud, et que,
+vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des
+principaux chefs d'accusation contre Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Ferron fut frappé de
+ma prédiction: c'est la première de ma vie. Depuis ce temps j'en ai
+fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées;
+l'accident était-il arrivé, on se mettait à l'abri, et l'on
+m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les
+Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans
+l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch,
+laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête; le danger
+passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le
+capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le
+chien hollandais du vaisseau de la légitimité.</p>
+
+<p>Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée; ce
+sont eux que j'ai retracés au sixième livre des <span class="italic">Martyrs</span><a id="footnotetag72" name="footnotetag72"></a><a href="#footnote72" title="Lien vers la note 72"><span class="note">[72]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> Barbare de l'Armorique au camp des princes, je portais Homère
+avec mon épée; je préférais ma <span class="italic">patrie, la pauvre, la petite île
+d'<span class="smcap">Aaron</span><a id="footnotetag73" name="footnotetag73"></a><a href="#footnote73" title="Lien vers la note 73"><span class="note">[73]</span></a>, aux cent villes de la Crète</span>. Je disais comme Télémaque:
+«L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que
+ceux où l'on élève des chevaux<a id="footnotetag74" name="footnotetag74"></a><a href="#footnote74" title="Lien vers la note 74"><span class="note">[74]</span></a>.» Mes paroles auraient fait rire le
+candide Ménélas, &#7936;&#947;&#945;&#952;&#8056;&#962; &#924;&#949;&#957;&#8051;&#955;&#945;&#959;&#962;.</p>
+
+<p class="p2">Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action; le
+prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la
+rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du
+côté de la France.</p>
+
+<p>Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des
+officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires,
+composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers
+régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de
+Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents
+corps de dragons qui couvraient <span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> notre gauche: mon frère se
+trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait
+épousé une fille de M. de Malherbes, s&oelig;ur de madame de Rosambo, et
+par conséquent tante de ma belle-s&oelig;ur. Nous escortions trois
+compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre
+et une batterie de trois mortiers.</p>
+
+<p>Nous partîmes à six heures du soir; à dix, nous passâmes la Moselle,
+au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre:</p>
+
+<p class="poem"><span class="add12em">am&oelig;na fluenta</span><br>
+ Subterlabentis tacito rumore Mosellæ (<span class="smcap">Ausone</span>.)</p>
+
+<p>Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la
+grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. À notre
+second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de
+défiler.</p>
+
+<p>Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une
+décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint
+nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann<a id="footnotetag75" name="footnotetag75"></a><a href="#footnote75" title="Lien vers la note 75"><span class="note">[75]</span></a> était
+près de <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> nous joindre et que l'action était déjà engagée
+entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé
+d'une balle au chanfrein; il se cabrait en jetant l'écume par la
+bouche et le sang par les naseaux: ce carabinier, le sabre à la main
+sur ce cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz
+man&oelig;uvrait pour nous prendre en flanc: il avait des pièces de
+campagne dont le tir entama le régiment de nos volontaires. J'entendis
+les exclamations de quelques recrues touchées du boulet; les derniers
+cris de la jeunesse arrachée toute vivante de la vie me firent une
+profonde pitié: je pensai aux pauvres mères.</p>
+
+<p>Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à
+l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de
+voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser
+votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que
+donne la longue habitude des combats et de la victoire: leurs
+mouvements étaient mous, ils tâtonnaient; cinquante grenadiers de la
+vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de
+vieux et jeunes nobles indisciplinés: mille à douze cents fantassins
+s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie
+autrichienne; ils se retirèrent; notre cavalerie les poursuivit
+pendant deux lieues.</p>
+
+<p>Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était
+attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise
+sur l'herbe qui ensanglantait sa robe: son coude était posé sur ses
+genoux pliés <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> et relevés; sa main passée sous ses cheveux
+blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou
+quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle
+n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et
+n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand
+elle regardait Armand; elle n'avait jamais entendu le son de la voix
+de celui qu'elle aimait et n'entendrait point le premier cri de
+l'enfant qu'elle portait dans son sein; si le sépulcre ne renfermait
+que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue.</p>
+
+<p>Au surplus, les champs de carnage sont partout; au cimetière de l'Est,
+à Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps, vous
+apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte.</p>
+
+<p>Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous
+arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville.</p>
+
+<p>Les tambours ne battaient point; le commandement se faisait à voix
+basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie se glissa le long
+des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner.
+L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit
+position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des
+gabions épaulés à la hâte. À une heure du matin, le 6 septembre, une
+fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la
+place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la
+ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt.</p>
+
+<p>Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> troupes
+de ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux
+remparts du midi; nous ne perdîmes pas pour attendre: la garnison arma
+une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos
+pièces. Le ciel était en feu; nous étions ensevelis dans des torrents
+de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre: exténué de fatigue,
+je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où
+j'étais de garde. Un obus, crevé à six pouces de terre, m'envoya un
+éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la
+douleur, je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma
+cuisse avec mon mouchoir. À l'affaire de la plaine, deux balles
+avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala,
+en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi; il lui
+restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet<a id="footnotetag76" name="footnotetag76"></a><a href="#footnote76" title="Lien vers la note 76"><span class="note">[76]</span></a>.</p>
+
+<p>À quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa; nous
+crûmes la ville rendue; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il
+nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions,
+après une marche accablante de trois jours.</p>
+
+<p>Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il
+avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque
+simultanée: on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on
+se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux princes.
+Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde
+considérable; le prince de <span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> Waldeck eut un bras emporté.
+Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de
+Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris: ma
+femme et mes s&oelig;urs étaient plus en danger que moi.</p>
+
+<p class="p2">Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun,
+rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy,
+était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes
+attestaient le passage de Frédéric-Guillaume.</p>
+
+<p>Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse
+attachée sur les fortifications de Vauban: elle n'y devait pas rester
+longtemps; quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner
+comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des
+meurtres les plus atroces de la Terreur fut celui des jeunes filles de
+Verdun.</p>
+
+<p>«Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans
+exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête
+publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout
+à coup et furent moissonnées dans leur printemps; la <span class="italic">Cour des femmes</span>
+avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses
+fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil
+à celui qu'excita cette barbarie<a id="footnotetag77" name="footnotetag77"></a><a href="#footnote77" title="Lien vers la note 77"><span class="note">[77]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de
+Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites
+de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux b&oelig;ufs
+indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du
+massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide Pons de
+Verdun<a id="footnotetag78" name="footnotetag78"></a><a href="#footnote78" title="Lien vers la note 78"><span class="note">[78]</span></a>, acharné contre sa ville natale. Ce que l'<span class="italic">Almanach des
+Muses</span> a fourni d'agents de la Terreur est incroyable; la vanité des
+médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que
+l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons: révolte analogue
+des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses
+épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux
+traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le
+sang des vierges: car la Convention décréta, sur son rapport,
+qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement<a id="footnotetag79" name="footnotetag79"></a><a href="#footnote79" title="Lien vers la note 79"><span class="note">[79]</span></a>. Il fit
+aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de
+Bonchamps<a id="footnotetag80" name="footnotetag80"></a><a href="#footnote80" title="Lien vers la note 80"><span class="note">[80]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> veuve du célèbre général vendéen. Hélas! nous
+autres royalistes à la suite des princes, nous arrivâmes aux revers de
+la Vendée, sans avoir passé par sa gloire.</p>
+
+<p>Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, «cette fameuse
+comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de
+femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui
+l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse<a id="footnotetag81" name="footnotetag81"></a><a href="#footnote81" title="Lien vers la note 81"><span class="note">[81]</span></a>...»
+Nous n'étions pas passionnés pour le <span class="italic">vieux gaulois</span>, et nous ne nous
+écrivions pas <span class="italic">des billets en langage d'Amadis</span>. (Arnauld.)</p>
+
+<p>La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée; j'en fus
+atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à
+Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en
+heure l'ordre de nous porter en avant; nous reçûmes celui de battre en
+retraite.</p>
+
+<p>Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de
+marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma
+compagnie, qui <span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> bientôt se débanda. Jean Balue<a id="footnotetag82" name="footnotetag82"></a><a href="#footnote82" title="Lien vers la note 82"><span class="note">[82]</span></a>, fils d'un
+meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine
+qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la <span class="italic">colline du gué</span>
+selon Saumaise (<span class="italic">ver dunum</span>), je portais la besace de la monarchie,
+mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni
+cardinal.</p>
+
+Si, dans les romans que j'ai écrits, j'ai touché à ma propre histoire,
+dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de
+l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc
+de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées
+sous mes yeux:
+
+<div class="quote"><p>«Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers; mais les
+soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers? Où les devait
+guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper dans les bois
+de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet qu'ils avaient pris
+pour la défense de leur roi?»<br> ...........................<br> «Il fallut
+se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent
+divers chemins sur la terre. Tous allèrent, avant de partir, saluer
+leur père et leur capitaine, le vieux Condé en cheveux blancs: le
+patriarche de la gloire donna sa bénédiction à ses enfants, pleura sur
+sa tribu dispersée, et vit tomber les tentes de son camp avec la
+douleur d'un homme qui voit s'écrouler les toits paternels<a
+id="footnotetag83" name="footnotetag83"></a><a href="#footnote83"
+title="Lien vers la note 83"><span class="note">[83]</span></a>.»</p></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée
+française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons; tant les
+hommes et les empires passent vite! tant la renommée la plus
+extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun!</p>
+
+<p>Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins; on
+rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots
+renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats
+expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée,
+j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux; Ferron et un autre de mes
+camarades m'en arrachèrent malgré moi: je les priais de me laisser là;
+je préférais mourir.</p>
+
+<p>Le capitaine de ma compagnie, M. de Goyon-Miniac, me délivra le 16
+octobre, au camp près de Longwy, un certificat fort honorable. À
+Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots
+attelés: les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les
+autres appuyés sur le nez, étaient morts, et leurs cadavres se
+tenaient roidis entre les brancards: on eût dit des ombres d'une
+bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je
+comptais faire, je lui répondis: «Si je puis parvenir à Ostende, je
+m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée; de là,
+je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne.»</p>
+
+<p>La fièvre me minait; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse
+enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures
+de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage; une
+petite vérole confluente se déclara; elle rentrait et sortait
+alternativement selon les impressions de <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> l'air. Arrangé de
+la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche
+que j'étais de dix-huit livres tournois; tout cela pour la plus grande
+gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus
+de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta.</p>
+
+<p class="p2">En sortant d'Arlon, une charrette de paysan me prit pour la somme de
+quatre sous, et me déposa à cinq lieues de là sur un tas de pierres.
+Ayant sautillé quelques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge
+de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruisselait au bord
+du chemin, ce qui me fit grand bien. La petite vérole était
+complétement sortie, et je me sentais soulagé. Je n'avais point
+abandonné mon sac, dont les bretelles me coupaient les épaules.</p>
+
+<p>Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La
+femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma
+couchée; elle m'apporta, au lever du jour, une grande écuelle de café
+au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis
+en route tout gaillard, bien que je tombasse souvent. Je fus rejoins
+par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac; ils étaient
+aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois, de charrettes en
+charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les
+Ardennes pour atteindre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième
+jour, je me trouvai seul. Ma petite vérole blanchissait et
+s'aplatissait.</p>
+
+<p>Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps,
+j'aperçus une famille de bohémiens <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> campée, avec deux chèvres
+et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. À peine
+arrivais-je, je me laissai choir, et les singulières créatures
+s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive,
+brune, mutine, chantait, sautait, tournait, en tenant de biais son
+enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse,
+puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regardait
+curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire
+ma bonne aventure, en me demandant un <span class="italic">petit sou</span>; c'était trop cher.
+Il était difficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de
+misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont
+j'aurais été un digne fils me quittèrent; lorsque, à l'aube, je sortis
+de mon engourdissement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière
+s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon
+<span class="italic">petit sou</span>, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me
+rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le
+<span class="italic">thym</span> et la <span class="italic">rosée</span>; mais je ne pouvais ni <span class="italic">brouter</span>, ni <span class="italic">trotter</span>,
+ni faire beaucoup de <span class="italic">tours</span>. Je me levai néanmoins dans l'intention
+de faire <span class="italic">ma cour à l'aurore</span>: elle était bien belle, et j'étais bien
+laid; son visage rose annonçait sa bonne santé; elle se portait mieux
+que le pauvre Céphale<a id="footnotetag84" name="footnotetag84"></a><a href="#footnote84" title="Lien vers la note 84"><span class="note">[84]</span></a> de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux,
+nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs
+étaient pour moi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste; la
+solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de
+l'infortuné Cazotte:</p>
+
+<p class="poem"><span class="add1em">Tout au beau milieu des Ardennes,</span><br>
+ Est un château sur le haut d'un rocher<a id="footnotetag85" name="footnotetag85"></a><a href="#footnote85" title="Lien vers la note 85"><span class="note">[85]</span></a>, etc., etc.</p>
+
+<p>N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes que le roi
+d'Espagne, Philippe <abbr title="2">II</abbr>, fit enfermer mon compatriote, le capitaine La
+Noue, qui eut pour grand'mère une Chateaubriand? Philippe consentait à
+relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci consentait à se laisser
+crever les yeux; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant
+il avait soif de retrouver sa chère Bretagne<a id="footnotetag86" name="footnotetag86"></a><a href="#footnote86" title="Lien vers la note 86"><span class="note">[86]</span></a>. Hélas! j'étais
+possédé du même désir, et pour m'ôter la vue je n'avais besoin
+<span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne
+rencontrai pas <span class="italic">sire Enguerrand venant d'Espagne</span><a id="footnotetag87" name="footnotetag87"></a><a href="#footnote87" title="Lien vers la note 87"><span class="note">[87]</span></a>, mais de pauvres
+traîne-malheur, de petits marchands forains qui avaient, comme moi,
+toute leur fortune sur le dos. Un bûcheron, avec des genouillères de
+feutre, entrait dans le bois: il aurait dû me prendre pour une branche
+morte et m'abattre. Quelques corneilles, quelques alouettes, quelques
+bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient
+immobiles sur le cordon de pierres, attentifs à l'émouchet qui planait
+circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la
+trompe du porcher gardant ses truies et leurs petits à la glandée. Je
+me reposai à la hutte roulante d'un berger; je n'y trouvai pour maître
+que chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait
+au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à
+différentes distances autour des moutons; le jour, ce pâtre cueillait
+des simples, c'était un médecin et un sorcier; la nuit, il regardait
+les étoiles, c'était un berger chaldéen.</p>
+
+<p>Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de cerfs: des
+chasseurs passaient à l'extrémité. Une fontaine sourdait à mes pieds;
+au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland <span class="italic">inamorato</span>,
+non pas <span class="italic">furioso</span>, aperçut un palais de cristal rempli de dames et de
+chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit les brillantes naïades, avait
+du moins laissé <span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> Bride-d'Or au bord de la source; si
+<span lang="en">Shakespeare</span> m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé<a id="footnotetag88" name="footnotetag88"></a><a href="#footnote88" title="Lien vers la note 88"><span class="note">[88]</span></a>, ils m'auraient
+été bien secourables.</p>
+
+<p>Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies
+flottaient dans un vague non sans charme; mes anciens fantômes, ayant
+à peine la consistance d'ombres aux trois quarts effacées,
+m'entouraient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des
+souvenirs; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des
+images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis.
+Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir
+des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée
+bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans
+le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil
+traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces
+apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort
+du poète: ma tombe, creusée avec les montants de leurs lyres sous un
+chêne des Ardennes, aurait assez bien convenu au soldat et au
+voyageur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres
+sous des troënes, faisaient seules, avec des insectes, quelques
+murmures autour de moi; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie.
+Je ne pouvais plus marcher; je me sentais extrêmement mal; la petite
+vérole rentrait et m'étouffait.</p>
+
+<p>Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé,
+la tête soutenue par le sac d'Atala, ma <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> béquille à mes
+côtés, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient
+avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui
+avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles: nous
+nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi, selon
+toutes les vraisemblances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis
+dans un sentiment de religion: le dernier bruit que j'entendis était
+la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil.</p>
+
+<p class="p2">Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les
+fourgons du prince de Ligne vinrent à passer: un des conducteurs,
+s'étant arrêté pour couper un scion de bouleau, trébucha sur moi sans
+me voir: il me crut mort et me poussa du pied; je donnai un signe de
+vie. Le conducteur appela ses camarades, et, par un instinct de pitié,
+ils me jetèrent sur un chariot. Les cahots me ressuscitèrent; je pus
+parler à mes sauveurs; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée
+des princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, où ils
+allaient, je les récompenserais de leur peine. «Bien, camarade, me
+répondit l'un d'eux, mais il faudra que tu descendes à Namur, car il
+nous est défendu de nous charger de personne. Nous te reprendrons de
+l'autre côté de la ville.» Je demandai à boire; j'avalai quelques
+gouttes d'eau-de-vie qui firent reparaître en dehors les symptômes de
+mon mal et débarrassèrent un moment ma poitrine: la nature m'avait
+doué d'une force extraordinaire.</p>
+
+<p>Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur.
+Je mis pied à terre et suivis de <span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> loin les chariots; je les
+perdis bientôt de vue. À l'entrée de la ville, on m'arrêta. Tandis
+qu'on examinait mes papiers, je m'assis sous la porte. Les soldats de
+garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un chiffon de pain de
+munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du
+brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe
+de l'hospitalité militaire: «Prends donc!» s'écria-t-il en colère, en
+accompagnant son injonction d'un <span class="italic">Sacrament der teufel</span> (sacrement du
+diable)!</p>
+
+<p>Ma traversée de Namur fut pénible: j'allais, m'appuyant contre les
+maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me
+donna le bras avec un air de compatissance, et m'aida à me traîner; je
+la remerciai et elle répondit: «Non, non, soldat.» Bientôt d'autres
+femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait,
+du bouillon, de vieilles nippes, des couvertures. «Il est blessé»,
+disaient les unes dans leur patois français-brabançon; «il a la petite
+vérole», s'écriaient les autres, et elles écartaient leurs enfants.
+«Mais, jeune homme, vous ne pourrez marcher; vous allez mourir; restez
+à l'hôpital.» Elles me voulaient conduire à l'hôpital, elles se
+relayaient de porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle
+de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu
+une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à
+Guernesey. Femmes qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez
+encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs! Si
+vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur
+que le ciel m'a longtemps refusé!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me
+recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture
+de laine. Je m'aperçus qu'elles me traitaient avec une sorte de
+respect et de déférence: il y a dans la nature du Français quelque
+chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent.</p>
+
+<p>Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à
+l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.</p>
+
+<p>À Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif errant,
+Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville:</p>
+
+<p class="poem">Quand il fut dans la ville<br>
+ De Bruxelle en Brabant,</p>
+
+<p>y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa
+poche. Je frappais, on ouvrait; en m'apercevant, on disait: «Passez!
+passez!» et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café.
+Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes
+moustaches; j'avais la cuisse entourée d'un torchis de foin;
+par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine
+des Namuriennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de
+l'<span class="italic">Odyssée</span> était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi.</p>
+
+<p>Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habité
+avec mon frère: je fis une seconde tentative: comme j'approchais de la
+porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec
+<span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On
+chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument
+de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes
+misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu
+des lettres de Paris; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en
+France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre
+et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva
+mon dessein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt-cinq
+louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les
+traits de mon frère; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et
+c'étaient les ombres que l'Éternité répandait autour de lui: sans le
+savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous
+sommes, nous n'avons à nous que la minute présente; celle qui la suit
+est à Dieu: il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami
+que l'on quitte: notre mort ou la sienne. Combien d'hommes n'ont
+jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu!</p>
+
+<p>La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami: c'est une
+partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance,
+d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs, qui se
+dissout. Mon frère me précéda dans le sein de ma mère; il habita le
+premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sortis après lui; il
+s'assit avant moi au foyer paternel; il m'attendit plusieurs années
+pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute
+ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans la vase révolutionnaire,
+aurait eu la même saveur, comme un lait <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> fourni par le
+pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la
+tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront
+pas la mienne: déjà mon front se dépouille; je sens un Ugolin, le
+temps, penché sur moi, qui me ronge le crâne:</p>
+
+<p class="poem">...Come 'l pan per fame si manduca.</p>
+
+<p>Le docteur ne revenait pas de son étonnement: il regardait cette
+petite vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui
+n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont
+la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma
+blessure; on la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus,
+je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux, je
+brûlais d'en sortir; il se remplissait de nouveau de ces héros de la
+domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus
+dans ce même Bruxelles lorsque j'ai suivi le roi pendant les
+Cent-Jours.</p>
+
+<p>J'arrivai doucement à Ostende par les canaux: j'y trouvai quelques
+Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes une barque pontée et
+nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets
+qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin
+épuisée. Je ne pouvais plus parler; les mouvements d'une grosse mer
+achevèrent de m'abattre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et
+de citron, et, quand le mauvais temps nous força de relâcher à
+Guernesey, on crut que j'allais expirer; un prêtre émigré me lut les
+prières des agonisants. Le capitaine, <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> ne voulant pas que je
+mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai: on m'assit
+au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine
+mer, en face de cette île d'Aurigny, où, huit mois auparavant, j'avais
+vu la mort sous une autre forme.</p>
+
+<p>J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'un pilote anglais vint
+à passer; elle fut émue, appela son mari qui, aidé de deux ou trois
+matelots, me transporta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des
+vagues; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La
+jeune marinière prit tous les soins possibles de l'étranger: je lui
+dois la vie. Le lendemain, on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait
+presque en se séparant de son malade; les femmes ont un instinct
+céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait
+à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains
+bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains; j'avais
+honte d'approcher tant de disgrâces de tant de charmes.</p>
+
+<p>Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de
+Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier,
+auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya me chercher le lendemain
+avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière: tout expirant que je
+me sentais, je fus charmé de ses bocages: mais je n'en disais que des
+radoteries, étant tombé dans le délire.</p>
+
+<p>Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme,
+son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un
+appartement dans une des maisons que l'on commençait à bâtir le
+<span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> long du port: les fenêtres de ma chambre descendaient à
+fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le
+médecin, M. Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses
+et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793,
+voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je
+crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille: il m'apprit la
+mort de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Je n'en fus pas étonné: je l'avais prévue. Je
+m'informai des nouvelles de mes parents; mes s&oelig;urs et ma femme
+étaient revenues en Bretagne après les massacres de septembre; elles
+avaient eu beaucoup de peine à sortir de Paris. Mon frère, de retour
+en France, s'était retiré à Malesherbes.</p>
+
+<p>Je commençais à me lever; la petite vérole était passée; mais je
+souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai
+gardée longtemps.</p>
+
+<p>Jersey, la <span class="italic">Cæsarea</span> de l'itinéraire d'Antonin, est demeurée sujette
+de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de
+Normandie; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours
+sans succès. Cette île est un débris de notre primitive histoire: les
+saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique se
+reposaient à Jersey.</p>
+
+<p>Saint-Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée; les
+Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échantillon des
+vieux Normands; on croit entendre parler Guillaume le Bâtard ou
+l'auteur du <span class="italic">Roman de Rou</span>.</p>
+
+<p>L'île est féconde; elle a deux villes et douze paroisses; elle est
+couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'Océan,
+qui semble <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel
+exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un
+jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume
+que le pommier nous vient de Jersey; il se trompe: nous tenons la
+pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse,
+le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Césaronte, la
+châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.</p>
+
+<p>J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le
+printemps conserve à Jersey toute sa jeunesse; il pourrait encore
+s'appeler <span class="italic">primevère</span> comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a
+laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne.</p>
+
+<p>Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry; c'est
+toujours vous raconter la mienne:</p>
+
+<p>«Après vingt-deux ans de combats, la barrière d'airain qui fermait la
+France fut forcée: l'heure de la Restauration approchait; nos princes
+quittèrent leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents
+points des frontières, comme ces voyageurs qui cherchent, au péril de
+leur vie, à pénétrer dans un pays dont on raconte des merveilles.
+<span class="smcap">Monsieur</span> partit pour la Suisse; monseigneur le duc d'Angoulême pour
+l'Espagne et son frère pour Jersey. Dans cette île, où quelques juges
+de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> moururent ignorés de la terre, monseigneur le duc de
+Berry retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil et
+oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régicides anglais pour leur
+crime. Il rencontra de vieux prêtres, désormais consacrés à la
+solitude; il réalisa avec eux la fiction du poète qui fait aborder un
+<span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel confesseur
+et martyr pouvait dire à l'héritier de Henri <abbr title="4">IV</abbr>, comme l'ermite de
+Jersey à ce grand roi:</p>
+
+<p class="poem">Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure,<br>
+ De ma religion je viens pleurer l'injure.<br>
+<span class="left40">(<span class="italic">Henriade</span>.)</span></p>
+
+<p>«Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois à Jersey; la mer, les
+vents, la politique, l'y enchaînèrent. Tout s'opposait à son
+impatience; il se vit au moment de renoncer à son entreprise, et de
+s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui à madame la maréchale
+Moreau nous retrace vivement ses occupations sur son rocher:</p>
+
+<p class="left60 p2">«8 février 1814.</p>
+
+<p>«Me voici donc comme Tantale, en vue de cette malheureuse France qui a
+tant de peine à briser ses fers. Vous dont l'âme est si belle, si
+française, jugez de tout ce que j'éprouve; combien il m'en coûterait
+de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait que deux heures pour
+atteindre! Quand le soleil les éclaire, je monte sur les plus haut
+rochers, et, ma lunette à la main, je suis toute la côte; je vois les
+rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte, je me vois sautant à
+terre, entouré de Français, cocardes blanches aux chapeaux; j'entends
+le cri de <span class="italic">Vive le roi!</span> ce cri que jamais Français n'a entendu de
+sang-froid; la plus belle femme de la province me ceint d'une écharpe
+blanche, car l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous
+marchons sur Cherbourg; quelque vilain fort, avec <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> une
+garnison d'étrangers, veut se défendre: nous l'emportons d'assaut, et
+un vaisseau part pour aller chercher le roi, avec le pavillon blanc
+qui rappelle les jours de gloire et de bonheur de la France! Ah!
+Madame, quand on n'est qu'à quelques heures d'un rêve si probable,
+peut-on penser à s'éloigner<a id="footnotetag89" name="footnotetag89"></a><a href="#footnote89" title="Lien vers la note 89"><span class="note">[89]</span></a>!»</p>
+
+<p>Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris; j'avais précédé M.
+le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis; j'y
+devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et
+que son fils Frédéric y est né<a id="footnotetag90" name="footnotetag90"></a><a href="#footnote90" title="Lien vers la note 90"><span class="note">[90]</span></a>.</p>
+
+<p>La joyeuseté n'avait point abandonné la famille de <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> mon oncle
+de Bedée; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de celui
+dont j'ai raconté les vertus; comme il mordait tout le monde et qu'il
+était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa
+noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais,
+charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé
+d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes.
+Hélas! notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté
+passée. En nous retraçant les scènes de Monchoix, nous trouvions le
+moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le c&oelig;ur
+humain les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les
+chagrins y conservent: les joies nouvelles ne rendent point le
+printemps aux anciennes joies, mais les douleurs récentes font
+reverdir les vieilles douleurs.</p>
+
+<p>Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympathie générale; notre
+cause paraissait la cause de l'ordre européen: c'est quelque chose
+qu'un malheur honoré, et le nôtre l'était.</p>
+
+<p>M. de Bouillon<a id="footnotetag91" name="footnotetag91"></a><a href="#footnote91" title="Lien vers la note 91"><span class="note">[91]</span></a> protégeait à Jersey les réfugiés français: il me
+détourna du dessein de passer en Bretagne, <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> hors d'état que
+j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts; il me conseilla
+de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du
+service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se
+sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille; il s'était vu forcé
+d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance.
+Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le
+débarrasser de ma personne.</p>
+
+<p>Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta me mirent à
+même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de
+Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément
+attendri: il venait de me soigner avec l'affection d'un père; à lui se
+rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance; il connaissait
+tout ce qui fut aimé de moi; je retrouvais sur son visage quelques
+ressemblances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je
+ne devais plus la revoir; j'avais quitté ma s&oelig;ur Julie et mon
+frère, et j'étais condamné à ne plus les retrouver; je quittais mon
+oncle, et sa mine épanouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques
+mois avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne
+compte pas du moment où ils meurent, mais de celui où nous cessons de
+vivre avec eux.</p>
+
+<p>Si l'on pouvait dire au temps: «Tout beau!» on l'arrêterait aux heures
+des délices; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas;
+allons-nous-en avant d'avoir vu fuir nos amis et ces années que le
+<span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> poète trouvait seules dignes de la vie: <span class="italic">Vitâ dignior ætas</span>.
+Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un
+objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des
+mois riant à la terre; on le craint plutôt: les oiseaux, les fleurs,
+une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée le soir
+avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première
+hirondelle, ces choses que donnent le besoin et le désir du bonheur,
+vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne
+sont plus pour vous: la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui
+vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux
+comprendre la profondeur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de
+la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la
+laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette
+nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence,
+par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer.
+Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine
+printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et
+la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit
+à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.</p>
+
+<p>Le paquebot sur lequel je m'embarquai était encombré de familles
+émigrées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon
+frère au parlement de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai
+trop à parler<a id="footnotetag92" name="footnotetag92"></a><a href="#footnote92" title="Lien vers la note 92"><span class="note">[92]</span></a>. Un officier de marine jouait <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> aux échecs
+dans la chambre du capitaine; il ne se remit pas mon visage, tant
+j'étais changé; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas
+vus depuis Brest; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui
+racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, né
+auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son
+premier ami au milieu des vagues qu'il allait prendre à témoin de sa
+glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte
+des Vénitiens<a id="footnotetag93" name="footnotetag93"></a><a href="#footnote93" title="Lien vers la note 93"><span class="note">[93]</span></a>, apprend que son fils a été tué: <span class="italic">Qu'on le jette à
+la mer</span>, dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit:
+<span class="italic">Qu'on le jette à sa victoire</span>. Gesril ne sortit volontairement des
+flots dans lesquels il s'était précipité que pour mieux leur montrer
+sa <span class="italic">victoire</span> sur leur rivage.</p>
+
+<p>J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces <span class="italic">Mémoires</span> le
+certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc
+qu'après mes <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> courses dans les bois de l'Amérique et dans les
+camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre
+où j'écris tout ceci en 1822 et où je suis aujourd'hui magnifique
+ambassadeur.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> LIVRE <abbr title="8">VIII</abbr><a id="footnotetag94" name="footnotetag94"></a><a href="#footnote94" title="Lien vers la note 94"><span class="note">[94]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Literary Fund. &mdash; Grenier de Holborn. &mdash; Dépérissement de ma
+ santé. &mdash; Visite aux médecins. &mdash; Émigrés à Londres. &mdash;
+ Peltier. &mdash; Travaux littéraires. &mdash; Ma société avec Hingant.
+ &mdash; Nos promenades. &mdash; Une nuit dans l'église de Westminster.
+ &mdash; Détresse. &mdash; Secours imprévu. &mdash; Logement sur un
+ cimetière. &mdash; Nouveaux camarades d'infortune. &mdash; Nos
+ plaisirs. &mdash; Mon cousin de la Boüétardais. &mdash; Fête
+ somptueuse. &mdash; Fin de mes quarante écus. &mdash; Nouvelle
+ détresse. &mdash; Table d'hôte. &mdash; Évêques. &mdash; Dîner à
+ London-Tavern. &mdash; Manuscrits de Camden. &mdash; Mes occupations
+ dans la province. &mdash; Mort de mon frère. &mdash; Malheurs de ma
+ famille. &mdash; Deux Frances. &mdash; Lettres de Hingant. &mdash;
+ Charlotte. &mdash; Retour à Londres. &mdash; Rencontre extraordinaire.
+ &mdash; Défaut de mon caractère. &mdash; L'<span class="italic">Essai historique sur les
+ révolutions</span>. &mdash; Son effet. &mdash; Lettre de Lemierre, neveu du
+ poète. &mdash; Fontanes. &mdash; Cléry.</p>
+
+<p>Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de
+lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa
+réunion annuelle; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y
+porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York<a id="footnotetag95" name="footnotetag95"></a><a href="#footnote95" title="Lien vers la note 95"><span class="note">[95]</span></a> occupait le
+fauteuil du président; à sa droite étaient le duc de <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span>
+Somerset, les lords Torrington et Bolton; il m'a fait placer à sa
+gauche. J'ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le
+ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop
+honorable pour moi, que les journaux ont répété: «Quoique la personne
+de mon noble ami, l'ambassadeur de France, soit encore peu connue ici,
+son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l'Europe. Il
+commença sa carrière par exposer les principes du christianisme; il
+l'a continuée en défendant ceux de la monarchie, et maintenant il
+vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux États par les liens
+communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes.»</p>
+
+<p>Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait
+à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt; il y a presque le
+même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette
+même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute
+fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des
+écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport
+de nos souffrances qui nous a réunis ici? Que feraient au banquet des
+Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l'ambassadeur de
+France? C'est Georges Canning et François de Chateaubriand qui s'y
+sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur
+félicité passées; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers
+pour un morceau de pain.</p>
+
+<p>Si le <span class="italic">Literary fund</span> eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à
+Londres, le 21 mai 1793, il aurait <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> peut-être payé la visite
+du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La
+Boüétardais<a id="footnotetag96" name="footnotetag96"></a><a href="#footnote96" title="Lien vers la note 96"><span class="note">[96]</span></a>, fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré
+merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à
+la vie d'un soldat; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma
+poitrine s'entreprit; j'étais maigre et pâle, je toussais fréquemment,
+je respirais avec peine; j'avais des sueurs et des crachements de
+sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en
+médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à
+leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une guinée, qu'il fallait
+prendre mon mal en patience, ajoutant: <span class="italic">T'is done, dear sir</span>: «C'est
+fait, cher monsieur.» Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences
+relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses
+ordonnances, fut plus généreux: il m'assista gratuitement de ses
+conseils; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même,
+que je <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> pourrais <span class="italic">durer</span> quelques mois, peut-être une ou deux
+années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. «Ne comptez pas sur
+une longue carrière;» tel fut le résumé de ses consultations.</p>
+
+<p>La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil
+naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit.
+Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à
+la tête de l'<span class="italic">Essai historique</span><a id="footnotetag97" name="footnotetag97"></a><a href="#footnote97" title="Lien vers la note 97"><span class="note">[97]</span></a>, et cet autre passage de l'<span class="italic">Essai</span>
+même: «Attaqué d'une maladie qui me laisse peu d'espoir, je vois les
+objets d'un &oelig;il tranquille; l'air calme de la tombe se fait sentir
+au voyageur qui n'en est plus qu'à quelques journées<a id="footnotetag98" name="footnotetag98"></a><a href="#footnote98" title="Lien vers la note 98"><span class="note">[98]</span></a>.» L'amertume
+des réflexions répandues dans l'<span class="italic">Essai</span> n'étonnera donc pas: c'est
+sous le coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que
+j'ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme,
+dans le dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards
+riants sur le monde.</p>
+
+<p>Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé? J'aurais
+pu vivre ou mourir promptement de mon épée: on m'en interdisait
+l'usage; que me restait-il? une plume? elle n'était ni connue, ni
+éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en
+moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages,
+suffiraient-ils pour <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> attirer l'attention du public? L'idée
+d'écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées m'était venue; je
+m'en occupais dans ma tête comme d'un sujet plus approprié aux
+intérêts du jour; mais qui se chargerait de l'impression d'un
+manuscrit sans prôneurs, et, pendant la composition de ce manuscrit,
+qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à passer sur la
+terre, force était néanmoins d'avoir quelque moyen de soutenir ce peu
+de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien
+loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait
+supporter la détresse commune de l'émigration. Mes compagnons à
+Londres avaient tous des occupations: les uns s'étaient mis dans le
+commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des
+chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu'ils ne
+savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation,
+la légèreté, s'était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez
+de la fortune; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on
+ne lui redemandait pas.</p>
+
+<a id="img004" name="img004"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img004.jpg" width="400" height="548" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">Charlotte</span>.</p>
+</div>
+
+<p>Peltier<a id="footnotetag99" name="footnotetag99"></a><a href="#footnote99" title="Lien vers la note 99"><span class="note">[99]</span></a>, auteur du <span class="italic">Domine salcum fac regem</span><a id="footnotetag100" name="footnotetag100"></a><a href="#footnote100" title="Lien vers la note 100"><span class="note">[100]</span></a> et principal
+rédacteur des <span class="italic">Actes des Apôtres</span>, continuait <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> à Londres son
+entreprise de Paris. Il n'avait pas précisément de vices; mais il
+était rongé d'une vermine <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> de petits défauts dont on ne
+pouvait l'épurer: libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent
+et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et
+ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George <abbr title="3">III</abbr>,
+correspondant diplomatique de M. le comte de <span class="italic">Limonade</span>, et buvant en
+vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette
+espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un
+violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services en qualité de
+Breton. Je lui parlai de mon plan de l'<span class="italic">Essai</span>; il l'approuva fort:
+«Ce sera superbe!» s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son
+imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ouvrage au fur et à mesure de
+la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente; lui, Peltier,
+emboucherait la trompette dans son journal <span class="italic">l'Ambigu</span>, tandis qu'on
+pourrait s'introduire dans <span class="italic">le Courrier français</span> de Londres, dont la
+rédaction passa bientôt à M. de Montlosier<a id="footnotetag101" name="footnotetag101"></a><a href="#footnote101" title="Lien vers la note 101"><span class="note">[101]</span></a>. Peltier ne doutait de
+rien: il parlait de <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> me faire donner la croix de Saint-Louis
+pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre,
+escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et
+rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et
+me conduit chez l'imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une
+chambre, au prix d'une guinée par mois.</p>
+
+<p>J'étais en face de mon avenir doré; mais le présent, sur quelle
+planche le traverser? Peltier me procura des traductions du latin et
+de l'anglais; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à
+l'<span class="italic">Essai historique</span> dans lequel je faisais entrer une partie de mes
+voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et
+j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouquins
+étalés sur les échoppes.</p>
+
+<p>Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié
+avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en
+secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près
+de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les
+matins, à dix heures, je déjeunais avec lui; nous parlions de
+politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti
+de mon édifice de nuit, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> l'<span class="italic">Essai</span>; puis je retournais à mon
+&oelig;uvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à
+un <span lang="en">schelling</span> par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux
+champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions
+tous deux à rêvasser.</p>
+
+<p>Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington
+me plaisait; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie
+qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le
+contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et
+de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes
+Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver
+autrefois ma sylphide, lorsque après l'avoir parée de toutes mes
+folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à
+laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un
+monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard
+sur l'étranger assis au pied d'un pin? Quelque belle femme avait-elle
+deviné l'invisible présence de René?</p>
+
+<p>À Westminster, autre passe-temps: dans ce labyrinthe de tombeaux, je
+pensais au mien prêt à s'ouvrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi
+ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies! Puis se
+montraient les sépulcres des monarques: Cromwel n'y était plus, et
+Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> n'y était pas. Les cendres d'un traître, Robert d'Artois,
+reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La
+destinée de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> venait de s'étendre sur Louis <abbr title="16">XVI</abbr>; chaque
+jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents
+étaient déjà creusées.</p>
+
+<p>Les chants des maîtres de chapelle et les causeries <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> des
+étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes
+visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne
+vivaient plus le <span lang="en">schelling</span> qui m'était nécessaire pour vivre. Mais
+alors je tournoyais au dehors de l'abbaye avec les corneilles, ou je
+m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que
+le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des
+fumées de la Cité.</p>
+
+<p>Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu contempler au jour tombé
+l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette
+architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment
+de la <span class="italic">vastité sombre des églises chrestiennes</span> (Montaigne), j'errais
+à pas lents et je m'anuitai: on ferma les portes. J'essayai de trouver
+une issue; j'appelai l'<span class="italic">usher</span>, je heurtai aux <span class="italic">gates</span>: tout ce bruit,
+épandu et délayé dans le silence, se perdit; il fallut me résigner à
+coucher avec les défunts.</p>
+
+<p>Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du
+mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la
+chapelle des Chevaliers et de Henri <abbr title="7">VII</abbr>. À l'entrée de ces escaliers,
+de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur,
+vis-à-vis d'une mort de marbre armée de sa faux, m'offrit son abri. Le
+pli d'un linceul, également de marbre, me servit de niche: à l'exemple
+de Charles-Quint, je m'habituais à mon enterrement.</p>
+
+<p>J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel
+amas de grandeurs renfermé sous ces dômes! Qu'en reste-t-il? Les
+afflictions ne sont pas <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> moins vaines que les félicités;
+l'infortunée Jane Grey n'est pas différente de l'heureuse Alix de
+Salisbury; son squelette est seulement moins horrible, parce qu'il est
+sans tête; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de
+ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du
+camp du Drap-d'or de Henri <abbr title="8">VIII</abbr>, ne recommenceront pas dans cette
+salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi
+profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs
+contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être
+plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir
+été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs? Oh! la
+vie n'est pas tout cela! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons
+pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas: le
+temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière
+entre notre &oelig;il et la lumière.</p>
+
+<p>Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux
+impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir
+était analogue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de
+Combourg, lorsque j'écoutais le vent: un souffle et une ombre sont de
+nature pareille.</p>
+
+<p>Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées
+aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis
+d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires
+gothiques les événements passés et les années qui furent: l'édifice
+entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> J'avais compté dix heures, onze heures à l'horloge; le
+marteau qui se soulevait et retombait sur l'airain était le seul être
+vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le
+cri du <span class="italic">watchman</span>, voilà tout: ces bruits lointains de la terre me
+parvenaient d'un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise
+et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y
+répandirent de secondes ténèbres.</p>
+
+<p>Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus
+éteintes: je regardais fixement croître la lumière progressive;
+émanait-elle des deux fils d'Édouard <abbr title="4">IV</abbr>, assassinés par leur oncle?
+«Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés
+ensemble; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs
+comme l'albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur
+une seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se baisent
+l'une l'autre.» Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes;
+mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant
+une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille:
+c'était la petite sonneuse de cloches. J'entendis le bruit d'un
+baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout
+épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui
+contai mon aventure; elle me dit qu'elle était venue remplir les
+fonctions de son père malade: nous ne parlâmes pas du baiser.</p>
+
+<p class="p2">J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous
+enfermer à Westminster; mais nos <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> misères nous appelaient
+chez les morts d'une manière moins poétique.</p>
+
+<p>Mes fonds s'épuisaient: Baylis et Deboffe s'étaient hasardés,
+moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer
+l'impression de l'<span class="italic">Essai</span>; là finissait leur générosité, et rien
+n'était plus naturel; je m'étonne même de leur hardiesse. Les
+traductions ne venaient plus; Peltier, homme de plaisir, s'ennuyait
+d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait,
+s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire
+une bonne &oelig;uvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi
+s'amoindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possédions que
+soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un
+vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un <span lang="en">schelling</span> par
+tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-<span lang="en">schelling</span>. Le matin,
+à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes
+le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son
+esprit battait la campagne; il prêtait l'oreille, et avait l'air
+d'écouter quelqu'un; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des
+larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle
+du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait
+fait du bruit la nuit; il se fâchait si je lui niais ses imaginations.
+L'inquiétude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souffrances.</p>
+
+<p>Elles étaient grandes pourtant: cette diète rigoureuse, jointe au
+travail, échauffait ma poitrine malade; je commençais à avoir de la
+peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des
+<span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçut pas de ma détresse.
+Arrivés à notre dernier <span lang="en">schelling</span>, je convins avec mon ami de le
+garder pour faire semblant de déjeuner.</p>
+
+<p>Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous; que nous
+nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière;
+que nous n'y mettrions point de thé; que nous ne mangerions pas le
+pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites
+miettes de sucre restées au fond du sucrier.</p>
+
+<p>Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait; j'étais
+brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que
+je trempais dans de l'eau; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand
+je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était
+horrible. Par une rude soirée d'hiver je restai deux heures planté
+devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des
+yeux tout ce que je voyais: j'aurais mangé, non seulement les
+comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.</p>
+
+<p>Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez
+Hingant; je heurte à la porte, elle était fermée; j'appelle; Hingant
+est quelque temps sans répondre; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait
+d'un air égaré; sa redingote était boutonnée; il s'assit devant la
+table à thé: «Notre déjeuner va venir,» me dit-il d'une voix
+extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise; je
+déboutonne brusquement sa redingote: il s'était donné un coup de canif
+profond de deux pouces dans le bout du sein <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> gauche. Je criai
+au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était
+dangereuse<a id="footnotetag102" name="footnotetag102"></a><a href="#footnote102" title="Lien vers la note 102"><span class="note">[102]</span></a>.</p>
+
+<p>Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller
+au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que
+le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que
+je n'avais pas voulu accepter le <span lang="en">schelling</span> aumôné par jour aux
+émigrés: j'écrivis à M. de Barentin<a id="footnotetag103" name="footnotetag103"></a><a href="#footnote103" title="Lien vers la note 103"><span class="note">[103]</span></a> et lui révélai la situation
+de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la
+campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir
+quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée; il me
+sembla voir tout l'or du Pérou: le denier des prisonniers de France
+nourrit le Français exilé.</p>
+
+<p>Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais
+plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie
+de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par
+mois; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés
+indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en
+avait d'autres, plus nécessiteux <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> encore. Il est des degrés
+entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme
+qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans
+ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux
+appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble
+de la prospérité); ils m'installèrent aux environs de
+Mary-Le-Bone-Street, dans un <span class="italic">garret</span> dont la lucarne donnait sur un
+cimetière: chaque nuit la crécelle du <span class="italic">watchman</span> m'annonçait que l'on
+venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que
+Hingant était hors de danger.</p>
+
+<p>Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et
+à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de
+Rome; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France.
+Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit
+consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de
+draps; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma
+couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle
+restait comme Dieu me l'avait retournée.</p>
+
+<p>Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d'un taudis
+irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez
+moi un abri contre le constable; un vicaire bas breton lui prêta un
+lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au
+parlement de Bretagne; il ne possédait pas un mouchoir pour
+s'envelopper la tête; mais il avait déserté avec armes et bagages,
+c'est-à-dire qu'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et
+il couchait <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> <span class="italic">sous</span> la pourpre à mes cotés. Facétieux, bon
+musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il
+s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et
+chantait des romances en s'accompagnant d'une guitare qui n'avait que
+trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l<span class="italic">Hymne à
+Vénus</span> de Métastase: <span class="italic">Scendi propizia</span>, il fut frappé d'un vent
+coulis; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite,
+car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils
+dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous
+occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos
+tantes et cousines danser, après les modes enrubannées et les chapeaux
+faits.</p>
+
+<p class="p2">Ceux qui lisent cette partie de mes <span class="italic">Mémoires</span> ne se sont pas aperçus
+que je les ai interrompus deux fois: une fois, pour offrir un grand
+dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre; une autre fois, pour
+donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à
+Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté quarante mille francs<a id="footnotetag104" name="footnotetag104"></a><a href="#footnote104" title="Lien vers la note 104"><span class="note">[104]</span></a>.
+Les pairs et les pairesses de l'empire britannique, les ambassadeurs,
+les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement
+décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et
+de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en
+mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de
+brillantes voitures. <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> Collinet et la musique d'Almack's
+enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances
+rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'opposition et la majorité
+ministérielles avait fait trêve: lady Canning causait avec lord
+Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a
+fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne
+savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre,
+lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière
+pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du
+naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les
+plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré,
+dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité
+à ces leçons: la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un
+hochet d'enfant.</p>
+
+<p>J'étais l'homme aux quarante écus; mais le niveau des fortunes n'étant
+pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien
+ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter
+sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double
+fléau de la <span class="italic">chouannerie</span> et de la Terreur. Je ne voyais plus devant
+moi que l'hôpital ou la Tamise.</p>
+
+<p>Des domestiques d'émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus
+nourrir, s'étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs
+maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes!
+Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait! Toutes les victoires
+de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard
+on doutait d'une restauration <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> immédiate, on était déclaré
+Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se
+promenaient au printemps dans le parc Saint-James: «Monseigneur,
+disait l'un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de
+juin?&mdash;Mais, monseigneur, répondait l'autre après avoir mûrement
+réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient.»</p>
+
+<p>L'homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans
+mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société
+d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk, et
+qu'on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits
+français du <span class="smcap">xii</span><sup>e</sup> siècle, de la collection de Camden<a id="footnotetag105" name="footnotetag105"></a><a href="#footnote105" title="Lien vers la note 105"><span class="note">[105]</span></a>. Le
+<span class="italic">parson</span>, ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise,
+c'était à lui qu'il se fallait adresser. «Voilà votre affaire, me dit
+Peltier, partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses; vous
+continuerez à envoyer de la copie de l'<span class="italic">Essai</span> à Baylis; je forcerai
+ce pleutre à reprendre son impression; vous reviendrez à Londres avec
+deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère!»</p>
+
+<p>Je voulus balbutier quelques objections: «Eh! que diable, s'écria mon
+homme, comptez-vous rester dans ce <span class="italic">palais</span> où j'ai déjà un froid
+horrible? Si Rivarol, Champcenetz<a id="footnotetag106" name="footnotetag106"></a><a href="#footnote106" title="Lien vers la note 106"><span class="note">[106]</span></a>, Mirabeau-Tonneau et moi avions
+eu <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> la bouche en c&oelig;ur, nous aurions fait de belle besogne
+dans les <span class="italic">Actes des Apôtres</span>! Savez-vous que cette histoire de Hingant
+fait un boucan d'enfer? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim
+tous deux? Ah! ah! ah! pouf!... Ah! ah!...» Peltier, plié en deux, se
+tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent
+exemplaires de son journal aux colonies; il en avait reçu le payement
+et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force,
+avec La Boüétardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se
+trouvèrent sous sa main, dîner à <span class="italic">London-Tavern</span>. Il nous fît boire du
+vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever.
+«Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi
+la gueule de travers?» La Boüétardais, moitié choqué, moitié content,
+expliquait la chose de son mieux; il racontait qu'il avait été tout à
+coup saisi en chantant ces deux mots: <span class="italic">O bella Venere!</span> Mon pauvre
+paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa
+<span class="italic">bella Venere</span>, que Peltier se renversa d'un fou rire et pensa
+culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.</p>
+
+<p>À la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon
+autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de
+trois jours d'enquêtes, après m'être fait habiller par le tailleur de
+Peltier, je partis pour Beccles avec quelque argent que <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> me
+prêta Deboffe, sur l'assurance de ma reprise de l'<span class="italic">Essai</span>. Je changeai
+mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de <span class="italic">Combourg</span>
+qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les
+plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'auberge, je présentai
+au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la
+librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du
+premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les <span class="italic">gentlemen</span> du
+canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui
+donnaient des leçons de français dans le voisinage.</p>
+
+<p class="p2">Je repris des forces; les courses que je faisais à cheval me rendirent
+un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais
+charmante; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg
+était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier
+adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le
+commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient
+charmées de rencontrer un Français pour parler français.</p>
+
+<p>Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me
+firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma
+douleur), augmentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les
+feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes; celle de
+sa fille, madame la présidente de Rosambo; celle de sa petite-fille,
+madame la comtesse de Chateaubriand; et celle de son petit-gendre, le
+comte de Chateaubriand, mon frère, immolés ensemble, le même jour, à
+la même heure, au même <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> échafaud<a id="footnotetag107" name="footnotetag107"></a><a href="#footnote107" title="Lien vers la note 107"><span class="note">[107]</span></a>. M. de Malesherbes
+était l'objet de l'admiration et de la vénération des Anglais; mon
+alliance de famille avec le défenseur de Louis <abbr title="16">XVI</abbr> ajouta à la
+bienveillance de mes hôtes.</p>
+
+<p>Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de
+mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une
+charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne
+dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle
+avait tant aimé. Ma femme et ma s&oelig;ur Lucile, dans les cachots de
+Rennes, attendaient leur sentence; il avait été question de les
+enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d'État: on accusait
+leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que nos
+chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés
+dans leur patrie? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances
+de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la
+persécution de nos proches!</p>
+
+<p>Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle-s&oelig;ur fut
+ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette; on me l'apporta; il était
+brisé; les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient
+enlacés l'un à l'autre; les noms s'y lisaient parfaitement gravés.
+Comment cette bague s'était-elle retrouvée? Dans quel lieu et quand
+avait-elle été perdue? La victime, emprisonnée au Luxembourg,
+avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice? Avait-elle
+laissé tomber la bague du haut du tombereau? Cette bague avait-elle
+été arrachée de son doigt après l'exécution? Je fus tout saisi à la
+vue de ce symbole qui, par sa brisure et <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> son inscription, me
+rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de
+fatal s'attachait à cet anneau que ma belle-s&oelig;ur semblait m'envoyer
+du séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis
+à son fils; puisse-t-il ne pas lui porter malheur!</p>
+
+<p class="poem">Cher orphelin, image de ta mère,<br>
+ Au ciel pour toi, je demande ici-bas,<br>
+ Les jours heureux retranchés à ton père<br>
+ Et les enfants que ton oncle n'a pas<a id="footnotetag108" name="footnotetag108"></a><a href="#footnote108" title="Lien vers la note 108"><span class="note">[108]</span></a>.</p>
+
+<p>Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que
+j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié.</p>
+
+<p>Un autre monument m'est resté de ces malheurs: voici ce que m'écrit M.
+de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a
+trouvé l'ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et
+sa famille à l'échafaud:</p>
+
+<p class="add3em">«Monsieur le vicomte,</p>
+
+<p>«Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup
+souffert le souvenir des maux qui l'ont affectée le plus
+douloureusement. Cette pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous
+offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques,
+m'est tombé sous la main. C'est un acte de décès signé avant la mort
+par un homme qui s'est toujours montré implacable comme elle, toutes
+les <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête
+l'illustration et la vertu.</p>
+
+<p>«Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop
+mauvais gré d'ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle
+de si cruels souvenirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour
+vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors j'ai songé à
+vous l'offrir. Si je ne suis point indiscret, je m'en féliciterai
+doublement, car je trouve aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de
+vous exprimer les sentiments de profond respect et d'admiration
+sincère que vous m'avez inspirés depuis longtemps, et avec lesquels je
+suis, monsieur le vicomte,</p>
+
+<p>«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,</p>
+
+<p><span class="left60 smcap">«A. de Contencin.»</span><br>
+<span class="left50">Hôtel de la préfecture de la Seine.</span><br>
+ Paris, le 28 mars 1835.</p>
+
+<p>Voici ma réponse à cette lettre:</p>
+
+<p>«J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du
+procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n'avait pas
+trouvé <span class="italic">l'ordre</span> que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et tant
+d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été
+présentés à Fouquier au tribunal de Dieu: il lui aura bien fallu
+reconnaître sa signature. Voilà les temps qu'on regrette, et sur
+lesquels on écrit des volumes d'admiration! Au surplus, j'envie mon
+frère: depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je
+vous remercie infiniment, monsieur, de l'estime que vous voulez bien
+me témoigner <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> dans votre belle et noble lettre, et vous prie
+d'agréer l'assurance de la considération très distinguée avec laquelle
+j'ai l'honneur d'être, etc.»</p>
+
+<p>Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la
+légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis: des noms sont mal
+orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui
+auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient
+point les bourreaux; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort:
+<span class="italic">à cinq heures précises</span>. Voici la pièce authentique, je la copie
+fidèlement:</p>
+
+<p class="center p2 smcap">exécuteur des jugements criminels</p>
+
+<p class="center">TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE</p>
+
+<p>«L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la
+maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le
+jugement qui condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell,
+Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosambo, Chateau Brian et
+sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la
+femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart),
+et Parmentier;&mdash;14, à la peine de mort. L'exécution aura lieu
+aujourd'hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de
+cette ville.</p>
+
+<p><span class="left50">«L'accusateur public,</span><br>
+ <span class="smcap left60">«H.-Q. Fouquier.»</span></p>
+
+<p>Fait au Tribunal, le 3 floréal, l'an <abbr title="2">II</abbr> de la République française.</p>
+
+<p class="left50">Deux voitures.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère; mais elle fut
+oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva:
+«Que fais-tu là, citoyenne? lui dit-il; qui es-tu? pourquoi restes-tu
+ici?» Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait
+point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir
+dans la prison ou ailleurs. «Mais tu as peut-être d'autres enfants?»
+répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes s&oelig;urs
+détenues à Rennes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté,
+et l'on contraignit ma mère de sortir.</p>
+
+<p>Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau
+de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de
+peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses
+peines de la diversité des climats et de la différence des m&oelig;urs
+des peuples.</p>
+
+<p>En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses
+d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense;
+et dans cette variété d'individus de tout rang, de tout âge, de tout
+sexe, une idée fixe conservée; la vieille France voyageuse avec ses
+préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Église de Dieu errante sur
+la terre avec ses vertus et ses martyrs.</p>
+
+<p>En dedans de la France, tout s'opérant par masse: Barère annonçant des
+meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres
+étrangères; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du
+Rhin; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées; nos
+flottes abîmées dans les flots; le peuple déterrant les monarques à
+Saint-Denis et jetant la poussière des <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> rois morts au visage
+des rois vivants pour les aveugler; la nouvelle France, glorieuse de
+ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son
+propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du
+glaive du bourreau et de l'épée du soldat.</p>
+
+<p>Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami
+Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort
+remarquables: il m'écrivait au mois de septembre 1795: «Votre lettre
+du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai
+montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la
+lisant. J'ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le
+jour que J.-J. Rousseau vint pleurer dans sa prison, à Vincennes:
+<span class="italic">Voyez comme mes amis m'aiment</span>. Ma maladie n'a été, au vrai, qu'une
+de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps
+et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette
+fièvre des extraits du <span class="italic">Phédon</span> et du <span class="italic">Timée</span>. Ces livres-là donnent
+appétit de mourir, et je disais comme Caton:</p>
+
+<p class="poem">It must be so, Plato; thou reason' st well!</p>
+
+<p>Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d'un
+voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup
+d'objets nouveaux dans le <span class="italic">monde des esprits</span> (comme l'appelle
+Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des
+dangers du voyage.»</p>
+
+<p class="p2">À quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay,
+demeurait un ministre anglais, le <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> révérend M. Ives, grand
+helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore,
+charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique,
+âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que
+partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on
+restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu
+l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des
+miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour
+lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd'hui
+madame Pasta<a id="footnotetag109" name="footnotetag109"></a><a href="#footnote109" title="Lien vers la note 109"><span class="note">[109]</span></a>. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil
+communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais
+miss Ives en silence.</p>
+
+<p>La musique finie, la <span class="italic">young lady</span> me questionnait sur la France, sur
+la littérature; elle me demandait des plans d'études; elle désirait
+particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui
+donner quelques notes sur la <span class="italic">Divina Commedia</span> et la <span class="italic">Gerusalemme</span>.
+Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de
+l'âme: j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le
+gant de miss Ives; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire
+quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus
+chaste et plus mâle, Dante.</p>
+
+<p>Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les
+liaisons qui ne se forment qu'au <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> milieu de votre carrière,
+il entre quelque mélancolie; si l'on ne se rencontre pas de prime
+abord, les souvenirs de la personne qu'on aime ne se trouvent point
+mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître: ces
+jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la
+mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion
+d'âge, les inconvénients augmentent: le plus vieux a commencé la vie
+avant que le plus jeune fût au monde; le plus jeune est destiné à
+demeurer seul à son tour: l'un a marché dans une solitude en deçà d'un
+berceau, l'autre traversera une solitude au delà d'une tombe; le passé
+fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second.
+Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur,
+jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de c&oelig;ur, de goût, de
+caractère, de grâces et d'années.</p>
+
+<p>Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives.
+C'était l'hiver; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la
+réalité. Miss Ives devenait plus réservée; elle cessa de m'apporter
+des fleurs; elle ne voulut plus chanter.</p>
+
+<p>Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein
+de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir: il ne manque à
+l'amour que la durée pour être à la fois l'Éden avant la chute et
+l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse
+demeure, que le c&oelig;ur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le
+ciel. L'amour est si bien la félicité souveraine qu'il est poursuivi
+de la chimère d'être toujours; il ne veut prononcer que des serments
+irrévocables; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span>
+ses douleurs; ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au
+séjour incorruptible; son espérance est de ne cesser jamais; dans sa
+double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se
+perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations
+intarissables.</p>
+
+<p>Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me
+retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner
+fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en
+emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives: elle était dans
+un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches
+d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je
+n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait;
+elle-même séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment
+qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort
+l'obstacle qui lui ôtait la parole: «Monsieur, me dit-elle en anglais,
+vous avez vu ma confusion: je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il
+est impossible de tromper une mère; ma fille a certainement conçu de
+l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés;
+vous nous convenez sous tous les rapports; nous croyons que vous
+rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie; vous venez
+de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pourrait donc vous
+rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec
+nous.»</p>
+
+<p>De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus
+sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives; je
+couvris ses mains de <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> mes baisers et de mes larmes. Elle
+croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de
+joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette; elle
+appela son mari et sa fille: «Arrêtez! m'écriai-je; je suis marié!»
+Elle tomba évanouie.</p>
+
+<p>Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied.
+J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir
+écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé
+de copie.</p>
+
+<p>Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m'est
+resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est
+la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une
+affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans
+beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante
+pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour
+me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et
+cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait
+privé; qu'apportais-je en compensation de tout cela? Aucune illusion
+ne pouvait entrer dans le choix que l'on faisait de moi; je devais
+croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un
+attachement assez élevé pour m'inspirer la même confiance. Quant à
+l'intérêt dont j'ai pu être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu
+démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la
+parure des partis, l'éclat des hautes positions littéraires ou
+politiques, n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des
+empressements.</p>
+
+<p>Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre:
+enseveli dans un comté de la <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> Grande-Bretagne, je serais
+devenu un <span class="italic">gentleman</span> chasseur: pas une seule ligne ne serait tombée
+de ma plume; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais,
+et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon
+pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition? Si je pouvais mettre à
+part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des
+jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot.
+L'Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France,
+que m'eût fait tout cela? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier
+des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un
+talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma
+vie? Dépasserai-je ma tombe? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la
+transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute
+autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre? Ne serai-je pas un
+homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles? Mes
+idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la
+dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies? Mon ombre
+pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante: «<span class="italic">Poeta fui e
+cantai</span>: Je fus poète, et je chantai<a id="footnotetag110" name="footnotetag110"></a><a href="#footnote110" title="Lien vers la note 110"><span class="note">[110]</span></a>?»</p>
+
+<p class="p2">Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos: j'avais fui devant ma
+destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû
+être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects,
+de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de l'homme inconnu
+qu'elle avait accueilli, <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> auquel elle avait offert de
+nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de
+précaution qui tenaient des m&oelig;urs patriarcales! Je me représentais
+le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et
+qu'on devait m'adresser: car enfin j'avais mis de la complaisance à
+m'abandonner à une inclination dont je connaissais l'insurmontable
+illégitimité. Était-ce donc une séduction que j'avais vainement
+tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite? Mais en
+m'arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant
+par dessus l'obstacle pour me livrer à un penchant flétri d'avance par
+ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction
+dans le regret ou la douleur.</p>
+
+<p>De ces amères réflexions, je me laissais aller à d'autres sentiments
+non moins remplis d'amertume: je maudissais mon mariage qui, selon les
+fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté
+hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en
+raison de cette nature souffrante à laquelle j'étais soumis et de ces
+notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec
+miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus
+indépendante.</p>
+
+<p>Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément
+triste: l'image de Charlotte; cette image finissait par dominer mes
+révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à
+Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me
+cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la
+suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel,
+pour offrir à cette <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> femme, à travers le ciel, l'inexprimable
+ardeur de mes v&oelig;ux, pour prononcer, du moins en pensée, cette
+prière de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la
+bouche d'un ministre dans ce temple:</p>
+
+<p>«Ô Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez
+dans leurs c&oelig;urs une sincère amitié. Regardez d'un &oelig;il favorable
+votre servante. Faites que son joug soit un joug d'amour et de paix,
+qu'elle obtienne une heureuse fécondité; faites, Seigneur, que ces
+époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu'à la
+troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une
+heureuse vieillesse.»</p>
+
+<p>Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues
+lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais
+reçus d'elle, me servaient de talisman; attachée à mes pas par ma
+pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant,
+par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés; elle
+était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même
+que le sang passe par le c&oelig;ur; elle me dégoûtait de tout, car j'en
+faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion
+vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de
+l'âme et qui gâterait le pain des anges.</p>
+
+<p>Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais
+échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire: je voyais le
+sourire de l'épouse qui m'avait été destinée; je touchais
+respectueusement ses cheveux noirs; je pressais ses beaux bras contre
+ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> que j'aurais portée
+à mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte,
+aux blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa
+présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit
+pas.</p>
+
+<p>Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que
+jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de
+Charlotte. À la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une
+bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les
+plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout
+ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux
+préférés, et dans ces lieux <span lang="en">Byron</span> respirait déjà. La tête appuyée sur
+ma main, je regardais les sites dédaignés; quand leur impression
+pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir:
+j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la
+vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.</p>
+
+<p>À Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne,
+je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait: mes anciens
+camarades me soupçonnaient atteint de folie.</p>
+
+<p class="p2">Qu'arriva-t-il à Bungay après mon départ? Qu'est devenue cette famille
+où j'avais apporté la joie et le deuil?</p>
+
+<p>Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de
+Georges <abbr title="4">IV</abbr>, et que j'écris à Londres, en 1822, ce qui m'arriva à
+Londres en 1795.</p>
+
+<p>Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span>
+d'interrompre la narration que je reprends aujourd'hui. Dans cet
+intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre
+midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une
+dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle,
+dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser
+monter cette dame.</p>
+
+<p>J'étais dans mon cabinet; on a annoncé lady Sulton; j'ai vu entrer une
+femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil:
+l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé
+vers l'étrangère; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher.
+Elle m'a dit d'une voix altérée: «<span class="italic">Mylord, do you remember me</span>? Me
+reconnaissez-vous?» Oui, j'ai reconnu miss Ives! les années qui
+avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je
+l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses
+côtés. Je ne lui pouvais parler; mes yeux étaient pleins de larmes; je
+la regardais en silence à travers ces larmes; je sentais que je
+l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui
+dire à mon tour: «Et vous, madame, me reconnaissez-vous?» Elle a levé
+les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m'a
+adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa
+main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m'a dit: «Je
+suis en deuil de ma mère; mon père est mort depuis plusieurs années.
+Voilà mes enfants.» À ces derniers mots, elle a retiré sa main et
+s'est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son
+mouchoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> Bientôt elle a repris: «Mylord, je vous parle à présent dans
+la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse:
+excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai
+trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai
+pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de
+revenir.» Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la
+reconduire à sa voiture Elle tremblait, et je serrai sa main contre
+mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Je me rendis le lendemain chez lady Sulton; je la trouvai seule. Alors
+commença entre nous la série de ces <span class="italic">vous souvient-il</span>, qui font
+renaître toute une vie. À chaque <span class="italic">vous souvient-il</span>, nous nous
+regardions; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du
+temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et
+l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte: «Comment votre
+mère vous apprit-elle...?» Charlotte rougit et m'interrompit vivement:
+«Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux
+enfants de l'amiral Sulton: l'aîné désirerait passer à Bombay. M.
+Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami; il pourrait
+emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et
+j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant.» Elle
+appuya sur ces derniers mots.</p>
+
+<p>«Ah! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous? Quel
+bouleversement de destinées! Vous qui avez reçu à la table
+hospitalière de votre père un pauvre banni; vous qui n'avez point
+dédaigné ses souffrances; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever
+jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa
+protection dans votre pays! Je verrai <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> M. Canning; votre
+fils, quoi qu'il m'en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela
+dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait
+ma fortune nouvelle? Comment me voyez-vous aujourd'hui? Ce mot de
+<span class="italic">mylord</span> que vous employez me semble bien dur.»</p>
+
+<p>Charlotte répliqua: «Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli.
+Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était
+toujours le titre de <span class="italic">mylord</span> que je vous donnais; il me semblait que
+vous le deviez porter: n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, <span class="italic">my
+lord and master</span>, mon seigneur et maître?» Cette gracieuse femme avait
+quelque chose de l'Ève de Milton, en prononçant ces paroles: elle
+n'était point née du sein d'un autre femme; sa beauté portait
+l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie.</p>
+
+<p>Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry; ils me firent des
+difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en
+France; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis
+compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois: à ma
+quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay.
+Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore
+du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de
+la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. «Quand je
+vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom;
+maintenant, qui l'ignore? Savez-vous que je possède un ouvrage et
+plusieurs lettres, écrits de votre main? Les voilà.» Et elle me remit
+un paquet. «Ne vous <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> offensez pas si je ne veux rien garder
+de vous,» et elle se prit à pleurer. «<span class="italic">Farewell! farewell!</span> me
+dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car
+vous ne viendrez pas me chercher à Bungay.&mdash;J'irai, m'écriai-je;
+j'irai vous porter le brevet de votre fils.» Elle secoua la tête d'un
+air de doute, et se retira.</p>
+
+<p>Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne
+contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d'études,
+avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré
+trouver une lettre de Charlotte; il n'y en avait point; mais j'aperçus
+aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et
+latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient
+qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.</p>
+
+<p>Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me
+semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où
+je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure
+pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les
+tendresses, il y a tout l'espace de l'innocence: des passions se sont
+interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une
+femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour
+resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des
+tristesses; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien! si j'avais
+serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge
+et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de
+douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après
+m'avoir été offertes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme
+le premier de cette espèce entré dans mon c&oelig;ur; il n'était
+cependant point sympathique à ma nature orageuse; elle l'aurait
+corrompu; elle m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes
+délectations. C'était alors qu'aigri par les malheurs, déjà pèlerin
+d'outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que
+les folles idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et
+faisaient de moi l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi
+qu'il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au
+fond de mon âme quelques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord
+une nuée de fantômes: ma démone, comme un mauvais génie, se replongea
+dans l'abîme; elle attendit l'effet du temps pour renouveler ses
+apparitions.</p>
+
+<p class="p2">Mes rapports avec Deboffe n'avaient jamais été interrompus
+complètement pour l'<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>, et il m'importait de
+les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle.
+Mais d'où m'était venu mon dernier malheur? de mon obstination au
+silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.</p>
+
+<p>En aucun temps il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de
+retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me
+touche.</p>
+
+<p>Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la
+plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de
+vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne
+sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> jamais les
+passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes
+idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de
+l'ennui profond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi.
+Sincère et véridique, je manque d'ouverture de c&oelig;ur: mon âme tend
+incessamment à se fermer; je ne dis point une chose entière et je n'ai
+laissé passer ma vie complète que dans ces <span class="italic">Mémoires</span>. Si j'essaye de
+commencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épouvante; au bout
+de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me
+tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de
+tout: la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de
+l'esprit français; la moquerie et la calomnie, le résultat certain
+d'une confidence.</p>
+
+<p>Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée? d'être devenu, parce que
+j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun
+rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en
+croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de
+leur attachement. Toutes les médiocrités d'antichambre, de bureaux, de
+gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition, et je n'en ai aucune.
+Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du
+sentimental: ma perception distincte et rapide traverse vite le fait
+et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraîner,
+d'idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus
+hauts événements, me déjoue moi-même; le côté petit et ridicule des
+objets m'apparaît tout d'abord; de grands génies et de grandes choses,
+il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> admiratif
+pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon
+mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des
+masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais
+excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence
+intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes; dans
+l'existence extérieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux
+et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la
+fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de
+plus glacé; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de
+mon père.</p>
+
+<p>Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont
+principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop
+légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est
+pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par
+hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements
+dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout
+m'étant égal, je n'insistais pas; un <span class="italic">comme vous voudrez</span> m'a toujours
+débarrassé de l'ennui de persuader personne ou de chercher à établir
+une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son
+gîte: là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin
+d'herbe qui s'incline.</p>
+
+<p>Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant
+qu'involontaire: si elle n'est pas une fausseté, elle en a
+l'apparence; elle n'est pas en harmonie avec des natures plus
+heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes,
+plus communicatives <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> que la mienne. Souvent elle m'a nui dans
+les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu
+souffrir les explications, les raccommodements par protestation et
+éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails
+et apologie.</p>
+
+<p>Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me
+fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise
+de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne
+prévoyant pas où mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme
+d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été
+atteint de cet odieux travers d'esprit, toute méprise devenant
+impossible, je n'aurais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus
+généreuse hospitalité; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne
+m'excusait pas: un mal réel n'en avait pas moins été fait.</p>
+
+<p>Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproche
+que je me faisais. Je m'accommodais même de ce travail, car il m'était
+venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives
+moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que
+je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes
+études. Son image était assise devant moi tandis que j'écrivais. Quand
+je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image
+adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l'île
+de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans un pompe
+extraordinaire, son globe s'ouvrit et il en sortit une brillante
+créature qui dit aux Ceylanais: «Je <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> viens régner sur vous.»
+Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi.</p>
+
+<p>Abandonnons-les, ces souvenirs; les souvenirs vieillissent et
+s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler
+sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma
+jeunesse, vous fuyez avec vos charmes! Je viens de revoir Charlotte,
+il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue? Douce lueur du
+passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil
+depuis longtemps est couché!</p>
+
+<p class="p2">On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une
+montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre: il
+serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné
+de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le
+voyageur monte toujours et ne descend plus; il voit mieux alors
+l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à
+l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie: il regarde avec
+regret et douleur le point où il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est
+à la publication de l'<span class="italic">Essai historique</span> que je dois marquer le
+premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la
+première partie du grand travail que je m'étais tracé; j'en écrivis le
+dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un
+rêve évanoui: <span class="italic">In somnis venit, imago conjugis</span><a id="footnotetag111" name="footnotetag111"></a><a href="#footnote111" title="Lien vers la note 111"><span class="note">[111]</span></a>. Imprimé chez
+Baylis, l'<span class="italic">Essai</span> parut chez Deboffe en 1797<a id="footnotetag112" name="footnotetag112"></a><a href="#footnote112" title="Lien vers la note 112"><span class="note">[112]</span></a>. Cette date est
+celle <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> d'une des transformations de ma vie. Il y a des
+moments où notre destinée, soit qu'elle cède à la société, soit
+qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle commence à nous faire ce que
+nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle
+qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion.</p>
+
+<p>L'<span class="italic">Essai</span> offre le compendium de mon existence, comme poète,
+moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du
+moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va sans
+dire: nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous
+avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races
+futures; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité,
+nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la
+tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées,
+qu'elles ne se fondront pas comme les <span class="italic">paroles gelées</span> de Rabelais.</p>
+
+<p>L'<span class="italic">Essai</span> devait être une sorte d'encyclopédie historique. Le seul
+volume publié est déjà une assez grande investigation; j'en avais la
+suite en manuscrit; puis venaient, auprès des recherches et
+annotations de l'annaliste, les lais et virelais du poète, les
+<span class="italic">Natchez</span>, etc. <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> Je comprends à peine aujourd'hui comment
+j'ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une
+vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à
+l'ouvrage explique cette fécondité: dans ma jeunesse, j'ai souvent
+écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j'étais assis,
+raturant et recomposant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait
+perdre de cette faculté d'application: aujourd'hui mes correspondances
+diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires,
+sont entièrement de ma main.</p>
+
+<p>L'<span class="italic">Essai</span> fit du bruit dans l'émigration: il était en contradiction
+avec les sentiments de mes compagnons d'infortune; mon indépendance
+dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les
+hommes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées
+différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti: j'ai mené les
+vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de
+la liberté de la presse, qu'ils détestaient: j'ai rallié les libéraux
+au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu'ils ont
+en horreur. Il arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par
+amour-propre, à ma personne: les <span class="italic">Revues</span> anglaises ayant parlé de moi
+avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des <span class="italic">fidèles</span>.</p>
+
+<p>J'avais adressé des exemplaires de l'<span class="italic">Essai</span> à La Harpe, Ginguené et
+de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des
+poésies de Gray, m'écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon
+<span class="italic">Essai</span> avait le plus grand succès. Il est certain que si l'<span class="italic">Essai</span>
+fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié: <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> une
+ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.</p>
+
+<p>Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à
+Londres. Je fis mon chemin de rue en rue; je quittai d'abord
+Holborn-Tottenham-Courtroad, et m'avançai jusque sur la route
+d'Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry,
+veuve irlandaise, mère d'une très-jolie fille de quatorze ans et
+aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion,
+nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes
+blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.</p>
+
+<p>Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles
+j'étais obligé de prendre du thé à l'ancienne façon. Madame de Staël a
+peint cette scène dans <span class="italic">Corinne</span> chez lady Edgermond: «Ma chère,
+croyez-vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le
+thé:&mdash;Ma chère, je crois que ce serait trop tôt<a id="footnotetag113" name="footnotetag113"></a><a href="#footnote113" title="Lien vers la note 113"><span class="note">[113]</span></a>.»</p>
+
+<p>Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie
+Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard
+quelque blessure, car elle me disait: <span class="italic">You carry your heart in a
+sling</span> (vous portez votre c&oelig;ur en écharpe). Je portais mon c&oelig;ur
+je ne sais comment.</p>
+
+<p>Madame O'Larry partit pour Dublin; alors m'éloignant derechef du
+canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de
+logement en logement, jusqu'au quartier de la riche émigration de
+l'ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la
+Martinique.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> Peltier m'était revenu; il s'était marié à la venvole;
+toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de
+ses voisins plus que leur personne.</p>
+
+<p>Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où
+j'avais des rapports de famille: Christian de Lamoignon<a id="footnotetag114" name="footnotetag114"></a><a href="#footnote114" title="Lien vers la note 114"><span class="note">[114]</span></a>, blessé
+grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon
+collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à
+madame Lindsay, attachée à Auguste de <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Lamoignon, son
+frère<a id="footnotetag115" name="footnotetag115"></a><a href="#footnote115" title="Lien vers la note 115"><span class="note">[115]</span></a>: le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à
+Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.</p>
+
+<p>Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit sec, d'une humeur un
+peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la
+noblesse d'âme et de l'élévation de caractère: les émigrés de mérite
+passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille
+monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la
+déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers,
+de bracelets, de pendants d'oreilles, qu'on exhume en Étrurie. Je
+rencontrai à ce rendez-vous M. Malouet<a id="footnotetag116" name="footnotetag116"></a><a href="#footnote116" title="Lien vers la note 116"><span class="note">[116]</span></a> et madame du <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span>
+Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le
+chevalier de Panat<a id="footnotetag117" name="footnotetag117"></a><a href="#footnote117" title="Lien vers la note 117"><span class="note">[117]</span></a>. Ce dernier avait une réputation méritée
+d'esprit, de malpropreté et de gourmandise: il appartenait à ce
+parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la
+société française; oisifs dont la mission était de tout regarder et de
+tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les
+journaux, sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur
+grande influence populaire.</p>
+
+<p>Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase
+de la <span class="italic">croix de bois</span>, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai
+reproduite, mais vraie au fond<a id="footnotetag118" name="footnotetag118"></a><a href="#footnote118" title="Lien vers la note 118"><span class="note">[118]</span></a>. En quittant la France, il se
+rendit à Coblentz: mal reçu des princes, il eut une querelle, se
+battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span>
+remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de
+l'épée passait par derrière: «De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui
+tâtèrent.&mdash;Alors ce n'est rien, répondit Montlosier: monsieur, retirez
+votre botte.»</p>
+
+<p>Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en
+Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés
+où j'avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction
+du <span class="italic">Courrier français</span><a id="footnotetag119" name="footnotetag119"></a><a href="#footnote119" title="Lien vers la note 119"><span class="note">[119]</span></a>. Outre son journal, il écrivait des
+ouvrages physico-politico-philosophiques: il prouvait dans l'une de
+ces &oelig;uvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que
+les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du
+corps pour s'évaporer et retourner au ciel bleu; comme j'aime beaucoup
+le bleu, j'étais tout charmé.</p>
+
+<p>Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de
+pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d'idées
+disparates; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles
+sont quelquefois belles, surtout énergiques: antiprêtre comme noble,
+chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été,
+sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de
+l'esclavage en pratique, faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom
+de la liberté du genre humain. Brise-raison, <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> ergoteur, roide
+et hirsute, l'ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins
+des condescendances au pouvoir; il sait ménager ses intérêts, mais il
+ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses
+d'homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du
+mal de mon <span class="italic">Auvernat fumeux</span>, avec ses romances du <span class="italic">Mont-d'Or</span> et sa
+polémique de la <span class="italic">Plaine</span>; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite.
+Ses longs développements obscurs et tournoiements d'idées, avec
+parenthèses, bruits de gorge et <span class="italic">oh! oh!</span> chevrotants, m'ennuient (le
+ténébreux, l'embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables);
+mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans,
+ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune
+comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée; j'aime
+ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la
+Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à
+sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit
+champ de cailloux: je lui saurai toujours gré de m'avoir consacré,
+dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un
+cimetière des Gaulois par lui découvert<a id="footnotetag120" name="footnotetag120"></a><a href="#footnote120" title="Lien vers la note 120"><span class="note">[120]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du
+chancelier de l'Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort,
+chassé du continent par le débordement des victoires républicaines,
+était venu aussi s'établir à Londres<a id="footnotetag121" name="footnotetag121"></a><a href="#footnote121" title="Lien vers la note 121"><span class="note">[121]</span></a>. L'émigration le comptait
+avec orgueil dans ses rangs; il chantait nos malheurs, raison de plus
+pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup; il le fallait bien, car
+madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné
+sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez
+lui; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges: on
+prétend que madame Delille le souffletait; je n'en sais rien; je dis
+seulement ce que j'ai vu.</p>
+
+<p>Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers? Il racontait très-bien;
+sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à
+merveille à la <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> nature coquette de son débit, au caractère de
+son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'&oelig;uvre de l'abbé
+Delille est sa traduction des <span class="italic">Géorgiques</span>, aux morceaux de sentiment
+près; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de
+Louis <abbr title="15">XV</abbr>.</p>
+
+<p>La littérature du <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle, à part quelques beaux génies qui la
+dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du
+<abbr title="17">XVII</abbr><sup>e</sup> siècle et la littérature romantique du <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup>, sans manquer de
+naturel, manque de nature; vouée à des arrangements de mots, elle
+n'est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme
+école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de
+même que le troubadour était le poète des vieux châteaux; les vers de
+l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait
+entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristocratie dans la
+décrépitude: l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans
+les manoirs où les troubadours chantaient des croisades et des
+tournois.</p>
+
+<p>Les personnages distingués de notre Église militante étaient alors en
+Angleterre: l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui
+empruntant la vie de ma s&oelig;ur Julie; l'évêque de
+Saint-Pol-de-Léon<a id="footnotetag122" name="footnotetag122"></a><a href="#footnote122" title="Lien vers la note 122"><span class="note">[122]</span></a>, prélat sévère et borné, qui contribuait à
+rendre M. le comte d'Artois de plus en plus étranger à son siècle;
+l'archevêque d'Aix<a id="footnotetag123" name="footnotetag123"></a><a href="#footnote123" title="Lien vers la note 123"><span class="note">[123]</span></a>, calomnié peut-être à cause de ses <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span>
+succès dans le monde; un autre évêque savant et pieux, mais d'une
+telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne
+l'aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d'esprit:
+il faut que je sois bien bête.</p>
+
+<p>Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait madame de Boigne, aimable,
+spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de
+toutes; elle a depuis représenté avec son père, le marquis
+d'Osmond<a id="footnotetag124" name="footnotetag124"></a><a href="#footnote124" title="Lien vers la note 124"><span class="note">[124]</span></a>, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma
+sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents
+reproduiront à merveille ce qu'elle a vu<a id="footnotetag125" name="footnotetag125"></a><a href="#footnote125" title="Lien vers la note 125"><span class="note">[125]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> Mesdames de Caumont<a id="footnotetag126" name="footnotetag126"></a><a href="#footnote126" title="Lien vers la note 126"><span class="note">[126]</span></a>, de Gontaut<a id="footnotetag127" name="footnotetag127"></a><a href="#footnote127" title="Lien vers la note 127"><span class="note">[127]</span></a> et du Cluzel
+habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois
+<span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Caumont
+et de madame du Cluzel, que j'avais entrevues à Bruxelles.</p>
+
+<p>Très-certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à
+Londres: je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois
+on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le
+navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a
+manquée que d'un horizon et d'un jour de voile! J'écris ceci au bord
+de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de
+Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir.</p>
+
+<p class="p2">De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce
+et d'une opinion nouvelles; il se formait diverses couches d'exilés:
+la terre renferme des lits de sable ou d'argile déposés par les flots
+du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore
+aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et
+de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma
+vie.</p>
+
+<p>On a lu, dans un des livres de ces <span class="italic">Mémoires</span>, que j'avais connu M. de
+Fontanes<a id="footnotetag128" name="footnotetag128"></a><a href="#footnote128" title="Lien vers la note 128"><span class="note">[128]</span></a> en 1789: c'est à Berlin, <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> l'année dernière, que
+j'appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d'une famille
+noble et protestante: son père avait eu le malheur de tuer en duel son
+beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite,
+vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du
+<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle lui inspira ses premiers vers: ses essais poétiques
+furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le
+théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle
+Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse,
+il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir
+le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un
+de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti
+du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire
+en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction
+du <span class="italic">Modérateur</span>. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à
+Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils: pendant le siége de la
+ville que les révolutionnaires avaient nommée <span class="italic">Commune affranchie</span>, de
+même que Louis <abbr title="11">XI</abbr>, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras
+<span class="italic">Ville franchise</span>, madame de Fontanes était obligée de changer de
+place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes.
+Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le
+<span class="italic">Mémorial</span><a id="footnotetag129" name="footnotetag129"></a><a href="#footnote129" title="Lien vers la note 129"><span class="note">[129]</span></a> avec <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> M. de La Harpe et l'abbé de Vauxelles.
+Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.</p>
+
+<p>M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l'école
+classique de la branche aînée: sa prose et ses vers se ressemblent et
+ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une
+mélancolie ignorée du siècle de Louis <abbr title="14">XIV</abbr>, qui connaissait seulement
+l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette
+mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du <span class="italic">Jour des
+Morts</span>, comme l'empreinte de l'époque où il a vécu; elle fixe la date
+de sa venue; elle montre qu'il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant
+par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes
+à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait
+le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de
+l'école classique<a id="footnotetag130" name="footnotetag130"></a><a href="#footnote130" title="Lien vers la note 130"><span class="note">[130]</span></a>.</p>
+
+<p>Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants
+du poème de <span class="italic">la Grèce sauvée</span>, des livres d'odes, des poésies
+diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même: car ce critique si
+fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne
+l'aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été
+souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de
+Garat, sur la <span class="italic">Forêt de Navarre</span>, pensa l'arrêter net au début de sa
+carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> l'école
+affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l'école classique qui
+touchait à son terme avec la langue de Racine.</p>
+
+<p>Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur
+l'<span class="italic">Anniversaire de sa naissance</span>: elle a tout le charme du <span class="italic">Jour des
+Morts</span>, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me
+souviens que de ces deux strophes:</p>
+
+<div class="poem">
+<p>La vieillesse déjà vient avec ses souffrances:<br>
+ Que m'offre l'avenir? De courtes espérances.<br>
+ Que m'offre le passé? Des fautes, des regrets.<br>
+ Tel est le sort de l'homme; il s'instruit avec l'âge:<br>
+<span class="add4em">Mais que sert d'être sage,</span><br>
+<span class="add4em">Quand le terme est si près?</span></p>
+
+<p>Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige.<br>
+ La vie à son déclin est pour moi sans prestige;<br>
+ Dans le miroir du temps elle perd ses appas.<br>
+ Plaisirs! allez chercher l'amour et la jeunesse;<br>
+<span class="add4em">Laissez-moi ma tristesse,</span><br>
+<span class="add4em">Et ne l'insultez pas!</span></p>
+</div>
+
+<p>Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes,
+c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite
+romantique, une révolution dans la littérature française: toutefois,
+mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour
+elle. Je voyais bien de l'ébahissement sur son visage quand je lui
+lisais des fragments des <span class="italic">Natchez</span>, d'<span class="italic">Atala</span>, de <span class="italic">René</span>; il ne
+pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique,
+mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau; <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> il
+voyait une nature nouvelle; il comprenait une langue qu'il ne parlait
+pas. Je reçus de lui d'excellents conseils; je lui dois ce qu'il y a
+de correct dans mon style; il m'apprit à respecter l'oreille; il
+m'empêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux
+d'exécution de mes disciples.</p>
+
+<p>Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de
+l'émigration; on lui demandait des chants de <span class="italic">la Grèce sauvée</span>; on se
+pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi; nous ne nous
+quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces
+temps d'infortune: Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses
+<span class="italic">Mémoires</span> manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire
+d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis <abbr title="16">XVI</abbr> raconter, témoin
+oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple! Le
+Directoire, effrayé des <span class="italic">Mémoires</span> de Cléry, en publia une édition
+interpolée, dans laquelle il faisait parler l'auteur comme un laquais,
+et Louis <abbr title="16">XVI</abbr> comme un portefaix: entre les turpitudes
+révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales<a id="footnotetag131" name="footnotetag131"></a><a href="#footnote131" title="Lien vers la note 131"><span class="note">[131]</span></a>.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> UN PAYSAN VENDÉEN.</p>
+
+<p>M. du Theil<a id="footnotetag132" name="footnotetag132"></a><a href="#footnote132" title="Lien vers la note 132"><span class="note">[132]</span></a>, chargé des affaires de M. le comte d'Artois à
+Londres, s'était hâté de chercher Fontanes: celui-ci me pria de le
+conduire chez l'agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous
+ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de
+Piccadilly, d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie
+échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une
+nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de
+contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de
+trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait
+lui-même attention qu'à une gravure de la mort du général Wolfe<a id="footnotetag133" name="footnotetag133"></a><a href="#footnote133" title="Lien vers la note 133"><span class="note">[133]</span></a>.
+Frappé de <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> son air, je m'enquis de sa personne: un de mes
+voisins me répondit: «Ce n'est rien; c'est un paysan vendéen, porteur
+d'une lettre de ses chefs.»</p>
+
+<p>Cet homme, <span class="italic">qui n'était rien</span>, avait vu mourir Cathelineau, premier
+général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamps, en qui revivait
+Bayard; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle;
+d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas
+d'embrasser la mort debout; La Rochejaquelein, dont les patriotes
+ordonnèrent de <span class="italic">vérifier</span> le cadavre, afin de rassurer la Convention
+au milieu de ses victoires. Cet homme, <span class="italic">qui n'était rien</span>, avait
+assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et
+redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles
+rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées,
+six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux; il avait
+aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils; il
+avait traversé les <span class="italic">colonnes infernales</span>, compagnies d'incendiaires
+commandées par des Conventionnels; il s'était trouvé au milieu de
+l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de
+la Vendée; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de
+charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de
+cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par
+elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des
+Croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et
+d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la
+grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que
+«les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang des
+peuples soldats». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville:
+«Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de
+battre tous les autres peuples.» Les légions de Probus, dans leur
+chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats
+de la Vendée «des combats de géants».</p>
+
+<p>Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration
+et respect le représentant de ces anciens <span class="italic">Jacques</span> qui, tout en
+brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles <abbr title="5">V</abbr>,
+l'invasion étrangère: il me semblait voir un enfant de ces communes du
+temps de Charles <abbr title="7">VII</abbr>, lesquelles, avec la petite noblesse de province,
+reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il
+avait l'air indifférent du sauvage; son regard était grisâtre et
+inflexible comme une verge de fer; sa lèvre inférieure tremblait sur
+ses dents serrées; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents
+engourdis, mais prêts à se redresser; ses bras, pendant à ses côtés,
+donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de
+coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa
+physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la
+puissance des m&oelig;urs, au service d'intérêts et d'idées contraires
+<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> à cette nature; la fidélité native du vassal, la simple foi
+du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée
+à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté
+paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et
+de l'intrépidité de son c&oelig;ur. Il ne parlait pas plus qu'un lion; il
+se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le
+flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de
+forêts.</p>
+
+<p>Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle
+race aujourd'hui nous sommes! Mais les républicains avaient leur
+principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des
+royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les
+exilés; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées.
+L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la
+gorge, il avait crié: «Entrez; passez derrière moi; elle ne vous fera
+aucun mal; elle ne bougera pas; je la tiens.» Personne ne voulut
+passer: alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette
+brisa son épée.</p>
+
+<p class="p2 center">PROMENADES AVEC FONTANES.</p>
+
+<p>Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme
+j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton,
+Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait
+plaisamment le <span class="italic">contrôleur général des finances</span>: il en sortit fort
+satisfait, car M. du Theil avait promis d'encourager la publication de
+mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible
+d'être <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> meilleur homme: timide en ce qui le regardait, il
+devenait tout courage pour l'amitié; il me le prouva lors de ma
+démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la
+conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En
+politique, il déraisonnait; les crimes conventionnels lui avaient
+donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la
+philosophaillerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à
+Bonaparte, quand il s'approcha du maître de l'Europe.</p>
+
+<p>Nous allions nous promener dans la campagne; nous nous arrêtions sous
+quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé
+contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en
+Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à
+deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de
+Westminster; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait
+laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et
+les heures de sa jeunesse.</p>
+
+<p>Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la
+Tamise, en parlant de Milton et de <span lang="en">Shakespeare</span>: ils avaient vu ce que
+nous voyions; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve,
+pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous
+rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles,
+submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous
+regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous
+traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant
+autour de chaque réverbère: ainsi s'écoule la vie du poète.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Nous vîmes Londres en détail: ancien banni, je servais de
+<span class="italic">cicerone</span> aux nouveaux réquisitionnaires de l'exil que la Révolution
+prenait, jeunes ou vieux: il n'y a point d'âge légal pour le malheur.
+Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie
+mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une
+chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y
+rencontrâmes le duc de Bourbon: je vis pour la première fois, à ce
+Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé.</p>
+
+<p>Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en
+terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage!
+<span class="italic">Fata viam invenient</span>.</p>
+
+<p>Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des v&oelig;ux
+pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la
+lettre suivante:</p>
+
+<p class="left60">«28 juillet 1798.</p>
+
+<p>«Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous
+jure que les miens n'ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde
+personne à qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une imagination
+et un c&oelig;ur à ma façon. Je n'oublierai jamais les consolations que
+vous m'avez fait trouver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma
+pensée la plus chère et la plus constante, depuis que je vous ai
+quitté, se tourne sur les <span class="italic">Natchez</span>. Ce que vous m'en avez lu, et
+surtout dans les derniers jours, est admirable, et ne sortira plus de
+ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> vous
+m'avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne.</p>
+
+<p>«Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je
+vous avais montrées en vous quittant. J'ai été cinq ou six jours dans
+les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions
+contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd'hui fort diminuées. Le
+mal même n'a été que fort léger; on menace plus qu'on ne frappe, et ce
+n'était pas à ceux de ma <span class="italic">date</span> qu'en voulaient les exterminateurs. Le
+dernier courrier m'a porté des assurances de paix et de bonne volonté.
+Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les
+premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt
+de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne
+puis-je dire aussi les <span class="italic">Natchez</span>! L'orage inattendu qui vient d'avoir
+lieu à Paris est causé, j'en suis sûr, par l'étourderie des agents et
+des chefs que vous connaissez. J'en ai la preuve évidente entre les
+mains. D'après cette certitude, j'écris <span class="italic">Great-Pulteney-street</span> (rue
+où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais
+aussi avec tous les ménagements qu'exige la prudence. Je veux éviter
+toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus
+grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je
+veux choisir.</p>
+
+<p>«Au reste, je parle encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je
+souhaite du fond du c&oelig;ur que les espérances d'utilité qu'on peut
+fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a
+témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> à votre
+personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher
+ami, devenez illustre. Vous le pouvez: l'avenir est à vous. J'espère
+que la parole si souvent donnée par le <span class="italic">contrôleur général des
+finances</span> est au moins acquittée en partie. Cette partie me console,
+car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ouvrage est arrêté faute de
+quelques secours. Écrivez-moi; que nos c&oelig;urs communiquent, que nos
+muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me
+promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et
+des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je
+serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de
+vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant: j'ai fait la moitié
+d'un nouveau chant sur les bords de l'Elbe, et j'en suis plus content
+que de tout le reste.</p>
+
+<p>«Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami.</p>
+
+<p class="left60">«<span class="smcap">Fontanes</span><a id="footnotetag134" name="footnotetag134"></a><a href="#footnote134" title="Lien vers la note 134"><span class="note">[134]</span></a>.»</p>
+
+<p>Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en changeant d'exil. On ne
+peut jamais tout ravir au poète; il emporte avec lui sa lyre. Laissez
+au cygne ses ailes; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les
+plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas.</p>
+
+<p><span class="italic">L'avenir est à vous</span>: Fontanes disait-il vrai? Dois-je me féliciter
+de sa prédiction? Hélas! cet avenir annoncé est déjà passé: en
+aurai-je un autre?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j'aie
+compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché
+vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon
+isolement progressif. Fontanes n'est plus; un chagrin profond, la mort
+tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure<a id="footnotetag135" name="footnotetag135"></a><a href="#footnote135" title="Lien vers la note 135"><span class="note">[135]</span></a>. Presque
+toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces <span class="italic">Mémoires</span> ont disparu;
+c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et
+moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour
+inscrire mon nom au livre des absents.</p>
+
+<p>Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure
+après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai
+besoin de guide: je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où
+je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment.
+Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière
+avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; ensuite, j'ai
+ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière: à
+chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait; la terre, en
+comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à
+la surface du cercueil.</p>
+
+<p>Fontanes! vous m'avez écrit: <span class="italic">Que nos muses soient toujours amies</span>;
+vous ne m'avez pas écrit en vain.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> LIVRE <abbr title="9">IX</abbr><a id="footnotetag136" name="footnotetag136"></a><a href="#footnote136" title="Lien vers la note 136"><span class="note">[136]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Mort de ma mère. &mdash; Retour à la religion. &mdash; <span class="italic">Génie du
+ christianisme.</span> &mdash; Lettre du chevalier de Panat. &mdash; Mon
+ oncle, M. de Bedée: sa fille aînée. &mdash; Littérature anglaise.
+ &mdash; Dépérissement de l'ancienne école. &mdash; Historiens. &mdash;
+ Poètes. &mdash; Publicistes. &mdash; <span lang="en">Shakespeare</span>. &mdash; Romans anciens.
+ &mdash; Romans nouveaux. &mdash; Richardson. &mdash; Walter Scott. &mdash;
+ Poésie nouvelle. &mdash; Beattie. &mdash; Lord <span lang="en">Byron</span>. &mdash; L'Angleterre
+ de Richmond à Greenwich. &mdash; Course avec Peltier. &mdash;
+ Bleinheim. &mdash; Stowe. &mdash; Hampton-Court. &mdash; Oxford. &mdash; Collège
+ d'Eton. &mdash; M&oelig;urs privées. &mdash; M&oelig;urs politiques. &mdash; Fox.
+ &mdash; Pitt. &mdash; Burke. &mdash; George <abbr title="3">III</abbr>. &mdash; Rentrée des émigrés en
+ France. &mdash; Le ministre de Prusse me donne un faux passe-port
+ sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en Suisse. &mdash;
+ Mort de lord Londonderry. &mdash; Fin de ma carrière de soldat et
+ de voyageur. &mdash; Je débarque à Calais.</p>
+
+<p class="poem">Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?<br>
+<span class="add1em">Nunquam ego te, vita frater amabilior,</span><br>
+ Aspiciam posthac? at, certe, semper amabo?</p>
+
+<p>«Ne te parlerai-je plus? jamais n'entendrai-je tes paroles? Jamais,
+frère plus aimable que la vie, ne te verrai-je? Ah! toujours je
+t'aimerai!»</p>
+
+<p>Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère: il faut toujours
+répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée
+de larmes, ainsi qu'aux <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> enfers, il est je ne sais quelle
+plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des
+lamentations humaines; on l'entend sans cesse, et elle continuerait
+quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.</p>
+
+<p>Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de
+Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif:
+Fontanes m'invitait <span class="italic">à travailler, à devenir illustre</span>; ma s&oelig;ur
+m'engageait à <span class="italic">renoncer à écrire</span>; l'un me proposait la gloire,
+l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy
+qu'elle était dans ce train d'idées; elle avait pris la littérature en
+haine, parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.</p>
+
+<p class="left60 p2">«Saint-Servan, 1<sup>er</sup> juillet 1798.</p>
+
+<p>«Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères; je t'annonce à
+regret ce coup funeste. Quand tu cesseras d'être l'objet de nos
+sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de
+pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien
+elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession
+non-seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être
+cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à
+écrire; et si le ciel touché de nos v&oelig;ux, permettait notre réunion,
+tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur
+la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour
+nous tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être
+inquiètes de ton sort.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> Ah! que n'ai-je suivi le conseil de ma s&oelig;ur! Pourquoi
+ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y
+aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l'esprit de
+ce siècle?</p>
+
+<p>Ainsi, j'avais perdu ma mère; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême
+de sa vie! Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son
+dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres! Je me
+promenais peut-être par une fraîche matinée, au moment où les sueurs
+de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour
+les essuyer!</p>
+
+<p>La tendresse filiale que je conservais pour madame de Chateaubriand
+était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au
+souvenir de ma mère. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la
+femme qui me porta dans ses entrailles me désespéra: je jetai au feu
+avec horreur des exemplaires de l'<span class="italic">Essai</span>, comme l'instrument de mon
+crime; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait
+sans hésiter. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée
+m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux: telle
+fut l'origine du <span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p>
+
+<p>«Ma mère,» ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, «après
+avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit
+périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses
+malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit
+sur ses derniers jours une grande amertume; elle chargea, en mourant,
+une de mes s&oelig;urs de me rappeler à cette religion dans laquelle
+j'avais été élevé. Ma s&oelig;ur me manda le dernier v&oelig;u <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> de
+ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des mers, ma s&oelig;ur
+elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son
+emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui
+servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien.
+Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières
+surnaturelles: ma conviction est sortie du c&oelig;ur; j'ai pleuré et
+j'ai cru.»</p>
+
+<p>Je m'exagérais ma faute; l'<span class="italic">Essai</span> n'était pas un livre impie, mais un
+livre de doute et de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage,
+se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon
+berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scepticisme
+de l'<span class="italic">Essai</span> à la certitude du <span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p>
+
+<p class="p2">Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de
+Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de
+<span class="italic">Génie du christianisme</span> que je trouvai sur-le-champ m'inspira; je me
+mis à l'ouvrage; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un
+mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dégrossis et rassemblés de
+longue main par mes précédentes études. Je connaissais les ouvrages
+des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours; je les avais
+étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise
+intention, au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu.</p>
+
+<p>Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé
+en composant l'<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>. Les authentiques de Camden
+que je venais d'examiner m'avaient rendu familières les <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span>
+m&oelig;urs et les institutions du moyen âge. Enfin mon terrible
+manuscrit des <span class="italic">Natchez</span>, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize
+pages in-folio, contenait tout ce dont le <span class="italic">Génie du christianisme</span>
+avait besoin en descriptions de la nature; je pouvais prendre
+largement dans cette source, comme j'y avais déjà pris pour l'<span class="italic">Essai</span>.</p>
+
+<p>J'écrivis la première partie du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. MM.
+Dulau<a id="footnotetag137" name="footnotetag137"></a><a href="#footnote137" title="Lien vers la note 137"><span class="note">[137]</span></a>, qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré,
+se chargèrent de la publication. Les premières feuilles du premier
+volume furent imprimées.</p>
+
+<p>L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu'en
+1802<a id="footnotetag138" name="footnotetag138"></a><a href="#footnote138" title="Lien vers la note 138"><span class="note">[138]</span></a>: voyez les différentes préfaces du <span class="italic">Génie du christianisme</span>.
+Une espèce de fièvre me dévora pendant tout le temps de ma
+composition: on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois
+dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, <span class="italic">Atala</span> et <span class="italic">René</span>, et
+de mêler à l'enfantement douloureux de ces brûlants jumeaux le travail
+de conception des autres parties du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. Le
+souvenir de Charlotte traversait et réchauffait tout cela, et, pour
+m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination
+exaltée.</p>
+
+<p>Ce désir me venait de la tendresse filiale; je voulais un grand bruit,
+afin qu'il montât jusqu'au séjour <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> de ma mère, et que les
+anges lui portassent ma sainte expiation.</p>
+
+<p>Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes
+scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du
+pays au milieu duquel je vivais: je fus entraîné dans ces autres
+recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à
+prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à
+consulter les bibliothèques et les gens instruits, à rôder dans les
+campagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des
+visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des
+événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de
+l'ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes
+esprits et aux palpitations de ma muse.</p>
+
+<p>Quelques lectures de mes premières ébauches servirent à m'éclairer.
+Les lectures sont excellentes comme instruction, lorsqu'on ne prend
+pas pour argent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un
+auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression
+instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et
+surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne
+remplit pas, ou dépasse la juste mesure.</p>
+
+<p>Je retrouve une lettre du chevalier de Panat sur les lectures d'un
+ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante, l'esprit positif
+et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se
+frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre,
+document de mon histoire, bien qu'elle soit entachée d'un bout à
+l'autre de mon éloge, comme si le <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> malin auteur se fût complu
+à verser son encrier sur son épître:</p>
+
+<p class="left60 p2">«Ce lundi.</p>
+
+<p>«Mon Dieu! l'intéressante lecture que j'ai due ce matin à votre
+extrême complaisance! Notre religion avait compté parmi ses défenseurs
+de grands génies, d'illustres Pères de l'Église: ces athlètes avaient
+manié avec vigueur toutes les armes du raisonnement; l'incrédulité
+était vaincue; mais ce n'était pas assez: il fallait montrer encore
+tous les charmes de cette religion admirable; il fallait montrer
+combien elle est appropriée au c&oelig;ur humain et les magnifiques
+tableaux qu'elle offre à l'imagination. Ce n'est plus un théologien
+dans l'école, c'est le grand peintre et l'homme sensible qui s'ouvrent
+un nouvel horizon. Votre ouvrage manquait et vous étiez appelé à le
+faire. La nature vous a éminemment doué des belles qualités qu'il
+exige: vous appartenez à un autre siècle...</p>
+
+<p>«Ah! si les vérités de sentiment sont les premières dans l'ordre de la
+nature, personne n'aura mieux prouvé que vous celles de notre
+religion; vous aurez confondu à la porte du temple les impies, et vous
+aurez introduit dans le sanctuaire les esprits délicats et les
+c&oelig;urs sensibles. Vous me retracez ces philosophes anciens qui
+donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains
+remplies de doux parfums. C'est une bien faible image de votre esprit
+si doux, si pur et si antique.</p>
+
+<p>«Je me félicite chaque jour de l'heureuse circonstance qui m'a
+rapproché de vous; je ne puis plus <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> oublier que c'est un
+bienfait de Fontanes; je l'en aime davantage, et mon c&oelig;ur ne
+séparera jamais deux noms que la même gloire doit unir, si la
+Providence nous ouvre les portes de notre patrie.</p>
+
+<p class="left60">«Ch<sup>er</sup> <span class="smcap">de Panat</span>.»</p>
+
+<p>L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du
+<span class="italic">Génie du christianisme</span>. Il parut surpris, et il me fit l'honneur,
+peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes
+fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit
+refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire
+fontaine.</p>
+
+<p>L'édition inachevée du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, commencée à Londres,
+différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en
+France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se
+montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois: leur personne, leur
+honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché
+voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc,
+symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolutionnaire.
+Les sincères croyants des processions républicaines de Lyon me
+forcèrent de retrancher un chapitre intitulé les <span class="italic">Rois athées</span>, et
+d'en disséminer çà et là les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.</p>
+
+<p class="p2">Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut
+interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée: hélas!
+c'est prendre congé de la première joie de ma vie: «<span class="italic">freno non
+remorante <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> dies</span>, aucun frein n'arrête les jours<a id="footnotetag139" name="footnotetag139"></a><a href="#footnote139" title="Lien vers la note 139"><span class="note">[139]</span></a>.» Voyez
+les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes: eux-mêmes vaincus par
+l'âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont
+oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment.</p>
+
+<p>J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère; il me
+répondit par une longue lettre, dans laquelle on trouvait quelques
+mots touchants de regrets; mais les trois quarts de sa double feuille
+in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recommandait
+surtout, quand je rentrerais en France, de rechercher les titres du
+<span class="italic">quartier des Bedée</span>, confié à mon frère. Ainsi, pour ce vénérable
+émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni
+le sacrifice de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, ne l'avertissaient de la Révolution; rien
+n'avait passé, rien n'était advenu; il en était toujours aux États de
+Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de
+l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de
+l'altération de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de
+ses parents et de ses amis.</p>
+
+<p>Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, où
+il est mort, à six lieues de Monchoix sans l'avoir revu. Ma cousine
+Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore<a id="footnotetag140" name="footnotetag140"></a><a href="#footnote140" title="Lien vers la note 140"><span class="note">[140]</span></a>. Elle est
+restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son
+ancienne <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans
+orthographe, où elle me tutoie, m'appelle <span class="italic">chevalier</span>, et me parle de
+notre bon temps: <span class="italic">in illo tempore</span>. Elle était nantie de deux beaux
+yeux noirs et d'une jolie taille; elle dansait comme la Camargo, et
+elle croit avoir souvenance que je lui portais en secret un farouche
+amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple,
+mes ans, mes honneurs et ma renommée: «Oui, <span class="italic">chère Caroline</span>, ton
+chevalier, etc.» Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne
+nous sommes rencontrés: le ciel en soit loué! car, Dieu sait, si nous
+venions à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions!</p>
+
+<p>Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre
+siècle est passé! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs,
+de rejetons et de racines; on naît et l'on meurt maintenant un à un.
+Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Éternité et de se
+débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le
+cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de
+leurs habitudes; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le
+convoi au cimetière; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous
+ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, où le fils
+mourait dans la même maison, dans le même fauteuil, près du même foyer
+où étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient
+été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la
+dernière bénédiction paternelle!</p>
+
+<p>Adieu, mon oncle chéri! Adieu, famille maternelle, qui disparaissez
+ainsi que l'autre partie de ma famille! <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> Adieu, ma cousine de
+jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions
+ensemble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur
+l'<span class="italic">Épervier</span>, ou lorsque vous assistiez au relèvement du v&oelig;u de ma
+nourrice, à l'abbaye de Nazareth! Si vous me survivez, agréez la part
+de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas
+au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous: mes yeux,
+je vous assure, sont pleins de larmes.</p>
+
+<p class="p2">Mes études corrélatives au <span class="italic">Génie du christianisme</span> m'avaient de
+proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus
+approfondi de la littérature anglaise. Lorsqu'en 1793 je me réfugiai
+en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que
+j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens,
+Hume<a id="footnotetag141" name="footnotetag141"></a><a href="#footnote141" title="Lien vers la note 141"><span class="note">[141]</span></a> était réputé écrivain tory et rétrograde: on l'accusait,
+ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes;
+on lui préférait son continuateur Smollett<a id="footnotetag142" name="footnotetag142"></a><a href="#footnote142" title="Lien vers la note 142"><span class="note">[142]</span></a>. Philosophe pendant sa
+vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon<a id="footnotetag143" name="footnotetag143"></a><a href="#footnote143" title="Lien vers la note 143"><span class="note">[143]</span></a> demeurait, en cette
+qualité, atteint et convaincu <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> d'être un pauvre homme. On
+parlait encore de Robertson<a id="footnotetag144" name="footnotetag144"></a><a href="#footnote144" title="Lien vers la note 144"><span class="note">[144]</span></a>, parce qu'il était sec.</p>
+
+<p>Pour ce qui regarde les poètes, les <span class="italic">elegant Extracts</span> servaient
+d'exil à quelques pièces de Dryden; on ne pardonnait point aux rimes
+de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickenham et que l'on coupât
+des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa
+renommée.</p>
+
+<p>Blair<a id="footnotetag145" name="footnotetag145"></a><a href="#footnote145" title="Lien vers la note 145"><span class="note">[145]</span></a> passait pour un critique ennuyeux à la française: on le
+mettait bien au-dessous de Johnson<a id="footnotetag146" name="footnotetag146"></a><a href="#footnote146" title="Lien vers la note 146"><span class="note">[146]</span></a>. Quant au vieux
+<span class="italic">Spectator</span><a id="footnotetag147" name="footnotetag147"></a><a href="#footnote147" title="Lien vers la note 147"><span class="note">[147]</span></a>, il était au grenier.</p>
+
+<p>Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les
+traités économiques sont moins circonscrits; les calculs sur la
+richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du
+commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes.</p>
+
+<p>Burke<a id="footnotetag148" name="footnotetag148"></a><a href="#footnote148" title="Lien vers la note 148"><span class="note">[148]</span></a> sortait de l'individualité nationale politique: <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span>
+en se déclarant contre la Révolution française; il entraîna son pays
+dans cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de
+Waterloo.</p>
+
+<p>Toutefois, de grandes figures demeuraient. On retrouvait partout
+Milton et <span lang="en">Shakespeare</span>. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour
+ambassadeurs de France auprès d'Élisabeth et de Jacques <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>,
+entendirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres
+farces et dans celles des autres? Prononcèrent-ils jamais le nom, si
+barbare en français, de <span lang="en">Shakespeare</span>? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût là
+une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs,
+viendraient s'abîmer? Eh bien! le comédien chargé du rôle du spectre,
+dans <span class="italic">Hamlet</span>, était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se
+levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen
+âge achevait de descendre parmi les morts: siècles énormes que Dante
+ouvrit et que ferma <span lang="en">Shakespeare</span>.</p>
+
+<p>Dans le <span class="italic">Précis historique</span> de Whitelocke<a id="footnotetag149" name="footnotetag149"></a><a href="#footnote149" title="Lien vers la note 149"><span class="note">[149]</span></a>, contemporain du
+chantre du <span class="italic">Paradis perdu</span>, on lit: «Un certain aveugle, nommé Milton,
+secrétaire du Parlement pour les dépêches latines.» Molière,
+l'<span class="italic">histrion</span>, jouait son <span class="italic">Pourceaugnac</span>, de même que Shakspeare, le
+<span class="italic">bateleur</span>, grimaçait son <span class="italic">Falstaff</span>.</p>
+
+<p>Ces voyageurs voilés, qui viennent de fois à autre <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> s'asseoir
+à notre table, sont traités par nous en hôtes vulgaires; nous ignorons
+leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre,
+ils se transfigurent, et nous disent comme l'envoyé du ciel à Tobie:
+«Je suis l'un des sept qui sommes présents devant le Seigneur.» Mais
+si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se
+méconnaissent point entre elles. «Qu'a besoin mon <span lang="en">Shakespeare</span>, dit
+Milton, pour ses os vénérés, de pierres entassées par le travail d'un
+siècle?» Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie:</p>
+
+<p class="poem">Pur fuss' io tal. . .<br>
+ Per l' aspro esilio suo con sua virtute<br>
+ Darei del mondo più felice stato.</p>
+
+<p>«Que n'ai-je été tel que lui! Pour son dur exil avec sa vertu, je
+donnerais toutes les félicités de la terre!»</p>
+
+<p>Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de
+<span class="italic">renommée</span>. Est-il rien de plus admirable que cette société
+d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se
+saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls
+comprise?</p>
+
+<p><span lang="en">Shakespeare</span> était-il boiteux comme lord <span lang="en">Byron</span>, Walter Scott et les
+Prières, filles de Jupiter? S'il l'était en effet, le <span class="italic">Boy</span> de
+Stratford, loin d'être honteux de son infirmité, ainsi que
+Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses:</p>
+
+<p class="poem">..... lame by fortune's dearest spite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> «Boiteux par la moquerie la plus chère de la fortune.»</p>
+
+<p><span lang="en">Shakespeare</span> aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait un par
+sonnet. Le créateur de Desdémone et de Juliette vieillissait sans
+cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laquelle il s'adresse en
+vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets
+de Shakspeare? On peut en douter: la gloire est pour un vieil homme ce
+que sont les diamants pour une vieille femme; ils la parent et ne
+peuvent l'embellir.</p>
+
+<p>«Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je serai mort, dit le
+tragique anglais à sa maîtresse. Si vous lisez ces mots, ne vous
+rappelez pas la main qui les a tracés; je vous aime tant que je veux
+être oublié dans vos doux souvenirs, si en pensant à moi vous pouviez
+être malheureuse. Oh! si vous jetez un regard sur ces lignes, quand
+peut-être je ne serai plus qu'une masse d'argile, ne redites pas même
+mon pauvre nom, et laissez votre amour se faner avec ma vie<a id="footnotetag150" name="footnotetag150"></a><a href="#footnote150" title="Lien vers la note 150"><span class="note">[150]</span></a>.»</p>
+
+<p><span lang="en">Shakespeare</span> aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne
+croyait à autre chose: une femme pour lui était un oiseau, une brise,
+une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance
+de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société,
+en dehors des conditions où il ne pouvait atteindre, il semblait avoir
+pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir
+rapide et doux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> <span lang="en">Shakespeare</span>, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines
+chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri <abbr title="8">VIII</abbr>, ses réformes,
+ses destructions de monastères, ses <span class="italic">fous</span>, ses épouses, ses
+maîtresses, ses bourreaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles
+<abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> comptait seize ans.</p>
+
+<p>Ainsi, d'une main, <span lang="en">Shakespeare</span> avait pu toucher les têtes blanchies
+que menaça le glaive de l'avant-dernier des Tudors, de l'autre, la
+tête brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires
+devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique
+s'enfonça dans la tombe; il remplit l'intervalle des jours où il vécut
+de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses
+femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions analogues, les
+réalités du passé aux réalités de l'avenir.</p>
+
+<p><span lang="en">Shakespeare</span> est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux
+besoins et à l'aliment de la pensée; ces génies-mères semblent avoir
+enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité:
+Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses
+fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au
+Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises; Montaigne, La Fontaine,
+Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute
+<span lang="en">Shakespeare</span>, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue
+à <span lang="en">Byron</span>, son dialogue à Walter Scott.</p>
+
+<p>On renie souvent ces maîtres suprêmes; on se révolte contre eux; on
+compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de
+bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs
+<span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> dépouilles; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout
+tient de leurs couleurs; partout s'impriment leurs traces; ils
+inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général
+des peuples; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages
+fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et
+lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de
+lumière; ils sèment des idées, germes de mille autres; ils fournissent
+des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts: leurs
+&oelig;uvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.</p>
+
+<p>De tels génies occupent le premier rang; leur immensité, leur variété,
+leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord
+pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences,
+comme il y a quatre ou cinq races d'hommes sorties d'une seule souche,
+dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons-nous de garde
+d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres
+puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous
+rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les
+montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonier de l'abîme.
+Respectons ce navigateur diluvien qui recommença la création après
+l'épuisement des cataractes du ciel: pieux enfants, bénis de notre
+père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.</p>
+
+<p><span lang="en">Shakespeare</span>, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie: que
+lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes
+les suppositions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs
+dont l'esprit humain est pénétré ou imbu, <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> que fait à
+<span lang="en">Shakespeare</span> une renommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui?
+Chrétien? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant
+du monde? Déiste? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les
+splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable où il
+a passé? Athée? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil
+qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du
+tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été
+utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné
+de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice,
+laissée par nous sur la terre.</p>
+
+<p class="p2">Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la
+proscription générale. Richardson<a id="footnotetag151" name="footnotetag151"></a><a href="#footnote151" title="Lien vers la note 151"><span class="note">[151]</span></a> dormait oublié; ses
+compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société
+inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding<a id="footnotetag152" name="footnotetag152"></a><a href="#footnote152" title="Lien vers la note 152"><span class="note">[152]</span></a> se
+soutenait; Sterne<a id="footnotetag153" name="footnotetag153"></a><a href="#footnote153" title="Lien vers la note 153"><span class="note">[153]</span></a>, entrepreneur d'originalité, était passé. On
+lisait encore <span class="italic">le Vicaire de Wakefield</span><a id="footnotetag154" name="footnotetag154"></a><a href="#footnote154" title="Lien vers la note 154"><span class="note">[154]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas
+juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit
+que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité: l'ouvrage
+le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli
+de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style,
+et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel,
+c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour
+certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société
+élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère, en abaissant
+l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins
+sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et
+d'un langage inférieur.</p>
+
+<p>De <span class="italic">Clarisse</span> et de <span class="italic">Tom Jones</span> sont sorties les deux principales
+branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à
+tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à
+peinture de la société générale. Après Richardson, les m&oelig;urs de
+l'<span class="italic">ouest</span> de la ville firent une irruption dans le domaine des
+fictions: les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies,
+de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à
+l'Opéra, au Ranelagh, avec un <span class="italic">chit-chat</span>, un caquetage qui ne
+finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie; les
+amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des
+douleurs d'âme à attendrir les lions: <span class="italic">le lion répandit des pleurs!</span>
+un jargon de bonne compagnie fut adopté.</p>
+
+<p>Dans ces milliers de romans qui ont inondé l'Angleterre depuis un
+demi-siècle, deux ont gardé leur <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> place: <span class="italic">Caleb Williams</span> et
+<span class="italic">le Moine</span><a id="footnotetag155" name="footnotetag155"></a><a href="#footnote155" title="Lien vers la note 155"><span class="note">[155]</span></a>. Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres;
+mais je rencontrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des
+Communes, fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un
+Français. Les ouvrages d'Anne Radcliffe<a id="footnotetag156" name="footnotetag156"></a><a href="#footnote156" title="Lien vers la note 156"><span class="note">[156]</span></a> font une espèce à part.
