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+The Project Gutenberg EBook of André Cornélis, by Paul Bourget
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: André Cornélis
+
+Author: Paul Bourget
+
+Release Date: November 25, 2007 [EBook #23616]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***
+
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+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+PAUL BOURGET
+
+ANDRÉ CORNÉLIS
+
+_Tu ne tueras point._
+
+Ex. XX, 13.
+
+[Illustration: FAC ET SPERA AL. Marque d'imprimeur Alphonse Lemerre]
+
+_PARIS_
+
+ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
+
+27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
+
+M D CCC LXXXVII
+
+
+
+
+DÉDICACE
+
+À MONSIEUR HIPPOLYTE TAINE,
+
+
+_«L'ouvrage auquel on a le plus réfléchi doit être honoré par le nom de
+l'ami qu'on a le plus respecté...» Permettez-moi, mon cher Maître,
+d'emprunter cette phrase à la dédicace de votre livre_ De
+l'Intelligence, _pour vous offrir celle de mes études qui, me
+semble-t-il, s'éloigne le moins de mon rêve d'art:--un roman d'analyse
+exécuté avec les données actuelles de la science de l'esprit. Certes, la
+différence est grande entre votre vaste traité de psychologie et cette
+simple planche d'anatomie morale, quelque conscience que j'aie mise à en
+graver le minutieux détail. Mais le sentiment de vénération qu'exprime
+votre dédicace à l'égard du noble et infortuné Franz Wœpke n'était pas
+supérieur à celui dont vous apporte aujourd'hui un faible témoignage
+votre fidèle_
+
+PAUL BOURGET.
+
+Paris, 7 janvier 1887.
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ANDRÉ CORNÉLIS
+
+
+
+
+I
+
+
+Quand j'étais enfant, je me confessais. Combien j'ai souhaité de fois
+être encore celui qui entrait dans la chapelle vers les cinq heures du
+soir, cette vide et froide chapelle du collège avec ses murs crépis à la
+chaux, avec ses bancs numérotés, son maigre harmonium, sa criarde
+_Sainte Famille_, sa voûte peinte en bleu et semée d'étoiles. Un maître
+nous amenait, dix par dix. Quand arrivait mon tour de m'agenouiller
+dans l'une des deux cases réservées aux pénitents sur chaque côté de
+l'étroite guérite en bois, mon cœur battait à se rompre. J'entendais,
+sans bien distinguer les paroles, la voix de l'aumônier en train de
+questionner le camarade à la confession duquel succèderait la mienne. Ce
+chuchotement me poignait, comme aussi le demi-jour et le silence de la
+chapelle. Ces sensations, jointes à la honte de mes péchés à dire, me
+rendaient presque insupportable le bruit de la planchette que tirait le
+prêtre. À travers la grille, je voyais son regard aigu, son profil si
+arrêté, quoique le visage fût gras et congestionné. Quelle minute
+d'angoisse à en mourir, mais aussi quelle douceur ensuite! Quelle
+impression de suprême liberté, d'intime allégeance, de faute effacée, et
+comme d'une belle page blanche offerte à ma ferveur pour la bien
+remplir! Je suis trop étranger aujourd'hui à cette foi religieuse de mes
+premières années pour m'imaginer qu'il y eût là un phénomène d'ordre
+surnaturel. Où gisait donc le principe de délivrance qui me rajeunissait
+toute l'âme? Uniquement dans le fait d'avoir dit mes fautes, jeté au
+dehors ce poids de la conscience qui nous étouffe. C'était le coup de
+bistouri qui vide l'abcès. Hélas! Je n'ai pas de confessionnal où
+m'agenouiller, plus de prière à murmurer, plus de Dieu en qui espérer!
+Il faut que je me débarrasse pourtant de ces intolérables souvenirs. La
+tragédie intime que j'ai subie pèse trop lourdement sur ma mémoire. Et
+pas un ami à qui parler, pas un écho où jeter ma plainte. Certaines
+phrases ne peuvent pas être prononcées, puisqu'elles ne doivent pas
+avoir été entendues... C'est alors que j'ai conçu l'idée, afin de
+tromper ma douleur, de me confesser ici, pour moi seul, sur un cahier de
+papier blanc,--comme je ferais au prêtre. Je jetterai là tout le détail
+de cette affreuse histoire, morceau par morceau, comme le souvenir
+viendra. Une fois cette confession finie, je verrai bien si l'angoisse
+est finie aussi. Ah! diminuée seulement!... Qu'elle soit moindre! Que je
+puisse aller et venir, avoir ma part de la jeunesse et de la vie! J'ai
+tant souffert et depuis si longtemps, et je l'aime, cette vie, malgré
+ces souffrances. Un verre de cette noire drogue, de ce laudanum que j'ai
+dans un flacon, pour les nuits où je ne dors pas, et cette lente torture
+de mes remords cesserait du coup. Mais je ne peux pas, je ne veux pas.
+L'instinct animal de durer s'agite en moi, plus fort que toutes les
+raisons morales d'en finir. Vis donc, malheureux, puisque la nature te
+fait trembler à l'image de la mort. La nature?... Et c'est aussi que je
+ne veux pas aller encore là-bas, dans cet obscur monde où l'on se
+retrouve peut-être. Non, pas cette épouvante-là. Je me suis promis de me
+posséder, et déjà je me perds. Reprenons. Voici donc mon projet: fixer
+sur ces feuilles cette image de ma destinée que je ne regarde qu'avec
+tant de trouble dans le miroir incertain de ma pensée. Je brûlerai ces
+feuilles quand elles seront couvertes de ma mauvaise écriture. Mais cela
+aura pris corps et se tiendra devant moi, comme un être. J'aurai mis de
+la lumière dans ce chaos d'atroces souvenirs qui m'affole. Je saurai où
+j'en suis de mes forces. Ici, dans cet appartement où j'ai pris la
+résolution suprême, il m'est trop aisé de me souvenir. Allons! Au fait!
+Je me donne ma parole de tout écrire.--Pauvre cœur, laisse-moi compter
+tes plaies.
+
+
+
+
+II
+
+
+Me souvenir?--J'ai l'impression d'avoir, durant des années, gravi un
+calvaire de douleur! Mais quel fut mon premier pas sur ce chemin tout
+mouillé de taches de sang? Par où prendre cette histoire du lent martyre
+dont je subis aujourd'hui les affres dernières? Je ne sais plus.--Les
+sentiments ressemblent à ces plages mangées de lagunes qui ne laissent
+pas deviner où commence, où finit la mer, vague pays, sables noyés
+d'eau, ligne incertaine et changeante d'une côte sans cesse reformée et
+déformée. Cela n'a pas de bornes et pas de contours. On dessine pourtant
+ces contrées sur la carte, et nos sentiments aussi, nous les dessinons
+après coup, par la réflexion et avec de l'analyse. Mais la réalité,
+qu'elle est flottante et mouvante! Comme elle échappe à l'étreinte!
+Énigme des énigmes que la minute exacte où une plaie s'ouvre dans le
+cœur,--une de ces plaies qui ne se sont pas refermées dans le
+mien.--Afin de tout simplifier et de ne pas sombrer dans cette
+douloureuse torpeur de la rêverie qui m'envahit comme un opium,
+attaquons cette histoire par les événements. Marquons du moins le fait
+précis qui fut la cause première et déterminante de tout le reste: cette
+mort de mon père, si tragique et si mystérieuse. Essayons de retrouver
+la sorte d'émotion qui me terrassa, dès lors, sans y rien mêler de ce
+que j'ai compris et senti depuis...
+
+J'avais neuf ans. C'était en 1864, au mois de juin, par une brûlante et
+claire fin d'après-midi. Comme d'ordinaire, je travaillais dans ma
+chambre, au retour du lycée Bonaparte, toutes persiennes closes. Nous
+habitions rue Tronchet, auprès de la Madeleine, dans la septième maison
+à gauche, en venant de l'église. On accédait à cette petite pièce,
+coquettement meublée et toute bleue, où j'ai passé les dernières
+journées complètement heureuses de ma vie, par trois marches cirées sur
+lesquelles j'ai buté bien souvent. Tout se précise: j'étais vêtu d'un
+grand sarreau noir, et, assis à ma table, je recopiais les temps d'un
+verbe latin sur une copie réglée à l'avance et divisée en plusieurs
+compartiments... J'entendis soudain un grand cri, puis des voix
+affolées, puis des pas rapides le long du couloir contre lequel donnait
+la porte de ma chambre. D'instinct, je me précipitai vers cette porte,
+et, dans le corridor, je me heurtai à un valet de chambre qui courait,
+tout pâle, une pile de linge à la main,--j'en compris l'usage
+ensuite.--Je n'eus pas à questionner cet homme. Il m'eut à peine vu
+qu'il s'écria comme malgré lui:
+
+--Ah! Monsieur André, quel affreux malheur!...
+
+Puis, épouvanté de ses paroles et reprenant son esprit:
+
+--Rentrez dans votre chambre, rentrez vite...
+
+Avant que j'eusse pu répondre, il me saisissait dans ses bras, me jetait
+plutôt qu'il ne me déposait sur les marches de mon escalier, refermait
+la porte à double tour, et je l'entendais s'éloigner en toute hâte.
+
+--Non, m'écriai-je en me précipitant sur la porte; dites-moi tout, je
+veux tout savoir...
+
+Pas de réponse. Je pesai sur la serrure, je frappai le battant de mes
+poings, je m'arcboutai contre le bois avec mon épaule. Vaines colères!
+Et, m'asseyant sur la seconde marche, j'écoutai, fou d'inquiétude, aller
+et venir dans le couloir les gens qui savaient, eux, «l'affreux
+malheur»,--mais que savaient-ils? Tout enfant que je fusse, je me
+rendais compte de la terrible signification que le cri du domestique
+portait avec lui, dans les circonstances actuelles. Il y avait deux
+jours que mon père était sorti, suivant son habitude, après le déjeuner,
+pour se rendre à son cabinet d'affaires, installé depuis quatre ans rue
+de la Victoire. Il avait été soucieux durant le repas, mais, depuis des
+mois, son humeur, si gaie jadis, s'était assombrie. Au moment de cette
+sortie, nous étions à table, ma mère, moi-même et un des familiers de
+notre maison, un M. Jacques Termonde, que mon père avait connu à l'École
+de Droit. Mon père s'était levé avant la fin du repas, après avoir
+regardé la pendule et demandé l'heure exacte.
+
+--Voyons, Cornélis, vous êtes si pressé? avait dit Termonde.
+
+--Oui, avait répondu mon père, j'ai rendez-vous avec un client qui se
+trouve souffrant... un étranger... Je dois passer à son hôtel pour y
+prendre des pièces importantes... Un singulier homme et que je ne suis
+pas fâché de voir de plus près... J'ai fait pour lui quelques démarches,
+et je suis presque tenté de les regretter.
+
+Et depuis lors, aucune nouvelle. Le soir de ce jour, quand le dîner,
+reculé de quart d'heure en quart d'heure, eut eu lieu sans que mon père
+rentrât, lui, si méticuleux, si ponctuel, ma mère commença de montrer
+une inquiétude qui ne fit que grandir, et qu'elle put d'autant moins me
+cacher que les dernières phrases de l'absent vibraient encore dans mes
+oreilles. C'était chose si rare qu'il parlât ainsi de ses occupations!
+La nuit passa, puis une matinée, puis une après-midi. La soirée revint.
+Ma mère et moi, nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, assis à la table
+carrée où le couvert, tout dressé devant la chaise vide, donnait comme
+un corps à notre épouvante. M. Jacques Termonde, qu'elle avait prévenu
+par une lettre, était arrivé après le repas. On m'avait renvoyé tout de
+suite, mais non sans que j'eusse eu le temps de remarquer
+l'extraordinaire éclat des yeux de cet homme,--des yeux bleus qui
+d'habitude luisaient froidement dans ce visage fin, encadré de cheveux
+blonds et d'une barbe presque pâle. Les enfants ramassent ainsi de menus
+détails, aussitôt effacés, mais qui réapparaissent plus tard, au
+contact de la vie, comme certaines encres invisibles se montrent sur le
+papier à l'approche du feu. Tandis que j'insistais pour rester,
+machinalement j'observai avec quelle agitation ses belles mains, qu'il
+tenait derrière son dos, tournaient et retournaient une canne de jonc,
+objet de mes plus secrètes envies. Si je n'avais pas tant admiré cette
+canne, et le combat de centaures, travail de la Renaissance, qui se
+tordait sur le pommeau d'argent, ce signe d'extrême trouble m'eût
+échappé. Mais comment M. Termonde n'eût-il pas été saisi de la
+disparition de son meilleur ami? Sa voix cependant était calme, cette
+voix si douce qui veloutait chacune de ses phrases, et il disait:
+
+--Demain, je ferai toutes les recherches, si Cornélis n'est pas
+revenu... mais il reviendra... Tout s'expliquera après coup... Qu'il
+soit parti pour l'affaire dont il vous parlait, confiant une lettre à un
+commissionnaire, et que cette lettre n'ait pas été remise....
+
+--Ah! disait ma mère, vous croyez que c'est possible?...
+
+Que j'ai souvent évoqué ce dialogue dans mes mauvaises heures, et revu
+la pièce où il se prononçait,--un étroit salon qu'affectionnait ma
+mère, tout garni d'étoffes à longues raies rouges et blanches, jaunes et
+noires, que mon père avait rapportées d'un voyage au Maroc, et je la
+revoyais, elle aussi, ma mère, avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns,
+sa bouche tremblante. Elle était blanche comme la robe d'été qu'elle
+portait ce soir-là. M. Termonde était, lui, en redingote ajustée,
+élégant et svelte. Que cela me fait sourire lorsqu'on parle des
+pressentiments! Je m'en allai tout rassuré de ce qu'il avait dit. Je
+l'admirais d'une manière si enfantine, et, jusque-là, il ne représentait
+pour moi que des gâteries. J'avais donc assisté aux deux classes du
+lycée, le cœur sinon tranquille, au moins plus apaisé... Mais, tandis
+que j'étais assis sur les marches de mon petit escalier, toutes mes
+inquiétudes avaient recommencé. De temps à autre, je frappais de nouveau
+sur la porte, j'appelais. On ne me répondait pas, jusqu'au moment où la
+bonne qui m'avait élevé entra dans ma chambre.
+
+--Mon père? m'écriais-je, où est mon père?
+
+--Pauvre! pauvre!... fit la vieille femme en me prenant dans ses bras.
+
+On l'avait chargée de m'annoncer l'atroce nouvelle. Les forces lui
+manquaient. Je m'échappai d'elle et courus dans le couloir. J'enfilai
+deux pièces vides et j'arrivai dans la chambre à coucher de mon père,
+avant qu'on pût m'arrêter. Ah! sur le lit, ce corps dont le drap moulait
+la rigidité, sur l'oreiller cette face exsangue, immobile, avec ses yeux
+fixes et grands ouverts, comme de quelqu'un à qui l'on n'a pas fermé les
+paupières, cette mentonnière blanche et cette serviette autour du front,
+et, au pied, agenouillée, écrasée de douleur, une femme encore vêtue de
+couleurs gaies... c'était mon père et c'était ma mère! Je me jetai sur
+elle comme un insensé. «Mon fils, mon André!» dit-elle en m'étreignant
+avec passion. Il y avait dans ce cri une si ardente douleur, une si
+frénétique tendresse dans cet embrassement, son cœur était si gros de
+larmes dans cette minute, que j'ai encore chaud jusqu'au fond de l'âme,
+lorsque j'y pense. Puis, tout de suite, elle m'emporta hors de la
+chambre, pour que je ne visse plus le spectacle horrible. Ses forces
+étaient décuplées par l'exaltation. «Dieu me punit! Dieu me punit!...»
+répétait-elle sans prendre garde aux paroles qu'elle prononçait.--Elle
+avait toujours eu des moments de piété mystique.--Et elle couvrait mon
+visage, mon cou, mes cheveux, de baisers et de larmes.--Pour la
+sincérité de ces larmes à cette seconde, que toutes nos souffrances,
+celles du mort et les miennes, te soient, pauvre mère, pardonnées!
+Vois-tu, même aux plus noires heures, et quand le fantôme était là, qui
+m'appelait, du moins ta douleur d'alors a plaidé pour toi plus haut que
+sa plainte. J'ai pu croire en toi toujours, malgré tout, à cause des
+baisers de cette seconde. Oui, ces larmes et ces baisers ne cachèrent
+pas une arrière-pensée. Ton cœur tout entier se révolta contre la
+terrible aventure qui me privait de mon père. J'en jure par nos sanglots
+unis de cette seconde, tu n'étais pour rien dans l'affreux complot. Ah!
+pardonne-moi d'avoir, encore aujourd'hui, besoin de m'affirmer cela, de
+redoubler cette évidence. Si tu savais comme on a soif et faim de
+certitude, quelquefois,--jusqu'à l'agonie.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quand je demandai à ma mère, à ce moment-là, un récit de l'affreux
+événement, elle me dit que mon père avait été frappé d'une attaque dans
+une voiture, et, comme il n'avait point de papiers sur lui, on était
+demeuré deux jours sans le reconnaître. Les grandes personnes croient
+trop volontiers qu'il est également aisé de mentir à tous les enfants.
+J'étais de ceux qui travaillent longuement en pensée sur les discours
+qu'on leur tient. À force de mettre ensemble une masse de petits faits,
+j'arrivai bien vite à voir que je ne savais pas toute la vérité. Si mon
+père était mort comme on me l'avait raconté, pourquoi le valet de
+chambre m'avait-il demandé, un jour qu'il me ramenait chez nous, «ce
+que l'on m'avait dit»? Et pourquoi cet homme avait-il ensuite gardé le
+silence, lui si loquace d'ordinaire? Ce même silence, pourquoi le
+sentais-je flotter autour de moi, s'abattre sur toutes les bouches,
+dormir dans tous les regards? Pourquoi changeait-on sans cesse de sujet
+de conversation, lorsque j'approchais? Je le devinais à tant de menus
+signes! Pourquoi ne laissait-on plus traîner un seul journal, tandis
+que, du vivant de mon père, les trois feuilles auxquelles nous étions
+abonnés se trouvaient toujours sur la table du salon? Pourquoi surtout,
+lorsque je rentrai au collège, dans les premiers jours d'octobre, près
+de quatre mois après ce malheur, les yeux de mes camarades et même ceux
+des maîtres se fixèrent-ils sur moi si curieusement? Ce fut, hélas!
+cette curiosité qui me révéla toute l'étendue de la catastrophe. Il n'y
+avait pas deux semaines que les cours avaient recommencé. Je me
+trouvais, un matin, à jouer avec deux nouveaux; je me souviens de leurs
+noms: Rastouaix et Servoin. Je revois leurs visages, la grosse face
+bouffie du premier et la mine chafouine du second. C'était dans le quart
+d'heure de récréation que nous prenions, quoique externes, à
+l'intérieur, entre la classe de latin et celle d'anglais. Les deux
+enfants m'avaient retenu, depuis la veille, pour une partie de billes,
+et voici qu'à la fin de cette partie, s'approchant de moi,
+s'encourageant du regard, ils me demandent, comme cela, sans
+préparatifs:
+
+--Est-ce que c'est vrai qu'on vient d'arrêter l'assassin de ton père?...
+
+--Et qu'on va le guillotiner?...
+
+Après seize ans, je ne peux pas me rappeler sans horreur la sorte de
+battement de cœur qui me saisit à ces deux questions. Je dus devenir
+affreusement pâle, car les deux étourdis qui m'avaient porté ce coup
+avec la légèreté de leur âge,--de notre âge,--restèrent là tout
+décontenancés. Une colère aveugle s'emparait de moi qui me poussait à
+leur ordonner de se taire et à me jeter sur eux à poings fermés, s'ils
+continuaient; une curiosité folle, en même temps;--si c'était là
+l'explication de ce silence dont je me sentais enveloppé?--une timidité
+aussi, la peur de l'inconnu. Et un flot de sang me monta au visage,
+tandis que je balbutiais:
+
+--Je ne sais pas.
+
+Le tambour qui appelait les élèves en classe nous sépara. Quelle
+journée je passai, perdu d'angoisse, à prendre et à reprendre les deux
+phrases qui m'avaient bouleversé! Il eût été naturel que je
+questionnasse ma mère, mais le fait est que je me sentis incapable de
+lui répéter ce que mes deux bourreaux inconscients m'avaient dit. Chose
+étrange! Dès cette époque, cette femme que j'aimais pourtant de tout mon
+cœur exerçait sur moi une influence paralysante. Elle était si belle
+dans sa pâleur, si royalement belle et fière! Non, je n'aurais jamais
+osé lui montrer le doute irrésistible que deux simples demandes
+d'écoliers avaient soulevé en moi, et instinctivement, sur le récit
+qu'elle m'avait fait. Mais comme j'aurais étouffé de silence, je pris le
+parti de m'adresser à Julie, la bonne qui m'avait élevé. C'était une
+vieille fille de cinquante ans, petite, avec une face plate et ridée
+comme une pomme trop mûre. Que de bonté dans ses yeux noirs, et sur
+toute cette face, quoique ses lèvres un peu rentrées, à cause de la
+chute de ses dents de devant, lui donnassent une bouche de sorcière!
+Elle avait pleuré mon père auprès de moi, l'ayant servi autrefois, bien
+avant son mariage. On la gardait pour mon service particulier et de
+menus ouvrages, à côté de la femme de chambre, de la cuisinière et du
+domestique mâle. C'était elle qui me couchait le soir, bordant mon lit,
+me faisant dire mes prières et me confessant de mes petites peines. «Ah,
+les mauvais!... s'écria-t-elle naïvement quand je lui eus ouvert mon
+cœur et répété les phrases qui m'avaient tant remué, mais quoi? On ne
+pouvait pas te le cacher toujours...» Et ce fut elle qui dans ma
+chambrette de petit garçon, à voix basse, et tandis que je sanglotais
+dans mon lit étroit,--oui, ce fut elle qui me raconta la vérité. Du
+moins elle en souffrait autant que moi, et sa vieille main sèche de
+travailleuse aux doigts piqués par l'aiguille était bien douce aux
+boucles de mes cheveux, qu'elle caressait tout en parlant.
+
+Cette lugubre histoire, et qui mit le poids de son mystère impénétrable
+sur toute ma jeunesse,--je l'ai retrouvée écrite dans les journaux de
+l'époque, mais pas plus nette qu'elle ne sortit de la bouche fanée de ma
+vieille bonne. La voici, dans l'aridité de ses détails, telle que je
+l'ai tournée et retournée, des jours et des jours, avec la stérile
+espérance d'éclairer d'un rayon ce mystère. Mon père, avocat distingué,
+avait depuis quelques années quitté la Cour, et acheté, dans l'intention
+d'arriver plus vite à la grande fortune, un important cabinet
+d'affaires. Quelques relations officielles, une probité scrupuleuse, une
+entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de
+travail lui avaient assuré bien vite une place à part. Il occupait dix
+secrétaires, et le million et demi, dont nous héritâmes, ma mère et moi,
+n'était que le commencement d'une richesse qu'il voulait considérable,
+un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont
+il était follement épris. Les notes et les lettres trouvées dans ses
+papiers attestèrent qu'il était, à l'époque de sa mort, en
+correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou
+soi-disant tel, chargé par la maison Crawford de San-Francisco,
+d'obtenir du gouvernement français une concession de chemin de fer dans
+la Cochinchine, alors tout récemment conquise. C'était à un rendez-vous
+avec ce Rochdale que mon père allait en nous quittant, après avoir
+déjeuné avec ma mère, M. Termonde et moi-même. Cela, l'instruction n'eut
+aucune peine à l'établir. Le lieu de ce rendez-vous était l'hôtel
+Impérial,--un grand bâtiment à longue façade, situé rue de Rivoli, pas
+très loin du ministère de la marine. Les incendies de la Commune ont
+détruit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance,
+j'ai demandé à ma bonne de passer là, pour regarder, avec une émotion
+poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la
+plaque de marbre noir incrustée de lettres d'or, l'entrée de cette
+funeste demeure vers laquelle ce pauvre père s'acheminait, tandis que ma
+mère causait avec M. Termonde et que je jouais auprès d'eux! Mon père
+nous avait quittés à midi un quart et il avait dû aller à pied en un
+quart d'heure, car le concierge de l'hôtel, après avoir vu le cadavre,
+le reconnut et se rappela que mon père lui avait demandé le numéro des
+chambres occupées par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet
+étranger était arrivé de la veille, et, après quelque hésitation, il
+s'était décidé pour un appartement au second étage, composé d'une
+chambre à coucher et d'un salon, le tout séparé du couloir par une
+petite pièce. Il n'était pas sorti depuis ce moment, et il avait pris
+dans son salon le dîner du soir, puis le déjeuner du lendemain. Le
+concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce même Rochdale
+était descendu, seul; mais, habitué aux continuelles allées et venues,
+cet homme n'avait même pas songé à se demander si le visiteur de midi
+et demi était ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son
+appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on fît
+attendre en haut. Il était parti ainsi, de son pas tranquille, une
+serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.
+
+La journée se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entrèrent dans
+l'appartement de l'étranger pour préparer le lit. Elles traversèrent le
+salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, composés
+d'une grande malle très fatiguée et d'un petit nécessaire tout neuf,
+étaient là, ainsi que les objets de toilette disposés sur la commode. Le
+lendemain matin, vers midi, les mêmes servantes entrèrent, et, trouvant
+que le voyageur avait découché, elles ne se donnèrent pas d'autre peine
+que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le même manège se
+répéta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes,
+étant entrée dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes
+choses intactes, s'en étonna, fureta un peu et découvrit sous le canapé
+un corps couché tout du long, la tête enveloppée de serviettes. Au cri
+qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon
+père,--c'était lui, hélas!--fut tiré de la cachette où l'assassin
+l'avait placé. Il ne fut pas malaisé de reconstituer la scène du
+meurtre. Un trou à la nuque indiquait assez que le malheureux avait été
+tué par derrière, presque à bout portant, sans doute quand il était
+assis à la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas
+été entendu, en raison de cette proximité même d'une part, puis à cause
+du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isolé derrière son
+antichambre. D'ailleurs les précautions prises par le meurtrier
+permettaient de croire qu'il s'était muni d'armes assez soigneusement
+choisies pour que la détonation fût très légère. La balle avait touché
+la moelle allongée, et la mort avait dû être foudroyante. L'assassin
+avait préparé les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il
+enveloppa aussitôt le visage et le cou de sa victime, afin d'éviter
+toute trace de sang. Il s'était essuyé les mains à une serviette
+semblable et il avait employé pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida
+ensuite à nouveau dans cette même carafe qu'on retrouva cachée sous le
+tablier baissé de la cheminée. Était-ce un vol ou une simulation de vol?
+Mon père n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni
+aucun papier propre à reconnaître son identité, qu'une indication
+fortuite découvrit cependant aussitôt. Il portait à l'intérieur de la
+poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise là par son
+tailleur, avec le numéro de la fourniture et l'adresse de la maison d'où
+venait le vêtement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'après-midi
+qui suivit la triste découverte, et après les constatations légales, le
+corps put être déposé chez nous.
+
+Et l'assassin? Les seules données offertes à la justice furent bien vite
+épuisées. On ouvrit la malle laissée par ce mystérieux Rochdale,--mais
+ce n'était certainement pas son nom;--elle était remplie d'objets
+achetés au hasard, comme la malle elle-même, chez un marchand de
+bric-à-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement très
+différent de celui qu'avait fourni le concierge de l'hôtel Impérial, car
+il dépeignit le prétendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe,
+tandis que le concierge le décrivait comme un homme très brun, très
+barbu, et très basané. On retrouva aussi le fiacre qui avait chargé la
+malle aussitôt achetée, et la déposition du cocher fut identique à celle
+du marchand de bric-à-brac. L'assassin s'était fait conduire par ce
+fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, où il avait acheté
+un nécessaire, puis dans un magasin de blanc, où il s'était procuré les
+serviettes, puis à la gare de Lyon, où il avait déposé la malle et le
+nécessaire à la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois
+semaines plus tard l'avait amené de la gare à l'hôtel Impérial, et le
+signalement donné par ce second cocher se trouva être le même que celui
+de la déposition du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de
+ces trois semaines l'assassin s'était grimé,--car les témoignages
+concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les manières et la
+carrure.--Cette hypothèse fut confirmée par un coiffeur du nom de
+Jullien, lequel vint raconter de lui-même ce singulier détail: un
+personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large
+d'épaules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher
+décrivaient Rochdale, était venu, le mois précédent, à sa boutique,
+commander une perruque et une barbe assez bien exécutées pour qu'on ne
+pût le reconnaître. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soirée
+costumée. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une
+barbe noires; il se munit de tous les ingrédients nécessaires pour se
+grimer en Américain du Sud, il acheta du Khôl pour se noircir les
+paupières, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer
+son teint. Le maquillage lui réussit assez bien pour qu'il pût revenir
+chez Jullien sans que ce dernier le reconnût. Le coiffeur avait été trop
+étonné de cette perfection dans le déguisement, et aussi de l'étrangeté
+de ce bal masqué donné en plein été, pour que son attention ne fût pas
+attirée lors des articles des journaux sur le mystère de l'hôtel
+Impérial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette révélation
+rendait plus difficile encore la tâche des magistrats en démontrant
+quelles précautions avait multipliées l'inconnu. On découvrit chez mon
+père deux lettres signées Rochdale, datées de Londres, mais sans leurs
+enveloppes, et toutes deux écrites d'une écriture renversée, que les
+experts jugèrent simulée. Il avait dû remettre quelque mémoire
+justificatif. Peut-être mon père le portait-il dans la serviette que
+l'assassin avait prise aussitôt son crime accompli. La maison Crawford
+de San-Francisco existait réellement, mais elle n'avait jamais formé le
+projet d'une entreprise de voie ferrée en Cochinchine. On était en
+présence d'un de ces problèmes criminels qui défient l'imagination. Ce
+n'était probablement pas pour voler que l'assassin avait multiplié à ce
+degré les habiletés de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires
+dans un piège combiné avec cette perfection, pour lui dérober quelques
+billets de mille francs et une montre. Était-ce une vengeance? On
+fouilla dans la vie privée de mon père, et l'on découvrit qu'il avait eu
+quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et
+de son temps. Il avait été lié autrefois avec une femme mariée, mais
+cette intrigue était rompue depuis longtemps, et, si le mari l'avait
+jamais soupçonnée, pourquoi aurait-il attendu, avant de s'en venger, que
+cette relation fût brisée? D'ailleurs cet homme, vieux de cinquante-cinq
+ans à cette époque, engagé dans de grandes entreprises industrielles,
+n'avait pas un caractère à pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et
+son signalement de Parisien chétif ne correspondait en rien à celui du
+faux Rochdale. Était-il admissible que sa femme eût voulu se venger,
+elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le délire
+de mes premières recherches, plus tard, j'en suis venu à rêver cela.
+J'ai tenu à la connaître. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et
+un fils plus âgé que moi,--qui sait? peut-être mon frère? L'étrange
+impression que je ressentis à songer que mon père avait aimé cette femme
+qui me regardait avec des yeux où elle ne savait pas que je cherchais
+une inquiétude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeurés la
+seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond,
+quelque chose de si doux et de si triste, une telle pitié mélangée à
+tant de souvenirs que j'eus honte de mes soupçons comme d'une infamie.
+
+La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce
+soupçon comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination
+de ses représentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, à
+la réalité de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas être
+contestée, non plus que sa présence à l'hôtel Impérial depuis les sept
+heures du soir la veille jusqu'à deux heures de l'après-midi le
+lendemain; et puis il s'était évanoui, comme un être fantastique, sans
+qu'une seule trace en demeurât,--une seule. Cet homme était venu,
+d'autres hommes lui avaient parlé. On savait où il avait passé la nuit
+et la matinée d'avant le crime. Il avait accompli son œuvre de meurtre,
+et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis,
+lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs à
+elle, j'ai trouvé que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en
+avaient parlé chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des
+colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre énigme s'était
+effacé de la mémoire des lecteurs, comme le souci de cette enquête de la
+pensée des limiers de police. La vie avait continué, roulant cette épave
+dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment
+oublier jamais le récit de la vieille femme, qui avait rempli d'une
+tragique épouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir
+toujours et toujours la face pâle de l'assassiné, ses yeux ouverts, sa
+bouche fermée par une mentonnière, le linge noué de son front? Comment
+ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.--Pauvre mort!...--Lorsque je
+lus l'_Hamlet_ de Shakespeare pour la première fois, avec cette avidité
+passionnante que donne à l'esprit une analogie entre la situation morale
+étudiée dans une œuvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me
+souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fantôme de mon
+père était venu me raconter, à moi, avec ses lèvres sans souffle, le
+drame qui l'avait tué, aurais-je hésité une minute? Non! m'écriais-je;
+et puis j'ai tout su, et puis j'ai hésité, comme lui, moins que lui
+pourtant, à oser l'action terrible.--Silence! Silence!... Revenons
+encore aux faits.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Les faits qui suivirent? Je me les rappelle à peine. Ils furent si
+petits, si médiocres, entre cette première vision d'épouvante et la
+vision de tristesse qui lui succéda deux années plus tard. En 1864, mon
+père mourait. En 1866, ma mère épousait M. Jacques Termonde. Dans
+l'intervalle de ces deux dates se place une période qui n'est pourtant
+pas abolie de mon souvenir, car c'est la seule où ma mère se soit
+occupée de moi avec une attention suivie. Avant la date fatale, c'était
+mon père, et, plus tard, ce ne fut personne. Nous avions quitté notre
+appartement de la rue Tronchet, qui nous rappelait trop le sinistre
+drame, et nous nous installâmes dans un petit hôtel du boulevard de
+Latour-Maubourg, qui avait appartenu à un peintre amateur. Un mince
+jardin l'entourait, qui semblait plus grand parce que d'autres jardins
+verdoyaient derrière son mur d'enclos. Cet hôtel renfermait une espèce
+de hall qui avait été l'atelier du précédent propriétaire, et dont ma
+mère fit presque tout de suite sa pièce d'habitation. Il y avait en
+elle, je le comprends aujourd'hui à distance, quelque chose d'irréel et
+d'un peu théâtral, mais si naïvement, qui la poussait à exagérer
+l'expression visible de tous les sentiments qu'elle éprouvait. Tandis
+qu'elle s'occupait à étudier avec une enfantine coquetterie les
+attitudes propres à traduire son émotion, elle laissait cette émotion
+elle-même s'en aller de son cœur. C'est ainsi que, dans l'exil
+volontaire où elle voulut se cloîtrer après son malheur, ne recevant
+plus qu'un petit nombre d'amis dont était M. Jacques Termonde, elle
+recommença bien vite de se parer et de parer toutes choses autour
+d'elle, avec le goût délicat et subtil qui lui était inné. C'était une
+femme d'une beauté singulière, mince et pâle, avec des cheveux si longs
+qu'ils tombaient réellement jusqu'à terre quand elle les peignait devant
+moi le matin. Devait-elle cette beauté originale de son fin profil, de
+ses yeux si doux et de sa fragile personne aux gouttes du sang grec qui
+coulaient dans ses veines? Son aïeul maternel était un M. Votronto, venu
+du Levant à Marseille, lors de l'annexion des îles Ioniennes à la
+France. Toujours est-il que souvent depuis j'ai pensé au contraste
+étrange de cette beauté si rare et si menue avec la solide et lourde
+carrure de mon père, et avec la mienne propre. Qui peut dire que ce ne
+fut pas là une grande cause à tant de malentendus irréparables? Mais, à
+cette époque, je ne raisonnais pas. Je subissais le charme de cet être
+gracieux qui me disait: «mon fils». Quand elle était assise à son piano
+dans cet asile élégant qu'elle s'était organisé parmi les étoffes
+drapées, les plantes vertes et tout un petit décor si à elle, je la
+contemplais avec une idolâtrie infinie. À cause d'elle, je m'efforçais,
+malgré ma maladresse native, de me garder bien propre dans les costumes
+de plus en plus composés qu'elle me faisait porter, et de plus en plus
+aussi la terrible image de l'assassiné s'effaçait de cet
+intérieur,--dont toute la délicatesse était cependant payée par la
+fortune que nous avait laissée son travail à lui. La vie moderne
+comporte si peu le drame sanglant, les rudes sauvageries du meurtre et
+de la passion, que les scènes tragiques auxquelles une famille a pu
+assister semblent bien vite, aux personnes mêmes de cette famille, une
+espèce de songe, un cauchemar dont il est impossible de douter et auquel
+on ne croit pourtant pas entièrement.