+Ceux de mistress Barbauld<a id="footnotetag157" name="footnotetag157"></a><a href="#footnote157" title="Lien vers la note 157"><span class="note">[157]</span></a>, de miss Edgeworth<a id="footnotetag158" name="footnotetag158"></a><a href="#footnote158" title="Lien vers la note 158"><span class="note">[158]</span></a>, de miss
+Burney<a id="footnotetag159" name="footnotetag159"></a><a href="#footnote159" title="Lien vers la note 159"><span class="note">[159]</span></a>, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. «Il y devroit,
+dit Montaigne, avoir coertion des lois contre les <span class="italic">escrivains</span> ineptes
+et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéans. On
+banniroit des mains de notre peuple et moy et cent autres.
+L'escrivaillerie semble être quelque symptosme d'un siècle desbordé.»</p>
+
+<p>Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers
+voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de
+montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de
+salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span>
+Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de
+lord <span lang="en">Byron</span>.</p>
+
+<p>L'illustre peintre de l'Écosse débuta dans la carrière des lettres,
+lors de mon exil à Londres, par la traduction du <span class="italic">Berlichingen</span> de
+G&oelig;the<a id="footnotetag160" name="footnotetag160"></a><a href="#footnote160" title="Lien vers la note 160"><span class="note">[160]</span></a>. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la
+pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir
+créé un genre faux; il a perverti le roman et l'histoire: le romancier
+s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires
+romanesques. Si, dans Walter Scott, je suis obligé de passer
+quelquefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans
+doute; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est
+de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde<a id="footnotetag161" name="footnotetag161"></a><a href="#footnote161" title="Lien vers la note 161"><span class="note">[161]</span></a>. Il faut de
+plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre
+que pour plaire en passant toute mesure; il est moins facile de régler
+le c&oelig;ur que de le troubler.</p>
+
+<p>Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Walter Scott
+refoula les Anglais jusqu'au moyen âge: tout ce qu'on écrivit,
+fabriqua, bâtit, fut gothique: livres, meubles, maisons, églises,
+châteaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujourd'hui des
+<span class="italic">fashionables</span> de Bond-Street, race frivole qui <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> campe dans
+les manoirs antiques, en attendant l'arrivée des générations nouvelles
+qui s'apprêtent à les en chasser.</p>
+
+<p class="p2">En même temps que le roman passait à l'état <span class="italic">romantique</span>, la poésie
+subissait une transformation semblable. Cowper<a id="footnotetag162" name="footnotetag162"></a><a href="#footnote162" title="Lien vers la note 162"><span class="note">[162]</span></a> abandonna l'école
+française pour faire revivre l'école nationale; Burns<a id="footnotetag163" name="footnotetag163"></a><a href="#footnote163" title="Lien vers la note 163"><span class="note">[163]</span></a>, en Écosse,
+commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des
+ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce
+qu'on appelait <span class="italic">Lake school</span> (nom qui est resté), parce que les
+romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du
+Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.</p>
+
+<p>Thomas Moore<a id="footnotetag164" name="footnotetag164"></a><a href="#footnote164" title="Lien vers la note 164"><span class="note">[164]</span></a>, Campbell<a id="footnotetag165" name="footnotetag165"></a><a href="#footnote165" title="Lien vers la note 165"><span class="note">[165]</span></a>, Rogers<a id="footnotetag166" name="footnotetag166"></a><a href="#footnote166" title="Lien vers la note 166"><span class="note">[166]</span></a>, Crabbe<a id="footnotetag167" name="footnotetag167"></a><a href="#footnote167" title="Lien vers la note 167"><span class="note">[167]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span>
+Wordsworth<a id="footnotetag168" name="footnotetag168"></a><a href="#footnote168" title="Lien vers la note 168"><span class="note">[168]</span></a>, Southey<a id="footnotetag169" name="footnotetag169"></a><a href="#footnote169" title="Lien vers la note 169"><span class="note">[169]</span></a>, Hunt<a id="footnotetag170" name="footnotetag170"></a><a href="#footnote170" title="Lien vers la note 170"><span class="note">[170]</span></a>, Knowles<a id="footnotetag171" name="footnotetag171"></a><a href="#footnote171" title="Lien vers la note 171"><span class="note">[171]</span></a>, lord
+Holland<a id="footnotetag172" name="footnotetag172"></a><a href="#footnote172" title="Lien vers la note 172"><span class="note">[172]</span></a>, Canning<a id="footnotetag173" name="footnotetag173"></a><a href="#footnote173" title="Lien vers la note 173"><span class="note">[173]</span></a>, Croker<a id="footnotetag174" name="footnotetag174"></a><a href="#footnote174" title="Lien vers la note 174"><span class="note">[174]</span></a>, vivent encore pour <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span>
+l'honneur des lettres anglaises; mais il faut être né Anglais pour
+apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait
+particulièrement sentir aux hommes du sol.</p>
+
+
+<p>Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compétent que des
+ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à
+fond un idiome étranger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que
+les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos
+langes; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les
+Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques:
+ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons;
+ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement
+Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à
+Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à
+G&oelig;ttingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce
+qu'on n'y lit pas.</p>
+
+<p>Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un
+étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est
+intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit
+qui n'est pas, pour ainsi dire, <span class="italic">compatriote</span> de ce talent. Nous
+admirons sur parole les Grecs et les Romains; <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> notre
+admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne
+sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous
+se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de
+Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles
+étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les
+beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays: oui, les
+beautés de sentiment et de pensée; non les beautés de style. Le style
+n'est pas, comme la pensée, cosmopolite: il a une terre natale, un
+ciel, un soleil à lui.</p>
+
+<p>Burns, Mason, Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant
+1800 et en 1800<a id="footnotetag175" name="footnotetag175"></a><a href="#footnote175" title="Lien vers la note 175"><span class="note">[175]</span></a>; ils finissaient le siècle; je le commençais.
+<span lang="en">Darwin</span> et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exil<a id="footnotetag176" name="footnotetag176"></a><a href="#footnote176" title="Lien vers la note 176"><span class="note">[176]</span></a>.</p>
+
+<p>Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le <span class="italic">Minstrel</span>, ou le
+<span class="italic">Progrès du génie</span>, est la peinture des premiers effets de la muse sur
+un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté.
+Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une
+tempête; tantôt il quitte les jeux du village pour <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> écouter à
+l'écart, dans le lointain, le son des musettes.</p>
+
+<p>Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées
+mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les <span class="italic">discoverers</span>.
+Beattie se proposait de continuer son poème; en effet, il en a écrit
+le second chant: Edwin entend un soir une voix grave s'élevant du fond
+d'une vallée; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les
+illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y
+recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite
+instruit le jeune <span class="italic">minstrel</span> et lui révèle le secret de son génie.
+L'idée était heureuse; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de
+l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes; la mort de son fils
+brisa son c&oelig;ur paternel: comme Ossian après la perte de son Oscar,
+il suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut-être le fils de
+Beattie était-il ce jeune <span class="italic">minstrel</span> qu'un père avait chanté et dont
+il ne voyait plus les pas sur la montagne.</p>
+
+<p class="p2">On retrouve dans les vers de lord <span lang="en">Byron</span> des imitations frappantes du
+<span class="italic">Minstrel</span>: à l'époque de mon exil en Angleterre, lord <span lang="en">Byron</span> habitait
+l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était
+enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui; il avait été élevé sur
+les bruyères de l'Écosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes
+de la Bretagne, au bord de la mer; il aima d'abord la Bible et Ossian,
+comme je les aimai<a id="footnotetag177" name="footnotetag177"></a><a href="#footnote177" title="Lien vers la note 177"><span class="note">[177]</span></a>; il chanta dans Newstead-Abbey <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> les
+souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de
+Combourg:</p>
+
+<p>«Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire bruyère, et
+gravissais ta cime penchée, ô Morven couronné de neige, pour m'ébahir
+au torrent qui tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la tempête
+qui s'amoncelaient à mes pieds<a id="footnotetag178" name="footnotetag178"></a><a href="#footnote178" title="Lien vers la note 178"><span class="note">[178]</span></a>...»</p>
+
+<p>Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si
+malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir
+quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied
+de l'orme sous lequel, en 1807, lord <span lang="en">Byron</span> écrivait ces vers, au
+moment où je revenais de la Palestine:</p>
+
+<p class="poem" lang="en">Spot of my youth! whose hoary branches sigh,<br>
+ Swept by the breeze that fans thy cloudless sky, etc.</p>
+
+<p>«Lieu de ma jeunesse, où soupirent les branches chenues, effleurées
+par la brise qui rafraîchit ton <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> ciel sans nuage! Lieu où je
+vague aujourd'hui seul, moi qui souvent ai foulé, avec ceux que
+j'aimais, ton gazon mol et vert; quand la destinée glacera ce sein
+qu'une fièvre dévore, quand elle aura calmé les soucis et les
+passions;... ici où il palpita, ici mon c&oelig;ur pourra reposer.
+Puissé-je m'endormir où s'éveillèrent mes espérances,... mêlé à la
+terre où coururent mes pas,... pleuré de ceux qui furent en société
+avec mes jeunes années, oublié du reste du monde!<a id="footnotetag179" name="footnotetag179"></a><a href="#footnote179" title="Lien vers la note 179"><span class="note">[179]</span></a>»</p>
+
+<p>Et moi je dirai: Salut, antique ormeau, au pied duquel <span lang="en">Byron</span> enfant
+s'abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais <span class="italic">René</span> sous
+ton ombre, sous cette même ombre où plus tard le poète vint à son tour
+rêver <span class="italic">Childe-Harold!</span> <span lang="en">Byron</span> demandait au cimetière, témoin des
+premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée: inutile prière que
+n'exaucera point la gloire. Cependant <span lang="en">Byron</span> n'est plus ce qu'il a été;
+je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise: au bout de quelques
+années, dans cette même ville où je trouvais son nom partout, je l'ai
+retrouvé effacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent
+plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de
+qui vous parlez. Lord <span lang="en">Byron</span> est entièrement mort pour eux; ils
+n'entendent plus les hennissements de son cheval: il en est de même à
+Londres, où sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.</p>
+
+<p>Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord <span lang="en">Byron</span> <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> enfant y
+respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit
+vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur
+Arthur Young, traversant Combourg, écrivait:</p>
+
+<p>«Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un aspect sauvage;
+l'agriculture n'y est pas plus avancée que chez les Hurons, ce qui
+paraît incroyable dans un pays enclos; le peuple y est presque aussi
+sauvage que le pays, et la ville de Combourg, une des places les plus
+sales et les plus rudes que l'on puisse voir: des maisons de terre
+sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les passagers, mais
+aucune aisance.&mdash;Cependant il s'y trouve un château, et il est même
+habité. Qui est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette
+habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider au milieu de tant
+d'ordures et de pauvreté? Au-dessous de cet amas hideux de misère est
+un beau lac environné d'enclos bien boisés<a id="footnotetag180" name="footnotetag180"></a><a href="#footnote180" title="Lien vers la note 180"><span class="note">[180]</span></a>.»</p>
+
+<p>Ce M. de Chateaubriand était mon père; la retraite qui paraissait si
+hideuse à l'agronome de mauvaise humeur n'en était pas moins une belle
+et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant
+de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young
+eût-il pu m'apercevoir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos
+moissons?</p>
+
+<p>Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en
+1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840: elles achèveront le
+morceau de lord <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> <span lang="en">Byron</span>; ce morceau se trouvera surtout
+complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant
+à Venise.</p>
+
+<p>Il y aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la
+rencontre des deux chefs de la nouvelle école française et anglaise,
+ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des m&oelig;urs, à peu
+près pareilles: l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous
+deux voyageurs dans l'Orient, assez souvent l'un près de l'autre, et
+ne se voyant jamais: seulement la vie du poète anglais a été mêlée à
+de moins grands événements que la mienne.</p>
+
+<p>Lord <span lang="en">Byron</span> est allé visiter après moi les ruines de la Grèce: dans
+<span class="italic">Childe-Harold</span>, il semble embellir de ses propres couleurs les
+descriptions de l'<span class="italic">Itinéraire</span>. Au commencement de mon pèlerinage, je
+reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château; <span lang="en">Byron</span> dit un
+égal adieu à sa demeure gothique.</p>
+
+<p>Dans <span class="italic">les Martyrs</span>, Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome:
+«Notre navigation fut longue, dit-il,... nous vîmes tous ces
+promontoires marqués par des temples ou des tombeaux... Mes jeunes
+compagnons n'avaient entendu parler que des métamorphoses de Jupiter,
+et ils ne comprirent rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux;
+moi, je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les ruines des
+villes désolées, et Babylone m'enseignait Corinthe<a id="footnotetag181" name="footnotetag181"></a><a href="#footnote181" title="Lien vers la note 181"><span class="note">[181]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le poète anglais est comme le prosateur français, derrière la lettre
+de Sulpicius à Cicéron<a id="footnotetag182" name="footnotetag182"></a><a href="#footnote182" title="Lien vers la note 182"><span class="note">[182]</span></a>;&mdash;une <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> rencontre si parfaite
+m'est singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre
+immortel au rivage où nous avons eu les mêmes souvenirs, et où nous
+avons commémoré les mêmes ruines.</p>
+
+<p>J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord <span lang="en">Byron</span>, dans la
+description de Rome: <span class="italic">les Martyrs</span> et ma <span class="italic">Lettre sur la campagne
+romaine</span> ont l'inappréciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les
+aspirations d'un beau génie.</p>
+
+<p>Les premiers traducteurs, commentateurs et admirateurs de lord <span lang="en">Byron</span>
+se sont bien gardés de faire remarquer que quelques pages de mes
+ouvrages avaient pu rester un moment dans les souvenirs du peintre de
+<span class="italic">Childe-Harold</span>; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie.
+Maintenant que l'enthousiasme s'est un peu calmé, on me refuse moins
+cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le dernier volume de ses
+<span class="italic">Chansons</span>, a dit: «Dans un des couplets qui précèdent celui-ci, je
+parle des <span class="italic">lyres</span> que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne
+crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle école poétique,
+qui, née sous les ailes de l'aigle, s'est, avec raison, glorifiée
+souvent d'une telle origine. L'influence de l'auteur du <span class="italic">Génie du
+christianisme</span> s'est fait ressentir également à l'étranger, et il y
+aurait peut-être justice à reconnaître que le chantre de
+<span class="italic">Childe-Harold</span> est de la famille de René.»</p>
+
+<p>Dans un excellent article sur lord <span lang="en">Byron</span>, M. Villemain<a id="footnotetag183" name="footnotetag183"></a><a href="#footnote183" title="Lien vers la note 183"><span class="note">[183]</span></a> a
+renouvelé la remarque de M. de Béranger: <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> Quelques pages
+incomparables de <span class="italic">René</span>, dit-il, avaient, il est vrai, épuisé ce
+caractère poétique. Je ne sais si <span lang="en">Byron</span> les imitait ou les renouvelait
+de génie.»</p>
+
+<p>Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagination et de destinée
+entre le chroniqueur de <span class="italic">René</span> et le chantre de <span class="italic">Childe-Harold</span> n'ôte
+pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de
+la <span class="italic">Dee</span>, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans
+luth? Lord <span lang="en">Byron</span> vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en
+ait exprimé, comme moi et comme G&oelig;the avant nous, la passion et le
+malheur; soit que mes périples et le falot de ma barque gauloise aient
+montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.</p>
+
+<p>D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir
+des conceptions pareilles sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir
+marché servilement dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des
+idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en
+enrichir la sienne: cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous
+les temps. Je reconnais tout d'abord que, dans ma première jeunesse,
+<span class="italic">Ossian</span>, <span class="italic">Werther</span>, <span class="italic">les Rêveries du promeneur solitaire</span>, <span class="italic">les
+Études de la nature</span>, ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai
+rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où
+je me délectais.</p>
+
+<p>S'il était vrai que <span class="italic">René</span> entrât pour quelque chose dans le fond du
+personnage unique mis en scène <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> sous des noms divers dans
+<span class="italic">Childe-Harold</span>, <span class="italic">Conrad</span>, <span class="italic">Lara</span>, <span class="italic">Manfred</span>, le <span class="italic">Giaour</span>; si, par
+hasard, lord <span lang="en">Byron</span> m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la
+faiblesse de ne jamais me nommer? J'étais donc un de ces pères qu'on
+renie quand on est arrivé au pouvoir? Lord <span lang="en">Byron</span> peut-il m'avoir
+complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français
+ses contemporains? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les
+journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans
+auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le
+<span class="italic">New-Times</span> a fait un parallèle de l'auteur du <span class="italic">Génie du
+christianisme</span> et de l'auteur de <span class="italic">Childe-Harold</span>?</p>
+
+<p>Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses
+susceptibilités, ses défiances: on veut garder le sceptre, on craint
+de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi, un autre talent
+supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la <span class="italic">Littérature</span><a id="footnotetag184" name="footnotetag184"></a><a href="#footnote184" title="Lien vers la note 184"><span class="note">[184]</span></a>.
+Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à
+l'empire; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté
+est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose
+ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai
+admiré; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de
+Staël et pour lord <span lang="en">Byron</span>. Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de
+l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> culte;
+on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les
+bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui
+nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte
+ou d'envie.</p>
+
+<p>Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces <span class="italic">Mémoires</span> au plus
+grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une
+chose: le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse.</p>
+
+<p>Lord <span lang="en">Byron</span> a ouvert une déplorable école: je présume qu'il a été aussi
+désolé des Childe-Harold auxquels il a donné naissance, que je le suis
+des René qui rêvent autour de moi.</p>
+
+<p>La vie de lord <span lang="en">Byron</span> est l'objet de beaucoup d'investigations et de
+calomnies: les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques;
+les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec
+frayeur, par ce <span class="italic">monstre</span>, à consoler ce Satan solitaire et
+malheureux. Qui sait? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il
+cherchait, une femme assez belle, un c&oelig;ur aussi vaste que le sien.
+<span lang="en">Byron</span>, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent
+séducteur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce
+humaine; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères
+de la matière et de l'intelligence, qui ne trouve point de mot à
+l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une affreuse ironie
+sans cause, comme un sourire pervers du mal; c'est le fils du
+désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une
+incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout
+ce qui l'approche; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge
+<span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté
+et maudit de Dieu; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature,
+est le damné du néant.</p>
+
+<p>Tel est le <span lang="en">Byron</span> des imaginations échauffées: ce n'est point, ce me
+semble, celui de la vérité.</p>
+
+<p>Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis
+dans lord <span lang="en">Byron</span>: l'homme de la <span class="italic">nature</span> et l'homme du <span class="italic">système</span>. Le
+poète, s'apercevant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a
+accepté et s'est mis à maudire le monde qu'il n'avait pris d'abord
+qu'en rêverie: cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de
+ses ouvrages.</p>
+
+<p>Quant à son <span class="italic">génie</span>, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est
+assez réservé; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une
+plainte, une imprécation; en cette qualité, elle est admirable: il ne
+faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.</p>
+
+<p>Quant à son <span class="italic">esprit</span>, il est sarcastique et varié, mais d'une nature
+qui agite et d'une influence funeste: l'écrivain avait bien lu
+Voltaire, et il l'imite.</p>
+
+<p>Lord <span lang="en">Byron</span>, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher
+à sa naissance; l'accident même qui le rendait malheureux et qui
+rattachait ses supériorités à l'infirmité humaine n'aurait pas dû le
+tourmenter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre
+immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zénon: «La
+voix est la fleur de la beauté.»</p>
+
+<p>Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées
+fuient aujourd'hui. Au bout de quelques <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> années, que dis-je?
+de quelques mois, l'engouement disparaît; le dénigrement lui succède.
+On voit déjà pâlir la gloire de lord <span lang="en">Byron</span>; son génie est mieux
+compris de nous; il aura plus longtemps des autels en France qu'en
+Angleterre. Comme Childe-Harold excelle principalement à peindre les
+sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les
+sentiments communs à tous, finiront par méconnaître le poète dont le
+cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde: s'ils
+brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur
+restera-t-il?</p>
+
+<p class="p2">Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes
+sentiments sur lord <span lang="en">Byron</span>, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la
+terre: il est mort en 1824, à l'heure où les désenchantements et les
+dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie; il
+m'a précédé dans la mort; il a été appelé avant son tour; mon numéro
+primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier.
+Childe-Harold aurait dû rester: le monde me pouvait perdre sans
+s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma
+route, madame Guiccioli<a id="footnotetag185" name="footnotetag185"></a><a href="#footnote185" title="Lien vers la note 185"><span class="note">[185]</span></a> à Rome, <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> lady <span lang="en">Byron</span><a id="footnotetag186" name="footnotetag186"></a><a href="#footnote186" title="Lien vers la note 186"><span class="note">[186]</span></a> à
+Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues: la première
+avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.</p>
+
+<p class="p2">Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque où
+l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque
+chose de l'Angleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses
+sites, de ses châteaux, de ses m&oelig;urs privées et politiques.</p>
+
+<p>Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues,
+depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu'à Greenwich et
+au-dessous.</p>
+
+<p>Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre industrielle et commerçante
+avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses
+brasseries, ses manufactures, ses fonderies, ses navires; ceux-ci, à
+chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions: les plus petits
+d'abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de
+leurs voiles les colonnes de l'hôpital des vieux marins et les
+fenêtres de la taverne où festoient les étrangers.</p>
+
+<p>Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec
+ses prairies, ses troupeaux, ses maisons <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> de campagne, ses
+parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baigne deux fois
+le jour les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deux points
+opposés, Richmond et Greenwich, Londres confond toutes les choses de
+cette double Angleterre: à l'ouest l'aristocratie, à l'est la
+démocratie, la Tour de Londres et Westminster, bornes entre lesquelles
+l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.</p>
+
+<p>Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de
+Lamoignon, m'occupant du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. Je faisais des
+nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de
+Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmond-lès-Londres fût le
+Richmond du traité <span class="italic">Honor Richemundiæ</span>, car alors je me serais
+retrouvé dans ma patrie, et voici comment: Guillaume le Bâtard fit
+présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent
+quarante-deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis
+le comté de Richmond<a id="footnotetag187" name="footnotetag187"></a><a href="#footnote187" title="Lien vers la note 187"><span class="note">[187]</span></a>: les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain,
+inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles
+de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher.
+Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire
+le comté de Richmond érigé en duché sous Charles <abbr title="2">II</abbr> pour un bâtard: le
+Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Édouard <abbr title="3">III</abbr>.</p>
+
+<p>Là expira, en 1377, Édouard <abbr title="3">III</abbr>, ce fameux roi volé par sa maîtresse
+Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des
+premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy: n'aimez qu'à l'âge où
+vous <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> pouvez être aimé. Henri <abbr title="8">VIII</abbr> et Élisabeth moururent
+aussi à Richmond: où ne meurt-on pas? Henri <abbr title="8">VIII</abbr> se plaisait à cette
+résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet
+abominable homme; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et
+la servitude du Parlement; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au
+chef de la Réformation, ils se condamneraient en le condamnant:</p>
+
+<p class="poem">Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme<a id="footnotetag188" name="footnotetag188"></a><a href="#footnote188" title="Lien vers la note 188"><span class="note">[188]</span></a>.</p>
+
+<p>On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait
+d'observatoire à Henri <abbr title="8">VIII</abbr> pour épier la nouvelle du supplice d'Anne
+Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de
+Londres. Quelle volupté! le fer avait tranché le col délicat,
+ensanglanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses
+fatales caresses.</p>
+
+<p>Dans le parc abandonné de Richmond, je n'attendais aucun signal
+homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui
+m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles:
+accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils
+étaient fatigués; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce
+jeu, dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew<a id="footnotetag189" name="footnotetag189"></a><a href="#footnote189" title="Lien vers la note 189"><span class="note">[189]</span></a> les
+kanguroos, ridicules <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> bêtes, tout juste l'inverse de la
+girafe: ces innocents quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux
+l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne
+peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bordait le gazon d'un
+cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules
+pleureurs: un couple nouvellement marié était venu passer la lune de
+miel dans ce paradis.</p>
+
+<p>Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de
+Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche: «Quel
+sempiternel tonnerre de brouillard! s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à
+portée de la voix. Comment diable pouvez-vous rester là? j'ai fait ma
+liste: Stowe, Bleinheim, Hampton-Court, Oxford; avec votre façon
+songearde, vous seriez chez John Bull <span class="italic">in vitam æternam</span>, que vous ne
+verriez rien.»</p>
+
+<p>Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche,
+Peltier m'énuméra ses espérances; il en avait des relais; une crevée
+sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe
+de çà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus
+robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet:
+Napoléon eut la simplicité de boxer avec lui. Peltier avait pour
+second James Mackintosh; condamné devant les tribunaux, il fit une
+nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) en vendant les pièces de
+son procès<a id="footnotetag190" name="footnotetag190"></a><a href="#footnote190" title="Lien vers la note 190"><span class="note">[190]</span></a>.</p>
+
+<p>Bleinheim me fut désagréable: je souffrais d'autant plus d'un ancien
+revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent
+affront; un bateau <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> en amont de la Tamise m'aperçut sur la
+rive; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras; on
+venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir: ces succès
+de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France,
+m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans
+Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le châle de lady
+Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes.
+L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse
+misérablement à Calais, ayant perdu beauté, jeunesse et fortune. Et
+moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les
+palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du
+sang de mes compatriotes.</p>
+
+<p>Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques: j'aime mieux ses
+ombrages. Le <span class="italic">cicerone</span> du lieu nous montra, dans une ravine noire, la
+copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante
+vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école italienne
+s'attristaient au fond de quelques chambres inhabitées, dont les
+volets étaient fermés: pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des
+vieux Bretons, loin du ciel de la Farnésine!</p>
+
+<p>Hampton-Court conservait la collection des portraits des maîtresses de
+Charles <abbr title="2">II</abbr>: voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant
+d'une révolution qui fit tomber la tête de son père et qui devait
+chasser sa race.</p>
+
+<p>Nous vîmes, à Slough, Herschell<a id="footnotetag191" name="footnotetag191"></a><a href="#footnote191" title="Lien vers la note 191"><span class="note">[191]</span></a> avec sa savante <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> s&oelig;ur
+et son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles
+planètes: cela faisait rire Peltier qui s'en tenait aux sept vieilles.</p>
+
+<p>Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette
+république d'Alfred le Grand; elle représentait les libertés
+privilégiées et les m&oelig;urs des institutions lettrées du moyen âge.
+Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les
+tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un
+plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie
+du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce
+prince.</p>
+
+<p>Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mémoire les modestes
+collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit l'élégie de
+Gray sur le <span class="italic">Cimetière de campagne</span>:</p>
+
+<p class="poem" lang="en">The curfew tolls the knell of parting day.</p>
+
+<p>Imitation de ce vers de Dante:</p>
+
+<p class="poem" lang="it"><span class="add9em">Squilla di lontano</span><br>
+ Che paja 'l giorno pianger che si muore<a id="footnotetag192" name="footnotetag192"></a><a href="#footnote192" title="Lien vers la note 192"><span class="note">[192]</span></a>.</p>
+
+<p>Peltier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal,
+ma traduction<a id="footnotetag193" name="footnotetag193"></a><a href="#footnote193" title="Lien vers la note 193"><span class="note">[193]</span></a>. À la vue d'Oxford, <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> je me souvins de
+l'ode du même poète sur <span class="italic">une vue lointaine du collège d'Eton</span>:</p>
+
+<p>«Heureuses collines, charmants bocages, champs aimés en vain, où jadis
+mon enfance insouciante errait étrangère à la peine! je sens les
+brises qui viennent de vous: elles semblent caresser mon âme abattue,
+et, parfumées de joie et de jeunesse me souffler un second printemps.</p>
+
+<p>«Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération volage l'emporte
+aujourd'hui à précipiter la course du cerceau roulant, ou à lancer la
+balle fugitive. Hélas! sans souci de leur destinée, folâtrent les
+petites victimes! Elles n'ont ni prévision des maux à venir, ni soin
+d'outre-journée.»</p>
+
+<p>Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets exprimés ici avec toute
+la douceur de la muse? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des
+études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre
+la vie? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des
+ruines vues au flambeau.</p>
+
+<p class="p2 center">VIE PRIVÉE DES ANGLAIS.</p>
+
+<p>Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient,
+à la fin du dernier siècle, leurs m&oelig;urs et leur caractère national.
+Il n'y avait encore qu'un peuple, au nom duquel s'exerçait la
+souveraineté par un gouvernement aristocratique; on ne connaissait que
+deux grandes classes amies et liées <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> d'un commun intérêt, les
+patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en
+France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas: rien ne
+s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de
+leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions
+manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes
+trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des
+hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc,
+chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au
+bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre; toutes tenant les
+yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait.
+«L'Angleterre, dit <span lang="en">Shakespeare</span>, est un nid de cygnes au milieu des
+eaux.» Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en
+1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis
+<abbr title="16">XVI</abbr>, me disait: «Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi
+était vêtu d'une redingote quand on lui coupa la tête?»</p>
+
+<p>Les <span class="italic">gentlemen-farmers</span> n'avaient point encore vendu leur patrimoine
+pour habiter Londres; ils formaient encore dans la chambre des
+Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition
+au ministère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de
+propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne,
+mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient <span class="italic">vivat</span> au <span class="italic">roastbeef</span>, se
+plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la
+guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient
+ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient
+assurés que la gloire de la Grande-Bretagne <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> ne périrait
+point tant qu'on chanterait <span class="italic" lang="en">God save the King</span>, que les
+bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse
+resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les
+lièvres et les perdrix sous le nom de <span class="italic">lions</span> et d'<span class="italic">autruches</span>.</p>
+
+<p>Le clergé anglican était savant, hospitalier et généreux; il avait
+reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne.
+L'université d'Oxford fit imprimer à ses frais et distribuer gratis
+aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots:
+<span class="italic">À l'usage du clergé catholique exilé pour la religion</span>. Quant à la
+haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les
+dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de
+Galles<a id="footnotetag194" name="footnotetag194"></a><a href="#footnote194" title="Lien vers la note 194"><span class="note">[194]</span></a>, passaient des <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> ladies assises de côté dans des
+chaises à porteurs; leurs grands paniers sortaient par la porte de la
+chaise comme des devants d'autel. Elles ressemblaient elles-mêmes, sur
+ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces
+belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de
+Lauzun avaient adoré les mères; ces filles sont, en 1822, les mères et
+grand'mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en
+robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de
+fleurs.</p>
+
+<p class="p2 center">M&OElig;URS POLITIQUES.</p>
+
+<p>L'Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l'apogée de
+sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j'ai entendu
+parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les
+Grenville, les Whitebread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique
+ambassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne saurais dire à quel
+point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais
+admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à
+la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres.
+Les idées <span class="italic">générales</span> ont pénétré dans cette société <span class="italic">particulière</span>.
+Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent
+quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus
+grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine depuis le
+patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d'un
+comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera
+le temps dont je déplore ici la perte.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la
+Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait.
+Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne
+déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des
+larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa
+réplique par ces paroles: «Le très honorable gentleman, dans le
+discours qu'il a fait, m'a traité à chaque phrase avec une dureté peu
+commune; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions.
+Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part,
+je ne serai pas épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes sentiments
+dans cette Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde entier que
+la Constitution est en péril. C'est certainement une chose indiscrète
+en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie,
+que de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis des raisons de
+m'abandonner. Cependant, si cela doit arriver pour mon adhérence à la
+Constitution britannique, je risquerai tout, et comme le devoir public
+et la prudence publique me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je
+m'écrierai: Fuyez la Constitution française!&mdash;<span class="italic" lang="en">Fly from the French
+Constitution</span>.»</p>
+
+<p>M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de <span class="italic">perdre des amis</span>, M.
+Burke s'écria:</p>
+
+<p>«Oui, il s'agit de perdre des amis! Je connais le résultat de ma
+conduite; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié est
+finie: <span class="italic" lang="en">I have done my duty at the price of my friend; our friendship
+is at an end</span>. J'avertis les très honorables gentlemen, qui <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span>
+sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doivent à
+l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère politique comme
+deux grands météores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux
+frères), je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir la
+Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre en garde contre les
+innovations et se sauver du danger de ces nouvelles théories.&mdash;<span class="italic" lang="en">From
+the danger of these new theories</span>.» Mémorable époque du monde!</p>
+
+<p>M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, accablé de la mort de
+son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des
+pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, <span class="italic">his
+nursery</span>. Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui
+croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauter les
+insouciants petits exilés, il me disait: «Nos petits garçons ne
+feraient pas cela: <span class="italic">our boys could not do that</span>,» et ses yeux se
+mouillaient de larmes: il pensait à son fils parti pour un plus long
+exil.</p>
+
+<p>Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi
+l'influence des <span class="italic">nouvelles théories</span>. Il faut avoir vu la gravité des
+débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces
+orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution
+prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La
+liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à
+Westminster sous l'influence de la liberté anarchique, qui parlait à
+la tribune encore sanglante de la Convention.</p>
+
+<p>M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole
+était froide, son intonation monotone, son geste insensible;
+toutefois, la lucidité et la fluidité <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> de ses pensées, la
+logique de ses raisonnements, subitement illuminés d'éclairs
+d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.</p>
+
+<p>J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le
+parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George
+<abbr title="3">III</abbr> arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot
+d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines
+cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient
+quelques gardes à cheval; c'était là le maître des rois de l'Europe,
+comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M.
+Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le
+bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne
+trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés dés&oelig;uvrés:
+laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au
+vent, la figure pâle.</p>
+
+<p>Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures
+réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait
+rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un
+valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans
+passions, avide seulement de pouvoir, il méprisait les honneurs, et ne
+voulait être que <span class="italic">William Pitt</span>.</p>
+
+<p>Lord Liverpol, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa
+campagne: en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite
+maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'État qui
+avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous
+les milliards de la terre.</p>
+
+<p>George <abbr title="3">III</abbr> survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> raison
+et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres
+lisaient aux chambres silencieuses et attendries le bulletin de la
+santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor: j'obtins pour
+quelques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de
+manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle,
+parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses
+mains les murs des salles. Il s'assit devant un piano dont il
+connaissait la place, et joua quelques morceaux d'une sonate de
+Hændel: c'était une belle fin de la <span class="italic">vieille Angleterre. Old England!</span></p>
+
+<p class="p2">Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande
+révolution s'était opérée. Bonaparte, devenu premier consul,
+rétablissait l'ordre par le despotisme; beaucoup d'exilés rentraient;
+la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les
+débris de sa fortune: la fidélité périssait par la tête, tandis que
+son c&oelig;ur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes
+de province à demi nus. Madame Lindsay était partie; elle écrivait à
+MM. de Lamoignon de revenir; elle invitait aussi madame d'Aguesseau,
+s&oelig;ur de MM. de Lamoignon<a id="footnotetag195" name="footnotetag195"></a><a href="#footnote195" title="Lien vers la note 195"><span class="note">[195]</span></a>, à passer le détroit. Fontanes
+m'appelait, pour achever à Paris l'impression <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> du <span class="italic">Génie du
+christianisme</span>. Tout en me souvenant de mon pays, je ne me sentais
+aucun désir de le revoir; des dieux plus puissants que les Lares
+paternels me retenaient; je n'avais plus en France de biens et
+d'asile; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une
+mamelle sans lait: je n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma
+s&oelig;ur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de
+Caud, et ne portait plus mon nom; ma jeune <span class="italic">veuve</span> ne me connaissait
+que par une union de quelques mois, par le malheur et par une absence
+de huit années.</p>
+
+<p>Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir; mais
+je voyais ma petite société se dissoudre; madame d'Aguesseau me
+proposait de me mener à Paris: je me laissai aller. Le ministre de
+Prusse me procura un passe-port, sous le nom de La Sagne, habitant de
+Neuchâtel. MM. Dulau interrompirent le tirage du <span class="italic">Génie du
+christianisme</span>, et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai
+des <span class="italic">Natchez</span> les esquisses d'<span class="italic">Atala</span> et de <span class="italic">René</span>; j'enfermai le
+reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes
+hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame
+d'Aguesseau: madame Lindsay nous attendait à Calais.</p>
+
+<p>Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800; mon c&oelig;ur était autrement
+occupé qu'il ne l'est à l'époque où j'écris ceci, en 1822. Je ne
+ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes; aujourd'hui
+ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de grandeurs
+et de cours, si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés
+dans ma présente existence! Passez, hommes, passez; viendra mon tour.
+Je <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours; si les
+souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sérénités printanières,
+maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de <span class="italic">René</span> va se
+développer, et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon
+récit! Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses
+révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan; de cet Empire et de
+l'homme gigantesque que j'ai vu tomber; de cette Restauration à
+laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais
+que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage
+funèbre?</p>
+
+<p>Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout
+de ma première carrière, s'ouvre devant moi <span class="italic">la carrière de
+l'écrivain</span>; d'homme privé, je vais devenir homme public; je sors de
+l'asile virginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le
+carrefour souillé et bruyant du monde; le grand jour va éclairer ma
+vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette
+un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures
+immémorées; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle;
+je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des
+s&oelig;urs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et
+que je ne reverrai plus.</p>
+
+<p>Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai
+dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger: caché doublement dans
+l'obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j'abordai la France
+avec le siècle<a id="footnotetag196" name="footnotetag196"></a><a href="#footnote196" title="Lien vers la note 196"><span class="note">[196]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> DEUXIÈME PARTIE<br>
+CARRIÈRE LITTÉRAIRE<br>
+1800-1814</h1>
+
+<h1>LIVRE PREMIER<a id="footnotetag197" name="footnotetag197"></a><a href="#footnote197" title="Lien vers la note 197"><span class="note">[197]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Séjour à Dieppe.&mdash;Deux sociétés.&mdash;Où en sont mes
+ Mémoires.&mdash;Année 1800.&mdash;Vue de la France.&mdash;J'arrive à
+ Paris.&mdash;Changement de la société.&mdash;Année de ma vie 1801.&mdash;Le
+ <span class="italic">Mercure.</span>&mdash;<span class="italic">Atala.</span>&mdash;Année de ma vie 1801.&mdash;M<sup>me</sup> de
+ Beaumont, sa société.&mdash;Année de ma vie 1801.&mdash;Été à
+ Savigny.&mdash;Année de ma vie 1802.&mdash;Talma.&mdash;Années de ma vie
+ 1802 et 1803.&mdash;<span class="italic">Génie du christianisme.</span>&mdash;Chute
+ annoncée.&mdash;Cause du succès final.&mdash;<span class="italic">Génie du christianisme</span>;
+ suite.&mdash;Défauts de l'ouvrage.</p>
+
+<p>Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces
+<span class="italic">Mémoires</span>; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments
+qu'ils m'inspiraient et retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire
+de mes pensées et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie.</p>
+
+<p>Vous voyez où j'habite maintenant. En me promenant ce matin sur les
+falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui
+communique à ces <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> falaises au moyen d'un pont jeté sur un
+fossé: madame de Longueville avait échappé par là à la reine Anne
+d'Autriche; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam,
+elle se rendit à Stenay, auprès du maréchal de Turenne. Les lauriers
+du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne
+traitait pas trop bien le coupable.</p>
+
+<p>Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du
+trône de Versailles et de la municipalité de Paris, se prit de passion
+pour l'auteur des <span class="italic">Maximes</span><a id="footnotetag198" name="footnotetag198"></a><a href="#footnote198" title="Lien vers la note 198"><span class="note">[198]</span></a>, et lui fut fidèle autant qu'elle le
+pouvait. Celui-ci vit moins de ses <span class="italic">pensées</span> que de l'amitié de madame
+de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de
+l'amour de madame de Longueville: voilà ce que c'est que les
+attachements illustres.</p>
+
+<p>La princesse de Condé, près d'expirer, dit à madame de Brienne: «Ma
+chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l'état où
+vous me voyez, et qu'elle apprenne à mourir.» Belles paroles; mais la
+princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri <abbr title="4">IV</abbr>,
+qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le
+Béarnais, <span class="italic">s'échapper la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente
+ou quarante lieues à cheval</span>; elle était alors une <span class="italic">pauvre misérable</span>
+de dix-sept ans.</p>
+
+<p>Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de
+Paris; il monte rapidement au sortir de Dieppe. À droite, sur la ligne
+ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière; le long de ce
+mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers, <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> marchant
+parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre,
+chantaient ensemble à demi-voix. J'ai prêté l'oreille; ils en étaient
+à ce couplet du <span class="italic">Vieux caporal</span>, beau mensonge poétique, qui nous a
+conduits où nous sommes:</p>
+
+<p class="poem">Qui là-bas sanglote et regarde?<br>
+ Eh! c'est la veuve du tambour, etc., etc.</p>
+
+<p>Ces hommes prononçaient le refrain: <span class="italic">Conscrits au pas; ne pleurez
+pas... Marchez au pas, au pas,</span> d'un ton si mâle et si pathétique que
+les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en
+dévidant leur chanvre, ils avaient l'air de filer le dernier moment du
+vieux caporal: je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire
+particulière à Béranger, solitairement révélée par deux matelots qui
+chantaient à la vue de la mer la mort d'un soldat.</p>
+
+<p>La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une
+célébrité plébéienne: j'ai comparé en pensée les hommes aux deux
+extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques
+j'aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le
+passé, laquelle de ces deux renommées attirera le plus les regards de
+la postérité?</p>
+
+<p>Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne
+contre-pesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle
+différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de
+Henri <abbr title="4">IV</abbr> jusqu'à celle de Mazarin! Qu'est-ce que les troubles de 1648
+comparés à cette Révolution, laquelle a dévoré l'ancien monde, dont
+elle mourra peut-être, en <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> ne laissant après elle ni vieille,
+ni nouvelle société? N'avais-je pas à peindre dans mes <span class="italic">Mémoires</span> des
+tableaux d'une importance incomparablement au-dessus des scènes
+racontées par le duc de La Rochefoucauld? À Dieppe même, qu'est-ce que
+la nonchalante et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès
+de madame la duchesse de Berry? Les coups de canon qui annonçaient à
+la mer la présence de la veuve royale n'éclatent plus; la flatterie de
+poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des
+flots<a id="footnotetag199" name="footnotetag199"></a><a href="#footnote199" title="Lien vers la note 199"><span class="note">[199]</span></a>.</p>
+
+<p>Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont
+retirées; les deux matelots de la chanson du poète plébéien
+s'abîmeront; Dieppe est vide de moi-même: c'était un autre <span class="italic">moi</span>, un
+<span class="italic">moi</span> de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce
+<span class="italic">moi</span> a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez
+vu, sous-lieutenant au régiment de Navarre, exercer des recrues sur
+les galets; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte; vous m'y
+rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juillet m'y
+surprendront. M'y voici encore; j'y reprends la plume pour continuer
+mes confessions.</p>
+
+<p>Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'&oelig;il sur
+l'état de mes <span class="italic">Mémoires</span>.</p>
+
+<p class="p2">Il m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur
+une grande échelle: j'ai, en premier lieu, élevé les pavillons des
+extrémités, puis, déplaçant <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> et replaçant çà et là mes
+échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions
+intermédiaires; on employait plusieurs siècles à l'achèvement des
+cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera
+fini par mes diverses années; l'architecte, toujours le même, aura
+seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver
+intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle
+usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu:
+«Servez de tabernacle à mon âme.» et il disait aux hommes: «Quand vous
+m'aurez connu dans ce livre, priez pour moi.»</p>
+
+<p>Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes
+<span class="italic">Mémoires</span> et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque
+ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de
+feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir,
+quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de
+l'Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie?
+Ne suis-je pas moi-même quasi mort? Mes opinions ne sont-elles pas
+changées? Vois-je les objets du même point de vue? Ces événements
+personnels dont j'étais si troublé, les événements généraux et
+prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué
+l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes propres yeux? Quiconque
+prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures; il ne retrouve plus
+le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille
+dans mes pensées, il y a des noms et jusqu'à des personnages qui
+échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait
+palpiter mon c&oelig;ur: vanité <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> de l'homme oubliant et oublié!
+Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours: «Renaissez!» pour
+qu'ils renaissent; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec
+le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.</p>
+
+<p class="poem">Aucuns venants des Lares patries. (<span class="smcap">Rabelais</span>.)</p>
+
+<p>Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le
+monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde
+européen. À mesure que le <span class="italic">packet-boat</span> de Douvres approchait de
+Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage.
+J'étais frappé de l'air pauvre du pays: à peine quelques mâts se
+montraient dans le port; une population en carmagnole et en bonnet de
+coton s'avançait au-devant de nous le long de la jetée: les vainqueurs
+du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous
+accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le
+pont, visitèrent nos bagages et nos passe-ports: en France, un homme
+est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos
+affaires, comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou
+une baïonnette.</p>
+
+<p>Madame Lindsay nous attendait à l'auberge: le lendemain nous partîmes
+avec elle pour Paris, madame d'Aguesseau, une jeune personne sa
+parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes;
+des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou
+entourée d'un mouchoir, <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> labouraient les champs: on les eût
+prises pour des esclaves. J'aurais dû plutôt être frappé de
+l'indépendance et de la virilité de cette terre où les femmes
+maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On
+eût dit que le feu avait passé dans les villages; ils étaient
+misérables et à moitié démolis: partout de la boue ou de la poussière,
+du fumier et des décombres.</p>
+
+<p>À droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus; de
+leurs futaies rasées, il ne restait que quelques troncs équarris, sur
+lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés,
+des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des
+clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tête
+et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées
+ces inscriptions républicaines déjà vieillies: <span class="smcap">Liberté, Égalité,
+Fraternité, ou la Mort</span>. Quelquefois on avait essayé d'effacer le mot
+<span class="smcap">Mort</span>, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche
+de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre,
+recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la
+barbarie et de la destruction du moyen âge.</p>
+
+<p>En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux
+n'avaient point été abattus; je fus frappé de ces belles avenues
+itinéraires, inconnues au sol anglais. La France m'était aussi
+nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amérique.
+Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées; la pluie
+pénétrait dans ses nefs verdies, et il n'avait plus de tombeaux: j'y
+ai vu, depuis, <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> les os de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, les Cosaques, le
+cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>.</p>
+
+<p>Auguste de Lamoignon vint au-devant de madame Lindsay: son élégant
+équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences
+sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes, que
+j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux
+Ternes. On me mit à terre sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à
+travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre
+heures chez elle; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui
+lui servait à arranger des affaires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de
+Fontanes de mon arrivée; au bout de quarante-huit heures, il me vint
+chercher au fond d'une petite chambre que madame Lindsay m'avait louée
+dans une auberge, presque à sa porte.</p>
+
+<p>C'était un dimanche: vers trois heures de l'après-midi, nous entrâmes
+à pied dans Paris par la barrière de l'Étoile. Nous n'avons pas une
+idée aujourd'hui de l'impression que les excès de la Révolution
+avaient faite sur les esprits en Europe, et principalement parmi les
+hommes absents de la France pendant la Terreur; il me semblait, à la
+lettre, que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est
+vrai, des commencements de la Révolution; mais les grands crimes
+n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits
+subséquents, tels qu'on les racontait au milieu de la société paisible
+et régulière de l'Angleterre.</p>
+
+<p>M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami
+Fontanes, j'ouïs, à mon <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> grand étonnement, en entrant dans
+les Champs-Élysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de
+tambour. J'aperçus des <span class="italic">bastringues</span> où dansaient des hommes et des
+femmes; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans
+l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la
+place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, elle était nue; elle avait le délabrement, l'air
+mélancolique et abandonné d'un vieil amphithéâtre; on y passait vite;
+j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes; je craignais de
+mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace; mes yeux
+ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel où s'était élevé
+l'instrument de mort; je croyais voir en chemise, liés auprès de la
+machine sanglante, mon frère et ma belle-s&oelig;ur: là était tombée la
+tête de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Malgré les joies de la rue, les tours des églises
+étaient muettes; il me semblait être rentré le jour de l'immense
+douleur, le jour du vendredi saint.</p>
+
+<p>M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré, aux environs de
+Saint-Roch<a id="footnotetag200" name="footnotetag200"></a><a href="#footnote200" title="Lien vers la note 200"><span class="note">[200]</span></a>. Il me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me
+conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, où je trouvai un abri
+provisoire: je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu
+parler.</p>
+
+<p>Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de La Sagne, déposer
+mon passe-port étranger et recevoir en échange, pour rester à Paris,
+une permission <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout
+de quelques jours, je louai un entre-sol rue de Lille, du côté de la
+rue des Saints-Pères.</p>
+
+<p>J'avais apporté le <span class="italic">Génie du christianisme</span> et les premières feuilles
+de cet ouvrage, imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret<a id="footnotetag201" name="footnotetag201"></a><a href="#footnote201" title="Lien vers la note 201"><span class="note">[201]</span></a>,
+digne homme, qui consentit à se charger de recommencer l'impression
+interrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une
+âme ne connaissait mon <span class="italic">Essai sur les révolutions</span>, malgré ce que m'en
+avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de
+Sales, qui venait de publier son <span class="italic">Mémoire en faveur de Dieu</span>, et je me
+rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de
+Grenelle-Saint-Germain, près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait
+encore sur la loge de son concierge: <span class="italic">Ici on s'honore du titre de
+citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s'il vous plaît</span>. Je montai:
+M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur
+de tout ce qu'il était et avait été. Je me retirai humblement, et
+n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées.</p>
+
+<p>Je nourrissais toujours au fond du c&oelig;ur les regrets et les
+souvenirs de l'Angleterre; j'avais vécu si longtemps dans ce pays que
+j'en avais pris les habitudes: je ne pouvais me faire à la saleté de
+nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à
+notre bruit, à notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage:
+j'étais Anglais de manières, de goût et, jusqu'à un certain point, de
+pensées; car si, comme on le prétend, lord <span lang="en">Byron</span> s'est inspiré
+quelquefois <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> de <span class="italic">René</span> dans son <span class="italic">Childe-Harold</span>, il est vrai
+de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne,
+précédées d'un voyage en Amérique, qu'une longue habitude de parler,
+d'écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé
+sur le tour et l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la
+sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide
+des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé,
+cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de
+tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société
+française incomparable et qui rachète nos défauts: après quelques mois
+d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre
+qu'à Paris.</p>
+
+<p class="p2">Je m'enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au
+travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés
+des reconnaissances. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été
+comblé; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent; on ne
+voyait plus circuler des troupes de prostituées, compagnes virginales
+de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier
+et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on
+rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, <span class="italic">ombres chinoises,
+vues d'optique, cabinets de physique, bêtes étranges</span>; malgré tant de
+têtes coupées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du
+Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du
+bourdon des grosses caisses: c'était peut-être là qu'habitaient ces
+géants que je cherchais <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> et que devaient avoir nécessairement
+produits des événements immenses. Je descendais; un bal souterrain
+s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un
+petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un
+hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers:</p>
+
+<p class="poem25">Par ses vertus, par ses attraits,<br>
+ Il méritait d'être leur père!</p>
+
+<p>On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette
+société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon.</p>
+
+<p>Je visitais les lieux où j'avais promené les rêveries de mes premières
+années. Dans mes couvents d'autrefois, les clubistes avaient été
+chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus
+conduit à la Chartreuse; on achevait de la démolir.</p>
+
+<p>La place des Victoires et celle de Vendôme pleuraient les effigies
+absentes du grand roi; la communauté des Capucines était saccagée; le
+cloître intérieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robertson.
+Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique où j'avais aperçu
+Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église
+de ces religieux était devenue un café et une salle de danseurs de
+corde. À la porte, une enluminure représentait des funambules, et on
+lisait en grosses lettres: <span class="italic">Spectacle gratis</span>. Je m'enfonçai avec la
+foule dans cet antre perfide: je ne fus pas plutôt assis à ma place,
+que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des
+enragés: «Consommez messieurs! consommez!» <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> Je ne me le fis
+pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux cris moqueurs de
+l'assemblée, parce que je n'avais pas de quoi <span class="italic">consommer</span><a id="footnotetag202" name="footnotetag202"></a><a href="#footnote202" title="Lien vers la note 202"><span class="note">[202]</span></a>.</p>
+
+<p class="p2">La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun
+entre elles: la République, l'Empire et la Restauration; ces trois
+mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les
+autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a
+eu un principe fixe: le principe de la République était l'égalité,
+celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté.
+L'époque républicaine est la plus originale et la plus profondément
+gravée, parce qu'elle a été unique dans l'histoire: jamais on n'avait
+vu, jamais on ne reverra <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> l'ordre physique produit par le
+désordre moral, l'unité sortie du gouvernement de la multitude,
+l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité.</p>
+
+<p>J'assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle
+était bizarre: par un travestissement convenu, une foule de gens
+devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas: chacun portait son
+nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au
+carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont
+masqués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou
+Hollandais: j'étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son
+fils, le père pour l'oncle de sa fille; le propriétaire d'une terre
+n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens
+contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux
+sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la
+nouvelle: celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à
+son tour.</p>
+
+<p>Cependant le monde ordonné commençait à renaître; on quittait les
+cafés et la rue pour rentrer dans sa maison; on recueillait les restes
+de sa famille; on recomposait son héritage en en rassemblant les
+débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l'on fait le
+compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se
+rouvrait: j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du
+temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se
+retiraient, des générations impériales qui s'avançaient. Des généraux
+de la réquisition, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> pauvres, au langage rude, à la mine
+sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des
+blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers
+brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait
+tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous
+les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient
+les spectacles de la place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, où l'on coupait la tête à <span class="italic">des
+femmes</span> qui, me disait mon propre concierge de la rue de Lille,
+<span class="italic">avaient le cou blanc comme de la chair de poulet</span>. Les
+septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits
+marchands de pommes cuites au coin des bornes; mais ils étaient
+souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple, qui les
+reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les
+révolutionnaires enrichis commençaient à s'emménager dans les grands
+hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et
+comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la
+nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la
+populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se
+préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les
+forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre
+tout cela poussait une génération vigoureuse semée dans le sang, et
+s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger: de jour en
+jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes
+et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Tout en m'occupant à retrancher, augmenter, changer les
+feuilles du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, la nécessité me forçait de
+suivre quelques autres travaux. M. de Fontanes rédigeait alors le
+<span class="italic">Mercure de France</span>; il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces
+combats n'étaient pas sans quelque péril: on ne pouvait arriver à la
+politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait
+à demi-mot. Une circonstance singulière, en m'empêchant de dormir,
+allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux
+tourterelles; elles roucoulaient beaucoup: en vain je les enfermais la
+nuit dans ma petite malle de voyageur; elles n'en roucoulaient que
+mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je
+m'avisai d'écrire pour le <span class="italic">Mercure</span> une lettre à madame de Staël<a id="footnotetag203" name="footnotetag203"></a><a href="#footnote203" title="Lien vers la note 203"><span class="note">[203]</span></a>.
+Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre; ce que n'avaient
+pu faire mes deux gros volumes sur les <span class="italic">Révolutions</span>, quelques pages
+d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de
+l'obscurité.</p>
+
+<p>Ce premier succès semblait annoncer celui qui l'allait suivre. Je
+m'occupais à revoir les épreuves d'Atala (épisode renfermé, ainsi que
+<span class="italic">René</span>, dans le <span class="italic">Génie du christianisme</span>) lorsque je m'aperçus que des
+feuilles me manquaient. La peur me prit: je crus qu'on avait <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span>
+dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée,
+car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi
+qu'il en soit, je me déterminai à publier <span class="italic">Atala</span> à part, et
+j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au <span class="italic">Journal des
+Débats</span> et au <span class="italic">Publiciste</span><a id="footnotetag204" name="footnotetag204"></a><a href="#footnote204" title="Lien vers la note 204"><span class="note">[204]</span></a>.</p>
+
+<p>Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de
+Fontanes: il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres.
+Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort
+d'Atala, il me dit brusquement d'une voix rude: «Ce n'est pas cela;
+c'est mauvais; refaites cela!» Je me retirai désolé; je ne me sentais
+pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu; je passai
+depuis <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon
+entre-sol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes
+mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes; je
+m'en voulais; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de
+moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'arriva, adoucie par
+l'éloignement et rendue plus plaintive par la prison où je les tenais
+renfermées: l'inspiration me revint; je traçai de suite le discours du
+missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel
+qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le c&oelig;ur palpitant,
+je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria: «C'est cela! c'est
+cela! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux!»</p>
+
+<p>C'est de la publication d'<span class="italic">Atala</span><a id="footnotetag205" name="footnotetag205"></a><a href="#footnote205" title="Lien vers la note 205"><span class="note">[205]</span></a> que date le bruit que j'ai fait
+dans ce monde: je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique
+commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire
+paraissait un prodige; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage
+ajoutait à la surprise de la foule. <span class="italic">Atala</span> tombant au milieu de la
+littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie
+dont la seule <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> vue inspirait l'ennui, était une sorte de
+production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer
+parmi les <span class="italic">monstruosités</span> ou parmi les <span class="italic">beautés</span>; était-elle Gorgone
+ou Vénus? Les académiciens assemblés dissertèrent doctement sur son
+sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le
+<span class="italic">Génie du christianisme</span>. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau
+l'accueillit.</p>
+
+<p>Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers,
+la collection de <span class="italic">Curtius</span><a id="footnotetag206" name="footnotetag206"></a><a href="#footnote206" title="Lien vers la note 206"><span class="note">[206]</span></a>. Les auberges de rouliers étaient
+ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le
+père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les
+quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images
+de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard
+ma sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'<span class="italic">âme de la
+solitude</span> à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de
+confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une
+jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s'en allaient
+par le coche se marier dans leur petite ville; comme <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> en
+débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré, que crocodiles, cigognes
+et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous.
+Parodies, caricatures, moqueries m'accablaient<a id="footnotetag207" name="footnotetag207"></a><a href="#footnote207" title="Lien vers la note 207"><span class="note">[207]</span></a>. L'abbé Morellet,
+pour me <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> confondre, fit asseoir sa servante sur ses genoux et
+ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme
+Chactas tenait les pieds d'Atala pendant l'orage: si le Chactas de la
+rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa
+critique<a id="footnotetag208" name="footnotetag208"></a><a href="#footnote208" title="Lien vers la note 208"><span class="note">[208]</span></a>.</p>
+
+<p>Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je
+devins à la mode. La tête me tourna: j'ignorais les jouissances de
+l'amour-propre, et j'en fus enivré. J'aimai la gloire comme une femme,
+comme un premier amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi
+égalait ma passion: conscrit, j'allais mal au feu. Ma sauvagerie
+naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient
+humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat; je me
+promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était
+couronnée. Le soir, mon chapeau rabattu sur mes yeux, de peur qu'on ne
+<span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la
+dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec
+ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de
+Chaillot, sur ce même chemin où j'avais tant souffert en allant à la
+cour; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nouveaux honneurs. Quand
+ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de
+travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me
+contemplais, je me disais: «C'est pourtant toi, créature
+extraordinaire, qui manges comme un autre homme!» Il y avait aux
+Champs-Élysées un café que j'affectionnais à cause de quelques
+rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle; madame
+Rousseau<a id="footnotetag209" name="footnotetag209"></a><a href="#footnote209" title="Lien vers la note 209"><span class="note">[209]</span></a>, la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir
+qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café,
+et je cherchais <span class="italic">Atala</span> dans les <span class="italic">Petites-Affiches</span>, à la voix de mes
+cinq ou six Philomèles. Hélas! je vis bientôt mourir la pauvre madame
+Rousseau; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait:
+«<span class="italic">Douce habitude d'aimer, si nécessaire à la vie!</span>» ne dura qu'un
+moment.</p>
+
+<p>Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma
+vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre
+sorte; ces dangers s'accrurent <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> à l'apparition du <span class="italic">Génie du
+christianisme</span>, et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors
+vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent
+aux romans, la foule des chrétiennes, et ces autres nobles
+enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les
+éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses; car ne
+sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles
+mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et
+de fleurs. J.-J. Rousseau parle des déclarations qu'il reçut à la
+publication de la <span class="italic">Nouvelle Héloïse</span> et des conquêtes qui lui étaient
+offertes: je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je
+sais que j'étais enseveli sous un amas de billets parfumés; si ces
+billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je serais
+embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se
+disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe
+suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant
+la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas
+été gâté, il faut que ma nature soit bonne.</p>
+
+<p>Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois
+aller jusqu'à me croire obligé de remercier chez elles les dames
+inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries: un jour,
+à un quatrième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile
+de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise
+m'attendait dans des salons de soie; mélange de l'odalisque et de la
+Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou
+<span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres
+filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue
+ou qu'elle est passée: ce ch&oelig;ur féminin, varié d'âge et de beauté,
+était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et
+mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors,
+excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni
+distingué de la foule. Toutefois je le dois dire: m'eût-il été facile
+d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par
+les voies chastes de la religion révoltait ma sincérité: être aimé à
+travers le <span class="italic">Génie du christianisme</span>, aimé pour l'<span class="italic">Extrême-Onction</span>,
+pour la <span class="italic">Fête des Morts!</span> Je n'aurais jamais été ce honteux tartufe.</p>
+
+<p>J'ai connu un médecin provençal, le docteur Vigaroux; arrivé à l'âge
+où chaque plaisir retranche un jour, «il n'avait point, disait-il, de
+regret du temps ainsi perdu; sans s'embarrasser s'il donnait le
+bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espérait faire sa
+dernière délice.» Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes
+lorsqu'il expira; il ne put me dérober son affliction; il était trop
+tard: ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et
+essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheureux en quittant
+la terre que l'incrédule: pour l'homme sans foi, l'existence a cela
+d'affreux qu'elle fait sentir le néant; si l'on n'était point né, on
+n'éprouverait pas l'horreur de ne plus être: la vie de l'athée est un
+effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme.</p>
+
+<p>Dieu de grandeur et de miséricorde! vous ne nous avez point jetés sur
+la terre pour des chagrins peu <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> dignes et pour un misérable
+bonheur! Notre désenchantement inévitable nous avertit que nos
+destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si
+nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos
+faiblesses, nous serons transportés, quand votre bonté nous délivrera,
+dans cette région où les attachements sont éternels!</p>
+
+<p class="p2">Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma vanité d'auteur, la
+plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête: j'avais
+cru pouvoir savourer <span class="italic">in petto</span> la satisfaction d'être un sublime
+génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit
+extraordinaires, mais en restant accoutré de la même façon que les
+honnêtes gens, distingué seulement par ma supériorité: inutile espoir!
+mon orgueil devait être puni; la correction me vint des personnes
+politiques que je fus obligé de connaître: la célébrité est un
+bénéfice à charge d'âmes.</p>
+
+<p>M. de Fontanes était lié avec madame Bacciochi<a id="footnotetag210" name="footnotetag210"></a><a href="#footnote210" title="Lien vers la note 210"><span class="note">[210]</span></a>; il me présenta à
+la s&oelig;ur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul,
+Lucien<a id="footnotetag211" name="footnotetag211"></a><a href="#footnote211" title="Lien vers la note 211"><span class="note">[211]</span></a>. Celui-ci avait une maison <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> de campagne près de
+Senlis (le Plessis)<a id="footnotetag212" name="footnotetag212"></a><a href="#footnote212" title="Lien vers la note 212"><span class="note">[212]</span></a>, où j'étais contraint d'aller dîner; ce
+château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son
+jardin le tombeau de sa première femme<a id="footnotetag213" name="footnotetag213"></a><a href="#footnote213" title="Lien vers la note 213"><span class="note">[213]</span></a>, une dame moitié allemande
+et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe
+nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait
+de l'eau d'un puits: c'était là le commencement de tous les fleuves
+que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On travaillait à ma
+radiation; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut
+<span class="italic">Chateaubriand</span>, oubliant qu'il me fallait appeler <span class="italic">Lassagne</span>. Des
+émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chênedollé.
+Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit
+chez madame Récamier: le rideau se baissa subitement entre elle et
+moi.</p>
+
+<a id="img005" name="img005"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img005.jpg" width="400" height="416" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">Talma</span>.</p>
+</div>
+
+<p>La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour
+de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait
+une partie <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> de l'année au château de Passy<a id="footnotetag214" name="footnotetag214"></a><a href="#footnote214" title="Lien vers la note 214"><span class="note">[214]</span></a>, près
+Villeneuve-sur-Yonne, que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de
+Beaumont revint à Paris et désira me connaître.</p>
+
+<p>Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence
+voulut que la première personne dont je fus accueilli avec
+bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à
+disparaître. Madame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes
+qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur
+des cendres, et ils ont continué de tomber de cercueil en cercueil;
+comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce
+que les fleurs de mon chapelet soient fanées.</p>
+
+<p>Madame de Beaumont était fille d'Armand-Marc de Saint-Hérem, comte de
+Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne,
+membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille
+des affaires étrangères sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, dont il était fort aimé: il
+périt sur l'échafaud, où le suivit une partie de sa famille<a id="footnotetag215" name="footnotetag215"></a><a href="#footnote215" title="Lien vers la note 215"><span class="note">[215]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de figure, est fort
+ressemblante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était
+amaigri et pâle; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté
+trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses
+regards en les faisant briller languissamment, comme un rayon de
+lumière s'adoucit en traversant le cristal de l'eau. Son caractère
+avait une sorte de roideur et d'impatience qui tenait à la force de
+ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprouvait. Âme élevée,
+courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était
+retiré par choix et malheur; mais quand une voix amie appelait au
+dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait
+quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de madame de Beaumont
+rendait son expression lente, et cette lenteur touchait; je n'ai connu
+cette femme affligée qu'au moment de sa fuite; elle était déjà frappée
+de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement
+rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Étampes<a id="footnotetag216" name="footnotetag216"></a><a href="#footnote216" title="Lien vers la note 216"><span class="note">[216]</span></a>, près de la rue
+Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière
+rue un appartement ayant vue sur les jardins du ministère de <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span>
+la justice<a id="footnotetag217" name="footnotetag217"></a><a href="#footnote217" title="Lien vers la note 217"><span class="note">[217]</span></a>. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et
+les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Molé, M.
+Pasquier, M. Chênedollé, hommes qui ont occupé une place dans les
+lettres et dans les affaires.</p>
+
+<p>Plein de manies et d'originalités, M. Joubert<a id="footnotetag218" name="footnotetag218"></a><a href="#footnote218" title="Lien vers la note 218"><span class="note">[218]</span></a> manquera <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span>
+éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise
+extraordinaire sur l'esprit et sur le c&oelig;ur, et quand une fois il
+s'était emparé de vous, son image était là comme un fait, comme une
+pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa
+grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que
+lui: il se surveillait pour arrêter ces émotions de l'âme qu'il
+croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger
+les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se
+pouvait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie: c'était
+un égoïste qui ne s'occupait que des autres. Afin de retrouver des
+forces, il se croyait souvent obligé de fermer les yeux et de ne point
+parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel
+mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et
+ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de
+diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande
+hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les chemins les plus
+rudes, ou traîner au petit pas dans les <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> allées les plus
+unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui
+lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage,
+composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop
+larges.</p>
+
+<p>Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui
+était propre, devenait peinture ou poésie; Platon à c&oelig;ur de La
+Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de
+rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit: «Je
+suis comme une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui
+n'exécute aucun air.» Madame Victorine de Chastenay prétendait <span class="italic">qu'il
+avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui
+s'en tirait comme elle pouvait</span>: définition charmante et vraie<a id="footnotetag219" name="footnotetag219"></a><a href="#footnote219" title="Lien vers la note 219"><span class="note">[219]</span></a>.</p>
+
+<p>Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire
+passer pour un politique profond et dissimulé: c'était tout simplement
+un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la
+contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son
+opinion qu'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes
+littéraires de son ami Joubert n'étaient pas <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> les siens:
+celui-ci trouvait quelque chose de bon partout et dans tout écrivain;
+Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et
+ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était
+ennemi juré des principes de la composition moderne: transporter sous
+les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le
+gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités; il prétendait qu'on
+ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme
+sous un globe de cristal. La douleur s'épuisant machinalement par les
+yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève; il ne
+comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et
+changé, au moyen de l'art, en une <span class="italic">pitié charmante</span>. Je lui citais des
+vases grecs: dans les arabesques de ces vases, on voit le corps
+d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui
+vole en l'air, représente l'ombre de Patrocle, consolée par la
+vengeance du fils de Thétis. «Eh bien! Joubert, s'écria Fontanes, que
+dites-vous de cette métamorphose de la muse? comme ces Grecs
+respectaient l'âme!» Joubert se crut attaqué, et il mit Fontanes en
+contradiction avec lui-même en lui reprochant son indulgence pour moi.</p>
+
+<p>Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir: un soir,
+à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, dans
+l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes
+quatre-vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de
+sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu: il
+s'agissait de Picard, qu'il mettait, dans ce moment-là, fort au-dessus
+de Molière; il <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> se serait donné de garde d'écrire un seul mot
+de ce qu'il disait: Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main
+étaient deux hommes.</p>
+
+<p>C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encouragea mes premiers
+essais; c'est lui qui annonça le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>; c'est sa
+muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les
+voies nouvelles où elle s'était précipitée; il m'apprit à dissimuler
+la difformité des objets par la manière de les éclairer; à mettre,
+autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes
+personnages romantiques.</p>
+
+<p>Il y avait jadis des hommes conservateurs du goût, comme ces dragons
+qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides; ils ne
+laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit
+sans le gâter.</p>
+
+<p>Les écrits de mon ami vous entraînent par un cours heureux; l'esprit
+éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse où
+tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses
+ouvrages; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu
+de l'excellence de la maxime: «Hâte-toi lentement.» Que dirait-il
+donc, aujourd'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à
+supprimer le chemin, et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez
+vite? M. de Fontanes préférait voyager au gré d'une délicieuse mesure.
+Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres;
+les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici: la vie
+nous oblige sans cesse à pleurer par anticipation ou par souvenir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> M. de Bonald<a id="footnotetag220" name="footnotetag220"></a><a href="#footnote220" title="Lien vers la note 220"><span class="note">[220]</span></a> avait l'esprit délié; on prenait son
+ingéniosité pour du génie; il avait rêvé sa politique métaphysique à
+l'armée de Condé, dans la Forêt-Noire, de même que ces professeurs
+d'Iéna et de G&oelig;ttingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs
+écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allemagne. Novateur,
+quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, il regardait les
+anciens comme des enfants en politique et en littérature; et il
+prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que
+le grand maître de l'Université n'était <span class="italic">pas encore assez avancé pour
+entendre cela</span>.</p>
+
+<p>Chênedollé<a id="footnotetag221" name="footnotetag221"></a><a href="#footnote221" title="Lien vers la note 221"><span class="note">[221]</span></a>, avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais
+appris, était si triste, qu'il se surnommait <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> <span class="italic">le
+Corbeau</span><a id="footnotetag222" name="footnotetag222"></a><a href="#footnote222" title="Lien vers la note 222"><span class="note">[222]</span></a>: il allait à la maraude dans mes ouvrages. Nous avions
+fait un traité: je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes
+nuées: mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes
+vagues et mes forêts.</p>
+
+<p>Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires; quant à mes amis
+politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai: des principes et
+des discours ont creusé entre nous des abîmes!</p>
+
+<p>Madame Hocquart et madame de Vintimille venaient à la réunion de la
+rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois,
+comme il en reste peu, fréquentait le monde et nous rapportait ce qui
+s'y passait: je lui demandais si l'on <span class="italic">bâtissait encore des villes</span>.
+La peinture des petits scandales qu'ébauchait une piquante raillerie,
+sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre
+sûreté. Madame <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> de Vintimille<a id="footnotetag223" name="footnotetag223"></a><a href="#footnote223" title="Lien vers la note 223"><span class="note">[223]</span></a> avait été chantée avec sa
+s&oelig;ur par M. de La Harpe. Son langage était circonspect, son
+caractère contenu, son esprit acquis: elle avait vécu avec mesdames de
+Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame
+Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une société dont
+l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de
+leurs différentes valeurs.</p>
+
+<p>Madame Hocquart<a id="footnotetag224" name="footnotetag224"></a><a href="#footnote224" title="Lien vers la note 224"><span class="note">[224]</span></a> fut fort aimée du frère de madame de
+Beaumont<a id="footnotetag225" name="footnotetag225"></a><a href="#footnote225" title="Lien vers la note 225"><span class="note">[225]</span></a>, lequel s'occupa de la dame de <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> ses pensées
+jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un
+manchon de velours ras bleu qui lui restait des bienfaits de
+Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un
+même toit tant de personnes distinguées appartenant à des rangs divers
+et à diverses destinées, pouvant causer des choses les plus communes
+comme des choses les plus élevées: simplicité de discours qui ne
+venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière
+société où l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les
+Français nouveaux on ne trouvera plus cette urbanité, fruit de
+l'éducation et transformée par un long usage en aptitude du caractère.
+Qu'est-il arrivé à cette société? Faites donc des projets, rassemblez
+des amis, afin de vous préparer un deuil éternel! Madame de Beaumont
+n'est plus, Joubert n'est plus, Chênedollé n'est plus, madame de
+Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à
+Villeneuve M. Joubert; je me promenais avec lui sur les coteaux de
+l'Yonne; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des
+veilleuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et
+particulièrement de notre amie madame de Beaumont, absente pour
+jamais: nous rappelions le souvenir de nos anciennes espérances. Le
+soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles
+décrépites du temps de Philippe-Auguste, et de tours à demi rasées
+au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs.
+Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au
+milieu <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa
+voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur.</p>
+
+<p>Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le
+Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux: Joubert ne s'y
+promenait plus; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes,
+les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En
+passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur
+la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva,
+j'allais en ambassade à Rome: ah! s'il eût été à ses foyers, je
+l'aurais emmené à la tombe de madame de Beaumont! Il a plu à Dieu
+d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son
+âme platonique, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus
+ici-bas: <span class="italic">je m'en irai vers lui; il ne reviendra pas vers moi</span>.
+(Psalm.)</p>
+
+<p class="p2">Le succès d'<span class="italic">Atala</span> m'ayant déterminé à recommencer le <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>, dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de
+Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une
+maison qu'elle venait de louer à Savigny<a id="footnotetag226" name="footnotetag226"></a><a href="#footnote226" title="Lien vers la note 226"><span class="note">[226]</span></a>. Je passai six mois dans
+sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.</p>
+
+<p>La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près
+d'un vieux grand chemin qu'on appelle <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> dans le pays le
+<span class="italic">Chemin de Henri <abbr title="4">IV</abbr></span>; elle était adossée à un coteau de vignes, et
+avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et
+traversé par la petite rivière de l'Orge. Sur la gauche s'étendait la
+plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays,
+on trouve des vallées, où nous allions le soir à la découverte de
+quelques promenades nouvelles.</p>
+
+<p>Le matin, nous déjeunions ensemble; après déjeuner, je me retirais à
+mon travail; madame de Beaumont avait la bonté de copier les citations
+que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je
+n'en avais pas: sans la paix qu'elle m'a donnée, je n'aurais peut-être
+jamais fini un ouvrage que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.</p>
+
+<p>Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri
+de l'amitié: nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès
+d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le potager:
+madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un
+banc; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse:
+cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une
+allée sablée; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de
+nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel
+bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir
+passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours
+promptement écoulés! C'était ordinairement dans ces soirées que mes
+amis me faisaient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint
+qu'alors le désert du Nouveau Monde. La nuit <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> quand les
+fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont
+remarquait diverses constellations, en me disant que je me
+rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître: depuis
+que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs
+fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles
+qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillant au-dessus des
+montagnes de la Sabine; le rayon prolongé de ces astres venait frapper
+la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny,
+et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce
+signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir
+d'elle, tout cela brisait mon c&oelig;ur. Par quel miracle l'homme
+consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir?</p>
+
+<p>Un soir, nous vîmes dans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée
+par une fenêtre et sortir par une autre: c'était M. Laborie; il se
+sauvait des serres de Bonaparte<a id="footnotetag227" name="footnotetag227"></a><a href="#footnote227" title="Lien vers la note 227"><span class="note">[227]</span></a>. Peu après apparut une de ces
+âmes en <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> peine qui sont une espèce différente des autres
+âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires
+souffrances de l'espèce humaine: c'était Lucile, ma s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour
+l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma s&oelig;ur
+aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq
+messieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de
+savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son
+tour: elle était charmante et remplie de toutes les qualités propres à
+me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous
+sommes réunis. Madame la comtesse de <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> Caud, Lucile, se
+présenta ensuite. M. Joubert et madame de Beaumont se prirent d'un
+attachement passionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors commença
+entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes
+qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même
+nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles,
+le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet: «Je t'écris pour te
+prier de remercier de ma part madame de Beaumont de l'invitation
+qu'elle me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir à peu
+près dans quinze jours, à moins que du côté de madame de Beaumont il
+ne se trouve quelque empêchement.» Madame de Caud vint à Savigny comme
+elle l'avait annoncé.</p>
+
+<p>Je vous ai raconté que, dans ma jeunesse, ma s&oelig;ur, chanoinesse du
+chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont, avait eu
+pour M. de Malfilâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un
+attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mélancolie
+naturelle. Pendant la Révolution, elle épousa M. le comte de Caud et
+le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse
+de Farcy<a id="footnotetag228" name="footnotetag228"></a><a href="#footnote228" title="Lien vers la note 228"><span class="note">[228]</span></a>, s&oelig;ur qu'elle aimait tendrement, accrut la tristesse
+de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand,
+ma femme, et prit sur elle un empire qui devint pénible, car Lucile
+était violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateaubriand,
+soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services
+qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à
+la folie de J.-J. Rousseau; elle se croyait en butte à des ennemis
+secrets: elle donnait à madame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de
+fausses adresses pour lui écrire; elle examinait les cachets,
+cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rompus; elle errait de
+domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes s&oelig;urs ni avec
+ma femme; elle les avait prises en antipathie, et madame de
+Chateaubriand, après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on
+peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un
+attachement si cruel.</p>
+
+<p>Une autre fatalité avait frappé Lucile: M. de Chênedollé, habitant
+auprès de Vire, l'était allé voir à Fougères; bientôt il fut question
+d'un mariage qui manqua<a id="footnotetag229" name="footnotetag229"></a><a href="#footnote229" title="Lien vers la note 229"><span class="note">[229]</span></a>. Tout échappait à la fois à ma s&oelig;ur,
+et, retombée <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> sur elle-même, elle n'avait pas la force de se
+porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sur une pierre, dans la
+solitude riante de Savigny: tant de c&oelig;urs l'y avaient reçue avec
+joie! ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité
+d'existence! Mais le c&oelig;ur de Lucile ne pouvait battre que dans un
+air fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle
+dévorait avec rapidité les jours du monde à part dans lequel le ciel
+l'avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour
+souffrir? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature
+pâtissante et un principe éternel?</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur n'était point changée; elle avait pris seulement
+l'expression fixe de ses maux: sa tête était un peu baissée, comme une
+tête sur laquelle les heures <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> ont pesé. Elle me rappelait mes
+parents; ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe,
+m'entouraient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à
+la flamme mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais
+apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière
+ses yeux un peu égarés.</p>
+
+<p>La vision de douleur s'évanouit: cette femme, grevée de la vie,
+semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait
+emporter.</p>
+
+<p class="p2">L'été passa: selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer
+l'année suivante; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on
+voudrait ramener. Pendant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles
+connaissances. M. Jullien, homme riche, obligeant, et convive joyeux,
+quoique d'une famille où l'on se tuait, avait une loge aux Français;
+il la prêtait à madame de Beaumont; j'allai quatre ou cinq fois au
+spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. À mon entrée dans le
+monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire; je la retrouvai
+dans sa complète décomposition; la tragédie se soutenait encore, grâce
+à mademoiselle Duchesnois<a id="footnotetag230" name="footnotetag230"></a><a href="#footnote230" title="Lien vers la note 230"><span class="note">[230]</span></a> et surtout à Talma, arrivé à <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
+la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son
+début; il était moins beau et pour ainsi dire moins jeune qu'à l'âge
+où je le revoyais: il avait pris la distinction, la noblesse et la
+gravité des années.</p>
+
+<p>Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur
+l'Allemagne n'est qu'à moitié vrai: le brillant écrivain apercevait le
+grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui
+manquait.</p>
+
+<p>Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire: il ne savait pas le
+<span class="italic">gentilhomme</span>; il ne connaissait pas notre ancienne société; il ne
+s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au
+fond des bois; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la
+galanterie, l'allure légère des m&oelig;urs, la naïveté, la tendresse,
+l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie: il
+n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en
+héros d'un moyen âge de sa création: Othello était au fond de Vendôme.</p>
+
+<p>Qu'était-il donc, Talma? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait
+les passions profondes et concentrées <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> de l'amour et de la
+patrie; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait
+l'inspiration funeste, le dérangement de génie de la Révolution à
+travers laquelle il avait passé. Les terribles spectacles dont il fut
+environné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables
+et lointains des ch&oelig;urs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui
+n'était point la grâce convenue, vous saisissait comme le malheur. La
+noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la
+douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil
+humain: voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son
+de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée
+se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses,
+ses gestes, ses pas. <span class="italic">Grec</span>, il arrivait, pantelant et funèbre, des
+ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois
+mille ans par les Euménides; <span class="italic">Français</span>, il venait des solitudes de
+Saint-Denis, où les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie
+tombale des rois. Tout entier triste, attendant quelque chose
+d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de
+la destinée, inexorablement enchaîné entre la fatalité et la terreur.</p>
+
+<p>Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs-d'&oelig;uvre
+dramatiques vieillissants; son ombre portée change en Rembrandt les
+Raphaël les plus purs; sans Talma une partie des merveilles de
+Corneille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique
+est un flambeau; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi
+éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur
+splendeur renouvelée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> On doit à Talma la perfection de la tenue de l'acteur. Mais
+la vérité du théâtre et le rigorisme du vêtement sont-ils aussi
+nécessaires à l'art qu'on le suppose? Les personnages de Racine
+n'empruntent rien de la coupe de l'habit: dans les tableaux des
+premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts.
+Les <span class="italic">fureurs</span> d'Oreste ou la <span class="italic">prophétie</span> de Joad, lues dans un salon
+par Talma en frac, faisaient autant d'effet que déclamées sur la scène
+par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée
+comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à
+son ami:</p>
+
+<p class="poem">Jamais Iphigénie en Aulide immolée<br>
+ N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée<br>
+ Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,<br>
+ N'en a fait sous son nom verser la Champmeslé.</p>
+
+<p>Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est
+l'esprit des arts de notre temps: elle annonce la décadence de la
+haute poésie et du vrai drame; on se contente des petites beautés,
+quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'&oelig;il, des
+fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie
+de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une
+fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve
+forcé de la reproduire; car le public, matérialisé lui-même, l'exige.</p>
+
+<p class="p2">Cependant j'achevais le <span class="italic">Génie du Christianisme</span><a id="footnotetag231" name="footnotetag231"></a><a href="#footnote231" title="Lien vers la note 231"><span class="note">[231]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span>
+Lucien en désira voir quelques épreuves; je les lui communiquai; il
+mit aux marges des notes assez communes.</p>
+
+<p>Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de
+la petite <span class="italic">Atala</span>, il fut néanmoins plus contesté: c'était un ouvrage
+grave où je ne combattais plus les principes de l'ancienne littérature
+et de la philosophie par un roman, mais où je les attaquais
+directement par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien
+poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur
+l'avenir de mes études religieuses: on lui apporta l'ouvrage sans être
+coupé; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le
+chapitre <span class="italic">la Virginité</span>, et elle dit à M. Adrien de Montmorency<a id="footnotetag232" name="footnotetag232"></a><a href="#footnote232" title="Lien vers la note 232"><span class="note">[232]</span></a>,
+<span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> qui se trouvait avec elle: «Ah! mon Dieu! notre pauvre
+Chateaubriand! Cela va tomber à plat!» L'abbé de Boulogne ayant entre
+les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse,
+répondit à un libraire qui le consultait: «Si vous voulez vous ruiner,
+imprimez cela.» Et l'abbé de Boulogne a fait depuis un trop magnifique
+éloge de mon livre<a id="footnotetag233" name="footnotetag233"></a><a href="#footnote233" title="Lien vers la note 233"><span class="note">[233]</span></a>.</p>
+
+<p>Tout paraissait en effet annoncer ma chute: quelle espérance
+pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire
+l'influence de Voltaire, dominante depuis plus d'un demi-siècle, de
+Voltaire qui <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> avait élevé l'énorme édifice achevé par les
+encyclopédistes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe?
+Quoi! les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les
+Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité? Quoi! le
+monde devait retourner à la Légende dorée, renoncer à son admiration
+acquise à des chefs-d'&oelig;uvre de science et de raison? Pouvais-je
+jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses
+foudres, le clergé de sa puissance; une cause en vain défendue par
+l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du
+parlement, de la force armée et du nom du roi? N'était-il pas aussi
+ridicule que téméraire à un homme obscur de s'opposer à un mouvement
+philosophique tellement irrésistible qu'il avait produit la
+Révolution? Il était curieux de voir un pygmée <span class="italic">roidir ses petits
+bras</span> pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et
+faire rétrograder le genre humain! Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot
+pour pulvériser l'insensé: aussi M. Ginguené, en maltraitant le <span class="italic">Génie
+du Christianisme</span> dans la <span class="italic">Décade</span><a id="footnotetag234" name="footnotetag234"></a><a href="#footnote234" title="Lien vers la note 234"><span class="note">[234]</span></a>, déclarait <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> que la
+critique venait trop tard, puisque mon rabâchage était déjà oublié. Il
+disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que
+l'attaque de l'Académie française entière, à l'occasion des prix
+décennaux, n'a pu faire mourir.</p>
+
+<p>Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span><a id="footnotetag235" name="footnotetag235"></a><a href="#footnote235" title="Lien vers la note 235"><span class="note">[235]</span></a>. Les fidèles se crurent sauvés: on avait alors un
+besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient
+de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de
+forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies! Combien
+de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les
+enfants qu'elles avaient perdus! Combien de c&oelig;urs brisés, combien
+d'âmes devenues solitaires appelaient une main divine pour les guérir!
+On se précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la
+maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos
+troubles (et que de sortes de victimes!) se sauvaient à l'autel;
+naufragés s'attachant au rocher, sur lequel ils cherchent leur salut.</p>
+
+<p>Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> la
+première base de la société, venait de faire des arrangements avec la
+cour de Rome: il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un
+ouvrage utile à la popularité de ses desseins; il avait à lutter
+contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du
+culte; il fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que
+le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> appelait. Plus tard il se repentit de sa
+méprise: les idées monarchiques régulières étaient arrivées avec les
+idées religieuses.</p>
+
+<p>Un épisode du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, qui fit moins de bruit alors
+qu'<span class="italic">Atala</span>, a déterminé un des caractères de la littérature moderne;
+mais, au surplus, si <span class="italic">René</span> n'existait pas, je ne l'écrirais plus;
+s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de
+René poètes et de René prosateurs a pullulé: on n'a plus entendu que
+des phrases lamentables et décousues; il n'a plus été question que de
+vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la
+nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être
+le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé
+la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie; qui, dans l'abîme
+de ses pensées, ne se soit livré au <span class="italic">vague de ses passions</span>; qui n'ait
+frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes
+stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.</p>
+
+<p>Dans <span class="italic">René</span>, j'avais exposé une infirmité de mon siècle; mais c'était
+une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des
+afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui composent
+le fond de l'humanité, la tendresse paternelle <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> et
+maternelle, la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables;
+mais les manières particulières de sentir, les individualités d'esprit
+et de caractère, ne peuvent s'étendre et se multiplier dans de grands
+et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du c&oelig;ur de
+l'homme sont un champ étroit; il ne reste rien à recueillir dans ce
+champ après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de
+l'âme n'est pas un état permanent et naturel: on ne peut la
+reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une
+passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la
+manient et en changent la forme.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des couleurs de mes
+tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de
+mes écrits sur la cité; <span class="italic">la Monarchie selon la Charte</span> a été le
+rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du
+<span class="italic">Conservateur</span>, sur <span class="italic">les intérêts moraux et les intérêts matériels</span>, a
+laissé ces deux désignations à la politique.</p>
+
+<p>Des écrivains me firent l'honneur d'imiter <span class="italic">Atala</span> et <span class="italic">René</span>, de même
+que la chaire emprunta mes récits des missions et des bienfaits du
+christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant
+les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature
+à sa solitude; les paragraphes où je traite de l'influence de notre
+religion dans notre manière de voir et de peindre, où j'examine les
+changements opérés dans la poésie et l'éloquence; les chapitres que je
+consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans
+les caractères <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> dramatiques de l'antiquité, renferment le
+germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je
+l'ai dit, sont et ne sont point des personnages grecs, ce sont des
+personnages chrétiens: c'est ce qu'on n'avait point du tout compris.</p>
+
+<p>Si l'effet du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> n'eût été qu'une réaction
+contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs
+révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue; il ne
+se serait pas prolongé jusqu'au moment où j'écris. Mais l'action du
+<span class="italic">Génie du Christianisme</span> sur les opinions ne se borna pas à une
+résurrection momentanée d'une religion qu'on prétendait au tombeau:
+une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage
+innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine; le fond
+était altéré comme la forme; l'athéisme et le matérialisme ne furent
+plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits;
+l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire: dès
+lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux
+autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé
+antireligieux; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant,
+entourée de bandelettes philosophiques; on se permit d'examiner tout
+système, si absurde qu'on le trouvât, <span class="italic">fût-il même chrétien</span>.</p>
+
+<p>Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur pasteur, il se
+forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles <span class="italic">a priori</span>.
+Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre: le Fils naît
+forcément du Père.</p>
+
+<p>Les diverses combinaisons abstraites ne font que <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> substituer
+aux mystères chrétiens des mystères encore plus incompréhensibles: le
+panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il
+est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est
+la plus absurde des rêveries de l'Orient, remise en lumière par
+Spinosa: il suffit de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur
+ce juif d'Amsterdam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de
+tout cela révolterait, s'il ne tenait au défaut d'études: on se paye
+de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies
+transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint
+Bernard, les saint Thomas d'Aquin, ont porté dans la métaphysique une
+supériorité de lumières dont nous n'approchons pas; que les systèmes
+saint-simonien, phalanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été
+trouvés et pratiqués par les diverses hérésies; que ce que l'on nous
+donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui
+traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans
+les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne
+purent parvenir à fonder leur république néo-platonicienne, lorsque
+Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie: plus
+tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils
+voulurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution
+sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un
+homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ: il
+ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son
+âme et la mettre un moment en dépôt dans le sein de Dieu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> Le heurt que le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> donna aux esprits
+fit sortir le <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors
+de sa voie: on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources
+du christianisme: en relisant les Pères (en supposant qu'on les eût
+jamais lus), on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant
+de science philosophique, tant de beautés de style de tous les genres,
+tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, faisaient
+le passage de la société antique à la société moderne: ère unique et
+mémorable de l'humanité, où le ciel communique avec la terre au
+travers d'âmes placées dans des hommes de génie.</p>
+
+<p>Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en
+dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands
+spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de
+la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours.</p>
+
+<p>C'était une chose merveilleuse de voir ces premiers évêques, presque
+tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres
+veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites
+dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de
+paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption,
+barbarie, allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des
+Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres,
+arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique;
+les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila;
+placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les
+derniers <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> moments d'une société expirante, et soutenir les
+premiers pas d'une société au berceau.</p>
+
+<p class="p2">Il était impossible que les vérités développées dans le <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span> ne contribuassent pas au changement des idées. C'est
+encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices
+du moyen âge: c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admiration
+des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opinion; s'il n'est pas vrai
+que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon; s'il est
+faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre
+des faits ignorés; s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de
+granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins; si
+à force d'entendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est
+pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui
+manque au <span class="italic">Génie du Christianisme</span>; cette partie de ma composition est
+défectueuse, parce qu'en 1800 je ne connaissais pas les arts: je
+n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Égypte. De même, je n'ai pas
+tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes; elles
+m'offraient pourtant des histoires merveilleuses: en y choisissant
+avec goût, on y pouvait faire une moisson abondante. Ce champ des
+richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les
+<span class="italic">Métamorphoses</span> d'Ovide et les fables milésiennes. Il y a, de plus,
+dans mon ouvrage des jugements étriqués ou faux, tels que celui que je
+porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hommage.</p>
+
+<p>Sous le rapport sérieux, j'ai complété le <span class="italic">Génie du <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span>
+Christianisme</span> dans mes <span class="italic">Études historiques</span>, un de mes écrits dont on
+a le moins parlé et qu'on a le plus volé.</p>
+
+<p>Le succès d'<span class="italic">Atala</span> m'avait enchanté, parce que mon âme était encore
+neuve; celui du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> me fut pénible: je fus obligé
+de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à
+des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait
+point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le
+nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en
+introduisant le public dans votre intimité? Joignez à cela les
+inquiétudes dont les Muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent
+à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la
+fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus
+vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause: qui voudrait,
+s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les
+avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir,
+qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne
+confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais
+étranger?</p>
+
+<p>La controverse littéraire sur les nouveautés du style, qu'avait
+excitée <span class="italic">Atala</span>, se renouvela à la publication du <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>.</p>
+
+<p>Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école
+républicaine, est à observer: tandis que la société avançait en mal ou
+en bien, la littérature demeurait stationnaire; étrangère au
+changement des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la
+comédie, les seigneurs de village, les Colin, <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> les Babet ou
+les intrigues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient
+(comme je l'ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et
+sanguinaires, destructeurs des m&oelig;urs dont on leur offrait le
+tableau; dans la tragédie, un parterre plébéien s'occupait des
+familles des nobles et des rois.</p>
+
+<p>Deux choses arrêtaient la littérature à la date du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup> siècle:
+l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le
+despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l'État trouvait du
+profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne,
+qui lui présentaient les armes, qui sortaient lorsqu'on criait: «Hors
+la garde!», qui marchaient en rang et qui man&oelig;uvraient comme des
+soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir; il ne
+voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait
+d'insurrection. Il suspendit l'<span class="italic">Habeas corpus</span> pour la pensée comme
+pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public,
+fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles.</p>
+
+<a id="img006" name="img006"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img006.jpg" width="400" height="549" alt="" title="">
+<p>Soirée chez Lucien Bonaparte.</p>
+</div>
+
+<p>La littérature qui exprime l'ère nouvelle n'a régné que quarante ou
+cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce
+demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame
+de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald,
+c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le
+changement de littérature dont le <span class="smcap">xix</span><sup>e</sup> siècle se vante lui est arrivé
+de l'émigration et de l'exil: ce fut M. de Fontanes qui couva ces
+oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au <span class="smcap">xvii</span><sup>e</sup>
+siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu la
+stérilité du <span class="smcap">xviii</span><sup>e</sup>. Une partie de l'esprit humain, <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> celle
+qui traite de matières transcendantes, s'avança seule d'un pas égal
+avec la civilisation; malheureusement la gloire du savoir ne fut pas
+sans tache: les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Chaptal, les
+Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers démocrates, devinrent les
+plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur
+des lettres: la littérature nouvelle fut libre, la science servile; le
+caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était
+montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des
+pieds de Bonaparte: ils prétendaient n'avoir pas besoin de Dieu, c'est
+pourquoi ils avaient besoin d'un tyran.</p>
+
+<p>Le classique napoléonien était le génie du <span class="smcap">xix</span><sup>e</sup> siècle affublé de la
+perruque de Louis <abbr title="14">XIV</abbr>, ou frisé comme au temps de Louis <abbr title="15">XV</abbr>. Bonaparte
+avait voulu que les hommes de la Révolution ne parussent à la cour
+qu'en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du
+moment; ce n'était pas de l'ordre, c'était de la discipline. Aussi
+rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la
+littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme
+improductif, disparut quand la littérature nouvelle fit irruption avec
+fracas, par le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. La mort du duc d'Enghien eut
+pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans
+la solitude mon inspiration particulière et de m'empêcher de
+m'enrégimenter dans l'infanterie régulière du vieux Pinde: je dus à ma
+liberté morale ma liberté intellectuelle.</p>
+
+<p>Au dernier chapitre du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, j'examine ce que
+serait devenu le monde si la foi n'eût pas été prêchée au moment de
+l'invasion des Barbares; <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> dans un autre paragraphe, je
+mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que
+le christianisme apporta dans les lois après la conversion de
+Constantin.</p>
+
+<p>En supposant que l'opinion religieuse existât telle qu'elle est à
+l'heure où j'écris maintenant, le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> étant
+encore à faire, je le composerais tout différemment: au lieu de
+rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé,
+je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la
+liberté humaine; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul
+fondement de l'égalité sociale; qu'elle seule la peut établir, parce
+qu'elle place auprès de cette égalité la nécessité du devoir,
+correctif et régulateur de l'instinct démocratique. La légalité ne
+suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente; elle
+tire sa force de la loi; or, la loi est l'ouvrage des hommes qui
+passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire; elle peut
+toujours être changée par une autre loi: contrairement à cela, la
+morale est permanente; elle a sa force en elle-même, parce qu'elle
+vient de l'ordre immuable; elle seule peut donc donner la durée.</p>
+
+<p>Je ferais voir que partout où le christianisme a dominé, il a changé
+l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué
+l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines
+et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance où nous sommes
+encore de l'accomplissement total de l'Évangile, en supputant le
+nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les
+dix-huit siècles écoulés de ce côté-ci de la croix. Le christianisme
+<span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> agit avec lenteur parce qu'il agit partout; il ne s'attache
+pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la
+société générale; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam:
+c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses
+oraisons les plus communes, dans ses v&oelig;ux quotidiens, lorsqu'il dit
+à la foule dans le temple: «Prions pour tout ce qui souffre sur la
+terre.» Quelle religion a jamais parlé de la sorte? Le Verbe ne s'est
+point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme
+de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une
+fraternité universelle et d'une salvation immense.</p>
+
+<p>Quand le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> n'aurait donné naissance qu'à de
+telles investigations, je me féliciterais de l'avoir publié: reste à
+savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>, élevé sur le nouveau plan dont j'indique à peine le
+tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait
+rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que l'on
+ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à
+parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était
+encore meurtri des excès de la liberté des passions? Bonaparte eût-il
+souffert un pareil ouvrage? Il était peut-être utile d'exciter les
+regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer
+les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable, avant de
+montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire.</p>
+
+<p>Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je
+le devrai au <span class="italic">Génie du Christianisme</span>: <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> sans illusion sur la
+valeur intrinsèque de l'ouvrage, je lui reconnais une valeur
+accidentelle; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il
+m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant
+un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si
+l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis
+quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s'il
+servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités
+civilisatrices de la terre; si le léger symptôme de vie que l'on croit
+apercevoir s'y soutenait dans les générations à venir, je m'en irais
+plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne
+m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes
+m'arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi:
+«Ouvrez-vous, portes éternelles! <span class="italic">Elevamini, portæ æternales!</span>»<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> LIVRE <abbr title="2">II</abbr><a id="footnotetag236" name="footnotetag236"></a><a href="#footnote236" title="Lien vers la note 236"><span class="note">[236]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; Châteaux. &mdash; M<sup>me</sup> de
+ Custine. &mdash; M. de Saint-Martin. &mdash; M<sup>me</sup>s d'Houdetot et
+ Saint-Lambert. &mdash; Voyage dans le midi de la France, 1802. &mdash;
+ Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; M. de la Harpe. &mdash; Sa
+ mort. &mdash; Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; Entrevue avec
+ Bonaparte. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash; Je suis nommé premier
+ secrétaire d'ambassade à Rome. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash;
+ Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. &mdash; Du mont Cenis à
+ Rome. &mdash; Milan et Rome. &mdash; Palais du cardinal Fesch. &mdash; Mes
+ occupations. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash; Manuscrit de M<sup>me</sup>
+ de Beaumont. &mdash; Lettres de M<sup>me</sup> de Caud. &mdash; Arrivée de M<sup>me</sup>
+ de Beaumont à Rome. &mdash; Lettres de ma s&oelig;ur. &mdash; Lettre de
+ M<sup>me</sup> de Krüdener. &mdash; Mort de M<sup>me</sup> de Beaumont. &mdash;
+ Funérailles. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash; Lettres de M.
+ Chênedollé, de M. de Fontanes, de M. Necker et M<sup>me</sup> de
+ Staël. &mdash; Années de ma vie 1803 et 1804. &mdash; Première idée de
+ mes Mémoires. &mdash; Je suis nommé ministre de France dans le
+ Valais. &mdash; Départ de Rome. &mdash; Année de ma vie 1804. &mdash;
+ République du Valais. &mdash; Visite au château des Tuileries. &mdash;
+ Hôtel de Montmorin. &mdash; J'entends crier la mort du duc
+ d'Enghien. &mdash; Je donne ma démission.</p>
+
+<p>Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi.
+J'avais une foule de connaissance en dehors de ma société habituelle.
+J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendait
+comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span>
+demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf.
+Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que
+le Marais<a id="footnotetag237" name="footnotetag237"></a><a href="#footnote237" title="Lien vers la note 237"><span class="note">[237]</span></a>, échu à madame de La Briche, excellente femme dont le
+bonheur n'a jamais pu se débarrasser<a id="footnotetag238" name="footnotetag238"></a><a href="#footnote238" title="Lien vers la note 238"><span class="note">[238]</span></a>. Je me souviens que
+<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre
+une place pour le Marais dans une méchante voiture de louage, où je
+rencontrais madame de Vintimille et madame de Fezensac<a id="footnotetag239" name="footnotetag239"></a><a href="#footnote239" title="Lien vers la note 239"><span class="note">[239]</span></a>. À
+Champlâtreux<a id="footnotetag240" name="footnotetag240"></a><a href="#footnote240" title="Lien vers la note 240"><span class="note">[240]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> M. Molé<a id="footnotetag241" name="footnotetag241"></a><a href="#footnote241" title="Lien vers la note 241"><span class="note">[241]</span></a> faisait refaire de petites
+chambres au second étage. Son père, tué révolutionnairement<a id="footnotetag242" name="footnotetag242"></a><a href="#footnote242" title="Lien vers la note 242"><span class="note">[242]</span></a>,
+était remplacé, dans un grand salon délabré, par un tableau dans
+lequel Matthieu Molé était représenté arrêtant une émeute avec son
+bonnet carré: tableau qui faisait sentir la différence des temps. Une
+superbe patte d'oie de tilleuls avait été coupée; mais une des trois
+avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage; on
+l'a mêlée depuis à de nouvelles plantations: nous en sommes aux
+peupliers.</p>
+
+<p>Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne
+dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de
+terre ou de cour qu'il avait retrouvés: moi-même, n'ai-je pas planté
+jadis la Vallée-aux-Loups? N'y ai-je pas commencé ces <span class="italic">Mémoires</span>? Ne
+les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier, <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> dont
+on essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon? Ne les
+ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure,
+proie nouvelle pour la démocratie qui revient? Les châteaux brûlés en
+1789 auraient dû avertir le reste des châteaux de demeurer cachés dans
+leurs décombres: mais les clochers des villages engloutis qui percent
+les laves du Vésuve n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces
+mêmes laves d'autres églises et d'autres hameaux.</p>
+
+<p>Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de
+Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme
+de saint Louis, dont elle avait du sang<a id="footnotetag243" name="footnotetag243"></a><a href="#footnote243" title="Lien vers la note 243"><span class="note">[243]</span></a>. J'assistai à sa prise de
+possession de Fervacques<a id="footnotetag244" name="footnotetag244"></a><a href="#footnote244" title="Lien vers la note 244"><span class="note">[244]</span></a>, et j'eus l'honneur de coucher dans le
+lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à
+Combourg. Ce n'était pas une petite <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> affaire que ce voyage:
+il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine<a id="footnotetag245" name="footnotetag245"></a><a href="#footnote245" title="Lien vers la note 245"><span class="note">[245]</span></a>, enfant,
+M. Berst&oelig;cher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne
+parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux
+qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que
+cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais? et cependant le
+château n'était pas achevé de meubler que le signal du délogement fut
+donné. J'ai vu celle qui affronta l'échafaud d'un si grand courage, je
+l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie
+par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue
+me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle
+quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du
+Valais; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues
+solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à
+Fervacques; <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> elle se hâtait de se cacher dans une terre
+qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le
+coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à
+l'amant de Gabrielle:</p>
+
+<p class="poem25">La dame de Fervacques<br>
+ Mérite de vives attaques.</p>
+
+<p>Le soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres: déclarations
+passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en
+beautés jusqu'à madame de Custine. Fervacques a été vendu.</p>
+
+<p>Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon<a id="footnotetag246" name="footnotetag246"></a><a href="#footnote246" title="Lien vers la note 246"><span class="note">[246]</span></a>, laquelle, pendant
+mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame
+Lindsay<a id="footnotetag247" name="footnotetag247"></a><a href="#footnote247" title="Lien vers la note 247"><span class="note">[247]</span></a>, que je n'avais cessé de voir, me fit connaître Julie
+Talma<a id="footnotetag248" name="footnotetag248"></a><a href="#footnote248" title="Lien vers la note 248"><span class="note">[248]</span></a>. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous
+avions une grand'mère commune, et elle voulait bien m'appeler son
+cousin. Veuve du comte de Clermont-Tonnerre<a id="footnotetag249" name="footnotetag249"></a><a href="#footnote249" title="Lien vers la note 249"><span class="note">[249]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> elle se
+remaria depuis au marquis de Talaru<a id="footnotetag250" name="footnotetag250"></a><a href="#footnote250" title="Lien vers la note 250"><span class="note">[250]</span></a>. Elle avait, en prison,
+converti M. de La Harpe<a id="footnotetag251" name="footnotetag251"></a><a href="#footnote251" title="Lien vers la note 251"><span class="note">[251]</span></a>. Ce fut par elle que je connus le peintre
+Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers servants; Neveu me mit un
+moment en rapport avec Saint-Martin.</p>
+
+<p>M. de Saint-Martin<a id="footnotetag252" name="footnotetag252"></a><a href="#footnote252" title="Lien vers la note 252"><span class="note">[252]</span></a> avait cru trouver dans <span class="italic">Atala</span> certain argot
+dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de
+doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à
+dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du
+Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heures; le philosophe
+du ciel était à son poste. À sept <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> heures, un valet discret
+posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous
+assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Martin,
+qui, d'ailleurs, avait de très-belles façons, ne prononçait que de
+courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations, avec
+des attitudes et des grimaces de peintre; je ne disais mot.</p>
+
+<p>Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit
+un autre plat sur la table: les mets se succédèrent ainsi un à un et à
+de longues distances. M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se
+mit à parler en façon d'archange; plus il parlait, plus son langage
+devenait ténébreux. Neveu m'avait insinué, en me serrant la main, que
+nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des
+bruits: depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais
+rien. À minuit, l'homme des visions se lève tout à coup: je crus que
+l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes
+allaient faire retentir les mystérieux corridors; mais M. de
+Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la
+conversation une autre fois; il mit son chapeau et s'en alla.
+Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer
+par une visite inattendue: néanmoins, il ne tarda pas à disparaître.
+Je ne l'ai jamais revu: il courut mourir dans le jardin de M.
+Lenoir-Laroche, mon voisin d'Aulnay<a id="footnotetag253" name="footnotetag253"></a><a href="#footnote253" title="Lien vers la note 253"><span class="note">[253]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme: l'abbé
+Faria<a id="footnotetag254" name="footnotetag254"></a><a href="#footnote254" title="Lien vers la note 254"><span class="note">[254]</span></a>, à un dîner chez madame de Custine, se vanta de tuer un
+serin en le magnétisant: le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de
+lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin:
+chrétien, ma seule présence avait rendu le trépied impuissant.</p>
+
+<p>Une autre fois, le célèbre Gall<a id="footnotetag255" name="footnotetag255"></a><a href="#footnote255" title="Lien vers la note 255"><span class="note">[255]</span></a>, toujours chez madame de Custine,
+dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me
+prit pour une grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais,
+raccommoder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La
+forme de la tête peut aider à distinguer <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> le sexe dans les
+individus, à indiquer ce qui appartient à la bête, aux passions
+animales; quant aux facultés intellectuelles, la phrénologie en
+ignorera toujours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des
+grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mît
+sous les yeux des phrénologistes sans leur dire à qui ils ont
+appartenu, ils n'enverraient pas un cerveau à son adresse: l'examen
+des <span class="italic">bosses</span> produirait les méprises les plus comiques.</p>
+
+<p>Il me prend un remords: j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu
+de moquerie, je m'en repens. Cette moquerie, que je repousse
+continuellement et qui me revient sans cesse, me met en souffrance;
+car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le
+plus commun et le plus facile de tous; bien entendu que je ne fais pas
+ici le procès à la haute comédie. M. de Saint-Martin était, en dernier
+résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et
+indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient
+élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des
+deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse
+déclaration de l'auteur du <span class="italic">Portrait de M. de Saint-Martin fait par
+lui-même</span><a id="footnotetag256" name="footnotetag256"></a><a href="#footnote256" title="Lien vers la note 256"><span class="note">[256]</span></a>? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis
+pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de
+Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je
+vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient pas trompé:
+M. de Saint-Martin n'a pas pu être tout à <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> fait frappé de la
+même manière que moi dans le dîner dont je parle; mais on voit que je
+n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin
+ressemble au mien par le fond.</p>
+
+<p>«Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue avec M. de
+Chateaubriand dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à
+l'École polytechnique<a id="footnotetag257" name="footnotetag257"></a><a href="#footnote257" title="Lien vers la note 257"><span class="note">[257]</span></a>. J'aurais beaucoup gagné à le connaître
+plus tôt: c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois
+trouvé en présence depuis que j'existe, et encore n'ai-je joui de sa
+conversation que pendant le repas. Car aussitôt après parut une visite
+qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand
+l'occasion pourra renaître, parce que le roi de ce monde a grand soin
+de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui
+ai-je besoin, excepté de Dieu?»</p>
+
+<p>M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi: la dignité de sa
+dernière phrase écrase du poids d'une nature sérieuse ma raillerie
+inoffensive.</p>
+
+<p>J'avais aperçu M. de Saint-Lambert<a id="footnotetag258" name="footnotetag258"></a><a href="#footnote258" title="Lien vers la note 258"><span class="note">[258]</span></a> et madame de <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span>
+Houdetot<a id="footnotetag259" name="footnotetag259"></a><a href="#footnote259" title="Lien vers la note 259"><span class="note">[259]</span></a> au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et
+les libertés d'autrefois, soigneusement empaillées et conservées:
+c'était le <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle expiré et marié à sa manière. Il suffit de
+tenir bon dans la vie pour que les illégitimités deviennent des
+légitimités. On se sent une estime infinie pour l'immoralité parce
+qu'elle n'a pas cessé d'être et que le temps l'a décorée de rides. À
+la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent
+unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état; ils
+<span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la
+mauvaise humeur de l'âge: c'est la justice de Dieu.</p>
+
+<p class="poem">Malheur à qui le ciel accorde de longs jours!</p>
+
+<p>Il devenait difficile de comprendre quelques pages des <span class="italic">Confessions</span>,
+quand on avait vu l'objet des transports de Rousseau: madame de
+Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui
+écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la
+<span class="italic">Nouvelle Héloïse</span>? On croit qu'elle en avait fait le sacrifice à
+Saint-Lambert.</p>
+
+<p>À près de quatre-vingts ans madame de Houdetot s'écriait encore, dans
+des vers agréables:</p>
+
+<p class="poem"><span class="add5em">Et l'amour me console!</span><br>
+ Rien ne pourra me consoler de lui.</p>
+
+<p>Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec
+sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons: «Bonsoir, mon
+ami!» C'était là à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du
+<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>La société de madame de Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de
+Rousseau, de Grimm, de madame d'Épinay, m'a rendu la vallée de
+Montmorency insupportable, et quoique, sous le rapport des faits, je
+sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous
+mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai revu dernièrement, à
+Sannois<a id="footnotetag260" name="footnotetag260"></a><a href="#footnote260" title="Lien vers la note 260"><span class="note">[260]</span></a>, la maison qu'habitait madame de Houdetot; ce n'est plus
+qu'une coque <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre
+abandonné intéresse toujours; mais que disent des foyers où ne s'est
+assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont
+les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le
+souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire?</p>
+
+<p class="p2">Une contrefaçon du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, à Avignon, m'appela au
+mois d'octobre 1802 dans le midi de la France<a id="footnotetag261" name="footnotetag261"></a><a href="#footnote261" title="Lien vers la note 261"><span class="note">[261]</span></a>. Je ne connaissais
+que ma pauvre Bretagne et les provinces du Nord, traversées par moi en
+quittant mon pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui
+devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers
+lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une
+disposition heureuse; ma réputation me rendait la vie légère: il y a
+beaucoup de songes dans le premier enivrement de la renommée, et les
+yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève;
+mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité;
+si elle dure, l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible.</p>
+
+<p>Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains
+que je n'avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans
+l'amphithéâtre de Trêves quelques feuilles d'<span class="italic">Atala</span>, tirées de mon
+havresac. <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des
+barques entoilées, portant la nuit une lumière; des femmes les
+conduisaient; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord,
+raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché
+à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les
+couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs
+solitaires. Le fils de M. Ballanche<a id="footnotetag262" name="footnotetag262"></a><a href="#footnote262" title="Lien vers la note 262"><span class="note">[262]</span></a>, propriétaire, après M.
+Migneret, du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, était devenu mon hôte: il est
+devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien dont
+les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît
+à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le
+ciel?</p>
+
+<p>Le 27 octobre, le bateau de poste qui me conduisait à Avignon<a id="footnotetag263" name="footnotetag263"></a><a href="#footnote263" title="Lien vers la note 263"><span class="note">[263]</span></a> fut
+obligé de s'arrêter à Tain, à cause <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> d'une tempête. Je me
+croyais en Amérique: le Rhône me représentait mes grandes rivières
+sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots; un
+conscrit se tenait debout dans un coin du foyer; il avait le sac sur
+le dos, et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le
+soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence
+devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et
+le chat de faire du bruit.</p>
+
+<p>Ce que j'écrivais était un article déjà presque fait en descendant le
+Rhône et relatif à la <span class="italic">Législation primitive</span> de M. de Bonald. Je
+prévoyais ce qui est arrivé depuis: «La littérature française,
+disais-je, va changer de face; avec la Révolution vont naître d'autres
+pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est aisé de
+prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront de
+sortir des anciennes routes; les autres tâcheront de suivre les
+antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour
+nouveau. Il est assez probable que les derniers finiront par
+l'emporter sur leurs adversaires, parce qu'en s'appuyant sur les
+grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des guides
+plus sûrs et des documents plus féconds.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de
+l'histoire; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle: «L'auteur de
+cet article, disais-je, ne se peut refuser à une image qui lui est
+fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où
+il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de
+France. Sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en ruine; au
+haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les
+montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces
+sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des
+spectateurs; mais personne ne s'arrête pour aller où le clocher
+l'invite. Ainsi, les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et
+religion donnent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que
+le torrent du siècle entraîne; le voyageur s'étonne de la grandeur des
+débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des
+souvenirs qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et,
+au premier détour du fleuve, tout est oublié<a id="footnotetag264" name="footnotetag264"></a><a href="#footnote264" title="Lien vers la note 264"><span class="note">[264]</span></a>.»</p>
+
+<p>Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un enfant portant des
+livres m'en offrit: j'achetai du premier coup trois éditions
+différentes et contrefaites d'un petit roman nommé <span class="italic">Atala</span>. En allant
+de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais
+inconnu. Il me vendit les quatre volumes du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>,
+au prix raisonnable de neuf francs <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> l'exemplaire, et me fit
+un grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel
+entre cour et jardin. Je crus avoir trouvé la pie au nid: au bout de
+vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la fortune, et je
+m'arrangeai presque pour rien avec le voleur<a id="footnotetag265" name="footnotetag265"></a><a href="#footnote265" title="Lien vers la note 265"><span class="note">[265]</span></a>.</p>
+
+<p>Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui,
+dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de
+fusil avec les riverains et se défendait contre les années.</p>
+
+<p>Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte,
+puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville
+des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il
+dit au prévôt envoyé au-devant de lui par le pontife: «Frère, ne me
+celez pas: dont vient ce trésor? l'a prins le pape en son trésor? Et
+il lui répondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit payé
+chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, prévost, je vous promets que
+nous n'en aurons denier en notre vie, et voulons que cet argent
+cueilli soit rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape qu'il
+le leur fasse rendre: car si je savois que le contraire fust, il m'en
+poiseroit; et eusse ores passé <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> la mer, si retournerois-je
+par deçà. Adonc fut Bertrand payé de l'argent du pape, et ses gens de
+rechief absous, et ladite absolution primière de rechief confirmée.»</p>
+
+<p>Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était
+l'entrée de l'Italie. Les géographies disent: «Le Rhône est au roi,
+mais la ville d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière de
+la Sorgue, qui est au pape.» Le pape est-il bien sûr de conserver
+longtemps la propriété du Tibre? On visitait à Avignon le couvent des
+Célestins. Le bon roi René, qui diminuait les impôts quand la
+tramontane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des
+Célestins un squelette: c'était celui d'une femme d'une grande beauté
+qu'il avait aimée.</p>
+
+<p>Dans l'église des Cordeliers se trouvait le sépulcre de <span class="italic">madonna
+Laura</span>: François <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr> commanda de l'ouvrir et salua les cendres
+immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe
+qu'il fit élever cette épitaphe:</p>
+
+<p class="poem">En petit lieu compris vous pouvez voir<br>
+ Ce qui comprend beaucoup par renommée:<br>
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . <br>
+ Ô gentille âme, estant tant estimée,<br>
+ Qui te pourra louer qu'en se taisant?<br>
+ Car la parole est toujours réprimée,<br>
+ Quand le sujet surmonte le disant.</p>
+
+<p>On aura beau faire, le <span class="italic">père des lettres</span>, l'ami de Benvenuto Cellini,
+de Léonard de Vinci, du Primatice, le <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> roi à qui nous devons
+la <span class="italic">Diane</span>, s&oelig;ur de l'<span class="italic">Apollon du Belvédère</span>, et la <span class="italic">Sainte
+Famille</span> de Raphaël; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a
+reçu des beaux-arts reconnaissants une vie qui ne périra point.</p>
+
+<p>J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères
+parfumées et la première olive que portait un jeune olivier:</p>
+
+<p class="poem"><span class="add1em">Chiara fontana, in quel medesmo bosco</span><br>
+ Sorgea d'un sasso; ed acque fresche e dolci<br>
+ Spargea soavemente mormorando:<br>
+ Al bel seggio riposto, ombroso e fosco<br>
+ Ne pastori appressavan, ne bifolci;<br>
+ Ma nimfe e muse a quel tenor cantando.</p>
+
+<p>«Cette claire fontaine, dans ce même bocage, sort d'un rocher; elle
+répand, fraîches et douces, ses ondes qui suavement murmurent. À ce
+beau lit de repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'empressent;
+mais la nymphe et la muse y vont chantant.»</p>
+
+<p>Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée: «Je
+m'enquérais, dit-il, d'un lieu caché où je pusse me retirer comme dans
+un port, quand je trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien
+solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de toutes les
+sources: je m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies en
+langue vulgaire: vers où j'ai peint les chagrins de ma jeunesse.»</p>
+
+<p>C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore
+lorsque j'y passai, le bruit des armes retentissant en Italie; il
+s'écriait:</p>
+
+<div class="poem">
+<p class="add1em"><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Italia mia. . . . .<br>
+ . . . . . . . .<br>
+ O diluvio raccolto<br>
+ Di che deserti strani<br>
+ Per inondar i nostri dolci campi!<br>
+ . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="add1em"><span class="min1em">Non è questo 'l terren ch' io toccai pria?</span><br>
+ Non è questo 'l mio nido,<br>
+ Ove audrito fui si dolcemente?<br>
+ Non è questa la patria, in ch' io mi fido,<br>
+ Madre benigna e pia<br>
+ Chi copre l' uno et l' altro mio parente?</p>
+</div>
+
+<p>«Mon Italie!... Ô déluge rassemblé des déserts étrangers pour inonder
+nos doux champs! N'est-ce pas là le sol que je touchai d'abord?
+n'est-ce pas là le nid où je fus si doucement nourri? n'est-ce pas là
+la patrie en qui je me confie, mère bénigne et pieuse qui couvre l'un
+et l'autre de mes parents?»</p>
+
+<p>Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain <abbr title="5">V</abbr> à se transporter à Rome:
+«Que répondrez-vous à saint Pierre,» s'écrie-t-il éloquemment, «quand
+il vous dira: Que se passe-t-il à Rome? Dans quel état est mon temple,
+mon tombeau, mon peuple? Vous ne répondez rien? D'où venez-vous?
+Avez-vous habité les bords du Rhône? Vous y naquîtes, dites-vous: et
+moi, n'étais-je pas né en Galilée?»</p>
+
+<p>Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les
+entrailles; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à
+la voix d'un législateur! C'est à Pétrarque que nous devons le retour
+du souverain pontife au Vatican; c'est sa voix qui a fait <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span>
+naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.</p>
+
+<p>De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me
+montra la <span class="italic">Glacière</span>: la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres:
+les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de
+reverdir sur des ossements<a id="footnotetag266" name="footnotetag266"></a><a href="#footnote266" title="Lien vers la note 266"><span class="note">[266]</span></a>. Hélas! les gémissements des victimes
+meurent vite après elles; ils arrivent à peine à quelque écho qui les
+fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est
+éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du
+Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque;
+une <span class="italic">canzone</span> solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer
+Vaucluse d'une immortelle mélancolie et de chagrins d'amour
+d'autrefois.</p>
+
+<p>Alain Chartier était venu de Bayeux se faire enterrer <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> à
+Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit <span class="italic">la Belle Dame
+sans mercy</span>, et le baiser de Marguerite d'Écosse l'a fait vivre.</p>
+
+<p>D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville
+à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité
+par Bossuet: «Je ne t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un
+degré si éminent, que la plupart des nations te doivent céder, et que
+la Grèce même ne doit pas se comparer à toi!» (<span class="italic">Pro L. Flacco</span>.)