+
+Oui, la vie avait repris son cours presque normal quand le second
+mariage de ma mère me fut annoncé. Je me souviens, cette fois, avec une
+précision minutieuse, non seulement de l'époque, mais du jour et de
+l'heure. Je me trouvais en vacances chez mon unique tante, une sœur de
+mon père, vieille demoiselle de quarante-cinq ans, qui habitait
+Compiègne. Elle vivait là, dans une maison située à l'extrémité de la
+ville, avec trois domestiques, parmi lesquels était ma bonne Julie, dont
+le caractère ne convenait pas à maman. Ma tante Louise était petite,
+avec un air d'une personne de province;--à peine si elle consentait à
+visiter Paris pour quarante-huit heures, quand vivait mon père. Elle
+portait presque toujours une robe de soie noire faite à la maison, avec
+une ligne de blanc au cou et aux poignets, et autour du cou aussi une
+vieille chaîne d'or, très longue, qui passait sous son corsage et
+ressortait à sa ceinture avec sa montre et des breloques anciennes.
+Quand elle n'avait pas son bonnet à rubans, noirs comme sa robe, ses
+cheveux grisonnants montraient leurs bandeaux et encadraient un front et
+des yeux d'une telle expression de douceur, que la pauvre femme plaisait
+tout de suite, malgré son nez un peu fort, ses lèvres trop larges et son
+menton trop long. Elle avait élevé mon père ici même, dans cette petite
+ville de Compiègne. Elle lui avait donné de sa fortune ce qu'elle avait
+pu distraire des besoins si simples de sa vie. Quand il avait voulu
+épouser Mlle de Slane, c'était le nom de jeune fille de maman, elle
+l'avait doté pour que la famille où il voulait entrer s'ouvrît plus
+aisément devant lui. Combien elle avait souffert depuis deux ans, le
+contraste entre le portrait que j'avais d'elle dans mon album d'enfant
+et de son visage actuel le disait assez. Ses cheveux avaient beaucoup
+blanchi, les rides qui vont des narines aux coins des lèvres s'étaient
+creusées, ses paupières s'étaient comme flétries. Et cependant elle ne
+s'était livrée à aucune démonstration. À mon regard de petit garçon
+observateur, l'antithèse entre le caractère de ma mère et celui de ma
+tante se précisait dans la différence de leurs douleurs. Alors j'avais
+de la peine à comprendre la réserve de la vieille fille dont je ne
+pouvais cependant pas suspecter la tendresse. Aujourd'hui, c'est pour
+l'autre sorte de nature que je suis injuste. Ma mère aussi avait l'âme
+tendre, si tendre qu'elle ne s'était pas sentie capable de me révéler sa
+vie nouvelle, et c'était ma tante qui s'en chargeait. Elle n'avait pas
+voulu assister au mariage, et M. Termonde avait préféré, je l'ai su
+depuis, que je n'y assistasse point, afin sans doute d'épargner la
+sensibilité de celle qui devenait sa femme. Mon Dieu! comme ma tante
+Louise, malgré sa surveillance d'elle-même, avait des larmes au bord de
+ses yeux bruns lorsqu'elle m'emmena dans le fond du jardin, où mon père
+avait joué, enfant comme moi. Les teintes dorées du mois de septembre
+commençaient à s'étendre sur le feuillage des arbres. Le berceau sous
+lequel nous nous assîmes était garni d'une vigne dont les raisins, déjà
+presque blonds, attiraient un vol bourdonnant de guêpes. Ma tante prit
+mes deux mains dans les siennes et commença:
+
+--André, j'ai à te faire part d'une grande nouvelle.
+
+Je la regardai avec anxiété. De la secousse que m'avait infligée
+l'affreux événement, il me restait une sorte de susceptibilité
+nerveuse. Pour la moindre surprise, mon cœur battait à me faire mal.
+
+--Ta mère se remarie, dit simplement la vieille fille, à laquelle mon
+trouble ne put échapper.
+
+Chose étrange, cette phrase ne me causa pas tout de suite l'impression
+que mon regard de tout à l'heure aurait fait prévoir. À l'accent de ma
+tante, j'avais pensé qu'elle allait m'apprendre une maladie de maman ou
+sa mort. Mon imagination frappée avait de ces peurs. Ce fut donc avec un
+certain calme que je répondis:
+
+--Avec qui?
+
+--Tu ne devines pas? demanda ma tante.
+
+--Avec M. Termonde? fis-je brusquement.
+
+Encore aujourd'hui, je ne me rends pas compte des raisons qui me
+poussèrent ce nom aux lèvres, comme cela, tout de suite. Sans doute M.
+Termonde était venu souvent chez nous depuis le veuvage de ma mère. Mais
+n'y venait-il pas autant, sinon davantage, avant que ma mère ne fût
+veuve? Ne s'était-il pas occupé du détail de nos affaires avec une
+fidélité que je comprenais dès lors être bien rare? Et pourquoi la
+nouvelle de son mariage avec ma mère m'apparaissait-elle tout d'un coup
+comme plus triste que si elle eût épousé n'importe quel autre? C'est la
+sensation contraire qui aurait dû se produire, semblait-il. Je
+connaissais cet homme depuis si longtemps. Il m'avait beaucoup gâté
+autrefois, et il me gâtait encore. Mes plus beaux jouets m'étaient venus
+de lui, et mes plus beaux livres,--un merveilleux cheval de bois quand
+j'avais sept ans, qui marchait avec une mécanique; avais-je assez amusé
+mon pauvre père en lui disant de ce cheval qu'il était «deux fois pur
+sang»?--le _Don Quichotte_, de Gustave Doré, cette année même, et sans
+cesse quelque nouveau cadeau. Et cependant, je ne me sentais plus en sa
+présence le cœur ouvert comme jadis. Quand ce malaise avait-il commencé?
+Je n'aurais pu le dire; mais je le trouvais trop souvent entre ma mère
+et moi. J'en étais jaloux, pour tout avouer, de cette jalousie
+inconsciente des enfants, qui me faisait, quand il était dans la
+chambre, prodiguer les caresses à maman pour mieux lui montrer qu'elle
+était ma mère et qu'elle ne lui était rien, à lui. Avait-il reconnu ce
+sentiment?... Qui sait? L'avait-il partagé? Toujours est-il que je
+trouvais maintenant dans son regard, malgré sa voix toujours flatteuse
+et ses manières toujours polies, une antipathie pareille à la mienne. À
+l'âge que j'avais, l'instinct ne se trompe guère sur ces impressions-là.
+C'était bien de quoi expliquer le petit frisson qui me saisit à
+prononcer son nom. Mais, à ce frisson et au cri que j'avais jeté, je vis
+ma tante tressaillir.
+
+--Avec M. Termonde, fit-elle, oui, c'est vrai; mais pourquoi as-tu pensé
+à lui tout de suite?... Et, me regardant jusqu'au fond des yeux, elle me
+dit, à voix basse, comme si elle avait eu honte de poser une question
+semblable à un enfant:
+
+--Que sais-tu?
+
+À ces mots, et sans autre motif qu'une espèce d'énervement presque
+maladif auquel j'étais en proie depuis la mort de mon père, je me mis à
+fondre en larmes.--Des crises pareilles me prenaient quelquefois, tout
+seul, enfermé dans ma chambre, le verrou tiré, victime d'une angoisse
+dont je ne pouvais pas triompher, et comme à l'approche d'un danger. Je
+prévoyais d'avance les pires accidents: par exemple, que ma mère allait
+être assassinée comme mon père, et moi ensuite, et j'épiais sous tous
+les meubles. Quand je me promenais avec un domestique, il m'arrivait de
+me demander si cet homme n'était pas complice du mystérieux criminel et
+chargé de me conduire à lui, ou tout au moins de me perdre. Mon
+imagination, trop excitée, me dominait. Je me voyais échappant au
+complot, et, pour mieux m'y dérober, gagnant Compiègne. Aurais-je assez
+d'argent? Et je me disais qu'il serait possible de vendre ma montre à un
+vieil horloger que je regardais, en allant au lycée, travailler, sa
+loupe contre son œil droit, derrière la vitre d'une petite échoppe.
+Triste puissance de prévoir le pire qui m'a ainsi empoisonné tant
+d'heures inoffensives de mon enfance!--C'était elle encore qui me
+faisait à ce moment, et sous la tonnelle de ce jardin d'automne, éclater
+en sanglots tandis que ma tante me demandait de lui dire ce que j'avais
+sur le cœur contre M. Termonde. Le plus douloureux de mes griefs
+d'alors, je le lui contai, la tête appuyée contre son épaule, et ce
+grief résumait tous les autres. Il y avait de cela deux mois à peine. Je
+revenais du collège, vers les cinq heures, contre l'habitude
+parfaitement gai. Le professeur, comme il arrivait dans les dernières
+classes de l'année, nous avait fait une lecture divertissante, et
+j'avais reçu de sa bouche, à la sortie, des compliments sur mes
+compositions de prix. Quelle bonne nouvelle à rapporter chez nous et
+qui me vaudrait un baiser plus tendre! Je me précipitai, aussitôt mes
+cahiers déposés et mes mains lavées sagement, vers le petit salon où se
+tenait ma mère. J'entrai sans frapper, avec tant de vivacité qu'elle
+poussa un léger cri lorsque je m'élançai vers elle pour l'embrasser.
+Elle était debout contre la cheminée, toute pâle, et M. Termonde auprès
+d'elle, debout aussi, qui me saisit par le bras, pour m'écarter.
+
+--Ah! disait ma mère, que tu m'as fait peur!...
+
+--Est-ce que c'est une manière d'entrer dans un salon? reprit, de son
+côté, M. Termonde.
+
+Sa voix s'était faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il
+m'avait serré assez fort pour que, le soir, j'eusse trouvé une marque
+noire à la place où ses doigts m'avaient étreint. Ce ne fut ni cette
+phrase insolente ni la souffrance de cette étreinte qui me firent
+demeurer comme stupide et le cœur oppressé. Non, mais d'entendre ma mère
+qui répondait:
+
+--Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...
+
+Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur
+accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une
+timidité singulière, presque une supplication adressée à cet homme qui
+fronçait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme
+impatient de ma présence. De quel droit m'avait-il parlé en maître et
+chez nous, lui, un étranger? Pourquoi avait-il porté la main sur moi, si
+légèrement que ce fût? Oui, de quel droit? Est-ce que j'étais son fils
+ou son élève? Pourquoi ma mère ne me défendait-elle pas contre lui? Même
+si j'étais fautif, je ne l'étais qu'envers elle. Un accès de colère
+s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M.
+Termonde, comme une bête, de le griffer au visage et de le mordre. Je le
+regardai avec rage, et aussi ma mère, et je m'en allai de la chambre,
+sans rien répondre. J'étais boudeur, défaut douloureux qui tenait à mon
+excessive et presque morbide sensibilité. Toutes mes émotions
+s'exagéraient, en sorte que je me fâchais pour des riens, et que de
+revenir m'était un supplice. L'impression de la honte à dompter était
+trop forte. Même mon père avait eu beaucoup de peine à triompher
+autrefois de ces accès de susceptibilité blessée, durant lesquelles je
+luttais contre mes propres attendrissements avec une colère froide et
+contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me
+connaissais cette infirmité morale, et, avec la bonne foi d'un enfant
+très honnête, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation
+que M. Termonde, au moment où je sortais de la chambre, dît à ma mère:
+
+--En voilà pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caractère
+vraiment insupportable...
+
+Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur à le
+démentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple scène m'avait trop
+profondément ulcéré pour que je l'eusse oubliée, et voici que tout mon
+ressentiment se réveillait à mesure que je faisais ce récit à ma tante.
+Hélas! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y
+trompait pas. C'était toute l'histoire de ma jeunesse que cette scène
+puérile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie
+envers l'homme qui allait occuper la place de mon père, et la partialité
+aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait dû me défendre d'abord et
+toujours.
+
+--Il me déteste, disais-je en pleurant à ma tante Louise, que lui ai-je
+fait?...
+
+--Calme-toi, répondait l'excellente fille; tu es là, comme ton pauvre
+père, à outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, tâche d'être
+gentil pour lui, à cause de ta mère, de ne pas t'abandonner à ces
+violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.
+
+C'était si simple qu'elle me parlât de la sorte, et cependant son
+insistance me parut un peu étrange, dès ce moment-là. Je ne sais
+pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma réponse à sa
+question: «Que sais-tu?» Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore
+l'appréhension où j'étais de l'usurpateur,--ainsi je l'appelai
+depuis,--par le léger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle
+en parlait.
+
+--Il faut que tu leur écrives dès ce soir, dit-elle enfin.
+
+Leur écrire! Cette simple formule me fit mal. Ils étaient unis. Jamais,
+jamais je ne pourrais plus penser à l'un sans penser à l'autre.
+
+--Et vous? demandai-je à ma tante.
+
+--J'ai déjà écrit, répondit-elle.
+
+--Et quand se fait le mariage?
+
+--Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis à
+peine.
+
+--Et où? demandai-je de nouveau après un silence.
+
+--À la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de
+suite:--Ils ont préféré que tu n'y fusses pas, pour ne pas déranger tes
+vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te
+voir à Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas
+assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-là... Sois doux,
+ajouta-t-elle, et va écrire.
+
+J'avais bien d'autres questions à lui poser, bien d'autres larmes à
+répandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard,
+j'étais assis dans le salon de la bonne et chère tante, et à son bureau.
+Que j'aimais cette pièce du rez-de-chaussée qu'une porte-fenêtre
+séparait du jardin! C'était une chambre tapissée de souvenirs. À côté du
+secrétaire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de
+toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aimés et
+qui étaient morts. Que ce petit coin funèbre remuait doucement ma
+rêverie! Il y avait là une miniature coloriée, représentant mon
+arrière-grand'mère, la mère de mon aïeule, en costume du Directoire,
+avec une taille courte et des cheveux à la Prudhon. Il y avait encore
+mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et
+important visage à toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M.
+Thiers! Il y avait mon grand-père paternel avec sa rude physionomie de
+parvenu,--et mon père à tous les âges. Plusieurs de ces portraits, déjà
+très anciens, avaient été faits au daguerréotype; la lumière qui jouait
+sur les plaques à demi effacées rendait difficile de bien distinguer
+tous les traits. Une bibliothèque basse régnait un peu plus loin, où je
+retrouvais tous les livres de prix de mon père, gardés pieusement. Mon
+Dieu! comme je me sentais protégé par les portières en velours vert
+traversées de longues bandes de tapisseries,--chef-d'œuvre de ma
+tante,--qui tombaient à gros plis sur les portes! Comme je regardais
+avec complaisance le tapis aux nuances passées, dont j'avais, tout
+petit, voulu cueillir les fleurs! C'était une des légendes de ma
+première enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on
+chérit et qui lui font sentir combien les moindres détails de son
+existence ont été regardés, compris, aimés. J'ai touché plus tard la
+glace de l'indifférence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux
+formes démodées, comme je l'aimais, avec son visage où je ne lisais que
+tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du
+bien à une place mystérieuse de mon âme! Je la sentais si voisine de
+moi par la seule ressemblance avec mon père,--et ce jour-là davantage
+encore,--si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour
+l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis à écrire ma lettre de
+félicitations adressée au pire ennemi que je me connusse au monde.--Et
+ce fut la seconde date ineffaçable de ma vie.
+
+
+
+
+V
+
+
+Ineffaçables? Oui, ces deux dates le sont demeurées, et elles seules...
+Lorsque je reviens en arrière, toujours et toujours je me heurte à
+elles. Mon père assassiné, ma mère remariée, ces deux idées ont si
+longtemps pesé sur mon cœur. Les autres enfants ont des âmes mobiles,
+souples et qui se prêtent à toutes les sensations. Ils se donnent en
+entier à la minute présente. Ils vont, ils viennent d'une gaieté à une
+peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont éprouvé le matin, nouveaux à
+tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes
+deux souvenirs réapparaissaient sans cesse devant ma pensée. Une
+hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du
+lit au pied duquel pleurait ma mère,--ou bien j'entendais la voix de ma
+tante, m'annonçant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses
+yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de
+l'après-midi de septembre. Puis j'éprouvais, comme alors, l'impression
+de déchirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien
+cruelle, combien inguérissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye à
+retrouver l'histoire de mon âme, de l'André Cornélis véritable et
+solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces
+deux-là, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne
+dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le
+nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons
+frappées de cette foudre. Par delà toutes les images qui assiègent ma
+mémoire me représentant celui que je fus, durant mes longues années
+d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journées de malheur
+que j'aperçois en arrière. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne
+horizon d'un plus morne pays...
+
+Quelles images?... Une grande cour plantée d'arbres anciens, des
+enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants
+qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres
+jaunis, ou se promènent avec des airs de petites créatures
+abandonnées... C'est le préau du lycée de Versailles. Les écoliers
+joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exilés, sont les
+nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma
+tante me disait le mariage de ma mère, et déjà ma vie est toute changée.
+À mon retour des vacances, il a été décidé que j'entrerais comme interne
+au collège. Ma mère et mon beau-père entreprennent un voyage en Italie
+qui durera jusqu'à l'été. M'emmener? Il n'en a pas été question une
+seconde. Me laisser externe à Bonaparte sous la surveillance de ma tante
+qui viendrait s'établir à Paris? Ma mère a proposé ce moyen, que mon
+beau-père a repoussé tout de suite avec des arguments trop raisonnables.
+Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes à une vieille fille?
+Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui façonne les
+caractères?
+
+--Et il a besoin de cette école, a-t-il ajouté en me regardant avec des
+yeux froids, comme au moment où il m'a serré le bras si fort. Bref, on
+a résolu que je serais pensionnaire, mais pas dans un collège de Paris.
+
+--L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-père.
+
+Pourquoi ne lui sais-je aucun gré du souci qu'il semble prendre de ma
+santé? Je ne prévois pourtant guère ce qu'il prévoit déjà, lui, l'homme
+qui veut m'écarter à jamais de ma mère, qu'il sera plus aisé de me
+laisser interne dans un collège situé hors de la ville, quand ils
+reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui
+suffit pas d'énoncer une volonté pour que Mme Termonde lui obéisse?
+Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, à elle, lui dire «tu», de
+même qu'à mon père! Et je pense à mes rentrées d'autrefois lorsque je
+commençais mes classes à Bonaparte, et que ce pauvre père m'aidait à mes
+devoirs. C'est mon beau-père qui m'a conduit au lycée, hier dans
+l'après-midi. C'est lui qui m'a présenté au proviseur, un maigre et long
+bonhomme à tête chauve qui m'a tapé sur la joue en me disant:
+
+--Ah! il vient de Bonaparte... le collège des muscadins...
+
+J'ai eu, le soir même, la curiosité de chercher ce mot dans le
+dictionnaire, et j'ai trouvé cette définition: «Jeune homme qui a de la
+recherche dans sa parure...» Et c'est vrai qu'avec mes vêtements coquets
+où s'est complue la fantaisie de ma mère, mon grand col blanc, mes
+bottines anglaises, ma veste joliment coupée, je ne ressemble point aux
+garnements en tunique parmi lesquels je vais vivre. Ils ont leurs képis
+déformés. Presque tous leurs boutons sont arrachés. Leurs gros bas bleus
+tombent sur leurs souliers éculés. Ils achèvent d'user à l'intérieur des
+costumes de l'an passé. Plusieurs m'ont regardé avec curiosité dès les
+premières récréations de ce premier jour. Un d'entre eux m'a même
+demandé: «Que fait ton père?» Je n'ai pas répondu. Ce que j'appréhende
+avec une angoisse insoutenable, c'est qu'on me parle de _cela_. Hier,
+tandis que le train nous amenait à Versailles, mon beau-père et moi,
+dans ce vagon où nous n'avons pas échangé une parole, comme j'aurais
+voulu dire cette épouvante, le conjurer de ne pas me jeter au milieu
+d'autres enfants, ainsi abandonné à leurs indiscrètes férocités, lui
+promettre, si je demeurais à la maison, de travailler plus et mieux
+qu'autrefois! Mais le regard de ses yeux bleus est si aigu quand il se
+pose sur moi; j'ai besoin de tant d'efforts pour prononcer, en
+m'adressant à lui, ces enfantines syllabes, ce mot de «papa» que je dis
+toujours en pensée à l'autre, à l'endormi sans réveil possible qui est
+là-bas dans le cimetière de Compiègne! Et je n'ai pas supplié M.
+Termonde, et je me suis laissé enfermer au lycée sans une phrase de
+regret. J'aime encore mieux, plutôt que de m'être plaint à lui, errer
+comme je le fais parmi les étrangers. Maman doit venir demain, veille de
+son départ, et cette entrevue toute prochaine m'empêche de trop sentir
+l'inévitable séparation. Pourvu qu'elle vienne sans mon beau-père?...
+
+Elle est venue,--et avec lui. Dans ce parloir, décoré de mauvais
+portraits des élèves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours
+général, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs
+mères, mais laquelle était digne d'être aimée comme la mienne? Avec la
+sveltesse de sa taille, la grâce de son cou un peu long, ses yeux
+profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle!
+Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-père, «Jack», comme elle
+l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, était là
+aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les
+puissances affectueuses du cœur, l'ai-je assez connue alors, et depuis?
+J'ai cru voir que ma mère était étonnée, presque attristée de ma
+froideur à cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas dû
+comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, à elle, devant
+lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis resté...
+
+D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'étude pendant
+les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le poêle de fonte
+rougeoie au milieu de cette salle éclairée au gaz. Un bol rempli d'eau
+est posé sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous entête. Tout le
+long des murs court la ligne de nos pupitres, et derrière chacun de nous
+se trouve un petit placard où nous rangeons nos livres et nos papiers.
+Un grand silence pèse sur la vaste pièce, rendu comme plus perceptible
+par le bruissement des feuillets tournés, le grincement des plumes, et
+une toux étouffée de moment à autre. Le maître se tient là-bas, sur une
+estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est
+poète. L'autre jour, il a laissé tomber de sa poche un papier chargé de
+ratures sur lequel nous avons déchiffré les vers suivants:
+
+ _Je voudrais être oiseau des champs,
+ Avoir un bec,
+ Chanter avec;
+ Je voudrais être oiseau des champs,
+ Avoir des ailes,
+ Voler sur elles.
+ Mais je ne puis en faire autant,
+ Car j'ai le bec
+ Beaucoup trop sec,
+ Et je suis pion,
+ Cré nom de nom!..._
+
+Cette prodigieuse poésie a fait notre joie, à nous autres petits
+collégiens féroces. Nous la chantons continuellement, au dortoir, en
+promenade, en cour, fredonnant les dernières paroles sur l'air classique
+des «lampions». Mais le vieux chien de cour a la dent mauvaise, il se
+défend à coups de retenues et on ne le brave guère en face. La lampe
+suspendue au-dessus de sa tête éclaire ses cheveux d'un gris verdâtre,
+son front rouge, et son paletot jadis bleu, aujourd'hui blanchâtre à
+force d'usure. Il rime sans doute, car il écrit, il efface, et, par
+instants, il relève ce front où les veines se gonflent, ses gros yeux
+bleus, qui expriment une si réelle bonté lorsque nous ne le tourmentons
+pas de nos taquineries, fouillent la salle et font le tour des
+trente-cinq pupitres. Moi aussi je regarde ces compagnons de mon
+esclavage actuel. Ils ont des visages que je commence à si bien
+connaître: Rocquain, tout petit, avec un nez trop grand, rouge dans une
+face longue et blême;--Parizelle, immense, avec sa mâchoire en avant. Il
+est blond, il a des yeux verts, des taches de rousseur, et par gageure,
+l'autre été, il a mangé un hanneton. Il y a aussi Gervais, un brun tout
+frisé, qui écrit son testament chaque semaine. Il m'a communiqué le
+dernier de ces opuscules où se trouve cette clause: «Je lègue à
+Leyreloup un bon conseil enfermé dans ma lettre à Cornélis». Leyreloup
+est son ancien ami qui lui a joué le tour de le rouler, l'automne
+dernier, dans un tas de feuilles sèches, entraîné à cette malice par le
+grand Parizelle, que le rancuneux Gervais considère depuis lors comme un
+scélérat, et le conseil enfermé dans la lettre posthume est un avis de
+défiance à l'égard du géant... Tout ce petit monde est la proie de mille
+intérêts puérils et qui, dès cette époque, m'apparaissent tels, quand je
+les compare aux souvenirs que je porte en moi. Et eux aussi, mes
+camarades, semblent comprendre qu'il y a dans ma vie quelque chose qui
+n'est pas dans la leur; ils ne m'ont infligé aucune des misères qui
+sont l'épreuve accoutumée des nouveaux, mais je ne suis l'ami d'aucun
+d'eux, excepté de ce même Gervais qui va en rangs avec moi lorsque nous
+sortons. C'est un garçon imaginatif et qui dévore chez lui une
+collection de numéros du _Journal pour tous_. Il a découvert là une
+suite de romans qui s'appellent: _l'Homme aux figures de cire_, _le Roi
+des Gabiers_, _le Chat du bord_, et, de jeudi en jeudi, les jours de
+promenade, il me les raconte. Le fond tragique de mes rêveries me fait
+trouver un étrange plaisir à ces récits où le crime joue le rôle
+principal. J'ai eu le malheur de dire cette malsaine distraction à ma
+bonne tante, et le proviseur a séparé le feuilletoniste improvisé de son
+public. On nous défend, à Gervais et à moi, d'aller ensemble à la
+promenade. Ma tante Louise a cru ainsi calmer les frénésies d'une
+sensibilité qui l'effraye. Pauvre femme! Ni la sollicitude de sa
+tendresse, ni les soins pieux de sa prévoyance,--elle vient de Compiègne
+à Versailles chaque dimanche pour me faire sortir,--ni mon travail,--car
+je redouble d'efforts pour que mon beau-père ne puisse pas triompher de
+mes mauvaises notes,--ni ma religion exaltée,--car je suis devenu le
+plus fervent de nous tous à la chapelle,--non, rien n'apaise l'espèce
+de démon intérieur qui me ravage l'âme. Durant les études du soir, et
+dans mes repos entre deux séances de travail, je relis une lettre dont
+l'enveloppe porte un timbre à l'effigie du roi Victor-Emmanuel. C'est ma
+pâture de la semaine que ces pages qui me viennent de maman. Elles me
+disent sur son voyage beaucoup de détails que je ne comprends guère. Ce
+que je comprends, c'est qu'elle est heureuse, sans moi, hors de
+moi;--c'est que la pensée de mon père et de sa mort mystérieuse ne la
+hante pas?--c'est surtout qu'elle aime son nouveau mari, et je suis
+jaloux, misérablement, vilainement jaloux. Mon imagination, qui a ses
+lacunes étranges, a ses minuties singulières... Je vois ma mère dans une
+chambre d'hôtel, et, disposées sur une table, les pièces de son
+nécessaire de voyage qui sont en vermeil avec son chiffre en relief, son
+prénom tout entier et la première lettre de son nom de femme entrelacée
+aux lettres de ce prénom: Marie C...--Ah! n'était-ce pas son droit de
+refaire loyalement son existence? Pourquoi renierait-elle son passé?
+Pourquoi ce mélange de ce passé à son présent me fait-il si mal,--si mal
+que tout à l'heure, au dortoir, étendu sur mon étroit lit de fer, je ne
+pourrai pas fermer les yeux?
+
+Qu'elles me semblaient longues, ces nuits, lorsque je me couchais sur
+cette impression-là, et comme je luttais en vain pour obtenir
+l'anéantissement de mon esprit dans le doux abîme du sommeil! Je
+demandais ce sommeil à Dieu, de toutes les forces de ma piété d'enfant.
+Je disais mentalement douze fois douze _Pater_ et douze _Ave_,--et je ne
+dormais pas. J'essayais alors de me forger une chimère. J'appelais ainsi
+un bizarre pouvoir dont je me savais doué. Tout petit garçon, et une
+fois que je souffrais d'une rage de dents, j'avais fermé les yeux,
+ramené mon âme sur elle-même et forcé mon esprit à se représenter une
+scène heureuse dont je fusse le héros. J'avais pu ainsi aliéner ma
+sensation présente au point de ne plus me douter de mon mal. Maintenant,
+chaque fois que je souffre, je fais de même, et ce procédé me réussit
+presque toujours.--Je l'emploie en vain lorsqu'il s'agit de maman. Au
+lieu du tableau de félicité que j'évoque, l'autre tableau se présente,
+celui de l'intimité de l'être que j'aime le plus au monde avec l'homme
+que je hais le plus. Car je le hais, animalement, et sans que j'en
+puisse donner d'autre motif, sinon qu'il a pris la première place dans
+ce cœur qui fut tout à moi. Allons, j'entendrai les heures sonner, une
+fois au clocher d'une église voisine, et une fois à l'horloge de notre
+collège,--un tintement grave, puis un tintement grêle. J'entendrai le
+vieux Sorbelle marcher le long du dortoir, tristement éclairé de
+quelques quinquets, puis rentrer dans la chambre qu'il occupe à une des
+extrémités. Que les deux rangées de nos petits lits sont lugubres à
+regarder, avec leurs boules de cuivre qui brillent dans l'ombre, et le
+ronflement des dormeurs odieux à entendre! D'intervalle à intervalle, un
+veilleur passe, un ancien soldat à la face large, à la grosse moustache
+noire. Il est engoncé dans un caban de drap brun et porte une lanterne
+sourde. Est-ce qu'il n'a pas peur la nuit, tout seul, le long des
+escaliers de pierre du lycée où le vent s'engouffre avec un bruit
+sinistre? Que je n'aimerais pas à en descendre les marches, dans ce
+frisson des ténèbres, de crainte d'y rencontrer un revenant! Je chasse
+cette nouvelle idée, mais vainement encore, et puis je songe... Où est
+celui qui a tué mon père? Est-ce d'épouvante, est-ce d'horreur que je
+frémis à cette question? Et je songe toujours... Sait-il que je suis
+ici? Et la panique m'affole, et je me demande si l'assassin ne serait
+pas capable de se déguiser en garçon de collège pour venir me frapper à
+mon tour? Je recommande mon âme à Dieu, et c'est sur ces affreuses
+pensées que je m'endors enfin, très tard, pour être réveillé en sursaut
+à cinq heures et demie du matin, la tête lassée, les nerfs tendus, ma
+pauvre âme malade, d'une maladie qui ne peut pas guérir.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Autres images.--Trois années se sont écoulées depuis le soir d'automne
+où une voiture de place nous a déposés, mon beau-père et moi, dans ce
+coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du
+collège. Je devais passer dans ce collège dix mois seulement, ceux que
+ma mère passerait, elle, en Italie. Oui, c'était un soir de l'automne de
+1866,--nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeuré interne dans
+ce lycée «où l'air est si bon, où je travaille si bien»,--ce sont les
+raisons que ma mère a données pour ne pas me reprendre chez elle; et la
+naïve femme est de bonne foi en répétant les phrases de M. Termonde.
+D'ailleurs ne m'a-t-elle pas consulté? N'ai-je pas répondu, moi aussi,
+que je préférais l'internat? Une expérience de quelques semaines de
+vacances, au retour de leur voyage, m'a démontré que mon cœur saignerait
+trop, à la voir aimer son mari comme elle l'aime. Mes yeux aigus
+d'enfant jaloux, et qui se souvient, surprennent trop de signes de ce
+sentiment. Elle passe, comme autrefois, ses blanches mains sur ma tête,
+pour me caresser, mais cette flatterie ne m'est plus douce depuis qu'une
+seconde alliance brille sur une de ces mains, et un jour arriva où cette
+seconde alliance y demeura seule! Du vivant de mon père, et lorsqu'il
+s'approchait d'elle pour l'embrasser, toujours elle avait un premier
+geste de défense, l'écartant de son bras, ou détournant la tête. Comme
+elle est soumise aujourd'hui et docile à poser cette même tête sur
+l'épaule de M. Termonde! Il la prend, sans qu'elle se défende, par cette
+taille qu'elle a gardée si souple. Il posé un baiser sur ce front qui ne
+se retire pas et que des boucles encadrent, au lieu des bandeaux qui
+plaisaient à mon père. Chacune de ces familiarités m'est une torture.
+Comment le devinerait-elle? Durant ces premières vacances, une
+après-midi que nous devions sortir et que la femme de chambre n'était
+pas là, M. Termonde lui a boutonné ses bottines de promenade. Je l'ai vu
+qui lui prenait le pied, après lui avoir ôté un petit soulier découvert,
+et qui mettait enfantinement un baiser sur ce pied chaussé d'un bas
+couleur pensée. J'ai subi un trop fort accès de rage lors de cette
+petite scène pour ne pas préférer le collège, qui ne me rappelle, du
+moins, ni le second mariage que je déteste, ni mon père si profondément
+oublié là où je voudrais tant que sa mémoire survécût. Et j'ai dit: Oui,
+au désir de mon beau-père; et j'ai gardé la tunique.
+
+Pourquoi cet hiver de 1869-1870 se représente-t-il à mon souvenir? Ce
+n'est pas qu'il ait été distingué par aucun événement nouveau; mais j'ai
+là devant les yeux une photographie de moi à cette date, et je retrouve,
+en la regardant, la trace plus vive de mon âme d'alors. Je m'apparais à
+moi-même comme une sorte de spectre rétrospectif, avec ma tête tondue,
+ma maigreur de garçon qui a trop grandi. C'était l'époque des
+conversations grossièrement libres, des lectures hâtives et
+désordonnées, de l'irréligion précoce et outrageante. Les visages de mes
+camarades me reviennent aussi dans le demi-jour de ce passé déjà si
+distant. Rocquain, plus blême que jamais avec son nez rouge d'acteur
+comique, chante des chansons de café-concert, fume des cigarettes dans
+des endroits inavouables, et collectionne des photographies
+d'actrices... Gervais, toujours brun et frisé, s'est passionné pour les
+courses; il y joue avec bonheur; il s'est réconcilié avec Leyreloup,
+«l'hérissé», comme nous l'appelons, et il lui a communiqué sa dangereuse
+manie. Ils organisent à eux deux des steeple-chases d'insectes, de
+chenilles et de tortues. Ils ont même imaginé une combinaison de paris à
+laquelle prennent part une dizaine d'entre nous. Le jeu consiste à
+placer devant un dictionnaire plusieurs morceaux de papier sur chacun
+desquels est inscrit un nom de cheval. On ouvre et on ferme le
+dictionnaire avec rapidité. Celui des morceaux de papier que ce petit
+coup de vent porte le plus loin a gagné le prix, et ceux qui ont parié
+sur lui se partagent les enjeux. L'immense Parizelle a grandi encore. À
+seize ans, il porte déjà la barbe et il a des maîtresses. Des
+sous-officiers d'artillerie, dont il a fait la connaissance, un jour que
+son correspondant l'avait laissé vagabonder seul dans le parc, l'ont
+mené dans un certain café dont il nous montre le chemin quand nous
+allons en promenade. Il nous décrit ce café par le menu, les vitres
+dépolies, la salle remplie de femmes habillées comme des bébés, avec des
+chemisettes toutes courtes, des bas de couleur, de hautes bottines à
+boutons dorés, et là-dedans un tapage, une gaieté, des chansons, des
+soldats debout qui boivent, d'autres assis qui ont pendu aux murs leur
+sabre et leur shako,--et les escaliers qui résonnent sous les grosses
+bottes de ceux qui descendent. Quant à moi, j'ai un nouvel ami, Joseph
+Dediot, qui m'a fait connaître quelques vers de Musset. Nous raffolons
+de ce poète. Dediot se trouve placé en classe à côté de Scelles, le fils
+du libraire, celui que nous avons surnommé Bel-Œil, parce qu'il est
+louche. Bel-Œil est paresseux comme un homard, et Dediot a passé avec
+lui le plus étrange marché. Dediot lui fait tous ses devoirs, et, en
+retour de chacun, Bel-Å’il livre la copie de vingt vers de _Rolla_.