+Tacite, dans la <span class="italic">Vie d'Agricola</span>, loue aussi Marseille, comme mêlant
+l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de
+l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée
+par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire? Je me hâtai de monter
+à <span class="italic">Notre-Dame de la Garde</span>, pour admirer la mer que bordent avec leurs
+ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La
+mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme
+l'Océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit
+Jéhovah: «Tu n'iras pas plus loin.»</p>
+
+<p>Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime; j'ai revu cette
+mer qui m'est à présent si connue, et au bout de laquelle s'élevèrent
+la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait; je suis entré
+dans le fort bâti par François <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>, où ne veillait plus un vétéran de
+l'armée d'Égypte, mais où se tenait un conscrit destiné pour Alger et
+perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle
+restaurée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le cantique des
+matelots de la Bretagne à <span class="italic">Notre-Dame de Bon-Secours</span> me revenait en
+pensée: vous savez quand <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> et comment je vous ai déjà cité
+cette complainte de mes premiers jours de l'Océan:</p>
+
+<p class="poem25">Je mets ma confiance,<br>
+ Vierge, en votre secours, etc.</p>
+
+<p>Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de l'<span class="italic">Étoile
+des mers</span>, à laquelle j'avais été voué dans mon enfance! Lorsque je
+contemplais ces <span class="italic">ex-voto</span>, ces peintures de naufrages suspendues
+autour de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile plaque
+sous les portiques de Carthage le héros troyen, ému à la vue d'un
+tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre
+d'Hamlet a profité de l'âme du chantre de Didon.</p>
+
+<p>Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain,
+je n'ai point reconnu Marseille: dans ses rues droites, longues et
+larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de
+vaisseaux; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une
+<span class="italic">nave</span>, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en
+Chypre comme Joinville: au rebours des hommes, le temps rajeunit les
+villes. J'aimais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des
+Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Épernon, avec les
+monuments de Louis <abbr title="14">XIV</abbr> et les vertus de Belsunce; les rides me
+plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années
+qu'elle a perdues, je ne fais que pleurer celles que j'ai trouvées.
+Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai; mais l'émule d'Athènes
+est devenu trop jeune pour moi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> Si les <span class="italic">Mémoires</span> d'Alfieri eussent été publiés en 1802<a id="footnotetag267" name="footnotetag267"></a><a href="#footnote267" title="Lien vers la note 267"><span class="note">[267]</span></a>,
+je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du
+poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et
+de l'expression:</p>
+
+<p>«Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, à Marseille, était
+de me baigner presque tous les soirs dans la mer; j'avais trouvé un
+petit endroit fort agréable, sur une langue de terre placée à droite
+hors du port, où, en m'asseyant sur le sable, le dos appuyé contre un
+rocher, qui empêchait qu'on ne pût me voir du côté de la terre, je
+n'avais plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces deux
+immensités qu'embellissaient les rayons d'un soleil couchant, je
+passais, en rêvant, des heures délicieuses; et là, je serais devenu
+poète, si j'avais su écrire dans une langue quelconque.»</p>
+
+<p>Je revins par le Languedoc et la Gascogne. À Nîmes, les Arènes et la
+Maison-Carrée n'étaient pas encore dégagées: cette année 1838, je les
+ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean
+Reboul<a id="footnotetag268" name="footnotetag268"></a><a href="#footnote268" title="Lien vers la note 268"><span class="note">[268]</span></a>. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont
+ordinairement ni poètes, ni ouvriers: réparation à M. Reboul.
+<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> Je l'ai trouvé dans sa boulangerie; je me suis adressé à lui
+sans savoir à qui je parlais, ne le distinguant pas de ses compagnons
+de Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la
+personne que je demandais était chez elle. Il est revenu bientôt après
+et s'est fait connaître: il m'a mené dans son magasin; nous avons
+circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés
+par une espèce d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre
+haute d'un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons
+causé. J'étais heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus
+heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré
+d'une commode un manuscrit, et m'a lu des vers énergiques d'un poème
+qu'il compose sur le <span class="italic">Dernier jour</span>. Je l'ai félicité de sa religion
+et de son talent. Je me rappelais ces belles strophes <span class="italic">à un Exilé</span>:</p>
+
+<p class="poem">Quelque chose de grand se couve dans le monde.<br>
+ Il faut, ô jeune roi, que ton âme y réponde.....<br>
+ Oh! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil,<br>
+ Le ciel par un mourant fit révéler ta vie;<br>
+ Que quelque temps après, de ses enfants suivie,<br>
+ Aux yeux de l'univers, la nation ravie<br>
+ T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil!</p>
+
+<p>Il fallut me séparer de mon hôte, non sans souhaiter au poète les
+jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la
+Cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la
+roue au-dessus de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était
+peut-être un forgeron à Athènes, et que Plaute, à Rome, annonçait
+Reboul à Nîmes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche
+Aigues-Mortes, que j'ai visitée en 1838. Cette ville est encore tout
+entière avec ses tours et son enceinte: elle ressemble à un vaisseau
+de haut bord échoué sur le sable où l'ont laissée saint Louis, le
+temps et la mer. Le saint roi avait donné des <span class="italic">usages</span> et statuts à la
+ville d'Aigues-Mortes: «Il veut que la prison soit telle, qu'elle
+serve non à l'extermination de la personne, mais à sa garde; que nulle
+information ne soit faite pour des paroles injurieuses; que l'adultère
+même ne soit recherché qu'en certains cas, et que le violateur d'une
+vierge, <span class="italic">volente vel nolente</span>, ne perde ni la vie, ni aucun de ses
+membres, <span class="italic">sed alio modo puniatur</span>.»</p>
+
+<p>À Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volontiers écrit comme
+le roi très-chrétien à la Confédération suisse: «Ma fidèle alliée et
+ma grande amie.» Scaliger aurait voulu faire de Montpellier <span class="italic">le nid de
+sa vieillesse</span>. Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, <span class="italic">Mons
+puellarum</span>: de là la beauté de ses femmes. Montpellier, en tombant
+devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution
+aristocratique de la France.</p>
+
+<p>De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon
+naturel, une attaque de mes songeries. J'aurais oublié cette attaque
+si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour
+de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps
+retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride,
+couvert de digitales, qui me fit oublier le monde: mon regard glissait
+sur cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par
+la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, hormis <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> le
+ciel, l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je
+suis inspiré; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui
+jette ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une
+fleur que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs,
+un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant moi, m'entraînent à
+toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir
+pourquoi, que de chercher dans la vie des intérêts émoussés, refroidis
+par leur répétition et leur multitude? Tout est usé aujourd'hui, même
+le malheur.</p>
+
+<p>À Narbonne, je rencontrai le canal des Deux-Mers. Corneille, chantant
+cet ouvrage, ajoute sa grandeur à celle de Louis <abbr title="14">XIV</abbr>:</p>
+
+<p class="poem">La Garonne et le Tarn, en leurs grottes profondes,<br>
+ Soupiraient dès longtemps pour marier leurs ondes,<br>
+ Et faire ainsi couler par un heureux penchant<br>
+ Les trésors de l'aurore aux rives du couchant.<br>
+ Mais à des v&oelig;ux si doux, à des flammes si belles<br>
+ La nature, attachée à des lois éternelles,<br>
+ Pour obstacle invincible opposait fièrement<br>
+ Des monts et des rochers l'affreux enchaînement.<br>
+ France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent,<br>
+ La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent.<br>
+ Tout cède<a id="footnotetag269" name="footnotetag269"></a><a href="#footnote269" title="Lien vers la note 269"><span class="note">[269]</span></a>. . . . . . . . . . . . . .</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> À Toulouse, j'aperçus, du pont de la Garonne, la ligne des
+Pyrénées; je la devais traverser quatre ans plus tard: les horizons se
+succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau
+le corps desséché de la belle Paule: heureux ceux qui croient sans
+avoir vu! Montmorency avait été décapité dans la cour de l'hôtel de
+ville: cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en
+parle encore après tant d'autres têtes abattues? Je ne sais si dans
+l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui
+ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme: «Le feu et la fumée
+dont il étoit couvert, dit Guitaut, m'empêchèrent de le reconnoître;
+mais voyant un homme qui, après avoir rompu six de nos rangs, tuoit
+encore des soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvoit être que
+M. de Montmorency; je le sus certainement lorsque je le vis renversé à
+terre sous son cheval mort.»</p>
+
+<p>L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture.
+Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si
+bien traduit par M. Fauriel, fait revivre:</p>
+
+<p>«Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier de son père, la
+croix et le fer, entrent ensemble par l'une des portes. Ni en chambre,
+ni en étage, il ne resta pas une jeune fille; les habitants de la
+ville, grands et petits, regardent tous le comte comme fleur de
+rosier<a id="footnotetag270" name="footnotetag270"></a><a href="#footnote270" title="Lien vers la note 270"><span class="note">[270]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de
+la langue d'<span class="italic">Oc</span>: «Simon, se voyant seigneur de tant de terres, les
+départit entre les gentilshommes, tant françois qu'autres, <span lang="la"><span class="italic">atque loci leges dedimus</span>;»</span>
+disent les huit archevêques et
+évêques signataires.</p>
+
+<p>J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de
+mes grandes admirations, de Cujas, écrivant, couché à plat ventre, ses
+livres épandus autour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le
+souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance
+n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas; mais elle
+nourrit l'un de ses maris des infidélités dont mourut l'autre. Cujas
+fut protégé par la fille de François <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>, Pibrac par la fille de
+Henri <abbr title="2">II</abbr>, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses.
+Pibrac est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J'étais logé
+peut-être dans l'hôtel du président son père.) «Ce bon monsieur de
+Pibrac, dit Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si
+saines, les m&oelig;urs si douces; son âme étoit si disproportionnée à
+notre corruption et à nos tempêtes!» Et Pibrac a fait l'apologie de la
+Saint-Barthélemy.</p>
+
+<p>Je courais sans pouvoir m'arrêter; le sort me renvoyait à 1838 pour
+admirer en détail la cité de Raimond de Saint-Gilles, et pour parler
+des nouvelles connaissances que j'y ai faites: M. de Lavergne<a id="footnotetag271" name="footnotetag271"></a><a href="#footnote271" title="Lien vers la note 271"><span class="note">[271]</span></a>,
+<span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> homme de talent, d'esprit et de raison; mademoiselle
+Honorine Gasc, Malibran future<a id="footnotetag272" name="footnotetag272"></a><a href="#footnote272" title="Lien vers la note 272"><span class="note">[272]</span></a>. Celle-ci, en ma qualité nouvelle
+de serviteur de Clémence Isaure, <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> me rappelait ces vers que
+Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux, près de
+Toulouse:</p>
+
+<p class="poem25">Hélas! que l'on seroit heureux<br>
+ Dans ce beau lieu digne d'envie,<br>
+ Si, toujours aimé de Sylvie,<br>
+ On pouvoit, toujours amoureux,<br>
+ Avec elle passer sa vie!</p>
+
+<p>Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix! Les
+talents sont <span class="italic">de l'or de Toulouse</span>: ils portent malheur.</p>
+
+<p>Bordeaux était à peine débarrassé de ses échafauds et de ses lâches
+Girondins<a id="footnotetag273" name="footnotetag273"></a><a href="#footnote273" title="Lien vers la note 273"><span class="note">[273]</span></a>. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de
+belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à
+peine à respirer. À Bordeaux, Louis <abbr title="14">XIV</abbr> avait jadis fait abattre le
+palais <span class="italic">des Tutelles</span>, afin de bâtir le Château-Trompette: Spon<a id="footnotetag274" name="footnotetag274"></a><a href="#footnote274" title="Lien vers la note 274"><span class="note">[274]</span></a>
+et les amis de l'antiquité gémirent:</p>
+
+<p class="poem">Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux,<br>
+ Ouvrage des Césars, monument tutélaire?</p>
+
+<p>On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un
+témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.</p>
+
+<p>Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en
+1833, j'adressai ces paroles: «Captive <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> de Blaye! je me
+désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées!» Je
+m'acheminai vers Rochefort, et je me rendis à Nantes, par la Vendée.</p>
+
+<p>Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mutilations et les
+cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des
+ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les
+Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et
+recevaient la bénédiction d'un prêtre: la prière prononcée sous les
+armes n'était point réputée faiblesse, car le Vendéen qui élevait son
+épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie.</p>
+
+<p>La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de
+voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient
+glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le c&oelig;ur me palpita,
+lorsque ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bretagne. Je
+passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières
+années de mon enfance. Je ne pus que rester vingt-quatre heures auprès
+de ma femme et de mes s&oelig;urs, et je regagnai Paris.</p>
+
+<p class="p2">J'arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms
+supérieurs au second rang dans le <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle, et qui, formant une
+arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de
+l'ampleur et de la consistance.</p>
+
+<p>J'avais connu M. de La Harpe<a id="footnotetag275" name="footnotetag275"></a><a href="#footnote275" title="Lien vers la note 275"><span class="note">[275]</span></a> en 1789: comme Flins, il s'était
+pris d'une belle passion pour ma s&oelig;ur, <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> madame la comtesse
+de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses &oelig;uvres sous
+ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des
+c&oelig;urs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait
+contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il
+ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans
+les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux
+plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences; mais, somme
+toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions,
+capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers
+ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le
+repentir. Il n'a pas manqué sa fin: je le vis mourir chrétien
+courageux, le goût agrandi par la religion, n'ayant conservé d'orgueil
+que contre l'impiété, et de haine que contre la <span class="italic">langue
+révolutionnaire</span><a id="footnotetag276" name="footnotetag276"></a><a href="#footnote276" title="Lien vers la note 276"><span class="note">[276]</span></a>.</p>
+
+<p>À mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe
+favorable à mes ouvrages: la maladie dont il était attaqué ne
+l'empêchait pas de travailler; il me récitait des passages d'un poème
+qu'il composait sur la Révolution<a id="footnotetag277" name="footnotetag277"></a><a href="#footnote277" title="Lien vers la note 277"><span class="note">[277]</span></a>; on y remarquait quelques vers
+énergiques contre les crimes du temps et contre les <span class="italic">honnêtes gens</span>
+qui les avaient soufferts:</p>
+
+<p class="poem">Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis:<br>
+ Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> Oubliant qu'il était malade, coiffé d'un bonnet blanc, vêtu
+d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête; puis, laissant échapper
+son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine: «Je n'en
+puis plus: je sens une griffe de fer dans le côté.» Et si,
+malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de
+Stentor et mugissait: «Allez-vous-en! Fermez la porte!» Je lui disais
+un jour: «Vous vivrez pour l'avantage de la religion.&mdash;Ah! oui, me
+répondit-il, ce serait bien à Dieu; mais il ne le veut pas, et je
+mourrai ces jours-ci.» Retombant dans son fauteuil et enfonçant son
+bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et
+son humilité.</p>
+
+<p>Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même
+avec la plus grande modestie, déclarant qu'il n'avait rien fait de
+supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point
+dégénéré entre ses mains.</p>
+
+<p>M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803: l'auteur des
+<span class="italic">Saisons</span> mourait presque en même temps au milieu de toutes les
+consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de
+toutes les consolations de la religion; l'un visité des hommes,
+l'autre visité de Dieu<a id="footnotetag278" name="footnotetag278"></a><a href="#footnote278" title="Lien vers la note 278"><span class="note">[278]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> cimetière
+de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de
+la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt
+recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était
+lugubre: les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient
+le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les
+dernières paroles de l'amitié à l'oreille de la mort<a id="footnotetag279" name="footnotetag279"></a><a href="#footnote279" title="Lien vers la note 279"><span class="note">[279]</span></a>. Le
+cimetière a été détruit et M. de La Harpe exhumé: il n'existait
+presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Directoire,
+M. de La Harpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme<a id="footnotetag280" name="footnotetag280"></a><a href="#footnote280" title="Lien vers la note 280"><span class="note">[280]</span></a>; elle
+l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder
+aucun droit.</p>
+
+<p>Au reste, M. de La Harpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès
+de la Révolution qui grandissait toujours: les renommées se hâtaient
+de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les
+périls perdaient leur puissance devant lui.</p>
+
+<p class="p2">Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la
+marche gigantesque du monde s'accomplissait; l'homme du temps prenait
+le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses,
+précurseurs du déplacement universel, j'étais débarqué à Calais pour
+concourir à l'action générale, dans la mesure assignée à chaque
+soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte
+battait le rappel des destinées: il devint bientôt premier consul à
+vie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> Après l'adoption du Concordat par le Corps législatif en
+1802<a id="footnotetag281" name="footnotetag281"></a><a href="#footnote281" title="Lien vers la note 281"><span class="note">[281]</span></a>, Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son
+frère; j'y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et
+les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorsque
+Napoléon entra: il me frappa agréablement; je ne l'avais jamais aperçu
+que de loin. Son sourire était caressant et beau; son &oelig;il
+admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front
+et encadré dans ses sourcils. Il n'avait encore aucune charlatanerie
+dans le regard, rien de théâtral et d'affecté. Le <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi
+sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si
+froid: il n'eût pas été ce qu'il était si la Muse n'eût été là; la
+raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie
+sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables
+d'inspiration et d'action: l'une enfante le projet, l'autre
+l'accomplit.</p>
+
+<p>Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se
+dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait; les rangs
+s'ouvraient successivement; chacun espérait que le consul s'arrêterait
+à lui; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces
+méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins; Bonaparte éleva tout à
+coup la voix et me dit: «Monsieur de Chateaubriand!» Je restai seul
+alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle
+autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité: sans me
+faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me
+parla sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> de l'Égypte et des Arabes, comme si
+j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une
+conversation déjà commencée entre nous. «J'étais toujours frappé, me
+dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du
+désert, se tourner vers l'Orient et toucher le sable de leur front.
+Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers l'Orient?»</p>
+
+<p>Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée:
+«Le christianisme! Les idéologues n'ont-ils pas voulu en faire un
+système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que
+le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allégorie du
+mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont
+beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à
+l'<span class="italic">infâme</span>.»</p>
+
+<p>Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, «un esprit
+est passé devant moi; les poils de ma chair se sont hérissés; il s'est
+tenu là: je ne connais point son visage et j'ai entendu sa voix comme
+un petit souffle.»</p>
+
+<p>Mes jours n'ont été qu'une suite de visions; l'enfer et le ciel se
+sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que
+j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai
+rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du
+dernier siècle et l'homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je
+m'entretins un moment avec l'un et l'autre; tous deux me renvoyèrent à
+la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un
+crime.</p>
+
+<p>Je remarquai qu'en circulant dans la foule, Bonaparte <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> me
+jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi
+en me parlant. Je le suivais aussi des yeux:</p>
+
+<p class="poem">
+ Chi è quel grande che non par che curi<br>
+ L' incendio?</p>
+
+<p>«Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie?»<br>
+<span class="left40">(<span class="italic">Dante</span><a id="footnotetag282" name="footnotetag282"></a><a href="#footnote282" title="Lien vers la note 282"><span class="note">[282]</span></a>.)</span></p>
+
+<p>À la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome: il
+avait jugé d'un coup d'&oelig;il où et comment je lui pouvais être utile.
+Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que
+j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique; il croyait
+que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas besoin d'apprentissage.
+C'était un grand découvreur d'hommes; mais il voulait qu'ils n'eussent
+de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce
+talent; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation
+sur la sienne: il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers.</p>
+
+<p>Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le
+Consul avait eue de <span class="italic">ma conversation</span>: je n'avais pas ouvert la
+bouche; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me
+pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne
+m'était jamais venue; je refusai net. Alors on fit parler une autorité
+à laquelle il m'était difficile de résister.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> L'abbé Émery<a id="footnotetag283" name="footnotetag283"></a><a href="#footnote283" title="Lien vers la note 283"><span class="note">[283]</span></a>, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice,
+vint me conjurer, au nom du clergé, d'accepter, pour le bien de la
+religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte
+destinait à son oncle, le cardinal Fesch<a id="footnotetag284" name="footnotetag284"></a><a href="#footnote284" title="Lien vers la note 284"><span class="note">[284]</span></a>. Il me faisait entendre
+que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remarquable, je me
+trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m'avait
+mis en rapport avec l'abbé Émery: j'avais passé aux États-Unis avec
+l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon
+obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait
+dans ma vie publique, me prenait par l'imagination et le c&oelig;ur.
+<span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> L'abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature,
+par sa robe et par la Révolution; mais cette triple finesse ne lui
+servait qu'au profit de son vrai mérite; ambitieux seulement de faire
+le bien, il n'agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité
+d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il
+eût été superflu de violenter l'abbé Émery, car il tenait toujours sa
+vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu'il ne cédait
+jamais: sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.</p>
+
+<p>Il échoua dans sa première tentative; il revint à la charge, et sa
+patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me
+proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au
+poste où l'on m'appelait: je ne vaux rien du tout en seconde ligne.
+J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont
+n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de
+Montmorin se mourait; le climat de l'Italie lui serait, disait-on,
+favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes:
+je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se
+prépara à me venir rejoindre; M. Joubert parlait de l'accompagner, et
+madame de Beaumont partit pour le Mont-Dore, afin d'achever ensuite sa
+guérison au bord du Tibre.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures; il
+m'expédia ma nomination<a id="footnotetag285" name="footnotetag285"></a><a href="#footnote285" title="Lien vers la note 285"><span class="note">[285]</span></a>. Je dînai <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> chez lui: il est
+demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au
+reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds
+de son entourage; ses roueries avaient une importance inconcevable:
+aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des m&oelig;urs semblait
+génie, la légèreté d'esprit profondeur. La Révolution était trop
+modeste; elle n'appréciait pas assez sa supériorité: ce n'est pas même
+chose d'être au-dessus ou au-dessous des crimes.</p>
+
+<p>Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal; je distinguai le
+joyeux abbé de Bonnevie<a id="footnotetag286" name="footnotetag286"></a><a href="#footnote286" title="Lien vers la note 286"><span class="note">[286]</span></a>: jadis aumônier <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> à l'armée des
+princes, il s'était trouvé à la retraite de Verdun; il avait aussi été
+grand vicaire de l'évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre<a id="footnotetag287" name="footnotetag287"></a><a href="#footnote287" title="Lien vers la note 287"><span class="note">[287]</span></a>,
+qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du saint-siége,
+en qualité de <span class="italic">Chiaramonte</span>. Mes préparatifs achevés, je me mis en
+route: je devais devancer à Rome l'oncle de Napoléon.</p>
+
+<p class="p2">À Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus témoin de la Fête-Dieu
+renaissante<a id="footnotetag288" name="footnotetag288"></a><a href="#footnote288" title="Lien vers la note 288"><span class="note">[288]</span></a>: je croyais avoir quelque part à ces bouquets de
+fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre.</p>
+
+<p>Je continuai ma route; un accueil cordial me suivait: mon nom se
+mêlait au rétablissement des autels. Le plaisir le plus vif que j'aie
+éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des
+marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span>
+tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer
+un père et une mère avec leur fils: ils m'amenaient, me disaient-ils,
+leur enfant pour me remercier. Était-ce l'amour-propre qui me donnait
+alors ce plaisir dont je parle? Qu'importait à ma vanité que d'obscurs
+et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand
+chemin, dans un lieu où personne ne les entendait? Ce qui me touchait,
+du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien,
+consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d'une
+mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils
+soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie
+pure si j'eusse écrit un livre dont les m&oelig;urs et la religion
+auraient eu à gémir?</p>
+
+<p>La route est assez triste en sortant de Lyon: depuis la Tour-du-Pin
+jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.</p>
+
+<p>À Chambéry, où l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un
+homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il
+en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est
+le danger des lettres; le désir de faire du bruit l'emporte sur les
+sentiments généreux: si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain
+célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les
+faiblesses de la femme qui l'avait nourri; il se serait sacrifié aux
+défauts mêmes de son amie; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au
+lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah!
+que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau!</p>
+
+<p>Après avoir passé Chambéry, se présente le cours <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> de l'Isère.
+On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des
+madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées
+d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes montagnes. Quand
+les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de
+glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie.</p>
+
+<p>Les vallées où l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des
+monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt habillés de forêts.</p>
+
+<p>Aiguebelle semble clore les Alpes; mais en tournant un rocher isolé,
+tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au
+cours de l'Arche.</p>
+
+<p>Les monts des deux côtés se dressent; leurs flancs deviennent
+perpendiculaires; leurs sommets stériles commencent à présenter
+quelques glaciers: des torrents se précipitent et vont grossir l'Arche
+qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on remarque une
+cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de
+saules.</p>
+
+<p>Ayant traversé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du
+soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux: obligé de
+m'arrêter, j'allai me promener hors du village. L'air devint
+transparent à la crête des monts; leur dentelure se traçait avec une
+netteté extraordinaire, tandis qu'une grande nuit sortant de leur pied
+s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de
+l'aigle en haut; l'alizier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur
+la montagne. Un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition
+populaire, se montrait sur le redan taillé <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> à pic. Là,
+s'était incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que
+tous les obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un
+peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'esclavage et
+le sang du reste du monde.</p>
+
+<p>Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après
+midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le
+village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds; une
+troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de
+l'âge et à la majesté tombée; le père et la mère du noble orphelin
+avaient été tués: on me proposa de me le vendre; il mourut des mauvais
+traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer.
+Je me souvenais alors du pauvre petit Louis <abbr title="17">XVII</abbr>; je pense aujourd'hui
+à Henri <abbr title="5">V</abbr>: quelle rapidité de chute et de malheur!</p>
+
+<p>Ici, l'on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite
+rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre
+côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les
+fleuves sont non-seulement des <span class="italic">grands chemins qui marchent</span>, comme
+les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.<a id="footnotetag289" name="footnotetag289"></a><a href="#footnote289" title="Lien vers la note 289"><span class="note">[289]</span></a></p>
+
+<p>Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange
+émotion me saisit; j'étais comme cette alouette qui traversait, en
+même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté
+<span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges,
+au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent
+ces montagnes en 1822 retracent assez bien les sentiments qui
+m'agitaient aux mêmes lieux en 1803:</p>
+
+<div class="poem">
+<p>Alpes, vous n'avez point subi mes destinées!<br>
+<span class="add2em">Le temps ne vous peut rien;</span><br>
+ Vos fronts légèrement ont porté les années<br>
+<span class="add2em">Qui pèsent sur le mien.</span></p>
+
+<p>Pour la première fois, quand, rempli d'espérance,<br>
+<span class="add2em">Je franchis vos remparts,</span><br>
+ Ainsi que l'horizon, un avenir immense<br>
+<span class="add2em">S'ouvrait à mes regards.</span></p>
+
+<p>L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde<a id="footnotetag290" name="footnotetag290"></a><a href="#footnote290" title="Lien vers la note 290"><span class="note">[290]</span></a>!</p>
+</div>
+
+<p>Ce monde, y ai-je réellement pénétré? Christophe Colomb eut une
+apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût
+découverte; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des
+tempêtes: lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir? Ce
+que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat
+éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les
+premières cendres européennes qui reposent en Amérique? Ce sont celles
+de Biorn le Scandinave<a id="footnotetag291" name="footnotetag291"></a><a href="#footnote291" title="Lien vers la note 291"><span class="note">[291]</span></a>: il mourut en abordant à Winland, et fut
+enterré par ses compagnons sur un promontoire. Qui sait cela? Qui
+connaît <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> celui dont la voile devança le vaisseau du pilote
+génois au Nouveau Monde? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et
+depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des
+poètes, dans une langue que l'on ne parle plus.</p>
+
+<p class="p2">J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres
+voyageurs: les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi
+avant les vieilles cités de l'Europe. Je tombais au milieu de
+celles-ci au moment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois
+dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes; on
+achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge.</p>
+
+<p>L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les
+plaines de la Lombardie. Gardés çà et là par leurs camarades en
+sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police,
+portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde,
+avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des
+pierres, roulaient des canons, conduisaient des chariots, élevaient
+des hangars et des huttes de feuillage. Des chevaux sautaient,
+caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui
+caressent leurs maîtres. Les Italiennes vendaient des fruits sur leurs
+éventaires au marché de cette foire armée: nos soldats leur faisaient
+présent de leurs pipes et de leurs briquets, en leur disant comme les
+anciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées: <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> «Moi,
+Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks<a id="footnotetag292" name="footnotetag292"></a><a href="#footnote292" title="Lien vers la note 292"><span class="note">[292]</span></a>, je te donne, à toi,
+Helgine, mon épouse chérie, en honneur de ta beauté (<span lang="la"><span class="italic">in
+honore pulchritudinis tuæ</span></span>), mon habitation dans le quartier des
+Pins.»</p>
+
+<p>Nous sommes de singuliers ennemis: on nous trouve d'abord un peu
+insolents, un peu trop gais, trop remuants; nous n'avons pas plutôt
+tourné les talons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le
+soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il
+est logé; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de
+Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois,
+fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou
+l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité
+communiquent la vie à tout; on s'accoutume à le regarder comme un
+conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son
+mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et
+quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit
+entré aux Invalides.</p>
+
+<p>À mon passage à Milan, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les
+yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie
+comme d'un rêve divin: utile à notre pays renaissant, elle apportait
+dans la mesquinerie de notre pauvreté la grandeur de la nature
+transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux
+chefs-d'&oelig;uvre des arts et dans les hautes réminiscences d'une
+patrie fameuse. L'Autriche <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> est venue; elle a remis son
+manteau de plomb sur les Italiens; elle les a forcés à regagner leur
+cercueil. Rome est rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise
+s'est affaissée en embellissant le ciel de son dernier sourire; elle
+s'est couchée charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit
+plus se lever.</p>
+
+<a id="img007" name="img007"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img007.jpg" width="400" height="553" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">Madame de Beaumont au Colysée</span>.</p>
+</div>
+
+<p>Le général Murat commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de
+madame Bacciochi. Je passai la journée avec les aides de camp: ils
+n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La
+politesse française reparaissait sous les armes; elle tenait à prouver
+qu'elle était toujours du temps de Lautrec<a id="footnotetag293" name="footnotetag293"></a><a href="#footnote293" title="Lien vers la note 293"><span class="note">[293]</span></a>.</p>
+
+<p>Je dînai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi<a id="footnotetag294" name="footnotetag294"></a><a href="#footnote294" title="Lien vers la note 294"><span class="note">[294]</span></a>, <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> à
+l'occasion du baptême d'un fils du général Murat<a id="footnotetag295" name="footnotetag295"></a><a href="#footnote295" title="Lien vers la note 295"><span class="note">[295]</span></a>. M. de Melzi
+avait connu mon frère; les manières du vice-président de la République
+cisalpine étaient belles; sa maison ressemblait à celle d'un prince
+qui l'aurait toujours été: il me traita poliment et froidement; il me
+trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes.</p>
+
+<p>J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant-veille de la
+Saint-Pierre: le prince des apôtres m'attendait, comme mon indigent
+patron<a id="footnotetag296" name="footnotetag296"></a><a href="#footnote296" title="Lien vers la note 296"><span class="note">[296]</span></a> me reçut depuis à Jérusalem. J'avais suivi la route de
+Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma
+visite à M. Cacault<a id="footnotetag297" name="footnotetag297"></a><a href="#footnote297" title="Lien vers la note 297"><span class="note">[297]</span></a> auquel le cardinal Fesch succédait, tandis
+que je remplaçais M. Artaud<a id="footnotetag298" name="footnotetag298"></a><a href="#footnote298" title="Lien vers la note 298"><span class="note">[298]</span></a>.</p>
+
+<p>Le 28 juin, je courus tout le jour: je jetai un premier <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span>
+regard sur le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château
+Saint-Ange. Le soir, M. Artaud me mena à un bal dans une maison aux
+environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu
+de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbillons des valses qui
+roulaient devant les fenêtres ouvertes; les fusées du feu d'artifice
+du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du
+Tasse: le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne
+romaine<a id="footnotetag299" name="footnotetag299"></a><a href="#footnote299" title="Lien vers la note 299"><span class="note">[299]</span></a>.</p>
+
+<p>Le lendemain j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie <abbr title="7">VII</abbr>, pâle,
+triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux
+jours après, je fus présenté à Sa Sainteté: elle me fit asseoir auprès
+d'elle. Un volume du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> était obligeamment
+<span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> ouvert sur sa table<a id="footnotetag300" name="footnotetag300"></a><a href="#footnote300" title="Lien vers la note 300"><span class="note">[300]</span></a>. Le cardinal Consalvi, souple et
+ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique
+romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du
+siècle<a id="footnotetag301" name="footnotetag301"></a><a href="#footnote301" title="Lien vers la note 301"><span class="note">[301]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces
+escaliers où l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes
+repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'&oelig;uvres, le long
+desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe, ces
+Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes
+illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton,
+Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés,
+enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre: tout
+cela maintenant immobile et silencieux; théâtre dont les gradins
+abandonnés, ouverts devant la solitude, sont à peine visités par un
+rayon de soleil.</p>
+
+<p>On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune: du haut de
+la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les
+ébauches d'un peintre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du
+bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un
+monde fini, promenait ses pâles déserts au-dessus des déserts de Rome;
+il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des
+jardins où ne passait personne, des monastères où l'on n'entend plus
+la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que
+les portiques du Colisée.</p>
+
+<p>Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes
+lieux? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après
+que cette ombre eut <span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> cessé de tomber sur les sables d'Égypte?
+Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge
+a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore marquée
+dans la ville éternelle: si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et
+ses chefs-d'&oelig;uvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses
+débris; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls, l'autre amène
+du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires: assises
+dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans
+ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses
+catacombes.</p>
+
+<p class="p2">Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais
+Lancelotti: j'y ai vu depuis, en 1828, la princesse Lancelotti. On me
+donna le plus haut étage du palais: en y entrant, une si grande
+quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en
+était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que
+nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils
+de New-Road: ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Établi
+dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passe-ports
+et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un
+obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules
+quand il apercevait ma signature. N'ayant presque rien à faire dans ma
+chambre aérienne, je regardais par-dessus les toits, dans une maison
+voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes; une
+cantatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège
+éternel; heureux quand il passait quelque <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> enterrement pour
+me désennuyer! Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le
+convoi d'une jeune mère: on la portait, le visage découvert, entre
+deux rangs de pèlerins blancs; son nouveau-né, mort aussi et couronné
+de fleurs, était couché à ses pieds.</p>
+
+<p>Il m'échappa une grande faute: ne doutant de rien, je crus devoir
+rendre visite aux personnes notables; j'allai, sans façon, offrir
+l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne<a id="footnotetag302" name="footnotetag302"></a><a href="#footnote302" title="Lien vers la note 302"><span class="note">[302]</span></a>. Un
+horrible cancan sortit de cette démarche insolite; tous les diplomates
+se boutonnèrent. «Il est perdu! il est perdu!» répétaient les
+caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve
+charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une
+buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur
+de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne
+fusse rien et que je ne comptasse pour rien: n'importe, c'était
+quelqu'un qui tombait, cela <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> fait toujours plaisir. Dans ma
+simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je
+n'aurais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels
+on croyait que j'attachais une importance si grande, n'avaient à mes
+yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables
+sottises: heureusement j'avais affaire à Bonaparte; ce qui devait me
+noyer me sauva.</p>
+
+<p>Toutefois, si de prime abord et de plein saut devenir premier
+secrétaire d'ambassade sous un prince de l'Église, oncle de Napoléon,
+paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été
+expéditionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se
+préparaient, j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à
+aucun mystère. Je me pliais parfaitement au contentieux de
+chancellerie: mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la
+portée de tous les commis?</p>
+
+<p>Après mes longues promenades et mes fréquentations du Tibre, je ne
+rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses
+tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de l'évêque
+de Châlons<a id="footnotetag303" name="footnotetag303"></a><a href="#footnote303" title="Lien vers la note 303"><span class="note">[303]</span></a>, et les incroyables menteries du futur évêque de
+Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une ressemblance de noms qui
+sonnaient à l'oreille de la même manière que le sien, prétendait,
+après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir
+donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait
+d'être l'auteur du discours de Robespierre à l'Être suprême. Je
+pariai, un jour, lui faire <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> dire qu'il était allé en Russie:
+il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il
+avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg<a id="footnotetag304" name="footnotetag304"></a><a href="#footnote304" title="Lien vers la note 304"><span class="note">[304]</span></a>.</p>
+
+<p>M. de La Maisonfort<a id="footnotetag305" name="footnotetag305"></a><a href="#footnote305" title="Lien vers la note 305"><span class="note">[305]</span></a>, homme d'esprit qui se cachait, eut recours à
+moi, et bientôt M. Bertin l'aîné, <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> propriétaire des
+<span class="italic">Débats</span><a id="footnotetag306" name="footnotetag306"></a><a href="#footnote306" title="Lien vers la note 306"><span class="note">[306]</span></a>, m'assista de son amitié dans une circonstance
+douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe par l'homme qui, revenant à son tour
+de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du
+républicain M. Briot<a id="footnotetag307" name="footnotetag307"></a><a href="#footnote307" title="Lien vers la note 307"><span class="note">[307]</span></a> que j'ai connu, la permission <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span>
+d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visitai les ruines
+de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont; deux choses qui ont
+lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi
+que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvrages. Il eût montré
+un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune.
+Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison du Temple et
+celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond,
+demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais
+jours; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées
+par le sacrifice d'une heure d'une sincère amitié: il suffit que je
+reste invariable dans mes opinions, comme je reste attaché à mes
+souvenirs.</p>
+
+<p>Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva:
+j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus
+présenté; elle fit sa toilette devant moi: la jeune et jolie chaussure
+qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille
+terre<a id="footnotetag308" name="footnotetag308"></a><a href="#footnote308" title="Lien vers la note 308"><span class="note">[308]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> Un malheur me vint enfin occuper: c'est une ressource sur
+laquelle on peut toujours compter.</p>
+
+<p class="p2">Quand je partis de France, nous étions bien aveuglés sur madame de
+Beaumont: elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se
+croyait condamnée. Cependant ses amis, sans se communiquer leur
+crainte, cherchaient à se rassurer; ils croyaient aux miracles des
+eaux, achevés ensuite par le soleil d'Italie; ils se quittèrent et
+prirent des routes diverses: le rendez-vous était Rome.</p>
+
+<p>Des fragments écrits à <span class="italic">Paris</span>, au <span class="italic">Mont-Dore</span>, à <span class="italic">Rome</span>, par madame
+de Beaumont, et trouvés dans ses papiers, montrent quel était l'état
+de son âme.</p>
+
+<p class="left60 p2">Paris.</p>
+
+<p>«Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une manière sensible. Des
+symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus sans que je
+sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès
+de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exemples de cette singulière
+faiblesse, et je m'aperçois qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me
+laisse aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insignifiants, et,
+sans doute, je n'aurai pas plus de force pour me garantir des remèdes
+cruels dont on ne manque pas de martyriser ceux qui doivent mourir de
+la poitrine. Comme les autres, je me livrerai à l'espérance; à
+l'espérance! puis-je donc désirer de vivre? Ma vie passée a été une
+suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et de
+troubles; le repos de l'âme m'a fui pour jamais. <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> Ma mort
+serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres,
+et pour moi le plus grand des biens.</p>
+
+<p>«Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon
+frère:</p>
+
+<p class="poem">«Je péris la dernière et la plus misérable!</p>
+
+<p>«Oh! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir? Cette maladie, que
+j'avais presque la faiblesse de craindre, s'est arrêtée, et peut-être
+suis-je condamnée à vivre longtemps: il me semble cependant que je
+mourrais avec joie:</p>
+
+<p class="poem">«Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir.</p>
+
+<p>«Personne n'a plus que moi à se plaindre de la nature: en me refusant
+tout, elle m'a donné le sentiment de tout ce qui me manque. Il n'y a
+pas d'instant où je ne sente le poids de la complète médiocrité à
+laquelle je suis condamnée. Je sais que le contentement de soi et le
+bonheur sont souvent le prix de cette médiocrité dont je me plains
+amèrement; mais en n'y joignant pas le don des illusions la nature en
+a fait pour moi un supplice. Je ressemble à un être déchu qui ne peut
+oublier ce qu'il a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce
+défaut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraînement, fait mon
+malheur de mille manières. Je me juge comme un indifférent pourrait me
+juger et je vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que par
+une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> pour être
+appréciée, ni pour être véritablement utile, et dont l'impatience de
+mon caractère m'ôte tout le charme: elle me fait plus souffrir des
+maux d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les réparer. Cependant
+je lui dois le peu de véritables jouissances que j'ai eues dans ma
+vie; je lui dois surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si
+ordinaire de la médiocrité sentie.»</p>
+
+<p class="left60 p2">Mont-Dore.</p>
+
+<p>«J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques détails; mais
+l'ennui me fait tomber la plume des mains.</p>
+
+<p>«Tout ce que ma position a d'amer et de pénible se changerait en
+bonheur, si j'étais sûre de cesser de vivre dans quelques mois.</p>
+
+<p>«Quand j'aurais la force de mettre moi-même à mes chagrins le seul
+terme qu'ils puissent avoir, je ne l'emploierais pas: ce serait aller
+contre mon but, donner la mesure de mes souffrances et laisser une
+blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai jugée digne de m'appuyer
+dans mes maux.</p>
+
+<p>«Je me <span class="italic">supplie en pleurant</span> de prendre un parti aussi rigoureux
+qu'indispensable. Charlotte Corday prétend qu'<span class="italic">il n'y a point de
+dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu'il n'en a coûté de
+peine à s'y décider</span>; mais elle allait mourir, et je puis vivre encore
+longtemps. Que deviendrai-je? Où me cacher? Quel tombeau choisir?
+Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer? Quelle puissance en murera
+la porte?</p>
+
+<p>«M'éloigner en silence me laisser oublier, m'ensevelir <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> pour
+jamais, tel est le devoir qui m'est imposé et que j'espère avoir le
+courage d'accomplir. Si le calice est trop amer, une fois oubliée rien
+ne me forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout simplement
+ma vie ne sera pas aussi longue que je le crains.</p>
+
+<p>«Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me semble que je
+serais plus calme; mais la difficulté du moment ajoute aux difficultés
+qui naissent de ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel
+pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec autant de
+rigueur que le pourrait faire un ennemi violent et cruel.»</p>
+
+<p class="left60 p2">Rome, ce 28 octobre.</p>
+
+<p>«Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir; Depuis six, tous les
+symptômes du mal de poitrine et quelques-uns au dernier degré: il ne
+me manque plus que les illusions, et peut-être en ai-je!»</p>
+
+<p>M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de
+Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses <span class="italic">Pensées</span>: «Aimez et
+respectez la vie, sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quelque
+état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux vous savoir occupée à
+la filer qu'à la découdre.»</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède
+cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie
+représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur
+l'abîme: Lucile était cette fleur. En rapprochant ses lettres des
+fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de
+tristesse d'âme, exprimée dans <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> le langage différent de ces
+anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de
+telles intelligences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux
+femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de
+l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent
+amèrement:</p>
+
+<p class="left60 p2">À Lascardais, ce 30 juillet<a id="footnotetag309" name="footnotetag309"></a><a href="#footnote309" title="Lien vers la note 309"><span class="note">[309]</span></a>.</p>
+
+<p>«J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin une lettre de vous,
+que je ne me suis pas donné le temps de prendre le plaisir de la lire
+de suite tout entière: j'en ai interrompu la lecture pour aller
+apprendre à tous les habitants de ce château que je venais de recevoir
+de vos nouvelles, sans réfléchir qu'ici ma joie n'importe guère, et
+que même presque personne ne savait que j'étais en correspondance avec
+vous. Me voyant environnée de visages froids, je suis remontée dans ma
+chambre, prenant mon parti d'être seule joyeuse. Je me suis mise à
+achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie relue plusieurs
+fois, à vous dire vrai, madame, je ne sais pas tout ce qu'elle
+contient. La joie que je ressens toujours en voyant cette lettre si
+désirée nuit à l'attention que je lui dois.</p>
+
+<p>«Vous partez donc, madame? N'allez pas, rendue au Mont-Dore, oublier
+votre santé; donnez-lui tous vos soins, je vous en supplie du meilleur
+et du plus tendre de mon c&oelig;ur. Mon frère m'a mandé qu'il espérait
+vous voir en Italie. Le destin, comme la nature, se plaît à le
+distinguer de moi d'une manière bien favorable. Au moins, je ne
+céderai pas à <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> mon frère le bonheur de vous aimer: je le
+partagerai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que j'ai le
+c&oelig;ur serré et abattu! Vous ne savez pas combien vos lettres me sont
+salutaires, comme elles m'inspirent du dédain pour mes maux! L'idée
+que je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève singulièrement le
+courage. Écrivez-moi donc, madame, afin que je puisse conserver une
+idée qui m'est si nécessaire.</p>
+
+<p>«Je n'ai point encore vu M. Chênedollé; je désire beaucoup son
+arrivée. Je pourrai lui parler de vous et de M. Joubert; ce sera pour
+moi un bien grand plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande
+encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige et m'occupe sans
+cesse. Comment ne vous aimez-vous pas? Vous êtes si aimable et si
+chère à tous: ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.</p>
+
+<p class="left60">«Lucile.»</p>
+
+<p class="left60 p2">Ce 2 septembre.</p>
+
+<p>«Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, m'alarme et
+m'attriste; cependant je me rassure en pensant à votre jeunesse, en
+songeant que, quoique vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de
+vie.</p>
+
+<p>«Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui vous déplaît. Je
+voudrais vous voir environnée d'objets propres à vous distraire et à
+vous ranimer. J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous
+réconcilierez avec l'Auvergne: il n'est guère de lieu qui ne puisse
+offrir quelque beauté à des yeux tels que les vôtres. J'habite
+maintenant Rennes: je me trouve assez bien de mon isolement. Je
+change, <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> comme vous voyez, madame, souvent de demeure; j'ai
+bien la mine d'être déplacée sur la terre: effectivement, ce n'est pas
+d'aujourd'hui que je me regarde comme une de ses productions
+superflues. Je crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins et de
+mes agitations. À présent, il n'est plus question de tout cela, je
+jouis d'une paix intérieure qu'il n'est plus au pouvoir de personne de
+m'enlever. Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circonstance et par
+goût, mené presque toujours une vie solitaire, je ne connaissais,
+madame, nullement le monde: j'ai fait enfin cette maussade
+connaissance. Heureusement la réflexion est venue à mon secours. Je me
+suis demandé qu'avait donc ce monde de si formidable et où résidait sa
+valeur, lui qui ne peut jamais être, dans le mal comme dans le bien,
+qu'un objet de pitié! N'est-il pas vrai, madame, que le jugement de
+l'homme est aussi borné que le reste de son être, aussi mobile et
+d'une incrédulité égale à son ignorance? Toutes ces bonnes ou
+mauvaises raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, la robe
+bizarre dont je m'étais revêtue: je me suis trouvée pleine de
+sincérité et de force; on ne peut plus me troubler. Je travaille de
+tout mon pouvoir à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma
+dépendance.</p>
+
+<p>«Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop à plaindre, puisque
+mon frère, la meilleure partie de moi-même, est dans une situation
+agréable, qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles de la
+nature, Dieu pour appui, et pour asile un c&oelig;ur plein de paix et de
+doux souvenirs. Si vous <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> avez la bonté, madame, de continuer
+à m'écrire, cela me sera un grand surcroît de bonheur.»</p>
+
+<p>Le mystère du style, mystère sensible partout, présent nulle part; la
+révélation d'une nature douloureusement privilégiée; l'ingénuité d'une
+fille qu'on croirait être dans sa première jeunesse, et l'humble
+simplicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont
+je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame
+de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à
+madame de Beaumont? Sa <span class="italic">tendresse pouvait se mêler de marcher côte à
+côte avec la sienne</span>. Ma s&oelig;ur aimait mon amie avec toute la passion
+du tombeau, car elle sentait qu'elle allait mourir. Lucile n'avait
+presque point cessé d'habiter près des Rochers<a id="footnotetag310" name="footnotetag310"></a><a href="#footnote310" title="Lien vers la note 310"><span class="note">[310]</span></a>; mais elle était
+la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude.</p>
+
+<p class="p2">Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor<a id="footnotetag311" name="footnotetag311"></a><a href="#footnote311" title="Lien vers la note 311"><span class="note">[311]</span></a>, m'annonça
+l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-Dore à Lyon et se
+rendant en Italie. Il me mandait que le malheur que je redoutais
+n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait
+s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M.
+Bertin que des affaires y avaient appelé: il eut la complaisance de se
+charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence où
+j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue; elle n'avait plus
+que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous
+mîmes en route pour Rome, cheminant au pas pour éviter les cahots.
+Madame de Beaumont <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> recevait partout des soins empressés: un
+attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si
+souffrante. Dans les auberges, les servantes même se laissaient
+prendre à cette douce commisération.</p>
+
+<p>Ce que je sentais peut se deviner: on a conduit des amis à la tombe,
+mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait
+pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau
+pays que nous traversions; j'avais pris le chemin de Pérouse: que
+m'importait l'Italie? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si
+le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes.</p>
+
+<p>À Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade; ayant fait
+un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit: «Il
+faut laisser tomber les flots.» J'avais loué pour elle à Rome une
+maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio<a id="footnotetag312" name="footnotetag312"></a><a href="#footnote312" title="Lien vers la note 312"><span class="note">[312]</span></a>;
+il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour
+plantée d'un figuier. J'y déposai la mourante. J'avais eu beaucoup de
+peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome
+contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses.</p>
+
+<p>À cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce
+qui avait appartenu à l'ancienne monarchie: le pape envoya savoir des
+nouvelles de la fille de M. de Montmorin; le cardinal Consalvi et les
+membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté; le cardinal Fesch
+lui-même donna à madame de Beaumont <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> jusqu'à sa mort des
+marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de
+lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des premiers
+temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes
+dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont: «Notre
+amie m'écrit du Mont-Dore, lui disais-je, des lettres qui me brisent
+l'âme: elle dit qu'elle <span class="italic">sent qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe</span>;
+elle parle des <span class="italic">derniers battements de son c&oelig;ur</span>. Pourquoi l'a-t-on
+laissée seule dans ce voyage? Pourquoi ne lui avez-vous point écrit?
+Que deviendrons-nous si nous la perdons? qui nous consolera d'elle?
+Nous ne sentons le prix de nos amis qu'au moment où nous sommes
+menacés de les perdre. Nous sommes même assez insensés, quand tout va
+bien, pour croire que nous pouvons impunément nous éloigner d'eux: le
+ciel nous en punit; il nous les enlève, et nous sommes épouvantés de
+la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher
+Joubert; je me sens aujourd'hui mon c&oelig;ur de vingt ans; cette Italie
+m'a rajeuni; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même force que dans
+mes premières années. Le chagrin est mon élément: je ne me retrouve
+que quand je suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une espèce si
+rare, que la seule crainte de me les voir ravir glace mon sang.
+Souffrez mes lamentations: je suis sûr que vous êtes aussi malheureux
+que moi. Écrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infortunée de
+Bretagne.»</p>
+
+<p>Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade
+elle-même recommença à croire <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> à sa vie. J'avais la
+satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me
+quitterait plus: je comptais la conduire à Naples au printemps, et de
+là envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M.
+d'Agincourt<a id="footnotetag313" name="footnotetag313"></a><a href="#footnote313" title="Lien vers la note 313"><span class="note">[313]</span></a>, ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau
+de passage, qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre
+inconnue; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces
+renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une
+illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à
+lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des
+espérances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes:</p>
+
+<p>«J'avais commencé l'autre jour une lettre pour toi; je viens de la
+chercher inutilement; je t'y parlais de madame de Beaumont, et je me
+plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et
+étrange vie je mène depuis quelques mois! Aussi ces paroles du
+prophète me reviennent sans cesse à l'esprit: <span class="italic">Le Seigneur vous
+couronnera de maux et vous jettera comme une balle</span>. Mais laissons mes
+peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader
+fondées: je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de
+jeunesse, et presque immatérielle; rien de funeste ne peut, à son
+sujet, me tomber dans le c&oelig;ur. Le ciel, qui connaît nos <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span>
+sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne
+la perdrons point; il me semble que j'en ai au-dedans de moi la
+certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre,
+tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et
+tendre intérêt que je prends à elle; dis-lui que son souvenir est pour
+moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne
+manque pas de m'en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu!
+quel long espace de temps il va s'écouler avant que je ne reçoive une
+réponse à cette lettre! Que l'éloignement est quelque chose de cruel!
+D'où vient que tu me parles de ton retour en France? Tu cherches à me
+flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en
+moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton
+souvenir telle qu'il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde
+plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton c&oelig;ur; je suis
+étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te
+reverrai-je? cette idée ne s'offre pas à moi d'une manière bien
+distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves
+qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant! Adieu,
+félicité sans mélange! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous
+donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures?</p>
+
+<p>«Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l'instant
+de la séparation; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton
+absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout
+de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> éloignement,
+il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton
+ouvrage: je fais tous mes efforts pour croire t'entendre. L'amitié que
+j'ai pour toi est bien naturelle: dès notre enfance, tu as été mon
+défenseur et mon ami; jamais tu ne m'as coûté une larme, et jamais tu
+n'as fait un ami sans qu'il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le
+ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que
+je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton c&oelig;ur.
+Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes
+lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace
+de temps j'y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis
+toujours, à l'égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me
+manque sous les pieds: il est bien vrai que pour quiconque ne me
+connaît pas, je dois paraître inexplicable; cependant je ne varie que
+de forme, car le fond reste constamment le même.»</p>
+
+<p>La voix du cygne qui s'apprêtait à mourir fut transmise par moi au
+cygne mourant: j'étais l'écho de ces ineffables et derniers concerts!</p>
+
+<p class="p2">Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une
+femme dont le rôle a été extraordinaire, madame de Krüdener<a id="footnotetag314" name="footnotetag314"></a><a href="#footnote314" title="Lien vers la note 314"><span class="note">[314]</span></a>,
+montre l'empire que <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> madame de Beaumont, sans aucune force de
+beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les
+esprits.</p>
+
+<p class="left60">Paris, 24 novembre 1803.</p>
+
+<p>«J'ai appris avant-hier par M. Michaud<a id="footnotetag315" name="footnotetag315"></a><a href="#footnote315" title="Lien vers la note 315"><span class="note">[315]</span></a>, qui est revenu de Lyon,
+que madame de Beaumont était à <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> Rome et qu'elle était très,
+très-malade: voilà ce qu'il m'a dit. J'en ai été profondément
+affligée; mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai beaucoup pensé à
+cette femme charmante, que je ne connaissais pas depuis longtemps,
+mais que j'aimais véritablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du
+bonheur! Que de fois j'ai souhaité qu'elle pût franchir les Alpes et
+trouver sous le ciel de l'Italie les douces et profondes émotions que
+j'y ai ressenties moi-même! Hélas! n'aurait-elle atteint ce pays si
+ravissant que pour n'y connaître que les douleurs et pour y être
+exposée à des dangers que je redoute! Je ne saurais vous exprimer
+combien cette idée m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée que
+je ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon cher Chateaubriand;
+vous devez connaître mon sincère attachement pour vous, et, en vous
+montrant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de Beaumont, c'est
+vous toucher plus que je n'eusse <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> pu le faire en m'occupant
+de vous. J'ai devant mes yeux ce triste spectacle; j'ai le secret de
+la douleur, et mon âme s'arrête toujours avec déchirement devant ces
+âmes auxquelles la nature donna la puissance de souffrir plus que les
+autres. J'espérais que madame de Beaumont jouirait du privilège
+qu'elle reçut, d'être plus heureuse; j'espérais qu'elle retrouverait
+un peu de santé avec le soleil d'Italie et le bonheur de votre
+présence. Ah! rassurez-moi, parlez-moi; dites-lui que je l'aime
+sincèrement, que je fais des v&oelig;ux pour elle. A-t-elle eu ma lettre
+écrite en réponse à la sienne à Clermont? Adressez votre réponse à
+Michaud: je ne vous demande qu'un mot, car je sais, mon cher
+Chateaubriand, combien vous êtes sensible et combien vous souffrez. Je
+la croyais mieux; je ne lui ai pas écrit; j'étais accablée d'affaires;
+mais je pensais au bonheur qu'elle aurait de vous revoir, et je savais
+le concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé; croyez à mon amitié, à
+l'intérêt que je vous ai voué à jamais, et ne m'oubliez pas.</p>
+
+<p class="left60">«B. Krüdener.»</p>
+
+<p>Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont ne
+dura pas: les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est
+vrai; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous
+tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture
+avec la malade; je m'efforçais de la distraire, en lui faisant
+remarquer la campagne et le ciel: elle ne prenait plus goût à rien. Un
+jour, je la menai au Colisée; c'était un de ces jours <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span>
+d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre,
+et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au
+pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux; elle les promena lentement
+sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient
+vu tant mourir; les ruines étaient décorées de ronces et d'ancolies
+safranées par l'automne et noyées dans la lumière. La femme expirante
+abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards
+qui quittaient le soleil; elle les arrêta sur la croix de l'autel, et
+me dit: «Allons; j'ai froid.» Je la reconduisis chez elle; elle se
+coucha et ne se releva plus.</p>
+
+<p>Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne; je lui envoyais
+de Rome, par chaque courrier, le bulletin de la santé de sa
+belle-s&oelig;ur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis <abbr title="16">XVI</abbr> d'une mission
+diplomatique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui: André
+Chénier faisait partie de cette ambassade<a id="footnotetag316" name="footnotetag316"></a><a href="#footnote316" title="Lien vers la note 316"><span class="note">[316]</span></a>.</p>
+
+<p>Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la
+promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de
+Beaumont. <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait
+pas le 2 novembre, jour des Morts; puis elle se rappela qu'un de ses
+parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais
+que son imagination était troublée; qu'elle reconnaîtrait la fausseté
+de ses frayeurs; elle me répondait, pour me consoler: «Oh! oui, j'irai
+plus loin!» Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui
+dérober; elle me tendit la main, et me dit: «Vous êtes un enfant;
+est-ce que vous ne vous y attendiez pas?»</p>
+
+<p>La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille.
+Elle me parla d'arrangements de fortune, et me dit, à propos de son
+testament, que <span class="italic">tout était fini; mais que tout était à faire, et
+qu'elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s'occuper de
+cela</span>. Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de
+prévenir la malade qu'il était temps de songer à mettre ordre à sa
+conscience: j'eus un moment de faiblesse; la crainte de précipiter,
+par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beaumont
+avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis
+je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain.</p>
+
+<p>Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La
+malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en
+dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais: quand on
+entr'ouvrait la porte, j'apercevais la clarté débile d'une veilleuse
+qui s'éteignait.</p>
+
+<p>Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du médecin. Madame de Beaumont
+s'aperçut de mon trouble, elle me dit: «Pourquoi êtes vous comme cela?
+J'ai <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> passé une bonne nuit.» Le médecin affecta alors de me
+dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je
+sortis: quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de
+Beaumont me demanda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord
+de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me
+regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner
+de la force: «Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi
+prompt: allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de
+Bonnevie.»</p>
+
+<p>L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pouvoirs, se rendit chez
+madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le
+c&oelig;ur un profond sentiment de religion; mais que les malheurs inouïs
+dont elle avait été frappée pendant la Révolution l'avaient fait
+douter quelque temps de la justice de la Providence; qu'elle était
+prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde
+éternelle; qu'elle espérait, toutefois, que les maux qu'elle avait
+soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre.
+Elle me fit signe de me retirer et resta seule avec son confesseur.</p>
+
+<p>Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il
+n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme.
+On envoya chercher le curé, pour administrer les sacrements. Je
+retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit:
+«Eh bien, êtes-vous content de moi?» Elle s'attendrit sur ce qu'elle
+daignait appeler <span class="italic">mes bontés</span> pour elle: ah! si j'avais pu dans ce
+moment racheter un seul de ses jours par le sacrifice <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> de
+tous les miens, avec quelle joie je l'aurais fait! Les autres amis de
+madame de Beaumont, qui n'assistaient pas à ce spectacle, n'avaient du
+moins qu'une fois à pleurer: debout, au chevet de ce lit de douleurs
+d'où l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la
+malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'effaçant. Une
+idée déplorable vînt me bouleverser: je m'aperçus que madame de
+Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement
+véritable que j'avais pour elle: elle ne cessait d'en marquer sa
+surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru
+qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me
+débarrasser d'elle.</p>
+
+<p>Le curé arriva à onze heures: la chambre se remplit de cette foule de
+curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à
+Rome. Madame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre
+signe de frayeur. Nous nous mîmes à genoux, et la malade reçut à la
+fois la communion et l'extrême-onction. Quand tout le monde se fut
+retiré, elle me fit asseoir au bord de son lit et me parla pendant une
+demi-heure de mes affaires et de mes intentions avec la plus grande
+élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante; elle m'engagea
+surtout à vivre auprès de madame de Chateaubriand et de M. Joubert;
+mais M. Joubert devait-il vivre?</p>
+
+<p>Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée.
+Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me
+rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous
+étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de
+Beaumont demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille
+femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne
+d'une aussi bonne maîtresse<a id="footnotetag317" name="footnotetag317"></a><a href="#footnote317" title="Lien vers la note 317"><span class="note">[317]</span></a>: le médecin s'y opposa dans la
+crainte que madame de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors
+elle me dit qu'elle sentait l'approche de l'agonie. Tout à coup elle
+rejeta sa couverture, me tendit une main, serra la mienne avec
+contraction; ses yeux s'égarèrent. De la main qui lui restait libre,
+elle faisait des signes à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit;
+puis, reportant cette main sur sa poitrine, elle disait: «<span class="italic">C'est là!</span>»
+Consterné, je lui demandai si elle me reconnaissait: l'ébauche d'un
+sourire parut au milieu de son égarement; elle me fit une légère
+affirmation de tête: sa parole n'était déjà plus dans ce monde. Les
+convulsions ne durèrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans
+nos bras, moi, le médecin et la garde: une de mes mains se trouvait
+appuyée sur son c&oelig;ur qui touchait à ses légers ossements; il
+palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée.
+Oh! moment d'horreur et d'effroi, je le sentis s'arrêter! nous
+inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos; elle pencha la
+tête. Quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son
+front; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le
+médecin présenta un miroir et une lumière à la bouche de <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span>
+l'étrangère: le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la
+lumière resta immobile. Tout était fini<a id="footnotetag318" name="footnotetag318"></a><a href="#footnote318" title="Lien vers la note 318"><span class="note">[318]</span></a>.</p>
+
+<p class="p2">Ordinairement ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes,
+d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion:
+comme représentant, pour la France, le cardinal-ministre absent alors,
+comme le seul ami de la fille de M. de Montmorin, et responsable
+envers sa famille, je fus obligé de présider à tout: il me fallut
+désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la
+largeur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier
+les dimensions du cercueil.</p>
+
+<p>Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté
+à <span class="italic">Saint-Louis des Français</span>. Un de ces pères était d'Auvergne et né à
+Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelit dans
+une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud,
+lui avait envoyée de l'Île-de-France<a id="footnotetag319" name="footnotetag319"></a><a href="#footnote319" title="Lien vers la note 319"><span class="note">[319]</span></a>. Cette étoffe n'était point
+à Rome; on n'en <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> trouva qu'un morceau qu'elle portait
+partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec
+une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les
+ecclésiastiques français étaient convoqués; la princesse Borghèse
+prêta le char funèbre de sa famille; le cardinal Fesch avait laissé
+l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses
+voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des
+torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par
+le chemin où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de
+l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins
+françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture
+religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions
+de notre ancienne patrie; ces tombeaux où sont inscrits les noms de
+quelques-unes des races les plus historiques de nos annales; cette
+église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un
+grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je
+désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée
+trouvât du moins quelque appui dans mon obscur attachement, et que
+l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune.</p>
+
+<p>La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères
+et de s&oelig;urs. Madame de Beaumont a laissé, sur ce sol hospitalier
+aux morts, un pieux <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> souvenir; on se la rappelle encore: j'ai
+vu Léon <abbr title="12">XII</abbr> prier à son tombeau. En 1828<a id="footnotetag320" name="footnotetag320"></a><a href="#footnote320" title="Lien vers la note 320"><span class="note">[320]</span></a>, je visitai le monument
+de celle qui fut l'âme d'une société évanouie<a id="footnotetag321" name="footnotetag321"></a><a href="#footnote321" title="Lien vers la note 321"><span class="note">[321]</span></a>; le bruit de mes
+pas autour de ce monument muet, dans une église solitaire, m'était une
+admonition. «Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque; mais toi,
+chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait
+oublier tes anciens amis<a id="footnotetag322" name="footnotetag322"></a><a href="#footnote322" title="Lien vers la note 322"><span class="note">[322]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> Si l'on rapportait à l'échelle des événements publics les
+calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un
+mot dans des <span class="italic">Mémoires</span>. Qui n'a perdu un ami? qui ne l'a vu mourir?
+qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil? La réflexion est
+juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres
+aventures: sur le vaisseau qui les emporte, les matelots ont une
+famille à terre qui les intéresse et dont ils s'entretiennent
+mutuellement. Chaque homme renferme en soi un monde à part, étranger
+aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs,
+une erreur de croire que les révolutions, les accidents renommés, les
+catastrophes retentissantes, soient les fastes uniques de notre
+nature: nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire
+commune, et c'est de toutes ces existences individuelles que se
+compose l'univers humain aux yeux de Dieu.</p>
+
+<p>En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je
+ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient
+destinées.</p>
+
+<p class="center p2">LETTRE DE M. CHÊNEDOLLÉ.</p>
+
+<p>«Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux ami, de toute la part que
+je prends à votre affliction. Ma douleur n'est pas aussi grande que la
+vôtre, parce que cela n'est pas possible; mais je <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> suis bien
+profondément affligé de cette perte, et elle vient noircir encore
+cette vie qui, depuis longtemps, n'est plus que de la souffrance pour
+moi. Ainsi donc passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a
+de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, dépêchez-vous de
+repasser en France; venez chercher quelques consolations auprès de
+votre vieux ami. Vous savez si je vous aime: venez.</p>
+
+<p>«J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous: il y avait plus de
+trois mois que je n'avais reçu de vos nouvelles, et trois de mes
+lettres sont restées sans réponse. Les avez-vous reçues? Madame de
+Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux mois. Cela m'a causé
+une peine mortelle, et cependant je crois n'avoir aucun tort à me
+reprocher envers elle. Mais, quoi qu'elle fasse, elle ne pourra m'ôter
+l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai vouée pour la vie.
+Fontanes et Joubert ont aussi cessé de m'écrire; ainsi, tout ce que
+j'aimais semble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'oubliez
+pas, ô vous, mon bon ami, et que sur cette terre de larmes il me reste
+encore un c&oelig;ur sur lequel je puisse compter! Adieu! je vous
+embrasse en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens votre perte
+comme on doit la sentir.»</p>
+
+<p>23 novembre 1803.</p>
+
+<p class="center p2">LETTRE DE M. DE FONTANES.</p>
+
+<p>«Je partage tous vos regrets, mon cher ami: je sens la douleur de
+votre situation. Mourir si jeune <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> et après avoir survécu à
+toute sa famille! Mais, du moins, cette intéressante et malheureuse
+femme n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de l'amitié. Sa
+mémoire vivra dans des c&oelig;urs dignes d'elle. J'ai fait passer à M.
+de la Luzerne la touchante relation qui lui était destinée. Le vieux
+Saint-Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de la porter. Ce
+bon serviteur m'a fait pleurer en me parlant de sa maîtresse. Je lui
+ai dit qu'il avait un legs de dix mille francs; mais il ne s'en est
+pas occupé un seul moment. S'il était possible de parler d'affaires
+dans de si lugubres circonstances, je vous dirais qu'il était bien
+naturel de vous donner au moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à
+des collatéraux éloignés et presque inconnus<a id="footnotetag323" name="footnotetag323"></a><a href="#footnote323" title="Lien vers la note 323"><span class="note">[323]</span></a>. J'approuve votre
+conduite; je connais votre délicatesse; mais je ne puis avoir pour mon
+ami le même désintéressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet
+oubli m'étonne et m'afflige<a id="footnotetag324" name="footnotetag324"></a><a href="#footnote324" title="Lien vers la note 324"><span class="note">[324]</span></a>. Madame de Beaumont <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> sur son
+lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence du dernier adieu, de
+l'avenir et de votre destinée. Sa voix doit avoir plus de force que la
+mienne. Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou dix mille
+francs d'appointements lorsque votre carrière était débarrassée des
+premières épines? Pourriez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche
+aussi importante? Vous ne doutez pas du grand plaisir que j'aurai à
+vous revoir. Si je ne consultais que mon propre bonheur, je vous
+dirais: Venez tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers
+que les miens et je ne vois pas des ressources assez prochaines pour
+vous dédommager des avantages que vous perdez volontairement. Je sais
+que votre talent, votre nom et le travail ne vous laisseront jamais à
+la merci des premiers besoins; mais je vois là plus de gloire que de
+fortune. Votre éducation, vos habitudes, veulent un peu de dépense. La
+renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, et cette misérable
+science du <span class="italic">pot-au-feu</span> est à la tête de toutes les autres quand on
+veut vivre indépendant et tranquille. J'espère toujours que rien ne
+vous déterminera à chercher la fortune chez les étrangers. Eh! mon
+ami, soyez sûr qu'après les premières caresses ils valent encore moins
+que les compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes ces
+réflexions, ses derniers moments ont dû être un peu troublés; mais
+j'espère qu'au pied de sa tombe vous trouverez des leçons et des
+lumières supérieures à toutes celles que les amis qui vous restent
+<span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> pourraient vous donner. Cette aimable femme vous aimait:
+elle vous conseillera bien. Sa mémoire et votre c&oelig;ur vous guideront
+sûrement: je ne suis plus en peine si vous les écoutez tous deux.
+Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement.»</p>
+
+<p>M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui.
+J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce
+ministre, dont les honnêtes opinions contribuèrent au renversement de
+la monarchie. Il avait été collègue de M. de Montmorin. M. Necker
+allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée: n'ayant pas
+alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour
+l'amie de sa fille:</p>
+
+<p class="center p2">LETTRE DE M. NECKER.</p>
+
+<p>«Ma fille, monsieur, en se mettant en route pour l'Allemagne, m'a prié
+d'ouvrir les paquets d'un grand volume qui pourraient lui être
+adressés, afin de juger s'ils valaient la peine de les lui faire
+parvenir par la poste: c'est le motif qui m'instruit, avant elle, de
+la mort de madame de Beaumont. Je lui ai envoyé, monsieur, votre
+lettre à Francfort, d'où elle sera probablement transmise plus loin,
+et peut-être à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris,
+monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de madame de Staël
+aussitôt que vous avez droit de l'attendre. Vous êtes bien sûr,
+monsieur, de la douleur qu'éprouvera madame de Staël en apprenant la
+perte d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler avec un
+profond sentiment. Je m'associe à sa peine, <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> je m'associe à
+la vôtre, monsieur, et j'ai une part à moi en particulier lorsque je
+songe au malheureux sort de toute la famille de mon ami M. de
+Montmorin.</p>
+
+<p>«Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de quitter Rome pour
+retourner en France: je souhaite que vous preniez votre route par
+Genève, où je vais passer l'hiver. Je serais très empressé à vous
+faire les honneurs d'une ville où vous êtes déjà connu de réputation.
+Mais où ne l'êtes-vous pas, monsieur? Votre dernier ouvrage,
+étincelant de beautés incomparables, est entre les mains de tous ceux
+qui aiment à lire.</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les assurances et
+l'hommage des sentiments les plus distingués.</p>
+
+<p><span class="left60">«Necker.»</span><br>
+ Coppet, le 27 novembre 1803.</p>
+
+<p class="center p2">LETTRE DE MADAME DE STAËL.</p>
+<p class="left60">Francfort, ce 3 décembre 1803</p>
+
+<p>«Ah! mon Dieu, <span class="italic">my dear Francis</span>, de quelle douleur je suis saisie en
+recevant votre lettre! Déjà hier, celte affreuse nouvelle était tombée
+sur moi par les gazettes, et votre déchirant récit vient la graver
+pour jamais en lettres de sang dans mon c&oelig;ur. Pouvez-vous,
+pouvez-vous me parler d'opinions différentes sur la religion, sur les
+prêtres? Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'un
+sentiment? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> plus
+douloureuses larmes. <span class="italic">My dear Francis</span>, rappelez-vous le temps où vous
+vous sentiez le plus d'amitié pour moi; n'oubliez pas surtout celui où
+tout mon c&oelig;ur était attiré vers vous, et dites-vous que ces
+sentiments, plus tendres, plus profonds que jamais, sont au fond de
+mon âme pour vous. J'aimais, j'admirais le caractère de madame de
+Beaumont: je n'en connais point de plus généreux, de plus
+reconnaissant, de plus passionnément sensible. Depuis que je suis
+entrée dans le monde, je n'avais jamais cessé d'avoir des rapports
+avec elle, et je sentais toujours qu'au milieu même de quelques
+diversités, je tenais à elle par toutes les racines. Mon cher Francis,
+donnez-moi une place dans votre vie. Je vous admire, je vous aime,
+j'aimais celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, je serai
+pour vous une s&oelig;ur. Plus que jamais je dois respecter vos opinions:
+Matthieu, qui les a, a été un ange pour moi dans la dernière peine que
+je viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison de les ménager:
+faites que je vous sois utile ou agréable de quelque manière. Vous
+a-t-on écrit que j'avais été exilée à quarante lieues de Paris? J'ai
+pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne; mais, au printemps,
+je serai revenue à Paris même, si mon exil est fini, ou auprès de
+Paris, ou à Genève. Faites que, de quelque manière, nous nous
+réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon esprit et mon âme
+entendent la vôtre, et ne sentez-vous pas en quoi nous nous
+ressemblons, à travers les différences? M. de Humboldt m'avait écrit,
+il y a quelques jours, une lettre où il me parlait de votre <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span>
+ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter dans un homme et de
+son mérite et de son opinion. Mais que vais-je vous parler de vos
+succès, dans un tel moment? Cependant elle les aimait ces succès, elle
+y attachait sa gloire. Continuez de rendre illustre celui qu'elle a
+tant aimé. Adieu, mon cher François. Je vous écrirai de Weimar en
+Saxe. Répondez-moi là, chez MM. Desport, banquiers. Que dans votre
+récit il y a des mots déchirants! Et cette résolution de garder la
+pauvre Saint-Germain: vous l'amènerez une fois dans ma maison.</p>
+
+<p>«Adieu tendrement: douloureusement adieu.</p>
+
+<p class="left60">«<span class="smcap">N. de Staël.</span>»</p>
+
+<p>Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme
+illustre, me causa un redoublement d'attendrissement. Madame de
+Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût
+permis de renaître! Mais nos attachements, qui se font entendre des
+morts, n'ont pas le pouvoir de les délivrer: quand Lazare se leva de
+la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le
+visage enveloppé d'un suaire: or, l'amitié ne saurait dire, comme le
+Christ à Marthe et à Marie: «Déliez-le, et le laissez aller.»</p>
+
+<p>Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux
+les regrets qu'ils donnaient à une autre.</p>
+
+<p class="p2">J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires où des
+malheurs personnels étaient venus se mêler à la médiocrité du travail
+et à d'intimes tracasseries politiques. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> On n'a pas su ce que
+c'est que la désolation du c&oelig;ur, quand on n'est point demeuré seul
+à errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé
+votre vie: on la cherche et on ne la trouve plus; elle vous parle,
+vous sourit, vous accompagne; tout ce qu'elle a porté ou touché
+reproduit son image; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau
+transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du
+premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel; car, si vos
+jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres
+pertes: ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et
+vous pleurez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous
+avez successivement perdues.</p>
+
+<p>Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de
+la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. À ma première
+promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni
+les arbres, ni les monuments, ni le ciel; je m'égarais au milieu des
+campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous
+les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville
+éternelle, qui joignait actuellement à tant d'existences passées une
+vie éteinte de plus. À force de parcourir les solitudes du Tibre,
+elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis
+assez correctement dans ma <span class="italic">Lettre à M. de Fontanes</span><a id="footnotetag325" name="footnotetag325"></a><a href="#footnote325" title="Lien vers la note 325"><span class="note">[325]</span></a>: «Si
+l'étranger <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> est malheureux, disais-je; s'il a mêlé les
+cendres qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne
+passera-t-il pas du tombeau de Cecilia Metella au cercueil d'une femme
+infortunée!»</p>
+
+<p>C'est aussi à Rome que je conçus pour la première fois l'idée d'écrire
+les <span class="italic">Mémoires de ma vie</span>; j'en trouve quelques lignes jetées au
+hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots: «Après avoir erré
+sur la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse loin de mon
+pays, et souffert à peu près tout ce qu'un homme peut souffrir, la
+faim même, je revins à Paris en 1800.»</p>
+
+<p>Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan:</p>
+
+<p>«Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures, pendant lesquelles
+je m'occupe d'un ouvrage qui peut seul apporter de l'adoucissement à
+mes peines: ce sont les <span class="italic">Mémoires de ma vie</span>. Rome y entrera; ce n'est
+que comme cela que je puis désormais parler de Rome. Soyez tranquille;
+ce ne seront point des <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> confessions pénibles pour mes amis:
+si je suis quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un nom aussi
+beau que respectable. Je n'entretiendrai pas non plus la postérité du
+détail de mes faiblesses; je ne dirai de moi que ce qui est convenable
+à ma dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon c&oelig;ur.
+Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau; ce n'est pas mentir
+à Dieu que de ne découvrir de sa vie que ce qui peut porter nos
+pareils à des sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas qu'au fond
+j'aie rien à cacher; je n'ai ni fait chasser une servante pour un
+ruban volé, ni abandonné mon ami mourant dans une rue, ni déshonoré la
+femme qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants-Trouvés; mais
+j'ai eu mes faiblesses, mes abattements de c&oelig;ur; un gémissement sur
+moi suffira pour faire comprendre au monde ces misères communes,
+faites pour être laissées derrière le voile. Que gagnerait la société
+à la reproduction de ces plaies que l'on retrouve partout? On ne
+manque pas d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre nature
+humaine<a id="footnotetag326" name="footnotetag326"></a><a href="#footnote326" title="Lien vers la note 326"><span class="note">[326]</span></a>.»</p>
+
+<p>Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma famille, mon enfance, ma
+jeunesse, mes voyages et mon exil: ce sont pourtant les récits où je
+me suis plu davantage.</p>
+
+<p>J'avais été comme un heureux esclave: accoutumé à mettre sa liberté au
+cep, il ne sait plus que faire de son loisir quand ses entraves sont
+brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se
+placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> mes
+yeux: la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions
+d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait.</p>
+
+<p>Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes <span class="italic">Mémoires</span>, je
+sentis le prix que les grands attachaient à la valeur de leur nom: il
+y a peut-être une réalité touchante dans cette perpétuité des
+souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands
+hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race
+humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée
+pour eux un problème. Si la renommée est peu de chose quand elle ne se
+rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau
+privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence
+impérissable à tout ce qu'il a aimé.</p>
+
+<p>J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en
+commençant par la Genèse. Sur ce verset: <span class="italic">Voici qu'Adam est devenu
+comme l'un de nous, sachant le bien et le mal; donc, maintenant, il ne
+faut pas qu'il porte la main au fruit de vie, qu'il le prenne, qu'il
+en mange et qu'il vive éternellement</span>; je remarquai l'ironie
+formidable du Créateur: <span class="italic">Voici qu'Adam est devenu semblable à l'un de
+nous</span>, etc. <span class="italic">Il ne faut pas que l'homme porte la main au fruit de
+vie</span>. Pourquoi? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il
+connaît le bien et le mal; il est maintenant accablé de maux; <span class="italic">donc,
+il ne faut pas qu'il vive éternellement</span>: quelle bonté de Dieu que la
+mort!</p>
+
+<p>Il y a des prières commencées, les unes pour les <span class="italic">inquiétudes de
+l'âme</span>, les autres pour <span class="italic">se fortifier contre la prospérité des
+méchants</span>: je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées
+errantes hors de moi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> Comme Dieu ne voulait pas finir là ma vie, la réservant à de
+longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout
+à coup, le cardinal ambassadeur changea de manières à mon égard: j'eus
+une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. Il
+s'y opposa: il prétendit que ma démission, dans ce moment, aurait
+l'air d'une disgrâce; que je réjouirais mes ennemis, que le premier
+consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille
+dans les lieux où je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer
+quinze jours ou un mois à Naples<a id="footnotetag327" name="footnotetag327"></a><a href="#footnote327" title="Lien vers la note 327"><span class="note">[327]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir
+si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc<a id="footnotetag328" name="footnotetag328"></a><a href="#footnote328" title="Lien vers la note 328"><span class="note">[328]</span></a>: ce serait
+tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri <abbr title="5">V</abbr> le sacrifice des
+dernières années de ma vie.</p>
+
+<p>Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le
+premier consul m'avait nommé ministre dans le Valais. Il s'était
+d'abord emporté sur des dénonciations; mais, revenant à sa raison, il
+comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier
+plan, qu'il ne fallait me mêler à personne, ou bien que l'on ne
+tirerait jamais parti de moi. Il n'y avait point de place vacante; il
+en créa une, et, la choisissant conforme à mon instinct de solitude et
+<span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> d'indépendance, il me plaça dans les Alpes; il me donna une
+république catholique, avec un monde de torrents: le Rhône et nos
+soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France,
+les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son
+audacieux chemin. Le consul devait m'accorder autant de congés que
+j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciochi me faisait
+mander par Fontanes que la première grande ambassade disponible
+m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique
+sans m'y attendre, et sans le vouloir: il est vrai qu'à la tête de
+l'État se trouvait une haute intelligence, qui ne voulait pas
+abandonner à des intrigues de bureaux une autre intelligence qu'elle
+sentait trop disposée à se séparer du pouvoir.</p>
+
+<p>Cette remarque est d'autant plus vraie que le cardinal Fesch, à qui je
+rends dans ces <span class="italic">Mémoires</span> une justice sur laquelle peut-être il ne
+comptait pas, avait envoyé deux dépêches malveillantes à Paris,
+presque au moment même que ses manières étaient devenues plus
+obligeantes, après la mort de madame de Beaumont. Sa véritable pensée
+était-elle dans ses conversations, lorsqu'il me permettait d'aller à
+Naples, ou dans ses missives diplomatiques? Conversations et missives
+sont de la même date, et contradictoires. Il n'eût tenu qu'à moi de
+mettre M. le cardinal d'accord avec lui-même, en faisant disparaître
+les traces des rapports qui me concernaient: il m'eût suffi de retirer
+des cartons, lorsque j'étais ministre des affaires étrangères, les
+élucubrations de l'ambassadeur: je n'aurais fait que ce qu'a fait M.
+de Talleyrand au sujet de sa correspondance <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> avec l'empereur.
+Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit.
+Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouverait à leur
+place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien;
+mais, pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il
+faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes détracteurs
+tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les
+archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le
+marquis de Bonnay<a id="footnotetag329" name="footnotetag329"></a><a href="#footnote329" title="Lien vers la note 329"><span class="note">[329]</span></a> à mon égard: loin de me ménager, je les ferai
+connaître.</p>
+
+<p>M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre
+abbé Guillon (l'évêque du Maroc): il était signalé comme un <span class="italic">agent de
+la Russie</span>. Bonaparte traitait M. Lainé d'<span class="italic">agent de l'Angleterre</span>:
+c'étaient là de ces commérages dont ce grand homme avait pris la
+méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien
+à dire contre M. Fesch lui-même? Le cardinal de Clermont-Tonnerre
+était à Rome comme moi, en 1803; que n'écrivait-il point de l'oncle de
+Napoléon! J'ai les lettres.</p>
+
+<p>Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuis quarante ans dans
+des liasses vermoulues, importent-elles? Des divers acteurs de cette
+époque un seul restera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre,
+nous sommes déjà morts: lit-on le nom de l'insecte à la <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span>
+faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en rampant?</p>
+
+<p>M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambassadeur auprès de Léon
+<abbr title="12">XII</abbr>; il m'a donné des preuves d'estime: de mon côté, j'ai tenu à le
+prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé
+avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé:
+je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont
+servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch.</p>
+
+<p>Je partis pour Naples: là commença une année sans madame de Beaumont;
+année d'absence, que tant d'autres devaient suivre! Je n'ai point revu
+Naples depuis cette époque, bien qu'en 1828 je fusse à la porte de
+cette même ville, où je me promettais d'aller avec madame de
+Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits, et les
+myrtes de leurs fleurs. Baïes, les Champs-Élysées et la mer, étaient
+des enchantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint
+la baie de Naples dans <span class="italic">les Martyrs</span><a id="footnotetag330" name="footnotetag330"></a><a href="#footnote330" title="Lien vers la note 330"><span class="note">[330]</span></a>. Je montai au Vésuve et
+descendis dans son cratère<a id="footnotetag331" name="footnotetag331"></a><a href="#footnote331" title="Lien vers la note 331"><span class="note">[331]</span></a>. Je me pillais: je jouais une scène de
+<span class="italic">René</span><a id="footnotetag332" name="footnotetag332"></a><a href="#footnote332" title="Lien vers la note 332"><span class="note">[332]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> À Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots
+latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins
+à Rome. Canova<a id="footnotetag333" name="footnotetag333"></a><a href="#footnote333" title="Lien vers la note 333"><span class="note">[333]</span></a> m'accorda l'entrée de son atelier tandis qu'il
+travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres
+du tombeau que j'avais commandé étaient déjà d'une grande expression.
+J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris
+le 21 janvier 1804, autre jour de malheur<a id="footnotetag334" name="footnotetag334"></a><a href="#footnote334" title="Lien vers la note 334"><span class="note">[334]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> Voici une prodigieuse misère: trente-cinq ans se sont écoulés
+depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas,
+en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon
+dernier lien? Et pourtant, que j'ai vite, non pas oublié, mais
+remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de défaillance en
+défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une
+ombre d'excuse lui reste; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la
+traîne péniblement derrière lui, comment l'excuser! L'indigence de
+notre nature est si profonde, que dans nos infirmités volages, pour
+exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des
+mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est
+cependant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois: on les
+profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous
+reprochent les nouvelles sociétés où nous sommes engagés; nos heures
+s'accusent: notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est
+une faute continuelle.</p>
+
+<p class="p2">Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je descendis à l'hôtel de
+France, rue de Beaune<a id="footnotetag335" name="footnotetag335"></a><a href="#footnote335" title="Lien vers la note 335"><span class="note">[335]</span></a>, où madame de Chateaubriand vint me
+rejoindre<a id="footnotetag336" name="footnotetag336"></a><a href="#footnote336" title="Lien vers la note 336"><span class="note">[336]</span></a> pour se rendre <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> avec moi dans le Valais. Mon
+ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la
+réunissait.</p>
+
+<p>Bonaparte marchait à l'empire; son génie s'élevait à mesure que
+grandissaient les événements: il pouvait, comme la poudre en se
+dilatant, emporter le monde; déjà immense, et cependant ne se sentant
+pas au sommet, ses forces le tourmentaient; il tâtonnait, il semblait
+chercher son chemin: quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru
+et à Moreau; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre
+pour rivaux: Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal, qui leur était fort
+supérieur, furent arrêtés.</p>
+
+<p>Ce train vulgaire de conspirations que l'on rencontre dans toutes les
+affaires de la vie n'avait rien de ma nature, et j'étais aise de
+m'enfuir aux montagnes.</p>
+
+<p>Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche
+en a fait pour moi un document; j'entrais dans la politique par la
+religion: le <span class="italic">Génie du Christianisme</span> m'en avait ouvert les portes.</p>
+
+<p class="center p2"><span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span>
+ RÉPUBLIQUE DU VALAIS</p>
+
+<p class="left60">Sion, 20 février 1804.</p>
+
+<p class="center">LE CONSEIL DE LA VILLE DE SION</p>
+
+<p class="center">À monsieur Chateaubriand, <span class="italic">secrétaire de légation<br>
+ de la République française</span> à Rome.</p>
+
+<p>«Monsieur,</p>
+
+<p>«Par une lettre officielle de notre grand bailli, nous avons appris
+votre nomination à la place de ministre de France près de notre
+République. Nous nous empressons à vous en témoigner la joie la plus
+complète que ce choix nous donne. Nous voyons dans cette nomination un
+précieux gage de la bienveillance du premier consul envers notre
+République, et nous nous félicitons de l'honneur de vous posséder dans
+nos murs: nous en tirons les plus heureux augures pour les avantages
+de notre patrie et de notre ville. Pour vous donner un témoignage de
+ces sentiments, nous avons délibéré de vous faire préparer un logement
+provisoire, digne de vous recevoir, garni de meubles et d'effets
+convenables pour votre usage, autant que la localité et nos
+circonstances le permettent, en attendant que vous ayez pu prendre
+vous-même des arrangements à votre convenance.</p>
+
+<p>«Veuillez, monsieur, agréer cette offre comme une preuve de nos
+dispositions sincères à honorer le gouvernement français dans son
+envoyé, dont le choix <span class="italic">doit plaire particulièrement à un peuple
+religieux</span>. <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> Nous vous prions de vouloir bien nous prévenir
+de votre arrivée dans cette ville.</p>
+
+<p>«Agréez, monsieur, les assurances de notre respectueuse considération.</p>
+
+<p class="left10">«Le président du conseil de la ville de Sion,</p>
+
+<p class="left60">«<span class="smcap">De Riedmatten.</span></p>
+
+<p class="left10">«Par le conseil de la ville:</p>
+
+<p class="left40">«Le secrétaire du conseil,</p>
+
+<p class="left60">«<span class="smcap">De Torrenté.</span>»</p>
+
+<p>Deux jours avant le 21 mars<a id="footnotetag337" name="footnotetag337"></a><a href="#footnote337" title="Lien vers la note 337"><span class="note">[337]</span></a>, je m'habillai pour aller prendre
+congé de Bonaparte aux Tuileries; je ne l'avais pas revu depuis le
+moment où il m'avait parlé chez Lucien. La galerie où il recevait
+était pleine; il était accompagné de Murat et d'un premier aide de
+camp; il passait presque sans s'arrêter. À mesure qu'il approcha de
+moi, je fus frappé de l'altération de son visage: ses joues étaient
+dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son
+air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers
+lui cessa; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin
+de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me
+reconnaître, dirigea quelques pas vers moi, puis se détourna et
+s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement? Son aide de
+<span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> camp me remarqua; quand la foule me couvrait, cet aide de
+camp essayait de m'entrevoir entre les personnages placés devant moi,
+et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart
+d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant toujours sans
+s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide
+de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu?
+Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir
+avec moi? Quoi qu'il en soit, Napoléon passa dans un autre salon.
+Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je
+me retirai. À la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un
+château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer.</p>
+
+<p>Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis: «Il faut
+qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car
+Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade.» M.
+Bourrienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les
+dates; voici sa phrase: «En revenant de chez le premier consul, M. de
+Chateaubriand déclara à ses amis qu'il avait remarqué chez le premier
+consul une grande altération et quelque chose de sinistre dans le
+regard.<a id="footnotetag338" name="footnotetag338"></a><a href="#footnote338" title="Lien vers la note 338"><span class="note">[338]</span></a>»</p>
+
+<p>Oui, je le remarquai: une intelligence supérieure n'enfante pas le mal
+sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel, et qu'elle ne
+devait pas le porter.</p>
+
+<p>Le surlendemain, 21 mars<a id="footnotetag339" name="footnotetag339"></a><a href="#footnote339" title="Lien vers la note 339"><span class="note">[339]</span></a>, je me levai de bonne heure, pour un
+souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir
+un hôtel au coin de <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> la rue Plumet, sur le boulevard neuf des
+Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révolution,
+madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle
+s'était plu quelquefois à me le montrer en passant: c'était à ce
+cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais
+faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine
+à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée
+aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou
+quatre autres de son espèce; il semble me connaître et se réjouir
+quand j'approche; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi
+sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée:
+intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l'un ou
+l'autre sera tombé.</p>
+
+<p>Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l'esplanade des
+Invalides, traversai le pont Louis <abbr title="16">XVI</abbr> et le jardin des Tuileries,
+d'où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre
+aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi,
+j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle;
+des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots:
+«Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes,
+qui condamne à la peine de mort <span class="smcap">le nommé Louis-Antoine-Henri de
+Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly</span>.»</p>
+
+<p>Ce cri tomba sur moi comme la foudre; il changea ma vie, de même qu'il
+changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi; je dis à madame de
+Chateaubriand: «Le duc d'Enghien vient d'être fusillé.» Je m'assis
+devant une table, et je me mis à écrire ma démission<a id="footnotetag340" name="footnotetag340"></a><a href="#footnote340" title="Lien vers la note 340"><span class="note">[340]</span></a>. <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span>
+Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un
+grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers: on faisait le
+procès au général Moreau et à Georges Cadoudal<a id="footnotetag341" name="footnotetag341"></a><a href="#footnote341" title="Lien vers la note 341"><span class="note">[341]</span></a>; le lion avait
+goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter.</p>
+
+<p>M. Clausel de Coussergues<a id="footnotetag342" name="footnotetag342"></a><a href="#footnote342" title="Lien vers la note 342"><span class="note">[342]</span></a> arriva sur ces entrefaites; il avait
+aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main: ma
+lettre, dont il me fit supprimer, par pitié pour madame de
+Chateaubriand, des phrases de colère, partit; elle était au ministre
+des relations extérieures. Peu importait la rédaction: mon opinion et
+mon crime étaient dans le fait de ma démission: Bonaparte ne s'y
+trompa pas. Madame Bacciochi jeta les hauts cris en apprenant ce
+qu'elle appelait <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> ma <span class="italic">défection</span>; elle m'envoya chercher et
+me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes devint presque fou de
+peur au premier moment: il me réputait fusillé avec toutes les
+personnes qui m'étaient attachées<a id="footnotetag343" name="footnotetag343"></a><a href="#footnote343" title="Lien vers la note 343"><span class="note">[343]</span></a>. Pendant plusieurs jours, mes
+amis restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police; ils
+se présentaient chez moi d'heure en heure, et toujours en frémissant,
+quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser
+le lendemain de ma démission, disant qu'on était heureux d'avoir un
+ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une
+honorable modération, éloigné des places et du pouvoir.</p>
+
+<p>Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange
+d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de
+la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un
+génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe
+populaire, le <span class="italic">consul</span> d'une <span class="italic">république</span>, et non un roi continuateur
+d'une <span class="italic">monarchie</span> usurpée; alors, j'étais isolé dans mon sentiment,
+parce que j'étais conséquent dans ma conduite; je me retirai quand les
+conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent; mais aussitôt
+que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses
+antichambres. Six mois après le 21 mars, on eût pu croire qu'il n'y
+avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants
+quolibets que l'on se permettait à huis <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> clos. Les personnes
+<span class="italic">tombées</span> prétendaient avoir été <span class="italic">forcées</span>, et l'on ne <span class="italic">forçait</span>,
+disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance,
+et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obtenait
+d'être <span class="italic">forcé</span> à force de sollicitations<a id="footnotetag344" name="footnotetag344"></a><a href="#footnote344" title="Lien vers la note 344"><span class="note">[344]</span></a>.</p>
+
+<p>Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent; ma présence leur
+était un reproche: les gens prudents trouvent de l'imprudence dans
+ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps où l'élévation de l'âme
+est une véritable infirmité; personne ne la comprend; elle passe pour
+une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude
+inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de
+juger les choses; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais
+ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à
+rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la
+transformation des m&oelig;urs, au progrès de la société? N'est-ce pas
+une méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance
+qu'ils n'ont pas? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi
+court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière
+d'une maison, <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> n'ayant vue que sur une petite cour, ne se
+doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au
+dehors. Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que
+vous êtes pour la médiocrité: quant aux grands esprits à l'orgueil
+affectueux et aux yeux sublimes, <span class="italic">oculos sublimes</span>, leur dédain
+miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez
+<span class="italic">pas entendre</span>. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière
+littéraire; pauvre Pindare destiné à chanter dans ma première
+olympique l'<span class="italic">excellence de l'eau</span>, laissant le vin aux heureux.</p>
+
+<p>L'amitié rendit le c&oelig;ur à M. de Fontanes; madame Bacciochi plaça sa
+bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution; M. de
+Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours
+avant d'en parler: quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu
+le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe
+marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver,
+il ne prononça que ces deux mots: «C'est bon.» Plus tard il dit à sa
+s&oelig;ur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?» Longtemps après, en
+causant avec M. de Fontanes, il lui avoua que ma démission était une
+des choses qui l'avait le plus frappé<a id="footnotetag345" name="footnotetag345"></a><a href="#footnote345" title="Lien vers la note 345"><span class="note">[345]</span></a>. M. de Talleyrand me fit
+écrire une lettre de bureau dans laquelle il me reprochait <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span>
+gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes
+services<a id="footnotetag346" name="footnotetag346"></a><a href="#footnote346" title="Lien vers la note 346"><span class="note">[346]</span></a>. Je rendis les frais d'établissement<a id="footnotetag347" name="footnotetag347"></a><a href="#footnote347" title="Lien vers la note 347"><span class="note">[347]</span></a>, et tout fut
+fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte je m'étais placé à
+son niveau, et il était animé contre moi de toute sa forfaiture, comme
+je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu
+le glaive suspendu sur ma tête; il revenait quelquefois à moi par un
+penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales prospérités;
+quelquefois j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait,
+par l'idée que j'assistais à une transformation sociale, non à un
+simple changement de dynastie: mais, antipathiques sous beaucoup de
+rapports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller
+volontiers, en le tuant, je n'aurais pas senti beaucoup de peine.</p>
+
+<p>La mort fait ou défait un grand homme; elle l'arrête <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> au pas
+qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter: c'est une
+destinée accomplie ou manquée; dans le premier cas, on en est à
+l'examen de ce qu'elle a été; dans le second, aux conjectures de ce
+qu'elle aurait pu devenir.</p>
+
+<p>Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me
+serais trompé. Charles <abbr title="10">X</abbr> n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fait en
+1804: il revenait de la monarchie. «Chateaubriand, me dit-il, au
+château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte?&mdash;Oui, sire.&mdash;Vous
+avez donné votre démission à la mort de M. le duc d'Enghien?&mdash;Oui,
+sire.» Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté
+qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée
+pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint cacher sous le même
+abri: en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si
+poliment quiconque écrivait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien,
+ne m'ont pas adressé un souvenir: ils ignoraient sans doute aussi ma
+conduite; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> LIVRE <abbr title="3">III</abbr><a id="footnotetag348" name="footnotetag348"></a><a href="#footnote348" title="Lien vers la note 348"><span class="note">[348]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Mort du duc d'Enghien. &mdash; Année de ma vie 1804. &mdash; Le
+ général Hulin. &mdash; Le duc de Rovigo. &mdash; M. de Talleyrand. &mdash;
+ Part de chacun. &mdash; Bonaparte, son sophisme et ses remords.
+ &mdash; Ce qu'il faut conclure de tout ce récit. &mdash; Inimitiés
+ enfantées par la mort du duc d'Enghien. &mdash; Un article du
+ <span class="italic">Mercure</span>. &mdash; Changement dans la vie de Bonaparte. &mdash;
+ Abandon de Chantilly.</p>
+
+<p>Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une
+inquiétude qui m'obligerait à changer de climat, si j'avais encore la
+puissance des ailes et la légèreté des heures: les nuages qui volent à
+travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet
+instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse, où de
+vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles,
+volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières,
+m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis
+qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche: les sites
+de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entr'ouvert un moment
+du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères
+de la vie dans le ruisseau de la Thève: il dérobe sa course parmi des
+prêles et des mousses; des roseaux le voilent; il meurt dans ces
+<span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans
+cesse renouvelée: ces ondes me charmaient quand je portais en moi le
+désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et
+que je parais de fleurs.</p>
+
+<p>Revenant le long des haies à peine tracées, la pluie m'a surpris; je
+me suis réfugié sous un hêtre: ses dernières feuilles tombaient comme
+mes années; sa cime se dépouillait comme ma tête; il était marqué au
+tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon
+auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des
+dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M.
+le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly.</p>
+
+<p>Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les c&oelig;urs;
+on appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un
+de ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de
+Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient
+consternés. À l'étranger, si le langage diplomatique étouffa
+subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les
+entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbons, le coup
+pénétra d'outre en outre: Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> renvoya au roi d'Espagne l'ordre
+de la Toison-d'Or, dont Bonaparte venait d'être décoré; le renvoi
+était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale:</p>
+
+<p>«Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien de commun entre moi
+et le grand criminel que l'audace et la fortune ont placé sur un trône
+qu'il a eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bourbon, le duc
+d'Enghien. La religion peut m'engager <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> à pardonner à un
+assassin; mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon ennemi.
+La Providence, par des motifs inexplicables, peut me condamner à finir
+mes jours en exil; mais jamais ni mes contemporains ni la postérité ne
+pourront dire que, dans le temps de l'adversité, je me sois montré
+indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le trône de mes ancêtres.»</p>
+
+<p>Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc
+d'Enghien: Gustave-Adolphe, le détrôné et le banni<a id="footnotetag349" name="footnotetag349"></a><a href="#footnote349" title="Lien vers la note 349"><span class="note">[349]</span></a>, fut le seul
+des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune
+prince français. Il fit partir de Carlsruhe un aide de camp porteur
+d'une lettre à Bonaparte; la lettre arriva trop tard: le dernier des
+Condé n'existait plus. Gustave-Adolphe renvoya au roi de Prusse le
+cordon de l'Aigle-Noir, comme Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> avait renvoyé la Toison-d'Or
+au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric
+que, «d'après les <span class="italic">lois de la chevalerie</span>, il ne pouvait pas consentir
+à être le frère d'armes de l'assassin du duc d'Enghien.» (Bonaparte
+<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> avait l'Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle dérision amère
+dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout,
+excepté au c&oelig;ur d'un roi malheureux pour un ami assassiné; nobles
+sympathies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises,
+dans un monde ignoré des hommes!</p>
+
+<p>Hélas! nous avions passé à travers trop de despotismes différents, nos
+caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient
+plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre
+douleur portât longtemps le crêpe: peu à peu les larmes se tarirent;
+la peur déborda en félicitations sur les dangers auxquels le premier
+consul venait d'échapper; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été
+sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque,
+écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine; les
+sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils magnanime
+qui n'avait pas craint de s'arracher le c&oelig;ur par un parricide tant
+salutaire! La société retourna vite à ses plaisirs; elle avait frayeur
+de son deuil: après la Terreur, les victimes épargnées dansaient,
+s'efforçaient de paraître heureuses, et, craignant d'être soupçonnées
+coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à
+l'échafaud.</p>
+
+<p>Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le
+duc d'Enghien; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des
+Bourbons en Europe. Dans un conseil où furent appelés MM. de
+Talleyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angoulême était à
+Varsovie avec Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>; le comte <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> d'Artois et le duc de
+Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus
+jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva
+que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de
+ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son
+petit-fils<a id="footnotetag350" name="footnotetag350"></a><a href="#footnote350" title="Lien vers la note 350"><span class="note">[350]</span></a> contre une arrestation possible, par un billet à lui
+adressé de Londres et que l'on conserve<a id="footnotetag351" name="footnotetag351"></a><a href="#footnote351" title="Lien vers la note 351"><span class="note">[351]</span></a>. Bonaparte appela auprès
+<span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> de lui les deux consuls ses collègues: il fit d'abord
+d'amers reproches à M. Réal<a id="footnotetag352" name="footnotetag352"></a><a href="#footnote352" title="Lien vers la note 352"><span class="note">[352]</span></a> de l'avoir laissé ignorer ce qu'on
+projetait contre lui. Il écouta patiemment les objections: ce fut
+Cambacérès<a id="footnotetag353" name="footnotetag353"></a><a href="#footnote353" title="Lien vers la note 353"><span class="note">[353]</span></a> qui s'exprima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en
+remercia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les <span class="italic">Mémoires</span> de
+Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Cambacérès, pair de France, m'a
+permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir
+reconnaissant. La bombe lancée ne revient pas; elle va où le génie
+l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> de Bonaparte,
+il fallait violer le territoire de l'Allemagne, et le territoire fut
+immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne
+trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de
+Thumery et quelques autres émigrés de peu de renom: cela aurait dû
+avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le
+commencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le
+prince même: il a laissé un petit journal de route d'Ettenheim à
+Strasbourg: le héros de la tragédie vient sur l'avant-scène prononcer
+ce prologue:</p>
+
+<p class="center p2">JOURNAL DU DUC D'ENGHIEN.</p>
+
+<p>«Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée, dit le prince, par
+un détachement de dragons et des piquets de gendarmerie, total, deux
+cents hommes environ, deux généraux, le colonel des dragons, le
+colonel Charlot de la gendarmerie de Strasbourg, à cinq heures (du
+matin). À cinq heures et demie, les portes enfoncées, emmené au
+Moulin, près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. Conduit dans
+une charrette, entre deux haies de fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué
+pour Rhisnau. Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim. Déjeuné à
+l'auberge. Monté en voiture avec le colonel Charlot, le maréchal des
+logis de la gendarmerie, un gendarme sur le siège et Grunstein. Arrivé
+à Strasbourg, chez le colonel Charlot, vers cinq heures et demie.
+Transféré une demi-heure après, dans un fiacre, à la citadelle.......
+.......................... <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> Dimanche 18, on vient m'enlever à
+une heure et demie du matin. On ne me laisse que le temps de
+m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars
+seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel
+Charlot m'a annoncé que nous allons chez le général de division, qui a
+reçu des ordres de Paris. Au lieu de cela, je trouve une voiture avec
+six chevaux de poste sur la place de l'Église. Le lieutenant Petermann
+y monte à côté de moi, le maréchal des logis Blitersdorff sur le
+siège, deux gendarmes en dedans, l'autre en dehors.»</p>
+
+<p>Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord.</p>
+
+<p>Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la
+capitale, où vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu
+d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au
+château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour
+intérieure, est conduit dans une chambre de la forteresse, on l'y
+enferme et il s'endort. À mesure que le prince approchait de Paris,
+Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il
+partit pour la Malmaison; c'était le dimanche des Rameaux. Madame
+Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de
+l'arrestation du prince, lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui
+répondit: «Tu n'entends rien à la politique.» Le colonel Savary<a id="footnotetag354" name="footnotetag354"></a><a href="#footnote354" title="Lien vers la note 354"><span class="note">[354]</span></a>
+était devenu <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> un des habitués de Bonaparte. Pourquoi? parce
+qu'il avait vu le premier consul pleurer à Marengo. Les hommes à part
+doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des
+hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles
+un témoin peut se rendre maître des résolutions d'un grand homme.</p>
+
+<p>On assure que le premier consul fit rédiger tous les ordres pour
+Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres que si la condamnation
+prévue était une condamnation à mort, elle devait être exécutée
+sur-le-champ.</p>
+
+<p>Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque
+ces ordres manquent. Madame de Rémusat<a id="footnotetag355" name="footnotetag355"></a><a href="#footnote355" title="Lien vers la note 355"><span class="note">[355]</span></a>, qui, dans la soirée du 20
+mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le premier consul,
+l'entendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Auguste; elle crut
+que Bonaparte revenait à lui et que <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> le prince était
+sauvé<a id="footnotetag356" name="footnotetag356"></a><a href="#footnote356" title="Lien vers la note 356"><span class="note">[356]</span></a>. Non, le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary
+reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le
+premier consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis
+le vent souffla, et tout fut fini.</p>
+
+<p class="center p2">COMMISSION MILITAIRE NOMMÉE.</p>
+
+<p>Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an <abbr title="12">XII</abbr><a id="footnotetag357" name="footnotetag357"></a><a href="#footnote357" title="Lien vers la note 357"><span class="note">[357]</span></a> avait arrêté qu'une
+commission militaire, composée de sept membres nommés par le général
+gouverneur de Paris (Murat), se réunirait à Vincennes pour juger <span class="italic">le
+ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la
+République</span>, etc.</p>
+
+<p>En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ventôse, Joachim Murat
+nomma, pour former ladite commission, les sept militaires, à savoir:</p>
+
+<p>Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des
+consuls, président;</p>
+
+<p>Le colonel Guitton, commandant le 1<sup>er</sup> régiment des cuirassiers;</p>
+
+<p>Le colonel Bazancourt, commandant le 4<sup>e</sup> régiment d'infanterie légère;</p>
+
+<p>Le colonel Ravier, commandant le 18<sup>e</sup> régiment d'infanterie de ligne;</p>
+
+<p>Le colonel Barrois, commandant le 96<sup>e</sup> régiment d'infanterie de ligne;</p>
+
+<p>Le colonel Rabbe, commandant le 2<sup>e</sup> régiment de la garde municipale de
+Paris;</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui
+remplira les fonctions de capitaine-rapporteur.</p>
+
+<p class="center p2">INTERROGATOIRE DU CAPITAINE-RAPPORTEUR.</p>
+
+<p>Le capitaine Dautancourt, le chef d'escadron Jacquin, de la légion
+d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le
+citoyen Noirot, lieutenant au même corps, se rendent à la chambre du
+duc d'Enghien; ils le réveillent: il n'avait plus que quatre heures à
+attendre avant de retourner à son sommeil. Le capitaine-rapporteur,
+assisté de Molin, capitaine au 18<sup>e</sup> régiment, greffier, choisi par
+ledit rapporteur, interroge le prince.</p>
+
+<p>À lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance?</p>
+
+<p>A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né
+le 2 août 1772, à Chantilly.</p>
+
+<p>À lui demandé où il a résidé depuis sa sortie de France?</p>
+
+<p>A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant
+formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela il avait fait
+la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon.</p>
+
+<p>À lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette
+puissance lui accorde toujours un traitement?</p>
+
+<p>A répondu n'y être jamais allé; que l'Angleterre lui accorde toujours
+un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> À lui demandé quel grade il occupait dans l'armée de Condé?</p>
+
+<p>A répondu: commandant de l'avant-garde en 1796, avant cette campagne
+comme volontaire au quartier général de son grand-père, et toujours,
+depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde.</p>
+
+<p>À lui demandé s'il connaissait le général Pichegru, s'il a eu des
+relations avec lui?</p>
+
+<p>A répondu: Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de
+relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne
+l'avoir point connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu
+se servir, s'ils sont vrais.</p>
+
+<p>À lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des
+relations avec lui?</p>
+
+<p>A répondu: Pas davantage.</p>
+
+<p>De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien,
+le chef d'escadron Jacquin, le lieutenant Noirot, les deux gendarmes
+et le capitaine-rapporteur.</p>
+
+<p>Avant de signer le présent procès-verbal, le duc d'Enghien a dit: «Je
+fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du
+premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de
+ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande.»</p>
+
+<p class="center p2">SÉANCE ET JUGEMENT DE LA COMMISSION MILITAIRE.</p>
+
+<p>À deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la
+salle où siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans
+l'interrogatoire du capitaine-rapporteur. <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> Il persista dans
+sa déclaration: il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il
+désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'Angleterre
+contre la France. «Lui ayant été demandé s'il avait quelque chose à
+présenter dans ses moyens de défense, a répondu n'avoir rien à dire de
+plus.</p>
+
+<p>«Le président fait retirer l'accusé; le conseil délibérant à huis
+clos, le président recueille les voix, en commençant par le plus jeune
+en grade; ensuite, ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des
+voix a déclaré le duc d'Enghien coupable, et lui a appliqué
+l'article.... de la loi du... ainsi conçu...... et en conséquence l'a
+condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera
+exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en
+avoir donné lecture au condamné, en présence des différents
+détachements des corps de la garnison.</p>
+
+<p>«Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes les jour, mois et an
+que dessus et avons signé.»</p>
+
+<p>La fosse étant <span class="italic">faite, remplie et close</span>, dix ans d'oubli, de
+consentement général et de gloire inouïe s'assirent dessus; l'herbe
+poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux
+illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la
+fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seulement de rares
+affligés rôdaient dans le bois, aventurant un regard furtif au bas du
+fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers
+l'apercevaient du haut du donjon qui les renfermait. La Restauration
+vint: la terre de la tombe fut remuée et <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> avec elle les
+consciences; chacun alors crut devoir s'expliquer.</p>
+
+<p>M. Dupin aîné publia sa discussion; M. Hulin, président de la
+commission militaire, parla; M. le duc de Rovigo entra dans la
+controverse en accusant M. de Talleyrand; un tiers répondit pour M. de
+Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de
+Sainte-Hélène.</p>
+
+<p>Il faut reproduire et étudier ces documents, pour assigner à chacun la
+part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il
+est nuit, et nous sommes à Chantilly; il était nuit quand le duc
+d'Enghien était à Vincennes.</p>
+
+<p class="p2">Lorsque M. Dupin<a id="footnotetag358" name="footnotetag358"></a><a href="#footnote358" title="Lien vers la note 358"><span class="note">[358]</span></a> publia sa brochure, il me l'envoya avec cette
+lettre:</p>
+
+<p class="left60"><span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span></p> Paris, ce 10 novembre 1823.
+
+<p class="left20">Monsieur le vicomte,</p>
+
+<p>«Veuillez agréer un exemplaire de ma publication relative à
+l'assassinat du duc d'Enghien.</p>
+
+<p>«Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais voulu, avant tout,
+respecter la volonté de monseigneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu
+connaissance de mon travail, m'avait fait exprimer son désir que cette
+déplorable affaire ne fût point exhumée.</p>
+
+<p>«Mais la Providence ayant permis que d'autres prissent l'initiative,
+il est devenu nécessaire de faire connaître la vérité, et, après
+m'être assuré qu'on ne persistait plus à me faire garder le silence,
+j'ai parlé avec franchise et sincérité.</p>
+
+<p><span class="left10">«J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,</span><br>
+<span class="left20">«Monsieur le vicomte,</span><br>
+<span class="left20">«De Votre Excellence le très humble et
+ très obéissant serviteur,</span></p>
+
+<p class="left60">«Dupin.»</p>
+
+<p>M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi
+un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du
+père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure:</p>
+
+<p>«La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des événements qui ont le
+plus affligé la nation française: il a déshonoré le gouvernement
+consulaire.</p>
+
+<p>«Un jeune prince, à la fleur de l'âge, surpris par trahison sur un sol
+étranger, où il dormait en paix <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> sous la protection du droit
+des gens; entraîné violemment vers la France; traduit devant de
+prétendus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les siens; accusé
+de crimes imaginaires; privé du secours d'un défenseur; interrogé et
+condamné à huis clos; mis à mort de nuit dans les fossés du château
+fort qui servait de prison d'État; tant de vertus méconnues, de si
+chères espérances détruites, feront à jamais de cette catastrophe un
+des actes les plus révoltants auxquels ait pu s'abandonner un
+gouvernement absolu!</p>
+
+<p>«Si aucune forme n'a été respectée; si les juges étaient incompétents;
+s'ils n'ont pas même pris la peine de relater dans leur arrêt la date
+et le texte des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette
+condamnation; si le malheureux duc d'Enghien a été fusillé en vertu
+d'une sentence <span class="italic">signée en blanc</span>... et qui n'a été régularisée
+qu'après coup! alors ce n'est plus seulement l'innocente victime d'une
+erreur judiciaire; la chose reste avec son véritable nom: c'est un
+odieux assassinat.»</p>
+
+<p>Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces: il montre
+d'abord l'illégalité de l'arrestation: le duc d'Enghien n'a point été
+arrêté en France; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il
+n'avait pas été pris les armes à la main; il n'était pas prisonnier à
+titre civil, car l'extradition n'avait pas été demandée; c'était un
+emparement violent de la personne, comparable aux captures que font
+les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, <span class="italic">incursio
+latronum</span>.</p>
+
+<p>Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la commission <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span>
+militaire: la connaissance de prétendus complots tramés contre l'État
+n'a jamais été attribuée aux commissions militaires.</p>
+
+<p>Vient après cela l'examen du jugement.</p>
+
+<p>«L'interrogatoire (c'est M. Dupin qui continue de parler) a lieu le 29
+ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc
+d'Enghien est introduit devant la commission militaire.</p>
+
+<p>«Sur la minute du jugement on lit: Aujourd'hui, le 30 ventôse an <abbr title="12">XII</abbr>
+de la République, <span class="italic">à deux heures du matin</span>: ces mots, <span class="italic">deux heures du
+matin</span>, qui n'y ont été mis que parce qu'en effet il était cette
+heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par
+d'autre indication.</p>
+
+<p>«Pas un seul témoin n'a été ni entendu ni produit contre l'accusé.</p>
+
+<p>«L'accusé <span class="italic">est déclaré coupable!</span> Coupable de quoi? Le jugement ne le
+dit pas.</p>
+
+<p>«Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la
+loi en vertu de laquelle la peine est appliquée.</p>
+
+<p>«Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie: aucune mention
+n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux
+un <span class="italic">exemplaire de la loi</span>; rien ne constate que le président en ait
+<span class="italic">lu le texte</span> avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa
+forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné
+sans savoir ni la date ni la teneur de la loi; car ils ont <span class="italic">laissé en
+blanc</span>, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le
+numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et
+cependant c'est sur la minute <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> d'une sentence constituée dans
+cet état d'imperfection que le plus noble sang a été versé par des
+bourreaux!</p>
+
+<p>«La délibération doit être secrète; mais la prononciation du jugement
+doit être publique; c'est encore la loi qui nous le dit. Or, le
+jugement du 30 ventôse dit bien: Le conseil délibérant à <span class="italic">huis clos</span>;
+mais on n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on
+n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été
+prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire? Une
+séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes,
+lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarmes
+d'élite! Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir
+au mensonge; le jugement est muet sur ce point.</p>
+
+<p>«Ce jugement est signé par le président et les six autres
+commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la
+minute <span class="italic">n'est pas signée par le greffier</span>, dont le concours,
+cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité.</p>
+
+<p>«La sentence est terminée par cette terrible formule: <span class="italic">sera exécuté</span>
+<span class="smcap">DE SUITE</span>, <span class="italic">à la diligence du capitaine-rapporteur</span>.</p>
+
+<p>«<span class="smcap">De suite</span>! mots désespérants qui sont l'ouvrage des juges! <span class="smcap">De suite</span>!
+Et une loi expresse, celle du 15 brumaire an <abbr title="6">VI</abbr>, accordait le recours
+en révision contre tout jugement militaire!»</p>
+
+<p>M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi:</p>
+
+<p>«Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit.
+Cet horrible sacrifice devait se <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> consommer dans l'ombre,
+afin qu'il fût dit que toutes les lois avaient été violées, toutes,
+même celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution.»</p>
+
+<p>Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'instruction:
+«L'article 19 de la loi du 13 brumaire an <abbr title="5">V</abbr> porte qu'après avoir clos
+l'interrogatoire, le rapporteur dira au prévenu de <span class="italic">faire choix d'un
+ami pour défenseur</span>.&mdash;Le prévenu aura <span class="italic">la faculté de choisir ce
+défenseur</span> dans toutes les classes de citoyens présents sur les lieux;
+s'il déclare qu'il ne peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour
+lui.</p>
+
+<p>«Ah! sans doute le prince n'avait point <span class="italic">d'amis</span><a id="footnotetag359" name="footnotetag359"></a><a href="#footnote359" title="Lien vers la note 359"><span class="note">[359]</span></a> parmi ceux qui
+l'entouraient; la cruelle déclaration lui en fut faite par un des
+fauteurs de cette horrible scène!... Hélas! que n'étions-nous
+présents! que ne fut-il permis au prince de faire un appel au barreau
+de Paris! Là, il eût trouvé des amis de son malheur, des défenseurs de
+son infortune. C'est en vue de rendre ce jugement présentable aux yeux
+du public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une nouvelle
+rédaction. La substitution tardive d'une seconde rédaction, en
+apparence plus régulière que la première (bien qu'également injuste),
+n'ôte rien à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un
+croquis de jugement signé à la hâte, et qui n'avait pas encore reçu
+son complément.»</p>
+
+<p>Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si,
+dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le
+moins de régularité tient une place importante: qu'on eût étranglé le
+duc <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à
+Paris, ou qu'on l'ait tué dans le bois de Vincennes, la chose est
+égale. Mais n'est-il pas providentiel de voir des hommes, après
+longues années, les uns démontrer l'irrégularité d'un meurtre auquel
+ils n'avaient pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le
+leur demandât, devant l'accusation publique? Qu'ont-ils donc entendu?
+quelle voix d'en haut les a sommés de comparaître?</p>
+
+<p class="p2">Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle<a id="footnotetag360" name="footnotetag360"></a><a href="#footnote360" title="Lien vers la note 360"><span class="note">[360]</span></a>: il
+a commandé les grenadiers de la vieille <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> garde; c'est tout
+dire aux braves. Sa dernière blessure, il l'a reçue de Malet, dont le
+plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais
+détourné du boulet. <span class="italic">Frappé de cécité, retiré du monde, n'ayant pour
+consolation que les soins de sa famille</span> (ce sont ses propres
+paroles), le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à
+l'appel du souverain juge; il plaide sa cause<a id="footnotetag361" name="footnotetag361"></a><a href="#footnote361" title="Lien vers la note 361"><span class="note">[361]</span></a> sans se faire
+illusion et sans s'excuser:</p>
+
+<p>«Qu'on ne se méprenne point, dit-il, sur mes intentions. Je n'écris
+point par peur, puisque ma personne est sous la protection de lois
+émanées du trône même, et que, sous le gouvernement d'un roi juste, je
+n'ai rien à redouter de la violence et de l'arbitraire. J'écris pour
+dire la vérité, même en tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je
+ne prétends justifier ni la forme, ni le fond du jugement, mais je
+veux montrer sous l'empire et au milieu de quel concours de
+circonstances il a été rendu; je veux éloigner de moi et de mes
+collègues l'idée que nous ayons agi comme des hommes de parti. Si l'on
+doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on dise de nous: <span class="italic">Ils ont
+été bien malheureux!</span>»</p>
+
+<p>Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission
+militaire, il n'en connaissait pas le but; qu'arrivé à Vincennes, il
+l'ignorait encore; que les autres membres de la commission
+l'ignoraient également; que le commandant du château, M. Harel<a id="footnotetag362" name="footnotetag362"></a><a href="#footnote362" title="Lien vers la note 362"><span class="note">[362]</span></a>,
+<span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> étant interrogé, lui dit ne rien savoir lui-même, ajoutant
+ces paroles: «Que voulez-vous? je ne suis plus rien ici. Tout se fait
+sans mes ordres et ma participation: c'est un autre qui commande ici.»</p>
+
+<p>Il était dix heures du soir quand le général Hulin fut tiré de son
+incertitude par la communication des pièces.&mdash;L'audience fut ouverte à
+minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut
+été fini. «La lecture des pièces, dit le président de la commission,
+donna lieu à un incident. Nous remarquâmes qu'à la fin de
+l'interrogatoire subi devant le capitaine-rapporteur, le prince, avant
+de signer, <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> <span class="italic">avait tracé de sa propre main, quelques lignes où
+il exprimait le désir d'avoir une explication avec le premier consul</span>.