+Moyennant je ne sais combien de versions, de thèmes et de vers latins,
+mon ami s'est procuré tout le poème, et nous récitons avec frénésie:
+
+ _Ô Christ! je ne suis pas de ceux que la prière..._
+
+Et encore, appliquant ces vers à notre lycée dont les mœurs sont celles
+de tous les internats:
+
+ _.......Et la corruption_
+ _Y baise en plein soleil la prostitution._
+
+Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons à l'athéisme
+désespéré, comme Parizelle et Rocquain jouent à la débauche, Gervais au
+sport et au chic, d'autres à la politique et d'autres à l'amour. Le père
+Sorbelle, renvoyé du lycée, vient de publier un pamphlet où il se peint
+lui-même sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M.
+Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous décide à une
+conspiration qui n'aboutit pas. Nous voilà jouant aux révolutionnaires.
+L'étrange discipline que celle de ces infâmes collèges, où les
+adolescents gâtent leurs années d'innocence heureuse par la copie
+puérile et anticipée des passions dont ils souffriront réellement un
+jour;--tels les enfants qui doivent mourir à la guerre, et font les
+soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! Hélas! le jeu,
+pour moi, a fini trop vite.
+
+C'était pourtant mon home, l'endroit où je me sentais vraiment chez
+moi,--ce maussade collège avec ses cours stériles, ses études
+renfermées, son réfectoire empoisonné d'odeur de vaisselle, ses classes
+dont les pupitres étaient tatoués d'inscriptions au canif, ses dortoirs
+aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de
+l'hôpital, parce que là du moins je ne retrouvais pas la preuve
+incessante de mon double malheur. Je m'y détendais, après tout, dans la
+naïveté de mon âge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'idée fixe du
+meurtrier de mon père à découvrir et de mon beau-père à détester. Mes
+jours de sortie étaient pour moi des jours de supplice qui m'auraient
+fait appréhender avec terreur la fin de mes années de lycée, si je
+n'avais su qu'au lendemain de mon baccalauréat j'aurais ma fortune et
+que je pourrais m'adonner tout entier à la recherche qui devait être le
+but suprême de ma vie. Je m'étais juré d'atteindre, moi, ce mystérieux
+assassin que la justice n'avait pas découvert, et je trouvais dans cette
+résolution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une
+extraordinaire force morale. Cela ne m'empêchait pas de souffrir pour
+des vétilles, aussitôt que ces vétilles me devenaient des signes que
+j'étais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau présents les
+supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me
+conduire chez ma mère vient me chercher, ces dimanches-là, vers les huit
+heures, je reconnais à son sans-gêne que je ne suis plus le fils de la
+maison, l'enfant-roi auquel la servilité des gens tient à plaire.
+Celui-ci, cet infâme François Niquet, avec son menton rasé, son œil
+insolent, ne lève pas son chapeau quand j'arrive au parloir où il
+m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de
+bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me
+demander la permission, et la fumée du tabac m'écœure. Je mourrais
+plutôt que de lui faire une observation; car il m'est arrivé une fois de
+me plaindre du valet de chambre de mon beau-père, un méchant drôle à qui
+l'on a donné raison, et depuis lors j'ai décidé que jamais plus je ne
+m'exposerais à cet affront. D'ailleurs, j'ai déjà trop souffert, et
+souffrir, ainsi apprend à mépriser... Le train marche sans que j'échange
+cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour très fier et
+très difficile; mais par la même disposition d'esprit qui, tout enfant,
+me rendait boudeur, j'aime à déplaire à qui me déplaît... À travers ce
+silence et la fumerie du rustre, nous arrivons à la gare Montparnasse.
+Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons
+à pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues
+bordées de masures, d'hospices et de boutiques de bric-à-brac. Nous
+contournons l'église Saint-François-Xavier avec ses deux grêles tours,
+puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre
+hôtel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre
+créature de M. Termonde, et sa large face, où je lis une hostilité qui
+n'est sans doute qu'une entière indifférence. Mais tout se transforme
+pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au
+visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une
+belle et claire pièce inondée de soleil avec une fenêtre ouverte sur le
+jardin et une porte sur la chambre de ma mère. J'occupe maintenant une
+espèce de grand cabinet, au Nord, d'où j'ai pour unique vue un chantier
+de bois. Quand j'arrive à la maison par ces matins de dimanche, c'est là
+que je dois monter, en attendant que ma mère soit levée et puisse me
+recevoir. On ne s'est pas donné la peine d'allumer du feu; j'en demande,
+et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je
+m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon père, exilé
+aujourd'hui chez moi, après avoir si longtemps figuré sur un chevalet,
+drapé d'une étoffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois
+humide qui s'enflamme, âcre et forte, se mêle à la fade senteur de cette
+pièce que l'on n'a pas aérée de toute la semaine. J'ai là quelques
+minutes amères à passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon
+moral où je suis plongé, plus cruellement. Et ma mère vit, elle respire
+à quelques pas de moi,--et elle m'aime!
+
+Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse,
+je reconnais que mon caractère entra pour beaucoup dans le malentendu
+qui n'a pas cessé entre cette pauvre mère et moi. Oui, elle m'aimait et
+elle aimait en même temps son mari. C'était à moi de lui expliquer la
+sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son cœur et en
+mélangeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait
+épargné cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous
+rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de
+sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le déjeuner,
+elle attendait de moi un élan, une effusion, comment eût-elle su que la
+présence de son mari me paralysait, de même que jadis au moment de nos
+adieux, lors de son départ pour l'Italie? C'était un mystère
+inintelligible pour elle que cette incapacité absolue de montrer mon
+âme, cette atonie qui m'accablait aussitôt que nous n'étions plus seuls,
+elle et moi, moi et elle,--et nous ne l'étions jamais. Il n'est presque
+pas de visite à Versailles,--elle venait une fois la semaine, le
+mercredi,--durant laquelle mon beau-père ne l'ait accompagnée. Je ne lui
+ai pas écrit une lettre qu'elle ne l'ait montrée à son mari, comme elle
+faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et
+qu'elle devait dire: «André m'a écrit», puis tendre à cet homme la
+feuille de papier où je ne pouvais pas tracer une ligne sincère, émue,
+confiante,--à cause de cette idée que ses yeux, à lui, s'y poseraient.
+En ai-je déchiré de ces billets où j'essayais de lui raconter le détail
+des troubles parmi lesquels je vivais! Oui, j'aurais dû lui parler tout
+de même, m'expliquer un peu, confesser ma peine, ma folle jalousie, mon
+ombrageuse tristesse, le besoin d'avoir dans sa pensée un coin à moi
+seul, ne fût-ce qu'une pitié... et je n'osais pas. Une fatalité de ma
+nature voulait que je sentisse trop fortement la peine que je lui
+causerais en parlant, et je me trouvais incapable de la supporter. Les
+agitations diverses de mon cœur aboutissaient donc à un silence timide,
+à une gêne devant elle, qui la gagnait. Elle était, comme beaucoup de
+femmes, impuissante à comprendre un caractère différent du sien, une
+façon de sentir opposée à la sienne. Elle était heureuse dans son second
+mariage, elle aimait, elle était aimée. Elle avait rencontré dans M.
+Termonde un homme à qui elle avait tout donné de sa vie, et elle m'avait
+donné aussi, naïvement, généreusement. J'étais son fils, il lui semblait
+si naturel que celui qu'elle aimait aimât aussi son enfant. Et, de fait,
+M. Termonde n'avait-il pas été pour moi un protecteur vigilant,
+irréprochable? N'avait-il pas pris garde aux moindres détails de mon
+éducation? Sans doute il avait insisté pour que je fusse interne; mais
+j'avais été, moi aussi, de cet avis. Il m'avait choisi des maîtres de
+toutes choses: j'apprenais l'escrime, l'équitation, la danse, la
+musique, les langues étrangères. Il s'était occupé et il continuait à
+s'occuper des plus menus détails, depuis le cadeau du jour de l'an,
+qu'il me donnait magnifique, jusqu'au chiffre de ma pension de chaque
+jeudi, de «ma semaine», comme nous disions, qui atteignait le maximum
+permis par le règlement. Jamais cet homme, si naturellement impérieux,
+n'élevait la voix en me parlant. Il ne s'était plus une fois, depuis son
+mariage, départi avec moi d'une politesse parfaite où une femme
+amoureuse devait trouver la preuve du tact le plus exquis et de
+l'affection la plus dévouée... Formuler mes griefs contre mon beau-père?
+Eh bien! non, je ne le pouvais pas. Ils résidaient tous dans des nuances
+dont je n'aurais pas su articuler avec des mots l'expression juste, et
+je me taisais. Ce mutisme, mon absence de démonstrations à l'égard de
+mon beau-père, ma réserve avec elle, comment ma mère se serait-elle
+expliqué toutes ces singularités d'humeur, sinon par mon égoïsme et ma
+sécheresse? Elle me croyait, en effet, un enfant égoïste et sec; et moi,
+par une maladive disposition d'âme, je me sentais, en sa présence,
+devenir malgré moi celui qu'elle croyait. Je me contractais et me
+repliais comme un animal effarouché. Mais pourquoi ne m'épargnait-elle
+pas ces épreuves qui achevaient de nous aliéner l'un à l'autre? Dans ce
+revoir de chaque dimanche, pourquoi ne me ménageait-elle pas les cinq
+minutes de tête à tête qui m'eussent permis, non pas de lui parler, je
+n'en demandais pas tant, mais de l'embrasser, comme je l'aimais, avec
+tout mon cœur. J'arrivais dans cette espèce de petit atelier qu'elle
+avait transformé en un salon intime. J'en connaissais si bien les
+moindres recoins pour y avoir joué, à mon gré, quand j'étais le maître,
+le fils gâté dont chaque désir était un ordre. M. Termonde était là dans
+son costume de matin, qui fumait des cigarettes en lisant les journaux.
+Rien que le bruit du papier qu'il froissait, rien que le son de sa voix
+quand il me disait bonjour, rien que le contact de sa main dont il ne me
+donnait que le bout des doigts;--et je me ramassais sur moi-même. Mon
+antipathie était si forte que je ne me rappelle pas avoir jamais mangé
+de bon appétit, assis à une table où il se trouvait. Aussi les déjeuners
+et les dîners de ces dimanches portaient-ils mon malaise à son extrême.
+Ah! je haïssais tout de lui, et ses yeux bleus presque trop écartés
+qu'il fixait parfois, et qui d'autres fois roulaient un peu dans leurs
+orbites, et son front haut, avancé, précocement encadré de cheveux gris,
+et la finesse de son profil et la distinction de ses manières qui
+contrastaient avec la lourdeur de ma nature,--jusqu'à la cambrure de
+son pied dans sa bottine. Il me semble que, même à l'heure présente, je
+reconnaîtrais entre mille un vêtement porté par lui, tant je l'ai senti
+vivant, sous l'influence de cette aversion! Avec mon instinct d'enfant
+je comprenais si bien que cet homme mince, aux gestes félins, à la voix
+flatteuse, avec son aristocratie native et acquise, était le vrai mari
+de la créature gracieuse, parée et presque idéale à qui je ressemblais
+aussi peu, moi son fils, que lui avait ressemblé mon pauvre père.--Dieu!
+la sensation amère!
+
+De ces abîmes de silence où je roulais par ces jours tristes de mes
+sorties, avec quel intérêt passionné je suivais les conversations qui se
+tenaient devant moi, surtout durant les déjeuners et les dîners que nous
+prenions à d'autres heures que du vivant de mon père, dans la salle à
+manger meublée à nouveau comme tout l'hôtel! Et cette nouveauté
+d'ameublement était bien le symbole de la nouveauté de la vie de ma
+mère. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait traversé la
+diplomatie, se trouvait avoir conservé des relations toutes différentes
+de celles qui étaient les nôtres autrefois. Ma mère et lui étaient
+lancés dans cette société cosmopolite et mêlée que dès lors on appelait
+la société élégante. Qu'étaient devenus les habitués des rares soirées
+que mon père donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre
+personnes à dîner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et
+les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien
+ministre du roi Louis-Philippe, rentré au barreau, était l'oracle de ce
+cercle. On mangeait à six heures et demie ces jours-là au lieu de sept
+heures, parce que le vieil homme d'État se retirait à dix heures. Dans
+ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au théâtre était un
+événement et un bal faisait époque. Du moins les choses se
+représentaient ainsi à mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil
+homme d'État ne venait plus, ni Mme Largeyx, la veuve de l'ingénieur
+que mon père citait toujours comme modèle à maman, et celle-ci appelait
+plaisamment la vieille dame «ma belle-mère». Maintenant, mon beau-père
+et ma mère sortaient presque chaque soir. Ils avaient des chevaux et
+plusieurs voitures, au lieu du coupé loué au mois dont se contentait la
+femme de l'avocat en renom. Les hommes que je voyais venir après le
+repas, les femmes que je rencontrais à six heures chez ma mère avaient
+comme un air si jeune, si fringant. Il n'était question que de
+divertissements, de comédies nouvelles et de bals costumés, de courses
+et de toilettes. Mon père, imprégné des idées de la monarchie de
+Juillet, comme l'ancien ministre son maître, parlait jadis avec sévérité
+du régime impérial. Maintenant ma mère était invitée aux grandes
+réceptions des Tuileries. Comment aurais-je osé l'entretenir des
+pauvretés de ma vie de collège qui me paraissaient si mesquines en
+regard de sa brillante et opulente existence? Jadis, quand je suivais
+les cours de Bonaparte, je lui racontais par le menu les moindres faits
+et gestes de mes camarades. J'aurais presque eu honte aujourd'hui de
+l'ennuyer avec Rocquain, Gervais, Leyreloup et les autres. Il me
+semblait qu'elle ne pourrait jamais s'intéresser à l'histoire, pour moi
+tragique, de Joseph Dediot, lequel venait d'être trahi par sa cousine
+Cécile. Malgré des boucles de cheveux données, un bouquet de roses
+accepté, un baiser surpris et rendu, cette infidèle avait épousé un
+pharmacien d'Avranches. Dediot écrivit même sur son infortune deux
+poèmes, dont l'un, à moi dédié, commençait par ce vers:
+
+ _Sèche ton cœur, André, ne sois jamais aimant..._
+
+Comment aurais-je parlé de ce petit monde, avec ses petits intérêts, ses
+petites passions, à une femme qui dînait chez la duchesse d'Arcole, qui
+avait pour amies intimes une maréchale, deux marquises, et dont les
+fêtes étaient racontées dans les journaux? Ma mère était à présent la
+belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplacé son nom
+d'autrefois, que je me trouvais presque le seul à me souvenir qu'elle
+était aussi la veuve de M. Cornélis,--celui dont les mêmes journaux
+avaient détaillé autrefois la fin sinistre.--Elle-même l'avait-elle
+oublié? Se le rappelait-elle?...
+
+«L'oubli? Est-ce donc là vraiment la loi du monde?...» me demandais-je
+avec la révolte d'un cœur tout jeune et qui n'admet pas les compromis
+inévitables du sentiment.--Et je me répondais que non. Il y avait une
+personne qui se souvenait, autant que moi,--une personne pour laquelle
+la mort tragique de mon père continuait d'être un cauchemar,--une
+personne à qui je pouvais dire toute ma pensée et toute ma
+douleur,--c'était ma bonne et douce tante. Chez elle du moins, rien
+n'avait bougé des tendresses d'autrefois. Quand je me rendais à
+Compiègne, chaque mois d'août, pour y passer une partie de mes
+vacances, je retrouvais toute chose à sa place, et dans la maison de la
+vieille fille et dans son cœur. Elle avait consenti à rester en
+relations suivies avec maman,--parce que cela valait mieux pour moi, je
+le sentais bien,--et elle dînait boulevard de Latour-Maubourg trois ou
+quatre fois par an. Chère tante Louise! Qu'elle avait de complaisance à
+m'écouter me plaindre enfantinement, et toujours elle me renvoyait
+adouci, presque calmé, plus indulgent pour ma mère et convaincu que
+j'avais tort de juger M. Termonde comme je le faisais. Pourtant je ne
+lui disais pas mes représailles contre l'homme que j'accusais de m'avoir
+volé le cœur de maman. Il m'était arrivé, de très bonne heure, de
+surprendre, chez mon beau-père, des signes d'antipathie pareils à ceux
+que je constatais en moi. Lorsque j'entrais au salon un peu brusquement
+et qu'il soutenait une conversation soit avec ma mère, soit avec un de
+ses amis, ma présence suffisait pour faire subir à sa voix une légère
+altération, imperceptible peut-être à un autre; mais elle ne m'échappait
+guère à moi qui, de mon côté, sentais ma gorge se serrer, mes lèvres
+trembler, ma poitrine se contracter. Je n'aurais pas été l'adolescent
+réfléchi et rancunier d'alors, si je n'avais pas songé à utiliser au
+profit de ma haine cet étrange pouvoir de troubler cet homme exécré. Mon
+procédé consistait à lui infliger cette sensation aiguë de ma présence
+en me taisant et en le poursuivant de mes regards. Si maître de lui
+fût-il, jamais je n'ai fixé ainsi mes yeux sur lui du fond d'une
+chambre, sans qu'à un moment il ne tournât, lui aussi, les yeux vers
+moi. Ses prunelles alors fuyaient les miennes; il continuait à causer,
+puis, comme malgré lui, me regardait encore; nos yeux se croisaient et
+les siens se dérobaient de nouveau. À un pli qui se formait sur son
+front, je comprenais qu'il était sur le point de me défendre de le
+regarder de la sorte. Puis il se domptait, et quelquefois quittait la
+pièce. Cette sorte de renonciation à toute lutte avec moi était un parti
+pris chez lui, je le devinais, car je le savais de nature très énergique
+et surtout incapable de supporter qu'on le bravât. Il aimait à raconter
+ce trait de sa jeunesse qu'il avait, attaché d'ambassade à Madrid, et
+sur le défi d'un jeune Espagnol, tué un taureau dans une course
+d'amateurs. Il devait terriblement en coûter à son orgueil de me
+permettre la silencieuse insolence de mes yeux, mais il me la
+permettait, et moi je n'avouais pas ce puéril triomphe à ma tante
+Louise. Il faut tout dire, j'étais un enfant malheureux; je me savais
+tel, et j'aimais à ne rien diminuer de mon malheur en le lui racontant,
+à l'exagérer plutôt, pour avoir cette tendre sympathie qui émanait
+d'elle et me caressait le cœur. Parfois aussi je lui parlais de mon
+serment intime, de cette promesse solennelle que je m'étais faite de
+découvrir l'assassin de mon père et de m'en venger, et elle me mettait
+la main sur la bouche. Elle était pieuse et me répétait les mots de
+l'Évangile: «Il faut laisser à Dieu le soin de punir, disait-elle, ses
+volontés sont impénétrables...» Elle reprenait: «Souviens-toi des
+phrases sacrées: Pardonnez, on vous pardonnera... ne dites jamais œil
+pour œil, dent pour dent... Ah! chasse de ton cœur la haine, même
+celle-là...» Et elle avait dans les yeux des larmes!
+
+
+
+
+VII
+
+
+Pauvre tante! Elle me croyait l'âme plus forte que je ne l'avais. Il
+n'était pas besoin de ses conseils pour empêcher que je ne me consumasse
+tout entier à suivre ce désir de vengeance qui avait été l'étoile fixe
+de ma première jeunesse, le phare couleur de sang allumé dans ma nuit!
+Ah! les résolutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec
+nous-mêmes, le rêve de consacrer notre énergie à un unique but et qui ne
+change pas,--la vie se charge de balayer tout cela, pêle-mêle avec les
+généreuses illusions, les enthousiasmes naïfs, les nobles espoirs. Entre
+le garçon de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'étais en 1870,
+et le jeune homme que je me trouvais être en 1878, huit années seulement
+plus tard, quelle différence, quelle diminution déjà!... Et dire que
+sans des hasards, si impossibles à prévoir, je le serais encore, ce
+jeune homme, dont j'ai là, tandis que j'écris, le portrait accroché
+au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regardèrent
+ce portrait au Salon de cette année-là, parmi tant d'autres, n'ont pas
+soupçonné qu'il représentait le fils d'un père assassiné si
+tragiquement. Je la regarde, à mon tour, cette image banale d'un
+Parisien banal, avec son teint pâli par les veilles imbéciles, avec ses
+yeux où aucune forte volonté n'allume son éclair, avec ses cheveux
+coupés à la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure étonné
+moi-même de songer que j'aie pu vivre comme je vivais à cette époque-là.
+Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frappé mon enfance et les tout
+derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne
+s'était-elle pas écoulée, si vulgaire, si terne, si pareille à celle du
+premier venu? Notons-en les simples étapes.--Dans la seconde moitié de
+1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend à Compiègne, où je suis en
+vacances auprès de ma tante. Mon beau-père et ma mère passent le siège
+à Paris, moi je travaille chez un vieux prêtre de la petite ville, celui
+qui a fait faire à mon père sa première communion. Dans l'automne de
+1871, je rentre à Versailles en rhétorique. En 1873, au mois d'août, je
+suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an à Angers
+et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel était le père de
+mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon
+beau-père, on m'émancipe. C'était le moment où je devais commencer mon
+œuvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas
+accompli cette vengeance qui avait été le tragique roman et comme la
+religion de mon âme d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,--et je m'en
+occupais plus.
+
+Cette indifférence me faisait honte, quand j'y songeais,--cruellement.
+Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne résultait pas tant de la
+faiblesse de ma nature, que de causes étrangères à moi qui eussent agi
+de même sur tout jeune homme placé dans ma situation. Dès l'abord et
+quand je m'attaquai à ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa
+devant moi, infranchissable. Il est aussi aisé que sublime de
+s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas
+m'arrêter avant d'avoir puni le coupable. Dans la réalité, on n'agit
+jamais que par détails, et que pouvais-je? Il me fallait procéder comme
+la justice, recommencer l'enquête qu'elle avait poussée jusqu'à son
+extrémité sans rien découvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction,
+maintenant conseiller à la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'était un
+homme de cinquante ans, aux mœurs très simples, qui habitait, dans l'île
+Saint-Louis, le premier étage d'une antique maison d'où la vue
+s'étendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince à cet
+endroit comme un canal. M. Massol, c'était son nom, voulut bien se
+prêter à reprendre avec moi l'analyse des données fournies par
+l'instruction...--Sur la personnalité de l'assassin, aucun doute, non
+plus que sur l'heure du crime. Mon père avait été tué entre midi et demi
+et deux heures, sans lutte, par ce personnage à haute taille, à larges
+épaules, dont les extraordinaires déguisements annonçaient, d'après le
+magistrat, un «amateur». L'excès de complication est toujours une
+imprudence, car elle multiplie les chances d'insuccès. L'assassin
+s'était-il grimé parce que mon père le connaissait? «Non, répondait M.
+Massol, car M. Cornélis, très observateur et qui, en outre, était sur
+ses gardes, ainsi que l'attestent ses dernières paroles quand il vous a
+quittés, l'aurait reconnu à la voix, au regard et à l'attitude. On ne
+change ni sa taille ni sa carrure comme son visage...» M. Massol
+expliquait, lui, ce déguisement par le simple désir de gagner du temps
+pour sortir de France, au cas où le cadavre eût été découvert le jour
+même. En admettant qu'on eût télégraphié de tous côtés le signalement
+d'un homme très brun, à barbe très noire, l'assassin, débarbouillé de
+son maquillage, débarrassé de sa perruque et de cette barbe, habillé
+d'autres vêtements, passait la frontière sans être même soupçonné.
+D'après cette induction et une autre encore, le faux Rochdale habitait
+l'étranger. Il avait parlé anglais à l'hôtel, et les gens l'avaient pris
+réellement pour un Américain. Cela supposait ou qu'il appartenait à ce
+pays, ou qu'il y séjournait d'habitude. En outre, les quelques notes
+données par lui à mon père témoignaient d'une connaissance très précise
+des procédés d'affaires pratiqués aux États-Unis. Donc un étranger,
+Américain ou Anglais, peut-être un Français établi en Amérique, voilà
+pour le criminel. Quant au mobile d'un crime aussi compliqué, il était
+difficile d'admettre que ce fût le vol. «Et cependant, faisait observer
+le juge d'instruction, nous ne savons pas ce que contenait le
+portefeuille emporté par l'assassin... Mais, ajoutait-il, ce qui me
+paraît détruire l'hypothèse du vol, c'est le soin que le faux Rochdale a
+pris de dépouiller le mort de sa montre en lui laissant au doigt un
+diamant qui valait plus que la montre... J'en conclus que ç'a été là une
+simple précaution pour dépister la police. Je suppose, moi, que cet
+homme a tué M. Cornélis par vengeance...» Et l'ancien juge d'instruction
+me citait quelques exemples singuliers des ressentiments qui poursuivent
+soit des médecins légistes, soit des procureurs de la république, soit
+des présidents d'assises. Il concluait que dans sa vie d'avocat, au
+palais, mon père pouvait avoir excité une de ces persistantes et féroces
+rancunes. Il avait gagné force procès importants; il devait avoir eu
+pour ennemis ceux contre lesquels s'était exercé son talent. Qu'un de
+ceux-là, ruiné par la suite, lui eût attribué sa ruine, et c'était de
+quoi expliquer tout l'appareil de cette vengeance. M. Massol me faisait
+observer que l'assassin, étranger ou non, était connu à Paris. Comment
+rendre compte sans cela du soin que cet homme avait pris de ne pas se
+montrer dans la rue? On avait retrouvé la trace de son premier séjour,
+fait à Paris à l'époque de la livraison de la perruque et de la barbe.
+Cette fois-là, il était descendu rue d'Aboukir, dans un petit hôtel où
+il s'était inscrit sous le nom de Rochester, et il ne sortait jamais
+qu'en fiacre. «Remarquez aussi, disait le juge, qu'il a gardé la chambre
+la veille et le matin du jour où M. Cornélis a été tué. Il a déjeuné
+dans son appartement, comme il y avait déjeuné et dîné la veille, tandis
+qu'à Londres et quand il habitait l'hôtel où votre père lui adressait
+ses premières lettres, il allait et venait sans précautions aucunes...»
+Et c'était tout. Trois adresses d'hôtel, de quoi suivre une piste
+psychologique, si l'on peut dire, voilà quels pauvres détails
+fournissait la sagacité du magistrat, que j'écoutais avec passion. Puis
+il s'arrêtait. Avec ses yeux futés qui luisaient, tout clairs, dans son
+visage presque poupin, il avait une expression de finesse extrême.
+Toujours bien rasé, de langage mesuré, tout ensemble froid, complaisant
+et doux, on devinait, à le voir, un de ces esprits équilibrés et
+méthodiques dont la force professionnelle doit être très grande. Il
+avouait n'avoir rien pu découvrir dans une analyse très minutieuse de
+toute la situation présente de mon père, non plus que dans son passé.
+«Ah! c'est une affaire à laquelle j'ai beaucoup songé,» disait-il, et il
+ajoutait qu'avant de quitter son cabinet de juge d'instruction en 1872
+il avait repris le dossier resté entre ses mains. Il avait interrogé de
+nouveau le concierge de l'hôtel impérial et quelques autres personnes.
+Depuis qu'il était conseiller à la cour, il avait cru pouvoir indiquer
+une piste à son successeur, un vol commis par un Anglais soigneusement
+grimé lui avait fait croire à une identité entre ce voleur et le
+prétendu Rochdale. Puis rien. «Ces actes ont eu du moins cet avantage,
+insistait-il, d'interrompre la prescription...» Je le consultais alors
+sur la durée du temps qui me restait pour chercher de mon côté. Le
+dernier acte d'instruction était de 1873. J'avais donc jusqu'en 1883
+pour découvrir le coupable et le livrer à la vindicte publique... Quelle
+folie! dix années avaient déjà passé depuis le crime, et tout seul, moi,
+chétif, sans les ressources énormes dont dispose la police, j'avais la
+prétention de triompher, là où un fureteur de cette habileté avait
+échoué! J'essayai néanmoins. C'est à cette date que je me crus très
+perspicace en nouant des relations avec l'ancienne maîtresse de mon
+père, cette femme mariée dans les yeux de laquelle je lus tant de pitié
+pour moi et un tel reflet d'anciennes tendresses. À cette date aussi, je
+me plongeai dans la lecture de tous les papiers du mort. Ma mère en
+avait confié la garde à mon beau-père, avec cette tendresse absolue pour
+lui qui me faisait tant souffrir. Hélas! pourquoi aurait-elle compris
+sur ce point, plus que sur les autres, les susceptibilités de mon cœur
+qui répugnait si profondément à ces confusions de sa vie passée avec sa
+vie présente? M. Termonde avait du moins respecté scrupuleusement ces
+paquets de feuilles jaunies, où je trouvai de tout, depuis des projets
+de Société jusqu'à des lettres intimes, et, parmi ces lettres, un
+certain nombre étaient de M. Termonde lui-même et me prouvaient quelle
+amitié avait uni autrefois le second mari de ma mère au premier. Est-ce
+que je ne le savais pas et pourquoi en souffrir? Et rien toujours, aucun
+indice qui me mît sur la voie même d'un soupçon... J'évoquais l'image de
+mon père vivant, telle qu'elle m'était apparue pour la dernière fois; je
+l'entendais répondant à la question de M. Termonde, dans la salle à
+manger de la rue Tronchet, et parlant de celui qui l'attendait pour le
+tuer: «un singulier homme et que je ne suis pas fâché de voir de plus
+près»... Et il était sorti, et il avait marché vers la mort, tandis que
+je jouais dans le petit salon, que ma mère travaillait en causant avec
+l'ami qui devait être un jour son maître et le mien. Quel spectacle
+d'intimité,--tandis que là-bas!... Ne saurais-je donc jamais le mot de
+cette énigme sanglante? Mais où aller? Que faire? À quelle porte
+frapper?
+
+En même temps que ce sentiment de l'impossible décourageait mon effort,
+les facilités soudaines de ma nouvelle existence contribuaient à
+détendre en moi le ressort de la volonté. Durant mes années de collège,
+les souffrances de la jalousie conçue à l'égard de mon beau-père, les
+déceptions de mes tendresses comprimées, la médiocrité, la pauvreté des
+choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu
+l'ardeur inquiète de mon cœur. Cela aussi avait changé. Certes, je
+continuais à aimer profondément, douloureusement ma mère, mais sans plus
+lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place
+unique, mon asile à part dans sa tendresse. J'acceptais son caractère au
+lieu de me révolter là contre. Je n'avais pas cessé non plus de tenir
+mon beau-père en une sombre antipathie, mais je ne le haïssais plus
+avec la même violence. Ses procédés avec moi depuis ma sortie du collège
+avaient été irréprochables. De même qu'il s'était fait, durant mon
+enfance, un point d'honneur de ne jamais élever la voix en me parlant,
+il semblait qu'il se piquât de n'intervenir en rien dans la direction de
+ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalauréat passé, je déclarai que je
+ne voulais suivre aucune carrière, sans en donner de raison,--en réalité
+pour me dévouer tout entier à l'idée fixe de mon œuvre de justice,--il
+ne trouva pas un mot de critique pour cette étrange résolution. Ce fut
+lui qui la fit admettre par ma mère, lui encore qui voulut qu'on
+m'émancipât. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma
+mère, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-père, son co-tuteur,
+s'étaient entendus pour ne pas toucher à mes revenus durant toute mon
+éducation; ces revenus s'étaient capitalisés et j'héritai, non pas de
+sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si pénible
+que me fût l'obligation de la reconnaissance envers celui que je
+considérais depuis des années comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il
+agissait envers moi en très galant homme. Il n'existait aucune
+contradiction, je le sentais trop, entre cette délicatesse de procédés
+et la dureté avec laquelle il m'avait interné au collège et comme
+relégué en exil. Pourvu que je renonçasse à me mettre en tiers entre lui
+et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite
+courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle.
+Il voulait régner tout entier sur le cœur et sur la vie de celle qui
+portait son nom. Comment aurais-je lutté contre lui? Comment aussi
+l'aurais-je blâmé, puisque je comprenais si bien qu'à sa place et jaloux
+comme j'étais, ma conduite eût été pareille?... Je cédai donc par
+impuissance à combattre une tendresse qui rendait ma mère heureuse, par
+dégoût de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et
+lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte à ma tâche de
+justicier, une fois libre. Moi-même je demandai qu'on me laissât quitter
+la maison, de sorte qu'à dix-neuf ans j'avais mon indépendance absolue,
+un appartement à moi, que je choisis avenue Montaigne, tout près du
+rond-point des Champs-Élysées, plus de cinquante mille francs de rente,
+une porte ouverte dans chacun des salons que fréquentait ma mère, et une
+porte ouverte aussi dans tous les endroits où l'on s'amuse. Comment
+aurais-je résisté aux entraînements qu'une pareille situation comporte?
+
+Oui, j'avais rêvé d'être le Vengeur, le Justicier, et je me laissai
+rouler presque aussitôt par le tourbillon de cette vie de plaisir dont
+ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur.
+C'est une existence futile et dévorante qui vous déchiquette vos heures
+comme elle vous déchiquette l'âme, qui met en charpie fil par fil
+l'étoffe irréparable du temps et l'étoffe plus précieuse encore de notre
+énergie. Je me trouvais, par rapport à ma besogne de vengeur, incapable
+d'agir immédiatement--à quoi et à qui m'attaquer?--Je m'abandonnai donc
+à toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du
+mouvement, et bientôt les journées se précipitèrent, les unes après les
+autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les élégants
+de métier, comme un code de devoirs à remplir. Avec la promenade au Bois
+le matin, les visites dans l'après-midi, les dîners en ville, les
+parties de théâtre, et, après minuit, les séances de jeu au cercle ou de
+débauche, ailleurs,--comment trouver le loisir de suivre un projet?
+J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule où du moins le
+fond d'idées tragiques sur lequel je vivais, malgré tout, me servit à
+bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais
+séduite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'étais
+amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, établie à Paris.
+Celle-là était, elle est encore une de ces illustres comédiennes du
+monde, qui emploient à s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins
+récompensés, toutes les séductions du luxe, de l'esprit et de la beauté,
+sans une rêverie dans la tête, sans une émotion dans le cœur, avec les
+plus adorables dehors des plus délicates rêveries et des plus fines
+émotions. Je menai cette existence d'esclave attaché aux caprices d'une
+coquette sans âme pendant six mois environ. Je me consolai des faussetés
+de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue.
+Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne
+vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont
+intolérables de mensonge, de prétention et de vanité; les autres de
+vulgarité, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces
+liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de
+la misère de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que
+pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent à gagner sans
+travail. Il y avait en moi quelque chose d'effréné à la fois et de
+dégoûté qui me poussait à outrer tout ensemble et à flétrir mes
+sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner entièrement
+à aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon
+être, le souvenir de mon père, qui m'empoisonnait toutes mes pensées,
+comme à leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je
+traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'où
+j'étais sorti à sept heures, habillé comme à Londres, en cravate
+blanche, en petits souliers, un bouquet à la boutonnière de mon frac,
+mon portefeuille bourré de billets de banque, je regardais le ciel de la
+nuit, les nuages qui couraient sur les étoiles, la froide et pâle lune,
+les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une
+émotion inexprimable s'éveillait en moi qui me faisait sentir que toute
+existence est un rêve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon
+esprit malade. C'était si étrange que je vécusse, moi, comme je vivais,
+et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi
+intime! Une destinée pesait-elle donc sur moi, pauvre être, comme sur
+l'univers entier? «Qu'elle me pousse,» me disais-je, et je me livrais à
+elle. Je me couchais sur des idées de philosophie noire, et je me
+réveillais pour continuer une existence sans dignité, dans laquelle je
+perdais, avec ma force d'exécuter mon programme de réparation envers le
+fantôme qui hantait mes songes, toute estime propre et toute conscience.
+Qui m'aurait aidé à remonter le courant?... Ma mère? Elle ne voyait de
+cette vie que son décor mondain, et elle se félicitait que je me fusse,
+comme elle disait, désauvagé.... Mon beau-père? Mais il avait,
+volontairement ou non, favorisé tout ce désordre. Ne m'avait-il pas
+rendu maître de ma fortune à l'âge le plus dangereux? N'avait-il pas
+aidé, aussitôt l'âge venu, à mon admission dans les cercles dont il
+était membre? N'avait-il pas facilité de toutes manières mon entrée dans
+le monde?... Ma tante? Oui, ma tante souffrait de mon genre de vie. Et
+cependant n'aimait-elle pas mieux que j'oubliasse du moins les sinistres
+résolutions de haine qui l'avaient toujours épouvantée? Et puis je ne la
+voyais guère. Mes voyages à Compiègne se faisaient rares. J'étais à
+l'âge où l'on trouve toujours du temps pour ses plaisirs, où l'on n'en
+trouve pas pour les devoirs qui vous tiennent le plus au cœur... S'il y
+avait quelqu'un dont la voix s'élevât sans cesse contre la dissipation
+de mon énergie dans de vulgaires plaisirs, c'était celle du mort qui
+gisait sous terre, sans vengeance; cette voix montait, montait sans
+cesse des profondeurs de toutes mes rêveries, mais je m'habituais à ne
+plus lui répondre. Était-ce ma faute si tout conspirait à paralyser ma
+volonté, depuis les plus importantes des circonstances jusqu'aux plus
+petites?--Et je m'alanguissais dans une torpeur douloureuse que ne
+distrayait même pas le remue-ménage de mes fausses passions et de mes
+faux-plaisirs.
+
+Un coup de foudre me réveilla de ce lâche sommeil de ma volonté. Ma
+tante Louise fut frappée d'une attaque de paralysie. C'était vers la fin
+de cette morne année de 1878, au mois de décembre. J'étais rentré le
+soir, ou plutôt le matin, après avoir gagné au jeu quelques milliers de
+francs. Des lettres m'attendaient et une dépêche. Je déchirai
+l'enveloppe bleue en chantonnant un air à la mode, une cigarette aux
+lèvres, et sans me douter que j'allais apprendre un événement qui
+deviendrait, après la mort de mon père et le second mariage de ma mère,
+la troisième grande date de ma vie. Le télégramme, signé du nom de
+Julie, mon ancienne bonne, m'annonçait la maladie soudaine de ma tante
+et me demandait de venir aussitôt, bien qu'on espérât la sauver. Un
+détail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais
+reçu de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle
+la pauvre se plaignait, à son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre
+de réponse, à moi, était là, sur ma table de travail, à demi-écrite. Je
+ne l'avais pas achevée. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut
+rien moins que l'arrivée de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous
+faire comprendre que nous devons nous hâter de bien aimer ceux que nous
+aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent à jamais, avant que
+nous ne les ayons assez aimés. À l'anxiété que me causa le danger où se
+trouvait la chère vieille fille se mélangea le remords de ne pas lui
+avoir témoigné assez combien elle m'était chère. Il était deux heures du
+matin, le premier train pour Compiègne partait à six heures, elle
+pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes
+d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume
+extrême, tous mes torts envers cette sœur unique de mon père, ma seule
+vraie parente! La possibilité d'une irréparable séparation me faisait
+me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon,
+tandis que je traversais, à la triste clarté d'une aube d'hiver, le
+paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant
+chaque détail, le collégien qui allait là-bas, le cœur débordant de
+tendresses inépanchées, le cerveau chargé du poids d'une redoutable
+mission. Je devançais en pensée le train si lent à mon gré. J'évoquais
+ce visage aimé, si simple et si loyal, cette bouche aux lèvres un peu
+fortes, ces yeux doublés de tant de bonté, que cernaient des paupières
+plissées, machurées, comme rongées par les larmes, ces bandeaux
+grisonnants. Dans quel état la reverrais-je? Peut-être si cette nuit de
+repentir, cette angoisse, tout ce trouble intérieur n'avaient pas tendu
+mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-être n'aurais-je
+pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui
+m'assaillirent, qui me rendirent capable de désobéir à la mourante...
+Mais comment regretter cette désobéissance, qui seule m'a mis sur la
+voie de la vérité?--Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce
+que j'ai fait.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+La vieille Julie m'attendait à la gare; elle n'y voyait presque plus
+clair à présent, elle était bien cassée, bien usée, avec sa face plus
+plate et plus ridée encore, ses lèvres plus rentrées; mais elle était
+toujours la bonne, la fidèle Julie, qui continuait à me dire: tu, comme
+au temps où elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque
+soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgré ses mauvais yeux de
+soixante-dix ans, elle me reconnut aussitôt que je descendis de vagon,
+et elle commença de me parler, comme elle faisait d'habitude,
+interminablement, aussitôt que nous fûmes montés dans le coupé de
+louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine
+enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture,
+les coussins de cuir jaunâtre et le cocher que j'avais toujours vu au
+service du loueur, un petit homme à figure guillerette avec des yeux
+clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce
+matin-là.
+
+--C'est hier que ça l'a prise, me racontait Julie, tandis que le
+véhicule dévalait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, ça devait
+arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des
+semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle
+furetait, elle soupçonnait. Elle avait les idées tournées, quoi?....
+Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous
+lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-même... Oui,
+moi aussi... Elle descendait à la cave, tous les jours, compter les
+bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le
+lendemain, elle retrouvait le même compte et elle soutenait que ce
+n'était pas le même papier, elle reniait sa propre écriture... Je
+voulais te dire cela quand tu es venu la dernière fois, je n'ai pas osé,
+j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'était des
+gyries, qu'elle était lunée, que ça passerait... Enfin, hier, je
+descends à l'heure du dîner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait
+bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, même malade... Je ne la
+trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'à ce
+que ce dernier a eu l'idée de lâcher le chien, qui nous a conduits droit
+au bûcher. Nous la voyons là, tombée de son long à terre... Elle était
+allée sans doute vérifier le bois. Nous la relevons, la pauvre chère
+demoiselle. Sa bouche était toute tirée de travers, elle avait un côté
+qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit à parler... Alors nous l'avons
+crue folle. C'étaient des mots sans suite que nous ne comprenions pas.
+Mais le docteur prétend qu'elle a toute sa tête, seulement qu'elle dit
+une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui obéisse
+pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des épingles; je lui
+en apporte, elle se fâche. Croirais-tu que c'était l'heure qu'elle
+voulait savoir? Enfin à force de la questionner, et par ses oui et par
+ses non, qu'elle exprime avec sa main restée bonne, comme cela, je la
+devine... Si tu savais comme elle était agitée cette nuit à cause de
+toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononcé ton nom, ses yeux ont brillé.
+Elle répète des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle
+t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les idées qu'elle
+se forgeait par rapport à ton pauvre père. Les dernières semaines, elle
+ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:--Pourvu qu'on ne tue pas
+aussi André, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si
+doux...--et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la
+contrepointais:--Qui voulez-vous qui cherche du mal à Monsieur André,
+lui demandais-je?--Alors elle s'écartait de moi avec une défiance qui me
+faisait gros cœur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa tête...
+Le docteur a dit qu'elle se croyait persécutée, que c'était une manie;
+il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut
+guérir...
+
+J'écoutais le bavardage de Julie et je ne répondais pas. Que ma tante
+Louise eût un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait
+guère, après les chagrins qu'elle avait traversés, et je m'expliquais
+ainsi bien des singularités que j'avais observées dans son attitude
+envers moi, lors de mes dernières visites. Elle m'avait stupéfié en me
+réclamant un des livres de mon père que je n'avais jamais songé à
+emporter. «Rends-le-moi...» m'avait-elle dit, avec une telle insistance
+que je m'étais mis à la recherche du livre. J'avais fini par le
+découvrir sous une pile d'autres, comme caché à dessein dans le bas
+d'une armoire. Les phrases prolixes de Julie ne faisaient que m'éclairer
+sur la triste cause de ce qui m'avait semblé une bizarrerie de vieille
+fille minutieuse et solitaire. En revanche, ce que je ne pouvais prendre
+avec autant de philosophie que faisait mon ancienne bonne, c'étaient les
+idées de ma tante sur la mort de mon père. Quelles idées? Il m'était
+arrivé plusieurs fois, au cours de conversations avec elle, de sentir
+vaguement qu'elle ne m'ouvrait pas tout son cœur. L'obstination qu'elle
+avait mise à combattre mes projets d'enquête personnelle pouvait
+provenir de sa piété, qui répugnait à toute volonté de vengeance. Mais
+cette piété entrait-elle seule en cause? L'inquiétude qu'elle m'avait si
+souvent montrée à l'endroit de ma sécurité, allant jusqu'à me supplier
+de m'armer le soir, de ne pas monter en chemin de fer dans les
+compartiments vides, et autres conseils semblables, cette pusillanimité
+dans le souci de ma personne avait sans doute pour principe une
+exaltation morbide; mais aussi ces terreurs pouvaient reposer sur un
+fondement moins vague que je ne l'imaginais. Aussi remarquai-je avec une
+certaine appréhension que ces craintes étranges avaient reparu plus
+fortes encore aussitôt qu'elle avait cessé de dominer entièrement son
+esprit.--«Allons! me dis-je, lui ressemblerais-je? Est-ce que ces idées
+fixes ne sont pas naturelles chez une personne dont le cerveau est
+travaillé par la manie des persécutions et qui a perdu un frère adoré
+dans des circonstances aussi mystérieuses que tragiques?» En écoutant
+Julie et raisonnant ainsi presque malgré moi, nous arrivâmes devant la
+maison de ma tante,--vraie maison de drame et de malheur, par ce matin
+de décembre, avec la ligne sinistre de la forêt dépouillée sur
+l'horizon, avec les nuages qui voûtaient de gris le ciel tout bas, avec
+la solitude de ce coin de petite ville qu'enveloppait le plus triste des
+silences, celui de la campagne en hiver. Le chien bondit au devant de
+moi quand je descendis de voiture, un grand terre-neuve, noir et blanc,
+que j'avais par plaisanterie, et au scandale de ma tante Louise,
+surnommé Don Juan. Je le repoussai presque avec dureté, tant j'avais le
+cœur serré à l'idée de l'état où j'allais retrouver la malheureuse
+femme, et je gravis trois par trois les marches de l'escalier qui
+conduisait à sa chambre.
+
+Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arrêta d'un
+geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je
+vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une bergère
+au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tournée du côté
+du mur, au fond du vieux lit à colonnes droites qui avait été celui de
+ma grand'mère, dans la ville de Provence d'où notre famille est sortie.
+Les rideaux d'étoffe rouge brodée de velours noir que ma tante avait
+fait suspendre aux tringles de ce lit, à la place des rideaux de
+mousseline destinés à écarter les moustiques, la dérobaient à demi à ma
+vue. J'écoutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui
+m'était aussi familière que le salon d'en bas, où j'avais écrit ma
+lettre de compliment à mon beau-père lors de son mariage. Ces rideaux
+rouges étaient aujourd'hui d'une nuance passée qui s'harmonisait aux
+formes antiques des meubles, au papier fané du paravent plié devant la
+fenêtre, à la couleur blanche du tapis, au reps décoloré des fauteuils,
+à tout ce qu'il y avait, de ci de là, de vieilleries, épaves de notre
+vie de famille, pieusement ramassées par la vieille fille; et elle était
+si méticuleuse, ses mains à mitaines noires savaient si bien poursuivre
+le grain de poussière oublié par Jean, le jardinier valet de chambre,
+que ces objets usés, grâce à la teinte brunie du bois de lit, des
+chaises et de la commode à poignées de bronze, donnaient à la pièce la
+physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs
+tableaux de nativité. Le contraste était saisissant entre mon
+appartement de jeune homme à la mode et cette paisible retraite. J'avais
+trop brusquement passé de l'un à l'autre pour ne pas sentir, et ce
+contraste, et le muet reproche qui se dégageait pour moi de cette
+chambre de malade, dont l'atmosphère était maintenant affadie par
+l'odeur de la tisane, au lieu d'être vivifiée par le frais arôme de
+lavande cher à ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi à
+écouter son sommeil et à songer à sa vie solitaire, au coin du feu qui
+brûlait à petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles
+résolutions je formai de venir ici de longues semaines, auprès d'elle,
+quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre
+qu'elle fût en danger de mort, et j'attendais la minute où elle se
+réveillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je
+l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les
+autres, je la vis qui soulevait son bras demeuré libre, et qui le
+remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque
+chose de désespéré.
+
+--Elle est réveillée, me dit Julie, qui avait remplacé au chevet du lit
+la jeune domestique.
+
+Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son
+pauvre visage déformé par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me
+penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma
+joue. Elle me fit cette caresse qui lui était accoutumée, plusieurs
+fois, lentement. Je la mis sur le dos, aidé de Julie, car elle avait une
+peine infinie à se retourner elle-même, de manière qu'elle pût bien me
+voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de
+ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse
+suprême et une pitié inexprimable. J'y répondis par des larmes, moi
+aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler,
+mais elle ne put prononcer qu'une phrase incohérente qui acheva de me
+fendre le cœur. Elle vit, à l'expression de mes traits, que je ne
+l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui
+traduiraient une pensée, qu'elle avait là précise et lucide. Elle dit
+encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommença de
+faire ce geste d'impuissance navrée qui m'avait tant frappé à son
+réveil. Cependant elle parut, à une question que je lui posai: «Que
+voulez-vous de moi, chère tante?» reprendre courage. Elle fit signe
+qu'elle désirait que Julie sortît, et à peine fûmes-nous seuls que son
+visage changea. Elle put, aidée par moi, glisser sa main sous son
+oreiller, d'où elle retira le trousseau de ses clefs, et, en isolant une
+des autres, elle fit le geste d'ouvrir une serrure. Je pensai aussitôt à
+ces craintes chimériques d'être volée, dont je la savais victime, et je
+lui demandai si elle voulait la cassette qu'ouvrait cette clef. C'était
+une toute petite clef avec des dentelures au bout, et un cran un peu
+bas, comme on en fabrique pour les serrures de sûreté, dites à pompe. Je
+vis que je ne m'étais pas trompé. Elle put dire: oui, et, en même temps,
+ses yeux s'éclairaient.
+
+--Mais, où est cette cassette?... lui demandai-je encore.
+
+Elle répliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le
+sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je
+la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me répondît par des
+gestes. Après quelques minutes, j'étais parvenu, de tâtonnements en
+tâtonnements, à savoir qu'il s'agissait d'un coffret enfermé dans une
+des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef
+attachée aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle
+me fit signe qu'elle le désirait. Je n'eus pas de peine à trouver le
+coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il fût placé
+soigneusement derrière un carton à chapeaux et des étuis d'argenterie.
+Il était de bois odorant, avec les initiales J. C. incrustées en lettres
+de platine et d'or... J. C.--Justin Cornélis...--Il avait donc appartenu
+à mon père. J'ai supposé, depuis, que ce petit meuble d'un travail
+délicat et d'une capacité moyenne, lui avait été donné en échange de
+quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui
+avait demandé d'enfermer là tous les menus objets qui sont les reliques
+d'une affection cachée: les billets parfumés, les voiles portés pendant
+une promenade heureuse, les bouquets séchés, les portraits tirés à un
+seul exemplaire. Peut-être, cette amie était-elle la femme que j'avais
+si indignement soupçonnée de complicité dans le crime de l'hôtel
+Impérial? Puis, mon père s'était marié. Il n'avait voulu ni conserver,
+ni détruire ce souvenir d'un passé avec lequel il rompait pour toujours,
+et il l'avait confié en garde à ma tante... Sur le moment, je ne m'en
+demandai pas si long, j'essayai la clef à la serrure pour bien m'assurer
+que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai
+presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses
+d'obligations, quelques écrins à bijoux, des rouleaux de napoléons, tout
+un petit trésor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis
+plusieurs paquets enveloppés minutieusement de papier. J'en pris un et
+je pus lire: «Lettres de Justin...» et le chiffre de l'année; même
+inscription sur le deuxième, sur le troisième, sur le quatrième. C'était
+toute la correspondance de mon père que ma tante conservait ainsi, avec
+la religion qu'elle mettait à ne laisser ni se perdre, ni se détériorer
+un seul des objets ayant appartenu à celui qui avait été la plus
+profonde tendresse de sa vie. Mais pourquoi ne m'avait-elle jamais parlé
+de ce trésor-ci, plus précieux pour moi que tous les autres? Je me posai
+cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait
+sans doute voulu ne se séparer de ces lettres qu'à la dernière minute.
+Je remontai dans ces pensées. Dès la porte je rencontrai ses yeux. Ils
+exprimaient une impatience et une anxiété dévorantes. À peine eut-elle
+la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de
+lettres, puis un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle
+avait retirés, donna un tour de clef et me fit signe de porter le
+coffret sur la commode. Tandis que j'exécutais cet ordre et que
+j'écartais les petits bibelots dont cette commode était encombrée, je
+vis la malade, dans la glace posée devant moi. Elle s'était, par un
+effort suprême, retournée aux trois quarts, et, de sa main libre, elle
+essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait mis à part des
+autres, dans la cheminée placée à la droite de son lit, du côté du
+chevet, à un mètre seulement. Mais elle put à peine se soulever, son
+élan fut trop faible et le petit paquet de lettres roula par terre.
+J'accourus vers elle, afin de lui remettre la tête sur les oreillers et
+le corps au milieu du lit, et alors, avec son bras impuissant, elle
+recommença de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses
+doigts amaigris, et de nouvelles larmes coulèrent de ses pauvres
+yeux.--Ah! comme j'ai honte de ce que je vais écrire ici!... Je
+l'écrirai pourtant, car je me suis juré d'être vrai jusqu'à cette faute,
+jusqu'à une pire encore!--Je n'avais pas eu de peine à comprendre ce qui
+s'était passé dans l'esprit de la malade. Évidemment, le petit paquet,
+tombé sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait
+des lettres qu'elle désirait détruire pour toujours, afin que je ne les
+lusse pas. Elle aurait pu brûler depuis longtemps ces feuilles dont elle
+redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle eût reculé
+d'année en année, de jour en jour peut-être, moi qui savais de quel
+culte idolâtre elle entourait les moindres objets ayant appartenu à mon
+père. Ne l'avais-je pas vu conserver le buvard dont il se servait quand
+il venait à Compiègne, avec les enveloppes et le papier qui s'y
+trouvaient lors de sa dernière visite? Oui, elle avait dû attendre,
+attendre encore, avant de se séparer à jamais de ces chères et
+dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise et, tout de suite,
+elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeurât en ma possession.
+Je me rendais compte qu'une défiance déraisonnable, celle de ses
+derniers moments, l'avait empêchée de demander le coffret à Jean ou à
+Julie. C'était là, je le compris à cette minute même, le secret de
+l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait désiré mon arrivée, le
+secret aussi du trouble où je l'avais vue. Et maintenant ses forces
+l'avaient trahie. Elle avait tenté vainement de jeter les lettres dans
+le feu, ce feu dont elle entendait le crépitement sans pouvoir se
+soulever ni même regarder la flamme tant désirée. Toutes ces inductions
+qui se présentèrent d'un coup à ma pensée ont pris forme plus tard. Sur
+le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de pitié devant
+l'excès de la souffrance de la malheureuse femme.
+
+--Ne vous tourmentez pas, chère tante, lui dis-je, en ramenant la
+couverture jusqu'à ses épaules; je vais brûler ces lettres.
+
+Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai
+les paupières avec mes lèvres, et je me baissai pour prendre le petit
+paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement
+cette date: «1864.--Lettres de Justin.» 1864! c'était la dernière année
+de la vie de mon père!--Je le sens, ce que je fis à ce moment-là fut
+infâme; les suprêmes volontés des mourants sont chose sacrée. Je ne
+devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui était là, sur le
+point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle
+devenir plus rapide à cette seconde.--Ce fut un passage tourbillonnant
+d'idées plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionnément,
+follement, à ce que ces lettres fussent brûlées, c'est qu'elles
+pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la
+dernière année de mon père, et dont elle ne m'avait jamais parlé, à
+moi!... Je ne raisonnai pas, je n'hésitai pas, j'aperçus dans un éclair
+cette possibilité d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais
+d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je
+le lançai à côté sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade,
+et, d'une voix que je tentai de faire assurée et calme, je lui dis que
+son désir était accompli, et que les lettres brûlaient. Elle me prit la
+main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis à côté de
+son lit en cachant ma tête dans les draps pour que ses yeux ne
+rencontrassent pas les miens. Hélas! je n'eus pas longtemps à craindre
+son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. À midi, son agitation
+recommença. Le prêtre vint, à deux heures, lui donner les sacrements.
+Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute
+connaissance et elle mourut dans la nuit...
+
+Chère morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, à ta dernière heure, me
+le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres
+fatales, qui ont commencé d'éclairer le passé d'une si terrible lumière,
+tu espérais m'épargner des soupçons qui t'avaient torturée toi-même. Sur
+ton lit de mort, tu ne pensais qu'à mon bonheur. Me pardonneras-tu
+d'avoir rendu vaine cette prévoyance de ton agonie? Il faut que je te
+parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou
+m'entendre, ou seulement sentir l'émotion qui va du plus intime de moi
+vers ta mémoire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti,
+quand tu ne songeais, toi, qu'à m'être bonne, si bonne, si bonne
+qu'aucune créature humaine n'a jamais été meilleure pour une autre. Il
+faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des
+draperies blanches, comme il convenait à ton être si pur. De toi, du
+moins, je n'ai jamais douté. En pensant à toi, je n'ai pas une amertume,
+sinon de ne t'avoir pas assez chérie quand tu vivais, sinon d'avoir
+trahi le dernier vœu qu'ait formé ton âme. Je crois te voir avec tes
+yeux qui disaient que dans ton cœur il n'y avait pas une tache; mais que
+de blessures!... Tu viens à moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu
+caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donnée, avant de
+t'en aller dans ces ténèbres où les mains ne peuvent plus s'étreindre,
+ni les larmes se mêler. Si la mort n'était pas venue sur toi trop vite,
+si j'avais obéi à ton suprême désir, tu aurais emporté sous la terre le
+secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fantôme, tu ne me
+blâmes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me
+blâmes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destinée
+qui veut que la clarté se fasse sur la nuit du crime, que la justice
+reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette
+puissance le sait, et elle emploie à son œuvre de réparation des armes
+bien étranges. Il était dit, sœur pieuse de mon père, que ton culte
+fidèle de cette chère mémoire aboutirait à réveiller en moi la volonté
+qui s'endormait. Ame dévouée, âme inquiète, ne me reproche pas les
+tourments que je me suis donnés, le dévouement tragique dans lequel j'ai
+abîmé ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le
+tombeau où vous dormez votre sommeil ensemble, mon père et toi, dans ce
+cimetière de Compiègne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce
+jour pourrait être demain!...
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ma tante était morte vers les neuf heures du soir. Je lui fermai les
+yeux et je restai longtemps à pleurer. À onze heures, la vieille Julie
+vint me chercher et me força de descendre pour manger un peu. Je n'avais
+rien pris de la journée qu'une tasse de café noir à midi. Quel sinistre
+repas je fis ainsi, dans cette salle aux murs garnis d'assiettes
+anciennes, où je m'étais assis tant de fois en face d'elle, la pauvre
+morte! Une lampe posée sur la table éclairait la nappe, devant moi, sans
+dissiper entièrement les ombres de la pièce, que chauffait un grand
+poêle de faïence, tout fendillé par le feu. J'écoutais le bruit de ce
+poêle qui me rappelait les soirées de mon enfance, durant lesquelles je
+mettais des châtaignes à cuire dans la braise d'un feu tout semblable,
+après les avoir fendues, par crainte des éclats qui sautent. Je
+regardais Julie qui avait voulu me servir elle-même, et qui essuyait, du
+coin de son tablier bleu, de grosses larmes le long de ses joues ridées.
+J'ai traversé dans ma vie des heures plus cruelles, je n'en ai pas connu
+d'aussi poignantes. Je peux me rendre la justice que le chagrin commença
+par abolir en moi toute autre pensée. Je ne songeai pas un instant à
+ouvrir, durant cette nuit funèbre, le paquet de lettres que je m'étais
+approprié par un mensonge si honteux. J'avais oublié jusqu'à son
+existence, quoique j'eusse pris le soin, dans l'après-midi, de le
+ramasser et de le porter dans ma chambre. Que m'importait maintenant la
+curiosité de savoir les secrets de ces lettres? Je savais que je venais
+de perdre pour toujours le seul être qui m'eut aimé complètement, et
+cette idée me fendait le cœur. Je voulus veiller la morte une partie de
+la nuit. Je ne pouvais me détacher de ce visage immobile, sur lequel
+j'avais lu, pendant des années, la tendresse absolue, entière, et,
+maintenant, rien que des traits rigides, des lèvres serrées, des
+paupières baissées, et une sorte de tristesse navrée que je n'ai vue
+sur la face d'aucun autre mort. Toutes les pensées mélancoliques, dont
+la vivante s'était empoisonné le cœur en silence, remontaient à la
+surface de cette physionomie rendue à sa vérité. Ah! Cette seule
+expression d'infinie tristesse aurait dû me pousser dès cette minute à
+en rechercher la cause mystérieuse dans les lettres, qui avaient
+préoccupé son esprit jusqu'au bord des éternelles ténèbres, mais comment
+aurais-je trouvé en moi la force de raisonner devant cette figure
+douloureuse? Je me disais que cette bouche ne m'avait jamais fait
+entendre que des paroles si douces et qu'elle, ne me parlerait plus, que
+ces mains n'avaient eu pour moi que des caresses et qu'elles ne
+répondraient plus à mon étreinte. Le désespoir s'unissait en moi à une
+espèce d'étonnement épouvanté. Devant un mort qui nous fut cher, on a
+tant de peine à croire que cela soit réel, bien réel, qu'il n'y ait plus
+que le silence, et pour toujours, là où battait un cœur, où un esprit
+brillait, où une âme aimait. Une sœur, qui veillait ma tante auprès de
+moi, disait des prières. Je me laissai aller, moi aussi, à répéter les
+formules auxquelles je ne croyais plus. Je récitai: «Notre père, qui
+êtes aux cieux...» et «Je vous salue, Marie...» Et je songeais combien
+de fois elle avait dû, elle, la pauvre vieille fille, prononcer ces
+prières en demandant à Dieu, pour moi, la paix et le bonheur!...
+
+À trois heures du matin, Julie vint me remplacer au chevet de la morte.
+Je passai dans ma chambre, qui était sur le même étage que celle de ma
+tante. Un cabinet de débarras séparait les deux pièces. Je me jetai sur
+mon lit, recru de fatigue. La nature triompha de ma douleur. Je
+m'endormis de ce sommeil qui suit les grandes déperditions de force
+nerveuse, et d'où l'on sort capable de vivre à nouveau et de supporter
+ce qui semblait insupportable. Quand je me réveillai, il faisait jour.
+Un triste et sombre ciel d'hiver, voilé comme celui de la veille, mais
+plus menaçant à cause de la nuance plus noire des nuages,
+s'appesantissait sur le jardin dépouillé. J'allai à la fenêtre
+contempler longtemps le sinistre paysage que fermait la ligne de la
+forêt. Je note ces petits détails afin de mieux retrouver mon impression
+exacte d'alors. En me retournant et marchant vers la cheminée pour
+chauffer mes mains au feu que la domestique venait d'allumer, mon regard
+tomba sur le paquet des lettres volées à ma tante... Oui, volées,
+c'était bien le mot... Il était là, comme je l'avais posé la veille, en
+hâte, sur le marbre de la cheminée, entre mon porte-monnaie, le
+trousseau de mes clefs et mon étui à cigarettes. Je le pris avec un
+battement de cœur, ce petit paquet, dont les plis témoignaient qu'il
+avait été souvent rouvert et refermé. Il m'était encore possible de
+réparer le criminel mensonge que j'avais fait à l'agonisante. Je n'avais
+qu'à étendre la main, et ces papiers tombaient dans la flamme, et la
+volonté dernière de la morte se trouvait accomplie. Je me laissai aller
+sur un fauteuil et je regardai quelques minutes cette flamme qui
+montait, jaune et souple, autour des bûches. Je soupesai le paquet. Au
+juger, il devait contenir un grand nombre de lettres. Je me sentis en
+proie à tout le malaise physique de l'indécision. Je ne cherche pas à
+justifier cette seconde défaite de ma loyauté, je cherche à la
+comprendre... Non, ces lettres n'étaient pas à moi. Je n'aurais jamais
+dû me les approprier. Je devais les détruire sans les avoir ouvertes,
+d'autant plus que l'entraînement des premières secondes était passé, ce
+soudain afflux d'idées qui m'avait empêché d'obéir à la supplication
+angoissée de ma tante. «Pourquoi cette angoisse?» me demandai-je
+cependant de nouveau, tandis que je relisais l'inscription tracée par ma
+tante sur l'enveloppe: «Lettres de Justin, 1864.» Comme la chambre où
+j'étais là, partagé entre un devoir de piété indiscutable et le désir de
+savoir, m'était une mauvaise conseillère!... Ç'avait été autrefois celle
+de mon père, et le mobilier n'avait pas changé depuis cette époque. Le
+temps avait seulement un peu effacé la nuance de l'étoffe claire dont ma
+tante avait fait tendre la pièce pour que son frère y reposât ses yeux.
+Il s'était chauffé à cette cheminée par des matins d'hiver pareils à
+celui-ci, froids et noirs. Il s'était assis pour rêver, sur le fauteuil
+profond où je me tenais. Il avait écouté le tintement des heures passer
+dans le timbre à demi faux de la pendule d'albâtre, qui me sonnait à moi
+maintenant cette heure de trouble. Le petit dogue de bronze, à face
+bourrue, à bajoues pendantes, qui se tenait sur cette pendule, l'avait
+vu aller et venir sur ce tapis aux fleurs éteintes. Il avait dormi son
+sommeil de jeune homme et d'homme fait dans cette alcôve et sur ce lit
+que je venais de quitter. Il avait travaillé, assis à ce bureau posé
+près de la fenêtre, en travers, dans le jour qu'il affectionnait. Non,
+cette chambre ne me laissait plus libre d'agir; elle me rendait mon père
+trop vivant. C'était comme si le fantôme de l'assassiné fût sorti de son
+tombeau pour me supplier de tenir la promesse de vengeance jurée tant de
+fois à sa mémoire. Quand ces lettres n'eussent offert qu'une seule
+chance, une contre mille, de me donner une indication, une seule, sur
+les secrets de la vie intime de mon père, je ne pouvais pas hésiter. Que
+m'importaient ces puériles scrupules de respect pour ce qui n'avait été
+sans doute que le caprice dernier d'une malade d'esprit? Je dressai
+contre mes restes de piété ce raisonnement sacrilège, afin de les
+abattre. Je n'avais pas besoin d'arguments pour céder à l'effréné désir
+qui grandissait, grandissait en moi. Ces lettres, les dernières que sa
+main eût écrites; ces lettres qui me montreraient à nu sa vie intime, à
+la veille du sanglant attentat, je les avais là et je ne les lirais
+point!... Allons donc!... C'en était assez de ces enfantines
+lenteurs!... Et je défis brusquement l'enveloppe qui contenait cette
+correspondance. Les feuillets tremblaient entre mes doigts, maintenant,
+tout jaunis, avec leurs caractères un peu décolorés. Je reconnaissais
+l'écriture, tassée, carrée et nette, avec des trous au milieu des mots.
+Les dates avaient été souvent omises par mon père, et alors ma tante
+avait réparé l'omission en écrivant le quantième du mois elle-même.
+Pauvre tante dont ce soin religieux attestait la tendresse, je ne
+songeais plus, dans mon excitation folle, qu'à deux pas de moi était sa
+chambre funéraire. À Julie, qui vint me demander des instructions pour
+tous les détails matériels dont s'accompagne la mort, je répondis que
+j'étais trop accablé, qu'elle décidât tout à son gré, que je voulais
+être seul durant cette matinée, et je me plongeai dans ma lecture au
+point d'en oublier et l'heure qui passait, et les événements autour de
+moi, et de manger, et de m'habiller, et même d'aller revoir celle que
+j'avais perdue, tandis que je pouvais encore me repaître de ses
+traits... Oui, pauvre tante, et envers laquelle j'étais si ingrat, si
+traître aussi!... Dès les premières pages, je compris trop bien pourquoi
+elle avait voulu m'empêcher de boire le poison que chaque phrase
+distillait dans mon cœur, comme elle l'avait distillé dans le sien. Les
+terribles lettres! C'était maintenant comme si le fantôme eût parlé, de
+cette parole sourde qui est celle des confessions, et un drame caché se
+déroulait devant moi, dont je n'avais pas rêvé la tristesse. J'étais
+tout enfant, lorsque se passaient les mille petites scènes dont cette
+correspondance me représentait le détail. Je ne savais pas déchiffrer
+l'énigme d'une situation, et, depuis, la seule personne qui eût pu
+m'initier à cette lugubre histoire était précisément celle qui avait
+poussé la discrétion jusqu'à me cacher, toute sa vie, l'existence de ces
+papiers trop éloquents; celle qui, sur son lit de mort, avait pensé à
+les détruire plus qu'à son salut éternel, et qui, sans doute,
+s'accusait, comme d'un crime, d'avoir différé de jour en jour à brûler
+ces feuilles fatales. Quand elle s'y était décidée, c'était trop tard.