+Un membre fit la proposition de transmettre cette demande au
+gouvernement. La commission y déféra; mais, au même instant, le
+général, qui était venu se poster derrière mon fauteuil, nous
+représenta que cette demande était <span class="italic">inopportune</span>. D'ailleurs, nous ne
+trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à
+surseoir. La commission passa donc outre, se réservant, après les
+débats, de satisfaire aux v&oelig;ux du prévenu.»</p>
+
+<p>Voilà ce que raconte le général Hulin. Or, on lit cet autre passage
+dans la brochure du duc de Rovigo: «Il y avait même assez de monde
+pour qu'il m'ait été difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer
+derrière le siège du président, où je parvins à me placer.»</p>
+
+<p>C'était donc le duc de Rovigo qui s'était <span class="italic">posté derrière le fauteuil</span>
+du président? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la
+commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette
+commission et de représenter qu'une demande était <span class="italic">inopportune</span>?</p>
+
+<p>Écoutons le commandant des grenadiers de la vieille garde parler du
+courage du jeune fils des Condé; il s'y connaissait:</p>
+
+<p>«Je procédai à l'interrogatoire du prévenu; je dois le dire, il se
+présenta devant nous avec une noble assurance, repoussa loin de lui
+d'avoir trempé directement ni indirectement dans un complot
+d'assassinat contre la vie du premier consul; mais il avoua aussi
+avoir porté les armes contre la France, disant avec un courage et une
+fierté qui ne nous <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> permirent jamais, dans son propre
+intérêt, de le faire varier sur ce point: <span class="italic">Qu'il avait soutenu les
+droits de sa famille, et qu'un Condé ne pouvait jamais rentrer en
+France que les armes à la main. Ma naissance, mon opinion</span>,
+ajouta-t-il, <span class="italic">me rendent à jamais l'ennemi de votre gouvernement</span>.</p>
+
+<p>«La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour ses juges. Dix
+fois nous le mîmes sur la voie de revenir sur ses déclarations,
+toujours il persista d'une manière inébranlable: <span class="italic">Je vois</span>, disait-il
+par intervalles, <span class="italic">les intentions honorables des membres de la
+commission, mais je ne peux me servir des moyens qu'ils m'offrent</span>. Et
+sur l'avertissement que les commissions militaires jugeaient sans
+appel: <span class="italic">Je le sais</span>, me répondit-il, <span class="italic">et je ne me dissimule pas le
+danger que je cours; je désire seulement avoir une entrevue avec le
+premier consul</span>.»</p>
+
+<p>Est-il dans toute notre histoire une page plus pathétique? La nouvelle
+France jugeant la France ancienne, lui rendant hommage, lui présentant
+les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant; le
+tribunal établi dans la forteresse où le grand Condé, prisonnier,
+cultivait des fleurs; le général des grenadiers de la garde de
+Bonaparte, assis en face du dernier descendant du vainqueur de Rocroi,
+se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné
+de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui
+creusait la tombe se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat!
+Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait: «Ô le
+brave jeune homme! quel courage! Je voudrais mourir comme lui.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> Le général Hulin, après avoir parlé de la <span class="italic">minute</span> et de la
+<span class="italic">seconde</span> rédaction du jugement, dit: «Quant à la seconde rédaction,
+la seule vraie, comme elle ne portait pas l'ordre <span class="italic">d'exécuter de
+suite</span>, mais seulement <span class="italic">de lire de suite</span> le jugement au condamné,
+<span class="italic">l'exécution de suite</span> ne serait pas le fait de la commission, mais
+seulement de ceux qui auraient pris sur leur responsabilité propre de
+brusquer cette fatale exécution.</p>
+
+<p>«Hélas! nous avions bien d'autres pensées! À peine le jugement fut-il
+signé, que je me mis à écrire une lettre dans laquelle, me rendant en
+cela l'interprète du v&oelig;u unanime de la commission, j'écrivais au
+premier consul pour lui faire part du désir qu'avait témoigné le
+prince d'avoir une entrevue avec lui, et aussi pour le conjurer de
+remettre une peine que la rigueur de notre position ne nous avait pas
+permis d'éluder.</p>
+
+<p>«C'est à cet instant qu'un homme<a id="footnotetag363" name="footnotetag363"></a><a href="#footnote363" title="Lien vers la note 363"><span class="note">[363]</span></a>, qui s'était constamment tenu
+dans la salle du conseil, et que je nommerais à l'instant, si je ne
+réfléchissais que, même en me défendant, il ne me convient pas
+d'accuser...&mdash;Que faites-vous là? me dit-il en s'approchant de
+moi.&mdash;J'écris au premier consul, lui répondis-je, pour lui exprimer le
+v&oelig;u du conseil et celui du condamné.&mdash;Votre affaire est finie, me
+dit-il en reprenant la plume: maintenant cela me regarde.</p>
+
+<p>«J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues avec moi, qu'il
+voulait dire: <span class="italic">Cela me regarde d'avertir le premier consul</span>. La
+réponse, entendue en ce sens, <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> nous laissait l'espoir que
+l'avertissement n'en serait pas moins donné. Et comment nous serait-il
+venu à l'idée que qui que ce fût auprès de nous <span class="italic">avait l'ordre de
+négliger les formalités voulues par les lois?</span>»</p>
+
+<p>Tout le secret de cette funèbre catastrophe est dans cette déposition.
+Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille,
+avait appris de la mort le langage de la vérité, conclut par ces
+dernières paroles:</p>
+
+<p>«Je m'entretenais de ce qui venait de se passer sous le vestibule
+contigu à la salle des délibérations. Des conversations particulières
+s'étaient engagées; j'attendais ma voiture, qui n'ayant pu entrer dans
+la cour intérieure, non plus que celles des autres membres, retarda
+mon départ et le leur; nous étions nous-mêmes enfermés, sans que
+personne pût communiquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit
+entendre: bruit terrible qui retentit au fond de nos âmes et les glaça
+de terreur et d'effroi.</p>
+
+<p>«Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette exécution ne fut
+point autorisée par nous: notre jugement portait qu'il en serait
+envoyé une expédition au ministre de la guerre, au grand juge ministre
+de la justice, et au général en chef gouverneur de Paris.</p>
+
+<p>«L'ordre d'exécution ne pouvait être régulièrement donné que par ce
+dernier; les copies n'étaient point encore expédiées; elles ne
+pouvaient pas être terminées avant qu'une partie de la journée ne fût
+écoulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver le gouverneur, le
+premier consul, que sais-je! Et tout <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> à coup un bruit affreux
+vient nous révéler que le prince n'existe plus!</p>
+
+<p>«Nous ignorions si celui qui a si cruellement précipité cette
+exécution funeste <span class="italic">avait des ordres: s'il n'en avait point, lui seul
+est responsable; s'il en avait, la commission, étrangère à ces ordres,
+la commission, tenue en chartre privée</span>, la commission, dont le
+dernier v&oelig;u était pour le salut du prince, n'a pu ni en prévenir ni
+en empêcher l'effet. On ne peut l'en accuser.</p>
+
+<p>«Vingt ans écoulés n'ont point adouci l'amertume de mes regrets. Que
+l'on m'accuse d'ignorance, d'erreur, j'y consens; qu'on me reproche
+une obéissance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me soustraire
+dans de pareilles circonstances; mon attachement à un homme que je
+croyais destiné à faire le bonheur de mon pays; ma fidélité à un
+gouvernement que je croyais légitime alors et qui était en possession
+de mes serments; mais qu'on me tienne compte, ainsi qu'à mes
+collègues, des circonstances fatales au milieu desquelles nous avons
+été appelés à prononcer.»</p>
+
+<p>La défense est faible, mais vous vous repentez, général: paix vous
+soit! Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé,
+vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit
+de notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de
+partager son lit avec le grenadier de la vieille garde; la France de
+Fribourg et la France de Marengo dormiront ensemble.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son
+rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe. J'avais été
+longtemps sous le pouvoir du ministre de la police; il tomba sous
+l'influence qu'il supposait m'être rendue au retour de la légitimité:
+il me communiqua une partie de ses <span class="italic">Mémoires</span>. Les hommes, dans sa
+position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur;
+ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes: s'accusant
+sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre
+opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés,
+et sur la conduite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils
+ne croient pas avoir violé leur serment; s'ils ont pris sur eux des
+rôles qui répugnent à d'autres caractères, ils pensent avoir rendu de
+grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les
+excuse.</p>
+
+<p>M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres où il traite de la
+mort du duc d'Enghien; il voulait connaître ma pensée, précisément
+parce qu'il savait ce que j'avais fait; je lui sus gré de cette marque
+d'estime, et, lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai
+de ne rien publier. Je lui dis: «Laissez mourir tout cela; en France
+l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon
+d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand; or, vous ne
+justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous
+prêtez le flanc à vos ennemis; ils ne manqueront pas de vous répondre.
+Qu'avez-vous besoin de faire souvenir le public que vous commandiez la
+gendarmerie d'élite à Vincennes? Il ignorait la part directe que vous
+avez eue dans cette action de <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> malheur, et vous la lui
+révélez. Général, jetez le manuscrit au feu: je vous parle dans votre
+intérêt.»</p>
+
+<p>Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo
+pensait que ces maximes convenaient également au trône légitime; il
+avait la conviction que sa brochure<a id="footnotetag364" name="footnotetag364"></a><a href="#footnote364" title="Lien vers la note 364"><span class="note">[364]</span></a> lui rouvrirait la porte des
+Tuileries.</p>
+
+<p>C'est en partie à la lumière de cet écrit que la postérité verra se
+dessiner les fantômes de deuil. Je voulus cacher l'inculpé venu me
+demander asile pendant la nuit; il n'accepta point la protection de
+mon foyer.</p>
+
+<p>M. de Rovigo fait le récit du départ de M. de Caulaincourt<a id="footnotetag365" name="footnotetag365"></a><a href="#footnote365" title="Lien vers la note 365"><span class="note">[365]</span></a> qu'il
+ne nomme point; il parle de l'enlèvement à Ettenheim, du passage du
+prisonnier à Strasbourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une
+expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était
+revenu à la Malmaison. Il est appelé à <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> cinq heures du soir,
+le 19 mars 1804, dans le cabinet du premier consul, qui lui remet une
+lettre cachetée pour la porter au général Murat, gouverneur de Paris.
+Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations
+extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gendarmerie d'élite et
+d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver
+les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle où l'on
+jugeait le prince, le 21, à une heure du matin, et il va s'asseoir
+derrière le président. Il rapporte les réponses du duc d'Enghien, à
+peu près comme les rapporte le procès-verbal de l'unique séance. Il
+m'a raconté que le prince, après avoir donné ses dernières
+explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et,
+comme un homme qui résigne sa vie, dit au président: «Monsieur, je
+n'ai plus rien à dire.»</p>
+
+<p>M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse:
+«Les portes de la salle, affirme-t-il, étaient ouvertes et libres pour
+tous ceux qui pouvaient s'y rendre à <span class="italic">cette heure</span>.» M. Dupin avait
+déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. À cette occasion, M.
+Achille Roche<a id="footnotetag366" name="footnotetag366"></a><a href="#footnote366" title="Lien vers la note 366"><span class="note">[366]</span></a>, qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie:
+«La séance ne fut point mystérieuse! À minuit! elle se tint dans la
+<span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> partie habitée du château; dans la partie habitée d'une
+prison! Qui assistait donc à cette séance? des geôliers, des soldats,
+des bourreaux.»</p>
+
+<p>Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu
+du coup de foudre que M. le duc de Rovigo; écoutons-le:</p>
+
+<p>«Après le prononcé de l'arrêt, je me retirai avec les officiers de mon
+corps qui, comme moi, avaient assisté aux débats, et j'allai rejoindre
+les troupes qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier qui
+commandait l'infanterie de ma légion vint me dire, avec une émotion
+profonde, qu'on lui demandait un piquet pour exécuter la sentence de
+la commission militaire:&mdash;Donnez-le, répondis-je.&mdash;Mais où dois-je le
+placer?&mdash;Là où vous ne pourrez blesser personne. Car déjà les
+habitants des populeux environs de Paris étaient sur les routes pour
+se rendre aux divers marchés.</p>
+
+<p>«Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choisit le fossé comme
+l'endroit le plus sûr pour ne blesser personne. M. le duc d'Enghien y
+fut conduit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du parc, et y
+entendit la sentence, qui fut exécutée.»</p>
+
+<p>Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'auteur du mémoire:
+«Entre la sentence et son exécution, on avait creusé une fosse: c'est
+ce qui a fait dire qu'on l'avait creusée avant le jugement.»</p>
+
+<p>Malheureusement, les inadvertances sont ici déplorables: «M. de Rovigo
+prétend,» dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, «qu'il
+a obéi! Qui lui a transmis l'ordre d'exécution? Il parait que c'est un
+M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> soit ou ne soit pas ce
+M. Delga, si M. Savary se trompe en nous nommant M. Delga, on ne
+réclamera pas aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il attribue à cet
+officier. On accuse M. de Rovigo d'avoir hâté cette exécution; ce
+n'est pas lui, répond-il: un homme qui est mort lui a dit qu'on avait
+donné des ordres pour la hâter.»</p>
+
+<p>Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il
+raconte avoir eu lieu de jour: cela d'ailleurs ne changeant rien au
+fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice.</p>
+
+<p>«À l'heure où se lève le soleil, en plein air, fallait-il, dit le
+général, une lanterne pour voir un homme à <span class="italic">six pas</span>! Ce n'est pas que
+le soleil, ajoute-t-il, fût clair et serein; comme il était tombé
+toute la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard humide
+qui retardait son apparition. L'exécution a eu lieu à six heures du
+matin, le fait est attesté par des <span class="italic">pièces irrécusables</span>.»</p>
+
+<p>Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès
+démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin et fut
+fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin, écrits d'abord à la
+première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le
+procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois
+témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet (celui-ci
+avait aidé à creuser la fosse), que la mise à mort s'effectua de nuit.
+M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le
+c&oelig;ur du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à
+même intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question
+<span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> d'une grosse pierre retirée de la fosse, et dont on aurait
+écrasé la tête du patient. Enfin, le duc de Rovigo devait s'être vanté
+de posséder quelques dépouilles de l'holocauste: j'ai cru moi-même à
+ces bruits; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas
+fondés.</p>
+
+<p>Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins
+et chirurgiens, pour l'exhumation du corps, il a été reconnu que la
+tête était brisée, que la <span class="italic">mâchoire supérieure, entièrement séparée
+des os de la face, était garnie de douze dents; que la mâchoire
+inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux,
+et ne présentait plus que trois dents</span>.</p>
+
+<p>Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds;
+les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or.</p>
+
+<p>Le second procès-verbal d'exhumation (à la même date, 20 mars 1816),
+le <span class="italic">procès-verbal général</span>, constate qu'on a retrouvé, avec les restes
+du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or,
+soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rouleaux cachetés, des
+cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant
+l'empreinte des balles qui l'avaient traversée.</p>
+
+<p>Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles; la terre qui les
+retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général; une
+lanterne n'a point été attachée sur le c&oelig;ur du prince, on en aurait
+trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée; une grosse
+pierre n'a point été retirée de la fosse; le feu du piquet <span class="italic">à six pas</span>
+a suffi pour mettre en pièces la <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> tête, pour <span class="italic">séparer la
+mâchoire supérieure des os de la face</span>, etc.</p>
+
+<p>À cette dérision des vanités humaines, il ne manquait que l'immolation
+pareille de Murat, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif,
+et cette inscription gravée sur le cercueil du duc d'Enghien: «Ici est
+le <span class="italic">corps</span> de très-haut et puissant prince du sang, pair de France,
+<span class="italic">mort</span> à Vincennes le 21 mars 1804, âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours.»
+Le <span class="italic">corps</span> était des os fracassés et nus; le <span class="italic">haut et puissant
+prince</span>, les fragments brisés de la carcasse d'un soldat: pas un mot
+qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans
+cette épitaphe gravée par une famille en larmes; prodigieux effet du
+respect que le siècle porte aux &oelig;uvres et aux susceptibilités
+révolutionnaires! On s'est hâté de même de faire disparaître la
+chapelle mortuaire du duc de Berri.</p>
+
+<p>Que de néants! Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous
+n'avez été occupés que d'exhumations et de funérailles; votre temps de
+vie était passé. Dieu l'a voulu! L'ancienne gloire de la France périt
+sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes:
+peut-être était-ce au lieu même où Louis <abbr title="9">IX</abbr>, <span class="italic">à qui l'on n'alloit que
+comme à un saint</span>, s'asseyoit sous un chesne, et où tous ceux qui
+avoient affaire à luy venaient luy parler sans empeschement
+d'huissiers ni d'autres; et quand il voyoit aucune chose à amender, en
+la parole de ceux qui parloient pour autrui, lui-même l'amendoit de sa
+bouche, et tout le peuple qui avoit affaire par-devant lui estoit
+autour de luy.» (<span class="smcap">Joinville</span>.)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte; <span class="italic">il avait
+affaire par-devant lui</span>; il ne fut point écouté! Qui du bord du
+ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine
+éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans
+la nuit éternelle? Où était-il placé, le falot? Le duc d'Enghien
+avait-il à ses pieds sa fosse ouverte? fut-il obligé de l'enjamber
+pour se mettre à la distance de <span class="italic">six pas</span>, mentionnée par le duc de
+Rovigo?</p>
+
+<p>On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien, âgé de neuf ans, à
+son père, le duc de Bourbon; il lui dit: «Tous les <span class="italic">Enguiens</span> sont
+<span class="italic">heureux</span>; celui de la bataille de Cerizoles, celui qui gagna la
+bataille de Rocroi: j'espère l'être aussi.»</p>
+
+<p>Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime? Est-il vrai qu'elle
+ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à
+une femme le dernier gage d'un attachement? Qu'importait aux bourreaux
+un sentiment de piété ou de tendresse? Ils étaient là pour tuer, le
+duc d'Enghien pour mourir.</p>
+
+<p>Le duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un
+prêtre, la princesse Charlotte de Rohan<a id="footnotetag367" name="footnotetag367"></a><a href="#footnote367" title="Lien vers la note 367"><span class="note">[367]</span></a>: en ces temps où la
+patrie était errante, un <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> homme, en raison même de son
+élévation, était arrêté par mille entraves politiques; pour jouir de
+ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se
+cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une
+fin tragique; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel: la
+religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe
+accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert.</p>
+
+<p class="p2">M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Rovigo, avait présenté un
+mémoire justificatif à Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>: ce mémoire, que je n'ai point vu
+et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé
+ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de
+l'ambassade une lettre du <span class="italic">citoyen Laforest</span><a id="footnotetag368" name="footnotetag368"></a><a href="#footnote368" title="Lien vers la note 368"><span class="note">[368]</span></a>, au sujet de M. le
+duc d'Enghien. Cette lettre <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> énergique est d'autant plus
+honorable pour son auteur qu'il ne craignait pas de compromettre sa
+carrière, sans recevoir de récompense de l'opinion publique, sa
+démarche devant rester ignorée: noble abnégation d'un homme qui, par
+son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à
+l'obscurité.</p>
+
+<p>M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut; du moins, je ne trouvai
+rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le
+ministre des relations extérieures avait pourtant mandé, le 2 ventôse,
+au ministre de l'électeur de Bade, «que le premier consul avait cru
+devoir donner à des détachements l'ordre de se rendre à Offenbourg et
+à Ettenheim, pour y saisir les instigateurs des conspirations inouïes
+qui, par leur nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui
+manifestement y ont pris part.»</p>
+
+<p>Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et du docteur Ward met en
+scène Bonaparte: «Mon ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il
+fallait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un territoire
+neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince de Bénévent m'apporta
+deux fois, pour que je le signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne
+fut cependant qu'après que je me fus convaincu de l'urgence <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span>
+d'un tel acte que je me décidai à le signer.»</p>
+
+<p>Au dire du <span class="italic">Mémorial de Saint-Hélène</span>, ces paroles seraient échappées
+à Bonaparte: «Le duc d'Enghien se comporta devant le tribunal avec une
+grande bravoure. À son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit une lettre:
+cette lettre fut remise à Talleyrand, qui la garda jusqu'à
+l'exécution.»</p>
+
+<p>Je crois peu à cette lettre: Napoléon aura transformé en lettre la
+demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie,
+ou plutôt les quelques lignes exprimant cette demande, qu'avant de
+signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rapporteur, le
+prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette
+lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure
+rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite: «J'ai su,» dit le duc de
+Rovigo, «que, dans les premiers jours de la Restauration, en 1814,
+l'un des secrétaires de M. de Talleyrand n'a pas cessé de faire des
+recherches dans les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce
+fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser pénétrer. Il en a été
+fait de même au dépôt de la guerre pour les actes du procès de M. le
+duc d'Enghien, où il n'est resté que la sentence.»</p>
+
+<p>Le fait est vrai; tous les papiers diplomatiques, et notamment la
+correspondance de M. de Talleyrand avec l'<span class="italic">empereur</span> et le <span class="italic">premier
+consul</span>, furent transportés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue
+Saint-Florentin; on en détruisit une partie; le reste fut enfoui dans
+un poêle où l'on oublia de mettre le feu: la prudence du ministre ne
+put aller plus loin <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> contre la légèreté du prince. Les
+documents non brûlés furent retrouvés; quelqu'un pense les devoir
+conserver: j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M.
+de Talleyrand; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à
+l'arrestation, non encore exécutée, de M. le duc d'Enghien. Le
+ministre invite le premier consul à sévir contre ses ennemis. On ne me
+permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seulement ces deux
+passages: «Si la justice oblige de punir rigoureusement, la politique
+exige de punir sans exception.................... J'indiquerai au
+premier consul M. de Caulaincourt, auquel il pourrait donner ses
+ordres, et qui les exécuterait avec autant de discrétion que de
+fidélité.»</p>
+
+<p>Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier? Je
+l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux
+ans.</p>
+
+<p>Il y eut une délibération du conseil pour l'arrestation du duc
+d'Enghien. Cambacérès, dans ses <span class="italic">Mémoires</span> inédits, affirme, et je le
+crois, qu'il s'opposa à cette arrestation; mais, en racontant ce qu'il
+dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua.</p>
+
+<p>Du reste, le <span class="italic">Mémorial de Saint-Hélène</span> nie les sollicitations en
+miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène
+de Joséphine demandant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant
+au pan de l'habit de son mari et se faisant traîner par ce mari
+inexorable, est une de ces inventions de mélodrame avec lesquelles nos
+fabliers composent aujourd'hui la véridique histoire. Joséphine
+ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé;
+elle le savait seulement arrêté. Elle avait promis <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> à madame
+de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait,
+le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la
+future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du
+prisonnier de Vincennes, mettait souvent la tête à la portière de sa
+voiture pour regarder un général mêlé à sa suite: la coquetterie d'une
+femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du
+duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme:
+«Le duc d'Enghien est fusillé.»</p>
+
+<p>Ces <span class="italic">Mémoires</span> de madame de Rémusat, que j'ai connue, étaient
+extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les
+a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau: ce ne
+sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs; la couleur
+est affaiblie; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec
+impartialité<a id="footnotetag369" name="footnotetag369"></a><a href="#footnote369" title="Lien vers la note 369"><span class="note">[369]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du
+duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince: ce récit paraîtrait
+recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée par le duc de Rovigo,
+concernant Réal allant à Vincennes, si cette anecdote était
+vraie<a id="footnotetag370" name="footnotetag370"></a><a href="#footnote370" title="Lien vers la note 370"><span class="note">[370]</span></a>. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti
+révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas
+irriter des hommes qu'il croyait puissants: cette ingénieuse
+explication n'est pas recevable.</p>
+
+<p class="p2">En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé:</p>
+
+<p>Bonaparte a voulu la mort du duc d'Enghien; personne ne lui avait fait
+une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition
+supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent
+trouver des causes occultes à tout.&mdash;Cependant il est probable que
+certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le premier
+consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut
+une affaire du tempérament violent de Bonaparte, un accès de froide
+colère alimenté par les rapports de son ministre.</p>
+
+<p>M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir exécuté l'ordre de
+l'arrestation.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> Murat n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres
+généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer: il n'était point
+à Vincennes pendant le jugement.</p>
+
+<p>Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécution; il avait
+probablement un ordre secret: le général Hulin l'insinue. Quel homme
+eut osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort
+sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif?</p>
+
+<p>Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira et prépara
+le meurtre en inquiétant Bonaparte avec insistance: il craignait le
+retour de la légitimité. Il serait possible, en recueillant ce que
+Napoléon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évêque d'Autun a
+écrites, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une
+très forte part. Vainement on objecterait que la légèreté, le
+caractère et l'éducation du ministre devaient l'éloigner de la
+violence, que la corruption devait lui ôter l'énergie; il ne
+demeurerait pas moins constant qu'il a décidé le consul à la fatale
+arrestation. Cette arrestation du duc d'Enghien, le 15 de mars,
+n'était pas ignorée de M. de Talleyrand: il était journellement en
+rapport avec Bonaparte et conférait avec lui; pendant l'intervalle qui
+s'est écoulé entre l'arrestation et l'exécution, M. de Talleyrand,
+lui, ministre instigateur, s'est-il repenti, a-t-il dit un seul mot au
+premier consul en faveur du malheureux prince? Il est naturel de
+croire qu'il a applaudi à l'exécution de la sentence.</p>
+
+<p>La commission militaire a jugé le duc d'Enghien, mais avec douleur et
+repentir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> Telle est, consciencieusement, impartialement, strictement,
+la juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe
+pour que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en
+exposer les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il
+m'eût de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l'y portait),
+qu'en fût-il résulté pour moi? Ma carrière littéraire était finie;
+entré de plein saut dans la carrière politique, où j'ai prouvé ce que
+j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et
+puissant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur;
+moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir
+quelques idées de liberté et de modération dans la tête du grand
+homme; mais ma vie, rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût
+été privée de ce qui en a fait le caractère et l'honneur: la pauvreté,
+le combat et l'indépendance.</p>
+
+<p class="p2">Enfin, le principal accusé se lève après tous les autres; il ferme la
+marche des pénitents ensanglantés. Supposons qu'un juge fasse
+comparaître devant lui <span class="italic">le nommé Bonaparte</span>, comme le capitaine
+instructeur fit comparaître devant lui <span class="italic">le nommé d'Enghien</span>; supposons
+que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous
+reste; comparez et lisez:</p>
+
+<p>À lui demandé ses nom et prénoms?</p>
+
+<p>&mdash;A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.</p>
+
+<p>À lui demandé où il a résidé depuis qu'il est sorti de France?</p>
+
+<p>&mdash;A répondu: Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à
+Sainte-Hélène.</p>
+
+<p>À lui demandé quel rang il occupait dans l'armée?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> &mdash;A répondu: Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu.
+Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.</p>
+
+<p>Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuellement chargés;
+Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne; il conserve sa
+grandeur sous le poids de la malédiction; il ne fléchit point la tête
+et reste debout; il s'écrie comme le stoïcien: «Douleur, je n'avouerai
+jamais que tu sois un mal!» Mais ce que dans son orgueil il n'avouera
+point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce
+Prométhée, le vautour au sein, ravisseur du feu céleste, se croyait
+supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a
+fait poussière avant le temps: le squelette, trophée sur lequel il
+s'est abattu, l'interroge et le domine par une nécessité du ciel.</p>
+
+<p>La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs
+représentants à Sainte-Hélène: un serviteur, estimable par sa fidélité
+au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon
+comme un écho à son service. La simplicité répétait la fable, en lui
+donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la <span class="italic">Destinée</span>; comme
+elle, il trompait dans la <span class="italic">forme</span> les esprits fascinés; mais au fond
+de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable: «Je
+suis!» Et l'univers en a senti le poids.</p>
+
+<p>L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte-Hélène expose la
+théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers; l'exilé
+volontaire tient pour parole d'Évangile un homicide bavardage à
+prétention de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de
+Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span>
+prétendait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses
+néophytes: M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s'en
+apercevoir; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires,
+entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même
+qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or.</p>
+
+<p>«La première fois, dit l'honnête chambellan, que j'entendis Napoléon
+prononcer le nom du duc d'Enghien, j'en devins rouge d'embarras.
+Heureusement, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, autrement
+il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. Néanmoins, lorsque, pour la
+première fois, l'empereur développa l'ensemble de cet événement, ses
+détails, ses accessoires; lorsqu'il exposa divers motifs avec sa
+logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que
+l'affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur
+traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remarquer dans sa
+personne des nuances caractéristiques très prononcées. J'ai pu voir à
+cette occasion très distinctement en lui, et maintes fois, l'homme
+privé se débattant avec l'homme public, et les sentiments naturels de
+son c&oelig;ur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa
+position. Dans l'abandon de l'intimité, il ne se montrait pas
+indifférent au sort du malheureux prince; mais, sitôt qu'il s'agissait
+du public, c'était toute autre chose. Un jour, après avoir parlé avec
+moi du sort et de la jeunesse de l'infortuné, il termina en
+disant:&mdash;«Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était favorable; on
+m'a assuré qu'il ne parlait pas de <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> moi sans quelque
+admiration; et voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas!»&mdash;Et
+ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les
+traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elles, que si
+celui que Napoléon plaignait eût été dans ce moment en son pouvoir, je
+suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses intentions ou ses actes,
+il eût été pardonné avec ardeur... L'empereur avait coutume de
+considérer cette affaire sous deux rapports très distincts: celui du
+droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou
+des écarts de la violence.</p>
+
+<p>«Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait que la faute, au
+dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle; autour de lui,
+ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il
+disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on avait pour ainsi dire
+surpris ses idées, précipité ses mesures, enchaîné ses résultats.
+«Assurément, disait-il, si j'eusse été instruit à temps de certaines
+particularités concernant les opinions et le naturel du prince; si
+surtout j'avais vu la lettre qu'il m'écrivit et qu'on ne me remit,
+Dieu sait par quels motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien
+certainement j'eusse pardonné.» Et il nous était aisé de voir que le
+c&oelig;ur et la nature seuls dictaient ces paroles à l'empereur, et
+seulement pour nous; car il se serait senti humilié qu'on pût croire
+un instant qu'il cherchait à se décharger sur autrui, ou descendit à
+se justifier; sa crainte à cet égard, ou sa susceptibilité, étaient
+telles qu'en parlant à des <span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> étrangers ou dictant sur ce sujet
+pour le public, il se restreignait à dire que, s'il eût eu
+connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce,
+vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu recueillir; et,
+traçant de sa main ses dernières pensées, qu'il suppose devoir être
+consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce
+sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus délicats pour sa
+mémoire, que si c'était à refaire, il le ferait encore.»</p>
+
+<p>Ce passage quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus
+parfaite sincérité; elle brille jusque dans la phrase où M. le comte
+de las Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un
+homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les
+subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est
+inconciliable. En faisant la distinction <span class="italic">du droit commun ou de la
+justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence</span>,
+Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne
+s'arrangeait pas! Il ne pouvait soumettre sa conscience de même qu'il
+avait soumis le monde. Une faiblesse naturelle aux gens supérieurs et
+aux petites gens, lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vouloir
+faire passer pour l'&oelig;uvre du génie, pour une vaste combinaison que
+le vulgaire ne peut comprendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la
+sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un
+esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de
+grand homme: «Mon cher, voilà pourtant la justice distributive
+d'ici-bas!» Attendrissement vraiment philosophique! <span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> Quelle
+impartialité! comme elle justifie, en le mettant sur le compte du
+destin, le mal qui est venu de nous-mêmes! On pense tout excuser
+maintenant lorsqu'on s'est écrié: «Que voulez-vous? c'était ma nature,
+c'était l'infirmité humaine.» Quand on a tué son père, on répète: «Je
+suis fait comme cela!» Et la foule reste là bouche béante, et l'on
+examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était
+<span class="italic">faite comme cela</span>. Et que m'importe que vous soyez fait comme cela!
+Dois-je subir cette façon d'être? Ce serait un beau chaos que le
+monde, si tous les hommes qui sont <span class="italic">faits comme cela</span> venaient à
+vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses
+erreurs, on les divinise; on fait un dogme de ses torts, on change en
+religion des sacrilèges, et l'on se croirait apostat de renoncer au
+culte de ses iniquités.</p>
+
+<p class="p2">Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions,
+toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute: la mort du duc
+d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa
+gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté
+même où il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait
+les lois de la morale en négligeant et dédaignant sa vraie force,
+c'est-à-dire ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant
+qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers ennemis de la
+France, il fut victorieux; il se trouva dépouillé de sa vigueur
+aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues: le cheveu coupé par
+Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en
+soi une incapacité radicale et un germe de malheur: <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span>
+pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être
+habiles.</p>
+
+<p>En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du
+prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise
+fortune, détermina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de
+Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arrestation du duc
+d'Enghien, adressa des représentations vigoureuses contre la violation
+du territoire de l'Empire: Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans
+<span class="italic">le Moniteur</span>, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul
+<abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. À Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour
+le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait: «Au duc d'Enghien <span class="italic">quem
+devoravit bellua corsica</span>.» Les deux puissants adversaires se
+réconcilièrent en apparence dans la suite; mais la blessure mutuelle
+que la politique avait faite, et que l'insulte élargit, leur resta au
+c&oelig;ur: Napoléon ne se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou;
+Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.</p>
+
+<p>La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine: j'ai parlé de
+la noble lettre de M. de Laforest, dans laquelle il racontait à M. de
+Talleyrand l'effet qu'avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la
+cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle
+de Vincennes arriva. «Je demeurais à Berlin, dit-elle, sur le quai de
+la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à
+huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand
+était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui
+parler.&mdash;«Savez-vous, <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> me dit-il, que le duc d'Enghien a été
+enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire,
+et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris?&mdash;Quelle
+folie! lui répondis-je; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de
+la France qui ont fait circuler ce bruit? En effet, je l'avoue, ma
+haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas
+jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait.&mdash;Puisque
+vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je
+vais vous envoyer <span class="italic">le Moniteur</span>, dans lequel vous lirez le jugement.
+Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la
+vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre les mains ce
+<span class="italic">Moniteur</span> du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort
+prononcé par la commission militaire, séant à Vincennes, contre le
+nommé <span class="italic">Louis d'Enghien</span>! C'est ainsi que des Français désignaient le
+petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie! Quand on
+abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance, que le retour des
+formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on
+blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de
+Rocroi? Ce Bonaparte qui en a tant gagné, des batailles, ne sait pas
+même les respecter; il n'y a ni passé ni avenir pour lui; son âme
+impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour
+l'opinion; il n'admet le respect que pour la force existante. Le
+prince Louis m'écrivait en commençant son billet par ces mots:&mdash;Le
+nommé Louis de Prusse fait demander à madame de Staël, etc.&mdash;Il
+<span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au
+souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment,
+après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier
+avec un tel homme? La nécessité! dira-t-on. Il y a un sanctuaire de
+l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer; s'il n'en était pas
+ainsi, que serait la vertu sur la terre? Un amusement libéral qui ne
+conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés<a id="footnotetag371" name="footnotetag371"></a><a href="#footnote371" title="Lien vers la note 371"><span class="note">[371]</span></a>?»</p>
+
+<p>Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore
+lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit, en 1806. Frédéric-Guillaume,
+dans son manifeste du 9 octobre, dit: «Les Allemands n'ont pas vengé
+la mort du duc d'Enghien; mais jamais le souvenir de ce forfait ne
+s'effacera parmi eux.»</p>
+
+<p>Ces particularités historiques, peu remarquées, méritaient de l'être;
+car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de
+trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps
+ces degrés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un homme,
+pour arriver de la faute au châtiment.</p>
+
+<p class="p2">Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut ni troublée par la peur, ni
+atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples! La
+satisfaction que j'éprouve aujourd'hui de ce que je fis alors, me
+garantit que la conscience n'est pas une chimère. Plus content que
+tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du
+glorieux soldat, je relis avec un orgueil pardonnable cette page qui
+m'est restée comme mon seul bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807,
+le c&oelig;ur encore <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> ému du meurtre que je viens de raconter,
+j'écrivais ces lignes; elles firent supprimer <span class="italic">le Mercure</span> et
+exposèrent de nouveau ma liberté:</p>
+
+<p>«Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir
+que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout
+tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa
+faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la
+vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est
+déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de
+Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la
+gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est
+souvent dangereux; mais il est des autels comme celui de l'honneur,
+qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices; le Dieu
+n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il
+reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter;
+les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le
+malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom,
+prononcé dans la postérité, va faire battre un c&oelig;ur généreux deux
+mille ans après notre vie<a id="footnotetag372" name="footnotetag372"></a><a href="#footnote372" title="Lien vers la note 372"><span class="note">[372]</span></a>?»</p>
+
+<p>La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la
+conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence: il fut
+obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il
+n'eut pas à sa disposition la force entière, car il les faussait
+incessamment <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> par sa gloire et par son génie. Il devint
+suspect; il fit peur; on perdit confiance en lui et dans sa destinée;
+il fut contraint de voir, sinon de rechercher, des hommes qu'il
+n'aurait jamais vus et, qui, par son action, se croyaient devenus ses
+égaux: la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur
+reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses
+grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations
+s'altérèrent et ne soutinrent plus ses grandes qualités; par la
+corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu
+commanda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en
+changer les lois, de l'incliner sur ses pôles: «Les anges, dit Milton,
+poussèrent avec effort obliquement le centre du monde... le soleil
+reçut l'ordre de détourner ses rênes du chemin de l'équateur... Les
+vents déchirèrent les bois et bouleversèrent les mers.»</p>
+
+<p class="poem" lang="en"><span class="add5em"><span class="italic">They with labor push'd</span><br>
+ Oblique the centric globe..... the sun<br>
+ Was bid turn reins from th' equinoctial road<br>
+ ......................(winds)<br>
+ ... rend the woods, and seas upturn.</span></p>
+
+<p>Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles
+du duc d'Enghien? Si j'avais été le maître, cette dernière victime
+dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes.
+Cet <span class="italic">excommunié</span> eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse,
+dans un cercueil ouvert; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous
+une planche la vue du témoin <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> des jugements incompréhensibles
+et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le
+tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant: il n'y
+aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux
+bouts de la terre.</p>
+
+<p>Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger,
+ainsi que l'exilé des rois: celui-ci a pris soin de rendre à celui-là
+sa patrie, un peu durement il est vrai; mais sera-ce pour toujours? La
+France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution
+l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé dans son
+testament, déclare <span class="italic">qu'il n'est pas sûr du pays qu'il habitera le jour
+de sa mort</span>. Ô Bossuet! que n'auriez-vous point ajouté au
+chef-d'&oelig;uvre de votre éloquence, si, lorsque vous parliez sur le
+cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir!</p>
+
+<p>C'est ici même, c'est à Chantilly qu'est né le duc d'Enghien:
+<span class="italic">Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772, à Chantilly</span>, dit
+l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance:
+la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, de
+Nordlingen, de Lens, de Senef, où est-il allé avec ses <span class="italic">mains
+victorieuses et maintenant défaillantes</span>? Et ses descendants, le Condé
+de Johannisberg et de Berstheim; et son fils, et son petit-fils, où
+sont-ils? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau <span class="italic">qui ne se taisaient
+ni jour ni nuit</span>, que sont-ils devenus? Des statues mutilées, des
+lions dont on restaure la griffe ou la mâchoire; des trophées d'armes
+sculptés dans un mur croulant; des écussons à fleur de lis effacées;
+des fondements de tourelles rasées; quelques coursiers de marbre
+au-dessus des écuries vides que n'anime plus <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> de ses
+hennissements le cheval de Rocroi; près d'un manège une haute porte
+non achevée: voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque; un
+testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage.</p>
+
+<p>À diverses reprises, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des
+personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui
+muettes, jadis retentissantes. Quel âge et quelles passions
+avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes? Ô mes
+inutiles <span class="italic">Mémoires</span>, je ne pourrais maintenant vous dire:</p>
+
+<p class="poem">Qu'à Chantilly Condé vous lise quelquefois;<br>
+ Qu'Enghien en soit touché<a id="footnotetag373" name="footnotetag373"></a><a href="#footnote373" title="Lien vers la note 373"><span class="note">[373]</span></a>!</p>
+
+<p>Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux? Nous
+disparaîtrons sans retour: vous renaîtrez, <span class="italic">&oelig;illet de poète</span>, qui
+reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la
+petite fleur attardée parmi les bruyères; mais nous, nous ne revivrons
+pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> LIVRE <abbr title="4">IV</abbr><a id="footnotetag374" name="footnotetag374"></a><a href="#footnote374" title="Lien vers la note 374"><span class="note">[374]</span></a></h1>
+
+<p class="resume" title="résumé">Année de ma vie 1804. &mdash; Je viens demeurer rue Miromesnil.
+ &mdash; Verneuil. &mdash; Alexis de Tocqueville. &mdash; Le Ménil. &mdash; Mézy.
+ &mdash; Méréville. &mdash; M<sup>me</sup> de Coislin. &mdash; Voyage à Vichy, en
+ Auvergne et au mont Blanc. &mdash; Retour à Lyon. &mdash; Course à la
+ Grande Chartreuse. &mdash; Mort de M<sup>me</sup> de Caud. &mdash; Années de ma
+ vie 1805 et 1806. &mdash; Je reviens à Paris. &mdash; Je pars pour le
+ Levant. &mdash; Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment
+ qui portait des pèlerins pour la Syrie. &mdash; De Tunis jusqu'à
+ ma rentrée en France par l'Espagne. &mdash; Réflexions sur mon
+ voyage. &mdash; Mort de Julien.</p>
+
+<p>Désormais, à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la
+protection de madame Bacchiochi de la colère de Bonaparte, je quittai
+mon logement provisoire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de
+Miromesnil<a id="footnotetag375" name="footnotetag375"></a><a href="#footnote375" title="Lien vers la note 375"><span class="note">[375]</span></a>. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M.
+de Lally-Tolendal et madame Denain, sa <span class="italic">mieux <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> aimée</span>, comme
+on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un
+chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M.
+Lally-Tolendal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui-même
+de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée: c'était une
+illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant
+ma porte; plus haut, la rue ou le chemin montait à travers un terrain
+vague que l'on appelait <span class="italic">la Butte-aux-Lapins</span>. La Butte-aux-Lapins,
+semée de quelques maisons isolées, joignait à droite le jardin de
+Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche
+le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc
+abandonné; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans:
+cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines
+factices, symbole de la politique légère et débauchée qui allait
+couvrir la France de prostituées et de débris.</p>
+
+<p>Je ne m'occupais de rien; tout au plus m'entretenais-je dans le parc
+avec quelques sapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois
+corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de
+mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome,
+de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de
+Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes
+sentiments; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses
+rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais, et
+j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> Pourtant ma démission avait accru ma renommée: un peu de
+courage sied toujours bien en France. Quelques-unes des personnes de
+l'ancienne société de madame de Beaumont m'introduisirent dans de
+nouveaux châteaux.</p>
+
+<p>M. de Tocqueville<a id="footnotetag376" name="footnotetag376"></a><a href="#footnote376" title="Lien vers la note 376"><span class="note">[376]</span></a>, beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux
+neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan: c'étaient
+partout des héritages d'échafaud<a id="footnotetag377" name="footnotetag377"></a><a href="#footnote377" title="Lien vers la note 377"><span class="note">[377]</span></a>. Là, je voyais croître mes
+neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels
+s'élevait Alexis, auteur de <span class="italic">la Démocratie en Amérique</span>. Il était plus
+gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Combourg. Est-ce la dernière
+renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes? Alexis de
+Tocqueville a parcouru l'Amérique civilisée dont j'ai parcouru les
+forêts<a id="footnotetag378" name="footnotetag378"></a><a href="#footnote378" title="Lien vers la note 378"><span class="note">[378]</span></a>.</p>
+
+<p>Verneuil a changé de maître; il est devenu possession de madame de
+Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta
+pour fille.</p>
+
+<p>Près de Mantes, au Ménil, était madame de Rosambo<a id="footnotetag379" name="footnotetag379"></a><a href="#footnote379" title="Lien vers la note 379"><span class="note">[379]</span></a>: <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> mon
+neveu, Louis de Chateaubriand, se maria dans la suite à mademoiselle
+d'Orglandes, nièce de madame de Rosambo<a id="footnotetag380" name="footnotetag380"></a><a href="#footnote380" title="Lien vers la note 380"><span class="note">[380]</span></a>: celle-ci ne promène plus
+sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir; elle a
+passé. Quand j'allais de Verneuil au Ménil, je rencontrais Mézy<a id="footnotetag381" name="footnotetag381"></a><a href="#footnote381" title="Lien vers la note 381"><span class="note">[381]</span></a>
+sur la route: madame de Mézy était le roman renfermé dans la vertu et
+la douleur maternelle. Du moins si son enfant qui tomba d'une fenêtre
+et se brisa la tête avait pu, comme les jeunes cailles que nous
+chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans
+l'Île-Belle, île riante de la Seine: <span class="italic">Coturnix per stipulas pascens!</span></p>
+
+<p>De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de
+Vintimille m'avait présenté à Méréville<a id="footnotetag382" name="footnotetag382"></a><a href="#footnote382" title="Lien vers la note 382"><span class="note">[382]</span></a>. Méréville était une
+oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les
+poètes gaulois appellent les <span class="italic">docte fées</span>. Ici les aventures de
+<span class="italic">Blanca</span><a id="footnotetag383" name="footnotetag383"></a><a href="#footnote383" title="Lien vers la note 383"><span class="note">[383]</span></a> et de <span class="italic">Velléda</span> furent lues devant d'élégantes
+générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme
+<span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> des fleurs, écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.</p>
+
+<p>Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos, dans ma rue de
+Miromesnil, vit se former de lointains fantômes. Le <span class="italic">Génie du
+christianisme</span> m'inspira l'idée de faire la preuve de cet ouvrage, en
+mêlant des personnages chrétiens à des personnages mythologiques. Une
+ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement
+dans ma tête, aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cydomocée
+devinée, je m'enfermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec
+les filles de mon Imagination; mais, avant qu'elles soient sorties de
+l'état de rêve et qu'elles soient arrivées des bords du Léthé par la
+porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par
+amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je
+présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.</p>
+
+<p>Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil, car la maison fut
+vendue. Je m'arrangeai avec madame la marquise de Coislin, qui me loua
+l'attique de son hôtel, place Louis <abbr title="15">XV</abbr><a id="footnotetag384" name="footnotetag384"></a><a href="#footnote384" title="Lien vers la note 384"><span class="note">[384]</span></a>.</p>
+
+<p class="p2">Madame de Coislin<a id="footnotetag385" name="footnotetag385"></a><a href="#footnote385" title="Lien vers la note 385"><span class="note">[385]</span></a> était une femme du plus grand air. Âgée de près
+de quatre-vingts ans, ses yeux fiers <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> et dominateurs avaient
+une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes
+lettres, et s'en faisait gloire; elle avait passé à travers le siècle
+voltairien sans s'en douter; si elle en avait conçu une idée
+quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est
+pas qu'elle parlât jamais de sa naissance; elle était trop supérieure
+pour tomber dans un ridicule: elle savait très bien voir les <span class="italic">petites
+gens</span> sans déroger; mais enfin, elle était née du premier marquis de
+France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en
+1096; de Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis <abbr title="9">IX</abbr>; de
+Jean <abbr title="2">II</abbr> de Nesle, régent de France pendant la dernière croisade de
+saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort
+dont on ne devait pas la rendre responsable; elle était naturellement
+<span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue,
+comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre: elle ne pouvait
+rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il
+avait plu au ciel de l'affliger.</p>
+
+<p>Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis <abbr title="15">XV</abbr>? elle ne me
+l'a jamais avoué: elle convenait pourtant qu'elle avait été fort
+aimée, mais elle prétendait avoir traité le royal amant avec la
+dernière rigueur. «Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait
+des yeux charmants et son langage était séducteur. Il me proposa un
+jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait
+madame de Pompadour.&mdash;Ah! sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me
+cacher dessous!»</p>
+
+<p>Par un singulier hasard j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise
+de Coningham<a id="footnotetag386" name="footnotetag386"></a><a href="#footnote386" title="Lien vers la note 386"><span class="note">[386]</span></a>, à Londres; elle l'avait reçue de George <abbr title="4">IV</abbr>, et me
+la montrait avec une amusante simplicité.</p>
+
+<p>Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous
+la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux
+marines de Vernet, que Louis <span class="italic">le Bien-Aimé</span> avait données à la noble
+dame, étaient accrochées sur une vieille tapisserie de satin verdâtre.
+Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans
+un grand lit à rideaux également de soie verte, assise et soutenue par
+des oreillers; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tête
+laissait passer ses cheveux gris. Des girandoles de diamants montés à
+l'ancienne <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> façon descendaient sur les épaulettes de son
+manteau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la
+Fronde. Autour d'elle, sur la couverture, gisaient éparpillées des
+<span class="italic">adresses</span> de lettres, détachées des lettres mêmes, et sur lesquelles
+<span class="italic">adresses</span> madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées: elle
+n'achetait point de papier, c'était la poste qui la lui fournissait.
+De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors
+de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait
+en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait
+arrangé les jeunes amours de Louis <abbr title="15">XV</abbr>.</p>
+
+<p>Madame de Châteauroux et ses deux s&oelig;urs étaient cousines de madame
+de Coislin: celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de
+Mailly, repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui
+l'insultait dans l'église Saint-Roch, par un nom grossier: «Mon ami,
+puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi.»</p>
+
+<p>Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit,
+entassait son argent dans des armoires. Elle vivait toute rongée d'une
+vermine d'écus qui s'attachait à sa peau: ses gens la soulageaient.
+Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me
+rappelait l'avare Hermocrate, qui, dictant son testament, s'était
+institué son héritier<a id="footnotetag387" name="footnotetag387"></a><a href="#footnote387" title="Lien vers la note 387"><span class="note">[387]</span></a>. Elle donnait cependant à dîner par hasard;
+mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, suivant
+elle, et dont on n'usait que pour allonger le repas.</p>
+
+<p>Madame de Chateaubriand fit un voyage à Vichy <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> avec madame de
+Coislin et le marquis de Nesle<a id="footnotetag388" name="footnotetag388"></a><a href="#footnote388" title="Lien vers la note 388"><span class="note">[388]</span></a>; le marquis courait en avant et
+faisait préparer d'excellents dîners. Madame de Coislin venait à la
+suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au départ, on lui
+présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne
+voulait entendre qu'aux cerises; l'hôte lui soutenait que, soit que
+l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge,
+était de payer le dîner.</p>
+
+<p>Madame de Coislin s'est fait un illuminisme à sa guise<a id="footnotetag389" name="footnotetag389"></a><a href="#footnote389" title="Lien vers la note 389"><span class="note">[389]</span></a>. Crédule
+ou incrédule, le manque de foi la portait <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> à se moquer des
+croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré
+madame de Krüdener; la mystérieuse Française n'était illuminée que
+sous bénéfice d'inventaire; elle ne plut pas à la fervente Russe,
+laquelle ne lui agréa pas non plus. Madame de Krüdener dit
+passionnément à madame de Coislin: «Madame, quel est votre confesseur
+intérieur?&mdash;Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point
+mon confesseur intérieur; je sais seulement que mon confesseur est
+dans l'intérieur de son confessionnal.» Sur ce, les deux dames ne se
+virent plus.</p>
+
+<p>Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la
+cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska,
+fort pieuse, qui s'opposait à cette dangereuse innovation. Elle
+soutenait qu'autrefois une personne comme il faut ne se serait jamais
+avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge
+de femme: «Cela sent la parvenue, disait-elle; nous autres, femmes de
+la cour, nous n'avions que deux chemises; on les renouvelait quand
+elles étaient usées; nous étions vêtues de robes de soie, et nous
+n'avions pas l'air de grisettes comme ces demoiselles de maintenant.»</p>
+
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> Madame Suard<a id="footnotetag390" name="footnotetag390"></a><a href="#footnote390" title="Lien vers la note 390"><span class="note">[390]</span></a>, qui demeurait rue Royale, avait un coq
+dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame de
+Coislin. Elle écrivit à madame Suard: «Madame faites couper le cou à
+votre coq.» Madame Suard renvoya le messager avec ce billet: «Madame,
+j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à
+mon coq.» La correspondance en demeura là. Madame de Coislin dit à
+madame de Chateaubriand: «Ah! mon c&oelig;ur, dans quel temps nous
+vivons! C'est pourtant cette fille de Panckouke, la femme de ce membre
+de l'Académie, vous savez?»</p>
+
+<p>M. Hennin<a id="footnotetag391" name="footnotetag391"></a><a href="#footnote391" title="Lien vers la note 391"><span class="note">[391]</span></a>, ancien commis des affaires étrangères, <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> et
+ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. Il lisait un
+jour à madame de Coislin une description: une amante en larmes et
+abandonnée pêchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui
+s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui
+dit de cet air sérieux qui la rendait si comique: «Monsieur Hennin, ne
+pourriez-vous faire prendre un autre poisson à cette dame?»</p>
+
+<p>Les histoires que faisait madame de Coislin ne pouvaient se retenir,
+car il n'y avait rien dedans; tout était dans la pantomime, l'accent
+et l'air de la conteuse: jamais elle ne riait. Il y avait un dialogue
+entre <span class="italic">monsieur et madame Jacqueminot</span>, dont la perfection passait
+tout. Lorsque, dans la conversation entre les deux époux, madame
+Jacqueminot répliquait: «Mais, monsieur <span class="italic">Jacqueminot!</span>» ce nom était
+prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le
+laisser passer, madame de Coislin attendait gravement, en prenant du
+tabac.</p>
+
+<p>Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses
+lunettes et dit en se mouchant: «Il y a une épizootie sur les bêtes à
+couronne.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> Au moment où elle était prête à passer, on soutenait au bord
+de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller; que
+si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi,
+on ne mourrait point: «Je le crois, dit-elle; mais j'ai peur d'avoir
+une distraction.» Elle expira.</p>
+
+<p>Je descendis le lendemain chez elle; je trouvai monsieur et madame
+d'Avaray<a id="footnotetag392" name="footnotetag392"></a><a href="#footnote392" title="Lien vers la note 392"><span class="note">[392]</span></a>, sa s&oelig;ur et son beau-frère, assis devant la cheminée,
+une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils
+avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était là dans son
+lit, les rideaux à demi fermés: elle n'entendait plus le bruit de l'or
+qui aurait dû la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.</p>
+
+<p>Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et
+sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles.
+Madame de Coislin m'a montré ce qui restait de la cour de Louis <abbr title="15">XV</abbr>
+sous Bonaparte et après Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, comme madame d'Houdetot m'avait
+fait voir ce qui traînait encore, au <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle, de la société
+philosophique.</p>
+
+<p class="p2">Dans l'été de l'année 1805, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand
+à Vichy, où madame de Coislin l'avait <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> menée, comme je viens
+de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame
+de Sévigné avait <span class="italic">devant et après elle</span>, en 1677; depuis cent vingt et
+quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma s&oelig;ur, madame
+de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un
+court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voyager,
+afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries
+politiques.</p>
+
+<p>On a recueilli dans mes &oelig;uvres deux petits <span class="italic">Voyages</span> que je fis
+alors en Auvergne et au Mont-Blanc<a id="footnotetag393" name="footnotetag393"></a><a href="#footnote393" title="Lien vers la note 393"><span class="note">[393]</span></a>. Après trente-quatre ans
+d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire,
+à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est
+longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en
+communauté, a des amis, des frères et des s&oelig;urs dans toutes les
+familles: car si l'homme est ingrat, l'humanité est reconnaissante.
+Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée,
+et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même; vous avez
+toujours l'âge qu'ils vous ont donné; leur attachement, qui n'est
+point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau
+comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits.</p>
+
+<p>Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de
+l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien
+loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller
+qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> sainte
+Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie
+ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde
+avec un petit coffret de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans
+leur boîte, en descendant de leurs rochers; heureux s'ils la
+rapportent!</p>
+
+<p>Hélas! il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au
+bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en 1805; je n'étais
+qu'à quelques lieues de ce Mont-Dore, où elle était venue chercher la
+vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en
+1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates,
+1805 et 1838, je puis placer les transformations arrivées dans la
+société autour de moi.</p>
+
+<p>Nous quittâmes Clermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes
+Thiers et Roanne<a id="footnotetag394" name="footnotetag394"></a><a href="#footnote394" title="Lien vers la note 394"><span class="note">[394]</span></a>. Cette route, alors peu fréquentée, suivait çà
+et là les rives du Lignon. L'auteur de l'<span class="italic">Astrée</span>, qui n'est pas un
+grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des personnages qui
+vivent; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge où elle
+paraît, a de puissance créatrice! Il y a, du reste, quelque chose
+d'ingénieusement fantastique dans cette résurrection des nymphes et
+des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> et des
+chevaliers: ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode
+agréablement des fables de la mythologie, unies aux mensonges du
+roman: Rousseau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.</p>
+
+<p>À Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche: il fit avec nous la course à
+Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout où on le menait, sans qu'il
+y eût la moindre affaire. À Genève, je ne fus point reçu à la porte de
+la ville par Clotilde, fiancée de Clovis: M. de Barante, le père<a id="footnotetag395" name="footnotetag395"></a><a href="#footnote395" title="Lien vers la note 395"><span class="note">[395]</span></a>,
+était devenu préfet du Léman. J'allai voir à Coppet madame de Staël;
+je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour
+attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un
+moyen précieux d'indépendance et de bonheur: je la blessai. Madame de
+Staël aimait le monde; elle se regardait comme la plus malheureuse des
+femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux
+que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la
+vie? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de
+la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de
+<span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans secours,
+bannies dans tous les coins de l'Europe, tandis que leurs parents
+avaient péri sur l'échafaud? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal
+dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que
+plus vif: on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'autres
+maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui; ce qui afflige l'un fait
+la joie de l'autre; les c&oelig;urs ont des secrets divers,
+incompréhensibles à d'autres c&oelig;urs. Ne disputons à personnes ses
+souffrances; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la
+sienne.</p>
+
+<p>Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève,
+et nous partîmes pour Chamouny. Mon opinion sur les paysages des
+montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser; il n'en était
+rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Gothard, que cette opinion
+m'est restée. On lit dans le <span class="italic">Voyage au Mont-Blanc</span> un passage que je
+rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie et
+les événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui
+également passés.</p>
+
+<p>«Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes
+inspirent l'oubli des troubles de la terre: c'est lorsqu'on se retire
+loin du monde pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se
+dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les
+grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur
+des roches désertes; mais ce n'est point alors la tranquillité des
+lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur
+âme qui répand sa sérénité dans <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> la région des
+orages............... Il y a des montagnes que je visiterais encore
+avec un plaisir extrême: ce sont celles de la Grèce et de la Judée.
+J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent
+de m'occuper chaque jour: j'irais volontiers chercher sur le Thabor et
+le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint
+les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau-Monde.»
+Cette dernière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en effet
+l'année suivante, 1806.</p>
+
+<p>À notre retour à Genève, sans avoir pu revoir madame de Staël à
+Coppet<a id="footnotetag396" name="footnotetag396"></a><a href="#footnote396" title="Lien vers la note 396"><span class="note">[396]</span></a>, nous trouvâmes les auberges encombrées. Sans les soins de
+M. de Forbin<a id="footnotetag397" name="footnotetag397"></a><a href="#footnote397" title="Lien vers la note 397"><span class="note">[397]</span></a> <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> qui survint et nous procura un mauvais
+dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de
+Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude; il
+promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait; il ne
+touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il
+descendait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en
+justaucorps, palette au pouce, pinceaux en carquois. Bonhomme
+néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un
+jour, quand j'aurais fait le voyage de Syrie, voulant même aller
+jusqu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une route
+extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses
+yeux avaient une protectrice pitié: j'étais pauvre, humble, peu sûr de
+ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le c&oelig;ur
+des princesses. À Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin
+son dîner du lac; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce
+temps-ci on retrouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le
+matin dans la rue.</p>
+
+<p>Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution,
+commençait cette génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en
+croquis, en grotesques, <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> en caricatures. Les uns portent des
+moustaches effroyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde;
+leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres; les
+autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis; ils
+fument un cigare en guise de volcan. Ces <span class="italic">cousins de l'arc-en-ciel</span>,
+comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de
+mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de
+carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes
+humains, des fleurets, des mandolines, des morions et des dolimans.
+Hâbleurs, entreprenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran
+qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe
+et le satyre; ils tiennent à faire comprendre que le secret de
+l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles.
+Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence
+exaltée, une nature souffrante et sensible, une abnégation entière
+d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une
+manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence
+fièrement accueillie et noblement supportée; enfin, quelquefois par
+des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de
+la solitude!</p>
+
+<p>Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au
+pied du fort de l'Écluse, en attendant l'ouverture des portes. Pendant
+cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait
+en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et
+m'environnaient comme une bande de fantômes; mes saisons brûlantes me
+revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par
+<span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide: des
+formes aériennes, houris ou songes, sortant de cet abîme, me prenaient
+par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus
+aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence
+secrète me poussait aux régions de l'Aurore, où m'entraînaient
+d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me
+releva du v&oelig;u de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes
+facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie,
+elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l'art, triomphant
+dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les
+Pères de la Thébaïde appelaient des <span class="italic">ascensions</span> de c&oelig;ur. Raphaël
+(qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant <span class="italic">la
+Transfiguration</span> seulement ébauchée sur le chevalet, n'aurait pas été
+plus électrisé par son chef-d'&oelig;uvre que je ne l'étais par cet
+Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont
+j'entrevoyais l'image au travers d'une atmosphère d'amour et de
+gloire.</p>
+
+<p>Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau retourne quelquefois
+sur ses pas après m'avoir abandonné; ainsi se renouvellent mes
+anciennes souffrances; rien ne guérit en moi; si mes blessures se
+ferment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des
+crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je
+n'ai d'autre ressource, pour me soulager dans ces crises, que de
+donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait
+percer les veines quand le sang afflue au c&oelig;ur ou monte à la tête.
+Mais de quoi parlé-je? <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> Ô religion, où sont donc tes
+puissances, tes freins, tes baumes! Est-ce que je n'écris pas toutes
+ces choses à d'innombrables années de l'heure où je donnai le jour à
+René? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis! C'est
+grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le
+printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point
+des lois communes; pour lui, les années sont toujours jeunes: «Or, les
+jeunes chevreaux, dit Oppien, veillent sur l'auteur de leur naissance;
+lorsque celui-ci vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui
+présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, qu'ils sont allés
+cueillir au loin, et lui apportent sur le bord des lèvres une eau
+fraîche, puisée dans le prochain ruisseau<a id="footnotetag398" name="footnotetag398"></a><a href="#footnote398" title="Lien vers la note 398"><span class="note">[398]</span></a>.»</p>
+
+<p class="p2">De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Joubert: elles
+m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de
+septembre. Je lui répondis:</p>
+
+<p>«Votre départ de Paris est trop éloigné et me gêne; vous sentez que ma
+femme ne voudra jamais arriver avant vous à Villeneuve: c'est aussi
+une tête que celle-là, et, depuis qu'elle est avec moi, je me trouve à
+la tête de deux têtes très-difficiles à gouverner. Nous resterons à
+Lyon, où l'on nous fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le
+courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé de Bonnevie est
+ici, de retour de Rome; il se porte à merveille; il est gai, il
+prêchaille et ne pense plus à ses malheurs: il vous embrasse et va
+vous <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> écrire. Enfin tout le monde est dans la joie, excepté
+moi; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fontanes que j'ai dîné
+chez M. Saget.»</p>
+
+<p>Ce M. Saget était la providence des chanoines; il demeurait sur le
+coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin. On montait chez lui
+à peu près par l'endroit où Rousseau avait passé la nuit au bord de la
+Saône.</p>
+
+<p>«Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit délicieuse, hors de la
+ville, dans un chemin qui côtoyait la Saône. Des jardins élevés en
+terrasse bordaient le chemin du côté opposé: il avait fait très-chaud
+ce jour-là; la soirée était charmante, la rosée humectait l'herbe
+flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans
+être froid; le soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des
+vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose; les
+arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient
+de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant
+mes sens et mon c&oelig;ur à la jouissance de tout cela, et soupirant
+seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce
+rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans
+m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin: je me couchai
+voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse
+porte, enfoncée dans un mur de terrasse: le ciel de mon lit était
+formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément
+au-dessus de moi; je m'endormis à son chant: mon sommeil fut doux; mon
+réveil le fut davantage. Il était grand jour: mes yeux en <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span>
+s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un paysage admirable.»</p>
+
+<p>Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M.
+Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une
+casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des
+bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et
+s'était lié avec mademoiselle Devienne<a id="footnotetag399" name="footnotetag399"></a><a href="#footnote399" title="Lien vers la note 399"><span class="note">[399]</span></a>. Elle lui écrivait des
+lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons
+conseils: il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au
+sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait
+déjà usé quatre soleils, et qu'au quatrième (lequel nous éclaire
+aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n'avait cure
+du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du massacre des
+protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de
+Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ
+des fusillades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tandis
+qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers
+de Loyse Labbé: il n'aurait pas perdu un coup de dent durant les
+derniers malheurs de Lyon, sous la charte-vérité.</p>
+
+<p>Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> tête
+de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère et
+rembourrée de choses exquises; de jeunes paysannes très-jolies
+servaient à table; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé
+dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous
+abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget: le
+coteau en était tout noir<a id="footnotetag400" name="footnotetag400"></a><a href="#footnote400" title="Lien vers la note 400"><span class="note">[400]</span></a>.</p>
+
+<p>Notre <span class="italic">dapifer</span> trouva vite la fin de ses provisions dans la ruine de
+ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles
+maîtresses qui avaient pillé sa vie, «espèce de femmes, dit saint
+Cyprien, qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, quæ sic
+vivis ut possis adamari.»</p>
+
+<p class="p2">Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la
+Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont
+les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe,
+nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le
+lendemain, à la pointe du jour, nous montâmes à cheval et nous
+partîmes, précédés d'un guide. Au village de Saint-Laurent, au bas de
+la Grande-Chartreuse, <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> nous franchîmes la porte de la vallée,
+et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le chemin montant au
+monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que
+j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous
+la surveillance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était
+demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de
+mourir: la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et
+l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte:
+Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz.
+On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules, accompagnées
+chacune d'un jardin et d'un atelier; on y remarquait des établis de
+menuisier et des rouets de tourneur: la main avait laissé tomber le
+ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la
+Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des <span class="italic">ritratti</span> des
+doges; lieux et souvenirs divers! Plus haut, à quelque distance, on
+nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.</p>
+
+<p>Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes et nous
+rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. Chaptal<a id="footnotetag401" name="footnotetag401"></a><a href="#footnote401" title="Lien vers la note 401"><span class="note">[401]</span></a>,
+jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et
+inventeur du sucre de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux
+indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En
+descendant des forêts, j'étais occupé des anciens cénobites; pendant
+des siècles, ils <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> portèrent, avec un peu de terre dans le pan
+de leur robe, des plants de sapins, devenus des arbres sur les
+rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne
+tournâtes pas même la tête en passant!</p>
+
+<p>Nous n'eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu'un orage
+éclate; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en
+rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue
+intrépide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots
+et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le
+tonnerre; le guide lui criait: «Recommandez votre âme à Dieu! Au nom
+du Père, du Fils et du Saint-Esprit!» Nous arrivâmes à Voreppe au son
+du tocsin; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On
+apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la
+lune arrondissant la partie supérieure de son disque au-dessus des
+nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de
+l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait
+avec sa placidité inaltérable: «Je suis comme un poisson dans l'eau.»
+Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe; l'orage n'y était
+plus; mais il m'en reste deux témoins, madame de Chateaubriand et M.
+Ballanche<a id="footnotetag402" name="footnotetag402"></a><a href="#footnote402" title="Lien vers la note 402"><span class="note">[402]</span></a>. Je le fais <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> observer, car j'ai eu trop
+souvent, dans ces <span class="italic">Mémoires</span>, à remarquer les absents.</p>
+
+<p>De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compagnon et nous allâmes à
+Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville,
+mes promenades et mes regrets aux bords de l'Yonne avec M. Joubert.
+Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat; elles
+rappelaient les trois amies de ma grand'mère à Plancoët, à la
+différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve
+moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un
+perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que
+disaient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises? Elles
+parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté
+jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de
+cette même ville, où saint Bernard fit condamner Abailard, mon
+compatriote. Les vierges au manchon étaient peut-être des Héloïse;
+elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour
+enchanteront l'avenir. Qui sait? Elles écrivaient peut-être à leur
+<span class="italic">seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux:
+«domino suo, imo patri</span>, etc.», qu'elles se sentaient honorées du nom
+d'amie, du nom de <span class="italic">maîtresse</span> ou de <span class="italic">courtisane, concubinæ vel
+scorti</span>. «Au milieu de son sçavoir,» dit un docteur grave, «je trouve
+Abailard avoir fait un trait de folie admirable, quand il suborna
+d'amour Héloïse, son escolière.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> Une grande et nouvelle douleur me surprit à Villeneuve. Pour
+vous la raconter, il faut retourner quelques mois en arrière de mon
+voyage en Suisse. J'habitais encore la maison de la rue Miromesnil,
+lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Paris. La mort
+de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma s&oelig;ur;
+peu s'en fallut qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne
+soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le
+ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n'avait
+rien: je lui avais choisi un appartement rue Caumartin, en la trompant
+sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis
+prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête à s'éteindre, son
+génie jetait la plus vive lumière; elle en était tout éclairée. Elle
+traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait
+dans des ouvrages quelques pensées en harmonie avec la disposition de
+son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin; elle alla demeurer
+aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques: madame de
+Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule
+ayant vue sur le jardin: je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec
+je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans
+l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la
+sainte, et qu'allant par delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai
+ces <span class="italic">Mémoires</span> en y déposant, comme des reliques, ces billets de
+madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie
+éternelle.</p>
+
+<p class="p2 left60"><span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> 17 janvier.</p>
+
+<p>«Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur madame de Beaumont, je
+me sauvais dans votre idée de mon ennui et de mes chagrins: toute mon
+occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit de longues
+réflexions sur ton caractère et ta manière d'être. Comme toi et moi
+nous sommes toujours voisins, il faut, je crois, du temps pour me
+connaître, tant il y a diverses pensées dans ma tête! tant ma timidité
+et mon espèce de faiblesse extérieure sont en opposition avec ma force
+intérieure! En voilà trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus
+tendre remercîment de toutes les complaisances et de toutes les
+marques d'amitié que tu n'as cessé de me donner. Voilà la dernière
+lettre de moi que tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes
+idées. Elles n'en restent pas moins tout entières en moi.»</p>
+
+<p class="p2 left60"> Sans date.</p>
+
+<p>«Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence
+de M. Chênedollé? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à
+continuer ses visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit la
+dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je ferme pour toujours le
+livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la raison; je n'en
+consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que sur
+les choses importantes de la vie. Je renonce à toutes mes folles
+idées; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres; je
+me livrerai à <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> corps perdu à tous les événements de mon
+passage dans ce monde. Quelle pitié que l'attention que je me porte!
+Dieu ne peut plus m'affliger qu'en toi. Je le remercie du précieux,
+bon et cher présent qu'il m'a fait en ta personne et d'avoir conservé
+ma vie sans tache: voilà tous mes trésors. Je pourrais prendre pour
+emblème de ma vie la lune dans un nuage, avec cette devise: Souvent
+obscurcie, jamais ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de
+mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon c&oelig;ur s'est
+relevé vers Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa
+seule et véritable place.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Ce jeudi.</p>
+
+<p>«Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes idées ce matin? Pour
+moi, je me rappelle que la seule personne qui put me soulager quand je
+craignais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui me dit:&mdash;Mais
+il est dans l'ordre des choses possibles que vous mouriez avant elle.
+Pouvait-on frapper plus juste? Il n'est rien tel, mon ami, que l'idée
+de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me hâte de te
+débarrasser de moi ce matin, car je me sens trop en train de dire de
+belles choses. Bonjour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Sans date.</p>
+
+<p>«Lorsque madame de Farcy existait, toujours près d'elle, je ne m'étais
+pas aperçue du besoin d'être en société de pensées avec quelqu'un. Je
+possédais ce <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> bien sans m'en douter. Mais depuis que nous
+avons perdu cette amie, et les circonstances m'ayant séparée de toi,
+je connus le supplice de ne pouvoir jamais délasser et renouveler son
+esprit dans la conversation de quelqu'un; je sens que mes idées me
+font mal lorsque je ne puis m'en débarrasser; cela tient sûrement à ma
+mauvaise organisation. Cependant je suis assez contente, depuis hier,
+de mon courage. Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à
+l'espèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me suis
+délaissée. Continue à être toujours aimable envers moi: ce sera
+humanité ces jours-ci. Bonjour, mon ami. À tantôt, j'espère.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Sans date.</p>
+
+<p>«Sois tranquille, mon ami; ma santé se rétablit à vue d'&oelig;il. Je me
+demande souvent pourquoi j'apporte tant de soin à l'étayer. Je suis
+comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un désert.
+Adieu, mon pauvre frère.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Sans date.</p>
+
+<p>«Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je viens tout
+simplement, au hasard, de t'écrire quelques pensées de Fénelon pour
+remplir mon engagement:</p>
+
+<p>«&mdash;On est bien à l'étroit quand on se renferme au dedans de soi. Au
+contraire, on est bien au large quand on sort de cette prison pour
+entrer dans l'immensité de Dieu.</p>
+
+<p>«&mdash;Nous retrouverons bientôt ce que nous avons perdu. Nous en
+approchons tous les jours à grands <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> pas. Encore un peu, et il
+n'y aura plus de quoi pleurer. C'est nous qui mourons: ce que nous
+aimons vit et ne mourra point.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous vous donnez des forces trompeuses, telles que la fièvre
+ardente en donne au malade. On voit en vous, depuis quelques jours, un
+mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaieté avec un
+fond d'agonie.»</p>
+
+<p>«Voilà tout ce que ma tête et ma mauvaise plume me permettent de
+t'écrire ce soir. Si tu veux, je recommencerai demain et t'en conterai
+peut-être davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point de te dire
+que mon c&oelig;ur se prosterne devant celui de Fénelon, dont la
+tendresse me semble si profonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon
+ami.</p>
+
+<p>«Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne cent
+bénédictions. Je me porte bien ce matin et suis inquiète si tu pourras
+me lire, et si ces pensées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je
+crains que mon c&oelig;ur ne s'en soit trop mêlé.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Sans date.</p>
+
+<p>«Pourrais-tu penser que je m'occupe follement depuis hier à te
+corriger? Les Blossac m'ont confié dans le plus grand secret une
+romance de toi. Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu aies
+tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer de les rendre dans toute
+leur valeur. Peut-on pousser l'audace plus loin? Pardonnez, grand
+homme, et ressouvenez-vous que je suis ta s&oelig;ur, qu'il m'est un peu
+permis d'abuser de vos richesses.»</p>
+
+<p class="p2 left60"><span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> Saint-Michel.</p>
+
+<p>«Je ne te dirai plus: Ne viens plus me voir,&mdash;parce que n'ayant
+désormais que quelques jours à passer à Paris, je sens que ta présence
+m'est essentielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures; je compte
+être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, j'ai dans la tête mille idées
+contradictoires de choses qui me semblent exister et n'exister pas,
+qui ont pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que dans une
+glace, dont on ne pourrait, par conséquent, s'assurer, quoiqu'on les
+vît distinctement. Je ne veux plus m'occuper de tout cela; de ce
+moment-ci, je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource de
+changer de rive, mais je sens le courage de n'attacher nulle
+importance aux personnes et aux choses de mon rivage et de me fixer
+entièrement, irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de
+toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains de mourir
+difficilement, c'est de heurter en passant, sans le vouloir, la
+destinée de quelque autre, non pas par l'intérêt qu'on pourrait
+prendre à moi; je ne suis pas assez folle pour cela.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Saint-Michel.</p>
+
+<p>«Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant de plaisir que
+lorsque je l'entendis hier dans mon escalier. Mes idées, alors,
+cherchaient à surmonter mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir
+si près de moi; tu parus et tout mon intérieur rentra dans l'ordre.
+J'éprouve quelquefois une grande répugnance de c&oelig;ur à boire mon
+calice. Comment ce <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> c&oelig;ur, qui est un si petit espace,
+peut-il renfermer tant d'existence et tant de chagrins? Je suis bien
+mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires et mes idées
+m'entraînent; je ne m'occupe presque plus que de Dieu et je me borne à
+lui dire cent fois par jour:&mdash;Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, car
+mon esprit tombe dans la défaillance.»</p>
+
+<p class="p2 left60">Sans date.</p>
+
+<p>«Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de ma présence; pense
+que bientôt tu seras pour toujours délivré de mes importunités. Ma vie
+jette sa dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les ténèbres
+d'une longue nuit, et qui voit naître l'aurore où elle va mourir.
+Veuille, mon frère, donner un seul coup d'&oelig;il sur les premiers
+moments de notre existence; rappelle-toi que souvent nous avons été
+assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble tous deux sur le même
+sein; que déjà tu donnais des larmes aux miennes, que dès les premiers
+jours de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, que nos
+jeux nous réunissaient et que j'ai partagé tes premières études. Je ne
+te parlerai point de notre adolescence, de l'innocence de nos pensées
+et de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans cesse. Si je te
+retrace le passé, je t'avoue ingénument, mon frère, que c'est pour me
+faire revivre davantage dans ton c&oelig;ur. Lorsque tu partis pour la
+seconde fois de France, tu remis ta femme entre mes mains, tu me fis
+promettre de ne m'en point séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai
+tendu volontairement <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> mes mains aux fers et je suis entrée
+dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à la mort. Dans ces
+demeures, je n'ai eu d'inquiétude que sur ton sort; sans cesse
+j'interrogeai sur toi les pressentiments de mon c&oelig;ur. Lorsque j'eus
+recouvré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'accabler, la
+seule pensée de notre réunion m'a soutenue. Aujourd'hui que je perds
+sans retour l'espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes
+chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est que parce que je
+dispute encore avec elle, que j'éprouve de si cruels déchirements;
+mais quand je me serai soumise à mon sort... Et quel sort! Où sont mes
+amis, mes protecteurs et mes richesses! À qui importe mon existence,
+cette existence délaissée de tous, et qui pèse tout entière sur
+elle-même? Mon Dieu! n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux
+présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir? Pardon, trop
+cher ami, je me résignerai; je m'endormirai d'un sommeil de mort sur
+ma destinée. Mais, pendant le peu de jours que j'ai affaire dans cette
+ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières consolations;
+laisse-moi croire que ma présence t'est douce. Crois que, parmi les
+c&oelig;urs qui t'aiment, aucun n'approche de la sincérité et de la
+tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de
+souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence. Hier,
+lorsque tu me parlas d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et
+sérieux, tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, mon frère,
+serais-je aussi pour toi un sujet d'éloignement et d'ennui? Tu sais
+que ce n'est pas moi <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> qui t'ai proposé l'aimable distraction
+d'aller te voir, que je t'ai promis de ne point en abuser; mais si tu
+as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec franchise? Je n'ai point
+de courage contre tes politesses. Autrefois tu me distinguais un peu
+plus de la foule commune et me rendais plus de justice. Puisque tu
+comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à onze heures. Nous
+arrangerons ensemble ce qui te conviendra le mieux pour l'avenir. Je
+t'ai écrit, certaine que je n'aurais pas le courage de te dire un seul
+mot de ce que contient cette lettre.»</p>
+
+<p class="p2">Cette lettre si poignante et tout admirable est la dernière que je
+reçus; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est
+empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel; ma s&oelig;ur se promenait
+dans le jardin avec madame de Navarre; elle rentra quand on lui fit
+savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des
+efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un
+léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à
+toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui
+me déchiraient le c&oelig;ur, de ne plus penser que je pouvais jamais
+être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je
+multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle
+croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux
+dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, là où elle
+pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son
+goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie, sa femme de chambre, je lui
+donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire
+<span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle
+m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me
+demanda ce que je comptais faire cet été: je lui dis que j'irais à
+Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour
+de là rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me
+répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait
+renvoyer Virginie à Fougères. Je la quittai; elle était plus
+tranquille.</p>
+
+<p>Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la
+suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était
+affectueuse; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les
+fragments si beaux, vers le commencement de ces <span class="italic">Mémoires</span>.
+J'encourageai au travail le grand poète; elle m'embrassa, me souhaita
+un bon voyage, me fit promettre de revenir vite. Elle me reconduisit
+sur le palier de l'escalier, s'appuya sur la rampe et me regarda
+tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et,
+levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait toujours:
+«Adieu, chère s&oelig;ur! à bientôt! soigne-toi bien. Écris-moi à
+Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu
+consentiras à vivre avec nous.»</p>
+
+<p>Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain; je lui donnai des ordres et
+de l'argent pour qu'il baissât secrètement les prix de toutes les
+choses dont elle pourrait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir
+au courant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en
+cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à
+Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé
+de madame de Caud; mais Saint-Germain oubliait de me parler <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span>
+de la nouvelle demeure de ma s&oelig;ur. J'avais commencé à écrire à
+celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout
+à coup dangereusement malade: j'étais au bord de son lit quand on
+m'apporta une nouvelle lettre de Saint-Germain; je l'ouvris: une ligne
+foudroyante m'apprenait la mort subite de Lucile.</p>
+
+<p>J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon
+sort et de la destinée de ma s&oelig;ur que ses cendres fussent jetées au
+ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort; je n'y avais
+aucun parent; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je
+ne pus courir à des restes sacrés; des ordres transmis de loin
+arrivèrent trop tard pour prévenir une inhumation commune. Lucile
+était ignorée et n'avait pas un ami; elle n'était connue que du vieux
+serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eût été chargé de lier les
+deux destinées. Il suivit seul le cercueil délaissé, et il était mort
+lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me
+permissent de la ramener à Paris.</p>
+
+<p>Ma s&oelig;ur fut enterrée parmi les pauvres: dans quel cimetière
+fut-elle déposée? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle
+engloutie? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté
+des Dames de Saint-Michel? Quand, en faisant des recherches, quand, en
+compulsant les archives des municipalités, les registres des
+paroisses, je rencontrerais le nom de ma s&oelig;ur, à quoi cela me
+servirait-il<a id="footnotetag403" name="footnotetag403"></a><a href="#footnote403" title="Lien vers la note 403"><span class="note">[403]</span></a>? <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> Retrouverais-je le même gardien de
+l'enclos funèbre? retrouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée
+sans nom et sans étiquette? Les mains rudes qui touchèrent les
+dernières une argile si pure en auraient-elles gardé le souvenir? Quel
+nomenclateur des ombres m'indiquerait la tombe effacée? ne pourrait-il
+pas se tromper de poussière? Puisque le ciel l'a voulu, que Lucile
+soit à jamais perdue! Je trouve dans cette absence de lieu une
+distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière
+dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur; elle le
+prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes
+sont confondues: ainsi repose égarée, parmi les préférés de
+Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su
+reconnaître ma s&oelig;ur; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y
+devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de
+génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à
+se cacher; je lui ai fait une solitude dans mon c&oelig;ur: elle n'en
+sortira que quand j'aurai cessé de vivre<a id="footnotetag404" name="footnotetag404"></a><a href="#footnote404" title="Lien vers la note 404"><span class="note">[404]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> Ce sont là les vrais, les seuls événements de ma vie réelle!
+Que m'importaient, au moment où je perdais ma s&oelig;ur, les milliers de
+soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des
+trônes et le changement de la face du monde?</p>
+
+<p>La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme: c'était mon
+enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de
+mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses
+fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants: ils ne
+s'écroulent pas à la fois, mais se détachent successivement; ils
+appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire
+ou au berceau de l'édifice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie
+encore des caprices impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour
+la chrétienne arrivée au repos du Seigneur. Soyons doux, si nous
+voulons être regrettés: la hauteur du génie et les qualités
+supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer
+dans la consolation de madame de Chateaubriand.</p>
+
+<p class="p2">Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la
+coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le
+Jardin des Plantes, j'eus le c&oelig;ur navré: encore une compagne de ma
+vie laissée sur la route! Nous rentrâmes à l'hôtel de Coislin, et,
+bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Molé vinssent
+passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et
+de pensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers
+<span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont
+l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie, je frappais du
+pied la rive; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan
+pour me rafraîchir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à
+Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaissements aux ruines
+d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine.</p>
+
+<p>J'allai voir ma famille<a id="footnotetag405" name="footnotetag405"></a><a href="#footnote405" title="Lien vers la note 405"><span class="note">[405]</span></a> en Bretagne, et, de retour à Paris, je
+partis pour Trieste le 13 juillet 1806: madame de Chateaubriand
+m'accompagna jusqu'à Venise, où M. Ballanche la vint rejoindre<a id="footnotetag406" name="footnotetag406"></a><a href="#footnote406" title="Lien vers la note 406"><span class="note">[406]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> Ma vie étant exposée heure par heure dans l'<span class="italic">Itinéraire</span>, je
+n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres
+inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon
+domestique et compagnon, a, de son côté, fait son <span class="italic">Itinéraire</span> auprès
+du mien, comme les passagers sur un vaisseau tiennent leur journal
+particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met
+à ma disposition servira de contrôle à ma narration: je serai Cook, il
+sera Clarke<a id="footnotetag407" name="footnotetag407"></a><a href="#footnote407" title="Lien vers la note 407"><span class="note">[407]</span></a>.</p>
+
+<p>Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé
+dans l'ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je
+mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler
+le premier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi
+de Modon à Smyrne.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Nous nous sommes embarqués le vendredi 1er août; mais, le vent
+n'étant pas favorable pour sortir du port, nous y sommes restés
+jusqu'au lendemain à la pointe du jour. Alors le pilote du port est
+venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. Comme je n'avais
+jamais été sur mer, je m'étais fait une idée exagérée du danger, car
+je n'en voyais aucun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva
+une tempête; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage terrible nous
+assaillit et grossit la mer d'une façon effrayante. Notre équipage
+n'était composé que de huit matelots, d'un capitaine, d'un officier,
+d'un pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris Monsieur et
+moi, ce qui faisait en tout dix-sept hommes. Alors nous nous mîmes
+tous à aider aux matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie dont
+nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos habits pour agir plus
+librement. Ce travail m'occupait et me faisait oublier le danger qui,
+à la vérité, est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il ne
+l'est réellement. Pendant deux jours les orages se sont succédé, ce
+qui m'a aguerri dans mes premiers jours de navigation; je n'étais
+aucunement incommodé. Monsieur craignait que je ne fusse malade en
+mer; lorsque le calme fut rétabli, il me dit: «Me voilà rassuré sur
+votre santé; puisque vous avez bien supporté ces deux jours d'orage,
+vous pouvez vous tranquilliser pour tout autre contretemps.» C'est ce
+qui n'a pas eu lieu dans le reste <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> de notre trajet jusqu'à
+Smyrne. Le 10, qui était un dimanche, Monsieur a fait aborder près
+d'une ville turque nommée Modon, où il a débarqué pour aller en Grèce.
+Dans les passagers qui étaient avec nous, il y avait deux Milanais,
+qui allaient à Smyrne, pour faire leur état de ferblantier et fondeur
+d'étain. Dans les deux, il y en avait un, nommé Joseph, qui parlait
+assez bien la langue turque, à qui Monsieur proposa de venir avec lui
+comme domestique interprète, et dont il fait mention dans son
+<span class="italic">Itinéraire</span>. Il nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait que
+de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment à une île où nous
+devions passer dans quatre ou cinq jours, et qu'il nous attendrait
+dans cette île, s'il y arrivait avant nous. Comme Monsieur trouvait en
+cet homme ce qui lui convenait pour ce petit voyage (<span class="italic">de Sparte et
+d'Athènes</span>), il me laissa à bord pour continuer ma route jusqu'à
+Smyrne et avoir soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre
+de recommandation près le consul français, pour le cas où il ne nous
+rejoindrait pas; c'est ce qui est arrivé. Le quatrième jour, nous
+sommes arrivés à l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et
+Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et l'avons attendu
+jusqu'à sept heures du matin. Le capitaine est retourné à terre pour
+prévenir qu'il était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il
+était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait un pirate qui
+cherchait à nous approcher, il était urgent de se mettre promptement
+en défense. Il fit charger ses quatre pièces de canon et monter sur le
+pont ses fusils, pistolets et armes blanches; mais, <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> comme le
+vent nous était avantageux, le pirate nous abandonna. Nous sommes
+arrivés un lundi 18, à sept heures du soir, dans le port de Smyrne.»</p>
+
+<p>Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio, je trouvai
+Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme
+un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les
+yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessinent des ruines
+d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus
+resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des Muses.
+Quand retrouverai-je le thym de l'Hymette, les lauriers-roses des
+bords de l'Eurotas? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus
+d'envie sur des rives étrangères, c'est le douanier turc du Pirée: il
+vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur
+des îles bleuâtres, des promontoires brillants, des mers dorées. Là,
+je n'entendais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de
+Thémistocle, et le murmure des lointains souvenirs: au silence des
+débris de Sparte, la gloire même était muette.</p>
+
+<p>J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pauvre drogman Joseph, le
+Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers
+Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie,
+par piété poétique; une chute de cheval m'attendait au début de ma
+route; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet
+accident dans mon <span class="italic">Itinéraire</span>; Julien le raconte aussi, et il fait, à
+propos des routes et des chevaux, des remarques dont je certifie
+l'exactitude.</p>
+
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est tombé sans se
+réveiller. Aussitôt son cheval s'est arrêté, ainsi que le mien qui le
+suivait. Je mis de suite pied à terre pour en savoir la cause, car il
+m'était impossible de la voir à la distance d'une toise. Je vois
+Monsieur à moitié endormi à côté de son cheval, et tout étonné de se
+trouver à terre; il m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval
+n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dangereux, car des
+précipices se trouvaient très près du lieu où nous étions.»</p>
+
+<p>Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide
+la dispute qu'on lit dans l'<span class="italic">Itinéraire</span>. Voici le récit de Julien:</p>
+
+<p>«Nous sommes partis de très bonne heure de ce village, après avoir
+remonté notre cantine. À peu de distance du village, je fus très
+étonné de voir Monsieur en colère contre notre conducteur; je lui en
+demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il était convenu avec le
+conducteur, à Smyrne, qu'il le mènerait dans les plaines de Troie,
+chemin faisant, et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant que
+ces plaines étaient infestées de brigands. Monsieur n'en voulait rien
+croire et n'écoutait personne. Comme je voyais qu'il s'emportait de
+plus en plus, je fis signe au conducteur de venir près de l'interprète
+et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui avait dit des dangers
+qu'il y avait à courir dans les plaines que Monsieur voulait visiter.
+Le conducteur <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> dit à l'interprète qu'on lui avait assuré
+qu'il fallait être en très grand nombre pour ne pas être attaqué: le
+janissaire me dit la même chose. Alors, j'allai trouver Monsieur et
+lui répétai ce qu'ils m'avaient dit tous trois, et, de plus, que nous
+trouverions à une journée de marche un petit village où il y avait un
+espèce de consul qui pourrait nous instruire de la vérité. D'après ce
+rapport, Monsieur se calma et nous continuâmes notre route jusqu'à cet
+endroit. Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui dit
+tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à vouloir aller en si
+petit nombre dans ces plaines de Troie. Alors Monsieur a été obligé de
+renoncer à son projet, et nous continuâmes notre route pour
+Constantinople.»</p>
+
+<p>J'arrive à Constantinople<a id="footnotetag408" name="footnotetag408"></a><a href="#footnote408" title="Lien vers la note 408"><span class="note">[408]</span></a>.</p>
+
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et
+les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères
+distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville
+extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on
+n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a
+point de cloches, ni presque pas de métiers à marteau, le silence est
+continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble
+vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se
+dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un
+cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et
+mourir. Les cimetières, <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> sans murs et placés au milieu des
+rues, sont des bois magnifiques de cyprès: les colombes font leurs
+nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et
+là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes
+modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés; on
+dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par
+l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de
+bonheur ne se montre à vos yeux; ce qu'on voit n'est pas un peuple,
+mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Au
+milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la
+servitude: c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les
+germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie.»</p>
+
+<p>Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues:</p>
+
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«L'intérieur de Constantinople est très désagréable par sa pente vers
+le canal et le port; on est obligé de mettre dans toutes les rues qui
+descendent dans cette direction (rues fort mal pavées) des retraites
+très près les unes des autres, pour retenir les terres que l'eau
+entraînerait. Il y a peu de voitures: les Turcs font beaucoup plus
+usage de chevaux de selle que les autres nations. Il y a dans le
+quartier français quelques chaises à porteurs pour les dames. Il y a
+aussi des chameaux et des chevaux de somme pour le transport des
+marchandises. On voit également des portefaix, qui sont des Turcs
+ayant de très gros et longs bâtons; il peuvent se mettre cinq
+<span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> ou six à chaque bout et portent des charges énormes d'un pas
+régulier; un seul homme porte aussi de très lourds fardeaux. Ils ont
+un espèce de crochet qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux
+reins, et avec une remarquable adresse d'équilibre, ils portent tous
+les paquets sans être attachés.»</p>
+
+
+<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes,
+femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en
+ordre des deux côtés de l'entre-pont. Dans cette espèce de république,
+chacun faisait son ménage à volonté: les femmes soignaient leurs
+enfants, les hommes fumaient ou préparaient leur dîner, les papas
+causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines,
+des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on
+priait. Tout le monde était dans la joie. On me disait: «Jérusalem!»
+en me montrant le midi; et je répondais: «Jérusalem!» Enfin, sans la
+peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde; mais, au
+moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient:
+<span class="italic">Christos, Kyrie eleison!</span> L'orage passé, nous reprenions notre
+audace.»</p>
+
+<p>Ici, je suis battu par Julien:</p>
+
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jaffa, qui eut lieu le
+jeudi 18 septembre. Nous nous sommes embarqués sur un bâtiment grec,
+où il y <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> avait au moins, tant hommes que femmes et enfants,
+cent cinquante Grecs qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, ce qui
+causait beaucoup d'embarras dans le bâtiment.</p>
+
+<p>«Nous avions, de même que les autres passagers, nos provisions de
+bouche et nos ustensiles de cuisine que j'avais achetés à
+Constantinople. J'avais, en outre, une autre provision assez complète
+que M. l'ambassadeur nous avait donnée, composée de très beaux
+biscuits, jambons, saucissons, cervelas; vins de différentes sortes,
+rhum, sucre, citrons, jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je
+me trouvais donc pourvu d'une provision très abondante, que je
+ménageais et ne consommais qu'avec une grande économie, sachant que
+nous n'avions pas que ce trajet à faire: tout était serré où aucun
+passager ne pouvait aller.</p>
+
+<p>«Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a paru très long par
+toutes sortes de désagréments et de malpropretés sur le bâtiment.
+Pendant plusieurs jours de mauvais temps que nous avons eus, les
+femmes et les enfants étaient malades, vomissaient partout, au point
+que nous étions obligés d'abandonner notre chambre et de coucher sur
+le pont. Nous y mangions beaucoup plus commodément qu'ailleurs, ayant
+pris le parti d'attendre que tous nos Grecs aient fini leur
+tripotage.»</p>
+
+<p>Je passe le détroit des Dardanelles; je touche à Rhodes, et je prends
+un pilote pour la côte de Syrie.&mdash;Un calme nous arrête sous le
+continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia.&mdash;Nous
+restons deux jours en mer, sans savoir où nous étions.</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers
+restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un point du gaillard
+d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en
+grommelant. C'était là que je dormais le 30 de septembre, à six heures
+du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix: j'ouvris
+les yeux et j'aperçus les pèlerins qui regardaient vers la proue du
+vaisseau. Je demandai ce que c'était; on me cria: <span class="italic">Signor, il
+Carmelo!</span> Le Carmel! Le vent s'était levé la veille à huit heures du
+soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de
+Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout,
+m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la
+montrer de la main; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui
+commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose
+de religieux et d'auguste; tous les pèlerins, le chapelet à la main,
+étaient restés en silence dans la même attitude, attendant
+l'apparition de la Terre Sainte; le chef des papas priait à haute
+voix: on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du
+vaisseau que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante.
+De temps en temps un cri s'élevait de la proue, quand on revoyait le
+Carmel. J'aperçus enfin, moi-même, cette montagne, comme une tache
+ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la
+manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que
+j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce: mais la vue du berceau
+<span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de
+joie et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux
+sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement
+parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la
+face du monde.</p>
+
+<p class="dashed">&nbsp;</p>
+
+<p>«Le vent nous manqua à midi; il se leva de nouveau à quatre heures;
+mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... À deux
+heures de l'après-midi, nous revîmes Jaffa.</p>
+
+<p>«Un bateau se détacha de la terre avec trois religieux. Je descendis
+avec eux dans la chaloupe; nous entrâmes dans le port par une
+ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un
+caïque.</p>
+
+<p>«Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jusqu'à la ceinture,
+afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène
+assez plaisante: mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre;
+le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent
+que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent
+en triomphe, malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon habit
+bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant déguenillé.»</p>
+
+<p>Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène:</p>
+
+<p class="p2 center">HISTOIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir six Arabes pour me
+porter à terre, tandis qu'il n'y <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> en avait que deux pour
+Monsieur, ce qui l'amusait beaucoup de me voir porter comme une
+châsse. Je ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que celle de
+Monsieur; il avait une redingote brune et boutons pareils, la mienne
+était blanchâtre, avec des boutons de métal blanc qui jetaient assez
+d'éclat par le soleil qu'il faisait; c'est ce qui a pu, sans doute,
+leur causer cette méprise.</p>
+
+<p>«Nous sommes entrés le mercredi 1<sup>er</sup> octobre chez les religieux de
+Jaffa, qui sont de l'ordre des Cordeliers, parlant latin et italien,
+mais très peu français. Il nous ont très bien reçus et ont fait tout
+leur possible pour nous procurer tout ce qui nous était nécessaire.»</p>
+
+<p>J'arrive à Jérusalem.&mdash;Par le conseil des Pères du couvent, je
+traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain.&mdash;Après m'être
+arrêté au couvent de Bethléem, je pars avec une escorte d'Arabes; je
+m'arrête à Saint-Saba.&mdash;À minuit, je me trouve au bord de la mer
+Morte.</p>
+
+<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le
+c&oelig;ur; mais lorsque, passant de solitude en solitude, l'espace
+s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on
+éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du
+courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de
+toutes parts une terre travaillée par des miracles: le soleil brûlant,
+l'aigle impétueux, le figuier stérile, toute la poésie, tous les
+tableaux de <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> l'Écriture sont là. Chaque nom renferme un
+mystère; chaque grotte déclare l'avenir; chaque sommet retentit des
+accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords: les torrents
+desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr'ouverts, attestent le
+prodige; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il
+n'a osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Éternel.</p>
+
+<p>«Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la
+nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain.»</p>
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Nous sommes descendus de cheval pour les laisser reposer et manger,
+ainsi que nous, qui avions une assez bonne cantine que les religieux
+de Jérusalem nous avaient donnée. Après notre collation faite, nos
+Arabes allèrent à une certaine distance de nous, pour écouter,
+l'oreille sur terre, s'ils entendaient quelque bruit; nous ayant
+assuré que nous pouvions être tranquilles, alors chacun s'est
+abandonné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, j'avais fait un
+très bon somme, quand Monsieur vint me réveiller, à cinq heures du
+matin, pour faire préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà
+empli une bouteille en fer-blanc, tenant environ trois chopines, de
+l'eau de la mer Morte, pour rapporter à Paris.»</p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pendant une heure et demie
+avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous
+avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à
+mon grand étonnement je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile.
+Tout à coup, les Bethléémites s'arrêtèrent et montrèrent de la main,
+au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans
+pouvoir dire ce que c'était, j'entrevoyais comme une espèce de sable
+en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier
+objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de
+l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait
+avec lenteur une onde épaisse: c'était le Jourdain...</p>
+
+<p>«Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongèrent dans le Jourdain.
+Je n'osais les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait
+toujours.»</p>
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures du matin, par des
+sables où nos chevaux entraient jusqu'aux genoux, et par des fossés
+qu'ils avaient peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage jusqu'à
+dix heures, et, pour nous délasser, nous nous sommes baignés très
+commodément par l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il
+aurait été très facile de passer de l'autre côté à la nage, <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span>
+n'ayant de largeur, à l'endroit où nous étions, qu'environ 40 toises;
+mais il n'eût pas été prudent de le faire, car il y avait des Arabes
+qui cherchaient à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunissent
+en très grand nombre. Monsieur a empli sa seconde bouteille de
+fer-blanc d'eau du Jourdain.»</p>
+
+<p>Nous rentrâmes dans Jérusalem: Julien n'est pas beaucoup frappé des
+saints lieux: en vrai philosophe, il est sec: «Le Calvaire, dit-il,
+est dans la même église, sur une hauteur, semblable à beaucoup
+d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, et d'où l'on ne
+voit au loin que des terres en friche, et, pour tous bois, des
+broussailles et arbustes rongés par les animaux. La vallée de Josaphat
+se trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et ressemble à un
+fossé de rempart.»</p>
+
+<p>Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'embarquai pour
+Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez
+M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien
+pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie: «Il y a, dit-il,
+des juifs qui font l'agiotage comme partout où ils sont. À une
+demi-lieue de la ville, il y a la colonne de Pompée, qui est en granit
+rougeâtre, montée sur un massif de pierres de taille.»</p>
+
+<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Le 23 novembre, à midi, le vent étant devenu favorable, je me rendis
+à bord du vaisseau. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous
+nous promîmes <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> amitié et souvenance: j'acquitte aujourd'hui
+ma dette.</p>
+
+<p>«Nous levâmes l'ancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port.
+Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois
+jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à
+l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon
+de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre
+départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à
+l'occident.</p>
+
+<p>«Le 1<sup>er</sup> décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin.
+Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui
+ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je
+copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions
+des <span class="italic">Martyrs</span>. La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le
+capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un
+vaisseau battu de la tempête, ne sont pas stériles; l'incertitude de
+notre avenir donne aux objets leur véritable prix: la terre,
+contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée
+par un homme qui va mourir.»</p>
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN».</p>
+
+<p>«Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous avons été assez bien
+pendant les premiers jours, mais cela n'a pas duré, car nous avons
+toujours eu mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du trajet.
+Il y avait toujours de garde sur le pont un officier, le pilote et
+quatre matelots. Quand nous <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> voyions, à la fin du jour, que
+nous allions avoir une mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers
+minuit, je faisais notre punch. Je commençais toujours à en donner à
+notre pilote et aux quatre matelots, ensuite j'en servais à Monsieur,
+à l'officier et à moi; mais nous ne prenions pas cela aussi
+tranquillement que dans un café. Cet officier avait beaucoup plus
+d'usage que le capitaine; il parlait très bien français, ce qui nous a
+été très agréable dans notre trajet.»</p>
+
+<p>Nous continuons notre navigation et nous mouillons devant les îles
+Kerkeni.</p>
+
+<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours
+nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la
+veille de Noël; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à
+l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes
+dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie
+et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journée du 28.</p>
+
+<p>«Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit
+jours à l'ancre dans la petite Syrte, où je vis commencer l'année
+1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses
+j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite
+ou qui sont si longues! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon
+enfance où je recevais avec un c&oelig;ur palpitant de joie la
+bénédiction et les présents paternels! Comme ce premier jour de
+l'année <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> était attendu! Et maintenant, sur un vaisseau
+étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce
+premier jour s'envolait pour moi, sans témoins, sans plaisirs, sans
+les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur
+qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité! Ce jour, né du
+sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis,
+des regrets et des cheveux blancs.»</p>
+
+<p>Julien est exposé à la même destinée, et il me reprend d'une de ces
+impatiences dont, heureusement, je me suis corrigé.</p>
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Nous étions très près de l'île de Malte et nous avions à craindre
+d'être aperçus par quelque bâtiment anglais qui aurait pu nous forcer
+d'entrer dans le port; mais aucun n'est venu à notre rencontre. Notre
+équipage se trouvait très fatigué, et le vent continuait à ne pas nous
+être favorable. Le capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé
+Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit voile dessus, sans en
+prévenir Monsieur, lequel, voyant que nous approchions de ce
+mouillage, s'est fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au
+capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant supporté de plus
+mauvais temps. Mais nous étions trop avancés pour reprendre notre
+route, et, d'ailleurs, la prudence du capitaine a été fort approuvée,
+car, cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la mer très
+mauvaise. Ayant été obligés de rester <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> vingt-quatre heures de
+plus que notre prévision dans le mouillage, Monsieur en marquait
+vivement son mécontentement au capitaine, malgré les justes raisons
+que celui-ci lui donnait.</p>
+
+<p>«Il y avait environ un mois que nous naviguions, et il ne nous fallait
+plus que sept ou huit heures pour arriver dans le port de Tunis. Tout
+à coup le vent devint si violent que nous fûmes obligés de nous mettre
+au large, et nous restâmes trois semaines sans pouvoir aborder ce
+port. C'est encore dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau au
+capitaine d'avoir perdu trente-six heures au mouillage. On ne pouvait
+le persuader qu'il nous serait arrivé plus grand malheur si le
+capitaine eût été moins prévoyant. Le malheur que je voyais était de
+voir nos provisions baisser, sans savoir quand nous arriverions.»</p>
+
+<p>Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame
+Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître
+mon hôte; il parle aussi de la campagne et des Juifs: «Ils prient et
+pleurent,» dit-il.</p>
+
+<p>Un brick de guerre américain m'ayant donné passage à son bord, je
+traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. «Chemin
+faisant, dit Julien, je demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il
+avait mis dans le secrétaire de la chambre où il couchait; il me dit
+qu'il l'avait oublié, et je fus obligé de retourner à Tunis.» L'argent
+ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.</p>
+
+<p>Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes l'ancre en face les débris
+de la cité d'Annibal. Je les regardais <span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> du bord sans pouvoir
+deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un
+ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant
+parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à
+peine du sol qui les portait: c'était Carthage. Je la visitai avant de
+m'embarquer pour l'Europe.</p>
+
+<p class="p2 center">MON ITINÉRAIRE.</p>
+
+<p>«Du sommet de Byrsa, l'&oelig;il embrasse les ruines de Carthage qui sont
+plus nombreuses qu'on ne le pense généralement: elles ressemblent à
+celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un
+espace considérable. Je les vis au mois de février; les figuiers, les
+oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles; de
+grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure
+parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais
+mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines,
+sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes
+azurées; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des
+villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons
+blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en bataillons et
+ressemblant à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des
+plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à
+Sophonisbe, à la noble épouse d'Asdrubal; je contemplais les vastes
+plaines où sont ensevelies les légions d'Annibal, de Scipion et de
+César; mes yeux voulaient <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> reconnaître l'emplacement du
+palais d'Utique. Hélas! les débris du palais de Tibère existent encore
+à Caprée, et l'on cherche en vain à Utique la place de la maison de
+Caton! Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures, passaient
+tour à tour devant ma mémoire, qui m'offrait, pour dernier tableau,
+saint Louis expirant sur les ruines de Carthage.»</p>
+
+
+<p>Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à
+Carthage.</p>
+
+<p class="p2 center">ITINÉRAIRE DE JULIEN.</p>
+
+<p>«Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans les ruines de Carthage où
+il se trouve encore quelques fondations à rase terre, qui prouvent la
+solidité des monuments de l'antiquité. Il y a aussi comme les
+distributions de bains qui sont submergés par la mer. Il existe encore
+de très belles citernes; on en voyait d'autres qui étaient comblées.
+Le peu d'habitants qui occupent ces contrées cultivent les terres qui
+leur sont nécessaires. Ils ramassent différents marbres et pierres,
+ainsi que des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme antiques:
+Monsieur en a acheté pour rapporter en France.»</p>
+
+<p>Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de
+Gibraltar; d'Algésiras, il arrive promptement à Cadix, et de Cadix à
+Grenade. Indifférent à <span class="italic">Blanca</span><a id="footnotetag409" name="footnotetag409"></a><a href="#footnote409" title="Lien vers la note 409"><span class="note">[409]</span></a>, il remarque seulement que
+<span class="italic">l'Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d'une
+hauteur <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> immense</span>. Mon <span class="italic">Itinéraire</span> n'entre pas dans beaucoup
+plus de détails sur Grenade; je me contente de dire:</p>
+
+<p>«L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de
+Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à
+celle de Sparte: on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays.»</p>
+
+<p>C'est dans <span class="italic">le Dernier des Abencerages</span><a id="footnotetag410" name="footnotetag410"></a><a href="#footnote410" title="Lien vers la note 410"><span class="note">[410]</span></a> que j'ai décrit
+l'Alhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte-Santo se sont gravés
+dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du
+jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me
+sens encore assez de nature pour peindre la Vega; mais je n'oserais le
+tenter, de peur de l'<span class="italic">archevêque de Grenade</span>. Pendant mon séjour dans
+la ville des sultanes, un guitariste, chassé par un tremblement de
+terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi.
+Sourd comme un pot, il me suivait partout: quand je m'asseyais sur une
+ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en
+s'accompagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être
+pas composé la symphonie de <span class="italic">la Création</span>, mais sa poitrine brunie se
+montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand
+besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning:</p>
+
+<p>«Vénérable Éléonore, ma très chère amie, je voudrais bien être assez
+heureux pour posséder une veste de poil de lapin tricotée par vous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize
+années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à
+étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourbon:
+l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la légitimité,
+si la légitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.</p>
+
+<p>Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, le
+5 juin 1807, à trois heures après midi. De Grenade, il me conduit à
+Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne.</p>
+
+<p>«Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi 9 mai, pour Pau,
+Tarbes, Baréges et Bordeaux, où nous sommes arrivés le 18, très
+fatigués, avec chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes repartis
+le 19, et nous avons passé à Angoulême et à Tours, et nous sommes
+arrivés le 28 à Blois où nous avons couché. Le 31, nous avons continué
+notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons fait notre dernier
+coucher à Augerville<a id="footnotetag411" name="footnotetag411"></a><a href="#footnote411" title="Lien vers la note 411"><span class="note">[411]</span></a>.»</p>
+
+<p>J'étais là, à une poste d'un château<a id="footnotetag412" name="footnotetag412"></a><a href="#footnote412" title="Lien vers la note 412"><span class="note">[412]</span></a> dont mon long voyage ne
+m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Armide,
+où étaient-ils? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai
+aperçu du <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> grand chemin la colonne de Méréville<a id="footnotetag413" name="footnotetag413"></a><a href="#footnote413" title="Lien vers la note 413"><span class="note">[413]</span></a>; ainsi
+que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert: comme mes
+fortunes de mer, tout a changé.</p>
+
+<p>J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi: j'avais
+devancé ma vie. Tout insignifiantes que sont les lettres que
+j'écrivais, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui
+représentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon,
+d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constantinople, de Jaffa, de
+Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos;
+ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes
+d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas
+jusqu'à mes firmans que je ne me plaise à dérouler: j'en touche avec
+plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à
+la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage! Nous sommes
+de bien pauvres diables, avec nos lettres et nos passe-ports à
+quarante sous, auprès de ces seigneurs du turban!</p>
+
+<p>Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi à qui de droit mon firman
+pour Athènes:</p>
+
+<p>«Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et d'Argos, cadis,
+nadirs, effendis, de qui puisse la sagesse s'augmenter encore; honneur
+de vos pairs et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit
+<span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> votre maître, qui le remplacez dans chacune de vos
+juridictions, gens en place et gens d'affaires, dont le crédit ne peut
+que croître;</p>
+
+<p>«Nous vous mandons qu'entre les nobles de France, un noble
+(particulièrement) de Paris, muni de cet ordre, accompagné d'un
+janissaire armé et d'un domestique pour son escorte, a sollicité la
+permission et expliqué son intention de passer par quelques-uns des
+lieux et positions qui sont de vos juridictions, afin de se rendre à
+Athènes, qui est un isthme hors de là, séparé de vos juridictions.</p>
+
+<p>«Voilà donc, effendis, vaïvodes et tous autres désignés ci-dessus,
+quand le susdit personnage arrivera aux lieux de vos juridictions,
+vous aurez le plus grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards
+et de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc.</p>
+
+<p class="add3em">«An 1221 de l'hégire.»</p>
+
+<p>Mon passe-port de Constantinople pour Jérusalem porte:</p>
+
+<p>«Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de Kouds (Jérusalem),
+Schérif très excellent effendi:</p>
+
+<p>«Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée sur son tribunal
+auguste agrée nos bénédictions sincères et nos salutations
+affectueuses.</p>
+
+<p>«Nous vous mandons qu'un personnage noble, de la cour de France, nommé
+François-Auguste de Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous,
+pour accomplir le <span class="italic">saint</span> pèlerinage (des chrétiens).»</p>
+
+<p>Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et
+des gendarmes qui visitent son passe-port? On peut lire également dans
+ces firmans les révolutions des peuples: combien de <span class="italic">laissez-passer</span>
+<span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'un esclave
+tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un
+magistrat de Sparte; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au
+cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem!</p>
+
+<p>L'<span class="italic">Itinéraire</span> est entré dans les éléments qui composent ma vie. Quand
+je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande
+entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en
+diligence, le merveilleux s'est évanoui; il ne m'est guère resté en
+propre que Tunis: on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient
+que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette
+honorable lettre le prouve:</p>
+
+<p>«Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan du sol et des
+ruines de Carthage, donnant les contours exacts et les reliefs du
+terrain; il a été levé trigonométriquement sur une base de 1,500
+mètres, il s'appuie sur des observations barométriques faites avec des
+baromètres correspondants. C'est un travail de dix ans de précision et
+de patience; il confirme vos opinions sur la position des ports de
+Byrsa.</p>
+
+<p>«J'ai repris, avec ce plan exact, tous les textes anciens, et j'ai
+déterminé, je crois, l'enceinte extérieure et les autres parties du
+Cothon, de Byrsa et de Mégara, etc., etc. Je vous rends la justice qui
+vous est due à tant de titres.</p>
+
+<p>«Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur votre génie avec ma
+trigonométrie et ma lourde érudition, je serai chez vous au premier
+signe de votre part. Si nous vous suivons, mon père et moi, <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span>
+dans la littérature, <span class="italic">longissimo intervallo</span>, au moins nous aurons
+tâché de vous imiter par la noble indépendance dont vous donnez à la
+France un si beau modèle.</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc admirateur.<br>
+<span class="left60 smcap">«Dureau de La Malle<a id="footnotetag414" name="footnotetag414"></a><a href="#footnote414" title="Lien vers la note 414"><span class="note">[414]</span></a>.»</span></p>
+
+<p>Une pareille rectification des lieux aurait suffi autrefois pour me
+faire donner un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la
+manie de faire parler de moi, je ne sais où je pourrais courir afin
+d'attirer l'attention du public: peut-être reprendrais-je mon ancien
+projet de la découverte du passage au pôle nord; peut-être
+remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et
+droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya; lorsque, parvenu
+au col qui attache les deux principaux sommets du mont Ganghour, je
+découvrirais l'amphithéâtre incommensurable des neiges éternelles;
+lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de
+Calcutta<a id="footnotetag415" name="footnotetag415"></a><a href="#footnote415" title="Lien vers la note 415"><span class="note">[415]</span></a>, le nom des autres montagnes de l'est, ils me
+répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. À la bonne heure! mais
+revenir des Pyramides, c'est comme <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> si vous reveniez de
+Montlhéry. À ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des
+environs de Saint-Denis en France m'a écrit pour me demander si
+Pontoise ne ressemblait pas à Jérusalem.</p>
+
+<p>La page qui termine l'<span class="italic">Itinéraire</span> semble être écrite en ce moment
+même, tant elle reproduit mes sentiments actuels.</p>
+
+<p>«Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à l'étude au milieu
+de tous les hasards et de tous les chagrins; <span class="italic">diversa exsilia et
+desertas qu&oelig;rere terras</span>: un grand nombre des feuilles de mes
+livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des
+flots; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais
+de quelques instants mon existence... Si le ciel m'accorde un repos
+que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument
+à ma patrie; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer
+qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné
+les premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour du bruit; je
+sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est
+secret, ne nous attirent au dehors que des orages. Dans tous les cas,
+j'ai assez écrit si mon nom doit vivre; beaucoup trop s'il doit
+mourir.»</p>
+
+<p>Il est possible que mon <span class="italic">Itinéraire</span> demeure comme un manuel à l'usage
+des Juifs errants de ma sorte: j'ai marqué scrupuleusement les étapes
+et tracé une carte routière. Tous les voyageurs à Jérusalem m'ont
+écrit pour me féliciter et me remercier de mon exactitude; j'en
+citerai un témoignage:</p>
+
+<p>«Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quelques <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span>
+semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que mon ami M. de
+Saint-Laumer; en vous apportant une lettre d'Abou-Gosch, nous venions
+vous dire combien on trouvait de nouveaux mérites à votre <span class="italic">Itinéraire</span>
+en le lisant sur les lieux, et comme on appréciait jusqu'à son titre
+même, tout humble et tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant
+justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse des descriptions,
+fidèles encore aujourd'hui, sauf quelques ruines de plus ou de moins,
+seul changement de ces contrées, etc.</p>
+
+<p><span class="left60">«Jules FOLENTLOT.»</span><br>
+ Rue Caumartin, n<sup>o</sup> 23.</p>
+
+<p>Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire; je suis de la race des
+Celtes et des tortues, race pédestre; non du sang des Tartares et des
+oiseaux, races pourvues de chevaux et d'ailes. La religion, il est
+vrai, me ravit quelquefois dans ses bras; mais quand elle me remet à
+terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour
+déjeuner de mon olive et de mon pain bis. <span class="italic">Si je suis moult allé en
+bois, comme font volontiers les François</span>, je n'ai, cependant, jamais
+aimé le changement pour le changement; la route m'ennuie: j'aime
+seulement le voyage à cause de l'indépendance qu'il me donne, comme
+j'incline vers la campagne, non pour la campagne mais pour la
+solitude. «Tout ciel m'est un,» dit Montaigne, «vivons entre les
+nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus.»</p>
+
+<p>Il me reste aussi de ces pays d'Orient quelques autres lettres
+parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des Pères de
+la Terre sainte, des <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> consuls et des familles, me supposant
+devenu puissant sous la Restauration, ont réclamé, auprès de moi, les
+droits de l'hospitalité: de loin, on se trompe et l'on croit ce qui
+semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma
+protection en faveur de son fils; sa lettre est adressée: <span class="italic">À monsieur
+le vicomte de Chateaubriand, grand maître de l'Université royale, à
+Paris</span>.</p>
+
+<p>M. Caffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe autour de lui, et
+m'apprenant des nouvelles de son univers, me mande d'Alexandrie:
+«Depuis votre départ, le pays n'est pas amélioré, quoique la
+tranquillité règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la part
+des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haute-Égypte, il faut pourtant
+qu'il se tienne en garde. Abd-el-Ouald fait toujours des siennes à la
+Mecque. Le canal de Manouf vient d'être fermé; Méhémet-Ali sera
+mémorable en Égypte pour avoir exécuté ce projet, etc.»</p>
+
+<p>Le 12 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa:</p>
+
+<p>«Monseigneur,</p>
+
+<p>«Votre <span class="italic">Itinéraire de Paris à Jérusalem</span> est parvenu à Zéa, et j'ai
+lu, au milieu de notre famille, ce que Votre Excellence veut bien y
+dire d'obligeant pour elle. Votre séjour parmi nous a été si court,
+que nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges que Votre
+Excellence a faits de notre hospitalité, et de la manière trop
+familière avec laquelle nous vous avons reçu. Nous venons d'apprendre
+aussi, avec la plus grande satisfaction, que Votre Excellence se
+<span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> trouve replacée par les derniers événements, et qu'elle
+occupe un rang dû à son mérite autant qu'à sa naissance. Nous l'en
+félicitons, et nous espérons qu'au faîte des grandeurs, monsieur le
+comte de Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, de la
+nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, de cette famille dans
+laquelle le Consulat de France existe depuis le glorieux règne de
+Louis le Grand, qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si
+souffrant, n'est plus; j'ai perdu mon père; je me trouve, avec une
+fortune très médiocre, chargé de toute la famille; j'ai ma mère, six
+s&oelig;urs à marier, et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants.
+J'ai recours aux bontés de Votre Excellence: je la prie de venir au
+secours de notre famille, en obtenant que le vice-consulat de Zéa, qui
+est très nécessaire pour la relâche fréquente des bâtiments du roi,
+ait des appointements comme les autres vice-consulats; que d'agent,
+que je suis, sans appointement, je sois vice-consul, avec le
+traitement attaché à ce grade. Je crois que Votre Excellence
+obtiendrait facilement cette demande en faveur des longs services de
+mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et qu'elle excusera la
+familiarité importune de vos hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.</p>
+
+<p class="left10">«Je suis avec le plus profond respect,</p>
+<p class="left20">«Monseigneur,</p>
+<p class="left30">«De Votre Excellence</p>
+<p class="left20">«Le très humble et très obéissant serviteur,</p>
+<p><span class="left60">«M.-G. Pangalo.»</span><br>
+Zéa, le 3 août 1816.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> Toutes les fois qu'un peu de gaieté me vient sur les lèvres,
+j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un
+remords en relisant un passage (atténué, il est vrai, par des
+expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls dans le
+Levant: «Mesdemoiselles Pangalo, dis-je dans l'<span class="italic">Itinéraire</span>, chantent
+en grec:</p>
+
+<p class="poem">Ah! vous dirai-je, maman?</p>
+
+<p>«M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, et les
+souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide étaient complètement
+effacés.»</p>
+
+<p>Les demandes de protection tombaient presque toujours au milieu de mes
+discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration,
+le 11 octobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris:</p>
+
+<p class="add3em">«Monsieur l'ambassadeur,</p>
+
+<p>«Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Miquelon, qui a eu
+l'honneur de vous voir dans ces îles, désirerait obtenir de Votre
+Excellence un moment d'audience. Comme elle sait que vous habitez la
+campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour où vous viendrez
+à Paris et où vous pourrez lui accorder cette audience.</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur d'être, etc.</p>
+
+<p class="left60">«Dupont.»</p>
+
+<p>Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'époque de mon voyage
+sur l'Océan, tant la mémoire est <span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> ingrate! Cependant, j'avais
+gardé un souvenir parfait de la fille inconnue qui s'assit auprès de
+moi dans la triste Cyclade glacée:</p>
+
+<p>«Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne,
+elle avait les jambes nues quoiqu'il fît froid, et marchait parmi la
+rosée.» etc.</p>
+
+<p>Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir
+mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy,
+quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle? Avait-elle
+été atteinte de l'hiver de Terre Neuve, ou conservait-elle le
+printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort
+Saint-Pierre?</p>
+
+<p>À la tête d'une excellente traduction des lettres de saint Jérôme, MM.
+Collombet et Grégoire<a id="footnotetag416" name="footnotetag416"></a><a href="#footnote416" title="Lien vers la note 416"><span class="note">[416]</span></a> ont voulu trouver dans leur notice, entre
+ce saint et moi, à propos de la Judée, une ressemblance à laquelle je
+me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa solitude, traçait
+la peinture de ses combats intérieurs: je n'aurais pas rencontré les
+expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem; tout au
+plus aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et
+mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ces deux cantiques en italien de
+l'époque qui précède l'italien de Dante:</p>
+
+<p class="poem">In foco l'amor mi mise,<br>
+ In foco l'amor mi mise.</p>
+
+<p>J'aime à recevoir des lettres d'outre-mer; ces lettres semblent
+m'apporter quelque murmure des vents, <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> quelque rayon des
+soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les
+flots et que lient les souvenirs de l'hospitalité.</p>
+
+<p>Voudrais-je revoir ces contrées lointaines? Une ou deux, peut-être. Le
+ciel de l'Attique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface
+point; mon imagination est encore parfumée des myrtes du temple de la
+<span class="italic">Vénus au jardin</span> et de l'iris du Céphise.</p>
+
+<p>Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écrivait à Bossuet la
+lettre qu'on va lire<a id="footnotetag417" name="footnotetag417"></a><a href="#footnote417" title="Lien vers la note 417"><span class="note">[417]</span></a>. L'auteur futur de <span class="italic">Télémaque</span> s'y révèle
+avec l'ardeur du missionnaire et du poète:</p>
+
+<p>«Divers petits accidents ont toujours retardé jusqu'ici mon retour à
+Paris; mais enfin, Monseigneur, je pars, et peu s'en faut que je ne
+vole. À la vue de ce voyage, j'en médite un plus grand. La Grèce
+entière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule; déjà le Péloponèse
+respire en liberté, et l'Église de Corinthe va refleurir; la voix de
+l'apôtre s'y fera encore entendre. Je me sens transporté dans ces
+beaux lieux et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, avec
+les plus curieux monuments, l'esprit même de l'antiquité. Je cherche
+cet aréopage, où saint Paul <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> annonça aux sages du monde le
+Dieu inconnu; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne
+pas de descendre au Pirée, où Socrate fait le plan de sa République.
+Je monte au sommet du Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes et
+je goûte les délices du Tempé.</p>
+
+<p>«Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses
+sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la
+religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme
+leur patrie?</p>
+
+<p class="poem">. . . . . . . . . . Arva, beata<br>
+ Petamus arva divites et insulas.</p>
+
+<p>«Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les célestes visions du
+disciple bien-aimé; ô heureuse Pathmos, j'irai baiser sur la terre les
+pas de l'Apôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me
+sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, qui a voulu
+développer les oracles du véritable, et je bénirai le Tout-Puissant,
+qui, loin de précipiter l'Église comme Babylone, enchaîne le dragon et
+la rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et
+l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour
+après une si longue nuit; la terre sanctifiée par les pas du Sauveur
+et arrosée de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revêtue d'une
+nouvelle gloire; enfin les enfants d'Abraham épars sur toute la terre,
+et plus nombreux que les étoiles du firmament, qui, rassemblés des
+quatre vents, viendront en foule reconnaître le Christ <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span>
+qu'ils ont percé, et montrer à la fin des temps une résurrection. En
+voilà assez, Monseigneur, et vous serez bien aise d'apprendre que
+c'est ma dernière lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous
+importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma passion de vous entretenir
+de loin, en attendant que je puisse le faire de près.</p>
+
+<p class="left60">«Fr. de Fénelon.</p>
+
+<p>C'était là le vrai nouvel Homère, seul digne de chanter la Grèce et
+d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.</p>
+
+<p class="p2">Je n'ai devant les yeux, des sites de la Syrie, de l'Égypte et de la
+terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature solitaire;
+ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de
+l'histoire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que
+par le désert contre lequel elles étaient appliquées; la colonne de
+Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le
+long des sables de la Libye. À l'embouchure pélusiaque du Nil, je
+n'aurais pas désiré un monument pour me rappeler cette scène peinte
+par Plutarque:</p>
+
+<p>«L'affranchi chercha au long de la grève où il trouva quelque
+demeurant du vieil bateau de pêcheur, suffisant pour brusler un pauvre
+corps nu et encore non tout entier. Ainsi, comme il les amassoit et
+assembloit, il survint un Romain, homme d'âge qui, en ses jeunes ans,
+avoit été à la guerre sous Pompée. Ah! lui dit le Romain, tu n'auras
+pas tout seul cet honneur et te prie, <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> veuille-moi recevoir
+pour compagnon en une si sainte et si dévote rencontre, afin que je
+n'aie point occasion de me plaindre en tout, ayant, en récompense de
+plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré au moins cette bonne
+aventure de pouvoir toucher avec mes mains et aider à ensevelir le
+plus grand capitaine des Romains.»</p>
+
+<p>Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye, et une jeune
+esclave <span class="italic">libyenne</span> a reçu de la main d'une <span class="italic">Pompée</span> une sépulture non
+loin de cette Rome, d'où le grand Pompée était banni. À ces jeux de la
+fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la
+Thébaïde:</p>
+
+<p>«Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans sous la poussière
+ausonienne, je repose près de Rome le long de ce rivage sablonneux.
+L'illustre Pompée, qui m'avait élevée avec une tendresse de mère, a
+pleuré ma mort et m'a déposée dans un tombeau qui m'égale, moi pauvre
+esclave, aux Romains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu ceux
+de l'hymen. Le flambeau de Proserpine a trompé nos espérances.»
+(<span class="italic">Anthologie</span>.)</p>
+
+<p>Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de
+l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous
+parler: l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes, l'autre du rivage de
+Chio; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui-là ne
+sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux
+aussi ont changé: de même qu'en Amérique s'élèvent des villes où j'ai
+vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'Égypte,
+où mes regards n'avaient rencontré que des <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> <span class="italic">horizons nus et
+ronds comme la bosse d'un bouclier</span>, disent les poésies arabes, <span class="italic">et
+des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu</span>.
+La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la traversant
+sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale
+ou n'a-t-elle fait que changer de joug?</p>
+
+<p>Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'empire turc dans ses
+vieilles m&oelig;urs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement
+précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie,
+l'Égypte. Un nouvel Orient va-t-il se former? qu'en sortira-t-il?
+Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des
+armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la
+polygamie? Avons-nous porté la civilisation au dehors, ou avons-nous
+amené la barbarie dans l'intérieur de la chrétienté? Que
+résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations
+politiques, de la création des puissances qui pourront surgir dans le
+Levant? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par
+des bateaux à vapeur et des chemins de fer; par la vente du produit
+des manufactures et par la fortune de quelques soldats français,
+anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha: tout cela
+n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des
+troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé
+l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus tard nous a sauvés
+la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront: le
+harem ne leur cachera plus ses secrets; ils n'auront point vu le vieux
+soleil de l'Orient et le turban de Mahomet. Le <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> petit Bédouin
+me criait en français, lorsque je passais dans les montagnes de la
+Judée: «En avant, marche!» L'ordre était donné, et l'Orient a marché.</p>
+
+<p>Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu? Il m'avait demandé, en
+me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue
+d'Enfer: cette place était occupée par un vieux portier et sa famille
+que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien
+volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps; enfin, nous fûmes
+obligés de nous séparer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une
+petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours
+copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux
+en Espagne. Je fis entrer Julien, selon son désir, à l'hospice des
+Vieillards: il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt
+occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi sur la
+natte d'où l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation
+est définitivement pour l'hôpital où gît la vieille société. Elle fait
+semblant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera
+expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes
+nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe; la première
+nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir: «La
+glace se forme au souffle de Dieu,» dit Job.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> APPENDICE</h1>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="1">I</abbr><br>
+
+LE COMTE DU PLESSIX DE PARSCAU, BEAU-FRÈRE DE CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag418" name="footnotetag418"></a><a href="#footnote418" title="Lien vers la note 418"><span class="note">[418]</span></a></p>
+
+<p>Hervé-Louis-Joseph-Marie, comte du Plessix de Parscau, né à Landerneau
+le 31 mars 1762, était fils de Louis-Guillaume du Plessix de Parscau,
+lieutenant des vaisseaux du roi (mort chef d'escadre en 1786), et de
+Anne-Marie-Geneviève le Roy de Parjean.</p>
+
+<p>À vingt ans&mdash;il était alors enseigne&mdash;il assista au siège de Gibraltar
+à bord du <span class="italic">Guerrier</span>, que commandait son père (1782-1783).</p>
+
+<p>Il était lieutenant de vaisseau, lorsqu'il épousa à Saint-Malo, le 29
+mai 1789, Anne Buisson de la Vigne, fille de feu Messire
+Alexis-Jacques Buisson de la Vigne et de Céleste Rapion de la
+Placelière.</p>
+
+<p>Dès 1791, il émigra avec sa jeune femme et son fils âgé d'un an. Après
+avoir séjourné quelque temps dans le <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> Hainaut autrichien, il
+entra dans le régiment d'Hector composé d'officiers de marine, fit, en
+qualité de capitaine la campagne de 1793-1794, et se retira en
+Angleterre.</p>
+
+<p>En 1799, il fut envoyé par le comte d'Artois aux îles Saint-Marcouff,
+avec mission de recevoir, d'armer et d'équiper les royalistes qui
+voulaient passer en Normandie pour s'aller joindre aux troupes
+commandées par Frotté et le chevalier de Bruslart. De 1803 à 1807, le
+comte du Plessix de Parscau se fixe à Jersey où il continue de
+travailler pour la cause royale. En 1807 seulement, car tout espoir
+semblait désormais impossible, il revient en Angleterre, à Lymington.
+La chute de Napoléon lui rouvre les portes de la France. Il y rentre
+après une absence de vingt-trois ans, pendant laquelle il a perdu sa
+femme, morte à Lymington en 1813, et sept de ses enfants, qui tous
+dorment sur la terre étrangère; il lui en reste encore six, qui voient
+la France pour la première fois. Pour remplacer auprès d'eux la mère
+morte en exil, il épouse en 1814 une femme de quarante ans, M<sup>lle</sup> de
+Kermalun. Surviennent les Cent-Jours; menacé d'être arrêté, il s'exile
+de nouveau, conduit sa famille à Lymington et se rend à Gand, où il
+présente au roi Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> deux de ses fils qui sont en état de
+servir, et où il retrouve son frère, le chevalier du Plessix de
+Parscau, et Chateaubriand, son beau-frère. Le second retour du roi met
+fin à son second exil. Nommé en 1816 capitaine de vaisseau, il reçoit
+le commandement des élèves de la marine à Brest. Chevalier de
+Saint-Louis depuis l'émigration, il est fait commandeur de Saint-Louis
+en 1823, grâce sans doute à l'appui de Chateaubriand, alors ministre.
+Les deux beaux-frères restèrent jusqu'à la fin dans les meilleurs
+termes.</p>
+
+<p>Le comte du Plessix de Parscau fut promu en 1827 au grade de
+contre-amiral; mais il dut bientôt prendre sa <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> retraite, ses
+infirmités ne lui permettant plus de servir activement. Il est mort en
+son château de Kergyon le 11 octobre 1831, à l'âge de soixante-neuf
+ans.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="2">II</abbr><br>
+
+LE MARIAGE DE CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag419" name="footnotetag419"></a><a href="#footnote419" title="Lien vers la note 419"><span class="note">[419]</span></a>.</p>
+
+<p>Sainte-Beuve, dans la cinquième leçon du cours professé par lui à
+Liège en 1848-1849 sur <span class="italic">Chateaubriand et son groupe littéraire sous
+l'Empire</span>, signalant au passage le mariage du grand écrivain, ajoute
+en note:</p>
+
+<p class="quote">Sur ce mariage, il m'a été raconté <span class="italic">d'étranges choses</span>: je
+ dirai peut être ce que j'en ai su, à la fin de ce volume.</p>
+
+<p>Et il n'y a pas manqué. Dans les <span class="italic">Notes diverses</span> qu'il a entassées, à
+la fin de son livre <span class="italic">sur</span> et <span class="italic">contre Chateaubriand</span>, il se donne un
+mal infini pour accréditer sur le mariage du poète et de M<sup>lle</sup> Buisson
+de La Vigne certaine historiette, qu'il raconte en ces termes:</p>
+
+<p class="quote">Le mariage de M. de Chateaubriand a été, dans le temps,
+ l'objet de procès et d'assertions contradictoires
+ singulières. Revenu d'Amérique, et à la veille d'émigrer, M.
+ de Chateaubriand épousa, au commencement de 1792, M<sup>lle</sup>
+ Céleste de La Vigne-Buisson, petite-fille de M. de La
+ Vigne-Buisson, qui avait été gouverneur de la Compagnie des
+ Indes à Pondichéry.</p>
+
+<p>Sainte-Beuve reproduit ici le récit du mariage d'après les <span class="italic">Mémoires
+d'Outre-tombe</span>, et il reprend:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>Mais voici bien autre chose. Ce n'est plus du côté d'un
+ oncle maternel démocrate que le mariage est attaqué, c'est
+ du côté de l'oncle paternel, et dans un esprit tout
+ différent. M. de Chateaubriand va se trouver entre deux
+ oncles. Je cite mes auteurs. M. Viennet, dans ses Mémoires
+ (inédits), raconte <span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> qu'étant entré en service dans
+ la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant,
+ M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur
+ d'<span class="italic">Atala</span> commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M.
+ Viennet: «Je le connais; il a épousé ma nièce, et il l'a
+ épousée de force.» Et il raconta comment M. de
+ Chateaubriand, ayant à contracter union avec M<sup>lle</sup> de La
+ Vigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies,
+ d'une façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme
+ prêtre et d'un autre comme témoin. Ce qu'ayant appris,
+ l'oncle Buisson serait parti, muni d'une paire de pistolets
+ et accompagné d'un vrai prêtre, et surprenant les époux de
+ grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez
+ maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur
+ l'heure.» Ce qui fut fait.</p>
+
+<p>M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut <span class="italic">un
+ vieil avocat de considération</span>, qui lui raconta le même
+ fait, et exactement avec les mêmes circonstances.</p>
+
+<p>Naturellement, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, M. de Chateaubriand n'a
+ touché mot de cela: il n'a parlé que du procès fait à
+ l'instigation de l'autre oncle. Faut-il croire que, selon le
+ désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre <span class="italic">non
+ assermenté</span>, et s'étant engagé à en trouver un, il ait
+ imaginé, dans son indifférence et son irrévérence d'alors,
+ de s'en dispenser en improvisant l'étrange comédie à
+ laquelle l'oncle de sa femme serait venu mettre bon
+ ordre?&mdash;Ce point de sa vie, si on le pouvait, serait à
+ éclaircir et l'on comprendrait mieux encore par là les
+ chagrins qu'il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il,
+ <span class="italic">par ses égarements</span>, et le mouvement de repentir qu'il dut
+ éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d'avoir pu la
+ revoir et l'embrasser<a id="footnotetag420" name="footnotetag420"></a><a href="#footnote420" title="Lien vers la note 420"><span class="note">[420]</span></a>.</p>
+</div>
+
+<a id="img008" name="img008"></a>
+<div class="figcenter">
+<img src="images/img008.jpg" width="400" height="498" alt="" title="">
+<p><span class="smcap">Marie-Joseph Chénier</span>.</p>
+</div>
+
+<p>Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu'il fallait penser
+des <span class="italic">étranges choses</span> qu'il nous raconte, et qui auraient eu besoin,
+pour être admises, d'une autre autorité que celle de M. Viennet, qui
+n'a jamais réussi que ses <span class="italic">Fables</span>. Très pieuses, ayant en horreur les
+prêtres <span class="italic">intrus</span>, la mère et les s&oelig;urs de Chateaubriand étaient
+sans nul doute restées en rapports avec des prêtres <span class="italic">non assermentés</span>,
+lesquels d'ailleurs, au commencement de 1792, étaient encore nombreux
+en Bretagne. Elles ne <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> pouvaient donc avoir aucune peine à
+en trouver un, pour bénir le mariage de leur fils et de leur frère, et
+ce sont elles, bien évidemment, qui se sont chargées de le procurer.
+Elles n'auront pas laissé ce soin à Chateaubriand, qui débarquait
+d'Amérique et ne connaissait plus guère personne à Saint-Malo. Le
+récit des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span> a donc pour lui toutes les
+vraisemblances, tandis que la version où s'est complu Sainte-Beuve
+sonne le faux à chaque ligne. Elle a d'ailleurs contre elle des
+documents authentiques, des pièces irréfragables. M. Charles Cunat a
+relevé sur les registres de l'état civil de Saint-Malo les extraits
+qui suivent:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">Du dimanche 18 mars 1792.</span></p>
+
+<p>Il y a eu promesse de mariage entre:</p>
+
+<p>François-Auguste-René de Chateaubriand, fils mineur de feu
+ René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et
+ demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu
+ Alexis-Jacques et de feue dame Céleste Rapion, tous deux
+ originaires et domiciliés de cette ville: 1<sup>er</sup> et 3<sup>e</sup> bans.</p>
+</div>
+
+
+<div class="quote p2">
+<p class="left60"><span class="italic">Lundi 19 mars 1792.</span></p>
+
+<p>François-Auguste-René de Chateaubriand, fils second et
+ mineur de feu René-Auguste de Chateaubriand et de dame
+ Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste
+ Buisson, fille mineure de feu sieur Alexis-Jacques Buisson
+ et dame Céleste Rapion de la Placelière, tous deux
+ originaires et domiciliés de cette ville, ont reçu de moi,
+ soussigné curé, la bénédiction nuptiale dans l'église
+ paroissiale, ce jour 19 mars 1792, en conséquence d'une
+ bannie faite au prône de notre messe paroissiale, sans
+ opposition, et de la dispense du temps prohibé et de deux
+ bans. La présente cérémonie faite en vertu de deux décrets
+ émanés de la justice de cette ville, attendu la minorité des
+ parties contractantes, en présence de François-André
+ Buisson, Jean-François Leroy, Michel-Thomas Bassinot et
+ Charles Malapert, qui ont attesté le domicile et la liberté
+ des parties; et ont signé avec les époux:</p>
+
+<p><span class="italic">Céleste Buisson, François de Chateaubriand,
+ François-Auguste Buisson, Michel Bassinot, Malapert fils,
+ Leroy.</span></p>
+
+<p class="left60"><span class="smcap">Duhamel</span>, curé.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> Ce mariage du 19 mars, célébré publiquement,
+ régulièrement, après la publication des bans, après deux
+ décrets émanés de la justice de paix, exclut nécessairement
+ le prétendu mariage au pistolet et à la minute de l'oncle
+ Buisson.</p>
+
+<p>Mais il y a plus. Cet oncle Buisson, «le riche négociant de
+ Lorient», n'a jamais existé. La famille de La Vigne n'a
+ jamais entendu parler de lui, ni de son voyage à Saint-Malo,
+ ni de ce mariage à main armée<a id="footnotetag421" name="footnotetag421"></a><a href="#footnote421" title="Lien vers la note 421"><span class="note">[421]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="3">III</abbr><br>
+FONTANES ET CHATEAUBRIAND<a id="footnotetag422" name="footnotetag422"></a><a href="#footnote422" title="Lien vers la note 422"><span class="note">[422]</span></a>.</p>
+
+<p>Voici la réponse de Chateaubriand à la lettre de Fontanes qu'on a lue
+dans le texte des <span class="italic">Mémoires</span>:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">15 août 1798 (v. s.).</span></p>
+
+<p>Je ne puis vous dire tout le plaisir que j'ai éprouvé en
+ recevant votre lettre. Il a été en proportion de la solitude
+ de ma vie et des longues heures que je passe avec moi-même;
+ vous sentez combien les marques du souvenir d'un ami de
+ votre espèce doivent être chères alors. Si je suis la
+ seconde personne à laquelle vous avez trouvé quelques
+ rapports d'âme avec vous, vous êtes la première qui ayez
+ rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme:
+ tête, c&oelig;ur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma
+ guise, et je sens que désormais je vous suis attaché pour la
+ vie. Il ne me manque plus que de connaître l'ami dont vous
+ m'avez fait un si grand éloge<a id="footnotetag423" name="footnotetag423"></a><a href="#footnote423" title="Lien vers la note 423"><span class="note">[423]</span></a>, pour vous connaître dans
+ toutes les parties de votre existence.</p>
+
+<p>J'ai appris avec une grande et vraie joie vos heureux
+ travaux au bord de l'Elbe. Vous possédez, sans aucun doute,
+ le plus beau talent de la France, et il est bien malheureux
+ que votre <span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> paresse soit un obstacle qui retarde la
+ gloire dont nous vous verrons briller un jour. Songez, mon
+ cher ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au
+ lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit
+ d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques
+ cartons qui indiqueront seulement ce que vous auriez été.
+ C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent
+ dans le monde. Vous le possédez, cet art qui s'assied sur
+ les ruines des empires et qui seul sort tout entier du vaste
+ tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il donc
+ possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le ciel
+ a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à la
+ <span class="italic">Grèce sauvée</span>? Vous savez que tout ceci n'est pas un pur
+ jargon de ma part, je vous ai souvent parlé à ce sujet;
+ votre paresse me tient au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>De vous à moi, et de la <span class="italic">Grèce sauvée</span> aux <span class="italic">Natchez</span>, la
+ chute est immense; mais vous voulez que je vous parle de
+ moi. Je vous dirai que le courage m'a abandonné depuis votre
+ départ; tout ce que j'ai pu faire a été de mettre au net un
+ troisième livre et d'imaginer une nouvelle division du plan.
+ Chaque livre portera un titre particulier. Les deux
+ premiers, par exemple, s'appelleront les <span class="italic">Livres du Récit</span>;
+ le troisième, le <span class="italic">Livre de l'Enfer</span>; le quatrième, le <span class="italic">Livre
+ des M&oelig;urs</span>; le cinquième, le <span class="italic">Livre du Ciel</span>; le sixième,
+ le <span class="italic">Livre d'Othaïti</span>: le septième, le <span class="italic">Livre des Loix</span>,
+ etc., etc.; de même que les Anciens disaient le livre de la
+ <span class="italic">Colère d'Achille</span>, le livre des <span class="italic">Adieux d'Andromaque</span>,
+ etc., et de même qu'Hérodote avait divisé son histoire.
+ Cette sorte de division toute antique que je fais ainsi
+ revivre a quelque chose de singulièrement attrayant, et
+ d'ailleurs favorise beaucoup mon travail.</p>
+
+<p>Au reste, mon cher ami, je passe ma vie fort tristement.
+ J'ai revu la plupart des lieux que nous avions vus ensemble.
+ J'ai dîné seul sur la <span class="italic">colline</span>, dans cette petite chambre
+ où nous avions vu le soleil couchant; j'ai visité les
+ jardins sur les bords de la rivière, j'ai eu deux longues
+ conversations avec M. de L[amoignon]. Par ailleurs, j'ai
+ laissé là toutes vos anciennes connaissances. Je ne vois
+ presque plus P[anat]. Quelques personnes m'ont questionné
+ sur votre compte. J'ai répondu comme je le devais. Il paraît
+ que beaucoup <span class="italic">de petites gens</span> sont peu contents de vous. Au
+ nom du ciel, évitez tout ce qui peut vous compromettre,
+ laissez à d'autres que vous un métier indigne de vos
+ talents, et qui troublerait le reste de votre vie et celle
+ de vos amis.</p>
+
+<p>Nous reverrons-nous jamais, mon cher ami? Je ne sais, mais
+ je suis triste. Vous avez beaucoup moins besoin de moi que
+ je <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> n'ai besoin de vous. Votre famille et vos amis
+ vous environnent, et vous trouvez en vous-même plus de
+ ressources que je ne puis en trouver en moi. D'ailleurs, il
+ y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de <span class="italic">mon
+ intérieur</span>, et il faut à la fin qu'il s'épuise. Et puis, cet
+ Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir
+ été quelque temps une grande douceur, devient une grande
+ amertume!</p>
+
+<p>Si vous avez quelque humanité, écrivez-moi souvent, très
+ souvent. Parlez-moi de vos travaux et de cette femme
+ admirable que vous devez beaucoup aimer, car elle a beaucoup
+ fait pour vous. Des hauteurs du bonheur ne m'oubliez pas.
+ Indiquez-moi de nouveau les moyens de correspondre avec
+ vous; je suppose que les premières adresses que vous m'aviez
+ données ne valent plus rien. Adieu, croyez au sincère, au
+ très sincère attachement de votre ami des terres de l'exil.</p>
+
+<p>Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au
+ c&oelig;ur dans une liaison commencée par deux Français
+ malheureux, loin de leur patrie? Cela ressemble beaucoup à
+ celle de <span class="italic">René</span> et d'<span class="italic">Outougamiz</span>: nous avons <span class="italic">juré</span> dans un
+ <span class="italic">désert</span> et sur des <span class="italic">tombeaux</span>.</p>
+
+<p>Je ne signe point, ne signez plus. Le cousin vous dit mille
+ choses ainsi que M. de L[amoignon]. Le contrôleur des
+ finances<a id="footnotetag424" name="footnotetag424"></a><a href="#footnote424" title="Lien vers la note 424"><span class="note">[424]</span></a> n'a point tenu sa parole et je suis fort
+ malheureux. Rappelez-moi au souvenir de l'ancien ami
+ F[lins]<a id="footnotetag425" name="footnotetag425"></a><a href="#footnote425" title="Lien vers la note 425"><span class="note">[425]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+</div>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="4">IV</abbr><br>
+COMMENT FUT COMPOSÉ LE «GÉNIE DU CHRISTIANISME»<a id="footnotetag426" name="footnotetag426"></a><a href="#footnote426" title="Lien vers la note 426"><span class="note">[426]</span></a>.</p>
+
+<p>Dans une lettre du 19 août 1799, que nous donnerons tout à l'heure,
+Chateaubriand annonce à ses amis de France «un ouvrage qui s'imprime à
+Londres et qui a pour titre: <span class="italic">De la Religion chrétienne par rapport à
+la Morale et aux Beaux-Arts</span>; cet <span class="italic">octavo</span> de grandeur ordinaire,
+<span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> forme un volume de 430 pages». D'après M. l'abbé Pailhès,
+dans son beau livre sur <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>,
+Chateaubriand ne se serait mis à l'&oelig;uvre qu'après avoir appris la
+mort de sa s&oelig;ur, M<sup>me</sup> de Farcy, et sous le coup de cette mort
+succédant à celle de sa mère. En un mois, il aurait écrit son ouvrage.</p>
+
+<p class="quote">Un mois ne s'était pas écoulé, dit M. Pailhès, du 22
+ juillet, date de la mort de sa s&oelig;ur, au 19 août 1799,
+ date de la lettre à ses amis de France, et déjà le livre
+ s'imprimait ou plutôt était sur le point de s'imprimer.
+ Est-ce croyable? Oui, si l'on veut bien se rappeler
+ «l'opiniâtreté de Chateaubriand à l'ouvrage»; oui, si l'on
+ veut bien tenir compte de ce fait que «ses matériaux étaient
+ dégrossis de longue main par ses précédentes études<a id="footnotetag427" name="footnotetag427"></a><a href="#footnote427" title="Lien vers la note 427"><span class="note">[427]</span></a>».</p>
+
+<p>Je ne saurais, je l'avoue, m'associer ici aux conclusions de
+l'honorable et savant écrivain. M<sup>me</sup> de Farcy était morte le 22
+juillet 1799. En ce temps-là, et de France en Angleterre, la guerre
+existant toujours entre les deux pays, les communications étaient
+rares et difficiles. Chateaubriand ne put recevoir la lettre lui
+annonçant la mort de sa s&oelig;ur qu'au bout d'une ou deux semaines,
+dans les premiers jours d'août au plus tôt. Ce serait donc en moins de
+quinze jours qu'il aurait formé le plan du <span class="italic">Génie du christianisme</span> et
+qu'il en aurait écrit un volume entier, un in-octavo de 430 pages.
+Cela est manifestement impossible. Ce qui est vrai, c'est ce que
+Chateaubriand lui-même nous apprend dans ses <span class="italic">Mémoires</span>.</p>
+
+<p>Sa mère était morte le 31 mai 1798. M<sup>me</sup> de Farcy lui annonça le fatal
+événement par une lettre, datée de Saint-Servan, 1<sup>er</sup> juillet 1798.
+Lorsque Chateaubriand écrivit à Fontanes, le 15 août<a id="footnotetag428" name="footnotetag428"></a><a href="#footnote428" title="Lien vers la note 428"><span class="note">[428]</span></a>, la
+douloureuse missive ne lui était pas encore parvenue. Il ne la reçut
+qu'assez longtemps après. C'est donc dans les derniers mois de 1798
+qu'il conçut la pensée d'expier l'<span class="italic">Essai</span> par un <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> ouvrage
+religieux. Il lui fallut former son plan, amasser ses matériaux; il ne
+se mit à la rédaction qu'en 1799; c'est encore lui qui nous le dit
+dans les <span class="italic">Mémoires</span>: «L'ouvrage fut commencé à Londres en 1799.»
+Seulement, il fut commencé, non au mois de juillet 1799,&mdash;nous avons
+vu que c'était impossible,&mdash;mais dès les premiers jours de l'année, et
+alors on s'explique très bien que, le 19 août, un volume entier fût
+déjà composé.</p>
+
+<p>Lisons maintenant la lettre du 19 août. Au point de vue de la
+composition du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, elle mérite une très
+particulière attention. Rien ne saurait nous être indifférent de ce
+qui se rattache à un livre qui a été un des grands événements de ce
+siècle. Elle est adressée à Fontanes, sous le couvert de sa femme, la
+<span class="italic">citoyenne Fontanes, à Paris:</span></p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">19 août 1799 (v. s.).</span></p>
+
+<p class="add3em"><span class="smcap">Citoyenne</span>,</p>
+
+<p>On cherche à vendre pour cent-soixante pièces de
+ vingt-quatre livres, à Paris, les feuilles d'un ouvrage qui
+ s'imprime chez l'étranger et qui a pour titre: <span class="italic">De la
+ Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux
+ Beaux-Arts</span>. Cet octavo de grandeur ordinaire, et formant un
+ volume d'environ 430 pages, est une sorte de réponse
+ indirecte au poème de la <span class="italic">Guerre des Dieux</span>, et autres
+ livres de ce genre. Il se divise en sept parties.</p>
+
+<p>La première traite des mystères, des sacrements et des
+ vertus du Christianisme <span class="italic">considérés moralement et
+ poétiquement</span>.</p>
+
+<p>La seconde se rapporte aux traditions des Écritures.</p>
+
+<p>Dans les troisième et quatrième parties, on examine le
+ Christianisme <span class="italic">employé comme merveilleux dans la poésie</span>.</p>
+
+<p>La cinquième partie contient ce qui a rapport au culte en
+ général, tel que les fêtes, les cérémonies de l'Église,
+ etc., etc.</p>
+
+<p>La sixième parle du culte des tombeaux chez tous les peuples
+ de la terre, et le compare à ce que les chrétiens ont fait
+ pour les morts.</p>
+
+<p>La septième enfin se forme de sujets divers comme de
+ quelques chapitres sur les églises gothiques, sur les
+ ruines, sur les monastères, sur les missions, sur les
+ hospices, sur le culte des croix, des saints, des vierges
+ dans le désert, sur les harmonies <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> entre les grands
+ effets de la nature et la religion chrétienne, etc., etc. Un
+ grand nombre des meilleurs morceaux des <span class="italic">Natchez</span> se
+ trouvent cités dans cet ouvrage qui, comme vous le voyez,
+ est du même auteur.</p>
+
+<p>On vous le recommande particulièrement, citoyenne, et pour
+ la vente des feuilles, et pour les papiers publics,
+ lorsqu'il paraîtra. Adressez, nous vous en supplions, le
+ plus tôt possible, à ce sujet, un mot par la voie
+ d'Hambourg, ou tout autre voie, à <span class="italic">MM. Dulau et C<sup>ie</sup>,
+ libraires, Wardour street, à Londres</span>. La maison de ces
+ citoyens est fort connue dans la librairie et est
+ co-propriétaire du manuscrit avec l'auteur. Si quelque
+ libraire de Paris veut acheter les feuilles au prix offert,
+ les citoyens Dulau et C<sup>ie</sup> les lui feront passer
+ régulièrement et promptement à mesure qu'elles se tireront à
+ Londres, et ils s'engagent de plus à ne publier chez
+ l'étranger que lorsque l'édition de Paris aura été mise en
+ vente. L'arrangement des cent soixante louis n'est pas, au
+ reste, si fixe, que vous ne puissiez le changer à volonté.
+ Que vous obteniez plus ou moins, que l'on fasse le payement
+ en argent ou en livres à votre choix et expédiés pour le
+ citoyen Dulau, tout cela est égal à l'auteur. Vous aurez
+ même les feuilles pour rien, si vous les demandez pour
+ vous-même et dans le dessein de vous en servir pour le
+ mieux. Il n'y a pas un mot de politique, dans l'ouvrage, qui
+ puisse en empêcher la vente. Il est purement littéraire et
+ nous connaissons bien votre indulgence pour l'auteur. Nous
+ croyons que vous serez contente de ce que vous verrez. C'est
+ peut-être ce qu'il a fait de mieux jusqu'à présent, outre ce
+ que l'ouvrage contient par ailleurs des <span class="italic">Natchez</span>, afin de
+ donner au public un avant-goût de cette épopée de l'homme
+ sauvage. Le morceau sur le <span class="italic">clocher</span>, le <span class="italic">tombeau dans
+ l'arbre</span>, le <span class="italic">coucher de soleil en pleine mer</span>, le <span class="italic">couvent
+ au bord d'une grève</span>, et quelques autres encore s'y
+ trouvent.</p>
+
+<p>Quel long silence, chère citoyenne, et que de choses
+ d'amitié on aurait à vous dire! Mais dans ces temps de
+ calamité, il ne faut mettre dans une lettre que les mots
+ absolument indispensables. Salut, bonheur et souvenir.</p>
+
+<p>Vous savez que, répondant par Hambourg, il faut avoir un
+ correspondant pour recevoir votre lettre et l'expédier pour
+ l'Angleterre. Vous vous en procurerez un fort aisément.</p>
+
+<p><span class="left40">(Suscription) À la citoyenne...</span><br>
+<span class="left50">...es.</span><br>
+<span class="left60">à Paris.</span></p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> Deux mois plus tard, le 27 octobre 1799, dans une autre
+lettre à Fontanes, Chateaubriand parle, non plus d'un volume, mais de
+deux in-octavo de 350 pages chacun. Cette lettre, comme celle du 19
+août, doit être reproduite en entier. Elle a désarmé Sainte-Beuve
+lui-même qui, en la publiant, le premier, dans une de ses Causeries du
+Lundi, la fit précéder de ces lignes:</p>
+
+<p class="quote">La sincérité de l'émotion dans laquelle Chateaubriand conçut
+ la première idée du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, est démontrée
+ par la lettre suivante écrite à Fontanes, lettre que j'ai
+ trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci, dont M<sup>me</sup> la
+ comtesse Christine de Fontanes, fille du poète, possède
+ l'original, et qui n'étant destinée qu'à la seule amitié, en
+ dit plus que toutes les phrases écrites ensuite en vue du
+ public.</p>
+
+<p>Voici cette lettre:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">Ce 27 octobre 1799 (Londres).</span></p>
+
+<p>Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse
+ qui y règne m'a pénétré l'âme. Vous m'embrassez les larmes
+ aux yeux, me dites-vous. Le ciel m'est témoin que les miens
+ n'ont jamais manqué d'être pleins d'eau toutes les fois que
+ je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui
+ m'attendrissent davantage, parce que vous êtes selon les
+ choses de mon c&oelig;ur, et selon l'idée que je m'étais faite
+ de l'homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous ne
+ faisiez que des vers comme Racine, si vous n'étiez pas bon
+ par excellence, comme vous l'êtes, je vous admirerais, mais
+ vous ne posséderiez pas toutes mes pensées comme
+ aujourd'hui, et mes v&oelig;ux pour votre bonheur ne seraient
+ pas si constamment attachés à mon admiration pour votre beau
+ génie. Au reste, c'est une nécessité que je m'attache à vous
+ de plus en plus, à mesure que tous mes autres liens se
+ rompent sur la terre. Je viens encore de perdre ma
+ s&oelig;ur<a id="footnotetag429" name="footnotetag429"></a><a href="#footnote429" title="Lien vers la note 429"><span class="note">[429]</span></a> que j'aimais tendrement et qui est morte de
+ chagrin dans le lieu d'indigence où l'avait reléguée Celui
+ qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les
+ récompenser dans une autre vie. <span class="italic">Une âme telle que la
+ vôtre</span>, dont les amitiés doivent être aussi durables que
+ sublimes, <span class="italic">se persuadera malaisément que tout se réduit à
+ quelques jours d'attachement</span> dans un monde dont les figures
+ changent si vite, et où tout <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> consiste à acheter si
+ chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu, qui voyait que mon
+ c&oelig;ur ne marchait point dans les voies iniques de
+ l'ambition, ni dans les abominations de l'or, a bien su
+ trouver l'endroit où il fallait le frapper, puisque c'était
+ lui qui en avait pétri l'argile et qu'il connaissait le fort
+ et le faible de son ouvrage. Il savait que j'aimais mes
+ parents et que là était ma vanité: il m'en a privé afin que
+ j'élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous
+ toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a
+ données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la
+ souveraine beauté et le souverain génie, là où est un Dieu
+ immense qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux
+ comme une flotte magnifique, et qui a placé le c&oelig;ur de
+ l'honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants.</p>
+
+<p>Il faut que je vous parle encore de l'ouvrage auquel vous
+ vous intéressez. Je ne saurais guère vous en donner une idée
+ à cause de l'extrême variété des tons qui le composent; mais
+ je puis vous assurer que j'y ai mis tout ce que je puis, car
+ j'ai senti vivement l'intérêt du sujet. Je vous ai déjà
+ marqué que vous y trouveriez ce qu'il y a de mieux dans les
+ <span class="italic">Natchez</span>. Puisque je vous ai entretenu de morts et de
+ tombeaux au commencement de cette lettre, je vous citerai
+ quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C'est dans la
+ septième partie où, après avoir passé en revue les tombeaux
+ chez tous les peuples anciens et modernes, j'arrive aux
+ tombeaux chrétiens. Je parle de cette fausse sagesse qui fit
+ transporter les cendres de nos pères hors de l'enceinte des
+ villes, sous je ne sais quel prétexte de santé. Je dis: «Un
+ peuple est parvenu au moment de sa dissolution etc<a id="footnotetag430" name="footnotetag430"></a><a href="#footnote430" title="Lien vers la note 430"><span class="note">[430]</span></a>...»</p>
+
+<p>Dans un autre endroit, je peins ainsi les tombeaux de
+ Saint-Denis avant leur destruction: «On frissonne en voyant
+ ces vastes ruines où sont mêlées également la grandeur et la
+ petitesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées,
+ etc<a id="footnotetag431" name="footnotetag431"></a><a href="#footnote431" title="Lien vers la note 431"><span class="note">[431]</span></a>...»</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de vous dire qu'auprès de ces couleurs
+ sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos
+ cimetières dans les campagnes, les tombeaux chez les
+ sauvages de <span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> l'Amérique (où se trouve <span class="italic">le tombeau
+ dans l'arbre</span>), etc. Je vous avais mal cité le titre de
+ l'ouvrage; le voici: <span class="italic">Des beautés poétiques et morales de la
+ religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres
+ cultes de la terre</span>. Il formera deux volumes in-8<sup>o</sup> de 350
+ pages chacun.</p>
+
+<p>Mais, mon cher ami, ce n'est pas de moi, c'est de vous que
+ je devrais vous entretenir. Travaillez-vous à la <span class="italic">Grèce
+ sauvée</span>? Vous parlez de talents: que sont les nôtres auprès
+ de ceux que vous possédez! Comment persécute-on un homme tel
+ que vous? Les misérables! mais enfin ils ont bien renié Dieu
+ qui a fait le ciel et la terre; pourquoi ne renieraient-ils
+ pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les
+ plus beaux attributs de cet Être tout puissant?</p>
+
+<p>Tâchez de me rendre service touchant l'ouvrage en question;
+ mais au nom du Ciel, ne vous exposez pas. Veillez aux
+ papiers publics lorsqu'il paraîtra; écrivez-moi souvent.
+ Voici l'adresse à employer: <span class="italic">À M. César Godefroy, négociant
+ à Hambourg</span> sur la première enveloppe, et, au dedans, à <span class="italic">MM.
+ Dulau et C<sup>ie</sup>, libraires</span>. <span class="italic">Mon nom est inutile sur
+ l'adresse</span>; mettez seulement après Dulau, deux étoiles...</p>
+
+<p>Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme
+ auquel vous me léguâtes à votre départ<a id="footnotetag432" name="footnotetag432"></a><a href="#footnote432" title="Lien vers la note 432"><span class="note">[432]</span></a>. Nous parlons
+ sans cesse de vous. Il vous aime presque autant que moi.
+ Adieu, que toutes les bénédictions du ciel soient avec vous!
+ Puissé-je vous embrasser encore avant de mourir!</p>
+</div>
+
+<p>Après avoir eu d'abord un volume (août 1799), après en avoir ensuite
+formé deux (octobre 1799), l'ouvrage de Chateaubriand en aura quatre
+lorsqu'il paraîtra le 14 avril 1802. L'édition en deux volumes,
+imprimée déjà en partie à Londres, avait été interrompue par le retour
+en France de l'auteur, au mois de mai 1800. Chateaubriand s'était
+alors déterminé à recommencer l'impression à Paris et à refondre le
+sujet en entier, d'après les nouvelles idées qu'avait fait naître en
+lui son changement de position. Nous aurons à y revenir.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> <abbr title="5">V</abbr><br>
+LA RENTRÉE EN FRANCE<a id="footnotetag433" name="footnotetag433"></a><a href="#footnote433" title="Lien vers la note 433"><span class="note">[433]</span></a>.</p>
+
+
+<p>Lorsque Chateaubriand eut décidé de rentrer en France, il avisa
+Fontanes de sa résolution par la lettre suivante, la dernière de
+l'exil:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">Ce 19 février 1800 (v. s.).</span></p>
+
+<p>Depuis cette première lettre, écrite de votre <span class="italic">solitude</span>, où
+ vous m'annonciez que vous alliez me récrire incessamment, je
+ n'ai plus reçu de nouvelles de vous. Est-ce, mon cher ami,
+ que les jours de la prospérité vous auraient fait oublier un
+ malheureux? Je ne puis croire qu'avec vos beaux talents vous
+ soyez fait comme un autre homme. Je vous gronderais bien
+ fort, si j'ignorais les dangers que vous avez courus; je
+ suis encore trop alarmé pour avoir le loisir d'être en
+ colère. Êtes-vous bien remis au moins? Ne vous sentez-vous
+ plus de votre chute? Dépêchez-vous de me tranquilliser
+ là-dessus.</p>
+
+<p>L'ami commun qui vous remettra cette lettre vous instruira
+ de mes projets et de l'espoir que j'ai de vous embrasser en
+ peu de temps; pourvu toutefois que vous ne soyez pas aussi
+ paresseux et que vous songiez un peu plus à moi. Le citoyen
+ du B... vous dira aussi où j'en suis de mon travail, les
+ succès qu'on veut bien me promettre, etc. J'arriverai auprès
+ de vous avec une moitié de l'ouvrage imprimée et l'autre
+ manuscrite <span class="italic">le tout formera deux volumes in-8<sup>o</sup> de 350
+ pages</span>. Vous serez peut-être un peu surpris de la nouveauté
+ du cadre, et de la manière toute singulière dont le sujet
+ est envisagé. Vous y retrouverez, en citation, les morceaux
+ qui vous ont plu davantage dans les <span class="italic">Natchez</span>.</p>
+
+<p>Je désire donc, mon cher ami, que vous prépariez les voies
+ auprès d'un libraire. C'est là mon unique espérance. Si je
+ réussis, je suis tiré d'affaire pour longtemps: si je
+ sombre, je suis un homme noyé sans retour. Tâchez donc de
+ vous donner un peu de mouvement sur cet article, et ensuite
+ <span class="italic">sur un autre très essentiel</span>, dont du B... vous parlera
+ (radiation de la liste <span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> des émigrés). On dit que
+ cela est fort aisé; je compte sur votre crédit, votre amitié
+ et votre zèle. Si vous mettez de la promptitude dans vos
+ démarches, si je puis compter sur un libraire en arrivant,
+ je serai au village dans le commencement d'avril.</p>
+
+<p>Du B... vous dira que j'amène avec moi quelqu'un que vous
+ connaissez et qui vous aime presque autant que moi<a id="footnotetag434" name="footnotetag434"></a><a href="#footnote434" title="Lien vers la note 434"><span class="note">[434]</span></a>.
+ Peut-être même cette personne me devancera-t-elle. Elle
+ compte bien vous gronder pour votre paresse envers vos amis.</p>
+
+<p>Écrivez-moi sur le champ un petit mot; notre ami du B... se
+ chargera de me le faire passer. J'espère que nous nous
+ connaîtrons un jour davantage, et que vous vous repentirez
+ de m'avoir traité si froidement. Mille et mille
+ bénédictions, mon cher et admirable ami; puissé-je vous voir
+ bientôt et vous dire combien je vous suis sincèrement et
+ tendrement attaché. Rappelez-moi donc vite sous l'influence
+ de cette belle muse dont la mienne a un si grand besoin pour
+ se réchauffer. Souvenez-vous que vous m'avez écrit que vous
+ ne seriez heureux que lorsque vous m'auriez préparé <span class="italic">une
+ ruche et des fleurs à côté des vôtres</span><a id="footnotetag435" name="footnotetag435"></a><a href="#footnote435" title="Lien vers la note 435"><span class="note">[435]</span></a>.</p>
+</div>
+
+<p>En débarquant à Calais, le 8 mai 1800, Chateaubriand écrivit à
+Fontanes ce petit mot:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">Calais, 18 floréal an <abbr title="8">VIII</abbr> (8 mai 1800).</span></p>
+
+<p>J'arrive, mon cher et aimable ami, M<sup>me</sup> Jacquet<a id="footnotetag436" name="footnotetag436"></a><a href="#footnote436" title="Lien vers la note 436"><span class="note">[436]</span></a> veut
+ bien me donner une place dans sa voiture. Je descendrai chez
+ vous, et je vous prie de me chercher un logement tout près
+ du vôtre. Nous serons à Paris le 10.</p>
+
+<p>Tâchez de redoubler d'amitié pour moi, car j'aurai bien
+ besoin de vous, et je vais vous mettre à de rudes épreuves.
+ Annoncez-moi à M<sup>me</sup> F[ontanes] et réclamez pour moi ses
+ bontés.</p>
+
+<p>J'ai bien changé, mon cher ami, depuis que j'ai quitté la
+ Suisse, pour voyager chez les Natchez, et vous aurez peine à
+ me reconnaître. Je vous embrasse tendrement.</p>
+
+<p class="left60"><span class="smcap">La Sagne</span><a id="footnotetag437" name="footnotetag437"></a><a href="#footnote437" title="Lien vers la note 437"><span class="note">[437]</span></a>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+</div>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> <abbr title="6">VI</abbr><br>
+LE GÉNIE DU CHRISTIANISME<a id="footnotetag438" name="footnotetag438"></a><a href="#footnote438" title="Lien vers la note 438"><span class="note">[438]</span></a>.</p>
+
+
+<p>Le <span class="italic">Génie du christianisme</span> fut mis en vente, le 14 avril 1802 (24
+germinal an <abbr title="10">X</abbr>), chez Migneret, rue du Sépulcre, faubourg
+Saint-Germain, n<sup>o</sup> 28, et chez Le Normant, rue des
+Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, n<sup>o</sup> 43<a id="footnotetag439" name="footnotetag439"></a><a href="#footnote439" title="Lien vers la note 439"><span class="note">[439]</span></a>. L'ouvrage formait cinq
+volumes in-8<sup>o</sup>; mais le cinquième se composait exclusivement des
+<span class="italic">Notes et éclaircissements</span>.</p>
+
+<p>Chateaubriand avait d'abord projeté de donner pour titre à son livre:
+<span class="italic">De la religion chrétienne par rapport à la morale et aux
+beaux-arts</span><a id="footnotetag440" name="footnotetag440"></a><a href="#footnote440" title="Lien vers la note 440"><span class="note">[440]</span></a>. Un peu plus tard, il avait songé à l'intituler comme
+suit: <span class="italic">Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et
+de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre</span><a id="footnotetag441" name="footnotetag441"></a><a href="#footnote441" title="Lien vers la note 441"><span class="note">[441]</span></a>.
+C'était beaucoup trop long; Chateaubriand le comprit, et lorsque son
+livre parut, ce fut avec ce titre, qui disait tout en deux mots et qui
+allait si vite devenir immortel: <span class="smcap">Génie du christianisme</span> <span class="italic">ou Beautés de
+la religion chrétienne</span>, par François-Auguste Chateaubriand. À la
+première page de chaque volume se trouvait l'épigraphe suivante,
+supprimée depuis:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir
+ d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre
+ bonheur dans celle-ci.</p>
+
+<p class="left60"><span class="smcap">Montesquieu</span>, <span class="italic">Esprit des Lois</span>, livre <abbr title="24">XXIV</abbr>, Ch. <abbr title="3">III</abbr>.</p>
+</div>
+
+<p>La <span class="italic">Préface</span> que l'auteur avait mise en tête de son ouvrage a
+également disparu des éditions postérieures. Comme elle renferme des
+détails d'un réel intérêt, je crois devoir la reproduire ici tout
+entière:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> PRÉFACE</p>
+
+<p>Je donne aujourd'hui au public le fruit d'un travail de
+ plusieurs années; et comme j'ai réuni dans le <span class="italic">Génie du
+ christianisme</span> d'anciennes observations que j'avais faites
+ sur la littérature, et une grande partie de mes recherches
+ sur l'histoire naturelle et sur les m&oelig;urs des sauvages de
+ l'Amérique, je puis dire que ce livre est le résultat des
+ études de toute ma vie.</p>
+
+<p>J'étais encore à l'étranger lorsque je livrai à la presse le
+ premier volume de mon ouvrage. Cette édition fut interrompue
+ par mon retour en France, au mois de mai 1800 (floréal an
+ <abbr title="8">VIII</abbr>).</p>
+
+<p>Je me déterminai à recommencer l'impression à Paris et à
+ refondre le sujet en entier, d'après les nouvelles idées que
+ mon changement de position me fit naître: on ne peut écrire
+ avec mesure que dans sa patrie.</p>
+
+<p>Deux volumes de cette seconde édition étaient déjà imprimés,
+ lorsqu'un accident me força de publier séparément l'épisode
+ d'<span class="italic">Atala</span>, qui faisait partie du second volume et qui se
+ trouve maintenant dans le troisième<a id="footnotetag442" name="footnotetag442"></a><a href="#footnote442" title="Lien vers la note 442"><span class="note">[442]</span></a>.</p>
+
+<p>L'indulgence avec laquelle on voulut bien accueillir cette
+ petite anecdote ne me rendit que plus sévère pour moi-même.
+ Je profitai de toutes les critiques, et, malgré le mauvais
+ état de ma fortune, je rachetai les deux volumes imprimés du
+ <span class="italic">Génie du christianisme</span>, dans le dessein de retoucher
+ encore une fois tout l'ouvrage.</p>
+
+<p>C'est cette troisième édition que je publie. J'ai été forcé
+ d'entrer dans ces détails, premièrement: pour montrer que si
+ mes talents n'ont pas répondu à mon zèle, du moins j'ai
+ suffisamment senti l'importance de mon sujet; secondement:
+ pour avertir que tout ce que le public connaît jusqu'à
+ présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement,
+ d'après les deux éditions manquées. Or, <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> on sait de
+ quelle importance peut être un seul mot changé, ajouté ou
+ omis dans une matière aussi grave que celle que je traite.</p>
+
+<p>Il y avait dans mon premier travail plusieurs allusions aux
+ circonstances où je me trouvais alors. J'en ai fait
+ disparaître le plus grand nombre; mais j'en ai laissé
+ quelques-unes: elles serviront à me rappeler mes malheurs,
+ si jamais la fortune me sourit, et à me mettre en garde
+ contre la prospérité.</p>
+
+<p>Le chapitre d'introduction servant de véritable préface à
+ mon ouvrage, je n'ai plus qu'un mot à dire ici.</p>
+
+<p>Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à
+ élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce
+ genre d'attaque, employé pour détruire l'effet d'un ouvrage
+ religieux, est fort connu. Il est donc probable que je n'y
+ échapperai pas, moi surtout à qui l'on peut reprocher des
+ erreurs.</p>
+
+<p>Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils
+ sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une
+ religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant
+ méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques
+ institutions et du vice de quelques hommes, je suis tombé
+ jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en
+ rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps,
+ sur les sociétés que je fréquentais, mais j'aime mieux me
+ condamner: je ne sais point excuser ce qui n'est point
+ excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence
+ s'est servie pour me rappeler à mes devoirs.</p>
+
+<p>Ma mère, après avoir été jetée à 72 ans dans des cachots où
+ elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un
+ lieu obscur, sur un grabat où ses malheurs l'avaient
+ reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses
+ derniers jours une grande amertume; elle chargea, en
+ mourant, une de mes s&oelig;urs de me rappeler à cette religion
+ dans laquelle j'avais été élevé. Ma s&oelig;ur me manda le
+ v&oelig;u de ma mère; quand la lettre me parvint au delà des
+ mers, ma s&oelig;ur elle-même n'existait plus; elle était morte
+ aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux <span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span>
+ voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète
+ à la mort m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai
+ point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières
+ surnaturelles; ma conviction est sortie du c&oelig;ur: j'ai
+ pleuré et j'ai cru.</p>
+
+<p>On voit par ce récit combien ceux qui m'ont supposé animé de
+ l'esprit de parti se sont trompés. J'ai écrit pour la
+ religion, par la même raison que tant d'écrivains ont fait
+ et font encore des livres contre elle; où l'attaque est
+ permise, la défense doit l'être. Je pourrais citer des pages
+ de Montesquieu en faveur du christianisme, et des invectives
+ de J.-J. Rousseau contre la philosophie, bien plus fortes
+ que tout ce que j'ai dit, et qui me feraient passer pour un
+ fanatique et un déclamateur si elles étaient sorties de ma
+ plume.</p>
+
+<p>Je n'ai à me reprocher dans cet ouvrage, ni l'intention, ni
+ le manque de soin et de travail. Je sais que dans le genre
+ d'apologie que j'ai embrassé, je lutte contre des
+ difficultés sans nombre; rien n'est malaisé comme d'effacer
+ le ridicule. Je suis loin de prétendre à aucun succès; mais
+ je sais aussi que tout homme qui peut espérer quelques
+ lecteurs rend service à la société en tâchant de rallier les
+ esprits à la cause religieuse; et dût-il perdre sa
+ réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de
+ joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet
+ homme puissant qui nous a retirés de l'abîme.</p>
+
+<p>«Celui, dit M. Lally-Tolendal, à qui toute force a été
+ donnée pour pacifier le monde, à qui tout pouvoir a été
+ confié pour restaurer la France, a dit au prince des
+ prêtres, comme autrefois Cyrus: <span class="italic">Jéhovah, le Dieu du ciel,
+ m'a livré les royaumes de la terre, et il m'a commis pour
+ relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de
+ Jérusalem, rétablissez le temple de Jéhovah</span><a id="footnotetag443" name="footnotetag443"></a><a href="#footnote443" title="Lien vers la note 443"><span class="note">[443]</span></a>.»</p>
+
+<p>À cet ordre du libérateur, tous les juifs, et jusqu'au
+ moindre d'entre eux, doivent rassembler des matériaux pour
+ hâter la reconstruction de l'édifice. Obscur israélite,
+ j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. Je n'ose me
+ <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> flatter que, du séjour immortel qu'elle habite, ma
+ mère ait encouragé mes efforts; puisse-t-elle du moins avoir
+ accepté mon expiation!</p>
+</div>
+
+<p class="p2">Cette <span class="italic">Préface</span> est une vraie page de mémoires, écrite, non après
+coup, à distance, mais au moment même de l'événement, et toute
+vibrante encore de l'émotion ressentie. Elle est de plus le millésime
+qui marque la vraie date de l'apparition de l'ouvrage de
+Chateaubriand. À ce double titre, elle n'aurait jamais dû perdre, et,
+à l'avenir, il est essentiel qu'elle reprenne sa place en tête du
+<span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p>
+
+<p class="p2">La première édition du <span class="italic">Génie du christianisme</span> fut tirée à quatre
+mille exemplaires. Dans une seule journée, le libraire Migneret
+vendait pour <span class="italic">mille écus</span>, et il parlait déjà d'une seconde édition.
+L'ouvrage, je l'ai dit, avait paru le 24 germinal. Le lendemain 25,
+Fontanes l'annonçait et le mettait, dès ce premier jour, à sa vraie
+place, dans un article publié dans le <span class="italic">Mercure</span>. L'heure, certes,
+était propice et solennelle. On était à trois jours du dimanche 28
+germinal an <abbr title="10">X</abbr><a id="footnotetag444" name="footnotetag444"></a><a href="#footnote444" title="Lien vers la note 444"><span class="note">[444]</span></a>, le jour de Pâques de l'année 1802, la plus grande
+journée du siècle, plus glorieuse même que Marengo, plus éclatante
+encore qu'Austerlitz. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de
+cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la
+ratification du traité de paix entre la France et l'Angleterre, la
+promulgation du Concordat et le rétablissement de la religion
+catholique.</p>
+
+<p>Quelques heures plus tard, suivi des premiers corps de l'État, entouré
+de ses généraux en grand uniforme, le premier Consul se rendait du
+palais des Tuileries à l'église métropolitaine de Notre-Dame, où le
+cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe,
+entonnait <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> le <span class="italic">Te Deum</span>, exécuté par deux orchestres que
+conduisaient Méhul et Cherubini<a id="footnotetag445" name="footnotetag445"></a><a href="#footnote445" title="Lien vers la note 445"><span class="note">[445]</span></a>. Ce même jour, le <span class="italic">Moniteur</span>
+empruntait au <span class="italic">Mercure</span> et reproduisait l'article de Fontanes sur le
+<span class="italic">Génie du christianisme</span>.</p>
+
+<p>Ce n'est pas sans émotion qu'aujourd'hui encore, après un siècle
+bientôt écoulé, on lit dans le <span class="italic">Journal des Débats</span> du samedi 27
+germinal an <abbr title="10">X</abbr>: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira
+enfin, <span class="italic">après dix ans de silence</span>, pour annoncer la <span class="italic">fête de Pâques</span>.»
+Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu'au matin de ce
+18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses
+volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les
+hameaux, d'un bout de la France à l'autre, les cloches répondirent à
+cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable <span class="italic">Alleluia!</span>
+<span class="italic">Le Génie au christianisme</span> mêla sa voix à ces voix sublimes; comme
+elles, il rassembla les fidèles et les convoqua aux pieds des autels.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="7">VII</abbr><br>
+CHATEAUBRIAND ET M<sup>me</sup> DE CUSTINE<a id="footnotetag446" name="footnotetag446"></a><a href="#footnote446" title="Lien vers la note 446"><span class="note">[446]</span></a>.</p>
+
+
+<p>Sur les relations de Chateaubriand et de M<sup>me</sup> de Custine, nous n'avons
+pas moins de deux volumes publiés, le premier en 1888 par M. Agénor
+Bardoux, le second en 1893 par M. Chédieu de Robethon.</p>
+
+<p>Déjà en 1885, M. Bardoux avait consacré un volume à la <span class="italic">Comtesse
+Pauline de Beaumont</span>; son livre sur <span class="italic">Madame de Custine</span> en était comme
+la suite. Certes, dans ces deux volumes, l'auteur a mis de l'esprit,
+de l'intérêt, de la délicatesse. On me permettra cependant de tenir
+pour fâcheuses de telles publications. Que Chateaubriand, <span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span>
+puisqu'il appartient à l'histoire, relève de la chronique, je le veux
+bien; mais ces femmes qui ont vécu dans l'ombre, qui n'ont jamais joué
+aucun rôle, a-t-on le droit aujourd'hui de les mettre en scène, de
+venir, après un demi-siècle et plus, raconter leurs amours, vider
+leurs tiroirs et jeter en pâture à la malignité publique leurs lettres
+les plus intimes?</p>
+
+<p>Quoiqu'il en soit, M. Bardoux a pris texte des relations de M<sup>me</sup> de
+Custine et de Chateaubriand pour présenter sous un jour odieux le
+caractère du grand écrivain. Il a fait de M<sup>me</sup> de Custine une victime
+misérablement trahie, lâchement abandonnée; il a fait de Chateaubriand
+un froid adorateur, sans scrupules, sans remords et sans pitié.</p>
+
+<p>Il y avait peut-être quelque témérité, de la part de M. Bardoux, à
+mettre ainsi tous les torts à la charge de l'une des parties, alors
+que les pièces principales du procès lui faisaient défaut. De la
+correspondance échangée entre Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine, il ne
+possédait rien, en effet, si ce n'est une lettre et quelques billets à
+peu près insignifiants. Cette correspondance existait pourtant; elle
+était aux mains d'un heureux collectionneur, M. Chédieu de Robethon.
+Ce dernier n'avait pas moins de quarante lettres de Chateaubriand à
+M<sup>me</sup> de Custine. Or, ces lettres, loin de s'accorder avec les
+sévérités dont l'illustre écrivain venait d'être l'objet, le
+disculpaient, au contraire, complètement. Ne devenait-il pas dès lors
+nécessaire de les publier? M. de Robethon l'a pensé avec d'autant plus
+de raison, qu'il ne pouvait être accusé de révéler au public les
+faiblesses de la vie de M<sup>me</sup> de Custine: après le livre de M. Bardoux,
+il ne restait plus une indiscrétion à commettre.</p>
+
+<p class="p2">À quelle époque Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine se sont-ils connus?
+comment est né ce long attachement <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> qui a traversé tant de
+fortunes diverses et que la mort seule a brisé? D'après M. Bardoux,
+ils se seraient vus pour la première fois en 1803, dans le salon de
+M<sup>me</sup> de Rosambo, alliée au frère aîné de Chateaubriand, qui avait été
+une des compagnes de M<sup>me</sup> de Custine à la prison des Carmes<a id="footnotetag447" name="footnotetag447"></a><a href="#footnote447" title="Lien vers la note 447"><span class="note">[447]</span></a>. M.
+de Robethon est d'avis que leur première rencontre remonte un peu plus
+haut, peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des
+circonstances très différentes. Il croit, en effet, trouver un indice
+de leurs premières relations dans la page des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>
+où Chateaubriand raconte que, après l'apparition du <span class="italic">Génie du
+christianisme</span>, au milieu de l'enthousiasme des salons, il fut
+enseveli sous un amas de billets parfumés: «Si ces billets,
+continue-t-il, n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mère, je
+serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, comment on
+se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe
+suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant
+la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.» Ce dernier
+trait s'appliquait évidemment à une seule personne et à un fait
+particulier; c'est une émotion unique que le poète a ressentie à ce
+larcin, gage indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait «sous le
+voile <span class="italic">d'une longue chevelure</span>». Cette longue chevelure, nous la
+retrouvons deux fois dans la page des <span class="italic">Mémoires</span> que je viens de
+rappeler. Chateaubriand semble en avoir fait pour M<sup>me</sup> de Custine une
+sorte d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle.</p>
+
+<p>À l'appui de la conjecture, déjà très plausible, de M. de Robethon, il
+est permis aujourd'hui d'apporter une preuve directe et décisive.
+Parmi les lettres inédites de Chateaubriand à Fontanes, récemment
+publiées par <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span> M. l'abbé Pailhès, j'en trouve une, en date du
+8 septembre 1802, qui commence ainsi:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>Eh bien, mon cher enfant, les vers? Vous êtes un maudit
+ homme. Pas un signe de vie de votre part...</p>
+
+<p>Comment va M<sup>me</sup> Fontanes, et l'enfant<a id="footnotetag448" name="footnotetag448"></a><a href="#footnote448" title="Lien vers la note 448"><span class="note">[448]</span></a>, et la s&oelig;ur,
+ et l'oncle? Que vous êtes heureux d'avoir tant de c&oelig;urs
+ qui s'intéressent à vous?</p>
+
+<p>La grande voyageuse<a id="footnotetag449" name="footnotetag449"></a><a href="#footnote449" title="Lien vers la note 449"><span class="note">[449]</span></a>, comment est-elle? Je ne sais si
+ elle a reçu ma lettre.</p>
+
+<p>À propos de lettres, il vient de m'arriver, par la poste,
+ toute décachetée une lettre qui me fait peine si F... l'a
+ vue. <span class="italic">On</span> se plaint de mes rigueurs et <span class="italic">on</span> m'offre des
+ merveilles. Je ne sais comment faire pour empêcher les
+ indiscrètes bontés de m'arriver par le grand chemin...</p>
+</div>
+
+<p>F... ne peut être que Fouché. C'est lui, en sa qualité de ministre de
+la police, et lui seul, qui a pu voir cette lettre, si même ce n'est
+pas lui qui l'a décachetée; car une lettre mise à la poste, une lettre
+contenant <span class="italic">d'indiscrètes bontés</span>, et de nature à intéresser Fouché,
+n'a pas pu n'être pas cachetée avec soin. Or, Fouché, à cette époque,
+et depuis plusieurs années déjà, était le protecteur actif,
+l'admirateur passionné, le grand ami de M<sup>me</sup> de Custine. De là,
+l'ennui éprouvé par Chateaubriand, à la pensée que la lettre
+«décachetée» avait passé sous les yeux du ministre de la police.</p>
+
+<p>Il est donc impossible de ne pas faire remonter à cette date de
+septembre 1802 le début des relations de M<sup>me</sup> de Custine avec
+Chateaubriand.</p>
+
+<p>Si la date de 1803, donnée par M. Bardoux, est inexacte, celle de
+1801, mise en avant par M. de Robethon, est également erronée. Il dit
+en effet lui-même&mdash;et avec raison&mdash;que la première rencontre eut lieu
+peu après l'apparition du <span class="italic">Génie du christianisme</span>. Or, le <span class="italic">Génie du
+christianisme</span> a paru, non en 1801, mais le 14 avril 1802.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> Après avoir reproduit une lettre du 1<sup>er</sup> août 1804, M.
+Bardoux ajoute: «Le Chateaubriand quinteux, personnel, méfiant, est
+tout entier dans cette lettre<a id="footnotetag450" name="footnotetag450"></a><a href="#footnote450" title="Lien vers la note 450"><span class="note">[450]</span></a>» De quoi s'agit-il donc? M. Bardoux
+ne nous le dit pas, par cette excellente raison qu'il n'en sait rien
+lui-même. Prise isolément, la lettre qu'il avait sous les yeux n'était
+pas seulement obscure, elle était inintelligible. Mais alors pourquoi
+s'emparer de cette lettre, à laquelle on ne comprend rien, dont on
+ignore par conséquent le caractère et la portée, pour s'en faire une
+arme contre son auteur, pour en tirer des conclusions défavorables à
+son caractère?</p>
+
+<p>Aujourd'hui, grâce à la publication de M. Chédieu de Robethon, nous
+savons exactement ce qui s'est passé.</p>
+
+<p>Désintéressé, généreux, n'entendant rien aux affaires, Chateaubriand
+était parfois à court d'argent. Pendant son séjour à Rome, il avait
+épuisé ses dernières ressources au cours de la maladie de M<sup>me</sup> de
+Beaumont; il ne pouvait pas, et pour rien au monde il n'aurait voulu,
+en un tel moment, lui exposer sa détresse, lui demander un crédit, et
+se faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il lui avait
+prodigués. Il y avait là une question de délicatesse et d'honneur.
+C'est dans ces circonstances qu'il s'adressa à M<sup>me</sup> de Custine.
+Celle-ci refusa. Elle n'avait vu qu'une rivale, là où elle ne devait
+voir qu'une infortunée et une mourante. Chateaubriand était rentré en
+France depuis quelques mois, lorsqu'il apprend que cet incident connu
+de lui seul et de M<sup>me</sup> de Custine est tombé dans la bouche du public
+et que les détails en courent les salons. Atteint jusqu'au fond du
+c&oelig;ur, il écrit à M<sup>me</sup> de Custine la lettre qu'on va lire:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">Lundi, 16 juillet 1804.</span></p>
+
+<p>Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si
+ tous vos noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais
+ je sais <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> que j'ai hésité à vous écrire n'ayant que
+ des choses fort tristes à vous apprendre. Premièrement, les
+ embarras de ma position augmentent tous les jours et je vois
+ que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France
+ ou en province; je vous épargne les détails. Mais cela ne
+ serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne
+ m'expliquerai point non plus: mais quoique je ne croie point
+ tout ce qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a
+ dit, il reste certain toutefois que vous avez parlé d'un
+ service que je vous priais de me rendre lorsque j'étais à
+ Rome, et que vous ne m'avez pas rendu. Ces choses-là
+ tiennent à l'honneur, et je vous avoue qu'ayant déjà le tort
+ du refus, je n'aurais jamais voulu penser que vous eussiez
+ voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la
+ <span class="italic">révélation</span>. Que voulez-vous? On est indiscret sans le
+ vouloir, et souvent on fait un mal irréparable aux gens
+ qu'on aime le plus.</p>
+
+<p>Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins
+ attaché. Vous m'avez comblé d'amitiés et de marques
+ d'intérêt et d'estime; je parlerai éternellement de vous
+ avec les sentiments, le respect, le dévouement que je
+ professe pour vous. Vous avez voulu rendre service à mon
+ ami<a id="footnotetag451" name="footnotetag451"></a><a href="#footnote451" title="Lien vers la note 451"><span class="note">[451]</span></a> et vous le pouvez plus que moi puisque Fouché est
+ ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement que
+ vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un
+ malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se
+ joue de nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit
+ aux sentiments qui paraissent les plus fermes et les plus
+ durables. J'ai été tellement le jouet des hommes et des
+ prétendus amis, que j'y renonce. Je ne me croirai pas, comme
+ Rousseau, haï du genre humain, mais je ne me fierai plus à
+ ce genre humain. J'ai trop de simplicité et d'ouverture de
+ c&oelig;ur pour n'être pas la dupe de quiconque voudra me
+ tromper.</p>
+
+<p>Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la
+ peine. En voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie
+ pas et que je vous avais écrite il y a sept ou huit heures.
+ J'ignorais alors ce que je viens d'apprendre, et le ton de
+ cette lettre était bien différent du ton de celle-ci. Je
+ vous répète que je ne crois pas un mot des détails honteux
+ qu'on m'a communiqués, mais il reste un fait: on sait le
+ service que je vous ai demandé et comment peut-on savoir ce
+ qui était sous le sceau du secret dans une de mes lettres,
+ si vous ne l'aviez pas dit vous-même?</p>
+
+<p>Adieu.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> Dans sa réponse, M<sup>me</sup> de Custine essaya sans doute d'une
+diversion et rejeta probablement les torts sur une personne qu'elle
+craignait de se voir préférer et dont la perfidie aurait machiné cette
+dénonciation. La seconde lettre de Chateaubriand ne fut pas moins
+digne et moins noble que la première:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à
+ personne, et je ne vous préfère personne. Mais vous vous
+ trompez si vous croyez que je tiens ce que je vous ai dit de
+ <span class="italic">celle</span> que vous soupçonnez. Si je le tenais d'elle, je
+ pourrais croire que la chose n'est pas encore publique; or
+ ce sont des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti
+ des bruits qui couraient. Il me serait encore fort égal, et
+ je ne m'en cacherais pas, qu'on dit que je vous ai demandé
+ un service. Mais ce sont les circonstances qu'on ajoute à
+ cela qui sont si odieuses que je ne voudrais pas même les
+ écrire et que mon c&oelig;ur se soulève en y pensant. Vous vous
+ êtes fort trompée si vous avez cru que Madame... m'ait
+ jamais rendu des services dans le genre de ceux dont il
+ s'agit<a id="footnotetag452" name="footnotetag452"></a><a href="#footnote452" title="Lien vers la note 452"><span class="note">[452]</span></a>; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur
+ de lui en rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez
+ eu tort de me refuser. Dans votre position, rien n'était
+ plus aisé que de vous procurer le peu de chose que je vous
+ demandais; j'ai vingt amis pauvres qui m'eussent obligé
+ poste pour poste, si je ne vous avais donné la préférence.
+ Si jamais vous avez besoin de mes faibles ressources,
+ adressez-vous à moi et vous verrez si mon indigence me
+ servira d'excuse.</p>
+
+<p>Mais laissons tout cela, vous savez si jusqu'à présent
+ j'avais gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du
+ c&oelig;ur, je vous en avais laissé apercevoir la moindre
+ chose, tant était loin de ma pensée tout ce qui aurait pu
+ vous causer un moment de peine ou d'embarras. C'est la
+ première et la dernière fois que je vous parlerai de ces
+ choses-là. Je n'en dirai pas un mot à la <span class="italic">personne</span>, soit
+ que cela vienne d'elle ou non. Le moyen de faire vivre une
+ pareille affaire est d'y attacher de l'importance et de
+ faire du bruit; cela mourra de soi-même comme tout meurt en
+ ce monde. Les calomnies sont devenues pour moi des choses
+ toutes simples; on m'y a si fort accoutumé que je trouverais
+ <span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> presque étrange qu'il n'y en eût pas toujours
+ quelques-unes de répandues sur mon compte.</p>
+
+<p>C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner
+ l'un de l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément; mais
+ mon attachement pour vous est à toute épreuve; il survivra
+ même à l'absence, si nous ne devons plus nous revoir.</p>
+
+<p>Je vous recommande mon ami<a id="footnotetag453" name="footnotetag453"></a><a href="#footnote453" title="Lien vers la note 453"><span class="note">[453]</span></a>.</p>
+
+<p class="left60"><span class="italic">Paris, 4 thermidor (juillet 23).</span></p>
+</div>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Custine, dans sa réponse, chercha, paraît-il, à expliquer le
+refus du service que Chateaubriand lui avait demandé. Elle laissa
+entendre qu'elle s'était sentie froissée à l'idée de subvenir aux
+dépenses nécessitées par la présence à Rome de M<sup>me</sup> de Beaumont. C'est
+ici que se place la lettre de Chateaubriand, du 1<sup>er</sup> août 1804, citée
+par M. Bardoux, et dont voici le début:</p>
+
+<p class="quote">Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais
+ par lettre. Je ne me rappelle plus pour quel objet je vous
+ avais demandé ce service; mais si c'est pour celui que vous
+ faites entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de
+ l'idée que j'avais de votre caractère n'a été donnée; et
+ c'est une grande pitié que vous ayez pu la prendre dans un
+ sens si opposé; je m'étais trompé...</p>
+
+<p>Cependant, malgré l'aigreur de ces premières lignes, Chateaubriand
+s'adoucit: il ne demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre
+se termine par un mot charmant: «Adieu, j'ai encore bien de la peine à
+vous dire quelque mots aimables, mais ce n'est pas faute d'envie.» Le
+post-scriptum renouvelle la demande de pressantes démarches auprès de
+Fouché en faveur de «l'ami malheureux et persécuté». Ainsi, même dans
+ces circonstances où il semblerait devoir être tout entier à sa
+légitime irritation et à sa vive douleur, pas un seul instant il
+n'oubliera son ami. N'en déplaise à M. Bardoux, il me <span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> semble
+bien que cet épisode est tout à l'honneur de Chateaubriand.</p>
+
+<p class="p2">Nous ne sommes encore qu'en 1804. M<sup>me</sup> de Custine ne mourra que
+vingt-deux ans plus tard. Jusqu'à la fin, la correspondance publiée
+par M. de Robethon le démontre, Chateaubriand resta son ami.</p>
+
+<p>Pendant son ambassade à Londres, en 1822, le fils de M<sup>me</sup> de Custine,
+Astolphe, vint en Angleterre: «Une fois à son poste, dit M. Bardoux,
+il (Chateaubriand) n'écrivait plus; et Astolphe alla passer quelques
+jours en Angleterre pour rapporter de ses nouvelles.» Cela encore
+n'est point exact. Il ne s'agissait point d'une simple course à
+Londres pour que le fils rapportât à sa mère des nouvelles de
+l'ambassadeur trop lent à écrire, mais d'un voyage en Angleterre et en
+Écosse, qui dura plus de deux mois, du 26 juillet au 30 septembre. Du
+26 juillet au 8 septembre, époque à laquelle Chateaubriand quitta
+Londres pour se rendre au Congrès de Vérone, très nombreuses sont ses
+lettres à M<sup>me</sup> de Custine, et toutes témoignent de sa sollicitude pour
+le fils de son amie.</p>
+
+<p>De retour à Paris, Chateaubriand reprit ses relations assidues avec
+M<sup>me</sup> de Custine, qui, comptant avec raison sur son dévouement et sur
+le crédit qu'elle-même possédait à la cour, entreprit alors de faire
+de son fils un pair de France, ou tout au moins, s'il n'était pas
+possible d'atteindre immédiatement à ce rang élevé, de lui créer des
+titres par de hautes fonctions diplomatiques. Chateaubriand approuva
+ces projets, et peut-être en fut-il l'inspirateur.</p>
+
+<p>Quand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre
+1822, la confiance de M<sup>me</sup> de Custine dans le succès de ses espérances
+s'en accrut encore. Renonçant pour Astolphe à cette sorte de stage
+dans la diplomatie qui, une première fois du reste, lui avait assez
+mal réussi <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> elle sollicita directement la pairie avec
+l'ardeur fiévreuse et l'obstination qu'elle mettait à toutes choses.
+Elle ne laissera plus à Chateaubriand une heure de répit. Elle le
+poursuit, elle le harcèle, et comme la nomination ne vient pas, elle
+se répand en plaintes et en reproches. M. Bardoux les tient
+naturellement pour fondés. Il accuse Chateaubriand d'oublier «au
+milieu des enivrements du pouvoir» et son amie et le jeune Astolphe.
+«De toutes les amies, fort anxieuses de lui, dit-il, M<sup>me</sup> de Custine
+était la plus négligée; les billets que Chateaubriand, ministre, lui
+envoie, sont bien écrits de sa main, mais <span class="italic">il ne prend plus le temps
+de mettre l'adresse; c'est un secrétaire qui s'en
+charge</span><a id="footnotetag454" name="footnotetag454"></a><a href="#footnote454" title="Lien vers la note 454"><span class="note">[454]</span></a>.»&mdash;Chateaubriand est ministre des affaires étrangères; la
+France est en guerre avec l'Espagne; c'est sur lui que pèsent à ce
+moment les plus lourdes responsabilités; il lui faut faire face à
+l'opposition de M. Canning et aux attaques des <span class="italic">libéraux</span>; dans le
+sein même du cabinet, il a des luttes à soutenir; et s'il lui arrive
+de charger un secrétaire de mettre une adresse sur un billet, il sera
+démontré qu'il n'est qu'un égoïste et un lâcheur! Ici, du reste, comme
+tout à l'heure pour l'incident de 1804, M. Bardoux n'a pas eu de
+chance. On ne lui a communiqué que des <span class="italic">billets</span>, des billets de deux
+ou trois lignes et il en prend texte pour accuser Chateaubriand
+d'ingratitude. Mais à côté de ces billets un peu laconiques, il y en a
+d'autres qui sont charmants et il ne les a pas connus. Il y a aussi
+des lettres, de vraies lettres, et il ne les a pas connues davantage.
+Lettres et billets prouvent que Chateaubriand ne négligeait rien pour
+faire réussir la candidature d'Astolphe à la pairie. Un moment, il
+crut avoir partie gagnée, mais le succès espéré ne vint pas. Dans la
+lettre suivante, il rend compte à M<sup>me</sup> de Custine de ce qui s'est
+passé:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> <span class="italic">Mercredi 24 décembre 1823.</span></p>
+
+<p>J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour
+ le moment. Le roi n'a voulu nommer, je crois, que des
+ députés, des militaires et des hommes de sa maison et de
+ celles des princes. Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour
+ une autre circonstance qui n'est pas très éloignée. Ne
+ croyez pas que je vous oublie et que vous n'êtes dans ma vie
+ au nombre de mes plus doux et de mes plus impérissables
+ souvenirs.</p>
+
+<p>Mille tendresses à tous.</p>
+
+<p class="left60"><span class="smcap">Ch.</span><a id="footnotetag455" name="footnotetag455"></a><a href="#footnote455" title="Lien vers la note 455"><span class="note">[455]</span></a></p>
+</div>
+
+<p>La promesse faite ne fut pas tenue, mais ce ne fut ni la faute de
+Chateaubriand, ni celle du gouvernement de la Restauration. C'est à
+lui-même et à lui seul qu'Astolphe de Custine doit imputer d'avoir
+tout perdu. Son nom fut mêlé, à ce moment, à une aventure honteuse, au
+plus abominable des scandales. M. Chédieu de Robethon s'est vu dans la
+nécessité d'en parler, au moins sommairement. Il me serait impossible
+de reproduire ici son récit. À peine y puis-je faire allusion. Ce
+récit, d'ailleurs, n'étonnera aucun de ceux qui ont lu les pages
+consacrées par Philarète Chasles, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, au marquis de
+Custine.</p>
+
+<p>À partir de ce déplorable événement, tout fut fini pour M<sup>me</sup> de
+Custine. Sa vie était brisée; elle mourut le 25 juillet 1826, à l'âge
+de 56 ans.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="8">VIII</abbr><a id="footnotetag456" name="footnotetag456"></a><a href="#footnote456" title="Lien vers la note 456"><span class="note">[456]</span></a><br>
+LA MORT DE LA HARPE.</p>
+
+
+<p>Ce sera l'honneur de La Harpe d'avoir, lui le disciple de Voltaire
+d'avoir compris et salué, dès le premier jour, le génie de
+Chateaubriand.&mdash;d'avoir selon l'expression de <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> Sainte-Beuve,
+«donné en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune
+groupe littéraire en qui était alors l'avenir».</p>
+
+<p>Bien avant l'apparition du <span class="italic">Génie du christianisme</span>, il avait commencé
+une <span class="italic">Apologie de la religion chrétienne</span>, que la mort ne lui a pas
+permis de finir, mais dont il reste de très beaux fragments. D'autres
+à sa place eussent vu avec ennui, avec dépit sans doute, l'entrée en
+scène du jeune rival dont l'&oelig;uvre allait rejeter la sienne dans
+l'ombre. La Harpe, au contraire, l'accueillit avec un sincère
+enthousiasme, avec une sorte de tendresse, non comme un rival, mais
+comme un fils. Il inscrivit son nom sur son testament, le priant «de
+se souvenir combien il lui était attaché». Chateaubriand ne fut pas
+ingrat. Il publia, dans le <span class="italic">Mercure</span>, au lendemain des funérailles de
+La Harpe, un article, où il disait:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>... Les obsèques furent célébrées, le dimanche matin, à
+ Notre-Dame. Il s'était retiré depuis quelques années dans le
+ cloître de cette cathédrale, comme s'il avait voulu se
+ réfugier, loin d'un monde peu charitable, à l'ombre de la
+ maison du Dieu de miséricorde. Ceux qui ont vu les restes de
+ cet auteur célèbre renfermés dans un chétif cercueil ont pu
+ sentir le néant des grandeurs littéraires, comme de toutes
+ les autres grandeurs; heureusement, c'est dans la mort que
+ le chrétien triomphe, et sa gloire commence quand toutes les
+ autres gloires finissent.</p>
+
+<p>Le convoi est parti à une heure pour le cimetière de la
+ barrière de Vaugirard. Nous avons sincèrement regretté de ne
+ pas voir marcher à la tête du cortège cette croix qui nous
+ afflige et nous console, et par laquelle un Dieu
+ compatissant a voulu se rapprocher de nos misères. Lorsqu'on
+ est arrivé au cimetière, on a déposé le cercueil au bord de
+ la fosse, sur le petit morceau de terre qui devait bientôt
+ le recouvrir. M. de Fontanes a prononcé alors un discours
+ noble et simple sur l'ami qu'il venait de perdre. Il y avait
+ dans l'organe de l'orateur attendri, dans les tourbillons de
+ neige qui tombaient du ciel, et qui blanchissaient le drap
+ mortuaire du cercueil, dans le vent qui soulevait ce drap
+ mortuaire, comme pour laisser passer les paroles de l'amitié
+ jusqu'à l'oreille de la mort; il y avait, disons-nous, dans
+ ce concours de <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> circonstances, quelque chose de
+ touchant et de lugubre... Les restes de M. de La Harpe
+ n'étaient pas encore recouverts de terre; nous pleurions
+ encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte; et
+ dans le moment même où M. de Fontanes nous assurait que
+ toutes les injustices allaient s'ensevelir dans cette tombe,
+ que tout le monde partageait nos regrets, un journal
+ insultait aux cendres d'un homme illustre; on l'accusait
+ d'avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses
+ neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet
+ article les paroles de l'Écriture que M. de La Harpe a
+ citées à la fin de son dernier morceau sur l'Encyclopédie,
+ et qui sont aussi les <span class="italic">dernières paroles</span> que ce grand
+ critique a fait entendre au public: <span class="italic">Malheur à vous qui
+ appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal</span>.</p>
+</div>
+
+<p>Trente-cinq ans plus tard, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, rendant à La Harpe un
+dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée
+de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes.</p>
+
+<p>Voici ce discours:</p>
+
+<p class="quote">Les lettres et la France regrettent aujourd'hui un poète, un
+ orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine
+ vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l'annonça
+ comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène
+ française: l'héritage de leur gloire n'a point dégénéré dans
+ ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes
+ et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux
+ siècles de l'éloquence et de la poésie, et leur esprit,
+ comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits
+ d'un disciple qu'ils avaient formé. C'est en leur nom qu'il
+ attaqua jusqu'au dernier moment les fausses doctrines
+ littéraires; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne
+ fut qu'un long dévouement au triomphe des vrais principes.
+ Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n'a pas
+ fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de
+ son caractère et la rigueur impartiale de ses censures
+ éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la
+ bienveillance et même l'équité. Il n'arrachait que l'estime
+ où tant d'autres auraient obtenu enthousiasme. Souvent les
+ clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de
+ ses succès et de sa renommée. Mais à l'aspect de ce tombeau,
+ tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et
+ la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront
+ plus enfin contestés. Tous les amis des lettres, <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span>
+ quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant
+ notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le
+ frappe, rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire
+ dans un âge où la pensée n'a rien perdu de sa vigueur, et
+ lorsque son talent s'était agrandi dans un autre ordre
+ d'idées qu'il devait au spectacle extraordinaire dont le
+ monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement
+ imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus
+ solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres
+ dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées
+ avec peine du dernier monument qu'il élevait. Ceux qui en
+ connaissent quelques parties avouent que le talent poétique
+ de l'auteur, grâce aux inspirations religieuses, n'eut
+ jamais autant d'éclat, de force et d'originalité. On sait
+ qu'il avait embrassé, avec toute l'énergie de son caractère,
+ les opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose le
+ système social; elles ont enrichi, non seulement ses pensées
+ et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore
+ adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu
+ qu'adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de
+ mort, leur éloquent panégyriste et l'héritier de leurs
+ leçons. Les amis qui l'ont vu dans ce dernier moment où
+ l'homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité
+ de ses sentiments; ils ont pu juger combien son c&oelig;ur, en
+ dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté.
+ Déjà même les sentiments les plus doux étaient entrés dans
+ ce c&oelig;ur trop méconnu, et si souvent abreuvé d'amertumes.
+ Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir
+ dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le
+ plus ferme soutien; lui-même se félicitait naguère encore de
+ cette réunion si désirée; mais la mort a trompé nos v&oelig;ux
+ et les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les
+ traditions des grands modèles qu'il sut interpréter avec une
+ raison si éloquente! Puissent-elles, mes chers confrères, en
+ formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette
+ Académie française qu'illustrèrent tant de noms fameux
+ depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand
+ homme, si supérieur à celui qui l'a fondée!</p>
+
+<p>Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils
+étaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa
+conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait
+être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les
+écrits de ses neuf dernières années. S'il était besoin d'une autre
+<span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span> preuve, on la trouverait dans les termes mêmes de son
+testament:</p>
+
+<p class="quote">Je lègue, y est-il dit, 200 francs aux pauvres de ma
+ paroisse. Ma nièce n'ayant rien, et ce que je laisserai
+ étant peu de chose, il ne m'est pas possible de faire
+ davantage pour cette classe qui est si à plaindre. J'engage
+ chaque Français à se rappeler que la religion fait un devoir
+ sacré de soulager les indigents, et de faire tout ce qu'on
+ peut pour adoucir le sort des infortunés: je remercie
+ monsieur et madame de Talaru<a id="footnotetag457" name="footnotetag457"></a><a href="#footnote457" title="Lien vers la note 457"><span class="note">[457]</span></a> des marques d'amitié
+ qu'ils m'ont données; j'en conserverai le souvenir jusqu'au
+ dernier moment. Je remercie également les respectables
+ docteurs Malhouet et Portal, des soins qu'ils ont bien voulu
+ me donner, avec un grand zèle, dans ma maladie. Je prie MM.
+ de Fontanes, <span class="italic">Chateaubriand</span>, de Courtivron, de Chabannes,
+ Récamier, de Herain, Liénard, Migneret et Agasse de se
+ souvenir combien je leur étais attaché. Je nomme M. Boulard,
+ notaire, mon ami depuis vingt ans, mon exécuteur
+ testamentaire. Je supplie la divine Providence d'exaucer les
+ v&oelig;ux que je fais pour le bonheur de mon pays.&mdash;Puisse ma
+ patrie jouir longtemps de la paix et de la tranquillité!
+ Puissent les saintes maximes de l'Évangile être généralement
+ suivies pour le bonheur de la société!</p>
+
+<p>Dans un codicille joint à ce testament, La Harpe avait ajouté la
+déclaration suivante:</p>
+
+<p class="quote">Ayant eu le bonheur de recevoir hier, pour la seconde fois,
+ le saint viatique, je crois devoir faire encore une dernière
+ déclaration des sentiments que j'ai publiquement manifestés
+ depuis neuf ans et dans lesquels je persévère. Chrétien par
+ la grâce de Dieu, et professant la religion catholique,
+ apostolique et romaine, dans laquelle j'ai eu le bonheur de
+ naître et d'être élevé, et dans laquelle je veux finir de
+ vivre et mourir, je déclare que je crois fermement tout ce
+ que croit et enseigne l'Église romaine, seule fondée par
+ Jésus-Christ; que je condamne d'esprit et de c&oelig;ur tout ce
+ qu'elle condamne; que j'approuve de même tout ce qu'elle
+ approuve; en conséquence, je rétracte tout ce que j'ai écrit
+ et imprimé, ou qui a été imprimé sous mon nom, de contraire
+ <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> à la foi catholique ou aux bonnes m&oelig;urs: le
+ désavouant, et, en tant que je puis, en condamnant et
+ dissuadant la promulgation, la réimpression et
+ représentation sur les théâtres. Je rétracte également et
+ condamne toute proposition erronée qui aurait pu m'échapper
+ dans ces différents écrits.&mdash;J'exhorte tous mes compatriotes
+ à entretenir des sentiments de paix et de concorde; je
+ demande pardon à ceux qui ont cru avoir à se plaindre de
+ moi, comme je pardonne bien sincèrement à ceux dont j'ai eu
+ à me plaindre.</p>
+
+<p>Après de telles paroles, dites à l'heure suprême, qui pourrait encore
+suspecter la sincérité des sentiments religieux de La Harpe? Il en
+avait d'ailleurs donné une preuve non moins éclatante à l'époque de ce
+second mariage, sous le Directoire, dont parle Chateaubriand.
+L'épisode est des plus intéressants, et vaut, je crois, d'être
+rappelé.</p>
+
+<p>La Harpe avait pour ami M. Récamier, le mari de la belle Juliette.
+L'optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de
+mariage: il y avait la main malheureuse, mais ses insuccès ne le
+décourageaient point. Il connaissait de vieille date une M<sup>me</sup> de
+Hatte-Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants: un fils
+et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était
+difficile à établir, attendu la pauvreté de sa famille; M. Récamier
+eut l'idée de la faire épouser à La Harpe. Il avait trente-quatre ans
+de plus que la jeune fille, et celle-ci n'était pas sans ressentir
+quelque répugnance à l'accepter. Mais la mère cacha avec soin cette
+disposition à l'épouseur, et entraîna sa fille. Cette union, conclue
+le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.</p>
+
+<p>Au bout de trois semaines, M<sup>lle</sup> de Longuerue déclarait que sa
+répugnance était invincible et demandait le divorce. La Harpe,
+vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se
+conduisit en galant homme et en chrétien: il ne pouvait se prêter au
+divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir,
+et il pardonna à la jeune fille l'éclat et le scandale de cette
+<span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> rupture. «J'ai toujours entendu dire à M<sup>me</sup> Récamier, écrit
+M<sup>me</sup> Lenormant dans ses <span class="italic">Souvenirs</span> (<abbr title="1">I</abbr>, 57), que les procédés, le
+langage, les sentiments que fit entendre et voir M. de La Harpe dans
+cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et
+de sincère humilité.» Il y avait d'autant plus de mérite, qu'il se
+voyait à ce moment doublement frappé, la demande en divorce de M<sup>lle</sup>
+de Longuerue coïncidant avec le décret de proscription lancé contre
+lui par les auteurs du coup d'État du 18 fructidor (4 septembre 1797).</p>
+
+<p>Le divorce civil une fois prononcé, M<sup>lle</sup> de Longuerue entreprit de
+faire annuler son mariage devant l'autorité religieuse. Ici encore,
+l'attitude et la conduite de La Harpe furent de tous points
+irréprochables. On en pourra juger par la lettre suivante, qu'il
+écrivit à M<sup>me</sup> Récamier, le 19 mai 1798, de l'asile où il se tenait
+alors caché, à Corbeil:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugne
+ extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient
+ que m'être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous
+ savez mieux que personne combien dans cette malheureuse
+ affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite
+ n'ait pas été prudente.</p>
+
+<p>Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé.
+ J'ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne
+ voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour
+ me punir du mal que j'avais fait à d'autres. Que sa volonté
+ soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme à moi, et
+ comme je lui pardonne de tout mon c&oelig;ur! Plus on a eu de
+ torts envers moi et moins je veux me permettre les
+ reproches, et c'est ce que toute explication entraînerait
+ nécessairement. Le mal est fait, et il est de nature à ce
+ que Dieu seul puisse le réparer, puisqu'il peut tout. Les
+ moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dictés
+ par les intérêts humains, ne me paraissent pas faits pour
+ réussir, quoi qu'il me soit permis, ce me semble, de le
+ désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une
+ personne que la jeunesse expose plus que toute autre et qui
+ doit toujours m'être chère à cause du lien qui nous unit
+ devant Dieu.</p>
+
+<p>Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit
+ même <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> en lui communiquant cette lettre, que la
+ sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honnête, et
+ que si je n'y réponds pas directement, c'est par égard pour
+ elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement
+ parlant, le désir qu'elle a de rompre légalement une union
+ qui n'a eu que des suites fâcheuses, mais qui n'aurait
+ jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi
+ que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volontiers,
+ mais que je ne crois pas qu'aucune autorité ecclésiastique
+ l'excuse d'avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement
+ parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les
+ conséquences, à une union que son c&oelig;ur n'approuvait pas;
+ que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle
+ de l'avoir engagée à n'écouter que des vues d'intérêt qui
+ n'étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt
+ rendues illusoires pour notre punition commune et légitime;
+ mais qu'en fait de sacrements, les lois de l'Église
+ n'admettent pour excuse ni la dissimulation ni l'intérêt;
+ que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'était éloignée
+ de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de
+ contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habité
+ avec moi librement et publiquement, pendant trois semaines
+ comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à
+ donner comme moyen de nullité ce qu'elle a pu montrer de
+ répugnance à remplir le v&oelig;u du mariage; moyen que tant de
+ raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun
+ tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul
+ qu'elle puisse invoquer, puisqu'elle est déjà divorcée dans
+ les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage;
+ qu'au reste je ne mettrai pas plus d'opposition aux
+ démarches qu'elle peut faire pour annuler le mariage devant
+ l'Église, que je n'en ai mis au divorce devant les juges
+ civils; qu'il me suffit de rester étranger à l'un et à
+ l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires à la loi
+ de Dieu; que si j'étais dans le cas d'être appelé, ce que je
+ ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité,
+ comme je la dois dans tous les cas.</p>
+
+<p>Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je
+ désire qu'elle en soit satisfaite<a id="footnotetag458" name="footnotetag458"></a><a href="#footnote458" title="Lien vers la note 458"><span class="note">[458]</span></a>.</p>
+</div>
+
+<p>La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis: ils
+avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n'en
+fut pas moins celle d'un galant homme et d'un vrai chrétien.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> <abbr title="9">IX</abbr><br>
+LES QUATRE CLAUSEL<a id="footnotetag459" name="footnotetag459"></a><a href="#footnote459" title="Lien vers la note 459"><span class="note">[459]</span></a>.</p>
+
+
+<p>Jean-Claude Clausel de Coussergues, né à Coussergues (Aveyron), le 4
+décembre 1759, était entré de bonne heure dans la magistrature et
+avait succédé à son père, le 26 octobre 1789, comme conseiller à la
+cour des aides de Montpellier. Il émigra, servit dans l'armée de
+Condé, rentra en France sous le Consulat et se fit libraire et
+journaliste. C'est alors qu'il connut Chateaubriand et que se noua
+entre eux une amitié que la mort seule devait rompre. Bien des choses
+d'ailleurs les rapprochaient. Émigrés tous les deux, ils avaient
+combattu sous le même drapeau. Leur exil avait eu même durée. Comme
+Chateaubriand, Clausel avait commencé par être <span class="italic">philosophe</span>, et l'un
+des tenants les plus fanatiques de Jean-Jacques; puis la Révolution
+lui avait ouvert les yeux, il avait pleuré, lui aussi, et il avait
+cru. On avait vu alors son ardeur philosophique se changer en une
+piété tendre. Il fut donc de ceux qui, par leurs articles,
+contribuèrent à l'immense succès du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. Mais il
+ne s'en tint pas à des articles de journaux. De Rome, le 20 décembre
+1803, Chateaubriand écrivait à Gueneau de Mussy:</p>
+
+<p class="quote">Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires;
+ songez que c'est la seule ressource qui va me rester.
+ Migneret a bien vendu ses éditions, mais il a confié sa
+ marchandise à des fripons, et j'ai éprouvé cinq
+ banqueroutes. Engagez M. Clausel à commencer le plus tôt
+ possible son <span class="italic">édition chrétienne</span>. Si j'en crois ce qu'il
+ m'a mandé, elle se vendra bien, et cela me rendra encore
+ quelque argent. Le monument de M<sup>me</sup> de Beaumont me coûtera
+ 9,000 francs. J'ai vendu tout ce que j'avais pour en payer
+ une partie...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> Les cinq volumes du <span class="italic">Génie</span> étaient trop gros et trop chers
+pour aller à tous les acheteurs; ils renfermaient, par endroits, de
+trop vives peintures, pour être mis dans toutes les mains. Une édition
+chrétienne, c'est-à-dire abrégée et corrigée, à l'usage de la jeunesse
+et des écoles, était demandée. Pour se livrer à un travail de ce genre
+et y réussir, il fallait, avec une grande délicatesse d'âme et de foi,
+le sincère dévouement d'un ami. Clausel remplissait à merveille ces
+conditions; aussi s'acquitta-t-il de sa tâche avec un plein succès.
+Son édition abrégée du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> fut plusieurs fois
+réimprimée.</p>
+
+<p>Clausel avait moins bien réussi dans ses propres entreprises de
+librairie; ses dernières ressources commençaient à s'épuiser. Il fut
+donc heureux d'être choisi par le Sénat, le 17 février 1807, comme
+député de l'Aveyron au Corps législatif, mandat qui lui fut renouvelé
+le 6 janvier 1813. Une indemnité de 10,000 francs était alors allouée
+à chaque député. En 1811, Cambacérès, son ancien collègue à la cour
+des aides de Montpellier, le fit nommer conseiller à la cour d'appel
+de cette ville. Comme il n'y avait pas d'incompatibilité entre ces
+fonctions et celles de membre du Corps législatif, il continua
+d'habiter Paris une partie de l'année, et alors il voyait chaque jour
+les Chateaubriand et les Joubert. Madame de Chateaubriand l'appelait,
+dès cette époque «notre meilleur ami». Il était pourtant à Montpellier
+au mois de juillet 1811, ce qui lui valait de recevoir cette charmante
+lettre de M<sup>me</sup> de Chateaubriand, l'une des plus jolies qu'elle ait
+écrites:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="left60"><span class="italic">Val-du-Loup, ce 27 juillet 1811.</span></p>
+
+<p>Bien que l'air et le ton de *** me déplaisent également, il
+ suffit, mon cher ami, que vous l'aimiez pour que j'aie un
+ grand plaisir à faire quelque chose qui lui soit agréable.
+ J'irai donc incessamment à la Marine solliciter un <span class="italic">brevet
+ de mort</span> pour son neveu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span> Je vous défie de nous écrire d'un pays plus chaud
+ que le nôtre; voilà deux jours qu'on ne peut respirer. Il
+ est vrai qu'il y en a trois qu'on se chauffait à grand feu:
+ pour le chaud, c'est la saison; pour le froid, c'est la
+ comète.&mdash;Vous ayez grand tort de comparer le lieu où nous
+ vivons au paradis terrestre; si ce n'est qu'on y trouve
+ aussi des <span class="italic">serpents</span>, et, si vous avez à Montpellier des
+ procès à débrouiller et des chicanes à réprimer, nous avons
+ ici des voleurs à pendre; en conséquence, M. de
+ Chateaubriand vient d'être nommé <span class="italic">juré</span>, pour juger les
+ pauvres gens qu'il renverra sur les grands chemins sains et
+ saufs, s'il plaît à Dieu. Mais ce qui nous déplaît beaucoup
+ à nous, c'est que nous voilà obligés d'aller à Paris, et il
+ est si triste et si justement triste en ce moment que rien
+ qu'à y penser on tourne à la mort. Pas une âme, ou sinon des
+ âmes en peine; des rues désertes, des maisons vides et des
+ arbres poudrés à blanc, voilà ce que nous allons trouver.</p>
+
+<p>Il nous serait beaucoup plus agréable d'aller vous faire une
+ petite visite dans votre cabinet exposé au nord et placé au
+ milieu d'une belle campagne; mais on ne peut pas dire à
+ présent, voyage qui voudra. Nous vous attendons donc ici;
+ car vous y viendrez, et j'espère même que vous y resterez;
+ et, comme alors vous serez questeur, nous <span class="italic">aurons une
+ voiture</span>.</p>
+
+<p>Joubert est dans l'admiration et dans l'attendrissement des
+ lettres que vous lui écrivez, d'où je conclus que ce ne sont
+ pas vos chefs-d'&oelig;uvre. Il est retombé dans sa manie
+ <span class="italic">universitaire</span>; il n'a pas de plus grand bonheur que de
+ pouvoir s'enfermer avec quelques inspecteurs, recteurs ou
+ proviseurs, et de les <span class="italic">pérorer</span> tant et si longtemps qu'il
+ est ensuite obligé de se coucher pendant huit jours et qu'il
+ a le plaisir de se plaindre éternellement. M. de Bonald est
+ ici depuis un mois, mais nous ne l'avons point vu, du moins
+ moi. M. de Chateaubriand l'a rencontré l'autre jour, chez le
+ restaurateur. On dit qu'il s'est livré aux petits
+ littérateurs; il les a choisis pour ses amis et pour ses
+ juges. Il a grand tort pour l'avenir, mais il a raison pour
+ le présent. Il paraît qu'il veut des trompettes pour son
+ nouvel ouvrage; il est vrai que celles d'aujourd'hui ne
+ retentissent pas au loin, mais elles assourdissent ceux qui
+ sont près.</p>
+
+<p>Nous avons depuis huit jours un vent épouvantable, tantôt
+ froid, tantôt chaud, c'est-à-dire aussi extraordinaire que
+ la saison. Comme je ne suis point mélancolique et que j'ai
+ passé l'âge où l'on aime à soupirer, je n'aime ni le vent ni
+ la lune; je ne me plais qu'à la pluie pour mon gazon, et au
+ soleil pour me réjouir. Mais voilà une des plus longues
+ lettres que j'aie jamais écrites. Aussi je permets bien à
+ votre distraction de penser à <span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> autre chose en la
+ lisant. Souvenez-vous seulement toujours du tendre et
+ sincère attachement que je vous ai voué.</p>
+
+<p>J'ai le plus grand plaisir à recevoir de vos lettres, je les
+ lis très bien; ainsi ne m'imputez point votre silence.</p>
+</div>
+
+<p>M. Clausel fit partie, en 1813, de l'opposition qui se manifesta au
+Corps législatif contre la politique impériale; il accueillit avec
+joie la Restauration et fut, en 1814, l'un des commissaires chargés de
+préparer la rédaction de la Charte. Nommé conseiller à la Cour de
+cassation le 15 février 1815, il était élu député, le 22 août de la
+même année, par le collège du département de l'Aveyron. Il fit partie
+des Chambres jusqu'en 1827. Le 14 février 1820, au lendemain de
+l'assassinat du duc de Berry, il se laissa égarer par l'excès de son
+indignation et de sa douleur au point de proposer à ses collègues «de
+porter un acte d'accusation contre M. Decazes, ministre de
+l'intérieur, comme complice de l'assassinat du prince». Il commit, ce
+jour-là, une grave faute; mais si sévèrement qu'on la doive juger, il
+n'en faut pas moins reconnaître en même temps que M. Clausel de
+Coussergues, orateur énergique, vigoureux, souvent passionné, parfois
+violent, était, au demeurant, le plus honnête et le meilleur des
+hommes. Selon le mot de Joubert, il était à la fois ardent et doux.</p>
+
+<p class="quote">Pardonnez-moi donc, lui écrivait l'aimable moraliste, le 10
+ décembre 1809, aimez-nous et soyez toujours pour nous, comme
+ pour le reste du monde, le <span class="italic">doux</span> et <span class="italic">ardent</span>
+ Clausel<a id="footnotetag460" name="footnotetag460"></a><a href="#footnote460" title="Lien vers la note 460"><span class="note">[460]</span></a>.&mdash;Adieu, lui écrivait encore Joubert, le 20
+ septembre 1817, adieu, bonne âme, ange de paix, dont tant de
+ tourbillons se jouent à rendre inutile la primitive
+ destination. Nous aimerions mieux vous voir et vous savoir
+ en repos qu'en mouvement, conformément à votre essence.
+ Mais, en mouvement comme en repos, nous vous aimerons
+ toujours également à cause de l'incorruptibilité de votre
+ nature. Adieu, aimez-nous aussi et vivez longtemps<a id="footnotetag461" name="footnotetag461"></a><a href="#footnote461" title="Lien vers la note 461"><span class="note">[461]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> En 1824, à l'occasion du sacre de Charles <abbr title="10">X</abbr>, M. Clausel
+publia un très savant volume, que Chateaubriand appréciera plus tard
+en ces termes, dans la préface des <span class="italic">Études historiques</span>: «Sous ce
+titre modeste: <span class="italic">Du sacre de nos rois</span>, M. Clausel de Coussergues a
+écrit un livre qui restera; les amateurs de la clarté et des faits
+bien classés, sans prétention et sans verbiage, y trouveront à se
+satisfaire.»</p>
+
+<p>Le 30 septembre 1830, ne voulant pas prêter serment au gouvernement de
+la révolution de Juillet, il donna sa démission de conseiller à la
+Cour de cassation. Il vivra désormais dans la retraite, quelquefois à
+Paris, le plus souvent à Coussergues, où jusqu'à la fin viendront le
+trouver les aimables et spirituelles lettres de M<sup>me</sup> de Chateaubriand.
+La dernière est du 10 février 1844. M. Clausel a 85 ans; M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand en a 70, mais son esprit est toujours jeune. La lettre
+est très longue. En voici les dernières lignes:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>...Nous sommes toujours dans notre rue du Bac, où nous
+ resterons, parce qu'il nous faut un rez-de-chaussée pour M.
+ de Chateaubriand et un jardin pour trois douzaines d'oiseaux
+ qui chantent sous ma fenêtre dans une volière (comme on dit)
+ modèle&mdash;où ils vivent heureux à l'abri des chats et de la
+ politique.</p>
+
+<p>Que vous avez été sage d'être allé, sans trop vous
+ embarrasser du vide que vous laissez ici, vivre paisiblement
+ dans vos montagnes où il ne pénètre de mauvais que les
+ journaux,&mdash;que vous pouvez ne pas lire mais que vous lisez.
+ C'est cependant une habitude dont on devrait se défaire
+ quand on a promis de renoncer à Satan et à ses &oelig;uvres;
+ mais je ne sache que moi qui n'aie point ce huitième péché
+ mortel à me reprocher.</p>
+
+<p>Vous savez que M. de Chateaubriand n'a pas été à Barèges,
+ autrement il aurait été vous voir, malgré mes craintes de le
+ savoir traversant vos montagnes, d'où l'on ne sort vivant
+ que par miracle.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ministre<a id="footnotetag462" name="footnotetag462"></a><a href="#footnote462" title="Lien vers la note 462"><span class="note">[462]</span></a> sans portefeuille, voilà votre
+ vieil <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> ami qui prend la plume pour vous répéter ce
+ que je vous dis en vous quittant, que nous vous aimons
+ aujourd'hui comme nous vous aimions il y a quarante ans et
+ plus.</p>
+
+<p class="left60">La <abbr title="5">V</abbr><sup>sse</sup> <span class="smcap">de Chateaubriand</span>.</p>
+</div>
+
+<p>Et au-dessous de la signature de sa femme, de ses pauvres doigts tout
+noués par la goutte, qui pouvaient à peine retenir la plume et marquer
+les lettres, Chateaubriand écrivit ces deux lignes:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>Vous ne voyez plus, mon cher ami, et moi, je ne puis plus
+ écrire: ainsi tout finit, excepté notre fidèle et constante
+ amitié.</p>
+
+<p class="left60"><span class="smcap">Chateaubriand</span><a id="footnotetag463" name="footnotetag463"></a><a href="#footnote463" title="Lien vers la note 463"><span class="note">[463]</span></a>.</p>
+</div>
+
+<p>M. Clausel de Coussergues mourut le 7 juillet 1846. Deux ans après,
+presque jour pour jour, le 4 juillet 1848, son vieil ami le suivait
+dans la tombe. M<sup>me</sup> de Chateaubriand était morte le 9 février 1847.</p>
+
+<p class="p2">Les noms de Clausel et de Chateaubriand ne se sauraient séparer. Dans
+l'Appendice du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, on trouve une Note ainsi
+conçue:</p>
+
+<p class="quote">M. de Cl..., obligé de fuir pendant la Terreur avec un de
+ ses frères, entra dans l'armée de Condé; après y avoir servi
+ honorablement jusqu'à la paix, il se résolut de quitter le
+ monde. Il passa en Espagne, se retira dans un couvent de
+ trappistes, y prit l'habit de l'ordre, et mourut peu de
+ temps après avoir prononcé ses v&oelig;ux: il avait écrit
+ plusieurs lettres à sa famille et à ses amis pendant son
+ voyage en Espagne et son noviciat chez les trappistes. Ce
+ sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu y
+ changer: on y verra une peinture fidèle de la vie de ces
+ religieux. Dans ces feuilles écrites sans art, il règne
+ souvent une grande élévation de sentiments, et toujours une
+ naïveté d'autant plus précieuse, qu'elle appartient au génie
+ français, et qu'elle se perd de plus en plus parmi nous. Le
+ sujet de ces lettres se lie au souvenir de nos malheurs;
+ elles représentent un jeune et brave Français chassé de sa
+ famille par la <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> Révolution et s'immolant dans la
+ solitude, victime volontaire offerte à l'Éternel, pour
+ racheter les maux et les impiétés de la patrie: ainsi saint
+ Jérôme, au fond de sa grotte, tâchait en versant des
+ torrents de larmes, et en élevant ses mains vers le ciel, de
+ retarder la chute de l'empire romain. Cette correspondance
+ offre donc une petite histoire complète, qui a son
+ commencement, son milieu et sa fin. Je ne doute point que si
+ on la publiait comme un simple roman, elle n'eût le plus
+ grand succès...</p>
+
+
+<p>M. de Cl... était le frère de Clausel de Coussergues. Il mourut, le 4
+janvier 1802, au monastère de Sainte-Suzanne de N.-D.-de-la-Trappe,
+dans la province d'Aragon. Ses lettres, écrites de 1799 à 1801,
+justifient pleinement les éloges que leur accorde Chateaubriand. Mais
+le malheur est qu'elles se trouvent dans un <span class="italic">Appendice</span>,&mdash;et le
+lecteur (peut-être a-t-il tort?) lit encore moins les appendices que
+les préfaces.</p>
+
+<p class="p2">Tout le monde avait du talent dans la famille des Clausel. Un autre
+frère de M. Clausel de Coussergues, l'abbé Clausel de Montals publia,
+dans les derniers mois de 1816, un livre dont le titre seul renferme
+une grande pensée: <span class="italic">La Religion chrétienne prouvée par la Révolution
+française</span>. Le <span class="italic">Journal des Débats</span> en rendit compte dans son numéro
+du 27 janvier 1817:</p>
+
+<p class="quote">Je ne sais, disait l'auteur de l'article, si c'est la
+ première fois que M. Clausel de Montals fait imprimer: son
+ style annonce une grande habitude d'écrire et de rendre sa
+ pensée plus forte en la resserrant. Frère de M. Clausel de
+ Coussergues, membre de la Chambre des députés, et de M.
+ Clausel, grand vicaire d'Amiens, résidant à Beauvais, qui
+ prononça, devant l'assemblée électorale du département de
+ l'Oise, un discours que tous les gens de goût conserveront,
+ il n'a rien à envier à ses aînés...</p>
+
+<p>L'abbé Clausel de Montals fut appelé à l'épiscopat en 1824. L'éclat
+avec lequel il a occupé pendant près de trente ans le siège de
+Chartres, l'énergie avec laquelle, <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> étant déjà plus que
+septuagénaire, il a engagé le premier au mois de mars 1841, cette
+lutte en faveur de la liberté de l'enseignement, cette campagne des
+évêques d'où est sortie la loi du 25 mars 1850, les remarquables
+écrits qu'il a publiés pendant ces dix années et qui s'élèvent au
+chiffre de quarante, font de M<sup>gr</sup> Clausel de Montals une des grandes
+figures de l'épiscopat au <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>Dans l'article du <span class="italic">Journal des Débats</span>, il est question de M. Clausel,
+grand vicaire d'Amiens. Membre du Conseil royal de l'instruction
+publique sous la Restauration, il a mérité que ses adversaires lui
+rendissent, dans la <span class="italic">Biographie des Contemporains</span>, ce témoignage: «M.
+l'abbé Clausel de Coussergues honore le royalisme ardent qu'on lui
+connaît par une loyauté et une noblesse de caractère dont il a donné
+plusieurs preuves publiques<a id="footnotetag464" name="footnotetag464"></a><a href="#footnote464" title="Lien vers la note 464"><span class="note">[464]</span></a>.» Il prit une part brillante aux
+polémiques soulevées, de 1817 à 1830, par les ouvrages de l'abbé de la
+Mennais, et mourut en 1835. «Peu d'hommes, dit la <span class="italic">Biographie
+universelle</span><a id="footnotetag465" name="footnotetag465"></a><a href="#footnote465" title="Lien vers la note 465"><span class="note">[465]</span></a>, ont eu plus d'agrément dans l'esprit. Sa
+conversation étincelante, et pleine de saillies, avait un agrément
+tout particulier; mais ses saillies étaient tempérées par la droiture
+de ses jugements et par ses excellentes qualités.»</p>
+
+<p>M. et M<sup>me</sup> de Chateaubriand ne m'en auraient pas voulu, j'en suis sûr,
+de m'être un peu étendu sur les frères de <span class="italic">leur meilleur ami</span>.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="10">X</abbr><br>
+LE CAHIER ROUGE<a id="footnotetag466" name="footnotetag466"></a><a href="#footnote466" title="Lien vers la note 466"><span class="note">[466]</span></a></p>
+
+
+<p>M. Maxime du Camp écrivait, en 1882, dans ses <span class="italic">Souvenirs littéraires</span>:</p>
+
+<p class="quote"><span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> Sainte-Beuve, dont une femme d'esprit disait: «Il
+ ressemble à une vieille femme qui a oublié de mettre son
+ tour»; Sainte-Beuve, dont l'âme ne péchait point par l'excès
+ des qualités chevaleresques; Sainte-Beuve a jugé
+ Chateaubriand avec une sévérité dont l'acrimonie n'est point
+ absente. Lui, si bien informé d'habitude et amateur
+ passionné de documents inédits, il n'a pas su que M<sup>me</sup> de
+ Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses mémoires, qui se
+ développaient parallèlement à ceux de son mari, les
+ complétaient et dans bien des cas les éclairaient. Ces
+ mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge,
+ je les ai lus<a id="footnotetag467" name="footnotetag467"></a><a href="#footnote467" title="Lien vers la note 467"><span class="note">[467]</span></a>.</p>
+
+<p class="p2">La révélation de Maxime du Camp ne laissa pas de causer quelque
+surprise. On savait bien par Joubert que les lettres de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand étaient pleines d'esprit, à ce point qu'il s'empressait
+souvent de les copier pour en faire jouir leurs amis communs.
+«Vraiment, écrit-il, sa femme (de Chateaubriand) entend mieux que lui
+les petites choses... Si le <span class="italic">Publiciste</span> lisait ses lettres, il les
+trouverait de bon goût et dignes de ses feuilletons. Je vais vous en
+transcrire quelque chose: cette plume vive et leste, mérite, je crois,
+de vous faire quelque plaisir.» Et après avoir cité un long passage,
+il ajoute: «Je n'ai pas sous les yeux la deuxième lettre à ma femme et
+qui est encore plus piquante<a id="footnotetag468" name="footnotetag468"></a><a href="#footnote468" title="Lien vers la note 468"><span class="note">[468]</span></a>.»&mdash;On avait lu cette page des
+<span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>: «Je ne sais s'il a jamais existé une
+intelligence plus fine que celle de ma femme: elle devine la pensée et
+la parole à naître, sur le front ou sur les lèvres de la personne avec
+qui elle cause: la tromper en rien est impossible. D'un esprit
+original et cultivé, <span class="italic">écrivant de la manière la plus piquante,
+racontant à merveille</span><a id="footnotetag469" name="footnotetag469"></a><a href="#footnote469" title="Lien vers la note 469"><span class="note">[469]</span></a>...» Par M. Danielo, qui fut pendant vingt
+ans le secrétaire de M. de Chateaubriand, on savait «qu'elle avait
+plus d'esprit que <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> son mari», et que, plus que lui, elle
+était prompte pour la répartie<a id="footnotetag470" name="footnotetag470"></a><a href="#footnote470" title="Lien vers la note 470"><span class="note">[470]</span></a>...</p>
+
+<p>Avec son esprit mordant, avec sa verve railleuse et «sa plume vive et
+leste», M<sup>me</sup> de Chateaubriand était donc assez bien armée pour écrire
+des mémoires. Mais, d'autre part, cette femme d'un homme de génie
+n'était, à aucun degré, une <span class="italic">femme littéraire</span>. Chez elle, pas la
+moindre trace de <span class="italic">bas-bleuisme</span>. Elle était «adverse aux lettres»,
+selon le mot de son mari, qui ajoute: «M<sup>me</sup> de Chateaubriand m'admire
+sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages<a id="footnotetag471" name="footnotetag471"></a><a href="#footnote471" title="Lien vers la note 471"><span class="note">[471]</span></a>.» Il advint même
+qu'elle vendit au rabais, petit à petit, au profit de ses pauvres, la
+bibliothèque de son mari, ce dont celui-ci, d'ailleurs, ne fût pas
+autrement fâché. Ses lectures se bornaient à quelques ouvrages de
+piété «où elle trouvait ses délices<a id="footnotetag472" name="footnotetag472"></a><a href="#footnote472" title="Lien vers la note 472"><span class="note">[472]</span></a>.» Sa grande affaire, c'était
+la charité, c'était la visite des pauvres ou l'&OElig;uvre de la
+Sainte-Enfance, c'était surtout l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée
+par elle et où elle passait presque toutes ses journées. En fait de
+livres, ce qui la préoccupait surtout, c'était de vendre beaucoup de
+livres... de chocolat. Elle en avait établi une fabrique dans son
+Infirmerie, et ses amis n'avaient pas le droit de se fournir ailleurs,
+quitte à eux, pour se consoler, à l'appeler la <span class="italic">vicomtesse Chocolat</span>,
+titre dont elle était aussi fière que de celui de vicomtesse de
+Chateaubriand. Ses succès comme marchande ne se comptaient pas; il lui
+arriva même un jour de faire un vrai miracle: elle vendit à Victor
+Hugo trois livres de chocolat, au prix fort! Il est vrai que Victor
+Hugo était jeune en ce temps-là<a id="footnotetag473" name="footnotetag473"></a><a href="#footnote473" title="Lien vers la note 473"><span class="note">[473]</span></a>.</p>
+
+<p>Et maintenant, vous figurez-vous cette sainte femme, <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> tout
+entière vouée aux &oelig;uvres de charité, dont elle ne veut pas se
+laisser distraire même par les ouvrages de son mari, vous la
+figurez-vous se mettant à sa table de travail et écrivant l'histoire
+de sa vie comme M<sup>me</sup> George Sand? J'en suis fâché pour M. Maxime du
+Camp, mais il l'a calomniée, sans le vouloir, lorsqu'il l'a
+représentée «écrivant ses <span class="italic">Mémoires</span>».&mdash;Et pourtant le <span class="italic">Cahier rouge</span>
+existe. Dans quelles circonstances, comment et pourquoi il a été
+écrit, c'est ce qu'il nous faut dire.</p>
+
+<p>En 1834, lorsqu'eurent lieu, à l'Abbaye-au-Bois, les premières
+lectures des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, Chateaubriand avait terminé,
+d'une part, la première partie de ses récits, celle qui s'achève avec
+son émigration et se clôt par sa rentrée en France au printemps de
+1800; il avait, d'autre part, retracé sa carrière politique, la
+seconde Restauration, la révolution de Juillet, les deux voyages à
+Prague, le voyage à Venise, ses relations avec la famille royale
+déchue. Il ne lui restait plus qu'à faire revivre les années qui vont
+de 1800 à 1815, d'<span class="italic">Atala</span> et du <span class="italic">Génie du christianisme</span> à la brochure
+de <span class="italic">Bonaparte et les Bourbons</span> et à la <span class="italic">Monarchie selon la Charte</span>.</p>
+
+<p>Avant d'entreprendre cette dernière partie de sa tâche, et pour la
+rendre plus facile à la fois et plus sûre, Chateaubriand prie sa femme
+de jeter sur le papier les souvenirs qui lui sont restés de cette
+époque. M<sup>me</sup> de Chateaubriand se met à l'&oelig;uvre; elle prend un grand
+cahier et commence d'écrire tout en haut de la première page, sans
+laisser le plus petit espace pour un titre général. À quoi bon un
+titre, pour des notes qui ne seront lues que par une seule personne?