+
+La première lettre était datée de janvier 1864. Elle commençait par des
+remerciements adressés à ma tante pour mon cadeau d'étrennes de cette
+année-là: un fort avec des soldats de plomb, qui m'avaient charmé,
+disait la lettre, parce que les cavaliers étaient en deux morceaux,
+l'homme se détachant de la bête... Et, tout de suite, les phrases
+banales de ce remerciement se changeaient en une effusion de tendresse
+souffrante. Rien qu'à l'accent avec lequel le frère parlait à sa sœur,
+se répandant en regrets pour son enfance passée et leur vie commune, on
+devinait une âme anxieuse, avide d'affection et mécontente de son sort
+actuel. Il s'exhalait, de cette première lettre, une plainte contenue
+qui m'étonna aussitôt, car j'avais toujours cru que mon père et ma mère
+avaient été parfaitement heureux l'un par l'autre. Hélas! cette plainte
+ne faisait que grandir, que se préciser aussi. Mon père écrivait à sa
+sœur, chaque dimanche, même quand il l'avait vue dans la semaine. Comme
+il arrive dans les correspondances fréquentes et régulières, les
+moindres événements se trouvaient notés dans leur minutie, et toutes nos
+habitudes d'alors ressuscitaient devant ma pensée à cette lecture, mais
+accompagnées d'un commentaire de mélancolie qui trahissait des
+malentendus irréparables entre ceux que je jugeais alors si unis. Je
+revoyais mon père, tel qu'il m'accueillait, à sept heures du matin, dans
+son costume de chambre, qu'il passait pour déjeuner avec moi. Je devais
+partir pour le collège à huit heures, et mon père me faisait répéter mes
+leçons brièvement; puis nous nous asseyions dans la salle à manger,
+devant la table sans nappe, sur laquelle Julie nous servait deux tasses
+d'un chocolat dont l'odeur sucrée flattait mes gourmandes narines
+d'enfant. Ma mère, elle, se levait beaucoup plus tard, et, depuis que
+j'allais au collège, mon père, afin de ne pas la réveiller si tôt,
+occupait une chambre à part. Que j'étais content de ce repas du matin,
+durant lequel je bavardais à mon aise, parlant de mes devoirs à faire,
+de mes lectures, de mes camarades! J'en avais gardé un délicieux
+souvenir de minutes insouciantes, cordiales, délicieuses. Mon père aussi
+dans ses lettres parlait de ces déjeuners du matin, mais en homme qui
+souffrait de découvrir dans nos causeries que ma mère s'occupait trop
+peu de moi à son gré, que je ne remplissais pas assez sa vie de femme
+rêveuse et volontiers frivole. Il écrivait des phrases que l'avenir
+s'était chargé de rendre tristement prophétiques: «Si je lui manquais
+jamais, que deviendrait-il?...» À dix heures, je revenais de classe; mon
+père était déjà occupé à ses affaires, j'avais moi-même un devoir à
+préparer, et je ne le revoyais qu'à onze heures et demie, au second
+déjeuner. Maman était là, dans une de ces toilettes du matin qui
+seyaient merveilleusement à sa beauté mince et souple. À distance, et
+par delà mes froides années d'adolescent, cette table de famille m'était
+si souvent apparue dans un mirage de chaude intimité. En avais-je assez
+éprouvé la nostalgie, plus tard, quand je m'asseyais entre ma mère et M.
+Termonde, à nos déjeuners des jours de sortie? Et maintenant je
+retrouvais, dans les lettres de mon père, la preuve que le divorce des
+cœurs existait dès lors à notre table, entre les deux personnes que mon
+culte de fils réunissait dans une seule tendresse; et le même divorce se
+retrouvait dans nos dîners pris en commun et dans nos soirées à trois.
+Mon père aimait passionnément sa femme, et il sentait que sa femme ne
+l'aimait pas. C'était là le sentiment sans cesse exprimé dans ces
+lettres, non pas de cette manière brutale et positive; mais comment
+n'aurais-je pas compris cette signification secrète de toutes les
+phrases, moi qui avais traversé une adolescence d'une si étrange
+analogie avec le drame de cette vie d'homme? Comme moi, plus que moi
+encore, mon père était un silencieux. Il avait laissé des malentendus
+irréparables s'établir entre ma mère et lui. Comme moi plus tard,
+passionné, gauche, étouffant de timidité devant cette femme si
+aristocratique, si fière, si différente de lui, le fils d'un demi-paysan
+devenu ingénieur civil par la force de son génie personnel, comme moi,
+ah! pas plus que moi, il avait connu la torture des situations fausses
+qui ne peuvent pas être éclairées, sinon par des mots que la bouche
+n'aura jamais l'énergie de prononcer. Quelle pitié que les destinées se
+recommencent ainsi, et que les mêmes dispositions de l'âme se
+développent chez le fils, après s'être développées chez le père, afin
+que le malheur de l'un soit identique au malheur de l'autre!... Père
+trop semblable à moi, ses lettres étaient pleines de soupirs que ma mère
+n'avait jamais soupçonnés,--vains soupirs vers une fusion complète de
+leurs deux cœurs,--tendres soupirs vers l'impossible chimère d'un
+bonheur partagé,--soupirs désespérés vers le terme d'une séparation
+morale d'autant plus définitive que la cause en était, non point dans
+des torts réciproques (tout se pardonne quand on s'aime), mais dans un
+contraste indestructible, presque animal, de deux natures. Il ne lui
+plaisait par aucune de ses qualités, il lui déplaisait par tout ce qu'il
+pouvait avoir de défauts en lui, et il l'adorait... J'avais assez vu de
+variétés de ménages mal arrangés, depuis que j'allais dans le monde,
+pour ne pas comprendre quel enfer taciturne avait dû être celui-là, et
+les deux figures se dessinaient devant moi, si nettes: ma mère avec ses
+gestes naturellement un peu maniérés, la délicatesse fragile de ses
+mains, sa pâleur, ses tours de tête, sa voix volontiers basse, le je ne
+sais quoi de presque immatériel répandu sur toute sa personne, ses yeux
+dont le regard pouvait se faire si froid, si dédaigneux, et, d'autre
+part, la carrure robuste de grand travailleur qui était celle de mon
+père, ses larges rires quand il s'abandonnait à la gaieté, le caractère
+professionnel, utilitaire, et, à vrai dire, plébéien de tout son être,
+idées et façons, gestes et discours. Mais ce plébéien était si noble, si
+haut par sa généreuse sensibilité. Il ne savait pas la montrer, c'était
+là son crime. Sur quelles misères reposent, quand on y songe, la
+félicité absolue ou l'irrémédiable infortune!
+
+Déjà, au cours de ces premières lettres, le nom de M. Termonde passait
+et repassait sous la plume de mon père, et voilà que la onzième ou la
+douzième de ces lettres, je ne sais plus laquelle, éclatait en un cri de
+souffrance aiguë qui fit bondir mon cœur, trembler mes mains, se
+mouiller mes yeux. Soudainement, et dans quelques pages datées de la
+nuit, dont l'écriture seule trahissait une émotion profonde, le mari,
+jusque-là maître de lui, avouait à sa sœur, à sa douce et fidèle
+confidente, qu'il était jaloux... Il était jaloux, et de qui?... De
+celui-là même qui devait, un jour, le remplacer à son foyer, donner un
+nom nouveau à celle qui avait été Mme Cornélis; de cet homme aux
+allures félines, aux prunelles pâles, à qui mon instinct d'enfant avait
+voué une si précoce, une si fixe haine;--il était jaloux de Jacques
+Termonde! Il la racontait, cette jalousie, dans cette confession subite,
+avec l'âpreté d'accent qui soulage le cœur des malaises trop longtemps
+contenus. Dans cette lettre, le début d'une série que la mort seule
+devait interrompre, il disait la date lointaine de cette jalousie, et
+comme elle lui était venue, à surprendre le regard dont Termonde
+enveloppait ma mère. Il disait qu'il avait cru dès lors à une passion
+naissante chez cet homme, puis que Termonde était parti pour un grand
+voyage et que lui, mon père, avait attribué cette absence à une loyauté
+d'ami sincère, à un noble effort pour combattre dès le commencement une
+inclination criminelle. Puis, Termonde était revenu. Ses visites à la
+maison avaient repris, de plus en plus fréquentes. Tout l'y autorisait:
+mon père l'avait eu comme camarade intime à l'École de Droit, il
+l'aurait choisi comme témoin de son mariage si l'autre n'eût pas été
+retenu hors de France, à cette époque, par ses fonctions diplomatiques.
+Mon père avouait, dans cette lettre, et aussi dans les suivantes,
+l'avoir tendrement aimé, au point d'avoir considéré sa propre jalousie
+comme un sentiment indigne et comme une espèce de trahison. Mais on a
+beau se reprocher une passion, elle n'en est pas moins là, dans notre
+cœur, qui nous le déchire et nous le ronge. Depuis le retour de
+Termonde, cette jalousie avait augmenté, avec la certitude que l'amour
+de celui qui en était le principe augmentait aussi. Le malheureux homme
+ne s'était pas cru le droit cependant de fermer la porte à son ami. Sa
+femme n'était-elle pas la plus pure, la plus honnête des femmes? Même le
+penchant au mysticisme et à la dévotion exaltée, qu'il lui reprochait
+quelquefois, offrait une garantie qu'elle ne se permettrait jamais rien
+qui fût une tache sur sa conscience. D'ailleurs, les assiduités de
+Termonde s'accompagnaient d'un si évident, d'un si absolu respect,
+qu'elles ne donnaient aucune prise au reproche. Que faire? Avoir une
+explication avec sa femme, lui qui était pris d'un battement de cœur à
+la seule idée de discuter contre elle? Exiger qu'elle cessât de
+recevoir son ami, à lui? Mais si elle cédait, il l'aurait privée d'une
+distraction réelle, et il ne se le serait point pardonné à lui-même. Si
+elle ne cédait pas?... Et mon pauvre père avait préféré se débattre dans
+cette géhenne de la faiblesse et de l'indécision, où roulent, pour n'en
+plus sortir, les silencieux et les timides. Et il détaillait cette
+misère à ma tante, et il insistait sur le caractère maladif de son
+sentiment, implorant un conseil, une pitié, accusant la puérilité de sa
+jalousie, s'en moquant; et jaloux tout de même, et ne pouvant se retenir
+de parler, de reparler de cette plaie ouverte dans son âme, et incapable
+de l'énergie qui eût été sa guérison.
+
+Les lettres se faisaient plus sombres encore. Comme il arrive quand on
+n'a pas coupé court aussitôt à une situation fausse, mon père souffrait
+des conséquences de sa faiblesse, et il les voyait se développer devant
+lui,--sans agir, parce qu'il aurait fallu, pour les arrêter maintenant,
+subir d'affreuses scènes. Après avoir toléré que son ami multipliât ses
+visites, ce lui était un martyre de constater que sa femme avait subi à
+ce degré l'influence envahissante de cette intimité. Il la voyait
+prendre des conseils de Termonde pour les petites choses de la
+vie,--sur un point de toilette, pour l'achat d'un cadeau, le choix d'une
+lecture. Il retrouvait la trace de cet homme dans les changements de
+goût de ma mère, en musique, par exemple. Il aimait, quand nous étions
+seuls à la maison, le soir, qu'elle se mît au piano et qu'elle jouât,
+longuement, au hasard. Elle n'exécutait plus aujourd'hui que des
+morceaux indiqués par Termonde, qui avait rapporté de ses voyages une
+connaissance assez approfondie des maîtres allemands, au lieu que mon
+père, élevé en province et auprès de sa sœur, élève elle-même d'un
+professeur de province, en était resté au culte des musiciens italiens.
+Et puis ma mère se rattachait par sa famille à une société toute
+différente de celle où mon père la faisait vivre. Les triomphes que son
+extrême beauté lui assurait dans cette dernière, joints à sa native
+douceur, avaient empêché, d'abord, qu'elle ne regrettât son ancien
+milieu. Il en fut autrement, lorsque sa familiarité avec Termonde qui
+appartenait, lui, au monde le plus élégant, lui rendit de nouveau
+présentes toutes les habitudes de ce monde. Mon père la vit qui
+s'ennuyait dans son propre salon, dont elle faisait les honneurs avec
+une pensée absente. Il n'était pas jusqu'aux opinions politiques de son
+ami qu'il ne retrouvât sur les lèvres de sa femme. Elle le raillait
+finement de ce qui lui restait d'utopies libérales, et, derrière cette
+moquerie sans méchanceté, mais qui était une moquerie pourtant, comme
+derrière ses nouvelles sensations d'art, toujours il retrouvait
+Termonde, et encore Termonde. Il se taisait pourtant, la timidité dont
+il avait toujours été victime devant ma mère s'exaspérant avec sa
+jalousie. Plus il était malheureux, plus il devenait sensible, incapable
+de montrer sa peine. Il y a des âmes ainsi façonnées, que la souffrance
+les paralyse et les empêche d'agir. Et puis c'était derechef la même
+question: Que faire? Par quel biais aborder une explication, quand il
+n'avait en définitive rien de précis à dire, pas un reproche positif
+qu'il pût articuler? Est-ce qu'on dresse un acte d'accusation avec des
+nuances? Il continuait à ne pas douter de l'honnêteté de sa femme. Du
+moins, il affirmait son entière estime pour elle, à chaque page,
+suppliant ma tante de ne pas retirer une parcelle de son amitié à sa
+chère Marie, la conjurant de ne faire jamais devant elle, qui en était
+l'innocente cause, une allusion à des tourments dont il rougissait
+lui-même. Et il insistait sur ses propres torts, il s'accusait de ne
+pas être assez tendre, de ne pas savoir se faire aimer, et c'étaient des
+tableaux de son triste intérieur, évoqués d'un mot, avec une humilité
+navrante. Il se décrivait, durant leur tête-à-tête du soir, regardant sa
+femme, qui, couchée parmi de petits coussins brodés, dans un fauteuil,
+en toilette claire, appuyait ses pieds chaussés de bas à jour sur un
+tabouret à bascule et qui lisait à la clarté d'une lampe posée à côté
+d'elle, sur une table mobile. Que lisait-elle? Un roman prêté par
+Termonde. Elle lisait, caressant ses cheveux distraitement avec un
+couteau à papier en or ciselé, donné par Termonde au jour de l'an. Mon
+père déposait la revue qu'il tenait à la main. Il cherchait une phrase
+par laquelle il pût atteindre cet être qu'il sentait si lointain, si
+étranger à lui,--et si aimé. Mais ces phrases-là, on ne les prononce pas
+ainsi. C'est le cœur contre le cœur, les mains unies, entre deux
+caresses, qu'un homme tendre et fier peut avouer cette torture
+déshonorante lorsqu'elle n'est pas touchante,--la jalousie dans
+l'estime. Les autres, les brutaux, ne connaissent pas ces scrupules. Ils
+disent: «Je suis jaloux,» sans plus s'inquiéter si c'est là une insulte
+ou non. Ils ferment leur porte à qui leur déplaît, ils imposent à leur
+femme un: «Suis-je le maître?» qui ne tient compte que de leur bon
+plaisir, à eux. Ont-ils raison? En tous cas, cette brutalité n'était pas
+le fait de mon pauvre père. Il trouvait en lui assez de force pour
+montrer à Termonde un visage glacé, pour ne lui parler qu'à peine, pour
+lui tendre la main avec cette politesse insultante qui creuse un abîme
+entre deux sincères amis. L'autre n'avait pas l'air de s'en apercevoir.
+Mon père, qui ne voulait pas d'une scène avec lui, parce que cette scène
+eût eu pour conséquence immédiate une autre scène avec ma mère,
+multipliait les petits affronts. Termonde en était quitte pour venir aux
+heures où l'homme d'affaires était retenu à son bureau. Et mon père
+racontait les rages qui le poignaient, à l'idée que sa femme et celui
+dont il était jaloux causaient ensemble, intimement, parmi les fleurs du
+petit salon, tandis qu'il s'abîmait, lui, le malheureux, dans le plus
+aride travail, pour assurer toutes les royautés du luxe à cette femme
+dont il ne serait jamais, jamais aimé, bien qu'elle portât son nom, bien
+qu'il la crût fidèle. Mais cette fidélité glacée, ah! ce n'était pas de
+cela qu'il avait soif, l'infortuné qui terminait sa dernière lettre par
+cette phrase,--me la suis-je assez souvent répétée! «C'est si triste de
+sentir qu'on est de trop dans sa propre maison, qu'on possède une femme
+par tous les droits, qu'elle vous donne tout ce que ses devoirs
+l'obligent à vous donner, tout, excepté son cœur qui est à un autre,
+sans qu'elle s'en doute peut-être, à moins que... Vois-tu, j'ai
+d'affreuses heures où je me dis que je suis un niais, un lâche, qu'il
+est son amant, qu'elle est sa maîtresse, qu'ils se moquent de moi
+ensemble, de ma stupide confiance, de mon aveuglement.... Ne me gronde
+pas, ma pauvre Louise. Cette idée est infâme, et je la chasse en me
+réfugiant auprès de toi, pour qui, du moins, je suis tout au monde...»
+
+À moins que?...--et cette lettre était du premier dimanche du mois de
+juin 1864, et le jeudi suivant, quatre jours plus tard, celui qui avait
+écrit cette lettre et supporté ces douleurs allait au rendez-vous où il
+devait trouver une mort mystérieuse,--cette mort qui allait permettre à
+sa veuve d'épouser l'ami félon... Quelle idée aussi affreuse, aussi
+infâme que celle dont mon père s'accusait dans cette terrible dernière
+lettre venait de s'éveiller en moi? Je posai sur la cheminée la liasse
+de ces feuilles révélatrices, je pris ma tête dans mes mains et la
+tempête des imaginations cruelles passa sur cette tête, où je sentais le
+sang battre la fièvre. Ah! la hideuse, la sinistre chose,
+l'innommable!... Mon âme l'entrevoyait et elle se rejetait en arrière...
+Mais quoi? le monstrueux soupçon, ma tante n'en avait-elle pas subi
+l'assaut? Et, comme un encouragement à oser penser ce qui me donnait un
+tel frisson d'horreur, de petits faits ressuscitaient dans ma mémoire,
+me montrant cette sœur fidèle de mon père en proie à cette idée qui
+venait de m'envahir si fortement. Que de bizarreries je comprenais tout
+d'un coup, que je n'avais pas comprises! Le jour où elle m'avait annoncé
+le second mariage de ma mère, et quand j'avais prononcé de moi-même le
+nom maudit de Termonde, pourquoi m'avait-elle demandé d'une voix
+tremblante et comme affolée: «Que sais-tu?» Que craignait-elle donc que
+je n'eusse deviné? Quel renseignement redoutable attendait-elle de mon
+innocente observation d'enfant?... Plus tard, et lorsqu'elle me
+conjurait d'abandonner le soin de venger notre cher mort, lorsqu'elle me
+répétait la parole sainte: «Je me suis réservé la vengeance, dit le
+seigneur», quels coupables prévoyait-elle donc que je rencontrerais sur
+ma route? Quand elle me suppliait de ménager mon beau-père, de me le
+concilier plutôt, de ne pas m'en faire un ennemi, ses conseils
+n'avaient-ils pour but que la facilité de ma vie quotidienne, ou bien
+croyait-elle qu'un autre danger pût me menacer de ce côté-là? Lorsque
+les craintes se multipliaient dans son cerveau, affaibli par la maladie,
+et qu'elle en revenait toujours à ce conseil de prendre garde à mes
+sorties du soir, quelle vision d'épouvante lui revenait à l'esprit, lui
+montrant dans l'ombre une main capable de me frapper,--la même main qui
+avait frappé mon père? Lorsque, à ses derniers moments, elle réunissait
+toutes ses forces afin de détruire cette correspondance, sur quelle
+piste supposait-elle donc que ces lettres me jetteraient? Tout
+s'éclairait soudain d'une effrayante lumière... Ce que ma tante avait
+aperçu par delà ces lettres je l'apercevais aussi. Ah! je n'ai pas
+craint de penser ainsi, et j'ai honte à présent d'écrire ce que j'ai
+pensé. Mais, comment aurais-je pu échapper à la logique de la situation?
+Que ma tante eût livré ces lettres au juge chargé d'instruire l'affaire,
+est-ce que ce magistrat n'aurait pas supposé aussitôt ce que je ne
+pouvais pas m'empêcher de supposer? Non, je ne le pouvais pas... Un
+homme est assassiné auquel on ne connaît pas d'ennemis; il est avéré que
+le meurtre n'a pas le vol pour mobile, sa femme a un amant, et, presque
+aussitôt après la mort de son mari, elle épouse cet amant... «Mais c'est
+eux, c'est eux les coupables; ils ont tué le mari,» dirait le juge,
+dirait le premier venu. Pourquoi ma tante qui avait ces lettres de mon
+père entre les mains ne les avait-elles pas données à la justice?--Je le
+comprenais trop: elle ne voulait pas que j'eusse à penser de ma mère ce
+que j'en pensais, à cette minute, dans un accès de folle
+douleur:--qu'elle avait trompé mon père, qu'elle avait été la maîtresse
+de Jacques Termonde, que là gisait le secret de l'assassinat.--Concevoir
+cela comme seulement possible, c'était commettre un parricide moral,
+c'était la grande, l'inexpiable faute envers celle qui m'avait tiré de
+sa chair et porté dans son sein. J'avais toujours tant aimé ma mère, si
+tristement, si tendrement. Jamais, non, jamais, je ne l'avais jugée. Que
+de fois, me trouvant en tête à tête avec elle, et ne sachant pas lui
+dire ce qui m'oppressait le cœur, que de fois il m'était arrivé de
+songer que l'obstacle dressé entre nous deux ne nous séparerait pas
+toujours! Je deviendrais peut-être, un jour, son unique soutien, elle
+verrait alors combien elle m'était restée chère.--Mes souffrances
+n'avaient rien entamé de ma tendresse. Malheureux qu'elle me refusât une
+certaine sorte d'affection, je ne la condamnais pas de ce qu'elle
+prodiguait cette affection à un autre. Il y a une telle différence à
+souffrir d'un être qu'on aime, dans le bien ou dans le mal, à le sentir
+noble ou bas dans les chagrins qu'il nous inflige. En définitive, et
+avant que ces fatales lettres n'eussent fait sur moi leur œuvre de
+désenchantement, de quoi était-elle coupable à mes yeux? De s'être
+remariée? D'avoir voulu, demeurée veuve à moins de trente ans, refaire
+sa vie? Rien de plus légitime. De n'avoir pas compris les relations de
+l'enfant qui lui restait avec l'homme qu'elle avait choisi? Rien de plus
+naturel. Elle était plus épouse que mère, et puis, les êtres un peu
+chimériques et frêles, comme elle, répugnent aux luttes quotidiennes.
+Ils préfèrent ne pas voir en face la réalité qui leur imposerait une
+énergie de tous les instants. J'avais admis, d'instinct d'abord, à la
+réflexion ensuite, toutes ces explications de l'attitude de ma mère à
+mon égard. Quelle source d'indulgence jaillit en nous, chaude, profonde,
+inépuisable, pour ceux qui nous tiennent vraiment à la racine du cœur,
+et cette source venait de se tarir tout d'un coup, et à sa place je
+sentais s'épancher en moi le flot empoisonné des plus odieux, des plus
+abominables soupçons....
+
+Cette première, cette soudaine invasion d'une si affreuse idée ne dura
+pas. Je n'y aurais point résisté; j'aurais pris un pistolet pour me tuer
+et détruire du coup l'excessive douleur, si cette idée s'était implantée
+en moi, comme cela, précise, accablante d'évidence, impossible à
+repousser. Elle fut ainsi durant les instants qui suivirent la lecture
+des lettres. Puis la crise diminua, je réfléchis, et tout de suite ma
+tendresse pour ma mère entra en lutte contre le cauchemar. À l'attaque
+de ces exécrables imaginations, j'opposai des faits, dans leur certitude
+et leur netteté. Je me rappelai par le menu les moments où j'avais vu ma
+mère et mon père, en présence l'un de l'autre, pour la dernière fois.
+C'était à la table du déjeuner d'où il s'était levé pour aller là-bas,
+vers l'assassin. Mais est-ce que ma mère n'était pas rieuse, à son
+ordinaire, ce matin-là? Est-ce que Jacques Termonde n'avait pas déjeuné
+avec nous? N'était-il pas demeuré ensuite, après le départ de mon père,
+à causer, tandis que je jouais? C'était à ce moment même, entre une
+heure et deux, que le mystérieux Rochdale commettait le crime. Termonde
+ne pouvait pas être à la fois dans notre salon et à l'hôtel Impérial,
+pas plus que ma mère n'aurait pu, impressionnable comme je la
+connaissais, parler ainsi paisiblement, heureusement, si elle avait su
+qu'à cette heure-là son mari tombait pour ne plus se relever... J'étais
+un fou d'avoir laissé une pareille hypothèse dessiner son image
+monstrueuse devant mes yeux, une seule minute. J'étais un infâme d'avoir
+aussitôt dépassé les plus insultantes défiances de mon père. Déjà et
+sans preuve aucune que l'expression d'une jalousie qui s'avouait
+elle-même déraisonnable, j'en étais arrivé où cet homme, malheureux mais
+aimant, n'avait pas osé aller: à cette extrémité d'outrage envers ma
+mère de croire qu'elle avait été la maîtresse de Termonde. Et, quand
+bien même elle eût inspiré, du vivant de son premier mari, un sentiment
+trop vif à celui qu'elle devait épouser un jour, est-ce que cela
+prouvait qu'elle eût partagé ce sentiment? L'eût-elle partagé, cela
+prouvait-il qu'elle y eût cédé jusqu'au don entier de sa personne?
+Précisément, les femmes délicates comme elle était, ces créatures très
+fines, et qui vivent à côté du réel, caressent si volontiers la chimère
+de romanesques affections qu'elles croient innocentes, puisque toute
+action coupable en est bannie. Pourquoi n'aurait-elle pas aimé Termonde
+d'une de ces affections-là, fidèle, en fait, à ses devoirs, et livrée en
+pensée à une intimité dont il était trop naturel qu'un époux fût jaloux,
+mais qui, au demeurant, n'entachait en rien l'honneur de l'épouse? Je la
+justifiais ainsi, non seulement de toute participation au crime, mais
+encore de toute faute contre ses devoirs. Cela l'aurait flétrie si
+profondément pour mon cœur qu'elle eût eu un amant... Et puis mes idées
+changeaient de nouveau; je me souvenais du cri qu'elle avait jeté devant
+le cadavre de mon père: «Dieu me punit...» Je ne lui faisais pas la
+charité d'admettre que ce cri eût trahi simplement les scrupules d'une
+âme exaltée, qui se reprochait maintenant jusqu'à ses pensées. Je me
+souvenais aussi des yeux étincelants de Termonde et de ses mains
+frémissantes, lorsqu'il parlait avec ma mère de la disparition
+mystérieuse de mon père. S'ils étaient complices, ils jouaient la
+comédie devant moi, innocent témoin, pour qu'ils pussent, à l'occasion,
+invoquer ma parole d'enfant... Ces souvenirs me rejetaient sur la voie
+funeste. L'idée d'une liaison coupable entre elle et lui me saisissait
+de nouveau, et, presque tout de suite, la pensée qu'ils avaient profité
+de l'assassinat, qu'ils y avaient eu un intérêt puissant et unique...
+L'assaut du soupçon recommençait, si violent, qu'il triomphait de toutes
+les barrières que je dressais là contre. J'accumulais toutes les
+objections tirées d'un alibi physique et d'une invraisemblance morale.
+J'en arrivais à me dire: il est strictement impossible qu'ils soient
+pour rien dans le meurtre; impossible, impossible, impossible,--je me
+répétais ce mot avec frénésie, puis l'hallucination me revenait,
+terrassante. Il y a des moments où l'âme désemparée se trouve inhabile à
+dompter des visions qu'elle sait fausses, où l'imaginaire et le réel se
+confondent en un cauchemar, pareil à ceux de la panique, et sans que le
+jugement sache distinguer l'un de l'autre. Cette paralysie du jugement,
+qui a été jaloux sans la connaître? Que j'en ai souffert, durant la
+journée qui suivit la lecture de ces lettres! J'allais, je venais à
+travers la maison, incapable de vaquer au moindre devoir, comme foudroyé
+par des émotions que les gens qui m'entouraient attribuèrent au chagrin
+de la perte que je venais de faire. À plusieurs reprises, je voulus
+m'asseoir au chevet de la morte. La vue de son visage, aux narines déjà
+pincées, avec son expression de tristesse encore accrue, m'était
+intolérable. Elle renouvelait trop mes misérables doutes... Vers quatre
+heures, un télégramme vint. Il était signé de ma mère et m'annonçait son
+arrivée par le train du soir... Lorsque je tins cette feuille de papier
+bleu dans ma main, ce fut une détente momentanée à mon angoisse... Elle
+venait... Elle avait pensé à ma peine... Elle venait... Cette seule
+assurance dissipait mes soupçons. J'allais la revoir... Pourvu qu'elle
+ne les devinât pas, ces soupçons criminels, sur mon visage? Et puis les
+hypothèses absurdes et infâmes me reprenaient... Elle pense peut-être
+que la correspondance entre mon père et ma tante n'a pas été détruite,
+elle vient pour essayer d'avoir ces lettres avant moi, pour savoir ce
+que ma tante m'a dit en mourant. S'ils sont coupables, elle et Termonde,
+ils doivent s'être défiés toute leur vie de la clairvoyance de la
+vieille fille.... Certes, j'avais été très malheureux dans mon enfance,
+mais que j'aurais voulu retourner en arrière, être le collégien qui
+méditait sur la froideur de son beau-père, à l'étude triste et
+interminable du soir,--et non pas le jeune homme qui, cette nuit-là, se
+promenait dans la gare de Compiègne, attendant une mère soupçonnée
+ainsi!... Dieu juste! N'ai-je pas tout expié d'avance par cette
+heure-là?
+
+
+
+
+X
+
+
+Le train de Paris approchait. J'en entendais la sourde rumeur. Je vis
+les feux aveuglants de la locomotive s'avancer dans la nuit rapidement,
+puis me dépasser. Le train stoppa. L'homme de garde cria le nom de
+Compiègne et le chiffre des minutes de l'arrêt, tout en ouvrant les
+portières les unes après les autres. Chacun de ces détails me parut
+durer un temps bien long... J'allais de voiture en voiture, cherchant ma
+mère sans la trouver. Au dernier moment n'avait-elle pu se décider à
+venir? Quelle épreuve pour moi s'il en était ainsi! Quelle nuit je
+passerais, en proie à cette tourmente des soupçons que sa présence seule
+dissiperait,--je le comprenais trop. Une voix m'appela. C'était la
+sienne. Je l'aperçus, toute en noir. Non, jamais je ne m'étais jeté dans
+ses bras comme je fis à cette minute, oubliant tout,--et que nous étions
+dans un lieu public, et pourquoi elle venait,--tout, dans la joie de
+sentir mes horribles imaginations s'en aller, se fondre au simple
+contact de cet être que j'aimais si profondément, le seul qui me fût
+cher, malgré les malentendus, jusqu'au plus profond de mon cœur,
+maintenant que je venais de perdre la sœur de mon père. Après ce premier
+mouvement presque animal, presque semblable à l'étreinte par laquelle un
+noyé saisit le nageur qui plonge vers lui, je regardai ma mère sans
+parler, en lui tenant les mains. Elle avait levé son voile, et, dans le
+jour incertain de cette gare, je vis qu'elle était très pâle, et qu'elle
+avait pleuré. Rien qu'à rencontrer ses yeux où roulaient encore des
+larmes, je compris que j'avais été fou. Je le compris aux premières
+phrases qu'elle prononça, me disant sa peine si tendrement, et qu'elle
+avait voulu venir tout de suite, quoique mon beau-père fût
+souffrant.--M. Termonde était sujet depuis deux ans à de violentes
+crises de foie.--Mais ni le chagrin éprouvé à cause de moi, ni le souci
+de la santé de son mari, n'avaient empêché cette pauvre mère de songer,
+pour ce déplacement de quelques jours, à ses petites préoccupations
+habituelles de confort et d'élégance. Sa femme de chambre était là,
+auprès de nous, accompagnée d'un porteur; et tous les deux chargés de
+trois ou quatre sacs de différentes grandeurs, en cuir anglais,
+soigneusement boutonnés dans leur housse d'étoffe: un nécessaire, une
+petite cassette contenant le papier et les instruments à écrire, une
+sacoche où placer le porte-monnaie, le mouchoir, le livre, le voile de
+rechange; et puis une boule où mettre l'eau chaude pour les pieds, deux
+coussins pour reposer la tête, et une pendule légère suspendue dans sa
+gaine ouverte.
+
+--«Tu me reconnais...», me dit-elle, tandis que j'indiquais la voiture à
+la femme de chambre pour s'y débarrasser de ses paquets; et, me montrant
+sa robe, qui était de drap marron soutaché de noir: «Tu vois, je n'aurai
+mes vêtements de deuil que demain... Ils ne pouvaient pas être prêts,
+mais on les enverra dès la première heure...» Et comme je l'installais
+dans la voiture, elle ajouta: «Il y a encore une boîte à chapeau et une
+malle...» Elle souriait à demi en me disant cela, pour me faire sourire
+à mon tour. C'était une vieille matière à gentilles querelles entre
+nous que l'encombrement des menus et inutiles colis parmi lesquels elle
+voyageait. En tout autre état d'esprit, j'aurais souffert de retrouver
+chez elle, à côté de la marque d'affection qu'elle me donnait en venant,
+la trace constante de cette frivolité mondaine. N'était-ce pas là une
+des petites causes de mes grands malheurs? Mais cette frivolité m'était,
+au contraire, si douce à remarquer dans cette minute... C'était donc là
+cette femme que je m'imaginais tout à l'heure, arrivant vers moi avec le
+projet ténébreux de fouiller les papiers de ma tante morte, de voler ou
+de détruire les pages accusatrices qui s'y pourraient rencontrer!...
+C'était là cette femme que je me représentais, le matin, comme une
+criminelle chargée du poids du plus lâche assassinat!... Oui, j'avais
+été fou, j'avais ressemblé au cheval emporté qui galope après son ombre.
+Mais quel apaisement de constater cette folie, quelle détente! J'en
+oubliais presque la douce et chère morte. J'étais bien triste au fond de
+l'âme, et cependant heureux, tandis que le vieux coupé nous emportait à
+travers la ville, dont les fenêtres éclairées brillaient dans la nuit.
+Je tenais la main de ma mère, j'avais envie de lui demander pardon, de
+baiser le bas de sa robe, de lui répéter que je l'aimais, que je la
+vénérais. Elle voyait bien mon émotion, qu'elle attribuait au malheur
+dont je venais d'être frappé. Elle me plaignait. À plusieurs reprises,
+elle me dit: «Mon André...» C'était si rare que je la sentisse ainsi,
+toute à moi, et juste dans la nuance de cœur que réclamait ma
+sensibilité malade!
+
+J'avais fait préparer pour elle la chambre du rez-de-chaussée, à côté du
+salon. Je me rappelais que cette chambre était la sienne, lorsqu'elle
+était venue à Compiègne avec mon père, quelques jours après son mariage,
+et je m'étais dit que l'impression produite sur elle par la vue de la
+maison d'abord, puis par celle de cette chambre, m'aiderait à dissiper
+mes affreux soupçons. Je m'étais juré de noter minutieusement les plus
+légers troubles qui passeraient en elle, à la rencontre d'un passé rendu
+de nouveau vivant par cette physionomie des choses, qui ne change pas
+aussi vite que le cœur d'une femme. Je rougissais à présent de cette
+idée de policier. Je sentais combien il est honteux de juger sa mère, de
+ne pas faire un acte de foi en elle qui prévale même contre l'évidence.
+Je le sentais, hélas! d'autant mieux que l'innocente femme se
+surveillait moins. Elle était entrée dans sa chambre avec un visage
+recueilli, elle s'était assise devant le feu, étendant ses pieds fins du
+côté de la flamme qui rosait ses joues pâles; et, avec ses cheveux
+restés tout noirs, avec sa taille restée toute jeune, elle avait encore,
+dans le demi-jour de cette pièce, le charme de délicatesse et
+d'aristocratie dont parlait mon père dans ses lettres. Elle regarda
+longuement autour d'elle, reconnaissant la plupart des objets que la
+piété de ma tante avait laissés à leur place. D'une voix triste, elle
+dit: «Que de souvenirs!...» Mais l'émotion qui détendait ses traits
+n'était pas amère. Ah! elle n'a pas ces yeux, cette bouche, ce front,
+une femme qui revient dans une chambre où elle a vécu, vingt ans
+auparavant, auprès d'un mari qu'elle a fait assassiner après l'avoir
+trahi!... Il n'y eut pas un détail durant toute cette soirée qui ne vînt
+ainsi me démontrer combien ma puérile et déshonorante imagination avait
+calomnié complaisamment celle qui eût dû m'être sacrée. Julie nous avait
+dressé une espèce de souper qu'elle voulut nous servir comme elle
+m'avait servi le jour précédent. Je les regardais toutes les deux, l'une
+en face de l'autre, la vieille domestique et son ancienne maîtresse. Je
+savais que leurs caractères ne s'étaient pas convenus autrefois, et
+pourtant elles éprouvaient une grande douceur à se revoir. Cette pauvre
+Julie surtout, simple fille, incapable de dissimuler, était si contente,
+qu'elle me prit à part quelques minutes avant ce frugal repas, pour me
+dire la consolation qu'elle éprouvait dans son chagrin à retrouver ma
+mère si bonne pour moi, et à nous servir tous les deux assis à la même
+table, comme aux temps lointains. Si, dans ces temps-là, il y eût eu
+dans la vie de ma mère un de ces coupables secrets que les domestiques
+fidèles devinent mieux que personne, non, l'honnête servante qui nous
+avait élevés, mon père et moi, ne l'eût pas ignoré, ni pardonné. J'en
+aurais surpris la trace sur cette face aux lèvres rentrées, dont chaque
+ride avait pour moi son éloquence. Ma mère, de son côté, ne se fût pas
+complue dans la présence de ce témoin d'une ancienne faute. Ses gestes
+eussent traduit une gêne cachée, quand ce n'eût été que cette hauteur
+par laquelle nous ripostons, comme à l'avance, au blâme deviné chez un
+inférieur. La figure de Julie rentrait pour ma mère dans la série des
+choses qui lui représentaient son premier mariage, et soit que la mort
+presque subite de ma tante l'eût beaucoup remuée, soit que ce sentiment
+du passé flattât son goût pour le romanesque, bien loin de repousser ces
+souvenirs, elle s'y abandonnait, et, moi, je la bénissais intérieurement
+de détruire par son attitude seule les derniers vestiges de ma muette
+calomnie. Quel merci je lui murmurai encore dans ma pensée lorsque plus
+tard, dans la nuit, elle me demanda de voir la morte, afin de lui dire
+un dernier adieu! Nous entrâmes ensemble dans la pièce où l'agonisante
+s'était débattue contre la préoccupation suprême d'où j'avais tiré de si
+abominables conséquences. Ma mère s'approcha du lit... La mort, qui a de
+ces singularités tragiques, avait exagéré la ressemblance qui existait
+du vivant de ma tante entre son visage et celui de mon père. Ce profil,
+immobile et livide, surtout à cause de la mentonnière qui maintenait la
+bouche fermée, rappelait invinciblement l'autre profil que j'avais gardé
+dans ma mémoire, et devant lequel ma mère m'avait embrassé d'une si
+chaude étreinte. Nous nous trouvions de nouveau tous les deux en
+présence d'une vision funèbre. Mais je n'étais plus un enfant, elle
+n'était plus une jeune femme. Que d'années avaient passé entre ces deux
+morts, et quelles années! Cette comparaison s'imposait à ma mère aussi
+bien qu'à moi. Elle demeura d'abord silencieuse, enfin elle me dit:
+«Comme elle lui ressemble...» Elle s'approcha de ma tante, appuya un
+baiser sur ce front glacé, puis elle s'agenouilla au pied du lit et se
+mit en prière. Cette épreuve, que j'avais à peine osé rêver, elle-même
+était allée au-devant d'une façon si naturelle, si vraie... J'ai eu
+depuis bien d'autres signes de la pureté absolue du cœur de ma mère,
+j'ai entendu sortir de la bouche de celui qui avait conduit tout le
+crime des paroles qui purifiaient pleinement la noble femme. Il n'en
+était plus besoin. La voir à genoux devant la sœur morte de mon père
+mort avait suffi pour exorciser le fantôme.
+
+Quand elle eut achevé de prier, elle voulait rester à veiller auprès de
+ce triste chevet. Je l'en empêchai parce que je redoutais pour elle
+l'émotion d'une nuit ainsi passée et je la forçai de descendre. Mais
+elle était trop troublée, et elle me demanda de lui tenir compagnie
+encore un peu de temps. J'acceptai avec joie, tant j'avais peur de
+retrouver loin d'elle les hallucinations que sa manière d'être avait si
+complètement dissipées. Je me sentais si bien son enfant durant cette
+soirée passée en tête à tête, que je m'extasiai comme jadis, dans ma
+véritable enfance, devant ses moindres gestes. J'admirai avec quel art
+elle transforma, tout de suite, le coin de la cheminée du salon, où nous
+nous tenions, comme en un petit asile de causerie, bien retiré, bien à
+nous. Elle me fit apporter le paravent auprès de la chaise longue. Elle
+posa sur une petite table mobile sa pendule de voyage, son flacon de
+sels, la boîte de mes cigarettes. Elle-même avait passé une robe de
+chambre blanche, enroulé autour de sa tête et de ses épaules une
+mantille noire; sur ses jambes elle mit une couverture de laine rose
+tricotée à la main avec des rubans. Elle appuyait sa joue sur un des
+deux petits coussins revêtus de soie rouge dont elle se servait dans le
+chemin de fer. Quelques violettes des bois, dont Julie avait paré un
+petit vase, mêlaient leur arôme au frais parfum qu'elle secouait autour
+d'elle, et je l'aimais d'être ainsi, de me rappeler par les minuties de
+sa fine élégance les impressions les plus lointaines que j'avais eues
+d'elle. Je l'aimais surtout de me parler comme elle faisait, m'ouvrant
+son âme, et en laissant échapper tant de souvenirs. Elle avait commencé
+par me questionner sur la maladie de ma tante. Elle continua en
+m'entretenant de mon père, ce qui lui arrivait bien rarement. Il était
+si rare aussi que nous nous vissions dans une intimité pareille! Dans ce
+salon tout peuplé des reliques du mort, avec le souvenir, si présent à
+mon esprit, des lettres lues ce jour même, ce me fut une sensation bien
+étrange de l'entendre me raconter à son tour l'histoire de son mariage.
+Elle me dit, ce que je savais déjà, comment s'était fait ce mariage,
+qu'elle avait rencontré mon père à un bal chez un grand avocat qui
+connaissait les dames de Slane par des relations de monde. Elle me
+décrivait sa propre toilette à ce bal, puis elle me peignait mon père un
+peu engoncé dans son habit noir, avec une cravate blanche mal nouée et
+des gants trop longs... «Quand on est jeune fille, ajoutait-elle, on est
+si sotte... Il s'est fait présenter chez nous, il m'a demandé une
+première fois, puis une seconde... Et les deux fois j'ai refusé parce
+que j'avais dans le souvenir cette puérilité de ces gants trop longs...
+La troisième fois, il a voulu me parler en tête-à-tête... Maman avait
+une grande envie de ce mariage, malgré certaines différences de milieu
+et d'éducation... Ton père était un si honnête homme, si travailleur, si
+capable, et puis, il admirait maman avec tant de naïveté, comme une
+idole... Enfin elle consentit à cette entrevue... Je reçus ton père avec
+le ferme propos de lui répondre non, et il me parla si gentiment, avec
+un tact si exquis, tant d'éloquence... Je vis si bien qu'il m'aimait...
+Et je dis oui...» Quel commentaire pour moi de toute la correspondance
+de mon père que cette entrée dans le mariage, symbole anticipé de toutes
+les années qui allaient suivre! Oui, jusqu'à leur dernier déjeuner pris
+en commun avant l'assassinat, ils avaient vécu ainsi, elle, se laissant
+aimer avec l'indulgente fierté d'une femme qui se sait plus fine, plus
+distinguée,--et lui, le laborieux homme d'affaires, tout voisin du
+peuple, aimant cette femme délicate et d'un charme rare, avec un
+sentiment idolâtre de sa supériorité à elle, avec une méconnaissance
+naïve de ses supériorités à lui. Le grand poison du cœur, c'est le
+silence. Je l'avais déjà trop senti pour moi-même, et je le sentais pour
+le compte de celui dont j'étais le fils, dont j'avais hérité l'âme
+ombrageuse et concentrée. Et ma mère continuait,--navrante
+ironie,--insistant sur les qualités de mon père, sur sa droiture, son
+énergie et aussi sur les portions de ce caractère qui lui étaient
+demeurées fermées. «Depuis qu'il est mort si tristement,
+reprenait-elle, je me suis demandé si je l'avais rendu aussi heureux
+qu'il aurait pu l'être... J'étais bien jeune alors et nous n'avions
+guère de goûts communs... J'ai toujours aimé le monde, c'est de
+naissance; et lui, il ne l'aimait pas, il ne s'y sentait pas à l'aise...
+J'étais très pieuse, et il était très voltairien... Il croyait les
+autres hommes aussi bons que lui-même, et il pensait que l'on peut se
+passer de religion... Nous avons vu, depuis, où cela mène... Il n'était
+pas jaloux, jamais il ne m'a fait une observation sur les quelques
+amitiés d'hommes que j'avais formées; mais il avait en lui un principe
+inquiet... Lorsqu'il était obligé de quitter Paris pour quelques jours,
+si je mettais un peu trop tard à la poste ma lettre quotidienne, c'était
+tout de suite un télégramme qui me demandait anxieusement des nouvelles
+de ma santé. Le soir, si je rentrais un peu après mon heure habituelle,
+je le trouvais tout soucieux, persuadé qu'il m'était arrivé un
+malheur... Et puis, il avait des tristesses sans causes, de grands
+silences... Je n'osais pas le questionner... Tu tiens cela de lui, mon
+pauvre André...»
+
+Puis elle me parlait de cette mort mystérieuse:--«J'en ai tant pleuré,
+disait-elle, et, depuis, j'y ai tant pensé. Ton père n'avait pas
+d'ennemi. Il avait fait sa carrière trop loyalement... Ma conviction est
+que l'assassin comptait qu'il apportait avec lui une grosse somme
+d'argent. Remarque bien que nous ne savons pas ce que ton père avait en
+portefeuille... Ah! mon André, si tu savais quels jours j'ai passés?
+C'est dans ces moments-là que j'ai pu connaître mes vrais amis...» Et
+elle se prit à nommer M. Termonde et à me détailler les preuves de son
+dévouement. Mais je ne lui en voulais pas de ne pas comprendre, à
+l'heure où nous étions, qu'elle ne pouvait prononcer ce nom sans me
+faire de mal. Une fois lancée dans la voie des réminiscences, pourquoi
+se serait-elle arrêtée? Quel scrupule l'eût empêchée de m'entretenir du
+second mariage et des consolations qu'elle y avait trouvées? Avait-elle
+jamais deviné ma véritable situation envers mon beau-père, pas plus
+qu'autrefois les sentiments de mon père à l'égard du même personnage?
+Certes il y avait pour moi une mélancolie affreuse dans ces confidences
+qui formaient la contre-partie cruelle des autres, de celles que mon
+père faisait à ma tante dans ses lettres. Mais quelque grande que fût ma
+tristesse à constater les profondeurs du malentendu qui avait séparé
+ces deux êtres, qu'était cela auprès du cauchemar tragique dont j'avais
+subi l'assaut? Et j'écoutai, toute cette longue soirée d'hiver, ma mère
+me parler ainsi, avec la douce, l'enivrante certitude que jamais, plus
+jamais, les soupçons monstrueux ne me reprendraient. Tout s'expliquait
+des lettres de mon père. Il avait été profondément jaloux de sa femme,
+et il n'avait jamais osé dire cette jalousie dont le principe était une
+influence morale, ignorée peut-être de celle-là même qui la subissait.
+Non, la créature qui me racontait tout ce passé avec cette clarté dans
+les yeux, avec cette douceur dans la voix, avec cette ingénuité dans
+l'aveu de ses inintelligences, avec cette évidente sincérité de toute sa
+personne, non, cette créature ne pouvait être qu'innocente, même des
+douleurs qu'elle avait infligées,--ou bien elle eût été un monstre
+d'hypocrisie. Du moins je n'ai pas pensé cela de toi, femme si faible
+mais si bonne, si capable de méconnaître une souffrance, mais si
+incapable de la provoquer en la comprenant; et depuis cette soirée ma
+foi en toi n'a plus subi d'atteintes. J'étais sauvé de mes doutes
+impies.
+
+Oui, je peux me rendre cette justice qu'à partir de ce moment je n'ai
+plus traversé une seule crise de ces doutes à l'égard de ma mère. Ni
+pendant le reste de nuit qui suivit cet entretien, ni pendant le jour
+d'après, qui fut celui de l'enterrement, ni pendant les jours qui
+succédèrent, et quand elle m'eut quitté, je n'entendis de nouveau la
+voix honteuse, celle qui m'avait parlé si fort contre celle que j'aurais
+dû être le dernier, que j'avais été le premier à juger coupable. Il n'en
+fut pas de même à l'endroit de mon beau-père. Lorsque la défiance est
+éveillée sur un point, et qu'il s'agit d'un intérêt aussi tragique,
+aussi poignant que l'assassinat d'un père, cette défiance ne s'endort
+pas avant d'avoir touché, d'avoir palpé, d'avoir étreint une certitude.
+Je l'avais tenue, cette certitude, à la minute où j'avais embrassé ma
+mère, où je l'avais entendue parler. Mais quoi? Est-ce que l'innocence
+de ma mère prouvait l'innocence de mon beau-père? Dès que je fus seul,
+et que j'eus étudié, par le menu cette fois, les fatales lettres, cette
+nouvelle position du problème s'imposa aussitôt à mon esprit. Sauf les
+mauvais quarts d'heure d'injustice par excès de souffrance, mon père
+avait toujours distingué, lui aussi, la responsabilité de sa femme et
+celle de son ami dans la relation dont il était jaloux. Toujours il
+avait innocenté ma mère dans sa pensée, et jamais, au contraire, il
+n'avait révoqué en doute la passion de Termonde pour elle. C'était là le
+fait positif, indéniable et que j'ignorais, avant la lecture des
+lettres: à savoir que cet homme avait eu un intérêt prodigieux à la
+suppression de mon père. Je pouvais, avant cette lecture, croire que sa
+tendresse pour ma mère était née en lui, seulement lorsqu'elle avait été
+libre de l'épouser. Malgré mes jalousies, j'avais trouvé cela si naturel
+qu'une femme, jeune, belle et malheureuse, inspirât un passionné désir
+de la consoler, bien vite transformé en amour, même au plus intime ami
+de son mari mort. Les choses m'apparaissaient à présent sous un angle
+tout autre. Je relisais les lettres dans la solitude de la maison de
+Compiègne où je m'attardais au lieu de rentrer à Paris, en apparence
+pour régler quelques affaires, en réalité parce que j'étais comme les
+animaux blessés qui se terrent pour souffrir. Une relique, entre toutes
+celles dont était peuplée cette maison, réveillait, plus que toutes les
+autres, le désir de vengeance et de justice qui avait dominé mon
+enfance. C'était, posé sur un petit secrétaire et à côté du buvard ayant
+appartenu à mon père, qui renfermait encore les enveloppes et le papier
+à lettres à son chiffre, un de ces calendriers à éphémérides dont on
+arrache une feuille chaque jour. Il était, ce calendrier, de l'année
+1864; ma tante l'avait conservé, sans plus y toucher, à la date du jour
+où elle avait appris la terrible nouvelle de l'assassinat. Samedi, onze
+juin, marquait la petite feuille posée sur l'épaisseur des autres, et
+ces autres comptaient les jours de cette année-là, que mon père n'avait
+pas vécus! Le onze juin 1864!... C'était donc le jeudi, neuf, qu'il
+avait été tué. J'avais neuf ans alors, j'en avais vingt-quatre
+aujourd'hui, et le mort n'était pas vengé... Pourquoi? Parce que le
+hasard ne m'avait fourni aucune indication. Je n'avais pu former aucune
+hypothèse qui reposât sur un fait observé, vérifié, certain. Aujourd'hui
+que je tenais une de ces indications, si douteuse fût-elle, une de ces
+hypothèses, quelle que fut son invraisemblance, non, je n'avais pas le
+droit de reculer. Il fallait pousser mes soupçons jusqu'à leur
+extrémité. «Si j'allais chez M. Massol, me disais-je, lui remettre cette
+correspondance et le consulter, est-ce qu'il considérerait cette
+nouvelle révélation sur notre intérieur, sur les sentiments de la
+victime, sur ceux du second mari de ma mère--comme un document à
+négliger?...» Non, mille fois non, si bien que je n'aurais pas osé lui
+porter ces lettres. J'aurais tremblé de lancer les limiers de justice
+sur cette piste. Nous avions tant cherché, tant étudié, lui et moi, qui
+pouvait avoir eu intérêt à ce crime? S'il avait pensé à mon beau-père,
+il ne m'en avait du moins jamais parlé. Quel indice possédait-il, qui
+l'autorisât, une seconde, à jeter ce trouble dans mon esprit? Cet
+indice, je pouvais le lui fournir, moi, et je le sentais, d'instinct, si
+grave, d'une signification si redoutable! Comment me serais-je empêché
+de m'y attacher ainsi, de le tourner et de le retourner, m'abandonnant à
+cette espèce de dévidement d'idées qui s'accomplit en nous, presque à
+notre insu, quand le rouet de notre rêverie a été une fois mis en
+branle?
+
+Je sentais mieux mon impuissance à dominer ma pensée, grâce au contraste
+qui existait entre cette tempête intime et la profonde tranquillité de
+la maison de la morte. Ma vie y coulait, si monotone en apparence, et
+réellement si ardente, si effrénée. Je me levais tard, je classais des
+papiers, je les lisais jusqu'à l'heure de mon déjeuner que je prenais
+seul, toujours servi par Julie qui continuait à ne pas vouloir qu'une
+autre personne s'occupât de moi. Dans cette salle à manger silencieuse,
+j'avais comme compagnons le chien de garde don Juan et deux chats, que
+j'avais donnés moi-même à ma tante autrefois, deux demi-angoras,
+surnommés, l'un Boule-de-Poil, à cause de sa longue fourrure, l'autre
+Pierrot, pour sa figure spirituelle et sa malice. J'étais là, donnant la
+pâture à toutes ces bêtes. Je me souvenais de ce Robinson que j'aimais
+tant durant mon enfance, et des scènes où le solitaire s'assied à sa
+table, entouré de sa ménagerie privée. Hélas! j'étais, moi, le Robinson
+qui a vu sur le sable l'empreinte d'un pied inconnu, et qui, retiré dans
+l'asile paisible, y transporte avec lui son anxiété. Julie allait et
+venait, dans ses vêtements de deuil. Les chats soufflaient lorsque don
+Juan s'approchait d'eux. Si je les négligeais, ils étendaient la patte
+et griffaient la nappe, en allongeant leur museau futé. J'écoutais le
+bruit de l'horloge comtoise posée à terre dans sa gaine, et dont le
+balancier de cuivre passait et repassait par la lucarne ronde découpée
+au milieu du bois. Et dans ce décor si doucement bourgeois, j'étais en
+train de raisonner les chances de culpabilité de mon beau-père. Je me
+disais: «La grande objection préalable à toute enquête, c'est l'alibi
+constaté; l'alibi se rapporte aux données physiques du crime, et dans
+toute analyse de cet ordre, à côté de la série de ces données physiques,
+il y a la série des données morales. Tant qu'elles ne coïncident pas, il
+y a doute, et la grande affaire d'un assassin habile est justement de
+créer ce doute. Si l'on s'en tenait à l'apparence d'impossibilité
+matérielle, combien d'instructions on ne pousserait pas?...» Je me
+levais parmi ces pensées, et le plus souvent je marchais vers la forêt.
+Autour de moi s'étendait l'immense silence des après-midi d'hiver. Les
+feuilles sèches vêtissaient la futaie d'admirables teintes fauves sur
+lesquelles se mouvait par intervalle une tache de la même nuance, le
+pelage de quelque chevreuil bondissant. Ces mêmes feuilles sèches
+criaient sous mes pieds, et moi je poursuivais mon raisonnement. Je
+déduisais les conditions de l'une et de l'autre hypothèse... «Soit, M.
+Termonde est coupable. Il était, il est encore passionné jusqu'à la
+violence: c'est un premier fait. Il aimait ma mère éperdûment: c'en est
+un autre. Mon père en était jaloux jusqu'à la douleur: c'est un
+troisième fait. Voici où commence l'incertitude: M. Termonde s'est-il
+aperçu de cette jalousie? A-t-il eu avec mon père quelques-unes de ces
+scènes muettes, à la suite desquelles un homme du monde comprend que la
+maison de l'ami dont il courtise la femme va lui être fermée? Cette
+supposition-là peut être admise sans difficulté. De là au furieux désir
+de se débarrasser d'un obstacle qu'on sent à jamais invincible, le
+passage est déjà plus malaisé à comprendre, mais la chose est encore
+possible...» À ce moment de mon analyse, je me heurtais contre ce que
+j'appelais les données physiques du crime. Le faux Rochdale existait,
+c'était de nouveau un fait, des gens l'avaient vu, l'avaient entendu,
+lui avaient parlé. Il attendait dans la chambre de l'hôtel Impérial,
+tandis que M. Termonde était à notre table, causant avec nous. Pour que
+M. Termonde fût coupable du crime, il fallait donc admettre entre ces
+deux hommes une complicité, que l'un, le faux Rochdale, fût un
+instrument, une espèce de bravo chargé de tuer pour le compte de
+l'autre!
+
+Le caractère d'exception de cette nouvelle hypothèse était trop évident
+pour que je m'y abandonnasse. La première fois que je conçus cette idée,
+je me moquai de moi cruellement. Je me rappelai mes paniques d'enfant et
+les preuves étranges que j'avais eues alors de ma facilité à confondre
+l'imaginaire avec le réel. Il m'était arrivé, à plusieurs reprises,
+entre ma septième et ma dixième année, de me réveiller la nuit, et là,
+seul au milieu des ténèbres, je me disais que peut-être il faisait jour,
+et que j'étais devenu aveugle. C'était une folie. J'écarquillais mes
+yeux pour percer l'ombre. Le noir s'épaississait autour de moi;
+l'angoisse de ma cécité possible devenait si forte alors, que je devais,
+pour me rassurer, chercher une allumette à tâtons, la frotter contre le
+phosphore de sa boîte; et la vue de la flamme dissipait mon cauchemar.
+Que j'étais resté pareil à moi-même, combien incapable de dominer les
+chimères subitement apparues devant mon esprit! Je venais d'en avoir la
+preuve, à l'occasion de maman, et tout de suite je recommençais d'être
+la proie docile d'une chimère semblable!... J'avais beau me répéter
+cela, et insister sur l'invraisemblance d'une telle aventure: le faux
+Rochdale soudoyé par M. Termonde pour assassiner mon père,--en
+définitive ce n'était là qu'une invraisemblance et non pas une
+impossibilité absolue. En matière de crime, la moindre réflexion
+démontre que tout arrive. Je me complaisais alors à me souvenir des
+histoires extraordinaires de Cour d'assises que me représentait ma
+mémoire. Mon imagination devenait couleur de sang, comme l'horizon où
+le soleil se couchait derrière les taillis rouillés... Je rentrais. Je
+dînais, comme j'avais déjeuné, tout seul, puis je passais la soirée dans
+le salon, assis à la place où s'était assise ma mère. J'avais si peur
+des furies de pensée, auxquelles je me laissais trop aisément entraîner,
+que je demandais à Julie de me rejoindre, aussitôt son repas fini. La
+vieille femme s'installait sur une petite chaise bretonne, toute basse,
+dans le coin de l'âtre, comme une personne accoutumée à s'accagnarder
+sur le banc du coin de la grande cheminée, à la cuisine. Elle tricotait
+un bas, faisait aller et venir les aiguilles d'acier dans les mailles de
+laine brune, et, pour cette besogne, elle assurait sur son nez une paire
+de besicles qui donnaient à sa face ridée et tirée un aspect de
+caricature. Il lui arrivait de travailler ainsi toute la soirée, sans
+dire un mot, avec Boule-de-Poil, son favori, ronronnant à ses pieds,
+tandis que Pierrot, jaloux, frottait sa tête contre elle, mendiant une
+caresse et dressé sur ses pattes. D'autres fois, elle parlait, répondant
+aux questions que je lui posais sur ma tante. Elle me répétait ce que je
+savais déjà si bien: les angoisses de la pauvre créature à mon endroit,
+ses idées sur les dangers que je pouvais courir, son anxiété à son lit
+d'agonie. Elle insistait sur l'inconsolable chagrin que cette sœur
+fidèle avait eu du mariage de la veuve de son frère, et sur la haine
+vouée par elle à M. Termonde. «Chaque fois qu'elle se décidait à venir
+chez ta mère, continuait Julie, à cause de toi, André... d'avance elle
+était malade d'agitation; et huit jours de tristesse au retour à se
+ronger l'âme...» Ces petits détails ne m'étaient pas nouveaux. Je les
+connaissais depuis bien longtemps; mais avec ma disposition actuelle,
+ils me rejetaient sur le chemin des hypothèses cruelles. Je recommençais
+par un autre côté l'analyse de mes pensées sur M. Termonde. «Admettons
+qu'il soit coupable, reprenais-je, y a-t-il un seul fait, depuis
+l'événement, qui ne soit éclairci par cette culpabilité? L'horreur de ma
+tante est cependant un indice que je ne suis pas un insensé, car elle a
+nourri des soupçons pareils aux miens... Mais elle soupçonnait aussi ma
+mère, sans quoi elle eût mis son veto à ce mariage, qu'elle devait
+considérer comme le plus épouvantable sacrilège. Eh bien! elle pouvait
+s'être trompée sur ma mère et avoir raison sur mon beau-père...» Est-ce
+que l'antipathie de ce dernier pour moi n'était pas un signe aussi? Je
+la mesurais à la mienne. N'y avait-il pas là quelque chose de plus que
+l'antagonisme d'un beau-père et d'un beau-fils? Mais comme il a dû me
+détester si je lui représentais mon père vivant, ce père à qui je
+ressemblais d'une manière saisissante, et qu'il aurait tué! Et puis, ces
+étranges inégalités de son humeur, ces besoins alternatifs
+d'étourdissement et de solitude, les noires mélancolies où je savais,
+par ma mère, qu'il tombait si souvent... j'avais expliqué jusqu'ici ces
+bizarreries de caractère par la maladie de foie qui, depuis quelques
+années, plombait ses joues, bistrait ses paupières, et, de temps à
+autre, le couchait au lit, en proie à des souffrances si aiguës que cet
+homme si ferme en criait. Mais ces bizarreries, et cette maladie
+elle-même, ne pouvaient-elles pas être aussi l'effet de ce phénomène
+obscur, indéniable pourtant et qui revêt des formes étranges, le
+remords? Est-ce que je ne savais point par expérience l'étroit rapport
+du moral et du physique, les ravages de l'idée fixe sur la santé, la
+puissance meurtrière et irrésistible de la pensée, moi qui ne traversais
+pas une émotion un peu violente sans être terrassé ensuite par la
+névralgie? Et je me sentais de nouveau emporté par le soupçon. Combien
+celui qui doute ainsi est malheureux! C'est comme un roulis et comme un
+tangage auquel son esprit ballotté se trouve en proie. Le bateau
+s'élève, puis il retombe, et, de droite à gauche, de bas en haut, le
+passager malade est balancé, couvert de sueur, toute son énergie
+vaincue, et, à chaque fois, il croit qu'il va mourir...
+
+
+
+
+XI
+
+
+Contre cet intolérable malaise, je n'avais qu'un remède, celui-là même
+qui venait de si bien me réussir vis-à-vis de ma mère. Aux
+envahissements de l'imagination, il fallait opposer le réel, me mettre
+en présence de l'homme que je soupçonnais, le voir droit en face, tel
+qu'il était, non point tel que me le présentait mon esprit, de jour en
+jour plus fiévreux, plus incapable de juger ses visions. Je discernerais
+alors si j'avais été victime d'un cauchemar; et le plus tôt serait le
+mieux, car mon angoisse grandissait, grandissait dans ma solitude. Ma
+tête se troublait. Je finissais par ne plus même douter. Ce qui n'aurait
+dû être qu'un tout faible indice faisait maintenant preuve accablante
+dans ma pensée. Il n'était que temps de réagir, dans l'intérêt même de
+mon enquête, si je devais être amené à pousser plus avant; ou bien je
+tomberais dans cet état nerveux que je connaissais trop, et qui me
+rendait toute action de sang-froid impossible... Je me décidai donc à
+quitter Compiègne. Je voulais revenir à Paris, voir mon beau-père, et,
+d'après la première impression que je lui produirais en me présentant
+devant lui à l'improviste, je jugerais du plus ou moins de valeur de mes
+soupçons. Je fondais cette espérance sur un raisonnement que je m'étais
+déjà fait à l'occasion de ma mère. Je me disais que M. Termonde, s'il
+était mêlé à l'assassinat de mon père, avait redouté par-dessus tout la
+pénétration de ma tante. Leurs relations avaient été cérémonieuses, avec
+un fond de haine de sa part, à elle, qui n'avait certes pas échappé à
+cet homme si fin. Coupable, ne devait-il pas craindre qu'à son lit de
+mort la vieille fille ne m'eût confié ses pensées? L'attitude qu'il
+aurait avec moi, lors de notre première entrevue, serait donc une
+épreuve d'autant plus concluante que cette entrevue serait plus subite
+et qu'il aurait moins de temps pour s'y préparer. Que risquais-je à la
+tenter, cette épreuve? Tout au plus resterais-je dans le doute, mais il
+était probable que je serais rassuré du coup.
+
+Je rentrai donc à Paris, sans avoir prévenu personne, pas même mon valet
+de chambre et mon concierge, et, presque aussitôt, je m'acheminai vers
+le boulevard de Latour-Maubourg. Je me vois encore, m'arrêtant à la
+porte du petit hôtel, vers deux heures de l'après-midi. C'était le
+moment où j'étais presque certain de rencontrer M. Termonde à la maison.
+D'ordinaire, il restait là jusqu'à trois heures à fumer dans le hall
+après le déjeuner. Puis ma mère et lui vaquaient, chacun de son côté,
+aux diverses courses et aux visites, pour se retrouver vers sept heures,
+avant le dîner. J'étais venu à pied, afin d'user mes nerfs par
+l'exercice, me traitant d'ailleurs tout le long de la route avec le
+dernier mépris. À mesure que je me rapprochais de la réalité, les
+chimères évoquées dans ma solitude me semblaient le produit d'une
+fantaisie d'enfant malade. Je songeais à ce qu'il y avait eu
+d'humiliant, de ridicule dans l'arrivée de ma mère à Compiègne. J'étais
+allé au-devant d'elle comme Oreste au-devant de Clytemnestre, et j'avais
+trouvé une femme occupée de sa robe de deuil, de son chapeau, de ses
+sacs de voyage et de ses petits coussins. Le même ironique contraste
+m'attendait-il dans ce premier entretien avec mon beau-père? C'était
+vraisemblable, et je me convaincrais, une fois de plus, de ma facilité à
+me griser de mes propres idées. Cela me peinait toujours profondément de
+constater cette faiblesse, et ma constante impuissance à y voir juste,
+précis et net. Je me comparais en pensée aux taureaux que j'avais vus
+dans le cirque de Saint-Sébastien, lors d'un voyage de vacances aux
+Pyrénées, à ces stupides bêtes qui s'affolent contre un morceau d'étoffe
+écarlate au lieu de fondre tout droit sur le gladiateur alerte qui se
+joue de leur colère. Je tirai la sonnette dans ces dispositions
+découragées. Durant la demi-minute que j'attendis là, je regardai
+l'espèce d'édifice de bûches artistement dressé presque à la hauteur de
+la maison par le marchand qui occupait le terrain d'à côté. Je me
+rappelai mes matinées du dimanche, autrefois, passées à contempler ces
+piles symétriques et leurs dessins compliqués. Étais-je beaucoup plus
+raisonnable qu'alors?... La porte s'ouvrit. Je reconnus la cour étroite,
+la cage vitrée de la marquise, le tapis rouge de l'escalier. Le
+concierge, qui me salua, n'était plus celui par lequel je me croyais
+méprisé dans mon enfance; mais le valet de chambre qui m'ouvrit la porte
+n'avait pas changé. Son visage rasé m'offrit son impassible physionomie
+d'autrefois, celle qui me donnait, quand j'arrivais du collège, une
+telle impression d'insolence et d'outrage,--ô puérilité! À une question
+que je lui fis, cet homme me répondit que ma mère était là, ainsi que M.
+Termonde et une dame de leurs amis, Mme Bernard. Ce nom acheva de me
+remettre au vrai point de la situation. C'était une assez jolie
+personne, toute mince et très brune, avec des cheveux sur le front, un
+nez un peu retroussé, des dents très blanches, que découvrait dans un
+sourire continuel sa lèvre supérieure un peu courte, l'air d'un
+watteau-gavroche, et tout le bagout d'une femme du monde au fait des
+moindres potins. Je tombais du haut de mes songes de justicier
+imaginaire en pleine frivolité parisienne. J'allais entendre parler de
+la pièce à la mode, de quelques procès en séparation, d'adultères et de
+chapeaux. C'était bien la peine de m'être mangé le cœur tous ces jours
+derniers,--amère nourriture.
+
+Le domestique m'introduisit donc dans le hall que je connaissais si
+bien, avec son divan oriental, avec ses plantes vertes, ses meubles
+singuliers, ses tapis aux nuances doucement passées, son Meissonier sur
+un chevalet drapé, à la place où était autrefois le portrait de mon
+père, son fouillis de bibelots, l'énorme parasol japonais ouvert au
+milieu du plafond. Sur les murs, de grands morceaux d'étoffe chinoise
+montraient leurs personnages dont les moustaches, la barbe et les
+cheveux étaient brodés avec de la soie blanche ou noire. Du premier coup
+d'œil, je vis ma mère, à demi-couchée sur un fauteuil américain, qui
+s'abritait du feu avec un écran; Madame Bernard, assise en face, tenait
+son manchon d'une main et de l'autre faisait un geste; M. Termonde en
+redingote, écoutait, debout, le dos à la cheminée, la jambe repliée pour
+chauffer la semelle de sa bottine, en fumant un cigare. À mon entrée, ma
+mère jeta un petit cri de joyeux étonnement et se leva pour venir à ma
+rencontre. Madame Bernard prit aussitôt cet air contrit d'une femme
+distinguée qui se prépare à témoigner une sympathie de commande à une
+personne de sa connaissance éprouvée par un grand malheur. Oui,
+j'aperçus ces petits détails tout de suite, et aussi le haut-de-corps
+de M. Termonde, le battement subit de ses paupières, l'expression, bien
+vite dissimulée, de désagréable surprise que lui causait ma présence.