+Elle entre en matière, sans autre préambule, par une simple date:
+<span class="italic">1804</span>, et débute ainsi: «Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome
+au mois de février, nous prîmes un logement à l'<span class="italic">Hôtel de France</span>, rue
+de Beaune.» D'elle-même et de sa vie avant 1804, pas un mot, parce que
+ce n'est pas sa vie, ce ne sont pas ses <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> mémoires qu'elle
+écrit. C'est en 1804 qu'a eu lieu, après une séparation de douze
+années, sa réunion avec son mari, c'est donc à partir de ce moment
+seulement que ses souvenirs pourront être utiles à ce dernier, et
+comme c'est pour lui seul qu'elle écrit, elle ne songe pas un instant
+à reprendre les choses de plus haut. De même, elle terminera ses notes
+avec la fin des Cent-Jours, parce qu'au delà de cette date elles ne
+serviraient de rien à M. de Chateaubriand. Ce qui achève de prouver
+que le <span class="italic">Cahier rouge</span> n'avait pas d'autre but que de fournir à
+l'illustre écrivain des notes et des points de repère, c'est qu'on n'y
+trouve rien, absolument rien, qui soit personnel à M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand. M. Maxime du Camp dit, il est vrai, dans ses
+<span class="italic">Souvenirs</span>, à la suite du passage que j'ai cité: «Plusieurs
+anecdotes, relatées dans ces mémoires avec une sincérité toute
+conjugale, expliquent l'ennui morbide qui a toujours pesé sur
+Chateaubriand; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de
+famille que je ne crois pas avoir le droit de révéler.» Les souvenirs
+de M. Maxime du Camp l'ont ici mal servi. Les «faits intimes», les
+«anecdotes conjugales», brillent, dans le <span class="italic">Cahier rouge</span>, par leur
+absence,&mdash;toujours par le même motif. Les incidents de la vie de
+famille, les impressions personnelles de M<sup>me</sup> de Chateaubriand ne
+pouvaient pas trouver place dans les <span class="italic">Mémoires</span> de son mari; elle
+n'avait pas dès lors à en parler,&mdash;et elle n'en a pas parlé.</p>
+
+<p>M. l'abbé Pailhès a publié le <span class="italic">Cahier rouge</span>, en 1887, dans son livre
+sur <span class="italic">Madame de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa
+correspondance</span>. Il nous a ainsi mis à même d'apprécier la façon dont
+en a usé Chateaubriand avec les notes écrites par sa femme à son
+intention et sur sa demande.</p>
+
+<p>Lorsqu'on rapproche les deux textes, le <span class="italic">Cahier rouge</span> et les
+<span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, ce qui frappe tout d'abord, c'est que
+Chateaubriand n'a pas <span class="italic">romancé</span> les souvenirs de sa femme. Il les a
+suivis pas à pas, mot à mot, sans y rien <span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> ajouter de son
+chef, sans rien inventer. On a là la preuve, pour la partie des
+<span class="italic">Mémoires</span> qui va de 1804 à 1815, qu'ils sont scrupuleusement,
+minutieusement exacts. Nous savons déjà qu'il en est de même pour la
+partie antérieure à 1804. Peut-être aurons-nous à constater plus tard
+qu'il n'en va pas autrement pour les années qui suivent 1815.</p>
+
+<p>Chateaubriand, je viens de le dire, ne s'est jamais écarté, dans ses
+récits, des indications qui lui étaient fournies par les notes de sa
+femme. Il ne cesse de les suivre que lorsqu'il y rencontre sur
+quelques-uns de ses contemporains des jugements trop rigoureux.
+Charitable envers les pauvres, douce aux malheureux, M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand n'était pas toujours tendre pour les puissants du monde,
+surtout s'ils étaient soupçonnés de n'admirer pas suffisamment son
+mari. Sur le cardinal Fesch, en particulier, et sur le duc de
+Richelieu, elle a des passages extrêmement durs. Elle a de très jolies
+malices à l'endroit de M<sup>me</sup> de Staël, de M. Beugnot ou de M. Pasquier.
+Chateaubriand reproduit ce qui précède et ce qui suit, il supprime les
+duretés et les malices. Dans un certain sens, au moins, il y avait
+quelque chose de vrai dans le mot que répétait souvent l'auteur du
+<span class="italic">Cahier rouge</span>: «M. de Chateaubriand est meilleur que moi.»<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><abbr title="11">XI</abbr><br>
+LE CONSEILLER RÉAL ET L'ANECDOTE DU DUC DE ROVIGO<a id="footnotetag474" name="footnotetag474"></a><a href="#footnote474" title="Lien vers la note 474"><span class="note">[474]</span></a></p>
+
+
+<p>Voici l'anecdote:</p>
+
+<p class="quote">Après l'exécution du jugement, dit le duc de Rovigo, je
+ repris le chemin de Paris. J'approchais de la barrière,
+ lorsque je rencontrai M. Réal qui se rendait à Vincennes en
+ costume de conseiller d'État. Je l'arrêtai pour lui demander
+ où il allait: «À Vincennes, me répondit-il; j'ai reçu hier
+ au soir l'ordre de m'y <span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> transporter pour interroger
+ le duc d'Enghien.» Je lui racontai ce qui venait de se
+ passer, et il me parut aussi étonné de ce que je lui disais
+ que je le paraissais de ce qu'il m'avait dit. Je commençai à
+ rêver. La rencontre du ministre des relations extérieures
+ (Talleyrand) chez le général Murat me revint à l'esprit, <span class="italic">je
+ commençai à douter que la mort du duc d'Enghien fut
+ l'ouvrage du premier Consul</span>.</p>
+
+<p>M. Thiers, qui plaide, lui aussi, <span class="italic">non coupable</span>, pour le premier
+Consul, s'est naturellement emparé de l'<span class="italic">anecdote</span> du duc de Rovigo,
+et il a échafaudé sur elle tout son système de défense.</p>
+
+<p class="quote">Cependant, écrit-il, tout n'était pas irrévocable dans les
+ ordres du premier Consul: il restait un moyen encore de
+ sauver le prince infortuné. M. Réal devait se transporter à
+ Vincennes pour l'interroger longuement et lui arracher ce
+ qu'il savait sur le complot... M. Maret (secrétaire général
+ et chef du cabinet du premier Consul) avait lui-même, dans
+ la soirée, déposé chez le conseiller d'État Réal
+ l'injonction écrite de se rendre à Vincennes pour voir le
+ prisonnier. Si M. Réal voyait le prisonnier... se sentait
+ touché par sa franchise... M. Réal pouvait communiquer ses
+ impressions à celui qui tenait la vie du prince dans ses
+ puissantes mains... M. Réal, exténué de fatigue par un
+ travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait
+ défendu à ses domestiques de l'éveiller. L'ordre du premier
+ Consul ne lui fut remis qu'à cinq heures du matin...</p>
+
+<p>Et M. Thiers ajoute:</p>
+
+<p class="quote"><span class="italic">C'était un accident, un pur accident</span> qui avait ôté au
+ prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au
+ premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à
+ sa gloire... On est à la merci d'un <span class="italic">hasard</span>, d'une
+ légèreté! La vie des accusés, l'honneur des gouvernements
+ dépendent quelquefois de <span class="italic">la rencontre la plus fortuite!</span></p>
+
+<p>Le hasard a bon dos; mais il ne faudrait pourtant pas trop charger ses
+épaules.</p>
+
+<p>À qui fera-t-on croire que le conseiller d'État Réal, dans des
+circonstances comme celles où l'on se trouvait, avait intimé à ses
+domestiques une défense de l'éveiller, qui se serait appliquée même au
+premier Consul et au chef de <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> son cabinet? Comment admettre
+que Maret, fort de l'autorité de son maître et dans une occasion où la
+gloire de ce dernier était en jeu, n'aurait pas forcé la consigne?</p>
+
+<p>M. Thiers a dit lui-même, à propos des ordres signés par Bonaparte et
+remis à Savary: «Ces ordres étaient <span class="italic">complets et positifs</span>... Ils
+contenaient l'injonction... de se réunir immédiatement <span class="italic">pour tout
+finir dans la nuit</span> et si, comme on ne pouvait en douter, la
+condamnation était une condamnation à mort, <span class="italic">de faire exécuter
+sur-le-champ le prisonnier</span>.»&mdash;On est au soir (c'est encore M. Thiers
+qui nous le dit), encore quelques heures, et le prince sera fusillé.
+Bonaparte, cependant, est revenu à d'autres sentiments: il veut
+essayer d'un moyen de sauver le prince, et c'est à M. Réal qu'il va
+confier cette mission. Comme il n'y a pas une minute à perdre, Maret,
+son envoyé, verra donc Réal sur-le-champ, il le verra coûte que coûte,
+il ne sortira pas de son hôtel qu'il ne l'ait vu partir pour Vincennes
+au galop de ses chevaux!... Maret arrive à l'hôtel du conseiller
+d'État.&mdash;Monsieur est couché, disent les domestiques...&mdash;Et
+discrètement Maret se retire, non pourtant sans laisser un pli chez le
+concierge!!</p>
+
+<p class="p2">La brochure du duc de Rovigo donna naissance, en 1823, à plusieurs
+autres écrits, dont l'un, intitulé: <span class="italic">Extrait de Mémoires inédits sur
+la Révolution française</span>, avait pour auteur Méhée de la Touche, ancien
+chef de division aux ministères des relations extérieures et de la
+guerre, qui avait joué, lui aussi, un rôle important dans l'affaire du
+duc d'Enghien.</p>
+
+<p class="quote">Je déclare, écrivait Méhée, qu'il n'est pas vrai que M. de
+ Rovigo ait rencontré, le jour de l'assassinat, en habit de
+ conseiller d'État, M. Réal, qui avait, dit-il, ordre de
+ Napoléon d'aller interroger le duc d'Enghien. Cette journée
+ était assez remarquable pour être restée dans la mémoire de
+ beaucoup de personnes qui sont, je n'en doute pas, à même
+ d'attester le même fait. Je défierais M. Réal de nier
+ qu'ayant reçu de lui, de la part du premier <span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span>
+ Consul, l'ordre de me rendre le matin dans son bureau, pour
+ des affaires qui seront éclaircies dans une autre occasion,
+ je n'aie été le prendre dans sa maison et qu'après avoir
+ assisté à sa toilette où il n'y avait rien du costume de
+ conseiller, nous nous soyons rendus ensemble dans ses
+ bureaux, rue des Saints-Pères, où je passai plusieurs heures
+ à écrire des détails que Napoléon lui avait ordonné de me
+ demander. Je soutiendrai à quiconque voudrait donner le
+ change à l'opinion, qu'à deux heures après-midi M. Réal
+ n'était pas sorti et qu'il n'a pas pu avoir d'entretien avec
+ M. de Rovigo sur la route de Vincennes, où il n'avait pas
+ besoin d'aller pour savoir ce qui se passait et où il n'y
+ avait plus d'interrogatoire à faire.</p>
+
+<p>Méhée, sans doute, n'est point de ceux dont le témoignage s'impose;
+mais il faut bien croire que son démenti n'était point ici sans
+valeur, puisque le duc de Rovigo, en 1828, reproduisant, au tome <abbr title="2">II</abbr> de
+ses <span class="italic">Mémoires</span>, sa brochure de 1823, a eu bien soin de supprimer tout
+ce qui avait trait à sa rencontre avec Réal sur la route de Vincennes.
+De la fameuse <span class="italic">anecdote</span>, il n'est plus dit un traître mot!</p>
+
+<p>Dans ses <span class="italic">Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous
+Napoléon</span> (1833), Desmarest, le confident et le bras droit de Réal, a
+tout un chapitre sur <span class="italic">l'Enlèvement et la Mort du duc d'Enghien</span>. Il
+n'y est point parlé de la mission que Bonaparte aurait confiée à Réal,
+ni de la visite de Maret, ni de la rencontre sur la route de
+Vincennes. Et de tout cela non plus il n'est rien dit dans les
+<span class="italic">Souvenirs</span> mêmes de Réal, publiés en 1835 sous ce titre:
+<span class="italic">Indiscrétions</span> (1798-1830); <span class="italic">Souvenirs anecdotiques et politiques
+tirés du portefeuille d'un fonctionnaire de l'Empire</span>, mis en ordre
+par M. Desclozeaux (Paris, Dufey, 2 vol. in-8<sup>o</sup>).</p>
+
+<p>Chateaubriand a donc eu raison de mettre en doute l'<span class="italic">anecdote</span> contée
+par le duc de Rovigo et de tenir pour «non recevable» l'argument qu'en
+ont voulu tirer les avocats de Bonaparte.<a href="#toc"><span class="smaller">(Retour à la table des matières.)</span></a></p>
+
+<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> <abbr title="12">XII</abbr><br>
+LA COMTESSE DE NOAILLES<a id="footnotetag475" name="footnotetag475"></a><a href="#footnote475" title="Lien vers la note 475"><span class="note">[475]</span></a></p>
+
+<p>Nathalie-Luce-Léontine-Joséphine de <span class="italic">Laborde de Méréville</span>, fille de
+M. de Laborde, banquier de la cour, avait épousé, en 1790,
+Arthur-Jean-Tristan-Charles-Languedoc, comte de Noailles, fils aîné du
+prince de Poix et petit-fils de cet héroïque duc de Mouchy qui, allant
+à la guillotine, le 27 juin 1794, à ceux qui lui criaient: «Courage,
+monsieur le maréchal!» répondait d'un ton ferme: «À quinze ans j'ai
+monté à l'assaut pour mon roi; à près de quatre-vingts je monterai à
+l'échafaud pour mon Dieu!»&mdash;À la mort de son beau-père (15 février
+1819), M<sup>me</sup> de Noailles devint duchesse de Mouchy. C'est elle que
+Chateaubriand a peinte, dans les <span class="italic">Aventures du dernier Abencerage</span>,
+sous le nom de <span class="italic">Blanca</span>, comme il s'est peint lui-même sous le nom
+d'Aben-Hamet:</p>
+
+<p class="quote">Les mois s'écoulent, écrivait-il: tantôt errant parmi les
+ ruines de Carthage, tantôt assis sur le tombeau de
+ Saint-Louis, l'Abencerage exilé appelle le jour qui doit le
+ ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin: Aben-Hamet monte
+ sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga. Avec
+ quel transport, avec quelle joie mêlée de crainte il
+ aperçoit les premiers promontoires de l'Espagne! Blanca
+ l'attend-elle sur ces bords? Se souvient-elle encore d'un
+ pauvre Arabe qui ne cessa de l'adorer sous le palmier du
+ désert?</p>
+
+<p>Sur cette rencontre à Grenade de Chateaubriand et de M<sup>me</sup> de Noailles,
+M. Hyde de Neuville, alors proscrit de France et réfugié en Espagne,
+nous a donné, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, d'intéressants détails:</p>
+
+<div class="quote">
+<p><span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> M<sup>me</sup> de Noailles, depuis duchesse de Mouchy,
+ dit-il, si justement nommée la belle Nathalie, voyageait
+ depuis six mois en Espagne avec ses enfants et faisait
+ d'assez longs séjours dans les villes qui pouvaient offrir
+ de l'intérêt à sa curiosité artistique. Elle témoigna le
+ désir de nous voir, et nous fûmes heureux de rencontrer une
+ femme aussi aimable que bonne, qui connaissait tous nos amis
+ de Paris, et qui, en nous parlant d'eux, réveillait nos plus
+ chers souvenirs.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Noailles, dont l'éclat et la beauté avaient fait du
+ bruit à son entrée dans le monde, n'avait plus cette
+ première fraîcheur que je lui avais vue et qui n'appartient
+ qu'à l'extrême jeunesse; mais elle avait conservé sa grâce,
+ ses traits charmants et cette physionomie expressive et
+ touchante qui ajoute tant à la beauté. M<sup>me</sup> de Noailles
+ était M<sup>lle</sup> de Laborde; elle avait la distinction,
+ l'instruction et tous les talents qui sont de tradition dans
+ cette famille<a id="footnotetag476" name="footnotetag476"></a><a href="#footnote476" title="Lien vers la note 476"><span class="note">[476]</span></a>, et, ce qui vaut mieux encore, beaucoup
+ de bonté. Je n'ai pas connu une âme plus noble et plus
+ généreuse. C'est à elle que j'ai dû une amitié précieuse qui
+ est devenue un des liens puissants de ma vie. Elle était
+ très liée avec M. de Chateaubriand, alors en Terre-Sainte.
+ Elle me parlait de lui sans cesse, et lorsque je le
+ rencontrai peu de temps après, je crus le reconnaître sans
+ jamais l'avoir vu.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Noailles avait passé deux mois à Grenade pour
+ dessiner tous les monuments que les Maures y ont laissés.
+ Elle parlait de l'Alhambra avec l'enthousiasme d'une
+ artiste... Les Maures exaltaient tellement son imagination
+ que nous fûmes sur le point de faire avec elle une course en
+ Afrique, dont la traversée n'était que de quelques heures...
+ C'est de ce grand enthousiasme pour ces m&oelig;urs dont M<sup>me</sup>
+ de Noailles était animée qu'est née la charmante nouvelle
+ que Chateaubriand a appelée le <span class="italic">Dernier Abencerage</span>.
+ <span class="italic">Blanca</span> y est bien l'image fidèle de l'aimable Nathalie, et
+ dans la description de cette dame gracieuse et noble où il a
+ peint la fille des Espagnes, j'ai cru souvent revoir l'amie
+ commune qui nous avait charmés bien des fois en essayant les
+ danses si attrayantes des pays que nous visitions ensemble.
+ (<span class="italic">Mémoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>,
+ p. 444 et suiv.).</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page604" name="page604"></a>(p. 604)</span> À quelques années de là, M<sup>me</sup> de Noailles devenait folle. Le
+20 septembre 1817, la duchesse de Duras écrivait à M<sup>me</sup> Swetchine:</p>
+
+<p class="quote">Je vous ai montré des lettres de ma pauvre amie...; vous
+ avez admiré avec moi la supériorité de son esprit,
+ l'élévation de ses sentiments, et cette délicatesse, cette
+ fierté blessée, qui depuis longtemps empoisonnait sa vie,
+ car il n'y a pas de situation plus cruelle, selon moi, que
+ de valoir mieux que sa conduite: on se juge avec tant de
+ sévérité et pourtant l'abaissement est si pénible! et quand
+ on a réuni tout ce que la beauté, la grâce, l'esprit,
+ l'élégance des manières peuvent inspirer d'admiration, qu'on
+ a joui de cette admiration et qu'on sent qu'on vous la
+ dispute, quelles affreuses réflexions ne doit-on pas faire!
+ Et puis, il faut joindre à cela des sentiments blessés ou
+ point compris, enfin ce malaise d'un c&oelig;ur mal avec
+ lui-même, et cependant trop haut pour exiger. Enfin, chère
+ amie, tout l'ensemble de cette situation a produit ce que
+ cela devait produire: sa tête s'est égarée, son imagination
+ s'est frappée, et elle a perdu la raison. Sa folie n'est
+ point violente, mais elle est déchirante. La terreur la
+ saisit, elle croit qu'on va l'assassiner, que tout ce
+ qu'elle prend est empoisonné, que nous allons tous périr tôt
+ ou tard par l'effet d'une conspiration, mais qu'elle est
+ particulièrement dévouée, que tous ses domestiques sont des
+ <span class="italic">demi-soldes</span> déguisés<a id="footnotetag477" name="footnotetag477"></a><a href="#footnote477" title="Lien vers la note 477"><span class="note">[477]</span></a>; enfin mille folies. Elle s'est
+ confessée; elle croit toujours mourir la nuit qui va suivre;
+ mais elle dit qu'elle est heureuse. Elle m'a chargée de la
+ justifier après sa mort, de dire qu'elle ne méritait pas
+ l'abandon où on l'avait laissée, enfin des choses où l'on
+ retrouvait, à travers sa folie, les pensées que je savais
+ trop lui être habituelles. Cela est déchirant. On voit, dans
+ cet état où l'on ne déguise rien, combien son âme était
+ douce et combien elle a dû souffrir... Vous sentirez tout
+ cela. Je ne connais que M. de Chateaubriand et vous qui
+ puissiez m'entendre sur ce sujet. Il sera bien affligé; je
+ ne lui ai écrit qu'il y a trois jours, j'espérais que cet
+ horrible état s'améliorerait, mais il n'a fait qu'empirer.
+ Je ne puis penser qu'à cela. (<span class="italic">Madame Swetchine, sa vie et
+ ses &oelig;uvres</span>, par le comte de Falloux, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 184.)</p>
+
+<h1><span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> TABLE DES MATIÈRES</h1>
+
+<a id="toc" name="toc"></a>
+<p class="p2">PREMIÈRE PARTIE</p>
+
+<p class="p2"><a href="#page001">LIVRE <abbr title="7">VII</abbr>.</a></p>
+
+
+<p class="index">Je vais trouver ma mère. &mdash; À Saint-Malo. &mdash; Progrès de la Révolution.
+&mdash; Mon mariage. &mdash; Paris. &mdash; Anciennes et nouvelles connaissances. &mdash;
+L'abbé Barthélemy. &mdash; Saint-Ange. &mdash; Théâtre. &mdash; Changement et
+physionomie de Paris. &mdash; Club des Cordeliers. &mdash; Marat. &mdash; Danton. &mdash;
+Camille Desmoulins. &mdash; Fabre d'Églantine. &mdash; Opinion de M. de
+Malesherbes sur l'Émigration. &mdash; Je joue et je perds. &mdash; Aventure du
+fiacre. &mdash; M<sup>me</sup> Roland. &mdash; Barère à l'Ermitage. &mdash; Seconde fédération
+du 14 juillet. &mdash; Préparatifs d'émigration. &mdash; J'émigre avec mon
+frère. &mdash; Aventure de Saint-Louis. &mdash; Nous passons la frontière. &mdash;
+Bruxelles. &mdash; Dîner chez le baron de Breteuil. &mdash; Rivarol. &mdash; Départ
+pour l'armée des princes. &mdash; Route. &mdash; Rencontre de l'armée prussienne
+&mdash; J'arrive à Trèves. &mdash; Armée des princes. &mdash; Amphithéâtre romain. &mdash;
+<span class="italic">Atala</span>. &mdash; Les chemises de Henri <abbr title="4">IV</abbr>. &mdash; Vie de soldat. &mdash; Dernière
+représentation de l'ancienne France militaire. &mdash; Commencement du
+siège de Thionville. &mdash; Le chevalier de la Baronnais. &mdash; Continuation
+du siège. &mdash; Contraste. &mdash; Saints dans les bois. &mdash; Bataille de
+Bouvines. &mdash; Patrouille. &mdash; Rencontre imprévue. &mdash; Effets d'un boulet
+et d'une bombe. &mdash; Marché du camp. &mdash; Nuit aux faisceaux d'armes. &mdash;
+Chiens hollandais. &mdash; Souvenir des <span class="italic">Martyrs</span>. &mdash; Quelle était ma
+compagnie. &mdash; Aux avant-postes. &mdash; Eudore. &mdash; Ulysse. &mdash; Passage de la
+Moselle. &mdash; Combat. &mdash; Libba sourde et muette. &mdash; Attaque sous
+Thionville. &mdash; Levée du siège. &mdash; Entrée à Verdun. &mdash; Maladie
+prussienne. &mdash; Retraite. &mdash; Petite vérole. &mdash; Les Ardennes. &mdash;
+Fourgons du prince de Ligne. &mdash; Femmes de Namur. &mdash; Je retrouve mon
+frère à Bruxelles. &mdash; Nos derniers adieux. &mdash; Ostende. &mdash; Passage à
+Jersey. &mdash; On me met à terre à Guernesey. &mdash; La femme du pilote. &mdash;
+Jersey. &mdash; Mon oncle de Bedée et sa famille. &mdash; Description de l'île.
+&mdash; Le duc de Berry. &mdash; Parents et amis disparus. &mdash; Malheur de
+vieillir. &mdash; Je passe en Angleterre. &mdash; Dernière rencontre avec Gesril.</p>
+
+
+
+<p class="p2"><a href="#page107">LIVRE <abbr title="8">VIII</abbr>.</a></p>
+
+<p class="index"><span class="italic">Literary Fund</span>. &mdash; Grenier de Holborn. &mdash; Dépérissement de ma santé.
+&mdash; Visite aux médecins. &mdash; Émigrés à Londres. &mdash; Peltier. &mdash; Travaux
+littéraires. &mdash; Ma société avec Hingant. &mdash; Nos promenades. &mdash; Une
+nuit dans l'église de Westminster. &mdash; Détresse. &mdash; Secours imprévu. &mdash;
+Logement sur un cimetière. &mdash; Nouveaux camarades d'infortune. &mdash; Nos
+plaisirs. &mdash; Mon cousin de la Boüétardais. &mdash; Fête somptueuse. &mdash; Fin
+de mes quarante écus. &mdash; Nouvelle détresse. &mdash; Table d'hôte. &mdash;
+Évêques. &mdash; Dîner à London-Tavern. &mdash; Manuscrits de Camden. &mdash; Mes
+occupations dans la province. &mdash; Mort de mon frère. &mdash; Malheurs de ma
+famille. &mdash; Deux Frances. &mdash; Lettres de Hingant. &mdash; Charlotte. &mdash;
+Retour à Londres. &mdash; Rencontre extraordinaire. &mdash; Défaut de mon
+caractère. &mdash; L'<span class="italic">Essai historique sur les révolutions</span>. &mdash; Son effet.
+&mdash; Lettre de Lemierre, neveu du poète. &mdash; Fontanes. &mdash; Cléry.</p>
+
+
+<p class="p2"><a href="#page177">LIVRE <abbr title="9">IX</abbr>.</a></p>
+
+<p class="index">Mort de ma mère. &mdash; Retour à la religion. &mdash; <span class="italic">Génie du Christianisme</span>.
+&mdash; Lettre du chevalier de Panat. &mdash; Mon oncle M. de Bedée: sa fille
+aînée. &mdash; Littérature anglaise. &mdash; Dépérissement de l'ancienne école.
+&mdash; Historiens. &mdash; Poètes. &mdash; Publicistes. &mdash; <span lang="en">Shakespeare</span>. &mdash; Romans
+anciens. &mdash; Romans nouveaux. &mdash; Richardson. &mdash; Walter Scott. &mdash; Poésie
+nouvelle. &mdash; Beattie. &mdash; Lord <span lang="en">Byron</span>. &mdash; L'Angleterre de Richmond à
+Greenwich. &mdash; Course avec Peltier. &mdash; Blenheim. &mdash; Stowe. &mdash;
+Hampton-Court. &mdash; Oxford. &mdash; Collège d'Eton. &mdash; M&oelig;urs privées. &mdash;
+M&oelig;urs politiques. &mdash; Fox. &mdash; Pitt. &mdash; Burke. &mdash; George <abbr title="3">III</abbr>. &mdash;
+Rentrée des émigrés en France. &mdash; Le ministre de Prusse me donne un
+faux passe-port sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en
+Suisse. &mdash; Mort de lord Londonderry. &mdash; Fin de ma carrière de soldat
+et de voyageur. &mdash; Je débarque à Calais.</p>
+
+
+<p class="p2">DEUXIÈME PARTIE</p>
+<p class="p2"><a href="#page229">LIVRE PREMIER.</a></p>
+
+<p class="index">Séjour à Dieppe. &mdash; Deux sociétés. &mdash; Où en sont mes Mémoires. &mdash;
+Année 1800. &mdash; Vue de la France. &mdash; J'arrive à Paris. &mdash; Changement de
+la société. &mdash; Année de ma vie 1801. &mdash; Le <span class="italic">Mercure</span>. &mdash; <span class="italic">Atala</span>. &mdash;
+Année de ma vie 1801 &mdash; M<sup>me</sup> de Beaumont, sa société. &mdash; Année de ma
+vie 1801. &mdash; Été à Savigny. &mdash; Année de ma vie 1802. &mdash; Talma. &mdash;
+Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; <span class="italic">Génie du christianisme.</span> &mdash; Chute
+annoncée. &mdash; Cause du succès final. &mdash; <span class="italic">Génie du christianisme</span>;
+suite. &mdash; Défauts de l'ouvrage.</p>
+
+
+<p class="p2"><a href="#page293">LIVRE <abbr title="2">II</abbr>.</a></p>
+
+<p class="index">Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; Châteaux. &mdash; M<sup>me</sup> de Custine. &mdash; M.
+de Saint-Martin. &mdash; M<sup>me</sup> d'Houdetot et Saint-Lambert. &mdash; Voyage dans
+le midi de la France, 1802. &mdash; Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; M. de
+la Harpe. &mdash; Sa mort. &mdash; Années de ma vie 1802 et 1803. &mdash; Entrevue
+avec Bonaparte. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash; Je suis nommé premier
+secrétaire d'ambassade à Rome. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash; Voyage de
+Paris aux Alpes de Savoie. &mdash; Du mont Cenis à Rome. &mdash; Milan et Rome.
+&mdash; Palais du cardinal Fesch. &mdash; Mes occupations. &mdash; Année de ma vie
+1803. &mdash; Manuscrit de M<sup>me</sup> de Beaumont. &mdash; Lettres de M<sup>me</sup> de Caud. &mdash;
+Arrivée de M<sup>me</sup> de Beaumont à Rome. &mdash; Lettres de ma s&oelig;ur. &mdash;
+Lettre de M<sup>me</sup> de Krüdener. &mdash; Mort de M<sup>me</sup> de Beaumont. &mdash;
+Funérailles. &mdash; Année de ma vie 1803. &mdash; Lettres de M. Chênedollé, de
+M. de Fontanes, de M. Necker et de M<sup>me</sup> de Staël. &mdash; Années de ma vie
+1803 et 1804. &mdash; Première idée de mes Mémoires. &mdash; Je suis nommé
+ministre de France dans le Valais. &mdash; Départ de Rome. &mdash; Année de ma
+vie 1804. &mdash; République du Valais. &mdash; Visite au château des Tuileries.
+&mdash; Hôtel de Montmorin. &mdash; J'entends crier la mort du duc d'Enghien. &mdash;
+Je donne ma démission.</p>
+
+<p class="p2"><a href="#page409">LIVRE <abbr title="3">III</abbr>.</a></p>
+
+<p class="index">Mort du duc d'Enghien. &mdash; Année de ma vie 1804. &mdash; Le général Hulin.
+&mdash; Le duc de Rovigo. &mdash; M. de Talleyrand. &mdash; Part de chacun. &mdash;
+Bonaparte, son sophisme et ses remords. &mdash; Ce qu'il faut conclure de
+tout ce récit. &mdash; Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. &mdash;
+Un article du <span class="italic">Mercure</span>. &mdash; Changement dans la vie de Bonaparte. &mdash;
+Abandon de Chantilly.</p>
+
+
+<p class="p2"><a href="#page465">LIVRE <abbr title="4">IV</abbr>.</a></p>
+
+<p class="index">Année de ma vie 1804. &mdash; Je viens demeurer rue Miromesnil. &mdash;
+Verneuil. &mdash; Alexis de Tocqueville. &mdash; Le Ménil. &mdash; Mézy. &mdash;
+Méréville. &mdash; M<sup>me</sup> de Coislin. &mdash; Voyage à Vichy, en Auvergne et au
+mont Blanc. &mdash; Retour à Lyon. &mdash; Course à la Grande Chartreuse. &mdash;
+Mort de M<sup>me</sup> de Caud. &mdash; Années de ma vie 1805 et 1806. &mdash; Je reviens
+à Paris. &mdash; Je pars pour le Levant. &mdash; Je m'embarque à Constantinople
+sur un bâtiment qui portait des pèlerins pour la Syrie. &mdash; De Tunis
+jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. &mdash; Réflexions sur mon
+voyage. &mdash; Mort de Julien.</p>
+
+<p><a href="#page605"><span class="smcap">Table.</span></a></p>
+
+
+<p class="p4">APPENDICE</p>
+
+<ul class="toc roman">
+<li><a href="#page574">&mdash;Le Comte du Plessix de Parscau, beau-frère de Chateaubriand.</a></li>
+<li><a href="#page549">&mdash;Le mariage de Chateaubriand.</a></li>
+<li><a href="#page552">&mdash;Fontanes et Chateaubriand.</a></li>
+<li><a href="#page554">&mdash;Comment fut composé le «Génie du Christianisme».</a></li>
+<li><a href="#page561">&mdash;La rentrée en France.</a></li>
+<li><a href="#page563">&mdash;Le Génie du christianisme.</a></li>
+<li><a href="#page568">&mdash;Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine.</a></li>
+<li><a href="#page578">&mdash;La mort de La Harpe.</a></li>
+<li><a href="#page586">&mdash;Les quatre Clausel.</a></li>
+<li><a href="#page593">&mdash;Le cahier rouge.</a></li>
+<li><a href="#page598">&mdash;Le Conseiller Réal et l'anecdote du duc de Rovigo.</a></li>
+<li><a href="#page602">&mdash;La comtesse de Noailles.</a></li>
+</ul>
+
+<p class="p4 center">Paris.(France).&mdash;Imp. Paul Dupont (Cl.)&mdash;</p>
+
+
+<p class="p4"><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<strong>Note 1:</strong> Ce livre a été écrit à Londres d'avril à septembre 1822.
+Il a été revu en février 1845 et en décembre
+1846.<a href="#footnotetag1"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<strong>Note 2:</strong> Jean-Claude-Marin-Victor, marquis de <span class="italic">Laqueuille</span>, né à
+Châteaugay (Puy-de-Dôme) le 2 janvier 1742. Élu député de la noblesse
+de la sénéchaussée de Riom le 25 mars 1789, il se démit de son mandat
+le 6 mai 1790, émigra, rejoignit l'armée des princes et commanda, sous
+le comte d'Artois, le corps de la noblesse d'Auvergne. Il fut décrété
+d'accusation le 1er janvier 1792. Rentré en France sous le Consulat,
+il vécut dans la retraite jusqu'à sa mort, arrivée le 30 avril
+1810.<a href="#footnotetag2"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<strong>Note 3:</strong> Le 16 juillet 1791, à propos de la pétition pour la
+déchéance rédigée par Laclos, une scission se produisit dans la
+<span class="italic">Société des Amis de la Constitution</span>, séante aux Jacobins. Barnave,
+Dupont, les Lameth et tous les autres membres de la société qui
+faisaient partie de l'Assemblée constituante, à l'exception de
+Robespierre, Petion, R&oelig;derer, Coroller, Buzot et Grégoire,
+abandonnèrent les Jacobins et fondèrent une société rivale, qui se
+réunit, elle aussi, rue Saint-Honoré, en face de la place de
+Louis-le-Grand (la place Vendôme), dans l'ancienne église des
+<span class="italic">Feuillants</span>. Les journaux jacobins crièrent haro sur ce club
+<span class="italic">monarchico-aristocratico-constitutionnel</span>; ils demandèrent que cette
+société <span class="italic">turbulente et pestilentielle</span> fût chassée de l'enceinte des
+Feuillants. Le 27 décembre 1791, l'Assemblée législative décréta
+qu'aucune société politique ne pourrait être établie dans l'enceinte
+des ci-devants Feuillants et Capucins. Voir au tome <abbr title="2">II</abbr> du <span class="italic">Journal
+d'un bourgeois de Paris pendant la Terreur</span> par Edmond Biré, le
+chapitre sur <span class="italic">la Société des Feuillants</span>.<a href="#footnotetag3"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<strong>Note 4:</strong> <span class="italic">M. Buisson de la Vigne</span>, ancien capitaine de vaisseau de
+la Compagnie des Indes. Il avait été anobli en 1776.<a href="#footnotetag4"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<strong>Note 5:</strong> Alexis-Jacques <span class="italic">Buisson de la Vigne</span>, directeur de la
+Compagnie des Indes à Lorient, avait épousé dans cette ville, en 1770,
+Céleste <span class="italic">Rapion de la Placelière</span>, originaire de Saint-Malo.<a href="#footnotetag5"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<strong>Note 6:</strong> Anne <span class="italic">Buisson de la Vigne</span>, née en 1772 et s&oelig;ur aînée
+de M<sup>me</sup> de Chateaubriand, avait épousé à Saint-Malo, le 29 mai 1789,
+Hervé-Louis-Joseph-Marie de <span class="italic">Parscau</span>, et non de <span class="italic">Parseau</span>, comme le
+portent toutes les éditions précédentes.&mdash;Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup>
+1: <span class="italic">Le comte du Plessix de Parscau</span>.<a href="#footnotetag6"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<strong>Note 7:</strong> Céleste <span class="italic">Buisson de la Vigne</span>, née à Lorient en 1774.
+C'est elle qui sera M<sup>me</sup> de Chateaubriand.<a href="#footnotetag7"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<strong>Note 8:</strong> Michel Bossinot de <span class="italic">Vauvert</span>, né le 21 décembre 1724 à
+Saint-Malo, où il mourut le 16 septembre 1809. Il avait été conseiller
+du roi et procureur à l'amirauté. Sa descendance est représentés
+aujourd'hui par la famille Poulain du Reposoir. Il était l'oncle à la
+mode de Bretagne de M<sup>lle</sup> Céleste Buisson de la Vigne.<a href="#footnotetag8"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<strong>Note 9:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="2">II</abbr>: <span class="italic">Le Mariage de
+Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag9"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<strong>Note 10:</strong> L'abbé Barthélemy (1716-1795), garde des médailles et
+antiques du cabinet du roi, membre de l'Académie française et de
+l'Académie des inscriptions, auteur du <span class="italic">Voyage du jeune Anacharsis en
+Grèce vers le milieu du <abbr title="4">IV</abbr><sup>e</sup> siècle avant l'ère vulgaire</span>. Il passa la
+plus grande partie de sa vie auprès du duc et de la duchesse de
+Choiseul dans leur terre de Chanteloup.<a href="#footnotetag10"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<strong>Note 11:</strong> Ange-François <span class="italic">Fariau</span>, dit <span class="italic">de Saint-Ange</span> (1747-1810),
+membre de l'Académie française. Sa traduction en vers des
+<span class="italic">Métamorphoses</span> d'Ovide lui avait valu une assez grande réputation. Si
+le poète Saint-Ange n'avait guère d'esprit, il avait encore moins de
+modestie. Le très spirituel abbé de Féletz le laissait entendre, d'une
+façon bien piquante, dans le feuilleton où il rendait compte de la
+réception du poète à l'Académie: «C'est un grand écueil pour tout le
+monde, écrivait-il, de parler de soi, et il semblait que c'en était un
+plus grand encore pour M. de Saint-Ange. Tout le monde l'attendait là,
+et tout le monde a été surpris: il a bien attrapé les malins et les
+mauvais plaisants; il a parlé de lui fort peu et très modestement.
+J'ai cinq cents témoins de ce que j'avance ici; certainement, de
+toutes les <span class="italic">Métamorphoses</span> que nous devons à M. de Saint-Ange, ce
+n'est pas la moins étonnante.»<a href="#footnotetag11"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<strong>Note 12:</strong> Jacques-Henri-Bernardin <span class="italic">de Saint-Pierre</span> (1737-1814),
+auteur des <span class="italic">Études sur la Nature</span> et de <span class="italic">Paul et Virginie</span>. Le
+jugement que porte ici Chateaubriand sur le caractère de Bernardin de
+Saint-Pierre est en complet désaccord avec l'opinion reçue qui fait de
+ce dernier un bonhomme très doux et d'une bienveillance universelle,
+sans autre défaut que d'être trop sensible. Qui a raison de
+Chateaubriand ou de la légende? Il semble bien que ce soit l'auteur
+des <span class="italic">Mémoires d'Outre-Tombe</span>. Voici, en effet, ce que je lis dans
+l'excellente biographie de <span class="italic">Bernardin de Saint-Pierre</span> par M<sup>me</sup> Arvède
+Barine: «Il était pensionné décoré, bien traité par l'empereur. Le
+monde parisien le choyait et l'adulait... Il serait parfaitement
+heureux s'il avait bon caractère. Mais il a mauvais caractère, plus
+que jamais. Il ne s'est jamais tant disputé...» Et plus loin: «Il
+n'est pas étonnant qu'il fût détesté de la plupart de ses confrères.
+Andrieux se souvenait de M. de Saint-Pierre comme d'un <span class="italic">homme dur,
+méchant</span>..... Ses ennemis lui rendaient les coups avec usure et, comme
+il était vindicatif, il mourut sans avoir fait la paix.»<a href="#footnotetag12"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<strong>Note 13:</strong> Le 30 janvier 1791.<a href="#footnotetag13"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<strong>Note 14:</strong> Sur le <span class="italic">Réveil d'Épiménide</span> et sur son auteur Carbon de
+Flins, voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, la note de la page 219.<a href="#footnotetag14"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<strong>Note 15:</strong> Elle s'appelait de son vrai nom Théroigne Terwagne. Elle
+était née, en 1762, non à Méricourt, mais à Marcourt, village situé
+sur l'Ourthe, à proximité de la petite ville de Laroche. De 1789 à
+1792, des journées d'octobre au 10 août, elle s'est ruée à tous les
+excès, à tous les crimes. Aux journées d'octobre, c'est elle qui mène
+à Versailles les mégères qui demandent «les boyaux» de la reine; au 10
+août, c'est elle qui égorge Suleau. <span class="italic">M<sup>lle</sup> Théroigne</span> tenait, du
+reste, pour la Gironde contre la Montagne, pour Brissot contre
+Robespierre. Peu de jours avant le 31 mai, elle était aux Tuileries.
+Un peuple de femmes criait: «À bas les Brissotins!» Brissot passe. Il
+est hué, et des insultes on va passer aux coups. Théroigne s'élance
+pour le défendre. «Ah! tu es brissotine!&mdash;crient les femmes,&mdash;tu vas
+payer pour tous!» Et Théroigne est fouettée. On ne la revit plus. Elle
+était sortie folle des mains des flagelleuses. Un hôpital avait
+refermé ses portes sur elle. Sa raison était morte. De l'Hôtel-Dieu,
+elle fut transférée à la Salpêtrière, de la Salpêtrière aux
+Petites-Maisons, pour être ramenée à la Salpêtrière en 1807. La
+malheureuse survécut encore huit ans, «ravalée à la brute, ruminant
+des paroles sans suite: <span class="italic">fortune, liberté, comité, révolution, décret,
+coquin</span>, brûlée de feux, inondant de seaux d'eau la bauge de paille où
+elle gîtait, brisant la glace des hivers pour boire dans le ruisseau à
+plat ventre, paissant ses excréments!» Elle mourut à l'infirmerie
+générale de la Salpêtrière le 8 juin 1815. (<span class="italic">Portraits intimes du
+<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle</span>, par Edmond et Jules de Goncourt, 1878.)<a href="#footnotetag15"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<strong>Note 16:</strong> M<sup>me</sup> Roland avait demandé la tête de la reine dès les
+premiers jours de la Révolution. Le 26 juillet 1789, au lendemain des
+égorgements qui avaient accompagné et suivi la prise de la Bastille,
+elle écrivait de Lyon à son ami Bosc, le futur éditeur de ses
+<span class="italic">Mémoires</span>: «...Je vous ai écrit <span class="italic">des choses plus rigoureuses que vous
+n'en avez faites</span>; et cependant, si vous n'y prenez garde, vous
+n'aurez fait qu'une levée de boucliers... Vous vous occupez d'une
+municipalité, et <span class="italic">vous laissez échapper des têtes qui vont conjurer de
+nouvelles horreurs. Vous n'êtes que des enfants</span>: votre enthousiasme
+est un feu de paille; et <span class="italic">si l'Assemblée nationale ne fait pas en
+règle le procès de deux têtes illustres ou que de généreux décius ne
+les abattent</span>, vous êtes tous f...» (<span class="italic">Correspondance de M<sup>me</sup> Roland</span>,
+publiée à la suite de ses <span class="italic">Mémoires</span>.)&mdash;Quand Louis <abbr title="16">XVI</abbr> et
+Marie-Antoinette, le 25 juin 1791, sont ramenés de Varennes et
+rentrent aux Tuileries, humiliés, captifs, la joie déborde du c&oelig;ur
+de M<sup>me</sup> Roland: «Je ne sais plus me tenir chez moi, écrit-elle; je
+vais voir les braves gens de ma connaissance pour nous exciter aux
+<span class="italic">grandes mesures</span>.» «Il me semble, écrit-elle encore, qu'il faudrait
+mettre le mannequin royal en séquestre et <span class="italic">faire le procès à sa
+femme</span>.» Puis elle se ravise; elle veut qu'on fasse aussi le procès à
+Louis <abbr title="16">XVI</abbr>: «Faire le procès à Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, dit-elle, serait sans
+contredit la plus grande, la plus juste des mesures; mais vous êtes
+incapables de la prendre.»<a href="#footnotetag16"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<strong>Note 17:</strong> Le 17 juillet 1791.<a href="#footnotetag17"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<strong>Note 18:</strong> Le décret déclarant les membres de l'Assemblée nationale
+inéligibles à la prochaine législature fut rendu le 16 mai 1791&mdash;et
+non le 17.<a href="#footnotetag18"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<strong>Note 19:</strong> Le comte de <span class="italic">Belsunce</span>, major en second du régiment de
+Bourbon Infanterie. «À partir du 14 juillet, dit M. Taine, dans chaque
+ville, les magistrats se sentent à la merci d'une bande de sauvages,
+parfois d'une bande de cannibales. Ceux de Troyes viennent de torturer
+Huez (le maire de la ville) à la manière des Hurons; ceux de Caen ont
+fait pis: le major de Belsunce, non moins innocent et garanti par la
+foi jurée, a été dépecé comme Lapérouse aux îles Fidji, et une femme a
+mangé son c&oelig;ur.» <span class="italic">La Révolution</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 89.<a href="#footnotetag19"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<strong>Note 20:</strong> Jérôme <span class="italic">Petion de Villeneuve</span> (1756-1794), député aux
+États-Généraux et membre de la Convention. Le 17 novembre 1791, il fut
+élu maire, en remplacement de Bailly, par 6,708 voix, alors que le
+nombre des électeurs était de 80,000. Il avait pour concurrent La
+Fayette.<a href="#footnotetag20"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<strong>Note 21:</strong> Avant 1789, Paris était partagé en vingt-et-un
+quartiers. Le règlement fait par le roi, le 23 avril 1789, pour la
+convocation des trois états de la ville de Paris, divisa cette ville
+en soixante arrondissements et districts, division qui subsista
+jusqu'à la loi du 27 juin 1790. À cette époque, l'Assemblée
+constituante substitua aux soixante districts quarante-huit
+sections.<a href="#footnotetag21"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<strong>Note 22:</strong> Le 17 germinal an <abbr title="2">II</abbr> (6 avril 1794), un citoyen se
+présenta à la barre de la Convention et offrit une somme qu'il
+destinait, dit-il, <span class="italic">aux frais d'entretien et de réparation de la
+guillotine</span>, (<span class="italic">Moniteur</span> du 7 avril 1794).<a href="#footnotetag22"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<strong>Note 23:</strong> Le 23 mars 1792.<a href="#footnotetag23"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<strong>Note 24:</strong> Maximin <span class="italic">Isnard</span> (1751-1825), député du Var à la
+Législative, à la Convention et au Conseil des Cinq-Cents. Il fut,
+dans les deux premières de ces Assemblées, l'un des plus éloquents
+orateurs du parti de la Gironde. «L'homme du parti girondin, a écrit
+Charles Nodier, qui possédait au plus haut degré le don de ces
+inspirations violentes qui éclatent comme la foudre en explosions
+soudaines et terribles, c'était Isnard, génie violent, orageux,
+incompressible.» À la Législative, il s'était signalé par la véhémence
+de son langage contre les prêtres, il avait dit du haut de la tribune:
+«Contre eux, <span class="italic">il ne faut pas de preuves</span>!» À la Convention, il avait
+voté la mort du roi; mais, avant même la chute de la République, sa
+conversion religieuse et politique était complète; il ne craignait pas
+de se dire hautement catholique et royaliste. On lit dans une
+publication intitulée <span class="italic">Préservatif contre la Biographie nouvelle des
+contemporains</span>, par le comte de Fortia-Piles (1822): «Isnard a frémi
+de sa conduite révolutionnaire; ses crimes se sont représentés à ses
+yeux; le plus irrémédiable de tous, celui du 21 janvier, ne pouvait
+être effacé par un repentir ordinaire. Qu'a-t-il fait? En pleine
+santé, jouissant de toutes ses facultés, il s'est rendu en plein midi
+(et plus d'une fois) le jour anniversaire du crime, au lieu où il a
+été consommé; là il s'est agenouillé sur les pierres inondées du sang
+du roi martyr; il s'est prosterné à la vue de tous les passants, a
+baisé la terre sanctifiée par le supplice du juste, a mouillé de ses
+larmes les pavés qui lui retraçaient encore l'image de son auguste
+victime; il a fait amende honorable et a imploré à haute voix le
+pardon de Dieu et des hommes.»<a href="#footnotetag24"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<strong>Note 25:</strong> Armand <span class="italic">Gensonné</span>, député de la Gironde à la Législative
+et à La Convention, né à Bordeaux le 10 août 1758, exécuté à Paris le
+31 octobre 1793.&mdash;Jean-Pierre <span class="italic">Brissot de Warville</span>, député de Paris à
+l'Assemblée législative et député d'Eure-et-Loir à la Convention, né à
+Chartres le 14 janvier 1754, guillotiné le 31 octobre 1793. La
+dénonciation de Gensonné et de Brissot contre le prétendu <span class="italic">comité
+autrichien</span> eut lieu dans la séance du 23 mai 1792.<a href="#footnotetag25"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<strong>Note 26:</strong> Le décret ordonnant la dissolution de la garde
+constitutionnelle du roi fut voté le 29 mai 1792.<a href="#footnotetag26"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<strong>Note 27:</strong> Elle fut brûlée en 1580. <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag27"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<strong>Note 28:</strong> Jean-Paul <span class="italic">Marat</span>, membre de la Convention, né à Boudry
+(Suisse) le 24 mai 1743, mort à Paris le 14 juillet 1793.<a href="#footnotetag28"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<strong>Note 29:</strong> Pierre-Gaspard <span class="italic">Chaumette</span>, né à Nevers le 24 mai 1763,
+guillotiné le 13 avril 1794. Fils d'un cordonnier, il n'exerça jamais
+lui-même cette profession. Son père lui avait fait commencer ses
+études, qu'il abandonna bientôt pour s'embarquer. Il fut
+successivement mousse, timonier, copiste et clerc de procureur. Il se
+faisait gloire d'être athée et déclarait «qu'il n'y avait d'autre Dieu
+que le peuple».<a href="#footnotetag29"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<strong>Note 30:</strong> Benoît-Camille <span class="italic">Desmoulins</span> (1760-1794), député de Paris
+à la Convention.&mdash;Méot, qui avait ses salons au Palais-Royal, était le
+meilleur restaurateur de Paris. L'abbé Delille l'a célébré au chant
+<abbr title="3">III</abbr> de l'<span class="italic">Homme des Champs</span>:</p>
+
+<p class="poem">Leur appétit insulte à tout l'art des Méots.</p>
+
+<p>Ses succulents dîners faisaient venir l'eau à la bouche de Camille
+Desmoulins, qui s'écriait, dès les premiers temps de la Révolution:
+«Moi aussi, je veux célébrer la République... pourvu que les banquets
+se fassent chez Méot.» (<span class="italic">Histoire politique et littéraire de la Presse
+en France</span>, par Eugène Hatin, tome <abbr title="5">V</abbr>, p. 308).<a href="#footnotetag30"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<strong>Note 31:</strong> Joseph <span class="italic">Fouché</span>, duc d'Otrante (1754-1820), membre de la
+Convention, membre du Sénat conservateur, représentant et pair des
+Cent-Jours, député de 1815 à 1816, ministre de la police sous le
+Directoire, sous Napoléon et sous Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>. Après avoir été
+professeur à Juilly, il était principal du collège des Oratoriens à
+Nantes, lorsqu'il fut envoyé à la Convention par le département de la
+Loire-Inférieure.&mdash;Chateaubriand lui trouvait l'air d'une hyène
+habillée; tout au moins avait-il l'air d'une fouine. On lit dans le
+<span class="italic">Mémorial</span> de Norvius (tome <abbr title="3">III</abbr>, p. 318): «J'avais vu souvent à Paris
+le duc d'Otrante, et en le revoyant à Rome (à la fin de 1813), je ne
+pus m'empêcher de rire, me rappelant qu'étant à dîner à Auteuil, chez
+M<sup>me</sup> de Brienne, avec lui et la princesse de Vaudémont, celle-ci, en
+sortant de table, le mena devant une des glaces du salon et, lui
+prenant familièrement le menton, s'écria: <span class="italic">Mon Dieu! mon petit Fouché,
+comme vous avez l'air d'une fouine!</span>»<a href="#footnotetag31"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a>
+<strong>Note 32:</strong> Le dimanche 28 juillet 1793, une fête, à laquelle
+assistait une députation de vingt-quatre membres de la Convention
+nationale, fut célébrée dans le Jardin du Luxembourg, en l'honneur de
+Marat. Un reposoir, richement décoré, était dressé à l'entrée de la
+grande allée, du côté des parterres. Le c&oelig;ur de Marat y avait été
+déposé; il était enfermé dans une urne magnifique, provenant du
+Garde-Meuble. La Société des Cordeliers avait été autorisée à y
+choisir un des plus beaux vases, «pour que les restes du plus
+implacable ennemi des rois fussent renfermés dans des bijoux attachés
+à leur couronne.» (<span class="italic">Nouvelles politiques nationales et étrangères</span>, n<sup>o</sup>
+212, 31 juillet 1793.) Un orateur, monté sur une chaise, lut un
+discours, dont voici le début: «<span class="italic">Ô cor Jésus! ô cor Marat! C&oelig;ur
+sacré de Jésus! c&oelig;ur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à
+nos hommages!</span>» Puis, comparant les travaux et les enseignements du
+Fils de Marie à ceux de l'<span class="italic">Ami du peuple</span>, l'orateur montra que les
+Cordeliers et les Jacobins étaient les apôtres du nouvel Évangile, que
+les Publicains revivaient dans les Boutiquiers et les Pharisiens dans
+les Aristocrates. «<span class="italic">Jésus-Christ est un prophète</span>, ajouta-t-il, <span class="italic">et
+Marat est un Dieu!</span>» Et il s'écriait en finissant: «Ce n'est pas tout;
+je puis dire ici que la compagne de Marat est parfaitement semblable à
+Marie: celle-ci a sauvé l'enfant Jésus en Égypte; l'autre a soustrait
+Marat au glaive de Lafayette, l'Hérode des temps nouveaux.»
+(<span class="italic">Révolutions de Paris</span>, n<sup>o</sup> 211, du 20 juillet au 3 août 1793.)&mdash;Pour
+tous les détails de cette fête, voir, au tome <abbr title="3">III</abbr> du <span class="italic">Journal d'un
+bourgeois de Paris</span>, par Edmond Biré, le chapitre intitulé: <span class="italic">C&oelig;ur
+de Marat</span>.<a href="#footnotetag32"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a>
+<strong>Note 33:</strong> Jacques-Nicolas <span class="italic">Billaud-Varenne</span>, né à La Rochelle le
+23 avril 1756. Député de Paris à la Convention nationale et membre du
+Comité de salut public, il ne cessa de pousser aux mesures les plus
+atroces. Condamné à la déportation le 1<sup>er</sup> avril 1795, il fut conduit
+à la Guyane et resta vingt ans à Sinnamari. En 1816, ayant réussi à
+s'enfuir, il se réfugia à Port-au-Prince, dans la République de Haïti,
+dont le président, Péthion, lui fit une pension, ne voulant pas se
+souvenir que Billaud avait été, en France, le plus ardent persécuteur
+de son homonyme, Petion de Villeneuve.&mdash;Billaud, lorsqu'il avait
+quitté l'Oratoire et le collège de Juilly, où il avait été professeur
+laïque, dispensé, à ce titre, de porter le costume de l'ordre, était
+venu se fixer à Paris, et s'était fait inscrire, en 1785, sur le
+tableau des avocats au Parlement, sous le nom de Billaud de Varenne.
+<span class="italic">Varenne</span> était un petit village des environs de La Rochelle dans
+lequel son père possédait une ferme. C'est donc à tort que tous les
+historiens, et Chateaubriand avec eux, orthographient son nom:
+Billaud-<span class="italic">Varennes</span>, comme s'il eût tiré cette addition à son nom de la
+ville où Louis <abbr title="16">XVI</abbr> fut arrêté le 21 juin 1791.&mdash;À la veille de la
+Révolution, le futur membre du Comité de salut public ne négligea rien
+pour se glisser dans les rangs de la noblesse. Lors de son mariage,
+célébré dans l'église Saint-André-des-Arts le 12 septembre 1786, il
+signa bravement <span class="italic">Billaud de Varenne</span>. Bientôt même il ne tarda pas à
+faire disparaître, le plus qu'il le pouvait, le nom paternel, et à lui
+substituer dans ses relations mondaines le nom de <span class="italic">M. de Varenne</span>. Son
+historien, M. Alfred Bégis, a retrouvé un billet de lui, recopié par
+sa femme, qui ne savait pas assez l'orthographe, et ainsi conçu:
+«<span class="italic">M<sup>me</sup> de Varenne</span> a l'honneur de saluer M. de Chaufontaine et de
+s'excuser de n'avoir pu faire ce qu'elle lui avait promis, etc.» Tout
+cela n'empêchera pas Billaud-Varenne de publier, en 1789, sans nom
+d'auteur, il est vrai, un ouvrage intitulé: <span class="italic">Le dernier coup porté aux
+préjugés et à la superstition</span>. (Voir <span class="italic">Billaud-Varenne, membre du
+Comité de salut public</span>, Mémoires et Correspondance, accompagnés de
+notices biographiques sur Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, par <span class="italic">M.
+Alfred Bégis</span>, 1893.)<a href="#footnotetag33"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a>
+<strong>Note 34:</strong> «Danton, importuné de la représentation malencontreuse
+(on venait de lui signaler les dangers que couraient les détenus),
+Danton s'écrie, avec sa voix beuglante et un geste approprié à
+l'expression: «Je me f... bien des prisonniers! qu'ils deviennent ce
+qu'il pourront!» Et il passe son chemin avec humeur. C'était dans le
+second antichambre, en présence de vingt personnes, qui frémirent
+d'entendre un si rude ministre de la justice.» (<span class="italic">Mémoires de M<sup>me</sup>
+Roland</span>, éd. Faugère, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 103).<a href="#footnotetag34"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a>
+<strong>Note 35:</strong> C'est à M. Royer-Collard, alors secrétaire adjoint de la
+municipalité, que Danton adressa un jour ces paroles, comme ils
+sortaient ensemble de l'hôtel du <span class="italic">Département</span>. Danton était à ce
+moment substitut du procureur de la Commune. (Beaulieu, <span class="italic">Essais sur
+les causes et les effets de la Révolution de France</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p.
+192).&mdash;Voir aussi <span class="italic">Journal d'un bourgeois de Paris pendant la
+Terreur</span>, par Edmond Biré, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 89.<a href="#footnotetag35"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a>
+<strong>Note 36:</strong> Philippe-François-Nazaire <span class="italic">Fabre d'Églantine</span>
+(1750-1794), comédien, poète comique et député de Paris à la
+Convention. Il fut guillotiné avec Danton et Camille Desmoulins, le 5
+avril 1794.<a href="#footnotetag36"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a>
+<strong>Note 37:</strong> Voir <span class="italic">la Guillotine pendant la Révolution</span>, par G.
+Lenotre, p. 306 et suiv. et au tome <abbr title="5">V</abbr> du <span class="italic">Journal d'un bourgeois de
+Paris pendant la Terreur</span>, par Edmond Biré, les deux chapitres sur <span class="italic">la
+Guillotine</span>.<a href="#footnotetag37"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a>
+<strong>Note 38:</strong> Chateaubriand fait ici à Camille Desmoulins un excès
+d'honneur qu'il n'a point mérité. L'<span class="italic">ex-procureur général de la
+lanterne</span> fonda le <span class="italic">Vieux-Cordelier</span>, non pour défendre les victimes
+de la Terreur, mais pour se défendre lui-même. Bien loin qu'il ose
+braver Robespierre, il le couvre à chaque page d'éloges outrés.&mdash;La
+mort de sa femme, la pauvre Lucile, fut admirable. Quant à lui, dans
+un temps où les femmes elles-mêmes affrontaient fièrement l'échafaud,
+il fit preuve «d'une insigne faiblesse». Vainement Hérault de
+Séchelles s'approcha de lui, dans la cour de la Conciergerie, et lui
+dit: «Montrons que nous savons mourir!» Camille Desmoulins n'était
+plus en état de l'entendre; il pleurait comme une femme, et, l'instant
+d'après, il écumait de rage. Quand les valets du bourreau voulurent le
+faire monter sur la charrette, il engagea avec eux une lutte terrible,
+et c'est à demi nu, les vêtements en lambeaux, la chemise déchirée
+jusqu'à la ceinture, qu'il fallut l'attacher sur un des bancs du
+tombereau. (Des Essarts, <span class="italic">procès fameux jugés depuis la Révolution</span>,
+<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 184.) Un témoin oculaire, Beffroy de Reigny (<span class="italic">le Cousin
+Jacques</span>) dépeint ainsi Camille allant à l'échafaud: «Je le vis
+traverser l'espace du Palais à la place <span class="italic">de Sang</span>, ayant un <span class="italic">air
+effaré</span>, parlant à ses voisins avec beaucoup d'agitation, et <span class="italic">portant
+sur son visage le rire convulsif d'un homme qui n'a plus sa tête à
+lui</span>.» (<span class="italic">Dictionnaire néologique des hommes et des choses, ou Notice
+alphabétique des hommes de la Révolution</span>, par le Cousin <span class="italic">Jacques</span>,
+Paris, an <abbr title="8">VIII</abbr>, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 480.)<a href="#footnotetag38"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a>
+<strong>Note 39:</strong> <span class="italic">Le Philinte de Molière, ou la suite du Misanthrope</span>,
+comédie en cinq actes, en vers, représentée au Théâtre-Français le 22
+février 1790, est la meilleure pièce de Fabre d'Églantine; c'est une
+de nos bonnes comédies de second ordre. Le plan est simple et bien
+conçu; l'action, sans être compliquée ne languit pas: toute l'intrigue
+se rapporte à une seule idée, très dramatique et très morale, qui
+consiste à punir l'égoïsme par lui-même. Malheureusement, les vers
+sont durs et souvent incorrects. Ce qui restera surtout de Fabre
+d'Églantine, c'est sa chanson: «Il pleut, il pleut, bergère.» Pourquoi
+faut-il que l'auteur de cette jolie romance ait sur les mains le sang
+de Louis <abbr title="16">XVI</abbr> et le sang de Septembre?<a href="#footnotetag39"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a>
+<strong>Note 40:</strong> Silas <span class="italic">Deane</span>, membre du premier Congrès américain,
+avait été, en 1776, envoyé à Paris par ses collègues, avec mission de
+rallier la Cour de France à la cause des <span class="italic">insurgents</span>. Ses
+négociations n'ayant pas donné les résultats que l'on en espérait, on
+lui adjoignit Franklin, qui fut plus heureux et parvint à signer, le 6
+février 1778, avec le cabinet de Versailles, deux traités, l'un de
+commerce et de neutralité, l'autre d'alliance défensive.&mdash;Silas Deane
+mourut à Paris, en 1789, dans la plus profonde misère.<a href="#footnotetag40"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a>
+<strong>Note 41:</strong> Dans l'<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>, sous ce titre: <span class="italic">Un
+mot sur les émigrés</span>. Chateaubriand a écrit de belles et fortes pages,
+où son talent s'annonce déjà tout entier. «Un bon étranger au coin de
+son feu, écrivait-il alors, dans un pays bien tranquille, sûr de se
+lever le matin comme il s'est couché le soir, en possession de sa
+fortune, la porte bien fermée, des amis au-dedans et la sûreté
+au-dehors, prononce, en buvant un verre de vin, que les émigrés
+Français ont tort, et qu'on ne doit jamais quitter son pays: et ce bon
+étranger raisonne conséquemment. Il est à son aise, personne ne le
+persécute, il peut se promener où il veut sans crainte d'être insulté,
+même assassiné, on n'incendie point sa demeure, on ne le chasse point
+comme une bête féroce, le tout parce qu'il s'appelle Jacques et non
+pas Pierre, et que son grand-père, qui mourut il y a quarante ans,
+avait le droit de s'asseoir dans tel banc d'une église, avec deux ou
+trois Arlequins en livrée, derrière lui. Certes, dis-je, cet étranger
+pense qu'on a tort de quitter son pays.</p>
+
+<p>«C'est au malheur à juger du malheur...» Tout ce chapitre est à
+lire.&mdash;<span class="italic">Essai sur les Révolutions</span>, pages 428-434.<a href="#footnotetag41"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a>
+<strong>Note 42:</strong> L'<span class="italic">État militaire de la France</span> pour 1787 indique, en
+effet, M. Achard comme sous-lieutenant au régiment de Navarre. Voir,
+au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span> la note de la page 185.<a href="#footnotetag42"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a>
+<strong>Note 43:</strong> Joachim Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1767 à la
+Bastide-Fortunières, près de Cahors, fusillé à Pizzo (Calabre) le 13
+octobre 1815. Destiné d'abord à l'Église, mais entraîné par un goût
+irrésistible pour le métier des armes, il s'engagea, le 23 février
+1787, dans les chasseurs des Ardennes. Sa chaleur de tête l'ayant
+entraîné, dit-on, dans une mauvaise affaire, il dut quitter bientôt le
+régiment, et en 1791 on le retrouve dans son pays en congé, soit
+provisoire, soit définitif. À ce moment, en même temps que son
+compatriote Bessières, le futur duc d'Istrie, il fut désigné par le
+directoire de son département comme l'un des trois sujets que le Lot
+devait fournir à la garde constitutionnelle du roi. Il entra dans
+cette garde le 8 février et en sortit le 4 mars 1792. Tenant à
+justifier son départ devant le directoire du Lot, il accusa son
+lieutenant-colonel, M. Descours, d'avoir tenté de l'embaucher pour
+l'armée des princes. Sa dénonciation, renvoyée au Comité de
+surveillance de la Législative, ne fut pas un des moindres griefs
+invoqués par Basire pour obtenir de l'Assemblée le licenciement de la
+garde du roi. (Frédéric Masson, <span class="italic">Napoléon et sa famille</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p.
+308.)<a href="#footnotetag43"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a>
+<strong>Note 44:</strong> Jean-Marie <span class="italic">Roland de la Platière</span> (1734-1793). Il fut
+deux fois ministre de l'intérieur, du 23 mars au 12 juin 1792, et du
+10 août 1792 au 23 janvier 1793. Après le 31 mai, il avait dû se
+cacher d'abord chez son ami le naturaliste Bosc dans la vallée de
+Montmorency, puis à Rouen. Ayant appris dans sa retraite l'exécution
+de sa femme, il se rendit à Bourg-Baudouin, à quatre lieues de Rouen,
+et se perça le c&oelig;ur à l'aide d'une canne-épée (15 novembre 1793).<a href="#footnotetag44"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a>
+<strong>Note 45:</strong> Charles-François <span class="italic">Dumouriez</span> (1739-1823). Il fut
+ministre des relations extérieures, du 17 mars au 16 juin 1792, et
+ministre de la guerre du 17 juin au 24 juillet.<a href="#footnotetag45"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a>
+<strong>Note 46:</strong> Marguerite-Louis-François <span class="italic">Duport-Dutertre</span> (1754-1793).
+Il fut ministre de l'intérieur du 21 novembre 1790 au 22 mars 1792.
+Emprisonné après le 10 août, il fut guillotiné le même jour que
+Barnave, le 28 novembre 1793. Sa femme se tua de désespoir, à coups de
+couteau, quelques jours après.<a href="#footnotetag46"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a>
+<strong>Note 47:</strong> Marie-Jeanne <span class="italic">Phlipon</span>, dame <span class="italic">Roland</span>, née à Paris le 17
+mars 1754, guillotinée le 8 novembre 1793. Tous les historiens ont
+raconté, comme Chateaubriand, qu'arrivée au pied de l'échafaud, elle
+avait demandé qu'il lui fût permis de jeter sur le papier les pensées
+extraordinaires qu'elle avait eues dans le trajet de la Conciergerie à
+la place de la Révolution; tous ont répété que, se tournant vers la
+statue de la liberté, dressée en face de la guillotine, elle s'était
+écriée: «Ô liberté, que de crimes commis en ton nom!» Aucun écrit ni
+témoignage contemporain ne parle de cette apostrophe à la liberté, ni
+de sa demande de consigner par écrit ses dernières pensées, non plus
+que de son colloque avec le bourreau pour obtenir d'être guillotinée
+la dernière, et pour épargner ainsi le spectacle de sa mort à son
+compagnon d'échafaud, le faible Lamarche. C'est seulement après la
+chute de Robespierre, à l'époque de la réaction thermidorienne, que
+Riouffe et les autres écrivains du parti de la Gironde ont mis dans la
+bouche de M<sup>me</sup> Roland des paroles dont rien n'établit l'authenticité.
+Sainte-Beuve, précisément à l'occasion de la mort de M<sup>me</sup> Roland, dit
+très bien, dans ses <span class="italic">Nouveaux Lundis</span> (tome <abbr title="8">VIII</abbr>, p. 255): «La légende
+tend sans cesse à pousser dans ces émouvants récits, comme une herbe
+folle: il faut, à tout moment, l'en arracher.»<a href="#footnotetag47"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a>
+<strong>Note 48:</strong> Louise-Florence-Pétronille <span class="italic">Tardieu d'Esclavelles</span>,
+femme de Denis-Joseph <span class="italic">La Live d'Épinay</span>, fermier général (1725-1783).
+Liée d'amitié avec Jean-Jacques Rousseau, elle fit construire pour
+lui, près de son parc de la Chevrette, dans la forêt de Montmorency,
+l'habitation restée célèbre sous le nom de l'Ermitage. Ses <span class="italic">Mémoires</span>,
+parus en 1818, sont parmi les plus curieux que nous ait laissés le
+<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle.<a href="#footnotetag48"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a>
+<strong>Note 49:</strong> Bernard-Hugues <span class="italic">Maret</span>, duc de <span class="italic">Bassano</span> (1763-1839). Il
+était avocat au Parlement de Bourgogne, quand il vint en 1788 à Paris,
+pour acheter une charge au conseil du roi. Les événements modifièrent
+sa résolution. Au mois de septembre 1789, il fonda le <span class="italic">Bulletin de
+l'Assemblée nationale</span>, destiné à donner chaque jour un résume des
+séances. Panckoucke, peu après, lui proposa d'exécuter ce travail,
+plus étendu et plus complet, pour le <span class="italic">Moniteur</span>; ce fut l'origine du
+<span class="italic">Journal officiel</span>. Après le 18 brumaire, il devint secrétaire général
+des consuls. Sous l'Empire, il fut ministre des affaires étrangères du
+17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Pair de France sous Louis-Philippe,
+il fut en 1834 ministre et président du conseil pendant trois jours.
+Napoléon l'avait créé duc de Bassano le 15 août 1809. Talleyrand,
+précisément cette année-là, disait du nouveau duc: «Je ne connais pas
+de plus grande bête au monde que M. Maret, si ce n'est le duc de
+Bassano.»<a href="#footnotetag49"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a>
+<strong>Note 50:</strong> <span class="italic">Bertrand Barère de Vieuzac</span> (1755-1841), député à la
+Constituante, membre de la Convention, député au Conseil des
+Cinq-Cents, représentant à la Chambre des Cent-Jours. Toutes nos
+révolutions pendant un demi-siècle, le 10 août et le 31 mai, le 9
+thermidor et le 18 brumaire, 1814, 1815 et 1830, ont fourni à Barère
+des occasions d'apostasies successives. Après avoir été, sous la
+Terreur, un des pourvoyeurs de l'échafaud, sous Bonaparte il s'est
+fait, moyennant salaire, mouchard et délateur. Ce misérable homme,
+après avoir été un valet de guillotine, a été un valet de police.<a href="#footnotetag50"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a>
+<strong>Note 51:</strong> Tivoli appartenait bien à M. Boutin, trésorier de la
+marine, mais ce n'était point à la fille de cet opulent financier que
+s'était marié M. de Malesherbes. Il avait épousé, par contrat du 4
+février 1749, Françoise-Thérèse Grimod, fille de Gaspard Grimod,
+seigneur de la Reynière, fermier général, et de Marie-Madeleine
+Mazade, sa seconde femme. M<sup>me</sup> de Malesherbes fut la tante de
+Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, l'auteur de
+l'<span class="italic">Almanach des Gourmands</span>, à qui son père, lui-même gourmand fameux,
+n'avait pas donné pour rien le prénom de <span class="italic">Balthazar</span>.<a href="#footnotetag51"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a>
+<strong>Note 52:</strong> Le jardin que Boutin avait créé dans le milieu de la rue
+de Clichy, en plein quartier de finance, et auquel on avait donné le
+nom de <span class="italic">Tivoli</span>, était le plus merveilleux que l'on eût encore vu:
+«Nous sommes allés avant déjeuner, dit la baronne d'Oberkirch dans ses
+<span class="italic">Mémoires</span>, visiter le jardin de M. Boutin, que le populaire a
+qualifié de Folie-Boutin et qui est bien une folie. Il y a dépensé, ou
+plutôt enfoui plusieurs millions. C'est un lieu de plaisirs
+ravissants, les surprises s'y trouvent à chaque pas; les grottes, les
+bosquets, les statues, un charmant pavillon meublé avec un luxe de
+prince. Il faut être roi ou financier pour se créer des fantaisies
+semblables. Nous y prîmes d'excellent lait et des fruits dans de la
+vaisselle d'or.» Boutin était riche: il fut guillotiné le 22 juillet
+1794. Ses biens furent confisqués. Son parc de la rue de Clichy fut
+détruit de fond en comble, les ombrages anéantis, les pelouses
+retournées. On épargna uniquement une faible partie de la propriété,
+dont on fit une promenade à la mode sous son appellation de Tivoli,
+promenade où se donnèrent maintes fêtes et qui, par son nom, éveille
+encore tant de souvenirs dans nos esprits, mais dont aujourd'hui il ne
+reste plus que ce qu'en ont dit les livres et les journaux du temps.
+(<span class="italic">La Vie privée des Financiers au <abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle</span>, par H. Thirion, p.
+276.)<a href="#footnotetag52"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a>
+<strong>Note 53:</strong> Louis-Auguste <span class="italic">Le Tonnelier</span>, baron <span class="italic">de Breteuil</span>
+(1733-1867). Après avoir été, de 1760 à 1783, ambassadeur en Russie et
+en Suède, à Naples et à Vienne, il fut, à sa rentrée en France, nommé
+ministre d'État et de la maison du roi, avec le gouvernement de Paris.
+Démissionnaire en 1788, il n'en conserva pas moins la confiance du roi
+et de la reine. Au moment du renvoi de Necker, il fut mis, comme «chef
+du conseil général des finances» à la tête du ministère éphémère du 12
+juillet 1789, dit «ministère des Cent-Heures». Il ne tarda pas à
+émigrer, séjourna successivement à Soleure, à Bruxelles et à Hambourg,
+rentra en France sous le Consulat et mourut à Paris le 2 novembre
+1807.<a href="#footnotetag53"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a>
+<strong>Note 54:</strong> Antoine <span class="italic">de Rivarol</span> (1753-1801). Ironiste étincelant
+dans les <span class="italic">Actes des Apôtres</span>, il a donné en 1789, au <span class="italic">Journal
+Politique-National</span> de l'abbé Sabatier des articles, on plutôt des
+<span class="italic">Tableaux d'histoire</span>, qui lui ont valu d'être appelé par Burke «le
+Tacite de la Révolution». Il émigra le 10 juin 1792, un mois avant
+Chateaubriand, et résida d'abord à Bruxelles. C'est là qu'il publia
+une <span class="italic">Lettre au duc de Brunswick</span>, une <span class="italic">Lettre à la noblesse française</span>
+et la <span class="italic">Vie politique et privée du général La Fayette</span>, dont il
+rappelait ironiquement le sommeil au 6 octobre, en lui donnant le nom
+de «général Morphée».&mdash;Chateaubriand a peut-être un peu arrangé les
+choses en se donnant à lui-même le dernier mot, dans le récit de son
+échange de paroles avec Rivarol. Il n'était pas si facile que cela de
+<span class="italic">toucher</span> celui qui avait si bien mérité et qui justifiait en toute
+rencontre son surnom de <span class="italic">Saint-Georges de l'épigramme</span>.<a href="#footnotetag54"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a>
+<strong>Note 55:</strong> Le baron de Montboissier, gendre de Malesherbes, était
+l'oncle par alliance du frère de Chateaubriand.&mdash;Sur le baron de
+Montboissier, voir au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span>, la note 1 de la page
+232.<a href="#footnotetag55"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote56" name="footnote56"></a>
+<strong>Note 56:</strong> Caligula était fils d'Agrippine, laquelle avait agrandi
+Cologne: d'où le nom romain de la ville: <span class="italic">Colonia agrippina</span>.&mdash;Saint
+Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, était né à Cologne vers
+1030. Après avoir été revêtu de plusieurs dignités ecclésiastiques et
+avoir refusé l'archevêché de Reims (1080), il se retira avec six de
+ses compagnons dans un désert voisin de Grenoble, aujourd'hui appelé
+la <span class="italic">Chartreuse</span> (1084), et y fonda un monastère.<a href="#footnotetag56"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote57" name="footnote57"></a>
+<strong>Note 57:</strong> Frédéric-Guillaume <abbr title="2">II</abbr>, neveu du grand Frédéric, auquel
+il avait succédé en 1786. Il mourut en 1797.<a href="#footnotetag57"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote58" name="footnote58"></a>
+<strong>Note 58:</strong> Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de
+<span class="italic">Brunswick-Lunebourg</span> (1735-1806), général au service de la Prusse. Il
+commandait en chef les armées coalisées contre la France en 1792.
+Ayant repris un commandement en 1805, il fut battu à Iéna et
+mortellement blessé d'un coup de feu près d'Auerstædt (14 octobre
+1806).<a href="#footnotetag58"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote59" name="footnote59"></a>
+<strong>Note 59:</strong> Sur le marquis de Mortemart et sur La Martinière, voir,
+au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span>, les notes 3 de la page 185 et 1 de la page
+186.<a href="#footnotetag59"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote60" name="footnote60"></a>
+<strong>Note 60:</strong> Au siècle précédent, on écrivait indifféremment <span class="italic">Goyon</span>
+ou <span class="italic">Gouyon</span>; mais ici le vrai nom est <span class="italic">Gouyon</span>, celui de <span class="italic">Goyon</span>
+appartenant à une famille d'une autre origine, les Goyon de l'Abbaye
+et des Harlières, dont faisait partie le général comte de Goyon, qui a
+commandé de 1856 à 1862 le corps d'occupation à Rome.&mdash;La 7<sup>e</sup>
+compagnie bretonne, dans laquelle s'était engagé Chateaubriand, avait
+pour chef Pierre-Louis-Alexandre de Gouyon de Miniac, né à Plancoët
+vers 1754, décédé à Rennes le 26 juin 1818.<a href="#footnotetag60"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote61" name="footnote61"></a>
+<strong>Note 61:</strong> <span class="italic">Ô Richard! ô mon roi!</span> et <span class="italic">Pauvre Jacques!</span> étaient
+deux romances différentes. La première avait été popularisée par
+l'opéra-comique de Sedaine et de Grétry, <span class="italic">Richard-C&oelig;ur-de-Lion</span>;
+les paroles et la musique de la seconde étaient de madame la marquise
+de Travanet, née de Bombelles, dame de madame Élisabeth. En voici le
+premier couplet:</p>
+
+<p class="poem25">Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi,<br>
+<span class="add2em">Je ne sentais pas ma misère:</span><br>
+ Mais à présent que tu vis loin de moi,<br>
+<span class="add2em">Je manque de tout sur la terre.</span><a href="#footnotetag61"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote62" name="footnote62"></a>
+<strong>Note 62:</strong> Jean-Baptiste-René de Guehenneue, comte de Boishue,
+marié à Sylvie-Gabrielle de Bruc. Son fils fut tué à Rennes le 27
+janvier 1789.&mdash;Voir, au tome <abbr title="1">I</abbr> des <span class="italic">Mémoires</span>, la note de la page
+265.<a href="#footnotetag62"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote63" name="footnote63"></a>
+<strong>Note 63:</strong> Lucius <span class="italic">Carey</span>, vicomte de <span class="italic">Falkland</span> (1610-1643),
+membre du Parlement et secrétaire d'État de Charles <abbr title="premier">I<sup>er</sup></abbr>. Après s'être
+d'abord prononcé en faveur de la rébellion, il épousa chaudement la
+cause royale; il fut tué à la bataille de Newbury.<a href="#footnotetag63"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote64" name="footnote64"></a>
+<strong>Note 64:</strong> Chrétien-Auguste, prince de <span class="italic">Waldeck</span> (1744-1798). Il
+perdit un bras au siège de Thionville.<a href="#footnotetag64"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote65" name="footnote65"></a>
+<strong>Note 65:</strong> Louis-Félix, baron de <span class="italic">Wimpfen</span> (1744-1814) était
+maréchal de camp lorsqu'il fut élu député aux États-Généraux par la
+noblesse du bailliage de Caen. Nommé commandant de Thionville, lors de
+l'entrée des Prussiens en France, il défendit intrépidement cette
+place pendant cinquante-cinq jours, jusqu'au moment où il fut dégagé
+par la victoire de Valmy. Après la révolution du 31 mai, il mit,
+quoique royaliste, son épée au service des députés girondins réfugiés
+à Caen; mais les beaux parleurs de la Gironde, après une bataille pour
+rire qui reçut le nom de <span class="italic">bataille sans larmes</span>, se refusèrent à
+pousser plus loin l'aventure. Wimpfen réussit à se cacher pendant le
+règne de la Terreur. Le gouvernement consulaire lui rendit son grade
+de général de division, et l'Empereur le nomma inspecteur des haras.
+Il fut créé baron en 1809. Le général de Wimpfen a laissé des
+<span class="italic">Mémoires</span>.<a href="#footnotetag65"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote66" name="footnote66"></a>
+<strong>Note 66:</strong> Manassès <span class="italic">de Pas</span>, marquis de <span class="italic">Feuquières</span> (1590-1639),
+lieutenant général sous Louis <abbr title="13">XIII</abbr>. Il contribua puissamment à la
+prise de La Rochelle, et chargé, en 1633, d'une mission diplomatique,
+il réussit à resserrer l'alliance entre la France, la Suède et les
+princes protestants de l'Allemagne. Ayant mis, en 1639, le siège
+devant Thionville, il y fut blessé et pris, et mourut quelques mois
+après de ses blessures.<a href="#footnotetag66"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote67" name="footnote67"></a>
+<strong>Note 67:</strong> Le chevalier de <span class="italic">la Baronnais</span> était l'un des nombreux
+fils de François-Pierre Collas, seigneur de la Baronnais, et de Renée
+de Kergu, mariés à Ruca, en 1750, et établis, vers 1757, dans la
+paroisse de Saint-Enogat. Ils avaient déjà cinq enfants, et de 1757 à
+1778 ils en eurent quinze autres, vingt en tout. Chateaubriand ne
+s'éloigne donc pas beaucoup de la vérité, lorsqu'il leur en attribue
+vingt-trois. Seulement, quand il leur donna <span class="italic">vingt-deux</span> garçons et
+<span class="italic">une</span> fille, il fait un peu trop petite la part du sexe faible. Il y
+avait, chez les la Baronnais, <span class="italic">huit</span> filles contre <span class="italic">douze
+garçons</span>.<a href="#footnotetag67"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote68" name="footnote68"></a>
+<strong>Note 68:</strong> Hugues <span class="italic">Métel</span>, écrivain ecclésiastique du <abbr title="12">XII</abbr><sup>e</sup> siècle
+(1080-1157). Il se vantait de composer jusqu'à mille vers en se tenant
+sur un pied, <span class="italic">stans pede in uno</span>. Chateaubriand fait ici allusion à un
+apologue qui se trouve en tête des <span class="italic">Poésies</span> de Métel et qui est
+intitulé: <span class="italic">D'un loup qui se fit hermite</span>. C'est la meilleure pièce de
+Métel,&mdash;à moins qu'il ne faille l'attribuer, comme le veulent
+plusieurs érudits, à Marbode, évêque de Rennes, son contemporain.<a href="#footnotetag68"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote69" name="footnote69"></a>
+<strong>Note 69:</strong> François-Sébastien-Charles-Joseph <span class="italic">de Croix</span>, comte de
+<span class="italic">Clerfayt</span> (1733-1798), s'était distingué pendant la guerre de Sept
+ans. Mis en 1792 à la tête du corps d'armée que l'Autriche joignait
+aux Prussiens, il prit Stenay et le défilé de la Croix-aux-Bois,
+assista aux batailles de Valmy et de Jemmapes, dirigea la retraite
+avec beaucoup de talent à cette dernière bataille, surprit les
+Français à Altenhoven, fit débloquer Maëstricht, eut la plus grande
+part dans le succès des coalisés à Nerwinde, à Quiévrain et à Furnes
+(1793). Pendant la campagne de 1794, il dut céder le terrain à
+Pichegru. Créé feld-maréchal l'année suivante, il entra dans Mayence
+(28 octobre 1795), après avoir battu isolément trois corps d'armée
+français envoyés contre lui. Une disgrâce inexplicable fut le prix de
+ces éclatants triomphes: la cour de Vienne, au mois de janvier 1796,
+le remplaça par le prince Charles.<a href="#footnotetag69"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote70" name="footnote70"></a>
+<strong>Note 70:</strong> L'armée des émigrés, en 1792, était fractionnée en trois
+corps. Le premier (dix mille hommes), formé avec les émigrés, de
+Coblentz, était commandé par les maréchaux de Broglie et de Castries.
+Le second (cinq mille hommes) était sous les ordres du prince de
+Condé. Le troisième corps, sous les ordres du duc de Bourbon,
+comprenait quatre à cinq mille émigrés cantonnés dans les Pays-Bas
+autrichiens. Les émigrés de Bretagne faisaient partie de ce troisième
+corps. (<span class="italic">Histoire de l'armée de Condé</span>, par René Bittard des Portes,
+p. 27.)<a href="#footnotetag70"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote71" name="footnote71"></a>
+<strong>Note 71:</strong> François-Prudent-Malo Ferron de la Sigonnière, né dans
+la paroisse de Saint-Samson, près de Dinan, le 6 juin 1768. Il était
+l'un des quatorze enfants de François-Henri-Malo Ferron de la
+Sigonnière, marié, le 4 mai 1762, à Anne-Gillette-Françoise Anger des
+Vaux. Le camarade de Chateaubriand est mort au château de la Mettrie,
+en Saint-Samson, le 14 mai 1815.<a href="#footnotetag71"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote72" name="footnote72"></a>
+<strong>Note 72:</strong> En plus d'un endroit de ce sixième livre, en effet,
+c'est Chateaubriand qui parle sous le nom d'Eudore, particulièrement
+dans cette page sur les veilles nocturnes du camp:&mdash;«Épuisé par les
+travaux de la journée, je n'avais durant la nuit que quelques heures
+pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m'arrivait, pendant ce
+court repos, d'oublier ma nouvelle fortune; et lorsque aux premières
+blancheurs de l'aube les trompettes du camp venaient à sonner l'air de
+Diane, j'étais étonné d'ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y a
+pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la
+nuit. Je n'ai jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la
+fanfare du clairon, répétée par l'écho des rochers, et les premiers
+hennissements des chevaux qui saluaient l'aurore. J'aimais à voir le
+camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d'où sortaient
+quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenait devant
+les faisceaux d'armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle
+immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans
+l'attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve coloré des
+feux du matin, le victimaire qui puisait l'eau du sacrifice, et
+souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardait boire son
+troupeau.»<a href="#footnotetag72"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote73" name="footnote73"></a>
+<strong>Note 73:</strong> La petite île d'Aaron est la presqu'île où est située le
+rocher de Saint-Malo.<a href="#footnotetag73"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote74" name="footnote74"></a>
+<strong>Note 74:</strong> <span class="italic">Odyssée</span>, livre <abbr title="4">IV</abbr>, vers 606. Ce vers dit seulement:
+«Brouté par les chèvres, et qui ne saurait suffire à la nourriture des
+chevaux.» C'est M<sup>me</sup> Dacier qui, la première, a fait honneur à
+Télémaque de ce doux sentiment de la patrie, qui ne se trouve point
+dans le texte grec. (Voy. Marcellus, <span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>, p.
+89.)<a href="#footnotetag74"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote75" name="footnote75"></a>
+<strong>Note 75:</strong> François-Victor <span class="italic">Kellermann</span> (1735-1820), d'une famille
+noble d'origine saxonne, établie à Strasbourg au <abbr title="16">XVI</abbr><sup>e</sup> siècle. Il
+était maréchal de camp en 1788. Appelé, en 1792, au commandement de
+l'armée de la Moselle, il battit les Prussiens à Valmy, de concert
+avec Dumouriez. Il n'en fut pas moins destitué le 18 octobre 1793, et
+envoyé à l'Abbaye, où il resta treize mois enfermé. Mis en liberté
+après le 9 thermidor, et investi du commandement de l'armée des Alpes,
+il arrêta en Provence, avec 47,000 hommes, la marche des Autrichiens,
+forts de 150,000 hommes. Le 20 mai 1804, il fut créé maréchal
+d'Empire, et, le 3 juin 1808, duc de Valmy. Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> le fit pair de
+France, le 4 juin 1814. Il se tint à l'écart pendant les Cent-Jours,
+quoique compris dans la promotion des pairs du 2 juin 1815, et reprit,
+à la seconde Restauration, sa place à la Chambre haute, où
+Chateaubriand et lui se retrouvèrent.<a href="#footnotetag75"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote76" name="footnote76"></a>
+<strong>Note 76:</strong> André Morellet (1727-1819), membre de l'Académie
+française. Nous le retrouverons quand Chateaubriand publiera son roman
+d'<span class="italic">Atala</span>.<a href="#footnotetag76"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote77" name="footnote77"></a>
+<strong>Note 77:</strong> <span class="italic">Mémoires d'un détenu, pour servir à l'histoire de la
+tyrannie de Robespierre</span>, par Honoré Riouffe. Publiés peu de temps
+après le 9 thermidor, ces <span class="italic">Mémoires</span>, produisirent une immense
+sensation.&mdash;Honoré-Jean Riouffe était né à Rouen, le 1er avril 1764.
+Après avoir été secrétaire, puis président du Tribunat, il administra
+successivement, sous l'Empire, les préfectures de la Côte-d'Or et de
+la Meurthe. Créé baron, le 9 mars 1810, il succomba, le 30 novembre
+1813, à Nancy, aux atteintes du typhus, qui s'était déclaré dans cette
+ville par suite de l'entassement des malades, après les revers de la
+campagne de Russie.<a href="#footnotetag77"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote78" name="footnote78"></a>
+<strong>Note 78:</strong> Philippe-Laurent <span class="italic">Pons</span>, dit <span class="italic">Pons de Verdun</span>, né à
+Verdun, le 17 février 1759, mort à Paris, le 7 mai 1844. Avant la
+Révolution, il était un des fournisseurs attitrés de l'<span class="italic">Almanach des
+Muses</span>. Député de la Meuse à la Convention, cet homme sensible vota la
+mort du roi et applaudit à l'exécution de Marie-Antoinette, «cette
+femme scélérate, qui allait enfin expier ses forfaits.» (Séance de la
+Convention du 15 octobre 1793). Député au Conseil des Cinq-Cents, il
+se rallia au coup d'État de Bonaparte, et devint, sous l'Empire,
+avocat général près le tribunal de Cassation.<a href="#footnotetag78"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote79" name="footnote79"></a>
+<strong>Note 79:</strong> Ce fut seulement après le 9 thermidor, que Pons de
+Verdun fit cette motion. Le décret voté sur son rapport est du 17
+septembre 1794.<a href="#footnotetag79"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote80" name="footnote80"></a>
+<strong>Note 80:</strong> Séance de la Convention du 18 janvier
+1795.<a href="#footnotetag80"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote81" name="footnote81"></a>
+<strong>Note 81:</strong> Alberte-Barbe d'<span class="italic">Ernecourt</span>, dame <span class="italic">de Saint-Balmon</span>, née
+en 1608, au château de Neuville, près de Verdun. Pendant la guerre de
+Trente ans, alors que les armées françaises et allemandes dévastaient
+la Lorraine et que son mari avait pris du service dans l'armée
+impériale, restée seule à Neuville, elle prit le harnais de guerre,
+et, à la tête de ses vassaux, défendit sa demeure, escorta des
+convois, poursuivit les maraudeurs. La paix de Westphalie lui ayant
+fait des loisirs, elle les consacra aux lettres et fit imprimer, en
+1650, une tragédie, <span class="italic">les Jumeaux martyrs</span>. Après la mort de son mari,
+elle se retira à Bar-le-Duc, chez les religieuses de Sainte-Claire, et
+mourut dans leur couvent en 1660.<a href="#footnotetag81"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote82" name="footnote82"></a>
+<strong>Note 82:</strong> Jean <span class="italic">La Balue</span> (1421-1491), cardinal et ministre d'État
+sous Louis <abbr title="11">XI</abbr>.<a href="#footnotetag82"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote83" name="footnote83"></a>
+<strong>Note 83:</strong> <span class="italic">Mémoires</span>, lettres et pièces authentiques touchant la
+vie et la mort de S. A. R. Ch.-F. d'Artois, fils de France, <span class="italic">duc de
+Berry</span>, par le vicomte de Chateaubriand, livre second, chapitre
+<abbr title="8">VIII</abbr>.<a href="#footnotetag83"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote84" name="footnote84"></a>
+<strong>Note 84:</strong> Nous sommes maintenant si brouillés avec la mythologie,
+qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler que <span class="italic">Céphale</span> était un
+prince de Thessalie, si remarquablement beau que l'Aurore, un beau
+matin, sentit pour lui les feux d'un désir
+insensé.<a href="#footnotetag84"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote85" name="footnote85"></a>
+<strong>Note 85:</strong> C'est le début de la célèbre romance de Cazotte, la
+<span class="italic">Veillée de la Bonne femme ou le Réveil
+d'Enguerrand</span>.<a href="#footnotetag85"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote86" name="footnote86"></a>
+<strong>Note 86:</strong> François de <span class="italic">La Noue</span>, dit <span class="italic">Bras-de-fer</span>, célèbre
+capitaine calviniste, né en 1531, au manoir de La Noue-Briord, près de
+Bourgneuf (Loire-Inférieure). En 1578, les États-Généraux des
+Pays-Bas, résolus à s'affranchir de la domination de Philippe <abbr title="2">II</abbr>, le
+firent général en chef de leur armée, à la tête de laquelle il se
+montra le digne adversaire du duc de Parme, l'un des plus habiles
+généraux du roi d'Espagne. Tombé dans une embuscade aux environs de
+Lille, il fut enfermé pendant cinq ans dans les forteresses de
+Limbourg et de Charlemont. Offre lui fut faite de sa liberté, mais
+«pour donner suffisante caution de ne porter jamais les armes contre
+le roy catholique, il fallait qu'il se laissât crever les
+yeux».&mdash;Mortellement blessé au siège de Lamballe, il expira quelques
+jours après à Moncontour où il avait été transporté (4 août 1591).
+Henri <abbr title="4">IV</abbr>, auprès duquel il avait combattu à Arques et à Ivry, fut
+profondément affligé de sa mort: «C'estait, dit-il, un grand homme de
+guerre et encore un plus grand homme de bien. On ne peut assez
+regretter qu'un si petit château ait fait périr un capitaine qui
+valait mieux que toute une province.»<a href="#footnotetag86"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote87" name="footnote87"></a>
+<strong>Note 87:</strong> C'est toujours la romance de Cazotte, dont le troisième
+couplet commence ainsi:</p>
+
+<p class="poem25">Sire Enguerrand venant d'Espagne,<br>
+ Passant par là, cuidait se délasser...<a href="#footnotetag87"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote88" name="footnote88"></a>
+<strong>Note 88:</strong> Rosalinde et le Duc exilé sont les principaux
+personnages de l'une des pièces de <span lang="en">Shakespeare</span>, <span class="italic">Comme il vous
+plaira</span>, dont plusieurs scènes se passent dans les
+Ardennes.<a href="#footnotetag88"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote89" name="footnote89"></a>
+<strong>Note 89:</strong> <span class="italic">Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry</span>,
+première partie, livre troisième, chapitre <abbr title="6">VI</abbr>.<a href="#footnotetag89"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote90" name="footnote90"></a>
+<strong>Note 90:</strong> La veuve d'Armand de Chateaubriand vint se fixer en
+France à la chute de l'Empire. Sur sa requête à l'effet d'obtenir que
+la naissance de ses enfants fût mentionnée dans les registres d'état
+civil de Saint-Malo, le tribunal de cette ville rendit, le 12 juillet
+1816, un jugement qui a été transcrit, le 22 du même mois, sur le
+registre des naissances de l'année, et dont voici un extrait:</p>
+
+<p>«Considérant qu'il est prouvé par les pièces servies qu'Armand-Louis
+de Chateaubriand, obligé de quitter la France, sa patrie, se rendit à
+l'île de Guernesey; que le 14 septembre 1795 il épousa dans cette île
+Jeanne le Brun, originaire de Jersey; que ces époux se fixèrent à
+Jersey et que de leur mariage sont issus à Jersey, savoir: <span class="italic">Jeanne</span>,
+née le 16 juin 1796 (ou 28 prairial an <abbr title="4">IV</abbr>); <span class="italic">Frédéric</span>, né le 11
+novembre 1799 (ou 20 brumaire an <abbr title="8">VIII</abbr>).</p>
+
+<p>«Considérant que le père de ces enfants est <span class="italic">décédé</span> à Vaugirard, en
+France, le 31 mars 1809, et que la pétitionnaire (Jeanne le Brun) et
+ses enfants, désirant se fixer en France, leur patrie, il leur devient
+nécessaire que leur naissance soit constatée sur les registres
+destinés à assurer l'état civil des Français...»&mdash;Sur Armand de
+Chateaubriand et sa descendance, voy. au tome <abbr title="3">III</abbr>, l'<span class="italic">Appendice</span> sur
+<span class="italic">Armand de Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag90"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote91" name="footnote91"></a>
+<strong>Note 91:</strong> Philippe d'Auvergne, prince de <span class="italic">Bouillon</span>, né à Jersey
+en 1754, mort à Londres en 1816. Fils d'un pauvre lieutenant de la
+marine britannique, Charles d'Auvergne, il avait été adopté par le duc
+Godefroy de Bouillon, qui voyait sa race menacée de s'éteindre.
+Philippe d'Auvergne se prêta avec un indéniable courage, à l'aventure
+qui l'avait changé en prince. S'il lui arriva parfois d'amoindrir, par
+des minuties d'étiquette, la valeur d'un dévouement entier à ses
+compatriotes d'adoption, il ne faillit jamais au devoir de soutenir
+avec énergie, devant les gouverneurs anglais de l'île, la cause des
+malheureux réfugiés. Rien d'ailleurs de ce qui fait les meilleure
+romans ne manque à son inconcevable carrière, ni les pages d'amour, ni
+les heures de prison, ni la fin mystérieuse.&mdash;Voy. <span class="italic">Le Dernier prince
+de Bouillon</span>, par <span class="italic">H. Forneron</span>, et, dans <span class="italic">Émigrés et Chouans</span>, par le
+comte <span class="italic">G. de Contades</span>, le chapitre sur <span class="italic">Armand de
+Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag91"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote92" name="footnote92"></a>
+<strong>Note 92:</strong> François-Marie-Anne-Joseph Hingant de la Tiemblais, fils
+de messire Hyacinthe-Louis Hingant, seigneur de la Tiemblais et de
+Juigné-sur-Loire, et de Jeanne-Émilie Chauvel, né à Dinan, paroisse de
+Saint-Malo, le 9 août 1761. Il fut reçu conseiller au parlement de
+Bretagne le 5 décembre 1782. Dévoué à la cause royale, il aurait
+probablement partagé le sort de vingt-deux membres de sa famille,
+victimes de leur foi politique et religieuse, s'il n'avait réussi à
+émigrer en Angleterre. Fort instruit et très laborieux, il fournit,
+dit-on, des matériaux à Chateaubriand pour son <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>. Rentré en France, il consacra ses loisirs à des
+travaux littéraires et scientifiques. Outre deux savants Mémoires
+couronnés, en 1810 et en 1822, par l'Académie de La Rochelle et par la
+Société centrale d'agriculture du département de la Seine-Inférieure,
+il publia, en 1826, une intéressante nouvelle sous ce titre: <span class="italic">Le
+Capucin, anecdote historique</span>. Le conseiller Hingant de la Tiemblais
+est mort au Verger, en Plouer, le 16 août 1827.<a href="#footnotetag92"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote93" name="footnote93"></a>
+<strong>Note 93:</strong> Lamba Doria, dans la guerre de Gênes contre Venise,
+battit la flotte vénitienne, commandée par l'amiral André Dandolo,
+devant l'île Curzola, sur la côte de Dalmatie.<a href="#footnotetag93"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote94" name="footnote94"></a>
+<strong>Note 94:</strong> Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à septembre
+1822. Il a été revu en décembre 1846.<a href="#footnotetag94"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote95" name="footnote95"></a>
+<strong>Note 95:</strong> Frédéric, duc d'York et d'Albany, deuxième fils de
+George <abbr title="3">III</abbr>, né en 1763, marié à la princesse Frédérique de Prusse,
+dont il n'avait pas d'enfants. Il avait exercé, sans aucun succès
+d'ailleurs, plusieurs commandements militaires importants. Il était,
+en 1822, <span class="italic">field-marshal</span> et commandant en chef de l'armée
+britannique.<a href="#footnotetag95"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote96" name="footnote96"></a>
+<strong>Note 96:</strong> Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de la Boüétardais,
+fils de Marie-Antoine-Bénigne de Bedée et de M<sup>lle</sup> Ginguené. Il était
+né le 17 mars 1758, en la paroisse de Pluduno. Marié, le 19 juillet
+1785, à Marie-Vincente de Francheville, dame de Trélan, il fut reçu
+conseiller et commissaire aux requêtes du Parlement de Bretagne le 18
+mai 1786. Après avoir perdu sa femme, qui mourut à Rennes le 15 juin
+1790, il émigra en Angleterre et ne revint plus en France. Il mourut à
+Londres, le 6 janvier 1809, laissant de son mariage une fille unique,
+Marie-Antoinette de Bedée de la Boüétardais, qui épousa à Dinan, le 14
+mai 1810, M. Henry-Marie de Boishamon. M<sup>me</sup> de Boishamon mourut au
+château de Monchoix le 22 janvier 1843; son mari lui survécut jusqu'au
+26 janvier 1846. De leur union étaient nés deux fils: 1º M.
+Charles-Marie de Boishamon, né en 1814, mort en 1885 au château de
+Monchoix, marié, sans enfants; 2º Henry-Augustin-Eloy de Boishamon, né
+en 1817, mort en 1886, marié, avec enfants.<a href="#footnotetag96"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote97" name="footnote97"></a>
+<strong>Note 97:</strong> «D'ailleurs ma santé, dérangée par de longs voyages,
+beaucoup de soucis, de veilles et d'études, est si déplorable, que je
+crains de ne pouvoir remplir immédiatement la promesse que j'ai faite
+concernant les autres volumes de l'<span class="italic">Essai historique</span>.»<a href="#footnotetag97"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote98" name="footnote98"></a>
+<strong>Note 98:</strong> <span class="italic">Essai historique</span>, livre premier, première partie,
+introduction, p. 4 de la première édition.<a href="#footnotetag98"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote99" name="footnote99"></a>
+<strong>Note 99:</strong> Jean Gabriel <span class="italic">Peltier</span> (et non <span class="italic">Pelletier</span>, comme on l'a
+imprimé jusqu'ici dans toutes les éditions des <span class="italic">Mémoires</span>) était né le
+21 octobre 1765 à Gonnor, arrondissement de Beaupréau
+(Maine-et-Loire). Il fut le principal rédacteur des <span class="italic">Actes des
+Apôtres</span>. Après le 10 août, réfugié en Angleterre, il publia, en deux
+volumes in-8<sup>o</sup>, le <span class="italic">Dernier Tableau de Paris, ou Précis historique de
+la révolution du 10 août et du 2 septembre, des causes qui l'ont
+produite, des événements qui l'ont précédée et des crimes qui l'ont
+suivie</span>. En 1793, il fit paraître son <span class="italic">Histoire de la Restauration de
+la Monarchie française, ou la Campagne de 1793, publiée en forme de
+correspondance</span>. Désabusé, mais non découragé par la retraite des
+Prussiens, il continua de harceler la République dans son <span class="italic">Tableau de
+l'Europe pendant 1794</span> (deux volumes in-8<sup>o</sup>). Comme il était avant
+tout polémiste, et que le journal pouvait être entre ses mains une
+arme plus puissante que le livre, il fonda à Londres une feuille
+périodique intitulée <span class="italic">Paris</span>, dont les 250 numéros parus de 1795 à
+1802 ne forment pas moins de trente-cinq volumes in-8<sup>o</sup>. Ce vaste
+recueil renferme beaucoup de documents que les journaux français du
+temps n'auraient pu ou voulu accueillir. Il est à regretter qu'aucun
+des historiens du Directoire et du Consulat n'ait cru devoir y puiser.
+À la fin de 1802, il fit succéder à son <span class="italic">Paris</span> un nouveau recueil,
+l'<span class="italic">Ambigu</span> ou <span class="italic">Variétés littéraires et politiques</span>, publié les 10, 20
+et 30 de chaque mois. Interrompu seulement pendant les trois premiers
+mois de 1815 et repris pendant les Cent-Jours, pour s'arrêter
+seulement en 1817, le second journal de Peltier comprend plus de cent
+volumes. Les premiers numéros de l'<span class="italic">Ambigu</span> eurent le don d'irriter à
+ce point le Premier Consul, alors en paix avec l'Angleterre, qu'il
+réclama l'expulsion de Peltier, ou, à tout le moins, son renvoi devant
+un jury anglais. Traduit devant la cour du Banc du Roi, et défendu par
+sir James Mackintosh, dont le plaidoyer est resté célèbre, Peltier fut
+condamné, le 21 février 1803, à une faible amende, peine dérisoire
+dans un semblable débat. Une souscription, couverte aussitôt
+qu'annoncée, convertit en triomphe la défaite du journaliste. Le
+résultat le plus clair de ce procès retentissant fut de rendre
+européen le nom de Peltier. Marié à l'une des élèves les plus
+distinguées de l'abbé Carron, il tenait à Londres un grand train de
+maison et dépensait sans compter. De là bientôt pour lui un grand état
+de gêne, si bien qu'un jour il fut tout heureux et tout aise d'être
+nommé par Christophe, le roi nègre d'Haïti, son chargé d'affaires
+auprès du roi d'Angleterre. Les plaisants dirent alors qu'il avait
+passé du <span class="italic">blanc</span> au <span class="italic">noir</span>. Le mot était joli, et Peltier fut le
+premier à en rire, d'autant que son roi nègre lui expédiait, en guise
+de traitement, force balles de sucre et de café, dont la vente,
+évaluée à deux cent mille francs par an, lui permit de faire bonne
+figure jusqu'à la Restauration. Il vint alors en France; mais comme il
+trouvait Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> trop <span class="italic">libéral</span> et n'avait pu se tenir de diriger
+contre lui quelques épigrammes, il reçut un accueil très froid et
+retourna à Londres. Là, une autre déception l'attendait. Une de ses
+épigrammes contre le roi de France, qui atteignait par ricochet le roi
+d'Haïti, fut envoyée par l'abolitionniste Wilberforce à Christophe,
+qui, dans son mécontentement, retira au malheureux Peltier, avec ses
+pouvoirs, son sucre et son café. Revenu définitivement en France en
+1820, il vécut encore quelques années, pauvre, mais inébranlablement
+fidèle, et mourut à Paris le 25 mars 1825.&mdash;Peltier est une des plus
+curieuses figures de la période révolutionnaire, et il mériterait les
+honneurs d'une ample et copieuse biographie.<a href="#footnotetag99"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote100" name="footnote100"></a>
+<strong>Note 100:</strong> Une des premières brochures de Peltier, publiée au mois
+d'octobre 1789, avait pour titre: <span class="italic">Domine, salvum fac regem</span>. Peltier
+y dénonçait le duc d'Orléans et Mirabeau comme les principaux auteurs
+des journées des 5 et 6 octobre.<a href="#footnotetag100"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote101" name="footnote101"></a>
+<strong>Note 101:</strong> François-Dominique Reynaud, comte de <span class="italic">Montlosier</span>
+(1755-1838). Après avoir fait partie de la Constituante, où il
+siégeait au côté droit, il avait émigré à la fin de la session, avait
+fait la campagne de 1792 à l'armée des princes, puis était passé à
+Hambourg, d'où il vint à Londres en 1794. Il devint alors le principal
+rédacteur, non du <span class="italic">Courrier français</span>, mais du <span class="italic">Courrier de Londres</span>,
+et fit la fortune de ce journal, qui avait été fondé par l'abbé de
+Calonne. Sous le Consulat, il voulut continuer à Paris la publication
+de sa feuille, qui prit alors le titre de <span class="italic">Courrier de Londres et de
+Paris</span>, mais elle fut, après quelques numéros, supprimée par la
+censure.&mdash;Nous retrouverons plus tard, au cours de ces <span class="italic">Mémoires</span>, le
+comte de Montlosier.<a href="#footnotetag101"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote102" name="footnote102"></a>
+<strong>Note 102:</strong> «M. de Chateaubriand m'a montré la maison où se passa
+ce triste drame d'un suicide ébauché: «Là, me dit-il, mon ami a voulu
+se tuer, et j'ai failli mourir de faim.» Puis il me faisait remarquer
+en souriant son lourd et brillant costume d'ambassadeur, car nous
+allions à Carlton-House, chez le roi.» (<span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>,
+par le comte de Marcellus, p. 99).<a href="#footnotetag102"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote103" name="footnote103"></a>
+<strong>Note 103:</strong> Charles-Louis-François de Barentin (1739-1819). Ce fut
+lui qui, comme garde des sceaux, ouvrit les États-Généraux le 5 mai
+1789. Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet, comme ennemi
+du peuple, il émigra et ne revint en France qu'après le 18 brumaire.<a href="#footnotetag103"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote104" name="footnote104"></a>
+<strong>Note 104:</strong> Douze mille francs seulement, d'après son secrétaire,
+M. de Marcellus, qui tenait les comptes de l'ambassade; mais on sait
+de reste, que Chateaubriand ne comprit jamais rien aux chiffres de
+ménage.&mdash;Voir <span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>, p. 99.<a href="#footnotetag104"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote105" name="footnote105"></a>
+<strong>Note 105:</strong> William <span class="italic">Camden</span> (1551-1623), surnommé le <span class="italic">Pausanias</span>
+et le <span class="italic">Strabon anglais</span>. Il avait rassemblé un nombre considérable de
+manuscrits du moyen âge, qui composent ce qu'on appelle encore
+aujourd'hui la <span class="italic">Collection Camden</span>.<a href="#footnotetag105"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote106" name="footnote106"></a>
+<strong>Note 106:</strong> Le chevalier de <span class="italic">Champcenetz</span> (1759-1794) fut le
+principal rédacteur des <span class="italic">Actes des Apôtres</span>. Il écrivit aussi dans le
+<span class="italic">Petit Journal de la Cour et de la Ville</span>, et, de concert avec
+Rivarol, publia en 1790 le <span class="italic">Petit Almanach des grands hommes de la
+Révolution</span>. Ayant quitté Paris après le 10 août, il eut l'imprudence
+d'y revenir, fut arrêté et traduit, le 23 juillet 1794, devant le
+tribunal révolutionnaire. Quand le président eut prononcé sa
+condamnation à mort, il se leva, et, le sourire aux lèvres: «Citoyen
+président, dit-il, est-ce ici comme dans la garde nationale, et
+peut-on se faire remplacer?»<a href="#footnotetag106"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote107" name="footnote107"></a>
+<strong>Note 107:</strong> Le 3 floréal an <abbr title="2">II</abbr> (22 avril 1794).<a href="#footnotetag107"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote108" name="footnote108"></a>
+<strong>Note 108:</strong> Voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="3">III</abbr>: <span class="italic">Le comte Louis
+de Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag108"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote109" name="footnote109"></a>
+<strong>Note 109:</strong> Madame <span class="italic">Pasta</span> (1798-1865) était, en 1822, dans tout
+l'éclat de son talent et de son succès. Aussi remarquable comme
+comédienne et comme tragédienne que comme cantatrice proprement dite,
+elle n'a eu d'égale en ce siècle, sur la scène lyrique, que madame
+Malibran.<a href="#footnotetag109"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote110" name="footnote110"></a>
+<strong>Note 110:</strong> <span class="italic">Inferno</span>, ch. <abbr title="1">I</abbr>.<a href="#footnotetag110"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote111" name="footnote111"></a>
+<strong>Note 111:</strong></p>
+
+<p class="poem25">Ipsa sed in somnis inhumati venit imago.<br>
+ Conjugis.<br>
+<span class="left60">(Virgile, <span class="italic">Énéide</span>, 1, 357.)</span><a href="#footnotetag111"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+
+<p><a id="footnote112" name="footnote112"></a>
+<strong>Note 112:</strong> Chateaubriand avait commencé à écrire l'<span class="italic">Essai</span> en
+1794; l'ouvrage fut imprimé à Londres en 1796, et mis en vente dans
+les premiers mois de 1797; il formait un seul volume de 681 pages,
+grand in-8<sup>o</sup>, sans compter l'avis, la notice, la table des chapitres
+et l'errata. En voici le titre exact: <span class="italic">Essai historique, politique et
+moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans
+leurs rapports avec la Révolution française.&mdash;Dédié à tous les
+partis</span>.&mdash;Avec cette épigraphe: <span class="italic">Experti invicem sumus ego et
+fortuna</span>. <span class="smcap">Tacite</span>. Et plus bas: <span class="italic">À Londres</span>: Se trouve chez <span class="smcap">J. Deboffe</span>,
+Gerrard-Street; <span class="smcap">J. Debrett</span>, Piccadilly; M<sup>me</sup> <span class="smcap">Lowes</span>, Pall-Mall; <span class="smcap">A.
+Dulau et C<sup>o</sup></span>, Wardour-Street; <span class="smcap">Boosey</span>, Broad-Street; et <span class="smcap">J.-F. Fauche</span>, à
+<span class="italic">Hambourg</span>.&mdash;Le livre parut sans nom d'auteur.<a href="#footnotetag112"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote113" name="footnote113"></a>
+<strong>Note 113:</strong> <span class="italic">Corinne</span>, livre <abbr title="14">XIV</abbr>, chapitre <abbr title="1">I</abbr>.<a href="#footnotetag113"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote114" name="footnote114"></a>
+<strong>Note 114:</strong> Anne-Pierre-Christian, vicomte de <span class="italic">Lamoignon</span>, né à
+Paris le 15 juin 1770, troisième fils de Chrétien-François de
+Lamoignon, marquis de Basville, ancien garde des sceaux, et de
+Marie-Élisabeth Berryer, fille de Nicolas-René Berryer, secrétaire
+d'État et garde des sceaux. En 1788, il embrassa la carrière des
+armes; pendant l'émigration, il servit à l'armée des princes comme
+garde du corps et fit partie de l'expédition de Quiberon. À cette
+dernière affaire, atteint à la jambe d'un coup de feu qui l'avait
+étendu sur le sable, il ne dut la vie qu'à son frère Charles. Celui-ci
+le prit sur ses épaules, le porta dans une chaloupe et, s'arrachant
+aux bras qui voulaient le retenir: «Mon régiment, dit-il, doit se
+battre encore, je vais le rejoindre.» Fait prisonnier quelques heures
+après, Charles de Lamoignon fut fusillé le 2 août 1795. Ramené en
+Angleterre, le vicomte Christian souffrit longtemps de ses blessures,
+s'adonna aux lettres et se lia très étroitement avec Chateaubriand. De
+retour en France sous le consulat et devenu l'époux de M<sup>lle</sup> Molé de
+Champlâtreux, il alla demeurer à Méry-sur-Oise, dans le château du
+président Molé, et le fit réparer d'après le goût du pays où il avait
+vécu si longtemps comme émigré. Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> le nomma pair de France,
+le 17 août 1815. Il avait un vrai talent d'écrivain, dont témoignent
+ses rapports à la Chambre haute. Celui qu'il fit, en 1816, sur le
+projet de loi portant abolition du divorce est particulièrement
+remarquable. Sa blessure de Quiberon s'étant rouverte dans ses
+dernières années, force lui fut de se confiner chez lui; fidèle
+jusqu'au bout à ses devoirs, il se faisait porter au Luxembourg toutes
+les fois qu'il y croyait sa présence nécessaire. Il est mort, à Paris,
+le 21 mars 1827.<a href="#footnotetag114"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote115" name="footnote115"></a>
+<strong>Note 115:</strong> René-Chrétien-Auguste, marquis de <span class="italic">Lamoignon</span>, frère
+aîné de Christian, né à Paris, le 19 juin 1765. Il fut nommé
+conseiller au Parlement de Paris en 1787, émigra en Angleterre et,
+rentré en France sous le Consulat, se fixa dans ses terres de
+Saint-Ciers-la-Lande (Gironde). Sous la Restauration, les plus belles
+promesses ne purent le décider à venir à Paris. Louis-Philippe le
+nomma pair de France, le 11 octobre 1832, mais il continua de résider
+presque toujours à Saint-Ciers-la-Lande, où il mourut sans postérité,
+le 7 avril 1845.<a href="#footnotetag115"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote116" name="footnote116"></a>
+<strong>Note 116:</strong> Pierre-Victor, baron <span class="italic">Malouet</span>, né à Riom, le 11
+février 1740. Il était intendant de la marine, à Toulon, lorsque le
+tiers état de la sénéchaussée de Riom l'élut, sans scrutin et par
+acclamation, député aux États-généraux. Il s'y fit remarquer par son
+talent et son courage, non moins que par la fermeté de ses convictions
+royalistes. Après la journée du 10 août, il passa en Angleterre. Il
+rentra en France à l'époque du Consulat, fut nommé commissaire général
+de la marine à Anvers, en 1803, conseiller d'État et baron de
+l'Empire, en 1810. En 1812, il fut, par ordre de l'Empereur, exilé en
+Lorraine comme suspect de royalisme. Malgré l'état précaire de sa
+santé, il accepta du gouvernement provisoire, en 1814, les fonctions
+de commissaire au département de la Marine, dont Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>, à sa
+rentrée, lui remit le portefeuille ministériel. Mais il ne put
+résister au travail et aux préoccupations qu'imposait cette charge, et
+il mourut à la tâche, le 7 septembre 1814. Il n'avait aucune fortune;
+le roi pourvut aux frais de ses funérailles. Ses <span class="italic">Mémoires</span> ont été
+publiés par son petit-fils, en 1868.<a href="#footnotetag116"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote117" name="footnote117"></a>
+<strong>Note 117:</strong> Le chevalier de Panat, né en 1762, était frère de deux
+députés aux États-Généraux. Il servit dans la marine, émigra en 1792,
+se lia à Hambourg avec Rivarol, à Londres avec Malouet, Montlosier et
+Chateaubriand, rentra en France sous le Consulat et fut employé au
+ministère de la Marine. En 1814, il devint contre-amiral et secrétaire
+général de l'amirauté. C'est lui qui rédigea un petit ouvrage, publié
+en 1795, sous le nom d'un de ses camarades, et dans lequel on trouve
+des détails intéressants sur l'affaire de Quiberon, la <span class="italic">Relation de
+Chaumereix, officier de marine échappé des prisons d'Auray et de
+Vannes</span>. (Voir, au tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 456, des <span class="italic">Mémoires de Malouet</span>, la
+lettre du chevalier de Panat à Mallet du Pan.)<a href="#footnotetag117"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote118" name="footnote118"></a>
+<strong>Note 118:</strong> Voici le texte de la fameuse phrase, où se reconnaît,
+en effet, la main de Chateaubriand: «Je ne crois pas, messieurs, quoi
+qu'on puisse faire, qu'on parvienne à forcer les évêques à quitter
+leur siège. Si on les chasse de leur palais, ils se retireront dans la
+cabane du pauvre qu'il ont nourri. <span class="italic">Si on leur ôte une croix d'or, ils
+prendront une croix de bois; c'est une croix de bois qui a sauvé le
+monde</span>.»<a href="#footnotetag118"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote119" name="footnote119"></a>
+<strong>Note 119:</strong> Ou plutôt, comme on l'a vu tout à l'heure, le <span class="italic">Courrier
+de Londres</span>. Ce journal auquel collaboraient Malouet, Lally-Tolendal
+et Mallet du Pan, était d'un ton assez modéré. Le comte d'Artois, qui
+le goûtait médiocrement, dit un jour à Montlosier: «Vous écrivez
+quelquefois des sottises.&mdash;J'en entends si souvent!» répliqua celui
+que Chateaubriand appellera tout à l'heure son <span class="italic">Auvernat fumeux</span>.<a href="#footnotetag119"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote120" name="footnote120"></a>
+<strong>Note 120:</strong> Montlosier, dont Chateaubriand vient de tracer un si
+admirable portrait, fut, comme son compatriote, l'abbé de Pradt, un
+bonhomme très particulier. Après avoir été l'un des adversaires les
+plus ardents de la Révolution, après avoir, dans son livre sur la
+<span class="italic">Monarchie française</span> (1814), soutenu les théories les plus
+antidémocratiques, il attaqua, dans son fameux <span class="italic">Mémoire à consulter</span>
+(1826) et dans plusieurs autres écrits, les <span class="italic">Jésuites, la Congrégation
+et le parti-prêtre</span>, avec une âpreté qui lui valut d'être l'un des
+coryphées du parti <span class="italic">libéral</span>. En 1830, il collabora au
+<span class="italic">Constitutionnel</span>; appelé, en 1832, à la Chambre des pairs, il y
+défendit la monarchie de juillet. Son premier livre avait été un
+<span class="italic">Essai sur la théorie des volcans en Auvergne</span> (1789); il fit
+paraître, en 1829, ses <span class="italic">Mémoires sur la Révolution française, le
+Consulat, l'Empire, la Restauration et les principaux événements qui
+l'ont suivie</span>. Ces très intéressants Mémoires sont malheureusement
+restés inachevés.<a href="#footnotetag120"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote121" name="footnote121"></a>
+<strong>Note 121:</strong> Jacques Delille, né près d'Aigue-Perse, en Auvergne, le
+22 juin 1738. Il émigra seulement en 1795, et se réfugia à Bâle. Après
+deux ans de séjour en Suisse, il se rendit à Brunswick et de là à
+Londres, où il traduisit le <span class="italic">Paradis perdu</span>, et donna une seconde
+édition des <span class="italic">Jardins</span>, enrichie de nouveaux épisodes et de la
+description des parcs qu'il avait eu occasion de voir en Allemagne et
+en Angleterre. Rentré en France sous le Consulat, il publia
+successivement, avec une vogue ininterrompue, la <span class="italic">Pitié</span>, 1803;
+l'<span class="italic">Énéide</span>, 1804; <span class="italic">le Paradis perdu</span>, 1805; <span class="italic">l'Imagination</span>, 1806;
+<span class="italic">les Trois règnes de la nature</span>, 1809; <span class="italic">la Conversation</span>, 1812.