+Mais quoi? N'en était-il pas ainsi de moi-même? J'aurais juré qu'à cette
+minute-là, son cœur se serrait un peu comme le mien, qu'il subissait une
+sensation de gêne à la gorge et à la poitrine. Qu'est-ce que cela
+prouvait? Qu'il existait, de lui à moi, le même courant d'antipathie que
+de moi à lui. Était-ce une raison pour que cet homme fût un assassin?
+C'était mon beau-père simplement, et un beau-père qui n'aimait pas son
+beau-fils. Cela durait depuis des années, et pourtant, après la semaine
+d'angoisse soupçonneuse dont je sortais, cet involontaire et fugitif
+passage me frappa d'une impression singulière, tandis que je lui prenais
+la main après avoir embrassé ma mère et salué Madame Bernard. La main?
+Non, mais, comme toujours, le bout des doigts, et qui tremblaient un peu
+entre les miens. Que de fois ma main, à moi, avait frémi de même, à ce
+contact, par une invincible répulsion!... Je l'écoutai me débiter les
+phrases de sympathie qu'il me devait dans ma peine et qu'il m'avait déjà
+écrites à la campagne. J'écoutai Madame Bernard en prononcer d'autres.
+Puis, la conversation reprit son cours, et, pendant la demi-heure que la
+jeune femme resta encore, je regardai plutôt que je ne parlai, comparant
+mentalement la physionomie de mon beau-père à la physionomie de la
+visiteuse et à celle de ma mère. J'éprouvais devant ces trois visages
+une impression qui ne s'était jamais ainsi précisée pour ma pensée,
+celle de leur différence, non pas simplement d'âge, mais d'intensité,
+mais de profondeur. Que celui de ma mère était peu mystérieux, facile à
+lire comme une page écrite en caractères bien nets! Que l'âme de Madame
+Bernard, cette légère, cette innocente et pauvre âme mondaine, se
+révélait aussi au premier regard, à travers des traits délicats tout
+ensemble et communs! Qu'il y avait peu de réflexion, de parti-pris
+volontaires, de quant à soi impénétrable, derrière la grâce poétique de
+l'une et derrière les gracieuses minauderies de l'autre! Quel masque
+personnel, au contraire, et violemment expressif que celui de mon
+beau-père! Avec ses yeux bleus, un peu écartés, et qui semblaient
+toujours fuir l'observation, avec les touffes de ses cheveux
+prématurément blanchis, avec les grandes rides amères de sa bouche, avec
+son teint brouillé de bile, obscur et trouble, comme ce visage semblait
+révéler, chez l'homme du monde qui causait avec ces deux femmes du
+monde, une créature d'une autre race! Quelles passions avaient ravagé ce
+sang, quelles pensées creusé ce front, quelles veilles meurtri ces
+paupières? Était-ce la figure d'un homme heureux, à qui tous les
+événements ont réussi; qui, né riche, d'une excellente famille, a épousé
+la femme qu'il aimait; qui n'a connu ni les âpres soucis de l'ambition,
+ni les tracas d'une fortune à faire, ni les affronts de l'amour-propre
+humilié? Sans doute, il souffrait du foie. Mais pourquoi cette réponse
+dont je m'étais contenté jusqu'alors me parut-elle soudain enfantine et
+presque niaise? Pourquoi tous ces signes d'usure et de tourment me
+semblèrent-ils les effets d'une cause secrète et que je m'étonnai de ne
+pas avoir cherchée plus tôt? Pourquoi me trouvai-je soudain, en sa
+présence, au rebours de ce que j'avais prévu, au rebours de ce qui
+m'était arrivé avec ma mère, plongé plus avant dans le gouffre de
+soupçons, duquel j'avais tant espéré sortir? Pourquoi eus-je peur, nos
+yeux s'étant rencontrés une seconde, qu'il ne pût lire ma pensée dans
+les miens et pourquoi les détournai-je avec une sorte de honte et
+d'épouvante?... Ah! lâche que j'étais, triple lâche! Ou bien j'avais
+tort de penser ainsi, et il fallait à tout prix le savoir, ou bien
+j'avais raison, et il fallait le savoir encore! Mais la recherche
+passionnée de cette certitude était la seule ressource qui me restât
+pour continuer de m'estimer moi-même.
+
+Cette recherche était difficile, je m'en rendis compte aussitôt. Des
+faits? Je ne pouvais pas en rencontrer. Où et comment m'y prendre? La
+seule position du problème que j'avais devant moi m'interdisait toute
+espérance de découvrir quoi que ce fut par une enquête matérielle. De
+quoi s'agissait-il, en effet? De m'assurer si, oui ou non, M. Termonde
+était le complice de l'homme qui avait attiré mon père dans un
+guet-apens. Mais je ne connaissais pas cet homme lui-même. Je n'avais
+d'autres données, sur lui, que les détails de son déguisement et les
+vagues hypothèses d'un juge d'instruction. Si seulement j'avais pu le
+consulter, ce juge, et m'éclairer de son expérience? Que de fois j'ai
+saisi le paquet des lettres dénonciatrices, décidé à le lui porter, à
+implorer de lui un conseil, une indication, un appui! J'arrivais devant
+la porte de sa maison et là je m'arrêtais. L'image de ma mère me barrait
+l'entrée. S'il allait la soupçonner, comme avait fait ma tante? Je
+reprenais alors le chemin de mon appartement, où je m'enfermais pendant
+des heures et des heures, couché sur le canapé de mon fumoir, et
+m'intoxiquant de tabac. C'était alors que je relisais les fatales
+lettres, bien que je les susse quasi par cœur, afin de vérifier ma
+première impression que j'espérais toujours anéantir. Elle augmentait,
+au contraire, à chacune de ces lectures nouvelles. J'y gagnais du moins
+de concevoir que cette certitude, dont je m'étais fait un point
+d'honneur, ne pouvait être que psychologique. En définitive, toutes mes
+imaginations avaient pour point de départ les données morales du crime,
+en dehors des données physiques que je ne pouvais pas atteindre. Il
+fallait donc m'attacher uniquement, passionnément, à ces données
+morales. Et je recommençais à raisonner comme à Compiègne. «Supposons,
+me disais-je, que M. Termonde soit coupable, dans quel état d'esprit
+doit-il être? Cet état d'esprit une fois donné, comment agir de manière
+à lui arracher, à lui-même, quelque signe de sa culpabilité?...» Sur
+l'état d'esprit, je n'avais aucun doute. Souffrant et sombre comme je le
+connaissais, l'âme angoissée jusqu'au tourment, si cette souffrance,
+cette tristesse, cette angoisse s'accompagnaient du souvenir d'un
+meurtre commis dans le passé, cet homme était la victime d'un secret
+remords. La question était donc d'inventer un procédé qui donnât comme
+une forme à ce remords, de dresser devant lui le spectre de l'action
+commise, brusquement, brutalement. Coupable, il était impossible qu'il
+ne frémît pas; innocent, il ne s'apercevrait pas même de l'épreuve. Mais
+cette soudaine évocation du crime sous les yeux de celui que je
+soupçonnais, comment la produire? C'est au théâtre et dans les romans
+qu'on représente une scène d'assassinat devant l'assassin, en épiant sur
+son visage la seconde où il ne se possède plus. Dans la réalité, on n'a
+guère à son service, quand on veut donner un coup de sonde à travers la
+conscience de quelqu'un, que l'outil de la parole, si malaisé à manier.
+Je ne pouvais pourtant pas aller droit à M. Termonde et lui dire en
+face: «Vous avez fait tuer mon père...» Innocent ou coupable, il me
+jetterait à la porte comme un fou!
+
+Après bien des heures de réflexion, je compris qu'un seul plan était
+raisonnable, un seul utile: c'était d'avoir avec mon beau-père, en tête
+à tête et au moment où il s'y attendrait le moins, un entretien tout en
+nuances, tout en sous-entendus, dont chaque mot fût comme un doigt
+appuyé sur les places les plus douloureuses de sa pensée, au cas où
+cette pensée serait celle d'un meurtrier. Il fallait que chacune de mes
+phrases le contraignît à se demander: «Pourquoi me dit-il cela, s'il ne
+sait rien? Il sait quelque chose?... Que sait-il?...» Je connaissais ses
+moindres jeux de physionomie, ses gestes les plus simples. Je le
+possédais si bien physiquement! Aucun signe de trouble, si léger fût-il,
+ne m'échapperait. Si je ne rencontrais pas le point malade en procédant
+de la sorte, j'en concluerais à l'inanité des soupçons qui, depuis la
+mort de ma tante, renaissaient et renaissaient sans cesse. J'admettrais
+cette simple, cette vraisemblable explication, que rien ne démentait des
+lettres de mon père, à savoir que M. Termonde avait aimé ma mère sans
+espérance du vivant de son premier mari, puis bénéficié d'un veuvage
+auquel il n'aurait pas même osé penser. Si, au contraire, je le voyais,
+durant notre entretien, comprendre mes soupçons, les deviner, suivre mes
+paroles avec anxiété, si je surprenais dans son regard cet éclair qui
+révèle l'épouvante instinctive d'un animal attaqué à l'instant où il se
+croit le plus en sûreté, si l'épreuve réussissait, alors... alors... Je
+n'osais pas penser à cet alors. Cette seule possibilité me bouleversait
+trop profondément. Mais cette conversation, en aurais-je, moi, la force?
+Ç'allait être un de ces combats, pareils aux duels au sabre, où la
+victoire est à celui qui prend tout de suite la garde haute; et je me
+rendais bien compte que ma sensibilité toujours frémissante me rendait
+ce rôle plus difficile qu'à un autre. Rien qu'à y songer, mon cœur
+battait plus vite, mes nerfs se crispaient... Quoi? c'était la première
+occasion offerte d'agir, de me dévouer à la besogne de vengeance,
+acceptée, convoitée durant toute ma jeunesse, et j'hésiterais...
+Heureusement, ou malheureusement, j'avais pour me conseiller un
+compagnon plus fort que mes hésitations: le portrait de mon père,
+suspendu à présent dans mon fumoir de jeune homme. La nuit, je me
+réveillais, bourrelé par ces pensées. J'allumais ma bougie et j'allais
+le regarder, détaché en clair sur la tenture en face de moi. Comme nous
+nous ressemblions, quoique je fusse un peu moins robuste d'encolure! Que
+nous étions bien le même être! Que je le sentais voisin de moi! Que je
+l'aimais! Ce front haut, ces yeux bruns, cette bouche un peu large, ce
+menton un peu long.--je les contemplais avec une émotion indicible.
+Cette bouche surtout, que cachait à demi une moustache noire, coupée
+comme la mienne, elle n'avait pas besoin de s'ouvrir et de me crier:
+«André, André, souviens-toi de moi!» Non, pauvre mort, je ne pouvais pas
+te laisser ainsi sans avoir tenté jusqu'à l'impossible pour te venger,
+et c'était une conversation à soutenir--rien qu'une conversation. Mon
+malaise nerveux cédait la place à une volonté tout à la fois fiévreuse
+et froide,--oui, les deux ensemble; et ce fut avec une maîtrise de
+moi-même presque absolue, qu'après une période assez longue de ces
+luttes intimes, le plan de mon discours très arrêté, je me rendis à
+l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg par une après-midi du
+commencement de février. J'étais presque assuré de trouver mon beau-père
+seul. Ma mère déjeunait chez Madame Bernard ce jour-là; je le savais. Il
+était à la maison, et seul en effet.--«Allons, André, me dit la voix
+intérieure qui défend au soldat de reculer, sois un homme.» Une fois de
+plus, je sentis combien l'action est apaisante, et quel bienfait
+l'audace emporte avec elle. C'est de trop penser qu'on souffre et de
+trop regarder son propre cœur. Hélas! on ne peut pas toujours agir.
+
+M. Termonde se tenait dans son cabinet de travail. Lorsque j'entrai, il
+fumait, assis sur un fauteuil bas, frileusement, au coin du feu. Lui
+aussi, comme moi dans mes mauvaises heures, se grisait de tabac, ne
+quittant un cigare que pour en prendre un autre. Cette pièce, où je
+venais rarement, n'offrait aucun caractère très spécial et qui permît de
+rien préjuger sur la personne qui s'était choisi ce décor intime.
+C'était une vaste chambre, luxueuse à la fois et insignifiante. Les
+voussures de bois du plafond, toutes sombres, le cuir de Cordoue tendu,
+sur les murs, de couleur feuille-morte avec des rehauts d'or, la nuance
+du tapis d'un rouge obscur et les teintes effacées des gobelins des
+portières, s'harmonisaient avec le demi-jour, tamisé par des vitraux
+mobiles, en ce moment fermés. Et c'était une profusion de meubles de
+toutes provenances qui rappelaient les voyages du diplomate élégant:
+deux _bargueños_ d'Espagne aux éclatants reflets de pourpre, des chaises
+basses aux dossiers sculptés de style florentin, dans la cheminée, de
+hauts chenets en fer forgé achetés à Nuremberg, avec les monstres
+chimériques de leur ciselure, et, au-dessus de cette cheminée, une
+vieille copie du portrait de César Borgia par Raphaël. Une large
+bibliothèque occupait un des pans de la pièce. Les livres d'histoire et
+d'économie politique y montraient leur reliure verte ou noire, au-dessus
+des casiers où s'empilaient d'autres livres brochés, aux couvertures
+claires, qui étaient les romans à la mode. Un grand bureau plat
+s'étendait au milieu de la chambre, avec les objets nécessaires pour
+écrire, soigneusement rangés, et quelques photographies dans leurs
+cadres de maroquin, celle de ma mère, celles du père et de la mère de M.
+Termonde. Ce cabinet de travail révélait au moins un trait dominant de
+celui qui l'emplissait, en ce moment, de la fumée bleuâtre de son
+cigare: le souci méticuleux de la correction. Mais ce souci, qui lui
+était commun avec tant de personnes de son monde, peut servir de
+paravent à la banalité la plus entière, comme à l'hypocrisie la plus
+raffinée. Ce n'était pas seulement dans la tenue extérieure de sa vie
+que mon beau-père se montrait ainsi impénétrable, sans qu'on devinât
+s'il cachait ou non des pensées profondes derrière sa politesse et son
+élégance. Ces réflexions, je les avais faites souvent, à une époque où
+je n'avais guère qu'un intérêt de curiosité à comprendre le plus intime
+repli de ce caractère d'homme. Elles me saisirent avec une extrême
+intensité, à cette minute où je venais à lui avec une volonté si nette
+de lire dans son passé. Cependant, nous nous serrions la main, je
+prenais place à l'autre côté de la cheminée, j'allumais, moi, une
+cigarette, et je lui disais afin d'expliquer mon insolite présence:
+
+--Maman n'y est pas?
+
+--Mais ne t'a-t-elle pas raconté, l'autre jour, qu'elle déjeunait chez
+Madame Bernard?... me répondit-il. C'est une petite expédition dans
+l'atelier de Lozano,--c'était le nom d'un peintre espagnol très goûté
+depuis deux ans,--pour voir le portrait qu'il termine de Madame
+Bernard... Est-ce que tu as quelque chose à faire dire à ta mère?...
+ajouta-t-il simplement.
+
+Ce peu de mots suffisaient à me montrer qu'il avait remarqué la
+singularité de ma visite. Devais-je m'en affliger ou m'en réjouir?... Je
+le voyais donc prévenu que j'arrivais poussé par un motif particulier,
+mais cela même donnerait toute leur portée à mes paroles. Je commençai
+par mettre la conversation sur une matière indifférente, parlant de ce
+peintre dont je connaissais un bon tableau, une danse de gitanes dans
+une chambre d'auberge à Grenade. Je lui décrivais les poses hardies, les
+teints pâles, les œillets rouges dans les cheveux noirs, la face de
+Maure du guitariste, et je le questionnais sur l'Espagne. Visiblement,
+il me répondait par simple politesse. Tout en continuant de fumer son
+cigare, il fouillait le feu avec des pincettes, prenant entre leurs
+pointes un morceau de braise, puis un autre. Au frémissement de ses
+doigts, le seul signe de sa sensibilité nerveuse qu'il ne sût pas bien
+dompter, je constatais que ma présence lui était, comme toujours,
+désagréable. Il causait cependant avec son habituelle courtoisie, de
+cette voix douce, presque sans timbre, qui donnait l'impression qu'il
+s'était dressé à parler ainsi; ses yeux étaient fixés sur la flamme, et
+son visage, que je voyais de profil, avait cet air d'infinie lassitude
+que je connaissais bien, un je ne sais quoi d'immobile et de triste,
+avec de longues rides et comme une contraction de la bouche dans une
+pensée toujours amère. À un moment, je le fixai, ce profil détesté, avec
+tout ce que j'avais en moi d'attention, et, passant d'un sujet à un
+autre, sans transition, je laissai tomber cette phrase.
+
+--J'ai fait, ce matin, une visite bien intéressante.
+
+--C'est ce qui te distingue de moi, répliqua-t-il d'un ton indifférent,
+qui ai gâché ma matinée à mettre au courant ma correspondance.
+
+--Oui, continuai-je, bien intéressante... J'ai passé deux heures chez M.
+Massol...
+
+J'avais beaucoup compté sur l'effet de ce nom qui devait lui rappeler
+tout d'un coup l'enquête sur le mystère de l'hôtel Impérial. Les muscles
+de son visage ne bougèrent pas. Il posa les pincettes, se pencha en
+arrière sur son fauteuil, et me demanda d'un air distrait:
+
+--L'ancien juge d'instruction? Que fait-il maintenant?...
+
+Était-il possible qu'il ne sût réellement pas où vivait cet homme, celui
+dont il devait se défier le plus, s'il était coupable? Comment savoir si
+cette indifférence était jouée? Le traquenard que j'avais tendu me
+sembla soudain la conception d'un enfant naïf. En admettant que mon
+beau-père eût maintenant le cœur serré, que son pouls battît la fièvre,
+qu'il se demandât avec angoisse: «Où veut-il en venir?»--mais c'était
+une raison pour lui de mieux cacher son émotion... N'importe. J'avais
+commencé. Il fallait continuer et frapper fort.
+
+--M. Massol est conseiller à la Cour, répondis-je, et
+j'ajoutai,--quoique ce ne fût plus vrai:--Je le vois souvent... Nous
+avons causé, ce matin, des criminels qui échappent au châtiment.
+Imaginez-vous qu'il est persuadé que Troppmann avait un complice. Il
+croit cela sur les détails du crime, qui, d'après lui, supposent deux
+hommes... Si cela est vrai, il faut avouer que Messieurs les assassins
+ont leur honneur à eux, quelque bizarre que cela paraisse, puisque ce
+monstrueux tueur d'enfants s'est laissé couper le cou sans dénoncer
+l'autre... C'est égal, le complice a dû passer de mauvaises heures à
+partir de la découverte des cadavres et de l'arrestation de son
+camarade... Je ne m'y fierais pas, à cet honneur-là, et, si la fantaisie
+me prenait de commettre un crime, j'agirais seul... Et vous?
+demandai-je, comme en plaisantant.
+
+Ce n'était rien, ces deux petits mots, rien qu'une insignifiante
+plaisanterie, si celui à qui je posais cette bizarre question était
+innocent. Dans le cas contraire, ah! c'était de quoi lui geler la moelle
+dans les os. Il m'avait écouté en s'enveloppant de fumée, les paupières
+à demi-abaissées sur les yeux. Je ne voyais plus sa main gauche qu'il
+laissait pendre de l'autre côté du fauteuil, et il avait passé la droite
+dans la poche de sa jaquette. Il mit un peu de temps à me
+répondre--bien peu, mais cette minute peut-être qui sépara ma demande
+et sa réponse, s'écoula pour moi si brûlante. Mais quoi? Les
+conversations précipitées n'étaient pas dans ses habitudes, puis, ma
+question n'offrait rien d'intéressant pour lui s'il n'était pas
+coupable, et, s'il l'était, ne lui fallait-il pas calculer dans un
+éclair la portée de la phrase qu'il me lancerait? Comment le savoir
+encore?... Il ferma les yeux tout à fait, ainsi que cela lui arrivait
+souvent, et il me dit avec l'accent détaché d'un homme qui parle d'idées
+générales:
+
+--Il est certain que des morceaux de conscience demeurent intacts chez
+des gens très corrompus. Cela se voit surtout quand on habite des pays
+où les mœurs sont plus vraies que chez nous, plus voisines de la nature.
+Tiens, cette Espagne qui t'intéresse tant, lorsque j'y vivais, elle
+avait encore ses brigands... On passait des traités avec eux pour
+traverser en sûreté un bout de sierra... Il n'y avait guère d'exemple
+qu'ils manquassent au contrat... L'histoire des causes célèbres
+fourmille en scélérats qui ont été des amis excellents, des fils
+dévoués, des amants accomplis... Mais je suis comme toi, et je pense que
+le mieux est de n'y pas trop compter...
+
+Il souriait, lui aussi, en prononçant ces derniers mots, et, maintenant,
+il me regardait avec ses prunelles d'un bleu si clair tout ensemble et
+si mystérieux, si intraversable. Non, je n'étais pas de taille à lui
+lire de force dans le cœur. Il fallait un autre talent que le mien, une
+autre acuité de regard, une autre énergie pour jouer vis-à-vis de ce
+personnage le rôle du policier qui magnétise un coupable. Pourquoi,
+néanmoins, mes soupçons augmentaient-ils à sentir cet homme si
+dissimulé, si masqué, si boutonné? N'y a-t-il pas des natures faites
+ainsi, qui se ferment sans motifs comme d'autres s'ouvrent, des âmes
+d'obscurité comme des âmes de jour?... Allons, du courage et frappons
+encore.
+
+--M. Massol et moi, repris-je, nous nous sommes aussi demandé quelle vie
+pouvait bien mener ce complice de Troppmann ou encore ce Rochdale, que
+nous n'avons pas renoncé à retrouver, ni lui ni moi... Car M. Massol a
+eu bien soin, avant de quitter son cabinet, de faire un acte interruptif
+de la prescription, et nous avons des années devant nous pour
+chercher... Ces criminels dorment-ils en paix? Sont-ils punis, même dans
+leur sécurité momentanée, par l'appréhension du danger, par le
+remords?... Ce serait une ironie singulière s'ils étaient à présent de
+bons et tranquilles bourgeois, fumant leur cigare comme vous et moi,
+amoureux, aimés?... Est-ce que vous croyez au remords, vous?
+
+--Oui, j'y crois, répondit-il.
+
+Était-ce le contraste entre la légèreté affectée de mon discours, et le
+sérieux avec lequel il avait parlé, qui me fit paraître sa voix grave et
+profonde? Mais non, je me trompais, car il avait supporté sans un
+frisson la nouvelle que la prescription du crime avait été
+interrompue,--nouvelle effrayante pour lui s'il était mêlé au meurtre,
+et il ajouta d'un ton paisible,--ne retenant de ma question que son côté
+philosophique.
+
+--Et M. Massol, croit-il au remords?...
+
+--M. Massol, fis-je, est un cynique. Il a vu trop de vilaines histoires.
+Il dit que c'est là une question d'estomac et d'éducation religieuse. Il
+prétend qu'un homme qui digèrerait à merveille, et à qui, tout enfant,
+on n'aurait jamais parlé de l'enfer, pourrait voler et tuer du matin au
+soir, sans jamais connaître d'autres remords que la crainte des
+gendarmes... Cette question de l'autre vie, on ne sait pas quel rôle
+elle joue dans la solitude, prétend ce sceptique, et je crois qu'il a
+raison, car bien souvent je me mets, sans raison, la nuit, à penser à la
+mort, moi qui ne crois plus à grand chose, et j'ai peur... Oui, j'ai
+peur... Et vous, continuai-je, croyez-vous à un autre monde?...
+
+--Oui, dit-il... Et cette fois je crus bien discerner une altération
+dans sa voix.
+
+--Et à la justice de Dieu? insistai-je.
+
+--À sa justice et sa miséricorde, répondit-il avec un accent singulier.
+
+--Étrange justice, m'écriai-je, qui, pouvant tout, attendrait pour
+punir! C'est ce que ma pauvre tante me disait toujours, quand je lui
+parlais de venger mon père: Laisse à Dieu le soin de punir... Eh bien!
+ajoutai-je, si je tenais l'assassin, si je l'avais là devant moi, si
+j'étais sûr... Non, je n'attendrais pas l'heure de cette justice de
+Dieu...
+
+Je m'étais levé en prononçant ces paroles, en proie à une involontaire
+exaltation dont je sentis aussitôt l'enfantillage. M. Termonde s'était,
+lui, penché de nouveau sur le feu; il avait repris les pincettes. Il ne
+répliqua rien à ma sortie. Avait-il vraiment, comme je l'avais cru
+pendant une seconde, ressenti un peu de trouble à m'entendre parler de
+cet inévitable et redoutable lendemain du tombeau, dont j'ai si peur,
+moi, aujourd'hui que j'ai du sang sur mes mains? Je n'en pus rien
+savoir. Son profil était, comme tout à l'heure, impassible et triste.
+L'agitation de ses mains, qui me rappelait tant le geste avec lequel il
+tournait et retournait sa canne de jonc, tandis que ma mère lui
+annonçait la disparition de mon père, autrefois, oui, l'agitation de ses
+mains était extrême, mais tout à l'heure elles tisonnaient avec une
+fièvre pareille. Le silence s'était abattu entre nous subitement, mais
+que de silences semblables nous avions traversés, à chaque tête à
+tête!... Et puis, contre l'explosion de ma douleur et de ma haine
+d'orphelin, qu'avait-il à dire ou à faire? Innocent ou coupable, il
+devait également se taire, et il se taisait. Un découragement immense me
+saisit. Ah! dans cette minute, j'aurais souhaité avoir à mon service les
+instruments de torture du moyen âge, les chevalets, les fers rouges, le
+plomb fondu, de quoi arracher leur secret aux bouches les mieux fermées.
+Stérile et impuissante fureur! Mon beau-père avait regardé la pendule;
+il s'était levé à son tour, et il me disait: «Veux-tu que je te mette
+quelque part sur ma route? J'ai demandé la voiture pour trois heures,
+j'ai rendez-vous au cercle à la demie afin de nous entendre sur une
+élection qui aura lieu demain...» J'avais devant moi, au lieu du
+criminel terrassé que j'avais rêvé, un homme du monde en train de penser
+à ses devoirs de club. Je déclinai son offre presque en balbutiant. Il
+me reconduisit jusque dans le hall avec un sourire... Pourquoi donc, un
+quart d'heure plus tard, lorsque nous nous croisâmes sur le quai, par
+hasard, moi m'en retournant à pied, lui, dans son coupé...--oui,
+pourquoi son visage me sembla-t-il si bouleversé, si tragique, si
+sombre? Il ne me vit pas. Il était dans le coin. Sa face se détachait,
+toute terreuse, sur le fond de cuir vert... Ses yeux regardaient... où
+et quoi?... C'était une vision de détresse qui passait devant moi,
+tellement différente de la physionomie souriante de tout à l'heure,
+qu'elle me fit soudain me redresser avec une émotion extraordinaire et
+me dire, comme épouvanté de mon succès: «Aurais-je touché juste?»
+
+
+
+
+XII
+
+
+Cette impression d'épouvante me domina durant tout le soir de cette
+journée et celles qui suivirent. Il y a une distance infinie entre nos
+imaginations, si précises soient-elles, et le moindre atome de réalité.
+Certes, les lettres de mon père avaient remué en moi des fibres
+profondes, évoqué devant mes yeux des tableaux tragiques. Ce simple
+petit fait: le bouleversement du visage de mon beau-père au sortir de
+notre entretien me secoua, pourtant, d'une autre secousse. Au fond de
+moi, après la lecture des lettres même répétée, j'avais gardé la secrète
+espérance que je me trompais, qu'une épreuve légère dissiperait des
+soupçons que je jugeais insensés, peut-être parce que j'appréhendais à
+l'avance le formidable devoir qui surgirait devant moi, au jour de la
+certitude. J'avais ressemblé à un amant que le hasard instruit d'une
+infidélité de sa maîtresse. Trop fier pour supporter la trahison, il
+procède à une enquête minutieuse, avec le désir, inavoué, mais cuisant,
+mais passionné, que cette femme soit innocente; car, une fois l'enquête
+finie, et si elle est démontrée coupable, il faudra vouloir. Il sait
+trop bien ce que lui coûtera cette volonté!... Moi aussi, dès la
+première heure, j'avais entrevu l'inévitable résultat, si mon beau-père
+se trouvait coupable. Il me faudrait vouloir... Vouloir?... Je n'osais
+pas regarder en face cette nécessité. Non, je ne l'avais pas regardée,
+avant cette rencontre de mon ennemi, terrassé de douleur sur les
+coussins de son coupé. Maintenant, je m'aventurais à y songer.
+Qu'aurais-je à vouloir, s'il était coupable?... Une fois rentré chez
+moi, j'eus l'énergie de me poser ce problème, nettement, et j'aperçus
+toute l'horreur de la situation. De quelque côté que je me tournasse, je
+rencontrais une souffrance impossible à soutenir.--Que les choses
+durassent comme elles étaient, non, je ne le supporterais pas! Je voyais
+ma mère s'approcher de M. Termonde comme elle faisait souvent, lui
+toucher le front de la main par un geste amical, mettre un baiser sur ce
+front... Qu'elle fut ainsi avec l'assassin de mon père, les os me
+brûlaient rien que d'y penser, et c'était comme une pointe de flèche qui
+me pénétrait la poitrine. Soit! J'agirais, j'aurais la force d'aller à
+ma mère et de lui dire: «Cet homme est un assassin...» et de le lui
+démontrer; et voici que je ressentais déjà l'effrayante douleur qu'elle
+éprouverait, elle, à ce discours. Il me semblait que je verrais, en lui
+parlant, ses yeux s'ouvrir, et, à travers ses prunelles, un déchirement
+de tout son être, jusqu'à son cœur, et que, sur-le-champ, là, devant
+moi, elle deviendrait folle ou tomberait morte... Non, je ne lui
+parlerais pas moi-même. Si je tenais en main la preuve convaincante,
+j'irais à la justice, et une scène nouvelle s'évoquait. J'apercevais ma
+mère, maintenant, à la minute où l'on arrêtait son mari. Elle serait là,
+dans la chambre, auprès de lui. «Et de quel crime est-il accusé?...»
+demanderait-elle, et elle devrait entendre la terrible réponse. Et j'en
+serais la cause volontaire, moi qui avais, depuis mon enfance et pour
+lui épargner une tristesse, tout étouffé de mes plaintes, à l'époque où
+mon cœur contenait tant de soupirs, tant de larmes, tant de douleurs,
+que me plaindre à elle eût été un soulagement suprême. Je ne l'avais pas
+fait alors. Je la savais heureuse de sa vie et que ce bonheur seul la
+rendait aveugle à mes peines. Je l'aimais mieux aveugle et heureuse. Et
+maintenant?... Je ne pouvais pas te porter ce coup, Être fragile, Être
+si cher! Cette première vue de la double perspective d'infortune offerte
+à mon avenir, si mes soupçons se trouvaient justes, fut trop cruelle.
+Et, tout de suite, je me raidis de toutes mes forces contre une vision
+qui devait emporter avec elle de pareilles conséquences. Au rebours de
+mon habitude, je me fis le complice des hypothèses heureuses... Mon
+beau-père triste dans son coupé, qu'est-ce que prouvait cette
+apparition? N'avait-il pas dix motifs possibles de soucis, à commencer
+par sa santé, plus chancelante chaque jour? Un seul fait m'eût été la
+preuve absolue, indiscutable: s'il avait tressailli d'un sursaut
+épouvanté tandis que nous causions, si je l'avais vu, comme l'oncle
+d'Hamlet, de mon frère en agonie, se lever livide, la face convulsée,
+devant le spectre de son crime évoqué subitement. Pas un muscle de son
+visage n'avait bougé, pas un éclair n'avait échappé à ses yeux. Pourquoi
+donc interpréter, et cette froideur comme une hypocrisie prodigieuse,
+et le bouleversement des traits que j'avais constaté une demi-heure plus
+tard comme le véritable aveu?.. C'étaient là des raisonnements justes,
+ou du moins ils me paraissent tels, aujourd'hui que j'écris de
+sang-froid ces souvenirs. Ils ne prévalaient pas contre l'espèce
+d'instinct funeste qui me forçait de suivre cette piste. Oui, c'était
+absurde, c'était fou de supposer presque gratuitement cette chose
+énorme: que M. Termonde eût fait assassiner mon père par un autre. Cette
+histoire invraisemblable, je ne pouvais pas m'empêcher de l'admettre, à
+tous les moments comme possible, et, à quelques minutes, comme certaine.
+Quand on a laissé place dans son esprit à des idées de cet ordre, on
+n'est plus maître d'aller, de venir. Ou l'on est un lâche, ou bien on
+coule à fond sa pensée. Je devais à mon père, je devais à ma mère, je me
+devais à moi-même de savoir. Je me promenai des heures entières dans mon
+cabinet de travail, roulant ces sinistres rêves. Il m'arriva plus d'une
+fois de prendre un pistolet, de l'armer, de me dire: «Une petite
+pression sur la gâchette, un tout faible mouvement comme celui-ci...--je
+faisais le geste,--et je suis à jamais guéri de cette mortelle
+angoisse.» Mais de manier seulement cette arme, de sentir le froid du
+canon lisse, me rappelait la mystérieuse scène où mon père avait été
+frappé. Je me représentais le salon de l'hôtel Impérial, l'homme grimé
+qui attendait, mon père qui entrait, qui s'asseyait à la table,
+feuilletant des papiers, et un pistolet, comme celui-ci, braqué à
+quelques centimètres de la nuque, et le foudroiement subit, la tête
+s'abattant sur la table, l'assassin enveloppant de serviettes ce cou
+troué d'où jaillissait le sang, et il lavait ses mains comme s'il eût
+achevé une besogne ordinaire, posément, à loisir. La rage de la
+vengeance grondait en moi à ces images. J'allais vers le portrait du
+mort qui me regardait de ses yeux immobiles... Et j'avais des soupçons
+sur l'instigateur de ce meurtre, et je les laisserais sans les vérifier
+parce que j'avais peur d'agir ensuite! Ah! je me déterminerais après. Il
+fallait savoir d'abord, à tout prix.
+
+Je passai ainsi trois jours à me torturer parmi ces irrésolutions
+coupées de projets sans cesse rejetés comme impraticables. Savoir?...
+C'était bientôt dit, mais je ne pourrais jamais extorquer son secret,
+s'il en avait un, à cet homme si maître de lui qui était mon beau-père,
+moi si passionné, si énervé, si peu capable de dominer la frénésie de
+mes émotions changeantes! Ce sentiment de sa force et de ma faiblesse me
+faisait redouter sa présence autant que je la désirais. Au vague et
+douloureux malaise qui m'avait toujours rendu intolérable de respirer,
+de parler, de manger à côté de lui, allait se joindre l'impression plus
+pénible encore de la difficulté de mon attitude. J'étais comme un novice
+qui doit se battre en duel avec un adversaire très adroit;--il veut se
+défendre et vaincre, il est courageux, résolu, mais il doute de son
+propre sang-froid. Que faire maintenant que j'avais porté un premier
+coup, et qui ne s'était pas trouvé décisif? Si cet entretien avait eu
+réellement une portée sur sa conscience, comment m'y prendre pour
+redoubler le premier effet, pour achever de bouleverser cette âme? J'en
+étais là de mes réflexions, formant, reformant des plans toujours
+détruits, quand un billet de ma mère arriva, se plaignant que je ne
+fusse pas revenu depuis le jour où je ne l'avais pas rencontrée, et
+m'annonçant que, l'avant-veille, mon beau-père avait été repris d'une
+crise de foie très violente... L'avant-veille? C'était donc le lendemain
+même de notre conversation! Encore ici on eût dit que le sort se
+complaisait à redoubler l'ambiguité des indices, principe de mes pires
+désespoirs. Cette crise imminente expliquait-elle la physionomie
+angoissée de mon beau-père dans sa voiture? Était-elle une cause ou bien
+simplement l'effet de la foudroyante terreur dont il avait dû être
+écrasé sous son masque d'indifférence, s'il était coupable, tandis que
+je lui lançais en face mes phrases menaçantes? Ah! l'abominable
+incertitude et que ma mère augmenta encore, dès que je me fus rendu
+auprès d'elle, par ses paroles: «C'est la second crise depuis deux mois,
+disait-elle; jamais les attaques du mal n'avaient été aussi
+rapprochées... Ce qui m'effraye le plus, ce sont les doses de morphine
+qu'il arrive à prendre pour échapper à ses douleurs... Il n'a jamais eu
+un bon sommeil... Voici des années qu'il ne dort pas, une nuit, sans
+avoir recours aux narcotiques, mais il était raisonnable, au lieu
+qu'aujourd'hui...» Elle secouait la tête bien tristement, la pauvre
+femme, et moi, au lieu de compatir à son chagrin, je me demandais si ce
+n'était pas encore là un signe, si cette perte de sommeil n'était pas
+liée à un atroce, à un invincible remords; et cela pouvait être aussi la
+banale conséquence d'un désordre organique. «Veux-tu le voir?...»