+C'était le fruit des vingt années précédentes. Il mourut d'apoplexie
+dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 mai 1813. Son corps resta exposé pendant
+plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête
+couronnée de laurier, le visage légèrement peint. Paris lui fit des
+funérailles triomphales.<a href="#footnotetag121"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote122" name="footnote122"></a>
+<strong>Note 122:</strong> Jean-François <span class="italic">de la Marche</span>, évêque et comte de Léon,
+né en 1729 au manoir de Kerfort, paroisse d'Ergué-Gaberic, mort à
+Londres, le 25 novembre 1805.<a href="#footnotetag122"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote123" name="footnote123"></a>
+<strong>Note 123:</strong> Jean-de-Dieu-Raymond de <span class="italic">Boisgelin de Cucé</span>, né à
+Rennes le 17 février 1732. Évêque de Lavaur (1766), archevêque d'Aix
+(1770), membre de l'Académie française (1776), élu député du clergé
+aux États-Généraux par la sénéchaussée d'Aix (1789), il émigra en
+Angleterre en 1791 et fit paraître à Londres une traduction des
+psaumes en vers français. Après le Concordat, il fut nommé archevêque
+de Tours et cardinal, et mourut le 22 août 1804.<a href="#footnotetag123"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote124" name="footnote124"></a>
+<strong>Note 124:</strong> Le marquis d'<span class="italic">Osmond</span> (1751-1838) était ambassadeur de
+France à la Haye, lorsqu'éclata la Révolution. Nommé à l'ambassade de
+Saint-Pétersbourg en 1791, il donna sa démission avant d'avoir rejoint
+ce poste, et émigra. Sous l'Empire, il accepta de Napoléon diverses
+missions diplomatiques. La première Restauration le fit ambassadeur à
+Turin. Pair de France le 17 août 1815, il fut ambassadeur à Londres du
+29 novembre 1815 au 2 janvier 1819.<a href="#footnotetag124"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote125" name="footnote125"></a>
+<strong>Note 125:</strong> M<sup>lle</sup> d'Osmond avait épousé le comte de Boigne, qui,
+après avoir guerroyé, dans l'Inde, au service d'un prince mahratte,
+était revenu en Europe avec d'immenses richesses. C'était une femme de
+beaucoup d'esprit. Elle avait composé, aux environs de 1817, quelques
+romans, dont le principal a pour titre <span class="italic">Une Passion dans le grand
+monde</span>, et qui ne furent publiés qu'après sa mort, sous le second
+Empire. Ces romans <span class="italic">d'Outre-tombe</span> parurent alors étrangement démodés
+et n'eurent aucun succès.&mdash;Cette mauvaise langue de Thiébault ne
+laisse pas, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>, de médire quelque peu M<sup>me</sup> de Boigne.
+«Le comte O'Connell, dit-il, avait sorti M. et M<sup>me</sup> d'Osmond d'une
+profonde misère, en mariant M<sup>lle</sup> d'Osmond avec un M. de Boigne. Ce de
+Boigne, après avoir été généralissime dans l'Inde, en avait rapporté
+une fortune colossale, et, pour l'honneur de s'allier à des gens
+titrés, il avait ajouté à la plus magnifique des corbeilles, douze
+mille livres de rentes pour son beau-père et sa belle-mère, et six
+mille pour son beau-frère, petit diable gringalet, auquel on n'avait
+pas de quoi donner des souliers. Encore si, pour prix de semblables
+bienfaits, ce pauvre M. de Boigne avait trouvé, fût-ce même à défaut
+du bonheur, une situation tolérable; mais la mère d'Osmond, mais sa
+fille le persécutèrent à ce point qu'il fut obligé d'abord de déserter
+la maison conjugale, puis Paris où il comptait résider, et que, forcé
+de renoncer à tout intérieur, à toute famille, à la consolation même
+d'avoir des enfants, mais laissant à sa femme cent mille livres de
+revenus, il se réfugia en Savoie, sa patrie; on sait tout le bien
+qu'il a fait et les utiles établissements qu'il y a fondés et qui
+perpétueront la mémoire de cet homme excellent, fort loin d'être sans
+mérite et à tous égards digne d'un sort moins triste... Les cent mille
+livres servies par le mari n'eurent d'autre fin que de couvrir d'un
+vernis d'or les désordres de la femme.» <span class="italic">Mémoires du général baron
+Thiébault</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 538.<a href="#footnotetag125"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote126" name="footnote126"></a>
+<strong>Note 126:</strong> Marie-Constance de Lamoignon (1774-1823). Elle avait
+épousé François-Philibert-Bertrand Nompar <span class="italic">de Caumont</span>, marquis de la
+Force. Norvins en parle ainsi dans son <span class="italic">Mémorial</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, page 137:
+«M<sup>me</sup> de Caumont-la-Force, que je vis marier et qui a été si longtemps
+la plus jolie femme de Paris.»<a href="#footnotetag126"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote127" name="footnote127"></a>
+<strong>Note 127:</strong> La duchesse <span class="italic">de Gontaut</span>, née en 1773, était fille du
+comte de Montault-Navailles. Elle émigra avec sa mère à la fin de 1790
+et, après quatre années passées en Allemagne et en Hollande, elle se
+réfugia en Angleterre, où elle resta jusqu'en 1814. Peu après son
+arrivée à Londres, en 1794, elle y épousa le vicomte de Gontaut-Biron.
+Sous la Restauration, après la naissance du duc de Bordeaux, elle fut
+nommée gouvernante des Enfants de France. En 1826, le roi lui donna le
+rang et le titre de duchesse. Elle s'exila de nouveau en 1830, pour
+suivre la famille royale, d'abord en Angleterre, puis en Allemagne.</p>
+
+<p>Au mois d'avril 1834, elle rentra en France, non que son dévouement
+eût faibli, mais parce que l'expression de ce dévouement, toujours
+franche et vive, avait contrarié certaines influences, devenues toutes
+puissantes auprès de Charles <abbr title="10">X</abbr>.&mdash;Les <span class="italic">Mémoires de madame la duchesse
+de Gontaut</span> ont été publiés en 1891.<a href="#footnotetag127"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote128" name="footnote128"></a>
+<strong>Note 128:</strong> Jean-Pierre-Louis de <span class="italic">Fontanes</span>, né à Niort le 6 mars
+1757. Député au Corps législatif de 1802 à 1810, président de cette
+Assemblée de 1804 à la fin de 1808, membre du Sénat conservateur de
+1810 à 1814, pair de France de 1814 à 1821, sauf pendant la période
+des Cent-Jours; grand-maître de l'Université de 1808 à 1815; membre de
+l'Académie française. Napoléon l'avait nommé comte de l'Empire, le 3
+juin 1808; Louis <abbr title="18">XVIII</abbr>, par lettres patentes du 31 août 1817, lui
+conféra le titre de marquis.<a href="#footnotetag128"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote129" name="footnote129"></a>
+<strong>Note 129:</strong> <span class="italic">Le Mémorial historique, politique et littéraire</span>, par
+MM. <span class="italic">La Harpe, Vauxelles et Fontanes</span>, fondé 1<sup>er</sup> prairial an <abbr title="5">V</abbr> (20
+mai 1797), supprimé le 18 fructidor (4 septembre) de la même année.
+Malgré sa courte durée, ce journal jeta le plus vif éclat. Fontanes,
+le très spirituel abbé de Vauxelles, et La Harpe ont publié dans cette
+feuille des articles du plus rare mérite. Ceux de La Harpe surtout
+sont des chefs-d'&oelig;uvre. Qui voudra connaître jusqu'où pouvait
+s'élever son talent devra lire le <span class="italic">Mémorial</span>.<a href="#footnotetag129"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote130" name="footnote130"></a>
+<strong>Note 130:</strong> Il vient d'être élevé par la piété filiale de madame
+Christine de Fontanes; M. de Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse
+notice le fronton du monument. (Paris, note de 1839) <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag130"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote131" name="footnote131"></a>
+<strong>Note 131:</strong> Les Mémoires de Cléry, valet de chambre de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>,
+parurent à Londres, en 1799, sous ce titre: <span class="italic">Journal de ce qui c'est
+passé à la Tour du Temple pendant la captivité de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, roi de
+France</span>. La même année, MM. Giguet et Michaud les imprimèrent en
+France. Afin de détruire le puissant intérêt qui s'attachait à cette
+publication, le Directoire fit répandre une fausse édition intitulée:
+<span class="italic">Mémoires de M. Cléry sur la détention de Louis <abbr title="16">XVI</abbr></span>. L'auteur du
+libelle, non content de dénaturer les faits, l'avait semé de traits
+odieux contre le malheureux prince et la famille royale. Dès que Cléry
+en eut connaissance, il protesta avec indignation. Sa réclamation
+parut au mois de juillet 1801, dans le <span class="italic">Spectateur du Nord</span>, qui se
+publiait à Hambourg.<a href="#footnotetag131"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote132" name="footnote132"></a>
+<strong>Note 132:</strong> Jean-François <span class="italic">du Theil</span>, né vers 1760, mort en 1822.
+Émigré en 1790, il était revenu en 1792, pendant la captivité de Louis
+<abbr title="16">XVI</abbr>, et s'était exposé aux plus grands dangers pour communiquer avec
+le Roi; il avait même été arrêté dans la prison du Temple, et c'est
+par une sorte de miracle qu'il s'était tiré de cette arrestation. Il
+avait dû alors retourner en Allemagne. En 1795, il accompagna le comte
+d'Artois dans l'expédition de l'île d'Yeu. Revenu avec lui en
+Angleterre, il fut chargé, conjointement avec le duc d'Harcourt, des
+affaires du Prince et de celles du comte de Provence auprès du
+gouvernement anglais. Il ne rentra en France qu'en 1814, et mourut
+dans le dénuement. (Léonce Pingaud, <span class="italic">Correspondance intime du comte de
+Vaudreuil et du comte d'Artois pendant l'émigration</span> (1789-1815), tome
+<abbr title="2">II</abbr>, page 298.)<a href="#footnotetag132"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote133" name="footnote133"></a>
+<strong>Note 133:</strong> <span class="italic">Wolfe</span> (1726-1759), général anglais, célèbre surtout
+pour s'être emparé, le 13 septembre 1759, de la ville de Québec, dont
+la perte entraîna pour nous celle du Canada. Dans la bataille qui
+amena la prise de la ville, Wolfe fut tué à la tête de ses grenadiers
+qu'il menait lui-même à la charge, pendant que, de son côté, le
+commandant français, l'héroïque Montcalm, tombait mortellement blessé.
+La victoire de Québec provoqua en Angleterre un immense enthousiasme.
+Le Parlement vota un monument, à Westminster, pour le général Wolfe,
+enseveli dans son triomphe. Le tableau de la <span class="italic">Mort du général Wolfe</span>,
+par le peintre Benjamin West (1766), eut dans toute la Grande-Bretagne
+un succès populaire. La gravure en fut bientôt à tous les foyers. Elle
+ne laissa pas de se répandre en France même, et je me souviens de
+l'avoir vue dans mon enfance, en plus d'un vieux logis.<a href="#footnotetag133"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote134" name="footnote134"></a>
+<strong>Note 134:</strong> Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> <abbr title="3">III</abbr>: <span class="italic">Fontanes et
+Chateaubriand</span>.<a href="#footnotetag134"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote135" name="footnote135"></a>
+<strong>Note 135:</strong> Fontanes mourut le 17 mars 1821. Dès qu'il s'était
+senti frappé, il avait fait demander un prêtre. Celui-ci vint dans la
+nuit; le malade, en l'entendant, se réveilla de son assoupissement,
+et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur: «<span class="italic">Ô mon Jésus! mon
+Jésus!</span>» Le poète du <span class="italic">Jour des Morts</span> et de <span class="italic">la Chartreuse</span>, l'ami de
+Chateaubriand, mourut en chrétien.<a href="#footnotetag135"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote136" name="footnote136"></a>
+<strong>Note 136:</strong> Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à septembre
+1822. Il a été revu en février 1845.<a href="#footnotetag136"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote137" name="footnote137"></a>
+<strong>Note 137:</strong> M. A. Dulau était Français. Ancien bénédictin du
+collège de Sorèze, il avait émigré et s'était fait libraire à Londres.
+Homme d'esprit et de jugement, il rendit à ses compatriotes, et
+surtout aux ecclésiastiques, de nombreux services. Sa boutique était
+dans <span class="italic">Wardour-street</span>.<a href="#footnotetag137"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote138" name="footnote138"></a>
+<strong>Note 138:</strong> Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> <abbr title="4">IV</abbr>: <span class="italic">Comment fut composé
+le Génie du Christianisme</span>.<a href="#footnotetag138"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote139" name="footnote139"></a>
+<strong>Note 139:</strong> C'est un vers d'Ovide:</p>
+<p class="poem25"><span class="italic">Et fugiunt, freno non remorante, dies.</span><a href="#footnotetag139"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote140" name="footnote140"></a>
+<strong>Note 140:</strong> Sur M<sup>lle</sup> Caroline de Bédée, voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, la note 2
+de la page 36. Elle survécut à Chateaubriand et mourut à Dinan, le 28
+avril 1849. Écrivant, le 15 mars 1834, à sa s&oelig;ur, la comtesse de
+Marigny, Chateaubriand lui disait, en terminant sa lettre: «Dis mille
+choses à <span class="italic">Caroline</span> et à notre famille.»<a href="#footnotetag140"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote141" name="footnote141"></a>
+<strong>Note 141:</strong> David <span class="italic">Hume</span> (1711-1776). Il a composé l'<span class="italic">Histoire de
+l'Angleterre au moyen âge; l'Histoire de la maison de Tudor;
+l'Histoire de l'Angleterre sous les Stuarts</span>.<a href="#footnotetag141"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote142" name="footnote142"></a>
+<strong>Note 142:</strong> Tobias-George <span class="italic">Smollett</span> (1721-1771), poète, romancier,
+historien. Son <span class="italic">Histoire complète d'Angleterre, depuis la descente de
+Jules-César jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle</span> (1748), continuée
+ensuite jusqu'en 1760, a été traduite en français par Targe
+(1759-1768, 24 vol. in-12). La partie qui va de la Révolution de 1688
+à la mort de George <abbr title="2">II</abbr> (1760) s'imprime ordinairement à la suite de
+Hume, à titre de complément.<a href="#footnotetag142"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote143" name="footnote143"></a>
+<strong>Note 143:</strong> Édouard <span class="italic">Gibbon</span> (1737-1794). Son <span class="italic">Histoire de la
+décadence et de la chute de l'Empire romain</span>, publiée de 1776 à 1788,
+a été plusieurs fois traduite en français.<a href="#footnotetag143"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote144" name="footnote144"></a>
+<strong>Note 144:</strong> Le D<sup>r</sup> William <span class="italic">Robertson</span> (1721-1793). On lui doit une
+<span class="italic">Histoire d'Écosse pendant les règnes de la reine Marie et du roi
+Jacques <abbr title="6">VI</abbr> jusqu'à son avènement au trône d'Angleterre</span>; une <span class="italic">Histoire
+d'Amérique</span> et une <span class="italic">Histoire de Charles-Quint, avec une Esquisse de
+l'état politique et social de l'Europe, au temps de son avènement</span>.<a href="#footnotetag144"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote145" name="footnote145"></a>
+<strong>Note 145:</strong> Hugues <span class="italic">Blair</span> (1718-1801). Il avait publié, en 1783,
+un cours de rhétorique et de belles-lettres.<a href="#footnotetag145"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote146" name="footnote146"></a>
+<strong>Note 146:</strong> Samuel Johnson (1709-1784). Son <span class="italic">Dictionnaire anglais</span>
+(1755) est resté classique.<a href="#footnotetag146"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote147" name="footnote147"></a>
+<strong>Note 147:</strong> Le <span class="italic">Spectator</span>, fondé en 1711, par Steele et Addison, a
+paru pendant deux ans, de janvier 1711 à décembre 1712. Cette feuille
+était censée rédigée par les membres d'un club, dont le Spectateur
+n'était que le secrétaire. Parmi les personnages ainsi inventés se
+trouvait un sir Roger de Caverley, type du bon vieux gentilhomme
+campagnard, qu'Addison adopta et qui devint, sous sa plume, un
+personnage exquis.<a href="#footnotetag147"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote148" name="footnote148"></a>
+<strong>Note 148:</strong> Edmond <span class="italic">Burke</span> (1730-1797). Quoique le principal
+orateur du parti whig, il se prononça avec ardeur contre la Révolution
+française, dont il fut, avec Joseph de Maistre, le plus éloquent
+adversaire. Ses <span class="italic">Réflexions sur la Révolution de France</span>, publiées en
+1790, furent un événement européen.<a href="#footnotetag148"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote149" name="footnote149"></a>
+<strong>Note 149:</strong> Balstrode <span class="italic">Whitelocke</span> (1605-1676). Il joua un rôle
+important dans le parti parlementaire, pendant la Révolution
+d'Angleterre, et a laissé des Mémoires (<span class="italic" lang="en">Memorials of the english
+affairs</span>), qui constituent de bons matériaux pour l'histoire de son
+temps.<a href="#footnotetag149"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote150" name="footnote150"></a>
+<strong>Note 150:</strong> C'est la traduction abrégée du sonnet <abbr title="71">LXXI</abbr> de
+<span lang="en">Shakespeare</span>. Chateaubriand n'a traduit ni les trois premiers, ni les
+deux derniers vers.<a href="#footnotetag150"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote151" name="footnote151"></a>
+<strong>Note 151:</strong> Samuel <span class="italic">Richardson</span> (1689-1761). Il n'a publié que
+trois romans, mais qui eurent tous les trois une vogue prodigieuse,
+<span class="italic">Paméla ou la Vertu récompensée</span> (1740), <span class="italic">Clarisse Harlowe</span> (1748),
+l'<span class="italic">Histoire de sir Charles Grandison</span> (1753). Leur succès fut
+peut-être encore plus grand en France qu'en Angleterre.<a href="#footnotetag151"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote152" name="footnote152"></a>
+<strong>Note 152:</strong> Henry <span class="italic">Fielding</span> (1707-1754), auteur de <span class="italic">Joseph
+Andrews</span>, de <span class="italic">Jonathan Wild</span>, d'<span class="italic">Amélia</span> et de <span class="italic">Tom Jones</span>. Ce dernier
+roman est un chef-d'&oelig;uvre, qui a été rarement égalé. Lord <span lang="en">Byron</span> n'a
+pas craint d'appeler Fielding «l'Homère en prose de la nature
+humaine».<a href="#footnotetag152"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote153" name="footnote153"></a>
+<strong>Note 153:</strong> Laurence <span class="italic">Sterne</span> (1713-1768) auteur de <span class="italic">Tristram
+Shandy</span> et du <span class="italic">Voyage sentimental</span>.<a href="#footnotetag153"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote154" name="footnote154"></a>
+<strong>Note 154:</strong> <span class="italic">Le Vicaire de Wakefield</span>, d'Olivier Goldsmith, avait
+paru en 1766.<a href="#footnotetag154"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote155" name="footnote155"></a>
+<strong>Note 155:</strong> <span class="italic">Caleb William</span>, par William Godwin, fut publié en
+1794; <span class="italic">le Moine</span>, par Matthew-Gregory Lewis, parut en 1795.<a href="#footnotetag155"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote156" name="footnote156"></a>
+<strong>Note 156:</strong> Anne <span class="italic">Ward</span>, dame <span class="italic">Radcliffe</span> (1764-1823). Le plus
+célèbre de ses romans, <span class="italic">les Mystères d'Udolphe</span>, est de 1794.<a href="#footnotetag156"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote157" name="footnote157"></a>
+<strong>Note 157:</strong> Anna-L&oelig;titia <span class="italic">Aikin</span>, Miss Barbauld (1743-1825). On
+lui doit une édition des <span class="italic">Romanciers anglais</span>, en 50 volumes.<a href="#footnotetag157"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote158" name="footnote158"></a>
+<strong>Note 158:</strong> Miss Maria <span class="italic">Edgeworth</span> (1766-1849). Ses <span class="italic">Contes
+populaires</span>, ses <span class="italic">Contes de la vie fashionable</span>, et ses nombreux
+romans témoignent d'une rare puissance d'invention et d'une véritable
+originalité.<a href="#footnotetag158"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote159" name="footnote159"></a>
+<strong>Note 159:</strong> Miss Francis <span class="italic">Burney</span>, madame d'<span class="italic">Arblay</span> (1752-1840).
+Son premier roman, <span class="italic">Évelina ou l'entrée d'une jeune dame dans le
+monde</span>, publié en 1778, sous le voile de l'anonyme, eut une vogue
+considérable. Les deux qui suivirent, <span class="italic">Cecilia</span> (1782) et <span class="italic">Camilla</span>
+(1796) n'obtinrent pas moins de succès. Elle avait épousé, en 1793, un
+émigré français, M. d'Arblay, colonel d'artillerie.<a href="#footnotetag159"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote160" name="footnote160"></a>
+<strong>Note 160:</strong> La traduction du <span class="italic">G&oelig;tz de Berlichingen</span>, de
+G&oelig;the, parut en 1799.<a href="#footnotetag160"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote161" name="footnote161"></a>
+<strong>Note 161:</strong> Lamartine a dit de même, dans sa <span class="italic">Réponse aux Adieux de
+Walter Scott</span>:</p>
+
+<p class="poem">La main du tendre enfant peut t'ouvrir au hasard,<br>
+ Sans qu'un mot corrupteur étonne son regard,<br>
+ Sans que de tes tableaux la suave décence<br>
+ Fasse rougir un front couronné d'innocence.<a href="#footnotetag161"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote162" name="footnote162"></a>
+<strong>Note 162:</strong> William <span class="italic">Cowper</span> (1731-1800). Cowper est par excellence
+le poète de la vie domestique.<a href="#footnotetag162"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote163" name="footnote163"></a>
+<strong>Note 163:</strong> Robert <span class="italic">Burns</span> (1759-1796). Le poète-laboureur, <span class="italic" lang="en">the
+Ploughman of Ayrshire</span>, comme on l'appelait en Écosse, fut un
+admirable poète, que n'a point, tant s'en faut, égalé Bérenger, à qui
+on l'a, bien à tort, trop souvent comparé.<a href="#footnotetag163"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote164" name="footnote164"></a>
+<strong>Note 164:</strong> Thomas <span class="italic">Moore</span> (1779-1852). Outre de nombreux et très
+remarquables ouvrages en prose, tels que <span class="italic">Lalla-Rookh</span>, roman
+oriental, où se trouvent quatre épisodes en vers, il a composé
+d'admirables poésies, les <span class="italic">Mélodies irlandaises</span> et les <span class="italic">Amours des
+anges</span>. Dépositaire des <span class="italic">Mémoires</span> de lord <span lang="en">Byron</span>, il eut
+l'impardonnable faiblesse de les détruire.<a href="#footnotetag164"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote165" name="footnote165"></a>
+<strong>Note 165:</strong> Thomas <span class="italic">Campbell</span> (1777-1844). Le premier et le
+meilleur de ses ouvrages, les <span class="italic">Plaisirs de l'espérance</span>, parut en
+1799.<a href="#footnotetag165"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote166" name="footnote166"></a>
+<strong>Note 166:</strong> Samuel <span class="italic">Rogers</span> (1762-1855), le banquier-poète, auteur
+des <span class="italic">Plaisirs de la mémoire</span>, de la <span class="italic">Vie humaine</span>, de l'<span class="italic">Italie</span> et de
+<span class="italic">Christophe Colomb</span>, fragment d'épopée. Le plus riche des poètes de
+son temps, il se donna le luxe de publier une édition de ses <span class="italic">Poèmes</span>,
+en deux volumes ornés de vignettes gravées par les premiers peintres
+anglais modernes. Cette édition lui coûta la bagatelle de quinze mille
+livres (375,000 francs).<a href="#footnotetag166"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote167" name="footnote167"></a>
+<strong>Note 167:</strong> George <span class="italic">Crabbe</span> (1754-1832). Dans le <span class="italic">Village</span> (1783)
+et le <span class="italic">Registre de paroisse</span> (1807), il a peint avec un merveilleux
+talent et une simplicité pleine de poésie les scènes de la vie
+commune.<a href="#footnotetag167"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote168" name="footnote168"></a>
+<strong>Note 168:</strong> William <span class="italic">Wordsworth</span> (1770-1850), auteur des <span class="italic">Ballades
+lyriques</span> (1798), d'un recueil de <span class="italic">Poèmes</span> (1807), qui contient
+quelques-unes de ses meilleurs pièces, des <span class="italic">Excursions</span> (1814), poème
+en neuf chants sur la nature morale de l'homme. Il fut sans rival dans
+le sonnet.<a href="#footnotetag168"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote169" name="footnote169"></a>
+<strong>Note 169:</strong> Robert <span class="italic">Southey</span> (1774-1843), poète, historien et
+critique, un des écrivains les plus féconds du <abbr title="19">XIX</abbr><sup>e</sup> siècle. Il a
+composé quatre ou cinq grandes épopées, dont la plus célèbre,
+<span class="italic">Rodrigue, le dernier des Goths</span>, parut en 1814. Il fut, avec son
+beau-frère Coleridge (que Chateaubriand a omis de citer), et avec
+Wordsworth, un des trois poètes de l'école des lacs ou <span class="italic">lakiste</span>.<a href="#footnotetag169"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote170" name="footnote170"></a>
+<strong>Note 170:</strong> James-Henri-Leigh <span class="italic">Hunt</span> (1784-1859). Prosateur
+éminent, il se fit aussi une brillante réputation comme poète par
+l'alliance de la richesse de l'imagination et du style avec la grâce
+et la mélancolie du sentiment. Ses principales &oelig;uvres poétiques
+sont: la <span class="italic">Fête des poètes</span> (1815); <span class="italic">Rimini</span> (1816); <span class="italic">Plume et épée</span>
+(1818); <span class="italic">Contes en vers</span> (1833); le <span class="italic">Palefroi</span> (1842).<a href="#footnotetag170"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote171" name="footnote171"></a>
+<strong>Note 171:</strong> James-Sheridan <span class="italic">Knowles</span> (1784-1862), poète dramatique.
+L'imitation de <span lang="en">Shakespeare</span> est visible dans toutes ses &oelig;uvres. Les
+principales sont des tragédies: <span class="italic">Caïus Gracchus, Virginius, Alfred le
+Grand, Guillaume Tell, Jean de Procida</span>, la <span class="italic">Rose d'Aragon</span>, etc. On
+cite parmi ses comédies: le <span class="italic">Mendiant de Bethnal-Green</span>, le <span class="italic">Bossu</span>,
+la <span class="italic">Malice d'une femme</span>, la <span class="italic">Chasse d'amour</span>, la <span class="italic">Vieille fille</span>, le
+<span class="italic">Secrétaire</span>.<a href="#footnotetag171"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote172" name="footnote172"></a>
+<strong>Note 172:</strong> Henri-Richard <span class="italic">Vassall-Fox</span>, troisième lord <span class="italic">Holland</span>
+(1773-1840). Il était le neveu du célèbre Charles Fox. Homme politique
+et l'un des membres influents du parti whig, il cultivait les lettres
+et avait fait paraître en 1806 un ouvrage sur la <span class="italic">Vie et les écrits de
+Lope de Vega</span>. Après sa mort, on a publié de lui: <span class="italic">Souvenirs de
+l'étranger</span> et <span class="italic">Mémoires du parti whig à mon époque</span>.<a href="#footnotetag172"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote173" name="footnote173"></a>
+<strong>Note 173:</strong> George <span class="italic">Canning</span> (1770-1827), un des plus grands
+orateurs de l'Angleterre. Il avait un remarquable talent de
+versification, qu'il employa surtout à ridiculiser ses adversaires
+politiques. Sa parodie des <span class="italic">Brigands</span> de Schiller et son poème sur la
+<span class="italic">Nouvelle morale</span> sont deux satires mordantes dirigées contre les
+principes et les hommes de la Révolution française. Dans un autre ton,
+il a écrit une admirable pièce sur la mort de son fils aîné.<a href="#footnotetag173"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote174" name="footnote174"></a>
+<strong>Note 174:</strong> John Wilson <span class="italic">Croker</span> (1780-1857). Homme politique comme
+Canning et lord Holland, membre du parlement et, au besoin, membre
+d'un cabinet tory, il se livra néanmoins avec ardeur à ses goûts
+littéraires, multipliant les livres d'histoire et les écrits de
+circonstance, critique infatigable et poète à ses heures pour chanter
+les victoires anglaises, <span class="italic">Trafalgar</span> ou <span class="italic">Talavera</span>. En 1809, pour
+répondre à la <span class="italic">Revue d'Edimbourg</span>, il avait, d'accord avec Walter
+Scott, Gifford, George Ellis, Frère et Southey, fondé la <span class="italic">Quaterly
+Review</span>, organe du parti tory. Il en fut, pendant de longues années,
+le principal rédacteur.<a href="#footnotetag174"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote175" name="footnote175"></a>
+<strong>Note 175:</strong> La mort de Burns est du 21 juillet 1796 et celle de
+Cowper du 25 avril 1800; William Mason, auteur du <span class="italic">Jardin anglais</span>,
+poème descriptif en quatre livres, mourut en 1797.<a href="#footnotetag175"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote176" name="footnote176"></a>
+<strong>Note 176:</strong> <span lang="en">Darwin</span> mourut le 18 août 1802, et Beattie en
+1803.&mdash;Erasmus <span class="italic" lang="en">Darwin</span> (1731-1802), médecin et poète, auteur du
+<span class="italic">Jardin botanique, des Amours des plantes</span> et du <span class="italic">Temple de la
+nature</span>. Son petit-fils, Charles-Robert <span lang="en">Darwin</span>, a conquis, à son tour,
+une grande célébrité par son livre sur l'<span class="italic">Origine des espèces par voie
+de sélection naturelle</span> (1859).&mdash;James <span class="italic">Beattie</span> (1735-1803) a publié,
+outre son poème du <span class="italic">Ménestrel</span>, plusieurs ouvrages de philosophie
+morale. Chateaubriand, dans son <span class="italic">Essai sur la littérature anglaise</span>,
+lui a consacré tout un chapitre.<a href="#footnotetag176"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote177" name="footnote177"></a>
+<strong>Note 177:</strong> On lit dans la préface des <span class="italic">Mélanges</span> de Chateaubriand
+(<span class="italic">&OElig;uvres complètes</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="22">XXII</abbr>), au sujet d'Ossian «Lorsqu'en 1793 la
+révolution me jeta en Angleterre, j'étais grand partisan du Barde
+écossais: j'aurais, la lance au poing, soutenu son existence envers et
+contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une
+foule de poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par
+divers auteurs, étaient indubitablement, à mes yeux, du père d'Oscar,
+tout aussi bien que les manuscrits runiques de Macpherson. Dans
+l'ardeur de mon admiration et de mon zèle, tout malade et tout occupé
+que j'étais, je traduisis quelques productions <span class="italic">ossianiques</span> de John
+Smith. Smith n'est pas l'inventeur du genre; il n'a pas la noblesse et
+la verve épique de Macpherson; mais peut-être son talent a-t-il
+quelque chose de plus élégant et de plus tendre... J'avais traduit
+Smith presque en entier: Je ne donne que les trois poèmes de <span class="italic">Dargo</span>,
+de <span class="italic">Duthona</span> et de <span class="italic">Gaul</span>...»<a href="#footnotetag177"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote178" name="footnote178"></a>
+<strong>Note 178:</strong> C'est le début de l'une des pièces du recueil publié
+par lord <span lang="en">Byron</span> en 1807 sous ce titre: <span class="italic">Heures de paresse</span>. Le poète
+n'avait encore que dix-neuf ans.<a href="#footnotetag178"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote179" name="footnote179"></a>
+<strong>Note 179:</strong> <span class="italic">Vers écrits sous un ormeau dans le cimetière d'Harrow</span>
+et datés du 2 septembre 1807. C'est par cette pièce que se terminent
+les <span class="italic">Heures de paresse</span>.<a href="#footnotetag179"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote180" name="footnote180"></a>
+<strong>Note 180:</strong> <span class="italic">Voyage en France, en Espagne et en Italie pendant les
+années 1787-1789</span>, par Arthur Young.<a href="#footnotetag180"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote181" name="footnote181"></a>
+<strong>Note 181:</strong> <span class="italic">Les Martyrs</span>, livre <abbr title="4">IV</abbr>.<a href="#footnotetag181"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote182" name="footnote182"></a>
+<strong>Note 182:</strong> <span class="italic">Lettres</span> de Cicéron, lib. <abbr title="4">IV</abbr>, épist. <abbr title="5">V</abbr>, <span class="italic">ad
+Familiares</span>.<a href="#footnotetag182"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote183" name="footnote183"></a>
+<strong>Note 183:</strong> Il s'agit ici, non précisément d'un article, mais d'une
+<span class="italic">Notice sur lord <span lang="en">Byron</span></span>, publiée dans la <span class="italic">Biographie universelle</span> de
+Michaud, et reproduite dans les <span class="italic">Études de littérature ancienne et
+étrangère</span>, par M. Villemain.<a href="#footnotetag183"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote184" name="footnote184"></a>
+<strong>Note 184:</strong> <span class="italic">De la littérature considérée dans ses rapports avec
+l'état moral et politique des nations</span>, par M<sup>me</sup> de Staël. Le livre de
+M<sup>me</sup> de Staël ayant paru en 1800, avant <span class="italic">Atala</span> et le <span class="italic">Génie du
+christianisme</span>, celle-ci était assurément excusable de n'avoir point
+nommé Chateaubriand, et elle eût pu lui répondre:</p>
+
+<p class="poem25">Comment l'aurais-je fait si vous n'étiez pas né?<a href="#footnotetag184"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote185" name="footnote185"></a>
+<strong>Note 185:</strong> Teresa Gamba, comtesse <span class="italic">Guiccioli</span>, née à Ravenne en
+1802, célèbre par sa liaison avec lord <span lang="en">Byron</span>. En 1831, veuve de son
+mari et... et de lord <span lang="en">Byron</span>, elle épousa le marquis de Boissy, qui
+avait été attaché à l'ambassade de Chateaubriand à Rome et l'un de ses
+protégés. Le marquis de Boissy, pair de France sous Louis-Philippe et
+sénateur sous le second empire, est resté le type du parfait
+interrupteur. L'ex-comtesse Guiccioli a fait paraître, en 1863, deux
+volumes de souvenirs sur l'auteur de <span class="italic">Childe-Harold</span>, publiés sous ce
+titre: <span class="italic"><span lang="en">Byron</span> jugé par des témoins de sa vie</span>.<a href="#footnotetag185"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote186" name="footnote186"></a>
+<strong>Note 186:</strong> Miss <span class="italic">Milbanks</span>, fille de sir Ralph Milbanks-Noël,
+héritière de la fortune et des titres de Wentworth, avait épousé lord
+<span lang="en">Byron</span> le 2 janvier 1815. Après un an de mariage et la naissance d'une
+fille qui fut nommée Ada, lady <span lang="en">Byron</span> se retira chez son père et ne
+voulut plus revoir son époux. «La persévérance de ses refus, dit
+Villemain, et la discrétion de ses plaintes accusent également <span lang="en">Byron</span>,
+qui, n'eût-il pas eu d'autres torts, appelait sur lui la malignité des
+oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la faute
+impardonnable de tourner en ridicule celle qui portait son nom.»<a href="#footnotetag186"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote187" name="footnote187"></a>
+<strong>Note 187:</strong> Voir le <span class="italic">Domesday book</span>. <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag187"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote188" name="footnote188"></a>
+<strong>Note 188:</strong> C'est un vers de La Harpe dans son poème sur la
+Révolution. Sans doute, le sens et l'énergie de ce vers plaisaient
+tout particulièrement à Chateaubriand, car il lui arrivera encore de
+le citer dans ce même volume.<a href="#footnotetag188"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote189" name="footnote189"></a>
+<strong>Note 189:</strong> Village du comté de Surrey, à treize kilomètres O. de
+Londres, sur la rive droite de la Tamise. Kew possède un château
+royal, célèbre par son observatoire et son jardin botanique, un des
+plus riches qu'il y ait au monde.<a href="#footnotetag189"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote190" name="footnote190"></a>
+<strong>Note 190:</strong> Voir plus haut, page <a href="#page111">111</a>, la note sur Peltier.<a href="#footnotetag190"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote191" name="footnote191"></a>
+<strong>Note 191:</strong> William <span class="italic">Herschell</span> (1738-1822). Le roi George <abbr title="3">III</abbr> lui
+avait donné, au bourg de Slough, une habitation voisine de son château
+de Windsor. Le célèbre astronome eut pour auxiliaires dans la
+construction de ses télescopes et dans ses observations son frère
+Alexandre et sa s&oelig;ur Caroline, qui mourut, presque centenaire, en
+1848.<a href="#footnotetag191"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote192" name="footnote192"></a>
+<strong>Note 192:</strong> <span class="italic">Le Purgatoire</span>, chant <abbr title="8">VIII</abbr>, vers 5.<a href="#footnotetag192"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote193" name="footnote193"></a>
+<strong>Note 193:</strong> Elle a été insérée par Chateaubriand au tome <abbr title="22">XXII</abbr> de
+ses <span class="italic">&OElig;uvres complètes</span>. «S'il a fait, dit Sainte-Beuve, de bien
+mauvais vers et de médiocres, il en a trouvé quelques-uns de tout à
+fait beaux et poétiques. Il est bien au-dessus de Marie-Joseph Chénier
+dans la traduction du <span class="italic">Cimetière de Gray</span>.» (<span class="italic">Chateaubriand et son
+groupe littéraire</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 98.)<a href="#footnotetag193"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote194" name="footnote194"></a>
+<strong>Note 194:</strong> Caroline-Amélia-Augusta de <span class="italic">Brunswick-Wolfenbüttel</span>,
+née en 1768, avait épousé en 1795 le prince de Galles, depuis George
+<abbr title="4">IV</abbr>. Profondément attaché à Mistress Fitzherbert, à laquelle il s'était
+uni par un mariage entaché de nullité, celui-ci n'avait consenti à
+cette union que pour obtenir du roi son père le payement de ses
+dettes. Aussitôt après la naissance de leur fille, la princesse
+Charlotte (mariée en 1816 au prince Léopold de Cobourg et morte en
+couches l'année suivante), le prince et la princesse de Galles
+s'étaient séparés d'un commun accord (1796). En 1806, le prince
+provoqua une enquête judiciaire sur la conduite de sa femme, qu'il
+accusait d'avoir donné le jour à un enfant illégitime. Le roi George
+<abbr title="3">III</abbr> prit parti pour sa belle-fille, et l'enquête n'eut pas de
+résultat. Appelé au trône en 1820, George <abbr title="4">IV</abbr>, non content de se
+refuser à reconnaître à sa femme le titre et les prérogatives royales,
+introduisit contre elle au parlement un bill dans lequel il demandait
+le divorce pour cause d'adultère de la reine avec un ancien valet de
+pied nommé Bergami. Après de longs débats, dans lesquels Brougham,
+avocat de la reine Caroline, fit preuve de la plus rare habileté et de
+la plus puissante éloquence, le bill fut retiré par le gouvernement (6
+novembre 1820). Mais au mois de juillet de l'année suivante, l'entrée
+de Westminster fut refusée à la reine le jour du couronnement de
+George <abbr title="4">IV</abbr>. Le dépit qu'elle conçut de cet affront ne fut pas étranger
+à sa fin survenue quelques jours plus tard.<a href="#footnotetag194"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote195" name="footnote195"></a>
+<strong>Note 195:</strong> Sur MM. de Lamoignon, voir ci-dessus la note 1 de la
+page <a href="#page154">154</a>.&mdash;Leur s&oelig;ur, Marie-Catherine, née le 3 mars 1759, avait
+épousé Henri-Cardin-Jean-Baptiste, marquis d'Aguesseau, seigneur de
+Fresne, avocat général au Parlement, lequel devint membre de
+l'Académie française (1787), député à la Constituante de 1789,
+sénateur de l'Empire (1805), pair de la Restauration (1814). Madame
+d'Aguesseau est morte en 1849, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.<a href="#footnotetag195"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote196" name="footnote196"></a>
+<strong>Note 196:</strong> Voir, à l'<span class="italic">Appendice</span>, le n<sup>o</sup> <abbr title="5">V</abbr>: la <span class="italic">Rentrée en
+France</span>.<a href="#footnotetag196"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote197" name="footnote197"></a>
+<strong>Note 197:</strong> Ce livre, commencé à Dieppe en 1836, a été terminé à
+Paris en 1837. Il a été revu en décembre 1846.<a href="#footnotetag197"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote198" name="footnote198"></a>
+<strong>Note 198:</strong> Le duc de La Rochefoucauld.<a href="#footnotetag198"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote199" name="footnote199"></a>
+<strong>Note 199:</strong> La duchesse de Berry, dans les derniers temps de la
+Restauration, avait mis à la mode la plage de Dieppe; elle y allait
+chaque année, avec ses enfants, dans la saison des bains de mer.<a href="#footnotetag199"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote200" name="footnote200"></a>
+<strong>Note 200:</strong> Les lettres adressées par Chateaubriand au <span class="italic">citoyen
+Fontanes</span>, en 1800 et 1801, portent cette suscription: <span class="italic">Rue
+Saint-Honoré, près le passage Saint-Roch</span>, ou bien: <span class="italic">Rue Saint-Honoré,
+n<sup>o</sup> 85, près de la rue Neuve-du-Luxembourg</span>.<a href="#footnotetag200"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote201" name="footnote201"></a>
+<strong>Note 201:</strong> Il avait sa librairie <span class="italic">rue Jacob, n<sup>o</sup> 1186</span>. On
+numérotait alors les maisons par quartier et non par rue.<a href="#footnotetag201"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote202" name="footnote202"></a>
+<strong>Note 202:</strong> Chateaubriand, à cette date, était à la lettre, sans le
+sou. Le 30 juillet 1800, il écrivait à Fontanes:</p>
+
+<p>«Je vous envoie, mon cher ami, un Mémoire que de Sales m'a laissé pour
+vous:</p>
+
+<p>«Rendez-moi deux services; «Donnez-moi d'abord un mot pour le médecin.
+«Tâchez ensuite de m'emprunter vingt-cinq louis.</p>
+
+<p>«J'ai reçu de mauvaises nouvelles de ma famille, et je ne sais plus
+comment faire pour attendre l'autre époque de ma fortune, chez
+Migneret. Il est dur d'être inquiet sur ma vie pendant que j'achève
+l'&oelig;uvre du Seigneur. Juste et belle Révolution! Ils ont tout vendu.
+Me voilà comme au sortir du ventre de ma mère, car mes chemises même
+ne sont pas françaises. Elles sont de la charité d'un autre peuple.
+Tirez-moi donc d'affaire, si vous le pouvez, mon cher ami. Vingt-cinq
+louis me feront vivre jusqu'à la publication qui décidera de mon sort.
+Alors le livre paiera tout, si tel est le bon plaisir de Dieu, qui
+jusqu'à présent ne m'a pas été très favorable.</p>
+
+<p>«Tout à vous,</p>
+
+<p class="left60">«LA SAGNE.»</p>
+
+<p>La lettre porte pour suscription: <span class="italic">Au citoyen Fontanes, rue Honoré</span>.<a href="#footnotetag202"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote203" name="footnote203"></a>
+<strong>Note 203:</strong> Cette lettre à M<sup>me</sup> de Staël avait exactement pour
+titre: <span class="italic">Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage
+de M<sup>me</sup> de Staël (De la littérature considérée dans ses rapports avec
+la morale, etc.)</span>. Cette lettre était signée: l'<span class="italic">Auteur du Génie du
+Christianisme</span>. Elle fut imprimée dans le <span class="italic">Mercure</span> du 1<sup>er</sup> nivôse an
+<abbr title="9">IX</abbr> (22 décembre 1800). C'est un des plus éloquents écrits de
+Chateaubriand. Il figure maintenant dans toutes les éditions du <span class="italic">Génie
+du Christianisme</span>, auquel il se rattache de la façon la plus étroite.<a href="#footnotetag203"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote204" name="footnote204"></a>
+<strong>Note 204:</strong> Voici cette lettre:</p>
+
+<p class="add3em">«CITOYEN,</p>
+
+<p>«Dans mon ouvrage sur le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, ou <span class="italic">les Beautés de
+la religion chrétienne</span>, il se trouve une partie entière consacrée à
+la <span class="italic">poétique du Christianisme</span>. Cette partie se divise en quatre
+livres: poésie, beaux-arts, littérature, harmonies de la religion avec
+les scènes de la nature et les passions du c&oelig;ur humain. Dans ce
+livre, j'examine plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les
+précédents, tels que les effets des ruines gothiques comparées aux
+autres sortes de ruines, les sites des monastères dans la solitude,
+etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages en
+Amérique, et écrite sous les huttes mêmes des sauvages; elle est
+intitulée <span class="italic">Atala</span>, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire
+s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait
+un tort infini, je me vois obligé de l'imprimer à part, avant mon
+grand ouvrage.</p>
+
+<p>«Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier ma lettre,
+vous me rendriez un important service.</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur d'être, etc.»</p>
+
+<p>La lettre est signée: <span class="italic">l'Auteur du Génie du Christianisme</span>. Elle parut
+dans le <span class="italic">Journal des Débats</span>, du 10 germinal, an <abbr title="9">IX</abbr> (31 mars 1801).<a href="#footnotetag204"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote205" name="footnote205"></a>
+<strong>Note 205:</strong> Fontanes, dans le <span class="italic">Mercure</span> du 16 germinal an <abbr title="9">IX</abbr> (6
+avril 1801), annonçait, en ces termes, la publication prochaine
+d'<span class="italic">Atala</span>: «L'auteur est le même dont on a déjà parlé plus d'une fois,
+en annonçant son grand travail sur les beautés morales et poétiques du
+christianisme. Celui qui écrit l'aime depuis douze ans et il l'a
+retrouvé, d'une manière inattendue, dans des jours d'exil et de
+malheurs; mais il ne croit pas que les illusions de l'amitié se mêlent
+à ses jugements.»&mdash;Le <span class="italic">Journal des Débats</span>, dans sa feuille du 27
+germinal (17 avril) annonça que le petit volume venait de paraître
+<span class="italic">chez Migneret, rue Jacob n<sup>o</sup> 1186</span>. C'était un petit in-12 de <span class="smcap">xxiv</span> et
+210 pages de texte, avec ce titre: <span class="italic">Atala ou les amours de deux
+sauvages dans le désert</span>.<a href="#footnotetag205"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote206" name="footnote206"></a>
+<strong>Note 206:</strong> Un Allemand, qui se faisait appeler <span class="italic">Curtius</span>, avait
+installé à Paris, vers 1770, un <span class="italic">Cabinet</span> de figure en cire coloriées,
+reproduisant, sous leur costume habituel, les personnages fameux morts
+ou vivants. Ses deux salons, établis au Palais-Royal et au boulevard
+du Temple, étaient consacrés, l'un aux grands hommes, l'autre aux
+scélérats. Tous les deux, le second surtout, attirèrent la foule, et
+leur vogue, que la Révolution n'avait fait qu'accroître, se maintint
+sous le Consulat et l'Empire. Les salons de figures de cire restèrent
+ouverts, au boulevard du Temple, jusqu'à la fin du règne de
+Louis-Philippe. Ils émigrèrent alors en province, et il arrive
+qu'aujourd'hui encore on en rencontre quelquefois dans les foires de
+village. Seulement, on n'y trouve plus de grands hommes: les scélérats
+seuls sont restés.<a href="#footnotetag206"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote207" name="footnote207"></a>
+<strong>Note 207:</strong> Marie-Joseph Chénier&mdash;qui aura justement pour
+successeur à l'Académie l'auteur d'<span class="italic">Atala</span>&mdash;fut le plus ardent à
+critiquer l'&oelig;uvre nouvelle, à la couvrir de moqueries en vers et en
+prose. Sa longue satire des <span class="italic">Nouveaux Saints</span> lui est en grande partie
+consacrée:</p>
+
+<p class="poem">J'entendrai les sermons prolixement diserts<br>
+ Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.<br>
+ Ô terrible Atala! tous deux avec ivresse<br>
+ Courons goûter encore les plaisirs de la messe.</p>
+
+<p>Un petit volume, attribué à Gadet de Gassicourt et qui eut aussitôt
+plusieurs éditions, avait pour titre: <span class="italic">Atala, ou les habitants du
+désert, parodie d'<span class="smcap">ATALA</span>, ornée de figures de rhétorique.&mdash;Au grand
+village</span>, chez Gueffier jeune, an <abbr title="9">IX</abbr>.</p>
+
+<p>L'année suivante paraissaient deux volumes intitulés: <span class="italic">Résurrection
+d'Atala et son voyage à Paris</span>. M<sup>me</sup> de Beaumont les signalait en ces
+termes à Chênedollé, dans une lettre du 25 août 1802: «On a fait une
+<span class="italic">Résurrection d'Atala</span> en deux volumes. Atala, Chactas et le Père
+Aubry ressuscitent aux ardentes prières des Missionnaires. Ils partent
+pour la France; un naufrage les sépare: Atala arrive à Paris. On la
+mène chez Feydel (l'un des rédacteurs du <span class="italic">Journal de Paris</span> à cette
+époque) qui parie deux cents louis qu'elle n'est pas une vraie
+Sauvage; chez l'abbé Morellet, qui trouve la plaisanterie mauvaise;
+chez M. de Chateaubriand, qui lui fait vite bâtir une hutte dans son
+jardin, qui lui donne un dîner où se trouvent les élégantes de Paris:
+on discute avec lui très poliment les prétendus défauts d'Atala. On va
+ensuite au bal des Étrangers où plusieurs femmes du moment passent en
+revue, enfin à l'église où l'on trouve le Père Aubry disant la messe
+et Chactas la servant. La reconnaissance se fait, et l'ouvrage finit
+par une mauvaise critique du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. Vous croiriez,
+d'après cet exposé, que l'auteur est païen. Point du tout. Il tombe
+sur les philosophes; il assomme l'abbé Morellet, et il veut être plus
+chrétien que M. de Chateaubriand. La plaisanterie est plus étrange
+qu'offensante; mais on cherche à imiter le style de notre ami, et cela
+me blesse. Le bon esprit de M. Joubert s'accommode mieux de toutes ces
+petites attaques que moi qui justifie si bien la première partie de ma
+devise: «<span class="italic">Un souffle m'agite</span>.»&mdash;En annonçant cette <span class="italic">Résurrection
+d'Atala</span>, le <span class="italic">Mercure</span> disait (4 septembre 1802): «Encore deux volumes
+sur <span class="italic">Atala</span>! En vérité elle a déjà donné lieu à plus de critiques et
+de défenses que la philosophie de Kant n'a de commentaires.»<a href="#footnotetag207"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote208" name="footnote208"></a>
+<strong>Note 208:</strong> Chateaubriand se venge ici très spirituellement de
+l'abbé Morellet (l'abbé <span class="italic">mords-les</span>, disait Voltaire) et de sa
+brochure de 72 pages: <span class="italic">Observations critiques sur le roman intitulé
+ATALA</span>. L'abbé Morellet, «qui n'appartenait à l'église, dit Norvins
+(<span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du costume
+et par un prieuré tout entier», était un homme de talent et de bon
+sens, mais d'un talent un peu sec et d'un bon sens un peu court. Vieil
+encyclopédiste, classique impénitent, il ne comprit rien aux
+nouveautés d'<span class="italic">Atala</span>, de <span class="italic">René</span> et du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, aussi
+dépaysé devant les premiers chefs-d'&oelig;uvre du jeune Chateaubriand
+que les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les Wurmser,
+devant les premières victoires du jeune Bonaparte.<a href="#footnotetag208"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote209" name="footnote209"></a>
+<strong>Note 209:</strong> Dans une lettre à Chênedollé, du 26 juillet 1820,
+Chateaubriand, qui venait d'être nommé à l'ambassade de Berlin,
+rappelait à son ami le <span class="italic">bon temps</span> où ils fréquentaient ensemble le
+petit café des Champs-Élysées: «... Ceci n'est pas un adieu, lui
+écrivait-il; nous nous reverrons, nous finirons nos jours ensemble
+dans cette grande Babylone qu'on aime toujours en la maudissant, et
+nous nous rappellerons le bon temps de nos misères où nous prenions le
+détestable café de M<sup>me</sup> Rousseau.»<a href="#footnotetag209"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote210" name="footnote210"></a>
+<strong>Note 210:</strong> <span class="italic">Marie-Anne Bonaparte</span>, dite <span class="italic">Élisa</span> (1774-1820),
+mariée en 1797 à son compatriote Félix-Pascal Bacciochi; princesse de
+Lucques et de Piombino en 1805, grande-duchesse de Toscane de 1808 à
+1814; elle prit, en 1815, le titre de comtesse de Compignano. «Elle
+protégeait hautement le poète Fontanes», dit le baron de Méneval dans
+ses <span class="italic">Mémoires</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 67.<a href="#footnotetag210"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote211" name="footnote211"></a>
+<strong>Note 211:</strong> «M. de Chateaubriand, revenu de l'émigration avant
+l'amnistie, avait été présenté par M. de Fontanes, son ami intime, à
+M<sup>me</sup> Bacciochi, s&oelig;ur du Premier Consul, et à son frère Lucien
+Bonaparte. Le frère et la s&oelig;ur se déclarèrent les protecteurs de M.
+de Chateaubriand.» <span class="italic">Mémoires du baron de Méneval</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, page 84.<a href="#footnotetag211"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote212" name="footnote212"></a>
+<strong>Note 212:</strong> Le château du Plessis-Chamant.<a href="#footnotetag212"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote213" name="footnote213"></a>
+<strong>Note 213:</strong> En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de dix-neuf ans, était
+garde-magasin des subsistances à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin
+s'appelait alors Marathon, et Lucien s'appelait <span class="italic">Brutus</span>. Brutus fit
+la cour à la s&oelig;ur de l'aubergiste chez qui il logeait. Elle avait
+deux ans de plus que lui, n'avait reçu nulle instruction, ne savait
+pas même signer son nom&mdash;Catherine Boyer. Il l'épousa, le 15 floréal
+an <abbr title="2">II</abbr> (4 mai 1794), par devant Jean-Baptiste Garnier, membre du
+Conseil général de la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne
+parut à ce mariage, pour lequel il s'était bien gardé de demander le
+consentement de sa mère et dont l'acte se trouvait entaché des
+illégalités les plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800, il
+épousa, deux ans après, Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de
+Bleschamp, femme divorcée de Jean-François-Hippolyte Jouberthon,
+ex-agent de change à Paris. La seconde femme de Lucien mourut
+seulement en 1855.<a href="#footnotetag213"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote214" name="footnote214"></a>
+<strong>Note 214:</strong> Passy, dans l'Yonne, petit village voisin d'Étigny, et
+à quelques kilomètres de Sens.<a href="#footnotetag214"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote215" name="footnote215"></a>
+<strong>Note 215:</strong> Le comte de Montmorin, père de M<sup>me</sup> de Beaumont, ne
+périt point sur l'échafaud; il fut massacré à l'Abbaye le 2 septembre
+1792. «Percé de plusieurs coups en plein corps, dit M. Marcellin
+Boudet dans son livre sur <span class="italic">la Justice révolutionnaire en Auvergne</span>,
+haché, coupé, tailladé, il vivait encore. Ses bourreaux l'empalèrent
+et le portèrent ainsi aux portes de l'Assemblée nationale.» Le
+lendemain, 3 septembre, son cousin, Louis-Victor-Hippolyte-Luce de
+Montmorin, fut égorgé à la Conciergerie où, par un sanglant déni de
+justice, il avait été ramené après son acquittement par le tribunal
+criminel du 17 août.&mdash;M<sup>me</sup> de Montmorin, mère de M<sup>me</sup> de Beaumont, fut
+guillotinée le 21 floréal au <abbr title="2">II</abbr> (10 mai 1794); son second fils fut
+guillotiné avec elle. Sa fille aînée, mariée au comte de la Luzerne,
+mourut le 10 juillet 1794, à l'archevêché, devenu l'hôpital des
+prisons.<a href="#footnotetag215"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote216" name="footnote216"></a>
+<strong>Note 216:</strong> On lit dans une lettre de M<sup>me</sup> de Beaumont à
+Chênedollé, du 7 fructidor an <abbr title="10">X</abbr> (25 août 1802): «Il (Chateaubriand)
+est dans son nouveau logement, <span class="italic">Hôtel d'Étampes</span>, n<sup>o</sup> 84. Ce logement
+est charmant, mais il est bien haut. Toute la société vous regrette et
+vous désire: mais M. Joubert est dans les grands abattements, M. de
+Chateaubriand est enrhumé, Fontanes tout honteux et la plus aimable
+des sociétés ne bat que d'une aile.»<a href="#footnotetag216"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote217" name="footnote217"></a>
+<strong>Note 217:</strong> M. Pasquier, dans ses <span class="italic">Mémoires</span> (<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 206), dit,
+de son côté: «J'eus l'occasion de connaître M<sup>me</sup> de Beaumont: je lui
+avais cédé l'appartement que j'occupais rue du Luxembourg (rue
+Neuve-du-Luxembourg). Le charme de sa personne, son esprit supérieur
+m'attachèrent bien vite à elle... Seule de sa famille, elle avait
+survécu, retirée dans une chaumière aux environs de Montbard; revenue
+à Paris pour tâcher de retrouver quelques débris de sa fortune, elle
+ne tarda pas à réunir autour d'elle une société d'élite. Je citerai en
+première ligne M<sup>me</sup> de Vintimille..., M<sup>me</sup> de Saussure venait souvent
+avec M<sup>me</sup> de Staël... M. de Fontanes était parmi les habitués, ainsi
+que M. Joubert... Je citerai encore MM. Gueneau de Mussy, Chênedollé,
+Molé, parmi ceux qui, presque chaque jour, venaient depuis sept heures
+jusqu'à onze heures du soir rue de Luxembourg. Enfin, M. de
+Chateaubriand, qui devait tenir une si grande place dans la vie de
+M<sup>me</sup> de Beaumont».<a href="#footnotetag217"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote218" name="footnote218"></a>
+<strong>Note 218:</strong> Joseph <span class="italic">Joubert</span>, né le 6 mai 1754 à Montignac, dans le
+Périgord. Après avoir professé quelque temps chez les Pères de la
+Doctrine chrétienne à Toulouse, il vint à Paris en 1778, et s'y lia
+avec Marmontel, d'Alembert, La Harpe, surtout avec Diderot, et un peu
+plus tard avec Fontanes. Élu juge de paix à Montignac en 1790, il
+exerça deux ans ces fonctions, puis se retira en Bourgogne, où il se
+maria. Il était voisin du château de Passy, où s'étaient réfugiés tous
+les membres de la famille Montmorin. Tous furent arrêtés au mois de
+février 1794 par ordre du Comité de sûreté générale, et jetés dans des
+charrettes qui devaient les conduire à Paris. Au moment où le triste
+convoi franchissait les grilles du parc, M<sup>me</sup> de Beaumont, malade
+depuis quelque temps, se trouva dans un tel état de faiblesse que les
+envoyés du Comité, moins peut-être par un sentiment de pitié que par
+le désir de ne pas retarder le départ, la firent déposer sur le
+chemin. Elle erra quelque temps dans la campagne en proie à une grande
+frayeur et fut recueillie par les paysans, à Étigny, non loin de
+Passy. M. et M<sup>me</sup> Joubert informés de son malheur, voulurent lui venir
+en aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite, ils la
+découvrirent un jour devant la porte de sa chaumière; ils l'emmenèrent
+sous leur toit et s'efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir sa
+santé et de calmer sa douleur. M. et M<sup>me</sup> Joubert n'avaient pas
+d'enfant; jusqu'à la fin maintenant, quelque chose de paternel se
+mêlera à leur affection pour la malheureuse fille des Montmorin. En
+1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes, inspecteur général de
+l'Université. Il mourut le 4 mai 1824.&mdash;Longtemps après sa mort, on a
+tiré de ses manuscrits deux volumes: <span class="italic">Pensées, Essais, Maximes et
+Correspondance de Joubert</span>;&mdash;deux volumes exquis et qui ne périront
+point, car ils justifient en tout sa devise: <span class="italic">Excelle, et tu vivras!</span><a href="#footnotetag218"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote219" name="footnote219"></a>
+<strong>Note 219:</strong> Voici comment la comtesse de Chastenay, au tome <abbr title="2">II</abbr> de
+ses <span class="italic">Mémoires</span>, page 82, s'exprime au sujet de Joubert: «J'ai dit de
+M. Joubert qu'en lui tout était âme et que <span class="italic">cette âme, qui semblait
+n'avoir rencontré un corps que par hasard, en ressortait de tous côtés
+et ne s'en arrangeait qu'à peu près</span>. M. Joubert était tout cela et
+tout esprit, parce qu'il était tout âme. Essentiellement bon, original
+sans s'en douter, parce qu'il vivait étranger au monde et confiné dans
+le soin de la plus frêle santé, sa femme l'aimait trop pour qu'il fût
+égoïste; il ne l'était pas, et j'ai toujours considéré comme une chose
+salutaire d'être aimé tendrement.»<a href="#footnotetag219"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote220" name="footnote220"></a>
+<strong>Note 220:</strong> Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de <span class="italic">Bonald</span>
+(1754-1840), député de l'Aveyron de 1815 à 1823, pair de France de
+1823 à 1830, membre de l'Académie française. Ses principaux ouvrages
+sont: le <span class="italic">Traité du Divorce</span> (1802); la <span class="italic">Législation primitive</span>, qui
+parut, la même année, tout à côté du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, et dans
+le même sens réparateur; les <span class="italic">Recherches philosophiques sur les
+premiers Objets des connaissances morales</span> (1819). Chateaubriand ne
+rend pas ici suffisante justice à ce grand esprit, pour qui le comte
+de Marcellus a composé cette épitaphe:</p>
+
+<p class="poem"><span class="italic">Hic jacet in Christo, in Christo vixitque Bonaldus;<br>
+<span class="add3em">Pro quo pugnavit, nunc videt ipse Deum.</span><br>
+ Græcia miraturque suum jacetque Platonem;<br>
+<span class="add3em">Hic par ingenio, sed pietate prior.</span><a href="#footnotetag220"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></span></p>
+
+<p><a id="footnote221" name="footnote221"></a>
+<strong>Note 221:</strong> Charles-Julien <span class="italic">Lioult de Chênedollé</span> (1769-1833). Il
+partit pour l'émigration, en septembre 1791, fit deux campagnes dans
+l'armée des Princes, séjourna en Hollande, à Hambourg et en Suisse et
+rentra en France en 1799. Il a publié en 1807 le <span class="italic">Génie de l'homme</span>,
+poème en quatre chants, l'<span class="italic">Esprit de Rivarol</span> en 1808, et en 1820 ses
+<span class="italic">Études poétiques</span>, qui, malgré de grandes qualités et d'heureuses
+inspirations, furent comme ensevelies dans le triomphe de Lamartine,
+qui donnait à la même heure ses premières <span class="italic">Méditations</span>.<a href="#footnotetag221"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote222" name="footnote222"></a>
+<strong>Note 222:</strong> Dans la «petite société» qui, au début du siècle, se
+réunissait dans le salon de M<sup>me</sup> de Beaumont, rue Neuve-du-Luxembourg,
+ou chez Chateaubriand, dans son petit appartement de l'hôtel Coislin,
+place Louis <abbr title="15">XV</abbr>, ou encore, l'été, à Villeneuve-sur-Yonne, sous le toit
+de M. Joubert, chacun, selon une mode ancienne, avait son sobriquet.
+Chateaubriand était surnommé le <span class="italic">chat</span>, par abréviation de son nom, ou
+peut-être à cause de son indéchiffrable écriture; M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand, qui avait des griffes, était la <span class="italic">chatte</span>. Chênedollé et
+Gueneau de Mussy, plus mélancoliques que René, avaient reçu les noms
+de grand et de petit <span class="italic">corbeau</span>; quelquefois aussi Chateaubriand était
+appelé <span class="italic">l'illustre corbeau des Cordillères</span>, par allusion à son voyage
+en Amérique. Fontanes était ramassé et avait quelque chose
+d'athlétique dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en
+plaisantant au sanglier d'Érymanthe et le nommaient le <span class="italic">sanglier</span>.
+Mince et fluette, rasant la terre qu'elle devait bientôt quitter, M<sup>me</sup>
+de Beaumont avait reçu le sobriquet d'<span class="italic">hirondelle</span>. Ami des bois et
+grand promeneur à cette époque, Joubert était le <span class="italic">cerf</span>, tandis que sa
+femme, la bonté et l'esprit même, mais d'humeur un peu sauvage, riait
+d'être appelée le <span class="italic">loup</span>. Jamais on ne vit réunies des <span class="italic">bêtes</span> de tant
+d'esprit.<a href="#footnotetag222"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote223" name="footnote223"></a>
+<strong>Note 223:</strong> Petite-fille du fermier général La Live de Bellegarde,
+fille d'Ange-Laurent <span class="italic">La Live de Jully</span> (1725-1779), introducteur des
+ambassadeurs, elle avait épousé le comte de <span class="italic">Vintimille du Luc</span>,
+capitaine de vaisseau, «homme de beaucoup d'esprit, dit Norvins, mais
+s'inquiétant peu de postérité».&mdash;«Sans cette indifférence, continue
+Norvins (<span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 58), ce ménage aussi eût été complet, car M<sup>me</sup>
+de Vintimille était une des femmes les plus aimables, les plus
+instruites et les plus spirituelles de la société, hautement avouée
+sous ces rapports par sa tante M<sup>me</sup> d'Houdetot, et brevetée également
+par M<sup>me</sup> de Damas, par sa fille et par M<sup>me</sup> Pastoret, dont la
+compétence était établie dans la société, et sans déroger elle pouvait
+avouer son mari.»&mdash;Le chancelier Pasquier dit de son côté (<span class="italic">Mémoires</span>,
+<abbr title="1">I</abbr>, 206): «Je citerai en première ligne M<sup>me</sup> de Vintimille, une des
+personnes les plus instruites, les plus spirituelles, du jugement le
+plus sûr et la plus élevé que j'aie rencontrées. Son amitié est de
+celles dont je m'honore le plus et qui a tenu le plus de place dans ma
+vie.»<a href="#footnotetag223"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote224" name="footnote224"></a>
+<strong>Note 224:</strong> M<sup>me</sup> <span class="italic">Hocquart</span>, qui, même à côté de M<sup>me</sup> de
+Vintimille, se faisait remarquer par le charme de sa beauté et
+l'agrément de son esprit, était la fille de M<sup>me</sup> Pourrat, dont le
+salon, aux belles années de Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, avait réuni l'élite de la
+société et de la littérature. La seconde fille de M<sup>me</sup> Pourrat était
+M<sup>me</sup> Laurent Lecoulteux, celle dont André Chénier a célébré sous le
+nom de <span class="italic">Fanny</span></p>
+
+<p class="poem25">La grâce, la candeur, la naïve innocence.<a href="#footnotetag224"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote225" name="footnote225"></a>
+<strong>Note 225:</strong> Antoine-Hugues-Calixte de <span class="italic">Montmorin</span>,
+ex-sous-lieutenant dans le 5<sup>e</sup> régiment de chasseurs à cheval. Il
+avait donné sa démission le 5 septembre 1792, à la suite de
+l'assassinat de son père. Il fut guillotiné le 10 mai 1794, à l'âge de
+22 ans.<a href="#footnotetag225"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote226" name="footnote226"></a>
+<strong>Note 226:</strong> Savigny-sur-Orge, canton de Longjumeau, arrondissement
+de Corbeil (Seine-et-Oise). Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Beaumont
+s'installèrent à Savigny le 22 mai 1801.&mdash;Sous ce titre: <span class="italic">La Maison de
+Pauline</span>, M. Adolphe Brisson a publié, dans le <span class="italic">Gaulois</span> du 21
+septembre 1892, le récit de son pèlerinage à la maison de M<sup>me</sup> de
+Beaumont.<a href="#footnotetag226"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote227" name="footnote227"></a>
+<strong>Note 227:</strong> <span class="italic">Roux de Laborie</span>, né en 1769, mort en 1840. Marmontel
+dit de lui, dans ses <span class="italic">Mémoires</span>: «Le jeune homme qui avait pris soin
+de nous lier, M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès dix-neuf
+ans par des écrits qu'on eût attribués sans peine à la maturité de
+l'esprit et du goût,... âme ingénieuse et sensible... aimable et
+heureux caractère.» En 1792, il avait été secrétaire de Bigot de
+Sainte-Croix, ministre des Affaires étrangères. Sous le Consulat, il
+fut attaché au cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son
+<span class="italic">Mémorial</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 269, raconte ainsi comment Laborie se «sauva
+des serres de Bonaparte»:&mdash;«Un jour que Paris ne l'avait pas vu, il
+s'inquiéta et apprit avec le plus grand étonnement qu'il avait passé
+la frontière. On disait même tout bas que la police n'avait pu
+l'atteindre, et plus bas encore on l'accusait d'avoir soustrait dans
+le cabinet de M. de Talleyrand un traité conclu entre le Premier
+Consul et l'empereur Paul, à qui Bonaparte avait généreusement renvoyé
+habillés, équipés à neuf et soldés tous les prisonniers de sa nation.
+Ce traité, ajoutait-on, avait été vendu à l'Angleterre!... Mais, en
+1804, quand Laborie obtint son rappel en France, il dut être évident
+pour tous ceux qui connaissaient l'empereur Napoléon que, si une telle
+trahison eût été commise par Laborie, jamais il n'en eût été gracié.
+Le voile qui couvrit alors cette aventure le couvre encore
+aujourd'hui. Toujours est-il que Laborie fut éloigné des affaires,
+mais il conserva la faveur de celui qui les faisait, M. de Talleyrand,
+et plus tard il reparut sous ses auspices sur un tout autre théâtre,
+après avoir été à Paris avocat consultant et lecteur à domicile de
+M<sup>me</sup> de la Briche. Ce fut, je crois, à cette dernière phase de sa vie
+que Laborie éprouva la fantaisie de se marier. Je ne sais pourquoi
+cela parut alors si étrange. Toutefois il épousa une très belle
+personne, fille du docteur Lamothe, médecin et ami de notre famille,
+et s&oelig;ur d'un brillant officier qui fut depuis lieutenant-général.
+Mais comme la société s'obstinait à ne pas prendre le mariage de
+Laborie aussi au sérieux que lui-même, quand le bruit de sa paternité
+se répandit, on la mit sur le compte de sa distraction devenue
+proverbiale.»&mdash;Au mois d'avril 1814, son protecteur Talleyrand le
+nomma secrétaire du gouvernement provisoire. En 1815, Chateaubriand le
+retrouvera à Gand, et peut-être alors aurons-nous lieu d'en dire
+encore quelques mots.<a href="#footnotetag227"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote228" name="footnote228"></a>
+<strong>Note 228:</strong> M<sup>me</sup> de Farcy mourut à Rennes le 26 juillet
+1799.<a href="#footnotetag228"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote229" name="footnote229"></a>
+<strong>Note 229:</strong> Chênedollé connut M<sup>me</sup> de Caud à Paris en 1802. Bien
+que plus jeune qu'elle de quelques années, il se prit insensiblement
+d'une adoration secrète pour cette âme délicate qui préférait la
+mélancolie et la douleur même à toutes les joies. Chateaubriand
+approuvait les assiduités de son ami; M<sup>me</sup> de Beaumont l'encourageait,
+lui écrivant: «Elle vous plaint, elle vous plaint.» Un jour, le jeune
+amoureux parla:&mdash;«Vous serez à moi? &mdash;Je ne serai point à un
+autre.»&mdash;C'était un aveu. Était-ce un engagement? Retournée en
+Bretagne, de Rennes d'abord, puis de Lascardais, où l'avait appelée sa
+s&oelig;ur, M<sup>me</sup> de Chateaubourg, Lucile écrivit à Chênedollé des lettres
+charmantes et tourmentées comme elle-même. «Elle ne voulait, dit très
+bien M. Anatole France, ni se lier davantage, ni se délier; son
+instinct la portait aux sentiments les plus douloureux.» Ils se
+revirent un moment à Rennes. Cette entrevue devait être la dernière.
+Chênedollé en a consacré le souvenir dans une page intime, où son
+c&oelig;ur brisé éclate en sanglots: «Je n'essayerai pas, dit-il, de
+peindre la scène qui se passa entre elle et moi le dimanche au soir.
+Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde
+d'éternels remords d'une violence qui pourtant n'était qu'un excès
+d'amour. On ne peut rendre le délire du désespoir auquel je me livrai
+quand elle me retira sa parole, en me disant qu'elle ne serait jamais
+à moi. Je n'oublierai jamais l'expression de douleur, de regret,
+d'effroi, qui était sur sa figure lorsqu'elle vint m'éclairer sur
+l'escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses
+réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne
+peuvent se rendre. L'idée que je la voyais pour la dernière fois
+(présage qui s'est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa
+une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans
+la rue (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je ne sais quoi
+de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis l'exprimer.</p>
+
+<p>«Devais-je imaginer que, l'ayant tant pleurée vivante, je fusse
+destiné à la pleurer morte!</p>
+
+<p>«Quelle pensée! Ce visage céleste, si noble et si beau, ces yeux
+admirables où il ne se peignait que des mouvements d'amour épuré, de
+vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j'aie vus, sont
+aujourd'hui la proie des vers!...»&mdash;Et le cri de douleur du poète
+s'achève en une prière: «Écrions-nous donc avec Bossuet: <span class="italic">Oh! que nous
+ne sommes rien!</span> et demandons à Dieu la grâce d'une bonne
+mort.»&mdash;Voir, sur cet épisode, le <span class="italic">Chênedollé</span> de Sainte-Beuve, et
+<span class="italic">Lucile de Chateaubriand</span>, par Anatole France.<a href="#footnotetag229"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote230" name="footnote230"></a>
+<strong>Note 230:</strong> Catherine-Joséphine <span class="italic">Rafin</span>, dite <span class="italic">M<sup>lle</sup> Duchesnois</span>,
+née le 5 juin 1777 à Saint-Saulves, près Valenciennes. Elle débuta au
+Théâtre-Français, le 3 août 1802, dans le rôle de Phèdre; quelques
+mois après, le 29 novembre, M<sup>lle</sup> Georges débutait, à son tour, par le
+rôle de Clytemnestre, d'<span class="italic">Iphigénie</span>. M<sup>lle</sup> Duchesnois était laide:
+bouche grande, nez gros et rond comme une pomme, figure marquée de
+petite vérole; mais son organe était doux, sonore, touchant; sa
+sensibilité mettait des larmes dans les yeux des auditeurs. Avec moins
+de talent, M<sup>lle</sup> Georges subjugua aussitôt par l'éclat fulgurant de sa
+beauté la moitié du parterre. Deux partis se formèrent, et la querelle
+Georges-Duchesnois, <span class="italic">la guerre théâtrale</span> (ainsi l'appellent les
+contemporains) divisa Paris pendant quatre ans, jusqu'au jour où les
+deux rivales se réconcilièrent (novembre 1806). M<sup>lle</sup> Georges,
+d'ailleurs, le 11 mai 1808, disparaissait, pour aller à Vienne, à
+Saint-Pétersbourg, pour ne reparaître que le 2 octobre 1813 dans son
+rôle de début. Depuis 1808 jusqu'au succès de l'art romantique, M<sup>lle</sup>
+Duchesnois occupa sans conteste le premier rang, comme tragédienne, à
+côté de Talma et de Lafon. Sa dernière représentation eut lieu le 30
+mai 1833. Elle mourut le 8 février 1835.<a href="#footnotetag230"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote231" name="footnote231"></a>
+<strong>Note 231:</strong> C'est à Savigny, où il passa l'été et l'automne de
+1801, que Chateaubriand acheva le <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. Dans les
+premiers jours d'août. M<sup>me</sup> de Beaumont écrit à Joubert, qui vient
+d'envoyer à son ami une traduction d'<span class="italic">Atala</span>, en italien: «M. de
+Chateaubriand me laisse entièrement le soin de vous remercier de son
+<span class="italic">Atala</span>. Il a jeté avec ravissement un coup d'&oelig;il sur le vêtement
+italien de sa fille. C'est un plaisir qu'il vous doit, mais qu'il ne
+goûte qu'en courant, tant il est plongé dans son travail, il en perd
+le sommeil, le boire et le manger. À peine trouve-t-il un instant pour
+laisser échapper quelques soupirs vers le bonheur qui l'attend à
+Villeneuve. Au reste, je le trouve heureux de cette sorte d'enivrement
+qui l'empêche de sentir tout le vide de votre absence.» Et quelques
+lignes plus loin, dans la même lettre: «M. de Chateaubriand me charge
+de mille tendres compliments. Il est malade de travail.»&mdash;Le 19
+septembre, elle écrit encore, toujours à Joubert: «M. de Chateaubriand
+travaille comme un nègre.»&mdash;Le 30 septembre, c'est Chateaubriand
+lui-même qui écrit à Fontanes: «Je touche enfin au bout de mon
+travail; encore quinze jours et tout ira bien...» et deux jours plus
+tard, le 2 octobre: «Le grand moment approche; du courage, du courage,
+vous me paraissez fort abattu. Eh! mordieu, réveillez-vous; montrez
+les dents. La race est lâche; on en a bon marché, quand on ose la
+regarder en face.»&mdash;À la fin de novembre, il était de retour à Paris
+et remettait son manuscrit aux imprimeurs.<a href="#footnotetag231"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote232" name="footnote232"></a>
+<strong>Note 232:</strong> Anne-Pierre-Adrien de <span class="italic">Montmorency</span>, prince, puis duc
+de <span class="italic">Laval</span>, né à Paris le 19 octobre 1767. Marié à Charlotte de
+Luxembourg, dont il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri
+de Montmorency, qui lui fut enlevé à l'âge de vingt-trois ans, au mois
+de juin 1819.&mdash;Adrien de Montmorency fut successivement ambassadeur de
+France à Madrid en 1814, à Rome en 1821, à Vienne en 1828, à Londres
+en 1829. Il avait été admis, le 18 janvier 1820, à siéger à la Chambre
+des pairs, par droit héréditaire, en remplacement de son père, décédé.
+En 1830, il se démit de ses fonctions d'ambassadeur et de son titre de
+pair et rentra dans la vie privée. Il est mort à Paris le 16 juin
+1837.&mdash;Cet homme d'esprit aurait peu goûté cette note, où il n'y a
+guère que des dates. «Les dates! disait-il un jour avec une certaine
+moue, c'est peu élégant!»<a href="#footnotetag232"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote233" name="footnote233"></a>
+<strong>Note 233:</strong> L'abbé de <span class="italic">Boulogne</span> (Étienne-Antoine) était né à
+Avignon le 26 décembre 1747. Arrêté trois fois pendant la Terreur, il
+fut condamné à la déportation, comme journaliste, au 18 fructidor.
+Napoléon le nomma évêque de Troyes en 1808; en 1811, il le faisait
+mettre au secret à Vincennes, exigeait sa démission, puis l'exilait à
+Falaise: l'évêque de Troyes était coupable d'avoir pris parti pour le
+Pape contre l'Empereur. Il reprit possession de son siège sous la
+Restauration, fut nommé en 1817 à l'archevêché de Vienne et élevé à la
+pairie le 31 octobre 1822. Il mourut à Paris le 13 mai 1825.&mdash;L'abbé
+de Boulogne avait collaboré à un grand nombre de revues et de journaux
+religieux et politiques. Son éloge du <span class="italic">Génie du Christianisme</span> a paru
+en l'an <abbr title="11">XI</abbr> (1803) dans les <span class="italic">Annales littéraires et morales</span>.<a href="#footnotetag233"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote234" name="footnote234"></a>
+<strong>Note 234:</strong> Ginguené ne consacra pas moins de trois articles à
+l'ouvrage de son compatriote, dans la <span class="italic">Décade philosophique,
+littéraire et politique</span> (numéros 27, 28 et 29 de l'an <abbr title="10">X</abbr> (1802)). Ces
+trois articles furent immédiatement réunis par leur auteur en une
+brochure intitulée: <span class="italic">Coup d'&oelig;il rapide sur le GÉNIE DU
+CHRISTIANISME, ou quelques pages sur les cinq volumes in-8<sup>o</sup>, publiés
+sous ce titre par François-Auguste Chateaubriand</span>; in-8<sup>o</sup> de 92 pages.
+Fontanes répondit à Ginguené, dans son <span class="italic">second extrait</span> sur le <span class="italic">Génie
+du Christianisme</span>, inséré au <span class="italic">Mercure</span> (1<sup>er</sup> jour complémentaire de
+l'an <abbr title="10">X</abbr>, ou 18 septembre 1802). À quelques jours de là, le 1<sup>er</sup>
+vendémiaire an <abbr title="11">XI</abbr> (23 septembre), Chateaubriand remerciait en ces
+termes son ami: «Je sors de chez La Harpe. Il est sous le charme. Il
+dit que vous finissez l'antique école et que j'en commence une
+nouvelle. Il est même un peu de mon avis, contre vous, en faveur de
+certaines divinités. C'est qu'il <span class="italic">fait agir Dieu, ses saints et ses
+prophètes</span>. Il m'a donné des vers pour le <span class="italic">Mercure</span>, il veut m'en
+donner d'autres pour ma seconde édition et faire de plus l'extrait de
+cette seconde édition. Enfin je ne puis vous dire tout le bien qu'il
+pense de votre ami, car j'en suis honteux. Il me passe jusqu'aux
+incorrections, et s'écrie: <span class="italic">Bah! bah! Ces gens-là ne voient pas que
+cela tient à la nature même de votre talent. Oh! laissez-moi faire! Je
+les ferai crier! Je serre dur!!</span>&mdash;Je vous répète ceci, mon cher ami,
+afin que vous ne vous repentiez pas de votre jugement, en le voyant
+confirmé par une telle autorité...»<a href="#footnotetag234"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote235" name="footnote235"></a>
+<strong>Note 235:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="6">VI</abbr>: <span class="italic">Le Génie du Christianisme</span>.<a href="#footnotetag235"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote236" name="footnote236"></a>
+<strong>Note 236:</strong> Ce livre, commencé à Paris en 1837, a été continué et
+terminé à Paris en 1838, il a été revu en février 1845 et en décembre
+1846.<a href="#footnotetag236"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote237" name="footnote237"></a>
+<strong>Note 237:</strong> Le château du Marais, situé dans la commune du
+Val-Saint-Maurice, canton de Dourdan (Seine-et-Oise). Il fut construit
+par un M. Le Maître, homme très riche et très somptueux, qui n'eut
+point d'enfants et laissa toute sa fortune à sa nièce M<sup>me</sup> de La
+Briche. Norvins parle longuement de cette belle habitation, où il
+fréquenta beaucoup dans sa jeunesse. «Le château du Marais, dit-il,
+n'est point un château, mais un vaste et superbe hôtel à dix lieues de
+Paris, de la famille de ceux que le faubourg Saint-Honoré possède sur
+les Champs-Élysées, mais avec des proportions plus larges pour les
+dépendances, les cours et les jardins. Le Marais est l'habitation d'un
+riche capitaliste parisien qui n'a pas voulu cesser de se croire à la
+ville, et non celle d'un grand seigneur que la campagne délassait de
+la cour et de la ville. La châtellenie n'y est nulle part, pas plus
+que le moindre accident de terrain; l'art n'a rien eu à vaincre, il
+n'a eu qu'à inventer et à dépenser. La nature a laissé faire, elle
+n'avait rien à perdre ni à regretter; aussi cette grande construction
+se ressent tout à fait de son origine. On voit au premier coup
+d'&oelig;il que le fondateur, homme d'argent et de luxe, n'a voulu rien
+épargner pour que sa maison de campagne fût la plus belle et la plus
+somptueusement bâtie de son temps, où l'on en bâtissait beaucoup et à
+grands frais.» Le lecteur pourra voir la suite de cette description
+dans le <span class="italic">Mémorial de Norvins</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 71.&mdash;Dans les premières
+années de la Restauration, M<sup>me</sup> de La Briche donna au Marais des fêtes
+brillantes, où l'on joua la comédie de société; le récit détaillé s'en
+trouve dans les <span class="italic">Souvenirs du baron de Barante</span> et surtout dans la
+<span class="italic">Correspondance de M. de Rémusat</span>. Le château du Marais appartient
+aujourd'hui à la duchesse douairière de Noailles. La disposition des
+lieux a été respectée telle qu'elle était du temps de M<sup>me</sup> de La
+Briche, en sorte que la description de Norvins demeure très exacte.<a href="#footnotetag237"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote238" name="footnote238"></a>
+<strong>Note 238:</strong> M<sup>me</sup> de <span class="italic">La Briche</span>, née Adelaïde-Edmée <span class="italic">Prévost</span>,
+était veuve d'Alexis-Janvier La Live de la Briche, introducteur des
+ambassadeurs et secrétaire des commandements de la Reine.&mdash;Norvins,
+qui était son cousin, le duc Pasquier, M. de Barante parlent d'elle
+comme Chateaubriand. «Nous disions de cette excellente dame, écrit
+Norvins, qu'elle prenait son bonheur en patience.» <span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>,
+64.&mdash;«Bien des souvenirs, dit M. Pasquier (<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 231),
+m'attachaient à M<sup>me</sup> de La Briche, belle-mère de M. Molé; bonne,
+douce, toujours obligeante, occupée de faire valoir les autres sans
+jamais penser à elle, elle a, dans la société, occupé une place que
+personne n'a jamais mieux méritée qu'elle. Elle avait eu la chance de
+traverser la Terreur sans encombre. La Révolution avait respecté sa
+personne comme ses propriétés. C'était d'autant plus extraordinaire
+que le château du Marais, par son élégance, le luxe, l'étendue du
+domaine, était bien fait pour tenter les appétits populaires. Les
+temps orageux passés, elle se trouva, avant tout le monde, en
+situation de réunir autour d'elle tous les débris de l'ancienne
+société; quand elle eut marié sa fille à M. Molé, son salon fut le
+rendez-vous de tous ceux qui ne se résignaient pas à fréquenter les
+salons du Directoire et la société des fournisseurs enrichis.» &mdash;Voici
+enfin comment s'exprime le baron de Barante, dans une lettre au
+vicomte de Houdetot, en date du 22 juin 1825: «M<sup>me</sup> de La Briche est
+toujours de plus en plus contente: jeune, bienveillante, soigneuse à
+écarter toute pensée, tout jugement qui troublerait son plaisir. Elle
+ne souffre pas le pli d'une rose, et malgré cela n'est point égoïste.»
+(<span class="italic">Souvenirs</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 251.)<a href="#footnotetag238"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote239" name="footnote239"></a>
+<strong>Note 239:</strong> M<sup>me</sup> de <span class="italic">Vintimille</span> et M<sup>me</sup> de <span class="italic">Fezensac</span> étaient
+s&oelig;urs. La seconde, Louise-Joséphine <span class="italic">La Live de Jully</span> (1764-1832),
+«la plus gracieuse et la plus douce des femmes», dit Norvins, avait
+épousé le comte de Montesquiou-Fezensac. Son fils, le
+lieutenant-général de Fezensac (1784-1867), vicomte, puis duc par
+représentation de son oncle l'abbé de Montesquiou, est l'auteur des
+<span class="italic">Souvenirs militaires de 1804 à 1814</span>, une &oelig;uvre qui mérite de
+devenir classique.<a href="#footnotetag239"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote240" name="footnote240"></a>
+<strong>Note 240:</strong> Le château de Champlâtreux, situé dans la commune
+d'Épinay-Champlâtreux, canton de Luzarches (Seine-et-Oise). Il
+appartenait à la famille parlementaire des Molé, lorsqu'en 1733 le
+fils aîné de cette famille, devenu puissamment riche par suite de son
+mariage avec une des filles du banquier Samuel Bernard, y fit des
+agrandissements et des embellissements considérables. Confisqué par la
+République en 1794, il avait été rendu, sous le Consulat, à M. Molé,
+l'ami de Chateaubriand. En 1838, le comte Molé, alors président du
+conseil eut l'honneur de recevoir à Champlâtreux la visite du roi
+Louis-Philippe.&mdash;Le château de Champlâtreux appartient aujourd'hui à
+M. le duc de Noailles.<a href="#footnotetag240"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote241" name="footnote241"></a>
+<strong>Note 241:</strong> Mathieu-Louis, comte <span class="italic">Molé</span>, né à Paris, le 24 janvier
+1781. Ministre de la Justice sous Napoléon (20 novembre 1813&mdash;2 avril
+1814); ministre de la Marine sous Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> (12 septembre 1817&mdash;28
+décembre 1818), il fut appelé par Louis-Philippe, le 11 août 1830, au
+ministère des Affaires étrangères, qu'il conserva seulement jusqu'au
+1<sup>er</sup> novembre de la même année. Le 6 septembre 1836, il reprit le
+portefeuille des Affaires étrangères, avec la présidence du Conseil,
+et cette fois il garda le pouvoir pendant près de trois ans, jusqu'au
+30 mars 1839. Après 1848, il fut envoyé par les électeurs de la
+Gironde à l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législative, où il
+fut l'un des chefs de la majorité conservatrice. Le 20 février 1840,
+il avait remplacé M<sup>gr</sup> de Quéleu à l'Académie française. Il mourut à
+son château de Champlâtreux le 25 novembre 1855.<a href="#footnotetag241"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote242" name="footnote242"></a>
+<strong>Note 242:</strong> Édouard-François-Mathieu <span class="italic">Molé de Champlâtreux</span>,
+président au Parlement de Paris, guillotiné le 1<sup>er</sup> floréal an <abbr title="2">II</abbr> (20
+avril 1794).<a href="#footnotetag242"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote243" name="footnote243"></a>
+<strong>Note 243:</strong> Louise-Éléonore-Mélanie de <span class="italic">Sabran</span>, née à Paris le 18
+mars 1770, décédée à Bex, en Suisse, le 25 juillet 1826. Elle avait
+épousé en 1787 Armand-Louis-Philippe-François de <span class="italic">Custine</span>, fils
+d'Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp des armées du roi.
+Son beau-père avait été guillotiné le 28 août 1793. Son mari était
+monté sur l'échafaud le 4 janvier 1794. Elle-même avait été enfermée
+aux Carmes et n'avait dû d'échapper au bourreau qu'à la révolution du
+9 Thermidor.&mdash;Sa <span class="italic">Vie</span> a été écrite par M. A. Bardoux, <span class="italic">Madame de
+Custine, d'après des documents inédits</span>. 1888. Voir l'<span class="italic">Appendice</span>, n<sup>o</sup>
+<abbr title="7">VII</abbr>: <span class="italic">Chateaubriand et M<sup>me</sup> de Custine</span>.<a href="#footnotetag243"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote244" name="footnote244"></a>
+<strong>Note 244:</strong> Le château et le domaine de Fervacques sont situés près
+de Lisieux (Calvados). Fervacques appartenait au duc de
+Montmorency-Laval et à sa s&oelig;ur la duchesse de Luynes. M<sup>me</sup> de
+Custine l'acheta, le 27 octobre 1803, en son nom et au nom de son
+fils, au prix de 418 764 livres et une rente de 8 691 livres. Le
+château de Fervacques appartient aujourd'hui à M. le comte de
+Montgomery, qui a conservé à cette belle demeure son caractère
+historique.<a href="#footnotetag244"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote245" name="footnote245"></a>
+<strong>Note 245:</strong> Astolphe-Louis-Léonor, marquis de <span class="italic">Custine</span>
+(1793-1857). Son livre sur <span class="italic">la Russie en 1839</span> (4 volumes in-8<sup>o</sup>,
+1843) a obtenu, tant en France qu'à l'étranger, un grand et légitime
+succès. On lui doit, en outre, plusieurs autres ouvrages, qui furent
+aussi très justement remarqués: une Étude politique, mêlée de récits
+de voyages, en quatre volumes: <span class="italic">L'Espagne sous Ferdinand <abbr title="7">VII</abbr></span> (1838);
+des romans: <span class="italic">Aloys, ou le Moine de Saint-Bernard</span> (1827); <span class="italic">Ethel</span>
+(1839); <span class="italic">Romuald ou la Vocation</span> (1848); un drame en cinq actes et en
+vers, <span class="italic">Béatrix Cenci</span>, joué en 1833 sur le théâtre de la
+Porte-Saint-Martin. Merveilleusement doué, il eût pu s'élever très
+haut, si sa vie n'eût dégradé son talent. Philarète Chasles a dit de
+lui, dans ses <span class="italic">Mémoires</span> (tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 310). «Je n'ai connu que plus
+tard la véritable vie de cet être extraordinaire et malheureux,
+problème et type, phénomène et paradoxe, que le vice le plus odieux
+chevauchait, domptait, opprimait et ravalait; qui, au vu et au su de
+toute la société française, y pataugeait, y vivait..., qui subissait,
+tête basse, le mépris public; et qui d'autre côté était, sans se
+racheter, loyal, généreux, honnête, charitable, éloquent, spirituel,
+philosophe, distingué, presque poète.»<a href="#footnotetag245"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote246" name="footnote246"></a>
+<strong>Note 246:</strong> Depuis, M<sup>me</sup> de Bérenger.<a href="#footnotetag246"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote247" name="footnote247"></a>
+<strong>Note 247:</strong> D'après Sainte-Beuve, l'original d'Ellénore, dans
+l'<span class="italic">Adolphe</span> de Benjamin Constant, était M<sup>me</sup> Lindsay.<a href="#footnotetag247"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote248" name="footnote248"></a>
+<strong>Note 248:</strong> Louise-Julie <span class="italic">Careau</span>, première femme de <span class="italic">Talma</span>,
+qu'elle avait épousé le 19 avril 1791. Le 6 février 1801, «sur leur
+demande mutuelle, faite à haute voix», le maire du <abbr title="10">X</abbr><sup>e</sup> arrondissement
+de Paris, prononça entre eux le divorce. Talma se remaria l'année
+suivante (16 juin 1802) avec une de ses camarades de la
+Comédie-Française, Charlotte Vanhove, femme divorcée de
+Louis-Sébastien-Olympe Petit. Une séparation à l'amiable ne tarda pas
+du reste à éloigner l'un de l'autre M<sup>lle</sup> Vanhove et Talma. Quant à
+Julie Talma, elle mourut en 1805. D'après Benjamin Constant, qui parle
+d'elle dans ses <span class="italic">Mélanges de littérature et de politique</span>, c'était une
+espèce de philosophe, un esprit «juste, étendu, toujours piquant,
+quelquefois profond»; elle «avait, ajoute son panégyriste, une raison
+exquise qui lui avait indiqué les opinions saines».<a href="#footnotetag248"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote249" name="footnote249"></a>
+<strong>Note 249:</strong> Stanislas-Marie-Adélaïde, comte de <span class="italic">Clermont-Tonnerre</span>
+(1757-1792), l'un des membres les plus éloquents de l'Assemblée
+constituante. Le 10 août 1792, une troupe armée pénétra dans son
+hôtel, sous prétexte d'y chercher des armes. Conduit à la section, il
+fut frappé en chemin d'un coup de feu tiré à bout portant; il se
+réfugia dans l'hôtel de Brissac, où la populace le poursuivit et le
+massacra.<a href="#footnotetag249"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote250" name="footnote250"></a>
+<strong>Note 250:</strong> Louis-Justin-Marie, marquis de <span class="italic">Talaru</span> (1769-1850). Il
+fut quelque temps, sous la Restauration, ambassadeur de France à
+Madrid. Nommé pair de France, le 17 août 1815, par la même ordonnance
+que Chateaubriand, il siégea dans la Chambre haute jusqu'au 24 février
+1848.<a href="#footnotetag250"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote251" name="footnote251"></a>
+<strong>Note 251:</strong> On lit dans la <span class="italic">Vie de M. Émery</span>, par l'abbé Gosselin,
+<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="1">I</abbr>, p. 130: «M<sup>me</sup> la comtesse Stanislas de Clermont-Tonnerre,
+incarcérée au Luxembourg avec La Harpe, avait été l'instrument dont
+Dieu s'était servi pour la conversion de ce littérateur. Ce fait,
+rapporté sur un simple ouï-dire par M. Michaud, dans la <span class="italic">Biographie
+universelle</span> (<span class="italic">Supplément</span>, article <span class="italic">Talaru</span>), est positivement
+attesté par M. Clausel de Coussergues, dans sa lettre à M. Faillon, du
+20 mars 1843.»<a href="#footnotetag251"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote252" name="footnote252"></a>
+<strong>Note 252:</strong> Louis-Claude de <span class="italic">Saint-Martin</span>, dit <span class="italic">le Philosophe
+inconnu</span> (1743-1803). Ses principaux ouvrages sont <span class="italic">l'Homme de désir</span>
+et <span class="italic">le Ministère de l'Homme-Esprit</span>. Il avait publié en 1799 un poème
+intitulé: <span class="italic">Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal, arrivée sous
+le règne de Louis <abbr title="15">XV</abbr>, poème épico-magique en cent-deux chants, par un
+amateur de choses cachées</span>.<a href="#footnotetag252"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote253" name="footnote253"></a>
+<strong>Note 253:</strong> Jean-Jacques <span class="italic">Lenoir-Laroche</span> (1749-1825), avocat,
+député de Paris aux États-Généraux, ministre de la police du 16 au 28
+juillet 1797, député de la Seine au Conseil des Anciens (1798-1799),
+membre du Sénat conservateur (1799-1814). Napoléon l'avait fait comte,
+Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> le fit pair de France dès le 4 juin 1814, et, par
+ordonnance du 31 août 1817, décida que la dignité de pair serait
+héréditaire dans sa famille. Chateaubriand aurait pu apprendre de <span class="italic">son
+voisin d'Aulnay</span> comment on peut cultiver, sous tous les
+gouvernements, <span class="italic">l'Art de garder ses places</span>.<a href="#footnotetag253"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote254" name="footnote254"></a>
+<strong>Note 254:</strong> L'abbé Joseph <span class="italic">Faria</span> (et non <span class="italic">Furia</span>, comme on l'a
+imprimé dans toutes les éditions des <span class="italic">Mémoires</span>), né à Goa (Indes
+orientales) vers 1755, mort à Paris en 1819. Il avait acquis comme
+magnétiseur une réputation qui lui valut d'être mis à la scène, dans
+un vaudeville intitulé <span class="italic">la Magnétismomanie</span>. Tout Paris voulut voir
+l'abbé Faria sous les traits de l'acteur Potier. Après le théâtre, le
+roman. Dans <span class="italic">le Comte de Monte-Cristo</span>, d'Alexandre Dumas, le célèbre
+magnétiseur joue un rôle important. Le romancier le fait mourir au
+château d'If.<a href="#footnotetag254"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote255" name="footnote255"></a>
+<strong>Note 255:</strong> François-Joseph <span class="italic">Gall</span>(1758-1828), célèbre médecin
+allemand, né à Tiefenbrunn, près de Pforzheim (grand-duché de Bade).
+Il fut naturalisé français le 29 septembre 1819. L'un des créateurs de
+l'anatomie du cerveau, il fonda sur un ensemble d'observations exactes
+et d'applications hasardées la prétendue science de la phrénologie,
+qui fit tant de bruit, dans les premières années de ce siècle, parmi
+les médecins et les philosophes. Son principal ouvrage, paru de 1810 à
+1818 en 4 volumes in-4<sup>o</sup>, accompagnés de 100 planches, a pour titre:
+<span class="italic">Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau
+en particulier</span>, contenant «des observations sur la possibilité de
+reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de
+l'homme et des animaux par la configuration de leur tête».<a href="#footnotetag255"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote256" name="footnote256"></a>
+<strong>Note 256:</strong> <span class="italic">Mon portrait historique et philosophique</span>, par M. de
+Saint-Martin. Cet écrit posthume du <span class="italic">Philosophe inconnu</span> n'a été
+imprimé que tronqué et très incomplet.<a href="#footnotetag256"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote257" name="footnote257"></a>
+<strong>Note 257:</strong> Saint-Martin dit que le dîner chez M. Neveu eut lieu à
+l'<span class="italic">École polytechnique</span>. Chateaubriand nous a dit tout à l'heure que
+ce dîner avait eu lieu dans les «communs du <span class="italic">Palais-Bourbon</span>». Les
+deux récits ne se contredisent point. Le dîner est du 27 janvier 1803,
+et à cette date l'École polytechnique était installée au
+Palais-Bourbon; c'est seulement en 1804 qu'elle fut transportée dans
+l'ancien collège de Navarre, rue de la Montagne Sainte-Geneviève.<a href="#footnotetag257"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote258" name="footnote258"></a>
+<strong>Note 258:</strong> Jean-François de <span class="italic">Saint-Lambert</span> (1716-1803). Son poème
+des <span class="italic">Saisons</span>, publié en 1769, le fit entrer, l'année suivante, à
+l'Académie française. Dans son ouvrage sur les <span class="italic">Principes des m&oelig;urs
+chez toutes les nations, ou Catéchisme universel</span> (1798, 3 vol. in-8),
+il enseigna que les vices et les vertus ne sont que des clauses de
+convention. Ce livre, outrageusement matérialiste, n'en fut pas moins
+désigné en 1810, par l'Institut, comme digne du grand prix de morale.<a href="#footnotetag258"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote259" name="footnote259"></a>
+<strong>Note 259:</strong> Élisabeth-Françoise-Sophie <span class="italic">de La Live</span> (1730-1813).
+Elle avait épousé en 1748 le général <span class="italic">de Houdetot</span>. Sa liaison avec
+Saint-Lambert subsista pendant presque un demi-siècle, dix ans de plus
+que celle de Philémon et Baucis, qui dura <span class="italic">par deux fois vingt étés</span>.
+En 1803, <span class="italic">Baucis</span> avait 73 ans; <span class="italic">Philémon</span> en avait 87. Norvins, qui
+vit M<sup>me</sup> de Houdetot, en 1788, au château de Marais, a tracé d'elle ce
+portrait (<span class="italic">Mémorial</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 86): «M<sup>me</sup> de Houdetot était née laide, d'une
+laideur repoussante, tellement louche qu'elle en paraissait borgne, et
+cette erreur lui était favorable. Âgée seulement de cinquante-huit ans
+en 1788, elle était si déformée que cet automne de la vieillesse était
+chez elle presque de la décrépitude. Elle ne voyait d'aucun de ces
+deux yeux dépareillés. Le son de sa voix était à la fois rauque et
+tremblant. Sa taille plus qu'incertaine était inégalement surplombée
+par de maigres épaules. Ses cheveux tout gris ne laissaient plus
+deviner leur couleur primitive. Mon père, qui l'avait vu marier, me
+disait plaisamment qu'elle était toujours aussi jolie que le jour de
+ses noces. M<sup>me</sup> de Houdetot était une véritable ruine, qui en
+soutenait une autre...»&mdash;La comtesse de Houdetot était la
+belle-s&oelig;ur de M<sup>me</sup> de La Briche, propriétaire du château du Marais.
+«Une fois au Marais, dit encore Norvins, elle entrait en vacances...
+On avait bientôt oublié son incomparable laideur, car l'esprit et le
+sentiment, et jusqu'à la sociabilité, n'avaient rien perdu en elle de
+l'action, de la puissance, du charme qui jadis l'avaient si justement
+distinguée. Rien n'était encore plus imprévu, plus délicat, plus
+piquant que sa conversation.»<a href="#footnotetag259"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote260" name="footnote260"></a>
+<strong>Note 260:</strong> Sannois, dans la canton d'Argenteuil, arrondissement de
+Versailles (Seine-et-Oise).<a href="#footnotetag260"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote261" name="footnote261"></a>
+<strong>Note 261:</strong> Il quitta Paris le 18 octobre 1802. Trois jours avant
+son départ, il écrivait à son ami Chênedollé, alors en Normandie: Mon
+cher ami, je pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je puis,
+une contrefaçon qui me ruine; je reviens par Bordeaux et par la
+Bretagne. J'irai vous voir à Vire et je vous ramènerai à Paris, où
+votre présence est absolument nécessaire, si vous voulez enfin entrer
+dans la carrière diplomatique.<a href="#footnotetag261"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote262" name="footnote262"></a>
+<strong>Note 262:</strong> Pierre-Simon <span class="italic">Ballanche</span>, membre de l'Académie
+française, né à Lyon, le 4 août 1778, mort à Paris, le 12 juin 1847.
+Il avait publié, en 1800, un volume intitulé: <span class="italic">Du Sentiment dans ses
+rapports avec la littérature et les arts</span>. Ce fut lui qui donna, avec
+son père, imprimeur à Lyon, la 2<sup>e</sup> et la 3<sup>e</sup> édition du <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>. Ses principaux ouvrages sont <span class="italic">Antigone</span> (1814);
+<span class="italic">Essais sur les institutions sociales</span> (1818); <span class="italic">l'Homme sans nom</span>
+(1820); les <span class="italic">Essais de Palingénésie sociale et Orphée</span> (1827-1828);
+<span class="italic">la Vision d'Hébal, chef d'un clan écossais</span> (1832). De 1802 jusqu'à
+sa mort, Ballanche fut un des plus constants amis de Chateaubriand.<a href="#footnotetag262"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote263" name="footnote263"></a>
+<strong>Note 263:</strong> Quelques jours après avoir quitté Lyon, Chateaubriand
+écrivait à Fontanes: «Je vous avoue que je suis confondu de la manière
+dont j'ai été reçu partout; tout retentit de ma gloire, les papiers de
+Lyon, etc., les sociétés, les préfectures; on annonce mon passage
+comme celui d'un personnage important. Si j'avais écrit un livre
+philosophique, croyez-vous que mon nom fût même connu? Non; j'ai
+consolé quelque malheureux; j'ai rappelé des principes chers à tous
+les c&oelig;urs dans le fond des provinces; on ne juge pas ici mes
+talents, mais mes opinions. On me sait gré de tout ce que j'ai dit, de
+tout ce que je n'ai pas dit, et ces honnêtes gens me reçoivent comme
+le défenseur de leurs propres sentiments, de leurs propres idées. Il
+n'y a pas de chagrin, pas de travail que cela ne doive payer. Le
+plaisir que j'éprouve est, je vous assure, indépendant de tout
+amour-propre: c'est l'homme et non l'auteur qui est touché.&mdash;J'ai vu
+Lyon. Je vous en parlerai à loisir. C'est, je crois, la ville que
+j'aime le mieux au monde...» Lettre écrite d'Avignon, le samedi 6
+novembre 1802. (Voir <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>, par l'abbé
+G. Pailhès, p. 109.)<a href="#footnotetag263"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote264" name="footnote264"></a>
+<strong>Note 264:</strong> L'article sur la <span class="italic">Législation primitive</span> parut dans le
+<span class="italic">Mercure</span> du 18 nivôse an <abbr title="11">XI</abbr> (8 janvier 1803). Il figure, dans les
+<span class="italic">Mélanges littéraires</span>, au tome <abbr title="21">XXI</abbr> des <span class="italic">&OElig;uvres complètes</span> de
+Chateaubriand.<a href="#footnotetag264"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote265" name="footnote265"></a>
+<strong>Note 265:</strong> Je lis, dans la lettre ci-dessus citée, de
+Chateaubriand à Fontanes, du 6 novembre 1802: «Si l'on ne contrefait
+que les bons ouvrages, mon cher ami, je dois être content. J'ai saisi
+une contrefaçon d'<span class="italic">Atala</span> et une du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. La
+dernière était l'importante; je me suis arrangé avec le libraire; il
+me paie les frais de mon voyage, me donne de plus un certain nombre
+d'exemplaires de son édition qui est en quatre volumes et plus
+correcte que la mienne; et moi, je légitime mon bâtard, et le
+reconnais comme seconde édition...»<a href="#footnotetag265"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote266" name="footnote266"></a>
+<strong>Note 266:</strong> Onze ans auparavant, les 16 et 17 octobre 1791, la
+<span class="italic">Glacière</span> d'Avignon avait été le théâtre d'un odieux massacre
+organisé par les chefs du parti révolutionnaire, Jourdan Coupe-Tête,
+Mainvielle et Duprat, dignes précurseurs des égorgeurs de septembre.
+«À mesure, dit M. Louis Blanc, que les patrouilles amenaient un
+captif, on l'abattait d'un coup de sabre ou de bâton; puis, sans même
+s'assurer s'il était bien mort, on allait le précipiter au fond de la
+tour sanglante. Rien qui pût fléchir la barbarie des assassins; ni la
+jeunesse, ni l'enfance... Dampmartin, qui était présent à l'ouverture
+de la fosse, assure qu'on en retira cent dix corps, parmi lesquels les
+chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes, trente-deux femmes et
+huit enfants... D'un autre côté, une relation semi-officielle porte
+que, quand on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux contre le
+mur, dans une attitude qui prouvait qu'ils avaient été enterrés
+vifs... Jourdan et les siens avaient eu beau jeter des torrents d'eau
+et des baquets de chaux vive dans l'horrible fosse: sur un des côtés
+du mur, il était resté, pour dénoncer leur crime, <span class="italic">une longue traînée
+de sang qu'on ne put jamais effacer</span>.» (Louis Blanc, <span class="italic">Histoire de la
+Révolution française</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="6">VI</abbr>, p. 163 et 166.)<a href="#footnotetag266"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote267" name="footnote267"></a>
+<strong>Note 267:</strong> Alfieri est mort en 1803. Ses <span class="italic">Mémoires</span> furent publiés
+en 1804.<a href="#footnotetag267"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote268" name="footnote268"></a>
+<strong>Note 268:</strong> Jean <span class="italic">Reboul</span>, né à Nîmes, le 23 janvier 1796, mort
+dans la même ville, le 1<sup>er</sup> juin 1864. Boulanger de son état, il
+n'abandonna pas sa profession, lorsque la gloire vint le chercher au
+fond de sa boutique. Son premier recueil de <span class="italic">Poésies</span> (1836) eut cinq
+éditions. Il publia, en 1839, <span class="italic">le Dernier Jour</span>, poème en dix chants.
+En 1850, il fit jouer sur le théâtre de l'Odéon <span class="italic">le Martyre de Vivia</span>,
+mystère en trois actes et en vers. <span class="italic">Les Traditionnelles</span> (1857) mirent
+le sceau à sa réputation. En 1848, le boulanger-poète avait été envoyé
+à l'Assemblée constituante par les électeurs royalistes du département
+du Gard.<a href="#footnotetag268"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote269" name="footnote269"></a>
+<strong>Note 269:</strong> La pièce de Pierre Corneille à laquelle sont empruntés
+ces vers a pour titre: <span class="italic">Sur le canal du Languedoc, pour la jonction
+des Deux Mers: Imitation d'une pièce latine de Parisot, avocat de
+Toulouse</span>. Dans le premier vers, Corneille n'a pas dit: «La Garonne et
+le <span class="italic">Tarn</span>», mais:</p>
+
+<p class="poem25">La Garonne et l'<span class="italic">Atax</span>, en leurs grottes profondes...</p>
+
+<p>L'<span class="italic">Atax</span>, c'est l'<span class="italic">Aude</span>, qui se jette dans la Méditerranée par les
+étangs de Sijean et de Vendres.<a href="#footnotetag269"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote270" name="footnote270"></a>
+<strong>Note 270:</strong> <span class="italic">Histoire de la croisade contre les hérétiques
+albigeois, écrite en vers provençaux par un poète contemporain</span>, et
+traduit par M. Fauriel, 1837.<a href="#footnotetag270"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote271" name="footnote271"></a>
+<strong>Note 271:</strong> Louis-Gabriel-Léonce <span class="italic">Guilhaud de Lavergne</span>, né à
+Bergerac, le 24 janvier 1809, mort à Versailles le 18 janvier 1880. En
+1834, il avait assisté aux lectures des <span class="italic">Mémoires</span>, dans le salon de
+M<sup>me</sup> Récamier, et il en avait rendu compte dans la <span class="italic">Revue du Midi</span>,
+dont il était alors le principal rédacteur. Il collaborait également
+au <span class="italic">Journal de Toulouse</span>, et il était depuis 1830 Maître et Mainteneur
+des Jeux-Floraux. Devenu en 1840, chef du cabinet de M. de Rémusat,
+ministre de l'Intérieur, il fut quelque peu malmené par Balzac, dans
+la <span class="italic">Revue parisienne</span> du grand romancier. «Légitimiste jusqu'en 1833,
+écrivait Balzac, M. Guilhaud devint doctrinaire, il vanta M. de
+Rémusat, soutint sa candidature à Muret et se glissa chez M. Guizot...
+M. Duchâtel le nomma maître des requêtes; il convoita dès lors la
+place de M. Mallac, un de ces jeunes gens capables qui ont assez de
+c&oelig;ur pour s'en aller avec leurs protecteurs, là où les Guilhaud
+restent; aussi M. Guilhaud est-il aujourd'hui chef du cabinet de M. de
+Rémusat. Voilà comment tout se rapetisse. M. Léonce de Lavergne,
+incapable d'écrire dans un journal, et que l'Académie a refusé, quand
+il se présenta pour être reçu docteur, fait la correspondance
+politique au moyen de M. Havas.» Après avoir été député de Lombez de
+1846 à 1848, M. Léonce de Lavergne fut envoyé par les électeurs de la
+Creuse à l'Assemblée nationale de 1871. Partisan de la monarchie
+constitutionnelle et parlementaire, il siégea d'abord au centre droit,
+puis, en 1874, de concert avec quelques députés flottant entre le
+centre droit et le centre gauche, il fonda un nouveau groupe de
+représentants, le «groupe Lavergne», qui ne laissa pas de contribuer
+par son attitude au vote définitif de la Constitution du 25 février
+1875. Le 13 décembre 1875, il fut élu, par l'Assemblée nationale,
+sénateur inamovible, le 33<sup>e</sup> sur 75. Il était, depuis 1855, membre de
+l'Académie des Sciences morales et politiques. Ses principaux ouvrages
+sont un essai sur l'<span class="italic">Économie rurale en Angleterre, en Écosse et en
+Irlande</span>, <span class="italic">l'Économie rurale de la France depuis 1789</span>, et les
+<span class="italic">Assemblées provinciales sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr></span>.<a href="#footnotetag271"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote272" name="footnote272"></a>
+<strong>Note 272:</strong> «Mademoiselle Honorine <span class="italic">Gasc</span>, écrivait, en 1859, le
+comte de Marcellus, chante toujours admirablement; mais ce n'est plus
+à Toulouse: c'est à Bordeaux ou à Paris, sous le nom de Ol de Kop,
+qu'elle partage avec le consul de Danemark, son époux; et ses talents,
+contre lesquels M. de Chateaubriand la mettait en garde, ne lui ont
+point, que je sache, «porté malheur». (<span class="italic">Chateaubriand et son temps</span>,
+p. 143.)<a href="#footnotetag272"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote273" name="footnote273"></a>
+<strong>Note 273:</strong> Chateaubriand a jugé ici, d'un mot qui restera, ces
+hommes de la Gironde, dont le rôle, pendant la Révolution, a été aussi
+coupable que funeste. Voir <span class="italic">la Légende des Girondins</span>, par Edmond
+Biré.<a href="#footnotetag273"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote274" name="footnote274"></a>
+<strong>Note 274:</strong> Joseph <span class="italic">Spon</span>, antiquaire français (1647-1685).<a href="#footnotetag274"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote275" name="footnote275"></a>
+<strong>Note 275:</strong> Jean-François de <span class="italic">La Harpe</span> (1739-1803). Son principal
+ouvrage est le <span class="italic">Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne</span>,
+douze volumes in-8<sup>o</sup>.<a href="#footnotetag275"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote276" name="footnote276"></a>
+<strong>Note 276:</strong> La Harpe avait publié, en 1797, un éloquent écrit
+intitulé: <span class="italic">Du fanatisme dans la langue révolutionnaire</span>.<a href="#footnotetag276"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote277" name="footnote277"></a>
+<strong>Note 277:</strong> Ce poème parut, en 1814, sous ce titre: <span class="italic">Le Triomphe de
+la Religion ou le Roi martyr</span>, épopée en six chants. Chateaubriand,
+dans les notes du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>, a inséré un fragment du
+poème de La Harpe, les <span class="italic">portraits de J.-J. Rousseau et de Voltaire</span>.<a href="#footnotetag277"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote278" name="footnote278"></a>
+<strong>Note 278:</strong> La Harpe avait conservé jusqu'à la fin l'entière
+possession de son intelligence. Il ne cessait, pendant les derniers
+jours, de se faire lire les prières des agonisants. M. de Fontanes,
+étant venu le voir la veille de sa mort, s'approcha de son lit pendant
+qu'on récitait ces prières. «Mon ami, dit le moribond en lui tendant
+une main desséchée, je remercie le ciel de m'avoir laissé l'esprit
+assez libre pour sentir combien cela est consolant et beau.»<a href="#footnotetag278"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote279" name="footnote279"></a>
+<strong>Note 279:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span>, n<sup>o</sup> <abbr title="8">VIII</abbr>: <span class="italic">la Mort de La Harpe</span>.<a href="#footnotetag279"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote280" name="footnote280"></a>
+<strong>Note 280:</strong> La Harpe, veuf, s'était remarié, en 1797, avec M<sup>lle</sup> de
+Hatte-Longuerue.&mdash;Voir l'<span class="italic">Appendice</span>, N<sup>o</sup> <abbr title="8">VIII</abbr>.<a href="#footnotetag280"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote281" name="footnote281"></a>
+<strong>Note 281:</strong> Le 8 avril 1802.<a href="#footnotetag281"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote282" name="footnote282"></a>
+<strong>Note 282:</strong> <span class="italic">Inferno</span>, ch. <abbr title="14">XIV</abbr>, v. 46.<a href="#footnotetag282"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote283" name="footnote283"></a>
+<strong>Note 283:</strong> Jacques-André <span class="italic">Émery</span>, né le 27 août 1832 à Gex, mort à
+Issy le 18 avril 1811. Sa <span class="italic">Vie</span> a été écrite par M. l'abbé Gosselin
+(1861), et par M. l'abbé Élie Méric (1894).<a href="#footnotetag283"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote284" name="footnote284"></a>
+<strong>Note 284:</strong> Joseph <span class="italic">Fesch</span>, né à Ajaccio le 3 janvier 1763. Il
+était le demi-frère de la mère de Napoléon. À l'époque de la
+convocation des États-Généraux, il était déjà entré dans les ordres;
+mais les premiers événements de la Révolution le firent renoncer à
+l'état ecclésiastique. D'abord commis aux vivres (garde-magasin), il
+devint en 1795 commissaire des guerres, et occupa cette place jusqu'au
+18 brumaire. Dès que le rétablissement du culte eût été arrêté dans la
+pensée du Premier Consul, il reprit le costume ecclésiastique, et
+s'employa très activement dans les négociations qui préparèrent le
+Concordat (15 juillet 1801). Archevêque de Lyon en 1802, cardinal le
+25 février 1803, il fut, le 4 avril suivant, nommé ambassadeur à Rome.
+En 1805, il fut investi de la charge de grand aumônier. Tombé en
+disgrâce en 1811, il fut renvoyé par l'Empereur dans son diocèse de
+Lyon, où il resta jusqu'en 1814. Après l'abdication de Napoléon, il se
+retira à Rome. Les Cent-Jours le ramenèrent en France et dans son
+archevêché. Après les Cent-Jours, il se réfugia de nouveau à Rome, où
+il fixa définitivement sa résidence. Il refusa obstinément, pendant
+toute la Restauration, de se démettre de son titre d'archevêque de
+Lyon; mais il ne put obtenir, malgré l'appui du pape, de rentrer dans
+son diocèse après la révolution de 1830. Il est mort à Rome le 13 mai
+1839.<a href="#footnotetag284"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote285" name="footnote285"></a>
+<strong>Note 285:</strong> La lettre de Talleyrand, notifiant à l'auteur du <span class="italic">Génie
+du Christianisme</span> sa nomination de secrétaire, est du 19 floréal, an
+<abbr title="11">XI</abbr> (9 mai 1803). En voici le texte:</p>
+
+<p>«Je m'empresse, citoyen, de vous envoyer une copie de l'arrêté par
+lequel le Premier Consul vous nomme secrétaire de la légation de la
+République à Rome. Vos talents et l'usage que vous en avez fait n'ont
+pu que vous faire connaître d'une manière avantageuse dans votre pays
+et dans celui où vous allez résider, et je ne doute point du soin que
+vous mettrez à justifier la confiance du gouvernement. J'ai l'honneur,
+etc.»<a href="#footnotetag285"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote286" name="footnote286"></a>
+<strong>Note 286:</strong> L'abbé de <span class="italic">Bonnevie</span> (Pierre-Étienne), né à Rethel le 6
+janvier 1761, mort à Lyon le 7 mars 1849. Pendant l'émigration, il
+avait été, ainsi que le dit Chateaubriand, aumônier à l'armée des
+princes. Après le rétablissement du culte, il fut nommé chanoine à la
+Primatiale de Lyon, et accompagna le cardinal Fesch à Rome en 1803.
+Une étroite intimité s'établit entre l'auteur du <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span> et le très spirituel abbé, qui ne tarda pas à conquérir
+l'estime et l'affection de M<sup>me</sup> de Chateaubriand. Jusqu'à leur mort,
+il resta l'un de leurs plus fidèles amis. On trouvera dans le livre de
+M. l'abbé Pailhès sur <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>,
+quelques-unes des lettres écrites par la vicomtesse de Chateaubriand à
+son <span class="italic">cher Comte de Lyon</span>. Elles sont charmantes, surtout celle du 10
+juillet 1839, trop longue pour être ici donnée tout entière, mais dont
+voici au moins quelques lignes:</p>
+
+<p>«... Je vous écris ces lignes pour vous gronder. On dit, l'abbé, que
+vous vous portez à merveille; que vous êtes jeune et gai comme par le
+passé; pourquoi donc ne pas venir nous voir? On voyage à tout âge, et
+dans ce moment surtout que la poste vient de lancer sur les chemins
+des voitures de courriers qui feraient rougir une voiture
+d'ambassadeur. Je vous ai dit que nous avons une vilaine chambre à
+vous donner; mais si vous voulez être logé comme un chanoine, vous
+pourrez prendre un appartement aux Missions-Étrangères; vous serez là
+à notre porte, pouvant venir déjeuner, dîner et déraisonner avec
+nous...»<a href="#footnotetag286"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote287" name="footnote287"></a>
+<strong>Note 287:</strong> Anne-Antoine-Jules, duc de <span class="italic">Clermont-Tonnerre</span>
+(1749-1830). Évêque de Châlons-sur-Marne depuis 1782, député du clergé
+aux États-Généraux, il avait émigré en Allemagne, et, avant sa rentrée
+en France, il avait remis, entre les mains du Souverain Pontife sa
+démission d'évêque de Châlons, conformément au Concordat. La
+Restauration le nomma pair de France (4 juin 1814), archevêque de
+Toulouse (1<sup>er</sup> juillet 1820), et obtint pour lui le chapeau de
+cardinal (2 décembre 1822). Il a laissé le souvenir d'un prélat imbu
+de l'orgueil de sa naissance et de son rang, et cependant d'un accès
+facile, d'un esprit aimable, pénétrant et vif.<a href="#footnotetag287"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote288" name="footnote288"></a>
+<strong>Note 288:</strong> Chateaubriand fit le récit de cette fête dans une
+longue et admirable lettre adressée à son ami Ballanche et qui,
+publiée aussitôt à Lyon, y produisit une impression profonde. C'est
+une des plus belles pages du grand écrivain, et qui devrait figurer
+désormais dans toutes les éditions du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>.<a href="#footnotetag288"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote289" name="footnote289"></a>
+<strong>Note 289:</strong> Pour tous les détails de ce voyage, voir, dans le
+<span class="italic">Voyage en Italie de Chateaubriand</span> (&OElig;uvres complètes, tome <abbr title="6">VI</abbr>),
+ses deux lettres à M. Joubert, datées, la première de <span class="italic">Turin, le 17
+juin 1803</span>, la seconde, de <span class="italic">Milan, lundi matin 21 juin 1803</span>.<a href="#footnotetag289"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote290" name="footnote290"></a>
+<strong>Note 290:</strong> La pièce d'où ces vers sont extraits se trouve dans les
+<span class="italic">Poésies</span> de Chateaubriand (&OElig;uvres complètes, tome <abbr title="22">XXII</abbr>), où elle
+porte ce titre: les <span class="italic">Alpes ou l'Italie</span>.<a href="#footnotetag290"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote291" name="footnote291"></a>
+<strong>Note 291:</strong> Chateaubriand lui-même ne savait sans doute <span class="italic">cela</span> que
+du matin, pour l'avoir appris de son jeune ami Jean-Jacques Ampère, le
+seul homme de France qui s'intéressât alors aux choses de
+Scandinavie.<a href="#footnotetag291"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote292" name="footnote292"></a>
+<strong>Note 292:</strong> Ce <span class="italic">Fotrad, fils d'Eupert</span>, est amené ici d'un peu
+loin. Quand l'auteur composa cette partie de ses <span class="italic">Mémoires</span>, il avait
+encore l'esprit tout plein des longues et savantes recherches qu'il
+avait faites pour écrire ses <span class="italic">Études historiques</span> et ses chapitres sur
+les Franks.<a href="#footnotetag292"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote293" name="footnote293"></a>
+<strong>Note 293:</strong> Odet de <span class="italic">Foix</span>, vicomte de <span class="italic">Lautrec</span>, maréchal de
+France sous Louis <abbr title="12">XII</abbr>, fit presque tontes ses armes autour de Milan.
+Chateaubriand aimait ce nom de Lautrec. Il le choisit ici pour
+personnifier en Italie la bravoure et la politesse française. Déjà,
+dans le <span class="italic">Dernier Abencerage</span>, il avait fait d'un autre Lautrec un type
+de vaillance et de chevalerie. Après tout, il y avait eu des alliances
+entre les Lautrec et les Chateaubriand. «Il était, dit Brantôme,
+parlant du vicomte de Lautrec, le maréchal de France, il était frère
+de madame de Chateaubriand, une très belle et très honnête dame que le
+roi aimait.»<a href="#footnotetag293"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote294" name="footnote294"></a>
+<strong>Note 294:</strong> François de <span class="italic">Melzi</span> (1753-1826). Il était
+vice-président de la <span class="italic">République cisalpine</span>, organisée en 1797 par le
+général Bonaparte, et qui avait pris, en 1802, le nom de <span class="italic">République
+italienne</span>. Lorsqu'au mois de mars 1805, elle devint le Royaume
+d'Italie, avec Napoléon pour roi et le prince Eugène de Beauharnais
+pour vice-roi, M. de Melzi fut nommé grand chancelier et garde des
+sceaux; il fut créé duc en 1807. Après les événements de 1814, il
+vécut dans la retraite.&mdash;Dans sa lettre à Joubert, du 21 juin 1803,
+Chateaubriand parle en ces termes du dîner de Milan: «J'ai dîné en
+grand gala chez M. de Melzi: il s'agissait d'une fête donnée à
+l'occasion du baptême de l'enfant du général Murat. M. de Melzi a
+connu mon malheureux frère: nous en avons parlé longtemps. Le
+vice-président a des manières fort nobles; sa maison est celle d'un
+prince, et d'un prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité
+poliment et froidement, et m'a toujours trouvé dans des conditions
+pareilles aux siennes.»<a href="#footnotetag294"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote295" name="footnote295"></a>
+<strong>Note 295:</strong> Napoléon-Charles-Lucien, prince <span class="italic">Murat</span>, second fils de
+Joachim Murat, né à Milan, le 16 mai 1803. Représentant du peuple en
+1848 et 1849, sénateur le 26 janvier 1852, puis membre de la famille
+civile de l'Empereur (21 juin 1853) avec le titre d'Altesse impériale,
+il fut de 1852 à 1862, grand-maître de la maçonnerie. Il est mort à
+Paris, le 10 avril 1873.<a href="#footnotetag295"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote296" name="footnote296"></a>
+<strong>Note 296:</strong> «L'indigent patron», c'est saint <span class="italic">François</span>
+d'Assise.<a href="#footnotetag296"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote297" name="footnote297"></a>
+<strong>Note 297:</strong> François <span class="italic">Cacault</span> (1743-1805). Il avait débuté dans la
+diplomatie, en 1785, comme secrétaire d'ambassade à Naples. En 1793,
+il réussit à détacher la Toscane de la coalition européenne, et fut,
+en 1797, un des signataires du traité de Tolentino. Il remplit, de
+1801 à 1803, les fonctions de ministre plénipotentiaire à
+Rome.<a href="#footnotetag297"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote298" name="footnote298"></a>
+<strong>Note 298:</strong> Le chevalier <span class="italic">Artaud de Montor</span> (1772-1840). Ancien
+émigré, ayant servi dans l'armée des princes, il était entré en 1798
+dans la diplomatie. Il a composé de nombreux ouvrages, dont le plus
+important est l'<span class="italic">Histoire du pape Pie <abbr title="7">VII</abbr></span>.<a href="#footnotetag298"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote299" name="footnote299"></a>
+<strong>Note 299:</strong> Le lendemain, dans la ferveur de son enthousiasme, il
+écrit à Fontanes:</p>
+
+<p class="left60">«Rome, 10 messidor an <abbr title="11">XI</abbr> (29 juin 1803).</p>
+
+<p>«Mon cher et très cher ami, un mot pour vous annoncer mon arrivée. Me
+voilà logé chez M. Cacault qui me traite comme son fils. Il est
+<span class="italic">Breton</span>. (M. Cacault était né à Nantes). Le secrétaire de légation
+(M. Artaud), que je remplace ou que je ne remplace pas (car il n'est
+pas encore rappelé), me trouve le meilleur enfant du monde et nous
+sommes les meilleurs amis. Je reçois compliments sur compliments de
+tous les grands du monde, et pour achever cette chance heureuse, je
+tombe à Rome la veille même de la Saint-Pierre, et je vois en arrivant
+la plus belle fête de l'année, au pied même du trône pontifical.</p>
+
+<p>«Venez vite ici, mon cher ami. Toute ma froideur n'a pu tenir contre
+une chose si étonnante: j'ai la tête troublée de tout ce que je vois.
+Figurez-vous que vous ne savez rien de Rome, que personne ne sait rien
+quand on n'a pas vu tant de grandeurs, de ruines, de souvenirs.</p>
+
+<p>«Enfin, venez, venez: voilà tout ce que je puis vous dire à présent.
+Il faut que mes idées se soient un peu rassemblées, avant que je
+puisse vous tracer l'ombre de ce que je vois...»<a href="#footnotetag299"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote300" name="footnote300"></a>
+<strong>Note 300:</strong> Dès le mois de septembre 1802, Chateaubriand avait fait
+hommage à Pie <abbr title="7">VII</abbr> de ses volumes du <span class="italic">Génie du Christianisme</span>. La
+lettre suivante accompagnait l'envoi de l'ouvrage:</p>
+
+<p class="add3em">TRÈS SAINT-PÈRE,</p>
+
+<p>«Ignorant si ce faible ouvrage obtiendrait quelque succès, je n'ai pas
+osé d'abord le présenter à Votre Sainteté. Maintenant que le suffrage
+du public semble le rendre digne de vous être offert, je prends la
+liberté de le déposer à vos pieds sacrés.</p>
+
+<p>«Si Votre Sainteté daigne jeter les yeux sur le quatrième volume, elle
+verra les efforts que j'ai faits pour venger les autels et leurs
+ministres des injures d'une fausse philosophie. Elle y verra mon
+admiration pour le Saint Siège et pour le génie des Pontifes qui l'ont
+occupé. Elle me pardonnera peut-être d'avoir annoncé leur glorieux
+successeur qui vient de fermer les plaies de l'Église. Heureux si
+Votre Sainteté agrée l'hommage que j'ai rendu à ses vertus, et si mon
+zèle pour la religion peut me mériter sa bénédiction paternelle.</p>
+
+<p>«Je suis, avec le plus profond respect, de Votre Sainteté, le très
+humble et très obéissant serviteur.</p>
+
+<p><span class="left60 smcap">«de Chateaubriand.</span><br>
+«Paris, ce 28 septembre 1802.»</p>
+
+<p>La présentation de Chateaubriand à Pie <abbr title="7">VII</abbr> eut lieu le 2 juillet 1803.
+Il écrivait, le lendemain, à M. Joubert: «Sa Sainteté m'a reçu hier;
+elle m'a fait asseoir auprès d'elle de la manière la plus affectueuse.
+Elle m'a montré obligeamment qu'elle lisait le <span class="italic">Génie du
+Christianisme</span>, dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne
+peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince plus
+simple: ne me prenez pas pour madame de Sévigné.»<a href="#footnotetag300"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote301" name="footnote301"></a>
+<strong>Note 301:</strong> Hercule <span class="italic">Consalvi</span> (1757-1824). Pie <abbr title="7">VII</abbr> l'avait nommé
+cardinal et secrétaire d'État au lendemain de son entrée dans Rome, en
+1800. Il vint en France en 1801 pour la conclusion du Concordat. Après
+l'arrestation du Souverain Pontife, en 1809, il reçut l'ordre de se
+rendre en France; en 1810, à la suite de son refus d'assister au
+mariage religieux de Napoléon, il fut interné à Reims. Redevenu
+secrétaire d'État en 1814, il prit part au Congrès de Vienne et
+conserva la direction des affaires jusqu'à la mort de Pie <abbr title="7">VII</abbr> (20 août
+1823). Il mourut lui-même peu de temps après, le 24 janvier 1824. Il
+n'était que diacre, n'ayant jamais voulu recevoir la prêtrise. Ses
+<span class="italic">Mémoires</span> ont été publiés et traduits, en 1864, par J.
+Crétineau-Joly.<a href="#footnotetag301"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote302" name="footnote302"></a>
+<strong>Note 302:</strong> <span class="italic">Victor-Emmanuel <abbr title="1">I</abbr></span> (1754-1824), le souverain dépossédé
+que représentait alors à Saint-Pétersbourg le comte Joseph de
+Maistre.&mdash;Avant l'arrivée du cardinal Fesch, qu'il précédait à Rome de
+quelques jours, Chateaubriand avait cru pouvoir faire visite à
+l'ex-roi de Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces termes,
+à M. de Talleyrand, la démarche qui allait attirer sur sa tête un si
+violent orage:</p>
+
+<p><span class="left60">«12 juillet 1803.</span><br>
+<span class="add3em">«CITOYEN MINISTRE,</span></p>
+
+<p>«M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres de créance au Pape.
+Avant que notre mission fût officiellement reconnue à Rome, je me suis
+empressé de voir ici toutes les personnes qu'il était honorable de
+voir. J'ai été présenté, comme simple particulier et homme de lettres,
+au roi et à la reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m'ont entretenu
+que d'objets d'art et de littérature.</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement.»<a href="#footnotetag302"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote303" name="footnote303"></a>
+<strong>Note 303:</strong> Monseigneur de Clermont-Tonnerre. Voir la note 1 de la
+page <a href="#page336">336</a>.<a href="#footnotetag303"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote304" name="footnote304"></a>
+<strong>Note 304:</strong> L'abbé <span class="italic">Guillon</span> (1760-1847). Il avait été aumônier,
+lecteur et bibliothécaire de la princesse de Lamballe. Le cardinal
+Fesch, l'avait emmené avec lui à Rome. Appelé à la Faculté de
+théologie dès sa création, il y fit avec distinction le cours
+d'éloquence sacrée pendant trente ans, et en devint le doyen. Promu
+par Louis-Philippe, en 1831, à l'évêché de Beauvais, il ne put obtenir
+ses bulles du pape, parce qu'il avait administré l'abbé Grégoire,
+évêque <span class="italic">constitutionnel</span> de Blois, sans avoir observé toutes les
+règles ecclésiastiques; néanmoins, ayant reconnu ses torts, il fut
+nommé, en 1832, évêque <span class="italic">in partibus</span> du Maroc. On lui doit une
+traduction complète des <span class="italic">&OElig;uvres de saint-Cyprien</span>, et une
+<span class="italic">Bibliothèque choisie des Pères grecs et latins</span>, traduits en
+français, 26 vol. en in-8<sup>o</sup>.<a href="#footnotetag304"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote305" name="footnote305"></a>
+<strong>Note 305:</strong> Antoine-François-Philippe <span class="italic">Dubois-Descours</span>, marquis de
+<span class="italic">La Maisonfort</span> (1778-1827). Il était, au moment de la Révolution,
+sous-lieutenant dans les gardes du corps, à la compagnie de Gramont.
+Il émigra et fit la campagne de 1792, à l'armée des princes. Rentré en
+France au début du Consulat, il fut arrêté et interné à l'île d'Elbe,
+d'où il s'échappa et vint à Rome. C'est alors que le vit
+Chateaubriand. Il put gagner la Russie et ne revit la France qu'en
+1814. Député du Nord, de 1815 à 1816, il fut, après la session, chargé
+de la direction du domaine extraordinaire de la couronne. Devenu plus
+tard ministre plénipotentiaire à Florence, il eut la bonne fortune d'y
+voir arriver, comme secrétaire de la légation, Alphonse de Lamartine.
+Le marquis de la Maisonfort a publié un grand nombre d'écrits
+politiques, notamment le <span class="italic">Tableau politique de l'Europe depuis la
+bataille de Leipzig jusqu'au 13 mars 1814</span>. Il devra de vivre à cette
+double chance d'avoir eu son nom inscrit dans les <span class="italic">Mémoires</span> de
+Chateaubriand et dans les <span class="italic">Méditations</span> de Lamartine, qui lui a dédié
+sa pièce intitulée: <span class="italic">Philosophie</span>.</p>
+
+<p class="poem">Toi qui longtemps battu des vents et de l'orage.<br>
+ Jouissant aujourd'hui de ce ciel sans nuage,<br>
+ Du sein de ton repos contemples du même &oelig;il<br>
+ Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil...<a href="#footnotetag305"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote306" name="footnote306"></a>
+<strong>Note 306:</strong> Louis-François <span class="italic">Bertin</span>, dit <span class="italic">Bertin l'Aîné</span>
+(1766-1841). Vers la fin de 1799, Louis Bertin et son frère Bertin de
+Vaux acquirent en commun avec Roux-Laborie et l'imprimeur Le Normant,
+moyennant vingt mille francs, le <span class="italic">Journal des Débats et des Décrets</span>,
+petite feuille qui existait depuis 1789, et qui se bornait à publier
+le compte rendu des discussions législatives et les actes de
+l'autorité. En quelques semaines, les nouveaux propriétaires l'eurent
+complètement transformée, et le <span class="italic">Journal des Débats</span> eut vite fait de
+gagner la faveur du public. Mais alors que le journal réussissait
+brillamment, son principal propriétaire et son rédacteur en chef,
+Louis Bertin, fut arrêté, sur le vague soupçon d'avoir pris part à une
+conspiration royaliste. Enfermé au Temple, il y passa l'année 1800
+presque toute entière, puis à la prison succéda l'exil. Un ordre
+arbitraire le relégua à l'île d'Elbe. Il obtint à grand'peine la
+permission de passer en Italie, où la résidence de Florence, et plus
+tard celle de Rome, lui fut assignée. C'est à Rome qu'il connut
+Chateaubriand et devint son ami. Las de l'exil et de ses
+sollicitations sans résultat auprès du ministre de la Police, il prit,
+au commencement de 1804, le parti assez aventureux de revenir en
+France sans autorisation, mais avec un passe-port que Chateaubriand
+lui avait complaisamment procuré. Il dut, pendant assez longtemps, se
+tenir caché, tantôt dans sa maison de la Bièvre, tantôt à Paris.
+Chateaubriand, revenu en France, mit tout en &oelig;uvre pour obtenir que
+M. Bertin cessât enfin d'être persécuté. (Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="7">VII</abbr>:
+<span class="italic">Chateaubriand et madame de Custine</span>.)&mdash;Lorsque Chateaubriand partit
+de Paris, en 1822, pour l'ambassade de Londres, il emmena avec lui
+comme secrétaire intime le fils aîné de son ami, Armand
+Bertin.<a href="#footnotetag306"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote307" name="footnote307"></a>
+<strong>Note 307:</strong> Pierre-Joseph <span class="italic">Briot</span> (1771-1827). Député du Doubs au
+Conseil des Cinq-Cents, il s'était montré, au 18 brumaire, l'un des
+plus ardents adversaires de Bonaparte. Il n'en avait pas moins été
+nommé, le 28 janvier 1803, grâce à la protection de Lucien,
+commissaire général du gouvernement à l'île d'Elbe, et c'est en cette
+qualité qu'il avait autorisé M. Bertin à passer en Italie. À
+l'avènement de l'Empire, Briot demanda un passe-port pour l'étranger
+et alla à Naples, où il devint successivement, sous le roi Joseph,
+intendant des Abruzzes, puis de la Calabre, et, sous Joachim Murat
+membre du Conseil d'État. Quand Murat se tourna contre la France, il
+le quitta, et rentra en Franche-Comté où il s'occupa, jusqu'à sa mort,
+d'agriculture et d'industrie. Il n'avait jamais voulu accepter, de
+Joseph et de Murat, ni titres, ni décoration; et c'est pour cela que
+Chateaubriand, toujours si exact, même dans les plus petits détails,
+l'appelle «le républicain M. Briot».<a href="#footnotetag307"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote308" name="footnote308"></a>
+<strong>Note 308:</strong> <span class="italic">Marie-Pauline Bonaparte</span>, née à Ajaccio, le 20
+septembre 1780, morte à Florence, le 9 juin 1825. Elle avait été
+mariée deux fois: 1º en 1797, au général <span class="italic">Leclerc</span>; 2º en 1803, au
+prince Camille <span class="italic">Borghèse</span>. Elle fut duchesse de Guastalla de 1806 à
+1814.<a href="#footnotetag308"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote309" name="footnote309"></a>
+<strong>Note 309:</strong> 30 juillet 1803.<a href="#footnotetag309"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote310" name="footnote310"></a>
+<strong>Note 310:</strong> Le château de M<sup>me</sup> de Sévigné en
+Bretagne.<a href="#footnotetag310"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote311" name="footnote311"></a>
+<strong>Note 311:</strong> Du 30 fructidor an <abbr title="11">XI</abbr> (17 septembre
+1803).<a href="#footnotetag311"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote312" name="footnote312"></a>
+<strong>Note 312:</strong> Cette maison, située dans le voisinage de la
+Trinité-du-Mont, était connue sous le nom de villa
+Margherita.<a href="#footnotetag312"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote313" name="footnote313"></a>
+<strong>Note 313:</strong> M. <span class="italic">d'Agincourt</span> (1730-1814), fermier-général sous
+Louis <abbr title="15">XV</abbr>, avait amassé une grande fortune, qu'il consacra tout entière
+à l'étude et à la culture des beaux-arts. Il se fixa à Rome en 1779,
+ne cessa plus depuis de l'habiter et y rédigea l'<span class="italic">Histoire de l'Art
+par les Monuments, depuis le <abbr title="4">IV</abbr><sup>e</sup> siècle jusqu'au <abbr title="16">XVI</abbr><sup>e</sup></span> (6 vol.
+in-fol., avec 336 planches). C'est le plus riche répertoire que l'on
+ait en ce genre.<a href="#footnotetag313"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote314" name="footnote314"></a>
+<strong>Note 314:</strong> Julie de <span class="italic">Wietinghoff</span>, baronne de <span class="italic">Krüdener</span>, née à
+Riga (Livonie), le 21 novembre 1764, doublement célèbre comme
+romancière et comme mystique. Elle venait de publier, précisément en
+1803, le meilleur de ses romans <span class="italic">Valérie ou Lettres de Gustave de
+Linar à Ernest de G...</span> Soudain, vers 1807, au roman mondain succéda
+pour elle le roman religieux. Elle crut avoir reçu du ciel mission de
+régénérer le christianisme, se fit apôtre et parcourut l'Allemagne,
+prêchant en plein air, visitant les prisonniers, répandant des
+aumônes, et entraînant à sa suite des milliers d'hommes. Les
+événements de 1814 ajoutèrent encore à son exaltation. Elle prit alors
+sur l'Empereur Alexandre un ascendant considérable, et le tzar voulut
+l'avoir à ses côtés, quand il passa dans la plaine des Vertus en
+Champagne la grande revue de l'armée russe (11 septembre 1815).
+Quelques jours après, le 26 septembre, était signée à Paris, entre la
+Russie, l'Autriche et la Prusse, la Sainte-Alliance. M<sup>me</sup> de Krüdener
+en avait été l'inspiratrice. En 1824, elle passa en Crimée, afin d'y
+fonder une maison de refuge pour les pécheurs et les criminels; elle y
+mourut la même année, le 25 décembre, à Karasou-Bazar. Sa <span class="italic">Vie</span> a été
+écrite par M. Eynard (Paris, 1849), et par Sternberg (Leipsick,
+1856).<a href="#footnotetag314"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote315" name="footnote315"></a>
+<strong>Note 315:</strong> Joseph <span class="italic">Michaud</span> (1767-1839); auteur du <span class="italic">Printemps d'un
+proscrit</span> et de l'<span class="italic">Histoire des Croisades</span>, membre de l'Académie
+française et l'un des hommes les plus spirituels de son temps.
+Condamné à mort par contumace, après le 13 vendémiaire, proscrit après
+le 18 fructidor, il était ardemment royaliste, et sous la
+Restauration, directeur de la <span class="italic">Quotidienne</span>, qu'il avait fondée en
+1794, il prit rang parmi les <span class="italic">ultras</span>. L'indépendance, chez ce galant
+homme, marchait de pair avec la fidélité. «Je suis comme ces oiseaux,
+disait-il, qui sont assez apprivoisés pour se laisser approcher, pas
+assez pour se laisser prendre.» Un jour, un ministre, voulant se
+rendre la <span class="italic">Quotidienne</span> favorable, le fit venir et ne lui ménagea pas
+les offres les plus séduisantes. «Il n'y a qu'une chose, lui dit M.
+Michaud, pour laquelle je pourrais vous faire quelque sacrifice.&mdash;Et
+laquelle? reprit vivement le ministre.&mdash;Ce serait si vous pouviez me
+donner la santé.» Sa santé, toute pauvre qu'elle était, son vif et
+charmant esprit, sa plume alerte et vaillante, il avait mis tout cela
+au service de Charles <abbr title="10">X</abbr>; il faisait plus que défendre le roi, il
+l'aimait. Cela ne l'empêchait pas de lui parler librement, en homme
+qui n'est ni courtisan ni flatteur. Il avait commis dans sa jeunesse
+quelques vers républicains; une feuille ministérielle, qui ne
+pardonnait pas à la <span class="italic">Quotidienne</span> de combattre le ministère Villèle,
+les exhuma. Charles <abbr title="10">X</abbr> les lut et en parla à M. Michaud qui répondit:
+«Les choses iraient bien mieux si le roi était aussi au courant de ses
+affaires que Sa Majesté paraît l'être des miennes.» Au mois de janvier
+1827, M. de Lacrételle avait soumis à l'Académie française la
+proposition d'une supplique au roi à l'occasion de la loi sur la
+presse: M. Michaud fut de ceux qui adhérèrent, ce qui lui valut de
+perdre sa place de lecteur du roi et les appointements de mille écus
+qui y étaient attachés, seule récompense de ses longs services.
+Charles <abbr title="10">X</abbr> le fit venir, et comme il lui adressait avec douceur
+quelques reproches: «Sire, dit M. Michaud, je n'ai prononcé que trois
+paroles, et chacune m'a coûté mille francs. Je ne suis pas assez riche
+pour parler.» Et il se tut.<a href="#footnotetag315"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote316" name="footnote316"></a>
+<strong>Note 316:</strong> Chateaubriand paraît avoir fait ici une confusion. Le
+comte de la Luzerne, l'ambassadeur, qui avait eu pour secrétaire à
+Londres André Chénier et Louis de Chateaubriand, était mort à
+Southampton, le 14 septembre 1791. Ce n'est donc pas à lui que
+l'auteur des <span class="italic">Mémoires</span> écrivait en 1803. Le correspondant de
+Chateaubriand, le beau-frère de M<sup>me</sup> de Beaumont, était le comte
+Guillaume de la Luzerne, neveu de l'ambassadeur et fils de César-Henri
+de la Luzerne, ministre de la Marine sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>. Guillaume de La
+Luzerne avait épousé, en 1787, la s&oelig;ur aînée de M<sup>me</sup> de Beaumont,
+Victoire de Montmorin, qui, ainsi qu'on l'a vu à la note 2 de la page
+<a href="#page255">255</a>, mourut en prison sous la Terreur.<a href="#footnotetag316"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote317" name="footnote317"></a>
+<strong>Note 317:</strong> Les Saint-Germain, la femme et le mari (Germain
+Couhaillon), étaient depuis trente-huit ans au service de la famille
+Montmorin. Chateaubriand, à son tour, les prit à son service, et ils
+ne le quittèrent plus.<a href="#footnotetag317"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote318" name="footnote318"></a>
+<strong>Note 318:</strong> Madame de Beaumont mourut le vendredi, 4 novembre 1803.
+Quatre jours plus tard, Chateaubriand adressa à M. Guillaume de la
+Luzerne une longue lettre sur les derniers moments de sa
+belle-s&oelig;ur. Joubert a dit de cette Relation, dont il avait eu en
+mains une copie: «Rien au monde n'est plus propre à faire couler les
+larmes que ce récit. Cependant il est consolant. On adore ce bon
+garçon en le lisant. Et quant à elle, on sent pour peu qu'on l'ait
+connue, qu'elle eût donné dix ans de vie, pour mourir si paisiblement
+et pour être ainsi regrettée.»&mdash;La lettre de Chateaubriand à M. de la
+Luzerne a été publiée par M. Paul de Raynal dans son très intéressant
+volume sur <span class="italic">les Correspondants de Joubert</span>.<a href="#footnotetag318"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote319" name="footnote319"></a>
+<strong>Note 319:</strong> Auguste de <span class="italic">Montmorin</span>, officier de marine, avait péri
+en 1793 dans une tempête en revenant de l'Île-de-France.&mdash;Dans
+l'enveloppe qui renfermait le testament de M<sup>me</sup> de Beaumont, se
+trouvait une note ainsi conçue: «Madame de Saint-Germain ouvrira ce
+paquet, qui contient mon testament; mais je la prie, si ce premier
+paquet est ouvert à temps, de me faire ensevelir dans une pièce
+d'étoffe des Indes qui m'a été envoyée par mon frère Auguste. Elle est
+dans une cassette.»<a href="#footnotetag319"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote320" name="footnote320"></a>
+<strong>Note 320:</strong> Et non en 1827, comme le portent toutes les éditions
+des <span class="italic">Mémoires</span>. Chateaubriand passa toute l'année 1827 à Paris. Ce fut
+seulement en 1828, sous le ministère Martignac, qu'il fut nommé à
+l'ambassade de Rome.<a href="#footnotetag320"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote321" name="footnote321"></a>
+<strong>Note 321:</strong> Ce monument, c'était Chateaubriand qui l'avait fait
+élever, dans l'église Saint-Louis-des-Français. Dans la première
+chapelle à gauche en entrant, en face du tombeau du cardinal de
+Bernis, un bas-relief, en marbre blanc représente madame de Beaumont
+étendue sur sa couche funèbre; au-dessus, les médaillons de son père,
+de sa mère, de ses deux frères et de sa s&oelig;ur, avec ces mots: <span class="italic">Quia
+non sunt</span>; dessous, cette inscription:</p>
+
+<p class="center">D. O. M.<br>
+ Après avoir vu périr toute sa famille.<br>
+ Son père, sa mère, ses deux frères et sa s&oelig;ur,<br>
+ PAULINE DE MONTMORIN,<br>
+ Consumée d'une maladie de langueur,<br>
+ Est venue mourir sur cette terre étrangère.<br>
+ F.-A. de Chateaubriand a élevé ce monument<br>
+ à sa mémoire.</p>
+
+<p>En cette circonstance, ainsi que cela lui arrivera si souvent,
+Chateaubriand avait plus écouté ses sentiments qu'il n'avait fait état
+de sa fortune. Il écrivait à Gueneau de Mussy, le 20 décembre 1803:
+«Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires; songez que
+c'est la seule ressource qui va me rester... Le monument de M<sup>me</sup> de
+Beaumont me coûtera environ neuf mille francs. <span class="italic">J'ai vendu tout ce que
+j'avais pour en payer une partie...</span>»<a href="#footnotetag321"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote322" name="footnote322"></a>
+<strong>Note 322:</strong> C'est une épigramme anonyme de l'Anthologie grecque
+(<abbr title="7">VII</abbr>, 346). En voici la traduction complète: «Excellent Sabinus, que
+ce monument, bien que la pierre en soit petite, te soit un gage de ma
+grande amitié! Je te regretterai sans cesse; mais toi, ne vas pas, si
+tu le peux chez les morts, boire une seule goutte de cette eau du
+Léthé qui te ferait m'oublier.»&mdash;Les deux derniers vers de l'épigramme
+grecque se retrouvent dans l'Anthologie latine de Burmann (<abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="2">II</abbr>, p.
+139):</p>
+
+<p class="poem"><span class="italic">Tu cave Lethæo contingas ora liquore,<br>
+<span class="add1em">Et cito venturi sis memor, oro, viri</span>.</span><a href="#footnotetag322"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote323" name="footnote323"></a>
+<strong>Note 323:</strong> L'amitié de M. de Fontanes va beaucoup trop loin:
+madame de Beaumont m'avait mieux jugé, elle pensa sans doute que si
+elle m'eût laissé sa fortune, je ne l'aurais pas acceptée.
+<span class="smcap">Ch</span>.<a href="#footnotetag323"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote324" name="footnote324"></a>
+<strong>Note 324:</strong> Madame de Beaumont avait fait son testament, non à
+Rome, dans sa dernière maladie, mais à Paris le 15 mai 1802. Elle
+avait fait à Chateaubriand le seul legs qu'il pût accepter. La
+disposition qui le concernait était ainsi conçue: «Je laisse tous mes
+livres sans exception à François-Auguste de Chateaubriand. S'il était
+absent, on les remettrait à M. Joubert, qui se chargerait de les lui
+garder jusqu'à son retour ou de les lui faire passer.»&mdash;Le fidèle
+Joubert non plus n'était pas oublié. «Je laisse, ajoutait-elle, à M.
+Joubert l'aîné ma bibliothèque en bois de rose (celle qui a des
+glaces), mon secrétaire en bois d'acajou ainsi que les porcelaines qui
+sont dessus, à l'exception de l'écuelle en arabesques fond d'or, que
+je laisse à M. Julien.» Elle faisait son beau-frère, Guillaume de La
+Luzerne, son exécuteur testamentaire.&mdash;Le texte complet de ce
+testament a été inséré par M. A. Bardoux dans l'Appendice de son
+volume sur <span class="italic">la Comtesse Pauline de Beaumont</span>.<a href="#footnotetag324"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote325" name="footnote325"></a>
+<strong>Note 325:</strong> La <span class="italic">Lettre à M. de Fontanes</span> sur la Campagne romaine
+est datée du 10 janvier 1804. Elle a paru, pour la première fois, dans
+le <span class="italic">Mercure de France</span>, livraison de mars 1804. Voici le jugement
+qu'en a porté Sainte-Beuve dans <span class="italic">Chateaubriand et son groupe
+littéraire sous l'Empire</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 396: «La Lettre à M. de Fontanes
+sur la Campagne romaine est comme un paysage de Claude Lorrain ou du
+Poussin: <span class="italic">Lumière du Lorrain et cadre du Poussin...</span> En prose, il n'y
+a rien au delà. Après de tels coups de talent, il n'y a plus que le
+vers qui puisse s'élever encore plus haut avec son aile... «N'oubliez
+pas, m'écrit un bon juge, Chateaubriand comme paysagiste, car il est
+le premier; il est unique de son ordre en français. Rousseau n'a ni sa
+grandeur, ni son élégance. Qu'avons-nous de comparable à la <span class="italic">Lettre
+sur Rome</span>? Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle différence! L'un
+est génevois, l'autre olympique.»&mdash;Cette belle <span class="italic">Lettre</span> a produit en
+français toute une école de peintres, une école que j'appellerai
+<span class="italic">romaine</span>. M<sup>me</sup> de Staël, la première, s'inspira de l'exemple de
+Chateaubriand: son imagination en fut piquée d'honneur et fécondée;
+elle put figurer <span class="italic">Corinne</span>, ce qu'elle n'eût certes pas tenté avant la
+venue de son jeune rival.»<a href="#footnotetag325"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote326" name="footnote326"></a>
+<strong>Note 326:</strong> Cette lettre à Joubert est datée de <span class="italic">Rome, décembre
+1803</span>.<a href="#footnotetag326"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote327" name="footnote327"></a>
+<strong>Note 327:</strong> On trouve la confirmation de tous ces détails dans la
+lettre suivante, écrite par Chateaubriand à Fontanes le 12 novembre
+1803:</p>
+
+<p class="left60">«Rome, 12 novembre.</p>
+
+<p>«J'espère que cette lettre, que je mets à la poste de Milan, vous
+parviendra presque aussi vite que le récit de la mort de ma
+malheureuse amie, que je vous ai fait passer par la poste directe,
+mercredi soir. Je vous apprends que ma résolution est changée. J'ai
+parlé au cardinal, il m'a traité avec tant de bonté, il m'a fait
+sentir tellement les inconvénients d'une retraite dans ce moment, que
+je lui ai promis que j'accomplirais au moins mon année, comme nous en
+étions convenus dans le principe.</p>
+
+<p>«Par ce moyen, je tiens ma parole à ma protectrice (madame Bacciochi);
+je laisse le temps aux bruits philosophiques de Paris de s'éteindre,
+et, si je me retire au printemps, je sortirai de ma place à la
+satisfaction de tout le monde, et sans courir les risques de me faire
+tracasser dans ma solitude. Il n'est donc plus question pour le moment
+de démission; et vous pouvez dire hautement, car c'est la vérité, que
+non seulement je reste, mais que l'on est fort content de moi. Mes
+entrées chez le Pape vont m'être rendues; on va me traduire au
+Vatican, et la <span class="italic">Gazette de Rome</span> fait aujourd'hui même un éloge
+pompeux de mon ouvrage, qui, selon les <span class="italic">chimistes</span>, est mis à
+l'<span class="italic">index</span>. Le cardinal <span class="italic">écrira mardi au ministre des relations
+extérieures pour désapprouver tous les bruits et s'en plaindre</span>. On me
+donne un congé de douze jours pour Naples afin de me tirer un moment
+de cette ville où j'ai eu tant de chagrins.</p>
+
+<p>«Je désire que cette lettre, mon cher ami, vous fasse autant de
+plaisir que les autres ont pu vous faire de peine; mais je n'en suis
+pas moins très malheureux. J'espère vous embrasser au printemps. En
+attendant, souvenez-vous <span class="italic">que je ne pars plus</span>. Mille
+amitiés.»&mdash;Bibliothèque de Genève. Orig. autog.<a href="#footnotetag327"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote328" name="footnote328"></a>
+<strong>Note 328:</strong> Chateaubriand parle de cette proposition dans une autre
+lettre à Fontanes, en date du 16 novembre 1803: «... Je ne sais dans
+laquelle de vos lettres vous me parlez de mes projets pour le Nord.
+Par un hasard singulier, il y a ici un général russe, très aimé de
+l'empereur de Russie et en correspondance avec lui, qui m'a fait
+demander pour causer avec moi du dessein qu'avait eu la princesse de
+Mecklembourg de me placer gouverneur auprès du grand-duc de Russie.
+Cette place est très belle, très honorable, et après six ou huit ans
+de service (le prince a huit ans), elle me laisserait une fortune
+assez considérable pour le reste de mes jours. Mais un nouvel exil de
+huit ans me fait trembler. On m'offre aussi une place à l'Académie de
+Pétersbourg avec la pension; mais, par une loi de la République, aucun
+Français ne peut recevoir une pension de l'étranger. Ainsi non
+seulement on vous persécute, mais on vous empêche encore de jouir des
+marques d'estime que des étrangers aimeraient à vous
+donner...»&mdash;Bibliothèque de Genève. Original
+autog.<a href="#footnotetag328"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote329" name="footnote329"></a>
+<strong>Note 329:</strong> «Je puis, dit ici M. de Marcellus (<span class="italic">Chateaubriand et
+son temps</span>, p. 149), je puis attester ce scrupuleux respect pour
+l'histoire et cette abnégation de soi-même. J'en ai été le confident;
+j'en ai tenu les preuves dans mes mains, et, si M. de Chateaubriand a
+commis des fautes dans sa carrière politique, il n'a rien fait pour en
+supprimer les traces.»<a href="#footnotetag329"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote330" name="footnote330"></a>
+<strong>Note 330:</strong> <span class="italic">Les Martyrs</span>, livre <abbr title="5">V</abbr>.<a href="#footnotetag330"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote331" name="footnote331"></a>
+<strong>Note 331:</strong> «Je propose à mon guide de descendre dans le cratère;
+il fait quelque difficulté, pour obtenir un peu plus d'argent. Nous
+convenons d'une somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne.
+Il dépouille son habit; nous marchons quelque temps sur les bords de
+l'abîme, pour trouver une ligne moins perpendiculaire, et plus facile
+à descendre. Le guide s'arrête et m'avertit de me préparer. Nous
+allons nous précipiter.&mdash;Nous voilà au fond du gouffre...»&mdash;<span class="italic">Voyage en
+Italie</span>, au chapitre sur <span class="italic">le Vésuve</span>, 5 janvier 1804.<a href="#footnotetag331"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote332" name="footnote332"></a>
+<strong>Note 332:</strong> «Un jour, j'étais monté au sommet de l'Etna.... Je vis
+le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la
+Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la mer déroulée au
+loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les
+fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur
+une carte; mais tandis que d'un côté mon &oelig;il apercevait ces objets,
+de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais
+les entrailles brûlantes, entre les bouffées d'une noire
+vapeur.»&mdash;<span class="italic">René</span>.<a href="#footnotetag332"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote333" name="footnote333"></a>
+<strong>Note 333:</strong> Antoine <span class="italic">Canova</span> (1757-1822). En 1813, lors du premier
+séjour de M<sup>me</sup> Récamier en Italie, Canova fit, d'après elle, de
+souvenir, pendant une absence de la belle Française, qui s'était
+rendue à Naples, deux bustes modelés en terre, l'un coiffé simplement
+en cheveux, et l'autre avec la tête à demi couverte d'un voile. Dans
+les deux bustes, le regard était levé vers le ciel. Lorsque le grand
+sculpteur les lui montra, il ne parut pas que cette <span class="italic">surprise</span> lui fût
+agréable, et Canova, doublement blessé comme ami et comme artiste, ne
+lui en parla plus, jusqu'au jour où M<sup>me</sup> Récamier lui demandant ce
+qu'il avait fait du buste au voile, il répondit: «Il ne vous avait pas
+plu; j'y ai ajouté une couronne d'olivier et j'en ai fait une
+Béatrix.» Telle est l'origine de ce beau buste de la Béatrice de Dante
+que plus tard le statuaire exécuta en marbre et dont un exemplaire fut
+envoyé à M<sup>me</sup> Récamier, après la mort de Canova, par son frère l'abbé,
+avec ces lignes:</p>
+
+<p class="left25">«<span class="italic">Sovra candido vel, cinta d'oliva,<br>
+ Donna m'apparve.....</span></p>
+<p class="left60">DANTE</p>
+
+<p>«<span class="italic" lang="it">Ritratto di Giuletta Recamier modellato di memoria da Canova nel
+1813 e poi consacrato in marmo col nome di
+Beatrice</span>.»<a href="#footnotetag333"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote334" name="footnote334"></a>
+<strong>Note 334:</strong> Ici se termine le récit des six mois passés à Rome par
+l'auteur des <span class="italic">Mémoires</span> comme secrétaire de la légation. Sur cet
+épisode de sa vie, il faut lire les remarquables articles sur <span class="italic">les
+Débuts diplomatiques de Chateaubriand</span>, par M. le comte Édouard Frémy
+(<span class="italic">le Correspondant</span>, numéros de septembre et octobre 1893), et le
+chapitre <abbr title="5">V</abbr> du livre de l'abbé Pailhès sur <span class="italic">Chateaubriand, sa femme et
+ses amis</span>.<a href="#footnotetag334"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote335" name="footnote335"></a>
+<strong>Note 335:</strong> Aujourd'hui l'<span class="italic">hôtel de France et de Lorraine</span>, au n<sup>o</sup> 5
+de la rue de Beaune.<a href="#footnotetag335"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote336" name="footnote336"></a>
+<strong>Note 336:</strong> «M. de Chateaubriand descendit dans un modeste hôtel,
+rue de Beaune, et ne vit d'abord qu'un petit nombre d'amis. Un soin
+important le préoccupait, sa réunion avec M<sup>me</sup> de Chateaubriand; le
+sage conseil écarté d'abord avait été compris; et, à part même la
+bienséance du monde, il sentait ce qu'avait d'injuste cette séparation
+si longue d'une personne vertueuse et distinguée, à laquelle il avait
+donné son nom, et qu'il ne pouvait accuser que d'une délicate et
+ombrageuse fierté dans le commerce de la vie. Un motif généreux venait
+aider, en lui, au sentiment du devoir. La perte ancienne de presque
+toute la fortune de M<sup>me</sup> de Chateaubriand s'aggravait par la ruine
+d'un oncle débiteur envers elle. Les instances de M. de Chateaubriand
+durent redoubler pour obtenir enfin son retour, et, résolue de
+l'accompagner dans sa mission du Valais, elle vint promptement le
+rejoindre à Paris.»&mdash;<span class="italic">M. de Chateaubriand, sa vie, ses écrits et son
+influence</span>, par M. Villemain, p. 137.<a href="#footnotetag336"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote337" name="footnote337"></a>
+<strong>Note 337:</strong> Et non le 20 mars, comme le portent toutes les
+éditions, conformes d'ailleurs en cela au manuscrit des <span class="italic">Mémoires</span>. Il
+y a eu là évidemment une erreur de plume. L'exécution du duc d'Enghien
+eut lieu, non le 20, mais le 21 mars 1804.<a href="#footnotetag337"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote338" name="footnote338"></a>
+<strong>Note 338:</strong> <span class="italic">Mémoires de M. de Bourrienne</span>, tome <abbr title="5">V</abbr>, p. 348.<a href="#footnotetag338"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote339" name="footnote339"></a>
+<strong>Note 339:</strong> Ici encore le manuscrit dit à tort: le 20 mars.<a href="#footnotetag339"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote340" name="footnote340"></a>
+<strong>Note 340:</strong> Voici le texte de la lettre de démission de
+Chateaubriand:</p>
+
+<p class="add3em">«Citoyen ministre,</p>
+
+<p>«Les médecins viennent de me déclarer que M<sup>me</sup> de Chateaubriand est
+dans un état de santé qui fait craindre pour sa vie. Ne pouvant
+absolument quitter ma femme dans une pareille circonstance, ni
+l'exposer au danger d'un voyage, je supplie Votre Excellence de
+trouver bon que je lui remette les lettres de créance et les
+instructions qu'elle m'avait adressées pour le Valais. Je me confie
+encore à son extrême bienveillance pour faire agréer au Premier Consul
+<span class="italic">les motifs douloureux</span> qui m'empêchent de me charger aujourd'hui de
+la mission dont il avait bien voulu m'honorer. Comme j'ignore si ma
+position exige quelque autre démarche, j'ose espérer de votre
+indulgence ordinaire, citoyen ministre, des ordres et des conseils; je
+les recevrai avec la reconnaissance que je ne cesserai d'avoir pour
+vos bontés passées.</p>
+
+<p>«J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement,<br>
+<span class="left60 smcap">«Chateaubriand</span>.<br>
+<span class="left40">«Paris, rue de Beaune, hôtel de France.</span><br>
+<span class="left40">«1<sup>er</sup> germinal an <abbr title="12">XII</abbr> (22 mars 1804).»</span><a href="#footnotetag340"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote341" name="footnote341"></a>
+<strong>Note 341:</strong> Moreau avait été arrêté le 15 février; Pichegru, le 28,
+et Georges Cadoudal le 9 mars 1804.<a href="#footnotetag341"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote342" name="footnote342"></a>
+<strong>Note 342:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="9">IX</abbr>: <span class="italic">les Quatre
+Clauses</span>.<a href="#footnotetag342"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote343" name="footnote343"></a>
+<strong>Note 343:</strong> «M<sup>me</sup> Bacciochi, qui nous était fort attachée, jeta les
+hauts cris en apprenant ce qu'elle appelait notre défection. Pour
+Fontanes, il devint fou de peur; il se voyait déjà fusillé avec M. de
+Chateaubriand et tous nos amis.» <span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand.&mdash;Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="10">X</abbr>: <span class="italic">Le Cahier
+rouge</span>.<a href="#footnotetag343"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote344" name="footnote344"></a>
+<strong>Note 344:</strong> «Avant la mort du duc d'Enghien, la bonne société de
+Paris était presque toute en guerre ouverte avec Bonaparte; mais
+aussitôt que le héros se fut changé en assassin, les royalistes se
+précipitèrent dans ses antichambres, et quelques mois après le 21
+mars, on aurait pu croire qu'il n'y avait qu'une opinion en France,
+sans les quolibets que l'on se permettait encore, à huis clos, dans
+quelques salons du faubourg Saint-Germain. Au surplus, la vanité causa
+encore plus de défections que la peur. Les personnes <span class="italic">tombées</span>
+prétendaient avoir été <span class="italic">forcées</span>, et l'on ne <span class="italic">forçait</span>, disait-on, que
+celles qui avaient un grand nom ou une grande importance; et chacun,
+pour prouver son importance et ses quartiers, obtenait d'être <span class="italic">forcé</span>
+à <span class="italic">force</span> de sollicitations.» <span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand.<a href="#footnotetag344"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote345" name="footnote345"></a>
+<strong>Note 345:</strong> «La chose cependant se passa le plus tranquillement du
+monde, et lorsque M. de Talleyrand crut enfin devoir remettre la
+démission à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire: «C'est bon!» Mais
+il en garda une rancune, dont nous nous sommes ressentis depuis. Il
+dit plus tard à sa s&oelig;ur: «Vous avez eu bien peur pour votre ami?»
+Et il n'en fut plus question. Longtemps après, cependant, il en
+reparla à Fontanes, et lui avoua que c'était une des choses qui lui
+avaient fait le plus de peine.» <span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand.<a href="#footnotetag345"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote346" name="footnote346"></a>
+<strong>Note 346:</strong> La lettre de Talleyrand ne vint que dix jours après la
+lettre de démission; elle était ainsi conçue:</p>
+
+<p class="left60">«12 germinal (2 avril 1804).</p>
+
+<p>«J'ai mis, citoyen, sous les yeux du Premier Consul les motifs qui ne
+vous ont pas permis d'accepter la légation du Valais à laquelle vous
+aviez été nommé.</p>
+
+<p>«Le citoyen Consul s'était plu à vous donner un témoignage de
+confiance. Il a vu avec peine, par une suite de cette même
+bienveillance, les raisons qui vous ont empêché de remplir cette
+mission.</p>
+
+<p>«Je dois aussi vous exprimer combien j'attachais d'intérêt aux
+relations nouvelles que j'aurais eu à entretenir avec vous; à ce
+regret, qui m'est personnel, je joins celui de voir mon département
+privé de vos talents et de vos services.»<a href="#footnotetag346"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote347" name="footnote347"></a>
+<strong>Note 347:</strong> «Nous avions reçu douze mille francs pour frais
+d'établissement à Sion. Pour les rendre, nous fûmes obligés de prendre
+cette somme sur les fonds que nous avions encore sur l'État: elle fut
+remise à qui de droit deux jours après la démission.» <span class="italic">Souvenirs</span> de
+M<sup>me</sup> de Chateaubriand.<a href="#footnotetag347"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote348" name="footnote348"></a>
+<strong>Note 348:</strong> Ce livre a été écrit à Chantilly au mois de novembre
+1838.<a href="#footnotetag348"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote349" name="footnote349"></a>
+<strong>Note 349:</strong> Gustave <abbr title="4">IV</abbr>, roi de Suède. Né en 1778, il monta sur le
+trône après la mort de son père Gustave <abbr title="3">III</abbr> (1792). En 1809, il se vit
+contraint d'abdiquer, et le duc de Sudermanie, son oncle, fut proclamé
+roi sous le nom de Charles <abbr title="13">XIII</abbr>. Gustave vécut alors à l'étranger sous
+le nom de comte de Holstein-Gottorp et de colonel Gustaffson, résidant
+alternativement en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Suisse. Il
+mourut à Saint-Gall en 1837. Une des <span class="italic">Odes</span> de Victor Hugo lui est
+consacrée:</p>
+
+<p class="poem">Il avait un ami dans ses fraîches années<br>
+ Comme lui tout empreint du sceau des destinées.<br>
+ C'est ce jeune d'Enghien qui fut assassiné!<br>
+ Gustave, à ce forfait, se jeta sur ses armes;<br>
+ Mais quand il vit l'Europe insensible à ses larmes,<br>
+ Calme et stoïque, il dit: «Pourquoi donc suis-je né?»<a href="#footnotetag349"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote350" name="footnote350"></a>
+<strong>Note 350:</strong> Il y a ici une erreur de plume. Le duc de Bourbon était
+le père&mdash;et non l'aïeul&mdash;du duc d'Enghien. Il faut donc lire: «Le
+prince de Condé mit en garde son petit-fils.»&mdash;Chose singulière! les
+plus graves historiens se sont aussi trompés sur la filiation du duc
+d'Enghien, et peut-être chez eux n'était-ce pas simplement une erreur
+de plume, comme chez Chateaubriand. Au tome <abbr title="4">IV</abbr>, p. 589, de l'<span class="italic">Histoire
+du Consulat et de l'Empire</span>, rappelant la lettre du 16 juin 1803, dont
+parle ici Chateaubriand, M. Thiers dit que le duc d'Enghien était <span class="italic">le
+fils du prince de Condé.</span> M. Lanfrey, dans son <span class="italic">Histoire de Napoléon</span>
+(<abbr title="tome">T.</abbr> <abbr title="3">III</abbr>, p. 129), dit à son tour: «C'était le duc d'Enghien, <span class="italic">fils du
+prince de Condé</span>, jeune homme plein d'ardeur et de bravoure, toujours
+au premier rang dans les combats auxquels avait pris part l'<span class="italic">armée de
+son père</span>.»<a href="#footnotetag350"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote351" name="footnote351"></a>
+<strong>Note 351:</strong> Ce billet du prince de Condé à son petit-fils existe en
+effet: «Mon cher enfant, écrivait le prince, on assure ici, depuis
+plus de six mois, que vous avez été faire un voyage à Paris; d'autres
+disent que vous n'avez été qu'à Strasbourg... Il me semble qu'à
+présent vous pourriez nous confier le passé et, si la chose est vraie,
+ce que vous avez observé dans vos voyages...»&mdash;M. Thiers se prévaut de
+ces lignes pour donner comme à peu prouvés les voyages du duc
+d'Enghien à Strasbourg, et tout à l'heure, il ne manquera pas d'en
+tirer un argument en faveur de Bonaparte. Il se garde bien de faire
+connaître à ses lecteurs la réponse du duc d'Enghien, qu'il avait
+pourtant sous les yeux en même temps que le billet du prince de
+Condé,&mdash;réponse qui ne laisse rien subsister des insinuations de
+l'habile historien, j'allais dire de l'habile avocat. Voici le texte
+de cette réponse, datée d'Ettenheim, le 18 juillet 1803:</p>
+
+<p>«Assurément, mon cher papa, il faut me connaître bien peu pour avoir
+pu dire ou chercher à faire croire que j'avais mis le pied sur le
+territoire républicain, autrement qu'avec le rang et la place où le
+hasard m'a fait naître. Je suis trop fier pour courber bassement la
+tête, et le Premier Consul pourra peut-être venir à bout de me
+détruire, mais il ne me fera pas m'humilier. On peut prendre
+l'incognito pour voyager dans les glaciers de la Suisse, comme je l'ai
+fait l'an passé, n'ayant rien de mieux à faire. Mais, pour la France,
+quand j'en ferai le voyage, je n'aurai pas besoin de m'y cacher. Je
+puis donc vous donner ma parole d'honneur la plus sacrée que pareille
+idée ne m'est jamais entrée et ne m'entrera jamais dans la tête. Des
+méchants ont pu désirer, en vous racontant ces absurdités, me donner
+un tort de plus à vos yeux. Je suis accoutumé à de pareils services,
+que l'on s'est toujours empressé de me rendre, et je suis heureux
+qu'ils soient enfin réduits à employer des calomnies aussi absurdes.</p>
+
+<p>«Je vous embrasse, cher papa, et vous prie de ne jamais douter de mon
+profond respect comme de ma tendresse.»<a href="#footnotetag351"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote352" name="footnote352"></a>
+<strong>Note 352:</strong> Pierre-François, comte <span class="italic">Réal</span> (1765-1834), procureur au
+Châtelet avant la Révolution, substitut du procureur de la Commune en
+1792, historiographe de la République sous le Directoire, conseiller
+d'État après le 18 brumaire, préfet de police pendant les Cent-Jours.
+Voir sur lui les <span class="italic">Mémoires du chancelier Pasquier</span>, <abbr title="1">I</abbr>, 268, et les
+<span class="italic">Mémoires de M<sup>me</sup> de Chastenay</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>.<a href="#footnotetag352"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote353" name="footnote353"></a>
+<strong>Note 353:</strong> Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1753-1824), député de
+l'Hérault à la Convention et aux Cinq-Cents; second consul après
+brumaire; sous l'Empire, archi-chancelier, prince, duc de Parme; aux
+Cent-Jours, pair et ministre de la justice.<a href="#footnotetag353"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote354" name="footnote354"></a>
+<strong>Note 354:</strong> Anne-Jean-Marie-René <span class="italic">Savary</span>, duc de <span class="italic">Rovigo</span>
+(1774-1833), général de division (7 février 1805), créé duc (23 mai
+1808), ministre de la police générale (8 juin 1810), pair aux
+Cent-Jours, commandant de l'armée d'Algérie (1831-1832).&mdash;Aide de camp
+de Desaix, il était à ses côtés, à Marengo, lorsque la général fut tué
+par une balle qui lui traversa le c&oelig;ur. À quelques jours de là,
+Bonaparte l'attacha à sa personne et le promut rapidement au grade de
+colonel, puis à celui de général de brigade (24 août 1803). Il était
+donc, lors de l'exécution du duc d'Enghien, général, et non colonel,
+comme le dit Chateaubriand. Depuis 1802, Savary dirigeait la police
+particulière et de sûreté du premier Consul.&mdash;Ses <span class="italic">Mémoires pour
+servir à l'histoire de Napoléon</span> (8 volumes in-8) ont paru en 1828.<a href="#footnotetag354"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote355" name="footnote355"></a>
+<strong>Note 355:</strong> Claire-Élisabeth-Jeanne <span class="italic">Gravier de Vergennes</span>
+(1780-1821), femme du comte Antoine-Laurent de <span class="italic">Rémusat</span>, premier
+chambellan de Napoléon et surintendant des théâtres. Elle-même était
+dame du palais de Joséphine. Outre un roman par lettres intitulé: <span class="italic">les
+Lettres espagnoles, ou l'Ambitieux</span>, roman qui est resté inédit,&mdash;elle
+avait composé un <span class="italic">Essai sur l'éducation des femmes</span>, qui parut deux
+ans après sa mort, en 1823, et des <span class="italic">Mémoires</span>, publiés en 1880 par son
+petit-fils, M. Paul de Rémusat. Ces <span class="italic">Mémoires</span>, qui forment trois
+volumes in-8<sup>o</sup>, vont de l'année 1802 à l'année 1808.<a href="#footnotetag355"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote356" name="footnote356"></a>
+<strong>Note 356:</strong> <span class="italic">Mémoires de M<sup>me</sup> de Rémusat</span>. tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 321<a href="#footnotetag356"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote357" name="footnote357"></a>
+<strong>Note 357:</strong> 20 mars 1804.<a href="#footnotetag357"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote358" name="footnote358"></a>
+<strong>Note 358:</strong> André-Marie-Jean-Jacques <span class="italic">Dupin</span>, dit <span class="italic">Dupin aîné</span>
+(1783-1865), représentant aux Cent-Jours, député de 1827 à 1848,
+membre de l'Assemblée Constituante de 1848 et de l'Assemblée
+législative de 1849, sénateur du second Empire (27 novembre 1857);
+procureur général à la Cour de cassation, d'août 1830 à janvier 1852.
+Il donna sa démission de ce dernier poste pour ne pas s'associer aux
+décrets qui prononçaient la confiscation des biens de la famille
+d'Orléans, mais cinq ans après, il acceptait d'être renommé procureur
+général, en même temps qu'il était appelé au Sénat impérial. Il était
+membre de l'Académie française depuis le 21 juin 1832. Ses <span class="italic">Mémoires</span>
+(4 vol. in-8<sup>o</sup>) ont paru de 1865 à 1868.&mdash;La brochure de M. Dupin, à
+laquelle se réfère Chateaubriand, fut publiée en 1823 sous ce titre:
+<span class="italic">Pièces judiciaires et historiques relatives au procès du duc
+d'Enghien, avec le Journal de ce prince depuis l'instant de son
+arrestation; précédées de la Discussion des actes de la commission
+militaire instituée en l'an <abbr title="12">XII</abbr>, par le gouvernement consulaire, pour
+juger le duc d'Enghien, par l'auteur de l'opuscule intitulé. «De la
+Libre Défense des accusés</span>.»<a href="#footnotetag358"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote359" name="footnote359"></a>
+<strong>Note 359:</strong> Allusion à une abominable réponse qu'on aurait faite,
+dit-on, à M. le duc d'Enghien. <span class="smcap">Ch.</span><a href="#footnotetag359"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote360" name="footnote360"></a>
+<strong>Note 360:</strong> Le général <span class="italic">Hulin</span>. Il avait été l'un des <span class="italic">vainqueurs
+de la Bastille</span>. Génevois d'origine, mais né à Paris vers 1759, ancien
+horloger, suivant les uns, engagé au régiment de Champagne, suivant
+d'autres, ci-devant domestique (chasseur) du marquis de Conflans,
+selon son propre dire consigné dans un mémoire signé de son nom, il
+était, en 1789, directeur de la buanderie de la Briche, près
+Saint-Denis. Emprisonné sous la Terreur, il prit du service après sa
+libération dans la première armée d'Italie, où il se fit apprécier de
+Bonaparte, et se trouva tout prêt à le seconder au 18 brumaire. Il
+était, lors de l'affaire du duc d'Enghien, commandant des grenadiers à
+pied de la garde des consuls. À la suite de l'exécution du prince,
+Bonaparte lui témoigna sa satisfaction, en le nommant successivement
+général de division, grand-officier de la Légion d'honneur, comte de
+l'Empire avec une dotation de 25 000 francs. Il était en 1812
+commandant de la place de Paris, et c'est à lui qu'on doit en partie
+l'échec de la conspiration du général Malet. Blessé par celui-ci d'un
+coup de pistolet à la mâchoire, il reçut du peuple de Paris, qui
+l'aimait assez à cause de sa taille colossale, le petit sobriquet
+d'amitié de <span class="italic">Bouffe-la-Balle</span>. Malgré son rôle dans l'affaire du duc
+d'Enghien (ou peut-être à cause de ce rôle), il fut des premiers à se
+rallier aux Bourbons, au mois d'avril 1814. Il est vrai qu'il revint à
+l'Empire avec le même empressement pendant les Cent-Jours et fut alors
+rappelé au commandement de Paris. Banni de France en 1816, il y put
+rentrer trois ans après, et ne mourut qu'en 1841. (Voir <span class="italic">les Hommes du
+14 Juillet</span>, par Victor Fournel.)<a href="#footnotetag360"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote361" name="footnote361"></a>
+<strong>Note 361:</strong> Sa brochure a pour titre: «<span class="italic">Explications offertes aux
+hommes impartiaux par M. le comte Hulin, au sujet de la Commission
+militaire instituée en l'an <abbr title="12">XII</abbr> pour juger le duc d'Enghien</span>.&mdash;1823.<a href="#footnotetag361"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote362" name="footnote362"></a>
+<strong>Note 362:</strong> On trouve de curieux détails sur ce personnage dans les
+<span class="italic">Mémoires de M. de Bourrienne</span>, tome <abbr title="4">IV</abbr>, pages 190 et suivantes. En
+1800, le citoyen Jacques <span class="italic">Harel</span>, âgé de 45 ans, capitaine à la suite
+de la 45<sup>e</sup> demi-brigade, aigri par la destitution qui l'avait frappé,
+à bout de ressources, lia partie avec Céracchi, Aréna, Topino-Lebrun,
+Demerville et autres mécontents, et forma avec eux le projet de tuer
+le Premier Consul. Effrayé bientôt d'être entré dans le complot, il se
+résolut à le dénoncer, et ce fut Bourrienne, alors secrétaire de
+Bonaparte, qui reçut ses confidences. Il ne convenait pas aux desseins
+du Premier Consul que cette affaire fût arrêtée dans le début; il lui
+importait, au contraire, de pouvoir la présenter comme très grave.
+Ordre fut donné au dénonciateur de continuer ses rapports avec les
+conjurés. Lorsqu'il vint annoncer que ceux-ci n'avaient pas d'argent
+pour acheter des armes, on lui remit de l'argent. Lorsqu'il vint dire,
+le lendemain, que les armuriers, ne les connaissant pas, refusaient de
+leur remettre les armes demandées, la police leur délivra, par
+l'intermédiaire d'Harel, l'autorisation nécessaire. Harel comparut au
+procès comme témoin, et sur sa déposition Demerville, Aréna, Céracchi
+et Topino-Lebrun furent condamnés à mort. Pour lui, il reçut sa
+récompense: il fut réintégré dans les cadres de l'armée et nommé
+commandant du château de Vincennes.&mdash;Voir, outre les <span class="italic">Mémoires</span> de
+Bourrienne, le <span class="italic">Procès instruit par le Tribunal criminel du
+département de la Seine contre Demerville, Céracchi, Aréna et autres,
+prévenus de conspiration contre la personne du premier Consul
+Bonaparte</span>; un volume in-8<sup>o</sup>. Pluviôse an <abbr title="9">IX</abbr>.<a href="#footnotetag362"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote363" name="footnote363"></a>
+<strong>Note 363:</strong> Le général Savary.<a href="#footnotetag363"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote364" name="footnote364"></a>
+<strong>Note 364:</strong> La brochure de Savary, comme celles de M. Dupin et du
+général Hulin, parut en 1823, avec ce titre: <span class="italic">Extrait des Mémoires du
+duc de Rovigo, concernant la catastrophe de M. le duc d'Enghien</span>.<a href="#footnotetag364"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote365" name="footnote365"></a>
+<strong>Note 365:</strong> Armand-Louis-Augustin, marquis de <span class="italic">Caulaincourt</span>
+(1773-1827). Il reçut de l'Empereur les fonctions de grand écuyer et
+le titre de <span class="italic">duc de Vicence</span>. Ambassadeur à Saint-Pétersbourg de 1807
+à 1811, ministre des relations extérieures en 1813, il représenta la
+France au congrès de Châtillon (janvier 1814). Rappelé au ministère
+des affaires étrangères pendant les Cent-Jours, il fit, après la
+seconde abdication, partie de la Commission de gouvernement présidée
+par Fouché.&mdash;L'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim fut bien moins
+une expédition militaire qu'un coup de main de police. Caulaincourt, à
+ce moment général de brigade et aide de camp du premier Consul, en fut
+chargé avec le général Ordener. Tous les deux prêtèrent la main au
+guet-apens; mais le rôle de Caulaincourt s'aggravait ici de cette
+circonstance qu'il avait été page du prince de Condé, et, comme tel,
+élevé pendant quelque temps auprès du duc d'Enghien.<a href="#footnotetag365"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote366" name="footnote366"></a>
+<strong>Note 366:</strong> Achille <span class="italic">Roche</span>, publiciste (1801-1834). Il fut
+secrétaire de Benjamin Constant. Il est l'auteur de deux ouvrages qui
+eurent, en leur temps, quelque succès: l'<span class="italic">Histoire de la Révolution
+française</span>, en un volume (1825); <span class="italic">le Fanatisme, extrait des Mémoires
+d'un Ligueur</span> (4 vol. in-12), 1827. L'écrit dont Chateaubriand cite
+ici quelques passages, et qui parut en 1823, est intitulé: <span class="italic">De
+Messieurs le duc de Rovigo et le prince de Talleyrand</span>, par <span class="italic">Achille
+Roche</span>.<a href="#footnotetag366"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote367" name="footnote367"></a>
+<strong>Note 367:</strong> La princesse Charlotte de <span class="italic">Rohan-Rochefort</span>. C'était
+pour se rapprocher d'elle que le duc d'Enghien était venu habiter
+Ettenheim, où vivait la princesse, près du cardinal de Rohan, son
+oncle. «Elle était, dit M. Théodore Muret, dans son <span class="italic">Histoire de
+l'armée de Condé</span>, <abbr title="tome">t.</abbr> <abbr title="2">II</abbr>, p. 252, elle était unie au duc d'Enghien par
+un lien sacré. Pour quel motif le prince de Condé avait-il refusé de
+sanctionner ce mariage? on est à cet égard réduit aux conjectures.
+Quant à la naissance, il n'y avait pas dérogation, car le prince de
+Condé lui-même avait épousé une Rohan. La princesse, par ses qualités
+personnelles, était bien loin de donner prétexte à un refus. Voulut-on
+punir le duc d'Enghien d'avoir formé ce lien sans consulter son
+grand-père? Le désir ardent de voir se perpétuer sa glorieuse race
+fut-il le seul argument du chef de la maison contre un lien demeuré
+stérile?... Après la mort du duc d'Enghien, le duc de Bourbon offrit à
+la princesse Charlotte de sanctionner par un aveu tardif le mariage de
+son fils... Elle refusa cette offre, ne voulant pas de la fortune de
+celui dont on ne lui avait pas permis de porter le nom... Nous tenons
+de la source la plus respectable que, dans les premières années de la
+Restauration, la princesse Charlotte étant annoncée chez la duchesse
+de Bourbon, la duchesse s'avança vers elle en l'appelant
+<span class="italic">ma fille</span>.»<a href="#footnotetag367"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote368" name="footnote368"></a>
+<strong>Note 368:</strong> Antoine-René-Charles-Mathurin de <span class="italic">Laforest</span>
+(1756-1846). Il était entré dans la diplomatie sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>.
+Talleyrand, qui l'avait beaucoup connu aux États-Unis, où Laforest
+avait été consul général, le nomma, dès son entrée au ministère des
+relations extérieures (18 juillet 1797), chef de la direction de la
+comptabilité et des fonds. Sous le Consulat, il accompagna Joseph
+Bonaparte au congrès de Lunéville, en qualité de premier secrétaire de
+légation; il fut ensuite envoyé à Munich, puis à la diète de
+Ratisbonne, comme chargé d'affaires extraordinaire. Il géra avec une
+grande habileté, au milieu des circonstances les plus difficiles,
+l'ambassade de Berlin, de 1805 à 1808, et celle de Madrid, de 1808 à
+1813. Napoléon l'avait créé comte le 28 janvier 1808. À la chute de
+l'Empire, il dirigea par intérim le ministère des Affaires étrangères,
+du 3 avril au 12 mai 1814, et fut chargé par le roi de préparer le
+traité de Paris. La seconde Restauration le nomma ministre
+plénipotentiaire auprès des puissances alliées. Pair de France le 5
+mars 1819, il devint, en 1825, ministre d'État et membre du Conseil
+privé. La Révolution de 1830 lui enleva ses emplois et
+dignités.<a href="#footnotetag368"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote369" name="footnote369"></a>
+<strong>Note 369:</strong> M. Paul de Rémusat raconte en ces termes comment les
+premiers <span class="italic">Mémoires</span> de sa grand'mère furent jetés au feu: «Le
+lendemain même du jour où le débarquement de Napoléon était public,
+M<sup>me</sup> de Nansouty (Alix de Vergennes, mariée au général de Nansouty)
+était accourue chez sa s&oelig;ur, tout effrayée et troublée des récits
+qu'on lui faisait, des persécutions auxquelles seraient exposés les
+ennemis de l'empereur, vindicatif et tout-puissant. Elle lui dit qu'on
+allait exercer toutes les inquisitions d'une police rigoureuse, que M.
+Pasquier craignait d'être inquiété, et qu'il fallait se débarrasser de
+tout ce que la maison pouvait contenir de suspect. Ma grand'mère, qui
+d'elle-même peut-être n'y eût pas pensé, se troubla en songeant que
+chez elle on trouverait un manuscrit tout fait pour compromettre son
+mari, sa s&oelig;ur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait en effet
+dans le plus grand secret, depuis bien des années, peut-être depuis
+son entrée à la cour, des Mémoires écrits chaque jour sous
+l'impression des événements et des conversations. Elle y racontait
+presque tout ce qu'elle avait vu et entendu... Elle songea à M<sup>me</sup>
+Chéron, femme du préfet de ce nom, très ancienne et fidèle amie, qui
+avait déjà gardé ce dangereux manuscrit, et elle courut la chercher.
+Malheureusement M<sup>me</sup> Chéron était absente, et ne devait de longtemps
+rentrer. Que faire? Ma grand'mère rentra tout émue et, sans réflexion
+ni délai, jeta dans le feu tous ses cahiers.» Préface des <span class="italic">Mémoires</span>,
+p. 75.<a href="#footnotetag369"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote370" name="footnote370"></a>
+<strong>Note 370:</strong> Voir l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="11">XI</abbr>: <span class="italic">Le conseiller Réal et
+l'anecdote du duc de Rovigo</span>.<a href="#footnotetag370"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote371" name="footnote371"></a>
+<strong>Note 371:</strong> M<sup>me</sup> de Staël, <span class="italic">Dix années d'exil</span>,
+p. 98.<a href="#footnotetag371"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote372" name="footnote372"></a>
+<strong>Note 372:</strong> Ces lignes sont extraites de l'article publié par
+Chateaubriand, dans le <span class="italic">Mercure</span> du 4 juillet 1807, sur le <span class="italic">Voyage
+pittoresque et historique en Espagne</span>, par M. Alexandre de
+Laborde.&mdash;Chateaubriand reviendra, dans le tome suivant, sur cet
+article du <span class="italic">Mercure</span>.<a href="#footnotetag372"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote373" name="footnote373"></a>
+<strong>Note 373:</strong> Boileau, <span class="italic">Épître</span> <abbr title="7">VII</abbr>, <span class="italic">À M. Racine</span>.<a href="#footnotetag373"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote374" name="footnote374"></a>
+<strong>Note 374:</strong> Ce livre a été composé à Paris en 1839. Il a été revu
+en décembre 1846.<a href="#footnotetag374"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote375" name="footnote375"></a>
+<strong>Note 375:</strong> «Nous quittâmes la rue de Beaune au mois d'avril 1804,
+pour aller demeurer dans la rue de Miromesnil.» M<sup>me</sup> de Chateaubriand,
+le <span class="italic">Cahier rouge</span>.&mdash;Le petit hôtel où s'installa Chateaubriand était
+situé rue de Miromesnil, n<sup>o</sup> 1119, au coin de la rue Verte, aujourd'hui
+rue de la Pépinière. Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en faire la
+remarque, on numérotait alors les maisons par quartier et non par rue.
+Joubert, dans une lettre du 10 mai 1804, donne à Chênedollé
+d'intéressants détails sur la nouvelle installation de leur ami: «Il
+se porte bien; il vous a écrit. Rien de fâcheux ne lui est arrivé.
+M<sup>me</sup> de Chateaubriand, lui, les bons <span class="italic">Saint-Germain</span> que vous
+connaissez, un portier, une portière et je ne sais combien de petits
+portiers logent ensemble rue de <span class="italic">Miroménil</span>, dans une jolie petite
+maison. Enfin notre ami est le chef d'une tribu qui me paraît assez
+heureuse. Son bon Génie et le Ciel sont chargés de pourvoir au
+reste.»<a href="#footnotetag375"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote376" name="footnote376"></a>
+<strong>Note 376:</strong> Sur M. de <span class="italic">Tocqueville</span>, petit-gendre de Malesherbes,
+voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, la note 2 de la page 232.<a href="#footnotetag376"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote377" name="footnote377"></a>
+<strong>Note 377:</strong> Anne-Nicole <span class="italic">Lamoignon de Blancménil</span>, s&oelig;ur de
+Malesherbes et femme du président de Senozan. Elle fut guillotinée
+quelques jours après son frère, le 21 floréal an <abbr title="2">II</abbr> (10 mai 1794), le
+même jour que Madame Élisabeth. La marquise de Senozan était âgée de
+76 ans. Son château, devenu plus tard la propriété de son petit-neveu,
+le comte de Tocqueville, était le château de Verneuil
+(Seine-et-Oise).<a href="#footnotetag377"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote378" name="footnote378"></a>
+<strong>Note 378:</strong> Alexis-Charles-Henri <span class="italic">Cléret</span> de <span class="italic">Tocqueville</span>, né à
+Verneuil le 29 juillet 1805, mort à Cannes le 16 avril 1859. Député de
+1839 à 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851, ministre des
+Affaires étrangères du 3 juin au 30 octobre 1849. Il était membre de
+l'Académie française depuis le 23 décembre 1841. Outre ses deux grands
+ouvrages sur <span class="italic">la Démocratie en Amérique</span> et sur l'<span class="italic">Ancien régime et la
+Révolution</span>, il a laissé des <span class="italic">Souvenirs</span>, publiés en 1893 par son
+neveu le comte de Tocqueville.<a href="#footnotetag378"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote379" name="footnote379"></a>
+<strong>Note 379:</strong> Le château du Ménil est situé dans la commune de
+Fontenay-Saint-Père, canton de Limay, arrondissement de Mantes
+(Seine-et-Oise). Il appartient aujourd'hui à M. le marquis de
+Rosambo.<a href="#footnotetag379"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote380" name="footnote380"></a>
+<strong>Note 380:</strong> Sur le mariage du comte Louis de Chateaubriand avec
+M<sup>lle</sup> d'Orglandes, voir, au tome <abbr title="1">I</abbr>, l'Appendice n<sup>o</sup>
+<abbr title="3">III</abbr>.<a href="#footnotetag380"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote381" name="footnote381"></a>
+<strong>Note 381:</strong> Le château de Mézy, dans le canton de Meulan
+(Seine-et-Oise).<a href="#footnotetag381"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote382" name="footnote382"></a>
+<strong>Note 382:</strong> Le château de Méréville était situé en Beauce. Il avait
+appartenu au célèbre banquier de la cour, Jean-Joseph de La Borde, qui
+en avait fait une habitation d'une splendeur achevée. Le parc, dessiné
+par Robert, le peintre de paysages, était une merveille. (Voir, pour
+la description du château et du parc, <span class="italic">la Vie privée des Financiers au
+<abbr title="18">XVIII</abbr><sup>e</sup> siècle</span>, par H. Thirion, p. 278 et suiv.)&mdash;Jean-Joseph de La
+Borde fut guillotiné le 19 avril 1794. L'une de ses filles avait
+épousé le comte de Noailles, depuis duc de Mouchy; il en sera parlé
+plus loin.<a href="#footnotetag382"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote383" name="footnote383"></a>
+<strong>Note 383:</strong> L'héroïne des <span class="italic">Aventures du dernier
+Abencerage</span>.<a href="#footnotetag383"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote384" name="footnote384"></a>
+<strong>Note 384:</strong> «Au printemps de l'année 1805, nous prîmes un
+appartement sur la place Louis <abbr title="15">XV</abbr>. Cette maison appartenait à la
+marquise de Coislin.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de Chateaubriand.)&mdash;C'est
+la maison qui fait angle sur la rue Royale, en face de l'ancien
+Garde-Meuble de la Couronne, aujourd'hui ministère de la
+Marine.<a href="#footnotetag384"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote385" name="footnote385"></a>
+<strong>Note 385:</strong> Marie-Anne-Louise-Adélaïde de <span class="italic">Mailly</span>, de la branche
+de Rubempré et de Nesle, était née à la Borde-au-Vicomte, près de
+Melun, le 17 septembre 1732. Elle avait donc 73 ans, lorsque
+Chateaubriand alla loger dans son hôtel, en 1805. Fille de Louis de
+Mailly, comte de Rubempré, et de Anne-Françoise-Élisabeth l'Arbaleste
+de la Borde, elle était la cousine de M<sup>lle</sup>s de Mailly, filles du
+marquis de Nesle,&mdash;la comtesse de Mailly, la comtesse de Vintimille,
+la duchesse de Lauraguais, la marquise de la Tournelle (depuis
+duchesse de Châteauroux),&mdash;qui devinrent successivement les maîtresses
+de Louis <abbr title="15">XV</abbr>.</p>
+
+<p>Elle avait épousé en premières noces, le 8 avril 1750,
+Charles-Georges-René de <span class="italic">Cambout</span>, marquis de <span class="italic">Coislin</span>, qui devint
+maréchal de camp et décéda en 1771, sans postérité. Deux enfants, un
+fils et une fille, étaient bien nés de ce mariage, mais tous deux
+étaient morts au berceau.</p>
+
+<p>La marquise de Coislin resta vingt ans veuve. En 1793, alors qu'elle
+était plus que sexagénaire, elle épousa, en second mariage, un de ses
+cousins, de douze ans plus jeune qu'elle, Louis-Marie, duc de Mailly,
+ancien maréchal de camp, qui la laissa veuve pour la seconde fois en
+1795.&mdash;Il faut croire que ce mariage de 1793 ne reçut pas de
+consécration légale, puisque la duchesse de Mailly continua à être
+appelée la marquise de Coislin. Elle survécut vingt-deux ans à son
+second mari et mourut le 13 février 1817.<a href="#footnotetag385"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote386" name="footnote386"></a>
+<strong>Note 386:</strong> Sur la marquise de Coningham, voir au tome <abbr title="1">I</abbr> la note 2
+de la page 398.<a href="#footnotetag386"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote387" name="footnote387"></a>
+<strong>Note 387:</strong> Allusion à une épigramme de l'<span class="italic">Anthologie</span>.<a href="#footnotetag387"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote388" name="footnote388"></a>
+<strong>Note 388:</strong> «En quittant Méréville, M. de Chateaubriand fut passer
+quelque temps à Champlâtreux, et moi, par complaisance, je partis avec
+M<sup>me</sup> de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette bonne dame était très
+aimable, mais très difficile à vivre; son avarice surtout était
+insupportable. Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à mort
+sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas à ses dépens. Elle
+prétendait que c'était la plus sotte manière de dépenser son argent;
+aussi, dans les auberges se contentait-elle d'une livre de cerises
+qu'on lui faisait payer à raison de ce que ses domestiques avaient
+mangé, et ils se faisaient servir comme des princes; ils en étaient
+quittes pour une verte réprimande, qu'ils préféraient à la disette.
+Pendant la route, la conversation roulait en général sur la dépense de
+l'auberge que nous venions de quitter, ou sur la toilette de M<sup>lle</sup>
+Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était cependant fort
+mincement vêtue; mais elle était propre et changeait de linge, ce qui
+n'avait pas le sens commun. M<sup>me</sup> de Coislin n'en changeait jamais;
+elle prétendait que c'était comme cela de son temps et qu'on possédait
+à peine deux chemises. Du reste, elle avait assez d'esprit pour rire
+la première de son avarice; elle convenait que, ne donnant pas ce qui
+était nécessaire à ses gens, ils étaient obligés de le prendre: «Mais
+que voulez-vous, mon c&oelig;ur, me disait-elle, j'aime mieux qu'on me
+prenne que de donner. Je sais qu'au bout du mois, c'est toujours la
+maîtresse qui paye: tout cela est fort triste.»&mdash;<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup>
+de Chateaubriand.<a href="#footnotetag388"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote389" name="footnote389"></a>
+<strong>Note 389:</strong> «M<sup>me</sup> de Coislin était ce qu'on appelle illuminée. Elle
+croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait rien
+au-dessus de ses ouvrages. Il est vrai qu'elle n'en lisait guère
+d'autres, excepté la Bible qu'elle commentait à sa manière, qui était
+un peu celle des Juifs. Elle était du reste d'une complète ignorance,
+mais avec tant d'esprit et une si grande habitude du monde que, dans
+la conversation, on ne pouvait s'en apercevoir: elle ne savait pas un
+mot d'orthographe, et cependant elle parlait sa langue avec une pureté
+et un choix d'expressions remarquables. Personne ne racontait comme
+elle; on croyait voir toutes les personnes qu'elle mettait en
+scène.»&mdash;<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand.<a href="#footnotetag389"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote390" name="footnote390"></a>
+<strong>Note 390:</strong> M<sup>lle</sup> <span class="italic">Panckoucke</span>, femme de l'académicien <span class="italic">Suard</span>, née
+en 1750 à Lille, morte en 1830. Elle était s&oelig;ur de l'imprimeur
+Panckoucke, le fondateur du <span class="italic">Moniteur universel</span>. Sous Louis <abbr title="16">XVI</abbr>, le
+salon de M<sup>me</sup> Suard, l'un des plus fréquentés de Paris, était
+particulièrement le rendez-vous des encyclopédistes. Elle écrivait
+avec agrément et a publié plusieurs ouvrages: <span class="italic">Lettres d'un jeune lord
+à une religieuse italienne, imitées de l'anglais</span> (1788); <span class="italic">Soirées
+d'hiver d'une femme retirée à la campagne</span> (1789); <span class="italic">M<sup>me</sup> de Maintenon
+peinte par elle-même</span> (1810); <span class="italic">Essai de Mémoires sur M. Suard</span> (1820).
+<span class="italic">Les Lettres de M<sup>me</sup> Suard à son mari</span>, imprimées en 1802, au château
+de Dampierre, par <span class="italic">G. E. J. Montmorency Albert Luynes</span>, n'ont pas été
+mises dans le commerce.<a href="#footnotetag390"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote391" name="footnote391"></a>
+<strong>Note 391:</strong> Et non <span class="italic">Hénin</span>, comme le portent toutes les éditions
+des <span class="italic">Mémoires</span>. Né le 30 août 1728 à Magny en Vexin, Pierre-Michel
+Hennin obtint, dès 1749, de M. de Puisieulx, ministre des Affaires
+étrangères, la faveur de travailler au Dépôt alors établi à Paris.
+Secrétaire d'ambassade en Pologne en 1759, résident du roi à Varsovie
+en 1763, résident à Genève en 1765, il devint en 1779 premier commis
+au ministère des Affaires étrangères et rendit, à ce titre, d'éminents
+services jusqu'au mois de mars 1792, époque à laquelle il fut
+brutalement renvoyé par le général Dumouriez, devenu ministre et alors
+l'homme des Girondins. Réduit à la misère après quarante-deux ans de
+services, il fut forcé de vendre sa bibliothèque, ses collections de
+tableaux, d'estampes et de médailles. Privé de ce qui avait été la
+joie et la consolation de sa vie, le vieil Hennin travailla jusqu'à la
+fin, apprenant des langues, «barbouillant de gros romans», ébauchant
+un grand poème: l'<span class="italic">Illusion</span>, dont il dut sans doute faire subir plus
+d'un fragment à son amie la marquise de Coislin. Il mourut, à près de
+80 ans, le 5 juillet 1807.&mdash;Voir, pour la vie de Pierre-Michel Hennin,
+la notice qui se trouve en tête de sa correspondance avec Voltaire,
+notice rédigée par son fils, et les pages que lui a consacrées M.
+Frédéric Masson dans son excellent livre sur <span class="italic">le Département des
+Affaires étrangères pendant la Révolution</span>.<a href="#footnotetag391"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote392" name="footnote392"></a>
+<strong>Note 392:</strong> Claude-Antoine de <span class="italic">Besiade, duc d'Avaray</span> (1740-1829),
+était, avant la Révolution, lieutenant-général et maître de la
+garde-robe de Monsieur, comte de Provence. Député aux États-Généraux
+par la noblesse du bailliage d'Orléans, il fut emprisonné pendant la
+Terreur, recouvra sa liberté après le 9 Thermidor, émigra et ne rentra
+en France qu'en 1814. Louis <abbr title="18">XVIII</abbr> l'éleva à la pairie le 17 août 1815,
+le créa duc le 16 août 1817 et le nomma premier chambellan de la cour
+le 25 novembre 1820.&mdash;Ce n'est pas lui, mais son frère, le comte
+d'Avaray, mort en 1811, qui fut le compagnon d'exil et le principal
+agent du comte de Provence.<a href="#footnotetag392"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote393" name="footnote393"></a>
+<strong>Note 393:</strong> Voir, au tome <abbr title="6">VI</abbr> des <span class="italic">&OElig;uvres complètes, Cinq jours à
+Clermont (Auvergne) 2, 3, 4, 5 et 6 août 1805</span>.&mdash;et <span class="italic">le Mont-Blanc,
+paysage de montagnes, fin d'août 1805</span>.<a href="#footnotetag393"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote394" name="footnote394"></a>
+<strong>Note 394:</strong> «M. de Chateaubriand vint nous rejoindre à Vichy; je
+dis adieu à M<sup>me</sup> de Coislin, et nous partîmes pour la Suisse. Avant
+d'arriver à Thiers, nous traversâmes la petite rivière de la <span class="italic">Dore</span>;
+son nom donna à M. de Chateaubriand une rime qu'il n'avait jamais pu
+trouver pour un des couplets de sa romance des <span class="italic">Petits Émigrés</span>.»
+(<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de Chateaubriand).&mdash;La romance des <span class="italic">Petits
+Émigrés</span> est devenue, dans le <span class="italic">Dernier Abencerage</span>, la jolie pièce:
+<span class="italic">Combien j'ai douce souvenance</span>.<a href="#footnotetag394"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote395" name="footnote395"></a>
+<strong>Note 395:</strong> Claude-Ignace <span class="italic">Brugière de Barante</span> (1745-1814). Il se
+lia en 1789 avec la plupart des membres marquants de l'Assemblée
+Constituante: Lameth, Duport, Mounier, étaient ses amis. La Terreur le
+jeta en prison; le 9 Thermidor le délivra. Après le 18 brumaire, ses
+amis le désignèrent au choix du Premier Consul, pour faire partie de
+la nouvelle administration. Il devint préfet de l'Aude, puis préfet du
+Léman. Napoléon, qui avait fermé le salon de M<sup>me</sup> de Staël à Paris,
+sut mauvais gré à son préfet d'avoir laissé ce salon se rouvrir à
+Coppet: M. de Barante fut brutalement destitué en 1810. Il mourut au
+moment où le retour des Bourbons allait lui assurer une légitime
+réparation.&mdash;Il sera parlé plus loin, dans les <span class="italic">Mémoires</span>, de son
+fils, le baron Prosper de Barante, l'auteur de l'<span class="italic">Histoire des ducs de
+Bourgogne</span>.<a href="#footnotetag395"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote396" name="footnote396"></a>
+<strong>Note 396:</strong> «Je ne sais ce qui nous empêcha d'accomplir la promesse
+que nous avions faite à M<sup>me</sup> de Staël (d'aller, à leur retour de
+Chamonix, passer quelques jours à Coppet). Elle en fut très
+mécontente; et d'autant plus qu'ayant compté sur notre visite, elle
+écrivit d'avance, à Paris, les conversations présumées qu'elle avait
+eues avec M. de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l'avait,
+disait-elle, <span class="italic">converti à ses opinions politiques</span>. On sut que nous
+n'avions point été à Coppet, et que la noble châtelaine avait fait
+seulement un roman de plus.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand.)<a href="#footnotetag396"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote397" name="footnote397"></a>
+<strong>Note 397:</strong> Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de <span class="italic">Forbin</span>
+(1779-1841). Homme d'esprit et peintre habile, il a publié des récits
+de voyage et produit un grand ombre de tableaux, qui lui ouvrirent les
+portes de l'Académie des Beaux-Arts. Une de ses toiles, la <span class="italic">Chapelle
+dans le Colisée à Rome</span>, figure avec honneur au Louvre. Nommé par la
+Restauration directeur des Musées, il réorganisa et agrandit celui du
+Louvre, créa le Musée Charles <abbr title="10">X</abbr>, consacré aux antiquités étrusques et
+égyptiennes, et fonda le musée du Luxembourg, destiné spécialement aux
+artistes vivants. En 1805, il était chambellan de la princesse Pauline
+Borghèse. Plus tard il composera pour la reine Hortense des romances
+que la reine mettra en musique. Selon le mot de l'auteur des
+<span class="italic">Mémoires</span>, «il tenait dans ses mains puissantes le c&oelig;ur des
+princesses». Si Chateaubriand parle ici de M. de Forbin avec une
+légère pointe d'ironie, il ne laissait pas d'avoir autrefois rendu
+pleine justice aux mérites de ce galant homme. Rendant compte, dans le
+<span class="italic">Conservateur</span> de 1819, de son <span class="italic">Voyage au Levant</span>, il commençait ainsi
+son article: «M. le comte de Forbin, dans son <span class="italic">Voyage</span>, réunit le
+double mérite du peintre et de l'écrivain: l'<span class="italic">ut pictura poësis</span>
+semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que, dessinés ou
+écrits, ses tableaux joignent la fidélité à l'élégance.»&mdash;Le comte de
+Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822, pendant l'ambassade
+de Chateaubriand, épousa la fille de M. de Forbin.<a href="#footnotetag397"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote398" name="footnote398"></a>
+<strong>Note 398:</strong> Les <span class="italic">Cynégétiques</span>, liv. <abbr title="2">II</abbr>, v. 348.<a href="#footnotetag398"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote399" name="footnote399"></a>
+<strong>Note 399:</strong> Jeanne-Françoise <span class="italic">Thévenin</span>, dite Sophie <span class="italic">Devienne</span>
+(1763-1841). Engagée en 1785 à la Comédie Française, elle fut, jusqu'à
+sa retraite en 1813, une des meilleures soubrettes de notre théâtre
+classique. Elle excellait surtout dans les pièces de Marivaux. Aussi
+estimée pour sa conduite que goûtée pour son talent, M<sup>lle</sup> Devienne
+était née à Lyon, comme son ami M. Saget, ce bourgeois très
+particulier auquel elle donnait si inutilement de si bons conseils.<a href="#footnotetag399"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote400" name="footnote400"></a>
+<strong>Note 400:</strong> «Il y avait à Lyon, dans ce temps-là, un certain M.
+Saget, qui habitait, sur le coteau de Fourvières, la plus jolie maison
+du monde. Ce vieil original, riche comme un puits, dépensait la moitié
+de son argent en bonnes &oelig;uvres pour expier celles, assez mauvaises,
+auxquelles il consacrait, dit-on, l'autre moitié de sa fortune. Il
+avait, pour faire les honneurs de sa maison, deux vieilles demoiselles
+qui avaient été fort belles dans leur temps, et, pour le servir, un
+essaim de jeunes paysannes jolies, belles et très richement vêtues. Du
+reste, ses dîners étaient excellents, ses vins, les meilleurs du
+monde, et les convives (pour la plupart) messieurs du chapitre de
+Saint-Jean de Lyon.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de Chateaubriand.)<a href="#footnotetag400"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote401" name="footnote401"></a>
+<strong>Note 401:</strong> Jean-Antoine <span class="italic">Chaptal</span>, comte de Chanteloup
+(1756-1832); membre de l'Institut dès la fondation; ministre de
+l'Intérieur (1800-1805), sénateur de l'Empire, pair de France de la
+Restauration.<a href="#footnotetag401"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote402" name="footnote402"></a>
+<strong>Note 402:</strong> Les détails donnés par M<sup>me</sup> de Chateaubriand dans ses
+<span class="italic">Souvenirs</span> confirment de tous points ceux des <span class="italic">Mémoires</span>. Voici la
+fin de son piquant récit: «Lorsque nous fûmes réchauffés et que
+l'orage fut un peu apaisé; nous nous remîmes en route, mais la pluie
+avait grossi les torrents au point qu'en les traversant nos chevaux
+avaient de l'eau jusqu'au poitrail. Comme je ne craignais que le
+retour de l'orage, je devins vaillante contre les autres dangers. Je
+mis donc ma vieille rosse au galop. Le guide, qui savait que ce
+n'était pas son allure, me criait d'arrêter, que j'allais tuer son
+cheval: «Monsieur, disait-il à mon mari, votre dame a fait la
+guerre!»<a href="#footnotetag402"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote403" name="footnote403"></a>
+<strong>Note 403:</strong> L'acte de décès a été découvert depuis. Madame de Caud
+mourut dans le quartier du Marais, rue d'Orléans, n<sup>o</sup> 6, le 18 brumaire
+an <abbr title="13">XIII</abbr> (9 novembre 1804).<a href="#footnotetag403"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote404" name="footnote404"></a>
+<strong>Note 404:</strong> Le 13 novembre 1804, Chateaubriand, qui était alors
+chez son ami Joubert, à Villeneneuve-sur-Yonne, écrivait à Chênedollé:
+«M<sup>me</sup> de Caud n'est plus. Elle est morte à Paris le 9. Nous avons
+perdu la plus belle âme, le génie le plus élevé qui ait jamais existé.
+Vous voyez que je suis né pour toutes les douleurs. En combien peu de
+jours Lucile a été rejoindre Pauline (madame de Beaumont)! Venez, mon
+cher ami, pleurer avec moi, cet hiver, au mois de janvier. Vous
+trouverez un homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la
+vie.&mdash;Joubert vous dit un million de tendresses.»</p>
+
+<p>Dans sa lettre à M. Molé, du 18 novembre, Joubert rend témoignage de
+l'affliction de Chateaubriand et de sa femme: «Il (Chateaubriand) a
+perdu depuis huit jours sa s&oelig;ur Lucile, également pleurée de sa
+femme et de lui, également honorée de l'abondance de leurs larmes. Ce
+sont deux aimables enfants, sans compter que le garçon est un homme de
+génie.»<a href="#footnotetag404"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote405" name="footnote405"></a>
+<strong>Note 405:</strong> La famille de Chateaubriand comprenait, à cette date,
+M<sup>me</sup> la comtesse de Marigny, M<sup>me</sup> la comtesse de Chateaubourg et leurs
+enfants; la fille de la comtesse Julie de Farcy; les fils du comte de
+Chateaubriand.<a href="#footnotetag405"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote406" name="footnote406"></a>
+<strong>Note 406:</strong> «Nous allâmes faire nos adieux à nos parents en
+Bretagne, et, en juillet, M. de Chateaubriand se mit en route pour son
+grand voyage. Je partis avec lui, devant l'accompagner jusqu'à Venise.
+En passant à Lyon, au moment où nous traversions la place Bellecour,
+deux pistolets, qui se trouvaient bien imprudemment placés dans le
+cylindre de la voiture, partirent en même temps et mirent le feu au
+cylindre dans lequel se trouvaient une boîte de poudre et un sac de
+louis. C'était plus qu'il n'en fallait pour nous faire sauter, et avec
+nous une foule de monde qui entourait la voiture. M. de Chateaubriand
+eut la présence d'esprit, après m'avoir jeté dans les bras du premier
+venu, de retirer le sac et la boîte, et de descendre ensuite. On
+répara le dommage et nous continuâmes notre route.&mdash;En partant, je fis
+promettre au bon Ballanche de venir me chercher à Venise, où M. de
+Chateaubriand devait me quitter... M. de Chateaubriand quitta Venise
+le vendredi 1er août 1806, pour aller s'embarquer à Trieste. Je restai
+plusieurs jours attendant Ballanche qui n'arrivait pas. Je commençais
+à me désespérer, mourant d'ennui et du désir de me retrouver en France
+avec des amis auxquels je pusse confier mes inquiétudes. Il arriva
+enfin, c'était le soir: je lui fis une scène. Je lui dis que j'allais
+l'emmener sur la place Saint-Marc, et que c'était tout ce qu'il
+verrait de Venise, parce que nous partirions le lendemain, à cinq
+heures du matin: «Allons, me dit-il, puisque vous le voulez, je le
+veux bien. Mais alors il faudra que je revienne.» &mdash;«Vous reviendrez
+sûrement, mon cher Ballanche, mais l'année prochaine.» Il comprit
+cela; et le lendemain à cinq heures, nous nous embarquâmes pour
+<span class="italic">Fusina</span>.» (<span class="italic">Souvenirs</span> de M<sup>me</sup> de
+Chateaubriand.)<a href="#footnotetag406"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote407" name="footnote407"></a>
+<strong>Note 407:</strong> Le rapprochement entre <span class="italic">Julien</span> et <span class="italic">Clarke</span> est un peu
+forcé. Edward Clarke n'était pas le valet de chambre de Cook, mais son
+compagnon et son rival de gloire. Il fit trois fois le tour du monde.
+Tous deux partirent ensemble de Plymouth, le 12 juillet 1776; le
+capitaine Cook commandait <span class="italic">la Découverte</span>, le capitaine Clarke
+commandait <span class="italic">la Résolution</span>. Le but de leur voyage était de s'assurer
+s'il existe une communication entre l'Europe et l'Asie par le Nord de
+l'Amérique. Après la mort de Cook, tué par les naturels de l'île
+d'Owhihée, une des Sandwich, le 14 février 1779, Clarke lui succéda
+dans le commandement de l'expédition et périt, à son tour, au moment
+où il arrivait au Kamtchatka. La <span class="italic">Découverte</span> et la <span class="italic">Résolution</span>
+rentrèrent en Angleterre le 4 octobre 1780.<a href="#footnotetag407"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote408" name="footnote408"></a>
+<strong>Note 408:</strong> Il arriva à Constantinople le 13 septembre 1806. Le
+jour même il adressait à sa cousine M<sup>me</sup> de Talaru cette jolie lettre:</p>
+
+<p>«Me voilà dans le plus beau pays du monde, ma chère cousine, et je ne
+suis pas plus heureux. J'ai vu la Grèce, j'ai visité Sparte, Argos,
+Corinthe. Je vais partir pour Jérusalem, et j'espère vous revoir dans
+le mois de décembre. Les <span class="italic">Martyrs</span> profiteront de ces courses. Mais le
+pauvre auteur aura bien payé, par des peines et des soucis, quelques
+phrases qui encore ne plairont peut-être pas au public. Chère cousine,
+je vous en supplie, trouvez-moi quelque coin obscur auprès de vous, où
+je puisse enfin vivre en repos et passer le reste de mes jours. Vous
+ne sauriez croire à quel point j'ai soif de retraite et de paix. Il
+faut bien se mettre dans la tête que toute la vie consiste dans la
+société de quelques amis, et l'oubli des méchants autant qu'on peut
+les oublier. J'avais un besoin réel de faire ce voyage, pour compléter
+le cercle de mes études. À présent que j'aurai vu les plus beaux
+monuments des hommes et ceux de la nature, je n'aurai plus envie de
+sortir de mon trou. Au reste, chère cousine, je suis toujours le même;
+tel vous m'avez laissé, tel vous me trouverez. Je mourrai dans mon
+péché, et je vous assure que j'irais au bout de la terre, avant de
+pouvoir trouver beau ce que je trouve laid.</p>
+
+<p>«Comme nous causerons de mille choses un jour à Charamante! Comme je
+travaillerai dans un certain pavillon noir qui m'est destiné! Que n'y
+suis-je déjà! Une grande mer nous sépare encore; mais j'espère la
+franchir bientôt. En attendant, je vous recommande la petite créature
+qui doit être à présent chez Joubert (M<sup>me</sup> de Chateaubriand); je lui
+porte un beau schall pour la tenir chaudement cet hiver, et pour ne
+point aller voir les grandes dames, mais sa cousine, qui est bien une
+grande dame aussi. Il me semble que je vous vois tous ensemble faisant
+un méchant dîner à mon second étage, et écoutant de longues histoires,
+que j'aurai rapportées de Grèce. Bon Dieu! que je suis fou d'être
+encore ici! Allons, patience: j'arriverai.</p>
+
+<p>«Adieu, chère cousine, je vous embrasse tendrement, ainsi que M. de T[alaru].
+Mille choses à MM. de Court et Chavana; mille souvenirs à
+tous mes amis. Priez pour moi et aimez-moi toujours.</p>
+
+<p>«Si vous voyez ma femme, ne lui dites rien de mon voyage en Syrie, de
+peur de l'effrayer.
+
+«<span class="smcap">Ch.</span>»<a href="#footnotetag408"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote409" name="footnote409"></a>
+<strong>Note 409:</strong> L'héroïne du <span class="italic">Dernier des Abencerages</span>.&mdash;Voir
+l'<span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <abbr title="11">XI</abbr>: <span class="italic">La comtesse de Noailles</span>.<a href="#footnotetag409"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote410" name="footnote410"></a>
+<strong>Note 410:</strong> Cette Nouvelle composée sous l'Empire, a paru pour la
+première fois en 1827, dans le tome <abbr title="16">XVI</abbr> de la première édition des
+<span class="italic">&OElig;uvres complètes</span>, sous le titre: <span class="italic">Les Aventures du dernier
+Abencerage</span>.<a href="#footnotetag410"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote411" name="footnote411"></a>
+<strong>Note 411:</strong> Augerville-la-Rivière, canton de Puiseaux,
+arrondissement de Pithiviers (Loiret); célèbre par son château, que le
+roi Charles <abbr title="7">VII</abbr> avait donné à Jacques C&oelig;ur, et qui devint en 1825
+la propriété de Berryer.<a href="#footnotetag411"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote412" name="footnote412"></a>
+<strong>Note 412:</strong> Le château de Malesherbes, situé à six kilomètres
+d'Augerville. Il appartenait à Louis de Chateaubriand, le neveu du
+grand écrivain. Il est aujourd'hui la propriété de M<sup>me</sup> la marquise de
+Beaufort, née de Chateaubriand.<a href="#footnotetag412"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote413" name="footnote413"></a>
+<strong>Note 413:</strong> Il a été parlé plus haut, page <a href="#page468">468</a>, note 4, du château
+de Méréville. Je lis dans une description de Méréville et de son parc,
+faite en 1819: «Sur un des points les plus élevés du parc est une
+colonne dont la hauteur égale celle de la place Vendôme. Du sommet de
+cette colonne, la vue embrasse tout l'ensemble du parc et une campagne
+magnifique dont l'horizon s'étend à vingt lieues.»<a href="#footnotetag413"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote414" name="footnote414"></a>
+<strong>Note 414:</strong> Adolphe-Jules-César-Auguste <span class="italic">Dureau de La Malle</span>
+(1777-1857), membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
+Il a écrit de savants mémoires d'histoire et d'archéologie. Son
+principal ouvrage est l'<span class="italic">Économie politique des Romains</span> (1840, 2 vol.
+in-8<sup>o</sup>).<a href="#footnotetag414"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote415" name="footnote415"></a>
+<strong>Note 415:</strong> Reginald <span class="italic">Heber</span> (1783-1826). Né à Malpas (Cheshire),
+il devint en 1822 évêque de Calcutta. Il avait publié, en 1819, un
+petit volume de <span class="italic">Poèmes religieux</span>. Après sa mort, sa femme, Amélie
+Heber, fit paraître son <span class="italic">Récit de voyage à travers les provinces
+supérieures de l'Inde, de Calcutta à Bombay</span> (trois volumes in-8<sup>o</sup>).<a href="#footnotetag415"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote416" name="footnote416"></a>
+<strong>Note 416:</strong> <span class="italic">Lettres de Saint Jérôme</span>, traduites en français par F.
+Z. Collombet et J.-F. Grégoire, cinq volumes in-8<sup>o</sup>.<a href="#footnotetag416"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote417" name="footnote417"></a>
+<strong>Note 417:</strong> Fénelon songeait aux Missions du Levant, au moment où
+il fut ordonné prêtre, vers 1675. Sa lettre, qui porte simplement
+comme date: Sarlat, 9 octobre, a dû être écrite entre 1675 et 1678,
+époque où il fut chargé des Nouvelles Catholiques. Le cardinal de
+Bausset (<span class="italic">Histoire de Fénelon</span>, Livre <abbr title="1">I</abbr>, n<sup>o</sup> 15) conjecture qu'elle fut
+adressée à Bossuet; mais «le titre, ajouté par une main étrangère sur
+l'original, donne lieu de penser qu'elle fut écrite au duc de
+Beauvilliers, avec qui Fénelon se lia de très bonne heure, par les
+soins de M. Tronson, leur commun directeur». (<span class="italic">&OElig;uvres de Fénelon</span>,
+Édition Lefort, tome <abbr title="7">VII</abbr>, p. 491.)<a href="#footnotetag417"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote418" name="footnote418"></a>
+<strong>Note 418:</strong> Voir ci-dessus, p. <a href="#page005">5</a>.<a href="#footnotetag418"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote419" name="footnote419"></a>
+<strong>Note 419:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page007">7</a>.<a href="#footnotetag419"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote420" name="footnote420"></a>
+<strong>Note 420:</strong> <span class="italic">Chateaubriand et son groupe littéraire</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>, p.
+405.<a href="#footnotetag420"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote421" name="footnote421"></a>
+<strong>Note 421:</strong> Voir le premier chapitre du très intéressant volume de
+M. Chédieu de Robethon sur <span class="italic">Chateaubriand et Madame de Custine</span>
+(1893).<a href="#footnotetag421"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote422" name="footnote422"></a>
+<strong>Note 422:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page175">175</a>.<a href="#footnotetag422"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote423" name="footnote423"></a>
+<strong>Note 423:</strong> Joubert.<a href="#footnotetag423"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote424" name="footnote424"></a>
+<strong>Note 424:</strong> M. du Theil.<a href="#footnotetag424"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote425" name="footnote425"></a>
+<strong>Note 425:</strong> Bibliothèque de Genève.&mdash;Original autographe, sans
+suscription ni signature.&mdash;<span class="italic">Chateaubriand, sa femme et ses amis</span>, par
+l'abbé Pailhès.<a href="#footnotetag425"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote426" name="footnote426"></a>
+<strong>Note 426:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page181">181</a>.<a href="#footnotetag426"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote427" name="footnote427"></a>
+<strong>Note 427:</strong> L'abbé Pailhès, p. <a href="#page041">41</a>.<a href="#footnotetag427"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote428" name="footnote428"></a>
+<strong>Note 428:</strong> Voir ci-dessus, <span class="italic">Appendice</span> n<sup>o</sup> <a href="#page552"><abbr title="3">III</abbr></a>.<a href="#footnotetag428"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote429" name="footnote429"></a>
+<strong>Note 429:</strong> M<sup>me</sup> de Farcy.<a href="#footnotetag429"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote430" name="footnote430"></a>
+<strong>Note 430:</strong> Chateaubriand cite ici tout un morceau de son livre,
+qui se retrouve, avec beaucoup de changements et de corrections, dans
+le <span class="italic">Génie du christianisme</span> (4<sup>e</sup> partie, livre <abbr title="2">II</abbr>, au chapitre des
+<span class="italic">Tombeaux chrétiens</span>).<a href="#footnotetag430"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote431" name="footnote431"></a>
+<strong>Note 431:</strong> Ici encore, Chateaubriand envoie à son ami un long
+passage de son livre, reproduit également, avec des corrections, dans
+le chapitre du <span class="italic">Génie du christianisme</span> intitulé: <span class="italic">Saint-Denis</span>
+(chapitre <abbr title="9">IX</abbr> du livre <abbr title="2">II</abbr> de la quatrième partie).<a href="#footnotetag431"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote432" name="footnote432"></a>
+<strong>Note 432:</strong> Christian de Lamoignon.<a href="#footnotetag432"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote433" name="footnote433"></a>
+<strong>Note 433:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page228">228</a>.<a href="#footnotetag433"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote434" name="footnote434"></a>
+<strong>Note 434:</strong> Lamoignon.<a href="#footnotetag434"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote435" name="footnote435"></a>
+<strong>Note 435:</strong> Bibliothèque de Genève.&mdash;Original autographe sans
+suscription.<a href="#footnotetag435"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote436" name="footnote436"></a>
+<strong>Note 436:</strong> Sans doute M<sup>me</sup> Lindsay, et non M<sup>me</sup> d'Aguesseau, comme
+le dit Villemain. Voir ci-dessus, page <a href="#page290">290</a> des <span class="italic">Mémoires</span>.<a href="#footnotetag436"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote437" name="footnote437"></a>
+<strong>Note 437:</strong> Bibliothèque de Genève.&mdash;Original autogr.<a href="#footnotetag437"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote438" name="footnote438"></a>
+<strong>Note 438:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page280">280</a>.<a href="#footnotetag438"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote439" name="footnote439"></a>
+<strong>Note 439:</strong> <span class="italic">Journal des Débats</span>, 14 et 29 germinal an <abbr title="10">X</abbr>.<a href="#footnotetag439"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote440" name="footnote440"></a>
+<strong>Note 440:</strong> Lettre à Fontanes, du 19 août 1799.<a href="#footnotetag440"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote441" name="footnote441"></a>
+<strong>Note 441:</strong> Lettre à Fontanes, du 27 octobre 1799.<a href="#footnotetag441"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote442" name="footnote442"></a>
+<strong>Note 442:</strong> C'est l'histoire de René qui remplace aujourd'hui celle
+d'Atala dans le second volume. (Note de Chateaubriand.)<a href="#footnotetag442"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote443" name="footnote443"></a>
+<strong>Note 443:</strong> Lettres de M. Lally-Tolendal, p. 27.<a href="#footnotetag443"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote444" name="footnote444"></a>
+<strong>Note 444:</strong> 18 avril 1802.<a href="#footnotetag444"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote445" name="footnote445"></a>
+<strong>Note 445:</strong> <span class="italic">Journal de Paris</span>, 29 germinal an <abbr title="10">X</abbr>.<a href="#footnotetag445"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote446" name="footnote446"></a>
+<strong>Note 446:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page297">297</a>.<a href="#footnotetag446"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote447" name="footnote447"></a>
+<strong>Note 447:</strong> <span class="italic">Bardoux</span>, p. 131.<a href="#footnotetag447"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote448" name="footnote448"></a>
+<strong>Note 448:</strong> Christine de Fontanes.<a href="#footnotetag448"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote449" name="footnote449"></a>
+<strong>Note 449:</strong> M<sup>me</sup> Bacciochi.<a href="#footnotetag449"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote450" name="footnote450"></a>
+<strong>Note 450:</strong> <span class="italic">Bardoux</span>, p. 153.<a href="#footnotetag450"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote451" name="footnote451"></a>
+<strong>Note 451:</strong> M. Bertin l'aîné. Voir la note 4 de la page <a href="#page395">395</a>.<a href="#footnotetag451"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote452" name="footnote452"></a>
+<strong>Note 452:</strong> Est-ce à M<sup>me</sup> de Beaumont qu'il fait allusion? Ces
+suppositions de M<sup>me</sup> de Custine auraient été bien blessantes pour
+Chateaubriand. <span class="italic">Note de M. Chédieu de Robethon</span>.<a href="#footnotetag452"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote453" name="footnote453"></a>
+<strong>Note 453:</strong> Toujours M. Bertin.<a href="#footnotetag453"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote454" name="footnote454"></a>
+<strong>Note 454:</strong> <span class="italic">Bardoux</span>, p. 361.<a href="#footnotetag454"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote455" name="footnote455"></a>
+<strong>Note 455:</strong> <span class="italic">Chédieu de Robethon</span>, p. 251.<a href="#footnotetag455"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote456" name="footnote456"></a>
+<strong>Note 456:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page329">329</a>.<a href="#footnotetag456"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote457" name="footnote457"></a>
+<strong>Note 457:</strong> La veuve du comte Stanislas de Clermont-Tonnerre,
+remariée au marquis de Talaru. Elle avait puissamment contribué, avec
+deux évêques, l'évêque de Montauban et l'évêque de Saint-Brieuc, à la
+conversion de La Harpe en 1794. La marquise de Talaru était la cousine
+de Chateaubriand.<a href="#footnotetag457"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote458" name="footnote458"></a>
+<strong>Note 458:</strong> <span class="italic">Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de
+Madame Récamier</span>, par M<sup>me</sup> Charles Lenormant, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 60.<a href="#footnotetag458"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote459" name="footnote459"></a>
+<strong>Note 459:</strong> Ci-dessus, page <a href="#page402">402</a>.<a href="#footnotetag459"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote460" name="footnote460"></a>
+<strong>Note 460:</strong> <span class="italic">Pensées, Essais, Maximes et Correspondance</span> de M.
+Joubert, <abbr title="tome">T.</abbr> <abbr title="2">II</abbr>, p. 430.<a href="#footnotetag460"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote461" name="footnote461"></a>
+<strong>Note 461:</strong> Joubert, tome <abbr title="2">II</abbr>, p. 432.<a href="#footnotetag461"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote462" name="footnote462"></a>
+<strong>Note 462:</strong> M<sup>me</sup> de Chateaubriand avait l'habitude d'appeler le
+complaisant Clausel, toujours prêt à lui obéir, son <span class="italic">serviteur
+Clausel</span>, son <span class="italic">cher ministre</span>.<a href="#footnotetag462"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote463" name="footnote463"></a>
+<strong>Note 463:</strong> <span class="italic">Madame de Chateaubriand. Lettres inédites à M. Clausel
+de Coussergues</span>, par l'abbé Pailhès (1888).<a href="#footnotetag463"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote464" name="footnote464"></a>
+<strong>Note 464:</strong> <span class="italic">Biographie des Contemporains</span>, <abbr title="tome">T.</abbr> <abbr title="4">IV</abbr>, p. 536.<a href="#footnotetag464"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote465" name="footnote465"></a>
+<strong>Note 465:</strong> Deuxième édition, tome <abbr title="8">VIII</abbr>, p. 365.<a href="#footnotetag465"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote466" name="footnote466"></a>
+<strong>Note 466:</strong> Ci-dessus, p. <a href="#page403">403</a>.<a href="#footnotetag466"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote467" name="footnote467"></a>
+<strong>Note 467:</strong> <span class="italic">Souvenirs littéraires</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>. p. 382.<a href="#footnotetag467"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote468" name="footnote468"></a>
+<strong>Note 468:</strong> <span class="italic">Pensées, Essais, Maximes et Correspondance de M.
+Joubert</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>.<a href="#footnotetag468"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote469" name="footnote469"></a>
+<strong>Note 469:</strong> <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 408.<a href="#footnotetag469"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote470" name="footnote470"></a>
+<strong>Note 470:</strong> <span class="italic">Les Conversations de M. de Chateaubriand</span>, par <span class="italic">M.
+Danielo</span>, insérées à la suite des <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, tome <abbr title="12">XII</abbr>
+de la première édition.<a href="#footnotetag470"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote471" name="footnote471"></a>
+<strong>Note 471:</strong> <span class="italic">Mémoires d'Outre-tombe</span>, tome <abbr title="1">I</abbr>, p. 408.<a href="#footnotetag471"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote472" name="footnote472"></a>
+<strong>Note 472:</strong> J. Danielo, <span class="italic">loc. cit.</span><a href="#footnotetag472"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote473" name="footnote473"></a>
+<strong>Note 473:</strong> <span class="italic">Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie</span>, tome <abbr title="2">II</abbr>,
+p. 12.<a href="#footnotetag473"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote474" name="footnote474"></a>
+<strong>Note 474:</strong> Ci-dessus, page <a href="#page440">440</a>.<a href="#footnotetag474"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote475" name="footnote475"></a>
+<strong>Note 475:</strong> Ci-dessus, page <a href="#page528">528</a>.<a href="#footnotetag475"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote476" name="footnote476"></a>
+<strong>Note 476:</strong> La supériorité d'esprit de la vicomtesse de Noailles,
+fille de la duchesse de Mouchy, est connue. Elle a écrit la <span class="italic">Vie de la
+princesse de Poix</span>, sa grand-mère. Cet écrit, publié en 1855, est un
+chef-d'&oelig;uvre de finesse et de grâce aristocratique. Une notice non
+moins remarquable sur la vicomtesse de Noailles est due à la plume de
+M<sup>me</sup> Standish, née Sabine de Noailles (Note de M. Hyde de Neuville).<a href="#footnotetag476"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote477" name="footnote477"></a>
+<strong>Note 477:</strong> Officiers récemment congédiés par une mesure qui avait
+fait beaucoup de mécontents.<a href="#footnotetag477"><span class="smaller">(Retour au texte principal.)</span></a></p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires d'Outre-Tombe, by
+François-René Chateaubriand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+ License. You must require such a user to return or
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+
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+Literary Archive Foundation
+
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
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+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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