+continuait ma mère, presque timidement, et, comme j'hésitais, arguant de
+ma crainte de le fatiguer, en réalité tout surpris de cette offre:
+«C'est lui-même qui t'a demandé... Il voudrait avoir de toi des
+nouvelles sur l'élection d'hier au cercle...» Était-ce bien le véritable
+motif de ce désir de me voir, que je ne pouvais m'empêcher de trouver
+singulier, ou voulait-il me prouver qu'il était demeuré indifférent à
+notre entretien? Devais-je apercevoir dans cette commission, dont il
+avait chargé ma mère, un signe de plus de l'extrême importance qu'il
+attachait aux détails de sa vie mondaine, ou bien, appréhendant mes
+défiances, les prévenait-il? Ou encore était-il lui-même torturé par
+l'idée de savoir, par le besoin de repaître sa curiosité de la vue de
+mes traits, pour y déchiffrer ma pensée?
+
+Je me retrouvais, en pénétrant dans cette chambre à coucher qui, tout
+enfant, avait été la mienne, mais où je ne venais plus guère depuis des
+années, dans la même disposition anxieuse de l'âme que l'autre jour,
+alors que le valet de chambre m'ouvrait la porte du cabinet de travail
+de mon beau-père. J'avais pourtant une espérance de moins, celle que M.
+Termonde fût terrassé par mes allusions directes au crime hideux dont
+je l'imaginais coupable. Ma première sensation, quand la portière
+retomba, fut cruelle. J'avais encore dans la mémoire quelques phrases
+des lettres de mon père, où il indiquait, sans insister, le secret
+divorce d'existence peu à peu établi entre lui et sa femme, et, tout de
+suite, le seul aspect de cette chambre à coucher de mon beau-père me
+fournissait une preuve nouvelle de l'étroite intimité dans laquelle ma
+mère avait vécu avec son second mari. Avec sa couchette mince, avec son
+mobilier un peu nu, cette pièce n'avait pas cette physionomie habitée
+qui atteste une présence continuelle. Mon beau-père n'y dormait que
+malade. En temps ordinaire, il ne faisait que s'y habiller. La tenture
+d'un vert sombre, mal éclairée par l'unique lampe, à globe rose, posée
+sur une petite colonne et assez loin du lit pour ne pas fatiguer le
+malade, avait pour toute décoration un portrait de ma mère, une des
+premières études de femme qu'ait exécutées Bonnat. Ce n'était qu'un
+buste et qu'une tête, mais d'un relief surprenant, et qu'augmentait
+encore le jour incertain de la chambre. La toile était pendue entre les
+deux fenêtres, en face du lit, de manière à ce que M. Termonde, quand il
+dormait là, pût reposer son dernier regard, la nuit, et son premier, le
+matin, sur ce visage, dont le peintre avait rendu très fortement la
+beauté de race, et très finement aussi le je ne sais quoi d'à demi
+théâtral, le pli un peu affecté de la bouche, le regard distant, la
+coiffure compliquée. Je regardai d'abord ce portrait, qui s'offrit à moi
+dès que j'eus passé la porte qui ouvrait au pied du lit. Puis, dans ce
+lit, j'aperçus mon beau-père, et, parmi les oreillers, sa tête aux
+cheveux blanchis, au masque jauni et creusé. Il avait autour du cou un
+foulard d'un bleu pâle que je reconnus pour l'avoir vu au cou de ma
+mère; je reconnus aussi la couverture de laine rouge qu'elle lui avait
+tricotée, toute pareille à une autre qu'elle avait faite pour moi, un
+gentil ouvrage de femme auquel je l'avais vue s'occuper pendant des
+heures, passementé de rubans et doublé de soie. Toujours et toujours les
+plus minces détails renouvelleraient donc la cruelle impression de
+partage dont j'avais si longtemps souffert! Aujourd'hui, cette
+impression m'était rendue plus cruelle encore par mon soupçon. Je sentis
+que mes yeux devaient trahir le tumulte de ces sentiments, et, tout en
+m'asseyant au chevet du lit de mon beau-père et lui demandant de ses
+nouvelles, avec une voix que j'entendais comme si c'eût été celle d'un
+autre, j'évitai de rencontrer ses yeux à lui. Ma mère était sortie,
+aussitôt après m'avoir introduit, sans doute pour vaquer durant ma
+visite à quelques menus soins relatifs à la santé de son cher malade. Ce
+dernier me questionnait sur cette élection au cercle qu'il avait donnée
+comme prétexte à son désir de me voir. J'avais le coude appuyé sur le
+marbre de la table de nuit et le front dans ma main. Quoique je ne visse
+point son regard, je sentais qu'il étudiait mon visage, et je
+m'obstinais à fixer dans le tiroir à demi-ouvert de cette table,--à côté
+d'une montre et d'une bourse de soie brune, autre ouvrage de maman,--un
+tout petit pistolet de poche, de fabrication anglaise. Quelles
+préoccupations tragiques révélait la présence de cette arme, placée là
+ainsi, à la portée de la main et probablement par une habitude
+constante? Devina-t-il mes pensées à la fixité de mon attention? Ou bien
+lui-même avait-il rencontré des yeux cette arme, par hasard, et
+s'abandonnait-il aux idées que lui suggérait cette vue, afin de ne pas
+laisser tomber la causerie toujours difficile entre nous? Le fait est
+qu'il me dit comme répondant à la question que je m'adressais
+mentalement:
+
+--Tu regardes ce pistolet... Il est joli, n'est-ce pas?...--Il le prit,
+le tourna, le retourna, puis le remit dans le tiroir qu'il
+repoussa.--J'ai cette bizarre manie... Je ne pourrais pas dormir sans
+une arme chargée, là, tout près de moi... Après tout, c'est une habitude
+qui ne fait de mal à personne et qui peut avoir son avantage... Si ton
+pauvre père avait eu sur lui une arme comme celle-là quand il est allé à
+l'hôtel Impérial, les choses se seraient passées moins simplement pour
+l'assassin...
+
+Cette fois je ne pus me retenir de lever mes yeux et de chercher les
+siens. Comment, s'il était coupable, osait-il rappeler ce souvenir?
+Pourquoi, s'il ne l'était pas, cette brisure soudaine, cette fuite de
+son regard sous le mien? En parlant ainsi de la mort de mon père,
+obéissait-il à une simple association d'idées, ou bien tenait-il à
+marquer la parfaite liberté de son esprit sur ce qui avait fait la
+matière de notre dernier entretien? Ou bien encore était-ce un coup de
+sonde destiné à mesurer la profondeur de ma défiance? Il ajouta, prenant
+texte de cette allusion au meurtre mystérieux qui m'avait rendu
+orphelin:
+
+--Et, à ce propos, as-tu revu M. Massol?...
+
+--Non, lui dis-je, pas depuis l'autre jour...
+
+--C'est un homme bien intelligent, continua-t-il. Lors de cette terrible
+histoire, en ma qualité d'ami intime du cher mort et de ta mère, j'ai
+causé beaucoup avec lui... Si j'avais su que tu le voyais, ces temps-ci,
+je t'aurais dit de le saluer de ma part...
+
+--Il ne vous a pas oublié... répondis-je.--Et je mentais; car M. Massol
+ne m'avait jamais parlé de mon beau-père; mais je me sentais repris de
+cette rage froide qui m'avait fait, dans la conversation de l'autre
+soir, redoubler mes attaques presque follement. Cette place endolorie
+que je cherchais dans cette âme obscure, ne la rencontrerais-je donc
+jamais? Ses yeux, cette fois, ne faiblirent point. Ce que ma phrase
+pouvait présenter d'énigmatique ne l'entraîna pas à m'interroger
+davantage. Tout au contraire, il mit un doigt sur sa bouche. Habitué aux
+moindres bruits de la maison, il venait d'entendre qu'un pas approchait,
+celui de ma mère. Me trompais-je? Y avait-il dans ce geste, par lequel
+il me demandait le silence, une supplication de respecter la sécurité de
+l'innocente femme? Devais-je traduire ainsi le regard dont ce mouvement
+s'accompagna: «N'éveille pas de soupçons dans le cœur de ta mère, elle
+souffrirait trop?...» Était-ce simplement la préoccupation d'un homme
+qui veut éviter à sa femme un réveil de tristes souvenirs?... Elle
+entra. Elle nous vit, d'un même regard, réunis sous le même rayon de la
+lampe, et elle nous envoya un même sourire, qui nous enveloppait d'une
+même tendresse. Ç'avait été le rêve de toute sa vie, que nous fussions
+ainsi l'un auprès de l'autre, et tous les deux auprès d'elle. Elle
+attribuait à mon caractère ombrageux,--elle m'en avait parlé à
+Compiègne,--les difficultés éprouvées dans la réalisation de ce désir.
+Et toujours souriante, elle venait à nous, ayant à la main un plateau
+d'argent avec un verre rempli d'eau de Vichy, qu'elle tendit à mon
+beau-père. Celui-ci but avidement et rendit le verre vide à sa femme en
+lui baisant la main. «Laissons-le reposer, dit-elle, sa tête est
+brûlante...» Et rien qu'à toucher l'extrémité de ses doigts qu'il
+abandonna dans les miens, je sentis qu'en effet, il avait la fièvre.
+Mais de quelle manière interpréter ce symptôme, aussi ambigu que tous
+les autres, et qui pouvait, comme eux, signifier également le malaise
+physique et le malaise moral? Je m'étais juré de savoir. Mais comment?
+Comment?...
+
+Si j'avais été surpris du désir de me voir, exprimé par mon beau-père
+durant sa maladie, je le fus bien davantage, quinze jours plus tard,
+d'entendre mon domestique l'annoncer chez moi en personne, tandis que
+j'étais dans mon cabinet, en train de classer de nouveaux papiers de mon
+père rapportés de Compiègne. J'avais passé ces deux semaines dans cette
+ville, prenant pour prétexte la suite de mes affaires à régler, en
+réalité pour réfléchir longuement sur la conduite à tenir vis-à-vis de
+M. Termonde, et ces réflexions avaient encore accru mes doutes. Sur ma
+demande, ma mère m'avait écrit à trois reprises pour me donner des
+nouvelles du malade. J'avais su ainsi qu'il allait mieux et qu'il
+sortait. Revenu de la veille, j'avais choisi, pour me rendre à leur
+hôtel, un moment où j'étais presque sûr de ne rencontrer personne. Et
+voici que, tout de suite, mon beau-père accourait chez moi, lui qui n'y
+était pas venu dix fois depuis que je m'étais installé dans mon
+appartement.--Ma mère l'avait, me disait-il, chargé pour moi d'une
+commission. Elle m'avait prêté deux numéros de revue, dont elle avait
+besoin pour envoyer toutes les livraisons de l'année à la reliure; et,
+comme il passait devant ma porte, il était monté afin de me les
+redemander... Je l'examinai, tandis qu'il me donnait cette explication
+de sa visite, sans deviner si ce prétexte cachait ou non quelque motif
+secret. Il avait le teint plus brouillé que d'habitude; le regard de ses
+yeux brillait davantage; sa main maniait son chapeau, nerveusement. «Les
+revues ne sont pas là, lui répondis-je; peut-être les trouverons-nous
+dans le fumoir...» C'était faux que les deux volumes fussent là-bas, et
+je connaissais très exactement leur place sur la table de mon cabinet,
+mais dans le fumoir se trouvait le portrait de mon père, et l'idée
+m'avait saisi d'entraîner M. Termonde en face de cette peinture, pour
+voir de quel front il soutiendrait la rencontre. Il ne l'aperçut pas
+tout d'abord, mais je me dirigeai du côté du chevalet qui le supportait,
+ses yeux qui suivaient tous mes mouvements rencontrèrent la toile, ses
+paupières battirent, une espèce de sombre frisson courut sur son visage,
+puis il détourna ses regards vers un autre petit tableau accroché au
+mur. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre de la secousse, et,
+fidèle au système presque brutal qui ne m'avait pourtant réussi qu'à
+moitié, j'insistai.
+
+--Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que ce portrait de mon père me
+ressemble d'une manière frappante? Un de mes amis prétendait, l'autre
+jour, qu'avec la même coiffure, j'aurais exactement la même tête...
+
+Il me regarda, moi d'abord, puis la toile longuement. On eût dit un
+expert en tableaux examinant une œuvre d'art sans autre motif que d'en
+apprécier l'authenticité. Si cet homme avait fait tuer celui dont il
+étudiait ainsi le portrait, son empire sur lui-même était véritablement
+extraordinaire. Mais l'épreuve n'était-elle pas décisive pour lui?
+Montrer son trouble, c'était avouer. Que j'aurais voulu mettre la main
+sur son cœur, à cette minute, et en compter les battements!
+
+--Tu lui ressembles... dit-il enfin, pas à ce degré... le bas du menton
+surtout, le nez et la bouche; mais ce n'est pas du tout le même regard,
+ni la même coupe de sourcils, du front et des joues...
+
+--Croyez-vous, repris-je, que cette ressemblance soit assez grande pour
+que je pusse faire tressaillir l'assassin s'il me rencontrait tout à
+coup, là, ainsi?...--Et je m'avançai en le regardant jusqu'au fond des
+prunelles, comme si je mimais une scène dramatique.--Oui, continuai-je,
+cette analogie des traits serait-elle suffisante pour que je lui fisse
+l'effet d'un spectre, en lui disant, reconnaissez-vous le fils de celui
+que vous avez tué?
+
+--Nous retombons dans notre discussion de l'autre soir, répliqua-t-il,
+sans que son visage se contractât davantage; cela dépendrait des remords
+de cet homme, s'il en avait, et de son système nerveux.
+
+Nous nous tûmes de nouveau tous les deux. Son masque pâle et tourmenté,
+mais immobile, m'exaspérait par son absence complète d'expression. Dans
+ces minutes-là,--et combien de scènes pareilles n'avons-nous pas jouées
+ensemble depuis cette première époque de mes soupçons,--je me sentais
+aussi énergique, aussi résolu que je l'étais peu, tout seul, en
+tête-à-tête avec ma propre pensée. Cette impassibilité m'affolait, et,
+encore à ce moment, je ne me bornai pas à cette seconde tentative. J'en
+imaginai aussitôt une troisième qui devait, s'il était coupable,
+l'angoisser autant que les deux autres. J'étais comme un homme qui
+frappe son ennemi en tenant à plein poing la lame d'un couteau dont le
+manche est brisé. Le coup qu'il porte l'ensanglante lui-même; ses doigts
+se déchirent sur le fil, tandis qu'il fouille la blessure avec la
+pointe. Mais non, je n'étais pas exactement cet homme... Je ne pouvais
+pas douter du mal que je me faisais à moi-même par ces cruelles
+épreuves; et lui, mon adversaire, cachait si bien sa plaie que je ne la
+voyais pas. N'importe, la folie de savoir était plus forte que ma
+douleur.
+
+--Que ces ressemblances sont étranges, lui dis-je, nous avons, mon père
+et moi, exactement la même écriture... Voyez plutôt...
+
+J'ouvris le coffre-fort scellé dans le mur où j'enfermais les papiers
+auxquels je tenais particulièrement. J'y avais caché la correspondance
+de mon père avec ma tante. Je pris les lettres qui étaient posées sur le
+paquet, les premières. Je savais, que c'étaient aussi les dernières en
+date, et je les lui tendis, telles que je les avais rangées, dans leurs
+enveloppes. Ces lettres portaient comme suscription le nom et l'adresse
+de ma tante: «Mademoiselle Louise Cornélis, à Compiègne». Elles avaient
+sur elles le sceau de la poste, et, bien visiblement, la marque du jour
+de l'expédition, en avril et en mai 1864. C'était toujours le même
+procédé. Si M. Termonde était coupable, il devait se dire que ces
+lettres expliquaient le changement subit de mon attitude à son égard,
+l'audace de mes allusions, l'énergie de mes attaques, et aussi que
+j'avais trouvé ces lettres dans les papiers de ma tante morte. Il était
+impossible qu'il ne se demandât pas, avec une anxiété affreuse, ce que
+ces lettres contenaient pour avoir éveillé en moi de tels soupçons.
+Quand il eut les enveloppes entre les mains, je vis son sourcil se
+froncer. Une seconde, j'eus l'espérance d'avoir brisé ce masque derrière
+lequel il cachait son vrai visage, celui où se reflètent les intimes
+sentiments de l'âme. Ce n'était que la contraction des muscles de l'œil,
+familière à celui qui regarde minutieusement. Son front se rasséréna
+tout de suite et il me rendit les lettres sans me poser aucune question
+sur leur contenu.
+
+--Cette fois, dit-il simplement, la ressemblance est réellement
+surprenante;--puis revenant à l'objet officiel de sa visite:--Et les
+revues?... demanda-t-il.
+
+J'aurais versé des larmes de rage. De nouveau, je venais d'avoir la
+sensation que j'étais un enfant nerveux en train de lutter contre un
+homme absolument calme. J'avais enfermé les lettres dans le coffre-fort.
+Je bousculai la petite bibliothèque du fumoir, puis la grande, celle du
+cabinet. Je finis par feindre un grand étonnement à retrouver les deux
+livraisons sur ma table, parmi d'autres journaux. Puérile comédie! Mon
+beau-père en avait-il été seulement la dupe? Quand il eut les deux
+numéros, il se leva du coin du feu où il s'était assis pendant ma
+recherche, dans le fumoir qu'il n'avait pas quitté, le dos tourné au
+portrait. Mais que prouvait encore cette attitude? Pourquoi se serait-il
+complu dans la contemplation d'une image qui ne pouvait lui être que
+pénible, même innocent.
+
+--Je vais profiter de ce soleil pour faire un tour au Bois, dit-il, j'ai
+mon coupé; viens-tu avec moi?...
+
+Était-il sincère en me proposant cette promenade en tête à tête si
+contraire à nos habitudes? À quel mobile obéissait-il: désir de me
+démontrer qu'il n'avait seulement pas compris mes attaques, ou bien
+attendrissement de malade qui redoute l'isolement?... J'acceptai à tout
+hasard, pour continuer mes observations, et, un quart d'heure plus tard,
+nous roulions tous les deux vers l'Arc de Triomphe, dans cette même
+voiture où je l'avais vu passer, vaincu, brisé, comme tué, à la suite de
+notre premier entretien. Cette fois-ci, on eût dit un autre homme.
+Enveloppé dans son pardessus fourré de loutre, fumant un cigare,
+saluant de la main celui-ci ou celui-là par la fenêtre ouverte, il
+parlait, parlait, me racontant, sur les personnes dont la voiture
+croisait la nôtre, des anecdotes de toutes sortes, que j'ignorais ou que
+je connaissais. Il semblait causer devant moi, et non pas avec moi, tant
+il se préoccupait peu de me répéter ce que je pouvais savoir ou de
+m'apprendre ce que je ne savais pas. J'en concluais,--car, dans
+certaines dispositions d'esprit, toute nuance devient un signe,--qu'il
+parlait ainsi pour se dérober à quelque nouvel assaut de ma part. Mais
+je n'avais pas l'énergie de recommencer aussitôt mes vains et douloureux
+efforts pour faire saigner la blessure de son cœur. Je l'écoutais donc,
+et, une fois de plus, je remarquai l'étrange contraste de ses pensées
+intimes avec les rigides doctrines qu'il affichait d'ordinaire. On eût
+dit qu'à ses yeux cette haute société dont il défendait habituellement
+les principes n'était qu'une caverne. C'était l'heure où les femmes du
+monde sortent pour leurs courses et leurs visites, et il me dénombrait
+leurs scandales, ou vrais ou faux. L'une était, d'après lui, la
+maîtresse du frère de son mari; une autre était notoirement entretenue
+par un vieux diplomate, enrichi lui-même par un mariage déshonorant;
+une troisième avait épousé un veuf imbécile, et, pour hériter de toute
+la fortune, précipité le fils de cet homme dans des débauches qui
+l'avaient tué à dix-neuf ans... Il me débitait ces médisances et ces
+calomnies avec une horrible gaieté, comme s'il se fût réjoui de trouver
+l'humanité abominable. Fallait-il y voir la facile misanthropie d'un
+ancien viveur, habitué à ces conversations de club ou de retour de
+chasse, durant lesquelles chacun montre à nu la férocité de son égoïsme,
+et outre volontiers la noirceur de son désenchantement pour mieux
+prouver son expérience? Était-ce le cynisme d'un scélérat, chargé du
+forfait le plus hideux et content de se démontrer que les autres valent
+moins que lui? À l'entendre ainsi rire et parler, je tombai dans une
+tristesse singulière. Les derniers hôtels de l'avenue du Bois étaient
+dépassés. Nous suivions une allée à droite dans laquelle les coupés se
+faisaient rares. C'était, sur les taillis dépouillés, une jolie et fine
+lumière, ce ciel léger, d'un bleu tout pâle, qui ne se voit qu'à Paris.
+Il continuait de ricaner, et je songeais qu'il avait peut-être raison,
+que c'était là l'envers infâme du monde... Pourquoi pas?... J'étais bien
+là, dans la même voiture que cet homme, et je le soupçonnais d'avoir
+fait assassiner mon père! Tout le fiel de la vie me crevait à la fois
+sur le cœur... Mon beau-père comprit-il, à mon silence et à mon visage,
+que sa gaieté me mettait au supplice? Se trouva-t-il lui-même lassé de
+son effort? Brusquement, il cessa de causer. Nous étions arrivés à un
+coin désert du bois. Nous descendîmes de voiture pour marcher un peu.
+Comme cette image est présente à ma mémoire: le sentier écarté, tout
+gris entre les gazons pauvres et les arbres nus, le ciel froid d'hiver,
+la route à quelques pas de nous, sur laquelle le coupé vide avançait
+lentement, traîné par le cheval bai, qui remuait sa tête, et conduit par
+le cocher au visage immobile;--puis, devant moi, lui qui marchait, avec
+sa haute taille prise dans un long pardessus! Le sombre collet de
+fourrure faisait mieux ressortir la blancheur prématurée de ses cheveux.
+Il tenait de sa main gantée une canne avec laquelle il chassait les
+cailloux, comme impatiemment. Pourquoi cette silhouette me revient-elle
+à cette heure avec une précision insoutenable? C'est qu'à le voir
+cheminer ainsi, la tête un peu penchée, dans ce paysage d'hiver, je fus
+saisi, comme je ne l'avais jamais été, du sentiment de son absolue, de
+son irrémissible misère. Était-ce l'influence de notre conversation de
+cette après-midi, de la tristesse où m'avait jeté son ricanement, de la
+mort de la nature autour de nous? Pour la première fois depuis que je le
+connaissais, une surprise de pitié se mélangea en moi à la haine, tandis
+qu'il marchait, essayant de se réchauffer à ce pâle soleil et si
+contracté, si évidemment lassé, si lamentable. Combien de temps
+allâmes-nous ainsi?... Tout d'un coup, il se retourna et me dit, avec un
+visage altéré de douleur.
+
+--Je ne me sens pas bien. Rentrons...
+
+Quand nous fûmes en voiture, il reprit, mettant son malaise soudain sur
+le compte de sa santé:
+
+--Je n'ai pas longtemps à vivre, je suis touché... Je souffre tant que
+j'en aurais depuis bien des années fini avec cette vie, sans ta
+mère...--Et il commença de me parler d'elle avec cet aveuglement que
+j'avais déjà remarqué en lui. Jamais, dans mes heures les plus hostiles,
+je n'avais douté que son culte pour sa femme ne fût sincère, et, cette
+fois encore, je l'écoutais, dans ce commencement de crépuscule, et
+tandis que nous redescendions sur Paris au grand trot, me dire des
+phrases qui me prouvaient combien il l'avait aimée. Hélas! sa passion
+en pensait plus de bien que ma tendresse. Il me vantait le tact exquis
+avec lequel ma mère comprenait les choses du cœur; j'avais, moi, tant
+connu ses insensibilités! Il exaltait la finesse de son intelligence;
+elle m'avait si peu compris! Et il ajoutait, lui qui avait tant
+contribué à nous séparer:
+
+--Aime-la bien, tu seras bientôt seul à l'aimer...
+
+S'il était le criminel que j'avais osé penser, certes il savait qu'en
+dressant ainsi ma mère, entre lui et moi, il m'opposait la seule
+barrière, que je ne pourrais jamais, jamais franchir, et je comprenais
+de mon côté, lucidement, amèrement, que cet obstacle serait plus fort
+même que les pires certitudes. À quoi bon tant chercher alors? Pourquoi
+ne pas renoncer tout de suite à mon inutile enquête? Mais c'était déjà
+trop tard.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Ai-je été un lâche? Quand je songe à ce que j'ai pu accomplir, de cette
+même main qui tient la plume, il faut bien que je me réponde: «Non.»
+Comment expliquer, alors, que ces toutes premières scènes, celle où
+j'avais essayé de torturer mon beau-père dans son cabinet de travail en
+lui parlant des crimes commis à plusieurs et du danger des
+complicités;--celle au chevet de son lit, où je lui avais dit en le
+regardant: «non, M. Massol ne vous a pas oublié»;--celle dans mon propre
+appartement où je lui avais mis en main les lettres accusatrices:--oui,
+comment expliquer que ces trois scènes aient été suivies de tant de
+journées d'inaction? Je me suis reproché cruellement de n'avoir rien su
+trouver pendant des mois, qui me donnât enfin la sensation de la vérité.
+Ah! la preuve qu'on étreint, qu'on regarde en face, qu'on a auprès de
+soi, comme une personne, c'est le hasard qui me l'a fournie. Ce n'est
+pas moi qui l'ai arrachée des ténèbres où elle gisait. Mais était-ce ma
+faute? Du moment que mon beau-père avait trouvé en lui assez d'énergie
+pour ne pas succomber au premier assaut, le plus soudain, le moins
+attendu, que me restait-il, qu'à veiller, épiant les moindres indices,
+et aussi à creuser le fond et le tréfonds de son caractère? J'en
+revenais à mon raisonnement primitif: puisque les données matérielles
+m'échappaient, ramasser du moins toutes les raisons morales de croire
+plus ou de croire moins à la probabilité du crime compliqué dont
+j'accusais cet homme dans ma pensée. Cela supposait qu'au rebours de mes
+habitudes anciennes je vécusse beaucoup dans la maison de ma mère. Cette
+intimité aurait dû nous être, à M. Termonde et à moi, un intolérable
+supplice. Comment me supportait-il, se sentant soupçonné de la sorte? Et
+moi, comment supportais-je sa présence, le soupçonnant ainsi que je le
+faisais? Eh bien! non... J'avais certes la morsure d'une vipère au cœur
+lorsque je le voyais auprès de ma mère, installé dans la sécurité de ce
+luxe et de cette tendresse, aimant sa femme, aimé d'elle, respecté de
+tous et que je me disais:
+
+--Si cet homme pourtant est un assassin, un lâche, un ignoble
+assassin?...
+
+Et je le voyais tel qu'il aurait dû être, livide, les cheveux coupés,
+les mains liées, marchant vers l'échafaud dans le froid de l'aube, avec
+l'agonie de l'expiation dans les prunelles, et, devant lui, le couteau
+de la guillotine, noir sur le ciel pâle... Au lieu de cela:
+«Souffres-tu, ami?...--Mon Jacques, pour quelle heure as-tu demandé la
+voiture?...--Couvre-toi bien...--Qui aurons-nous à dîner mercredi?...»
+C'était le jour où ils recevaient leurs amis, pendant l'hiver et jusqu'à
+la fin du printemps. La voix douce de ma mère parlait ainsi, et la
+constatation de leur vie à deux me crucifiait, mais l'attrait de savoir
+était plus fort que cette douleur. Mes soupçons s'exaltaient jusqu'au
+délire, et ils aboutissaient à un irrésistible besoin de le tenir, lui,
+sous mes yeux, de lui infliger le tourment de ma présence. Il s'y
+prêtait avec une facilité complaisante qui m'étonnait toujours.
+Subissait-il des sensations analogues aux miennes? Aujourd'hui que tous
+les mystères sont dévoilés et que je sais la part qu'il avait prise à
+l'horrible complot, je comprends que j'exerçais sur lui une attraction
+torturante. L'idée fixe du meurtre accompli le suppliciait, et je
+faisais partie vivante de cette idée fixe, comme il faisait partie
+vivante de ma continuelle, de ma sinistre rêverie. Il ne pouvait plus
+penser qu'à moi, comme je ne pouvais plus penser qu'à lui. Notre haine
+nous attirait l'un vers l'autre, comme un amour. Séparés, la tempête des
+imaginations folles se déchaînait, trop furieuse. Du moins il en était
+ainsi pour moi, et sa présence, qui m'était si douloureuse, calmait en
+même temps les espèces d'ouragans intérieurs qui, loin de lui,
+m'emportaient d'une extrémité à l'autre du possible. À peine étais-je
+seul que les projets insensés tourbillonnaient en moi. Je me voyais lui
+sautant à la gorge, lui criant: «Assassin...» et le contraignant
+d'avouer, par la violence. Je me voyais déterminant M. Massol à
+reprendre, pour mon compte, l'instruction jadis abandonnée, et ce
+dernier arrivant au boulevard de Latour-Maubourg avec les données
+nouvelles que je lui aurais fournies. Je me voyais soudoyant deux ou
+trois coquins, enlevant mon beau-père et l'internant dans quelque
+maison isolée de la banlieue, jusqu'à ce qu'il eût confessé le crime. Ma
+raison s'en allait dans ces divagations auxquelles m'entraînait l'excès
+de mon désir, avivé encore par le sentiment de mon impuissance. Et lui
+aussi, quand je n'étais pas là, devait traverser des heures pareilles,
+former mille plans divers et y renoncer. Il se demandait: «Que
+sait-il?...» se répondant selon les heures: «Il sait tout, il ne sait
+rien...--Que fera-t-il?...» et, tour à tour, concluant que je ferais
+tout, que je ne ferais rien. Lorsque nous étions ensemble, au contraire,
+en face l'un de l'autre, la réalité s'imposait à nous et détruisait tant
+de chimères. Nous restions là tous les deux, à nous étudier, comme deux
+bêtes qui vont s'affronter, mais aussi chacun de nous deux comprenait
+exactement où l'autre en était. Nous ne pouvions montrer pleinement, ni
+lui sa défiance, ni moi mes soupçons. Nous constations que nous n'avions
+pas avancé d'une ligne depuis notre première causerie à mon retour de
+Compiègne. Et pour ma part, cette évidence, tout en me désespérant,
+m'apaisait un peu, elle soulageait ma conscience du reproche que je me
+faisais trop souvent, de demeurer là, inefficace. Que pouvais-je?
+
+Tristes souvenirs que ceux de cette époque, de ces longs mois qui se
+passèrent ainsi; de ce février, de ce mars, de cet avril! Oui, jusqu'au
+mois de mai de cette année 1879, je vécus cette vie étrange, voyant mon
+beau-père quasi chaque jour, en proie, lorsqu'il n'était pas là, aux
+pires orages de l'imagination, et, quand il était là, m'ensanglantant le
+cœur à cette cruelle présence. Mon champ d'action était circonscrit à
+l'étude minutieuse de son caractère, et, cette action-là, j'en usais du
+moins, et j'en abusais, me livrant à l'anatomie de son être moral, avec
+une ardeur de curiosité, tantôt déçue et tantôt satisfaite, suivant que
+j'étreignais ou non quelques détails significatifs. Je m'attachais aux
+plus petits de préférence, comme plus involontaires, par suite comme
+moins susceptibles de tromper, comme plus capables de me renseigner sur
+les arrière-replis de cette nature.... Nous montions à cheval, au Bois,
+le matin, plusieurs fois par semaine et, ensemble, contrairement à nos
+habitudes d'autrefois. Il venait me prendre, ou bien nous nous
+rencontrions, sans nous être donné rendez-vous, attirés l'un vers
+l'autre par l'instinct de notre passion commune. Tandis que nous
+allions, causant de choses indifférentes, je le regardais manœuvrer son
+cheval d'une façon si dure, qu'à chaque promenade, et quoique excellent
+écuyer, il courait le risque d'être jeté à terre. Il avait le goût des
+bêtes difficiles, et, avec cela, des passages de férocité froide, où il
+brutalisait l'animal presque cruellement. Ce qu'il faisait ainsi avec
+les chevaux, despotique, injuste, implacable, je songeais en moi-même
+qu'il l'avait fait avec la vie, pliant toutes les choses et tous les
+êtres, autour de lui, à sa volonté. Rancunier à l'excès, au point
+d'avouer qu'il ne pouvait pas attacher de sens au mot «pardon», il
+s'était taillé dans le monde une situation à part, peu aimé, très
+redouté, reçu dans les salons du plus difficile accès. Sous les
+apparences d'une correction parfaite, il cachait une énergie extrême et
+qui s'était montrée pendant la guerre. Il s'était battu sous Paris,
+admirablement. À propos de sa tenue à cheval, j'arrivais ainsi aux
+inductions les plus éloignées de ce point de départ. Sa violence innée
+me le faisait juger capable de tout pour satisfaire ses passions.
+J'apercevais, dans le courage déployé par lui en 1870, une espèce de
+contrat passé avec lui-même, comme une réhabilitation de sa personne à
+ses propres yeux, au cas où il aurait réellement commis le crime.
+D'autres fois je me demandais si ce courage n'avait pas été tout
+simplement la mise en œuvre de cet instinct de férocité que je
+constatais en lui, ou bien un débouché offert au fond de désespoir sur
+lequel je le sentais vivre, dans son décor de bonheur. Mais d'où venait
+ce désespoir? Était-ce uniquement d'une santé détruite?... J'examinais
+alors sa physiologie, pendant que je galopais à son côté, cherchant une
+correspondance entre la construction de son corps et les équivoques
+indices fournis par les livres spéciaux sur l'aspect extérieur des
+criminels: il avait le buste trop fort pour ses jambes, les bras trop
+développés, une expression facilement dure de la mâchoire inférieure, et
+le pouce un peu trop long. Ce dernier détail occupait une place d'autant
+plus importante dans ma pensée, que mon beau-père avait l'habitude de
+fermer la main, ce pouce en dedans, comme pour le cacher. Je me rendais
+bien compte que je ne pouvais rien tirer de positif de pareilles
+remarques, je les rejetais comme puériles, et aussitôt je les reprenais,
+afin de les compléter par d'autres qui donnassent une valeur aux
+premières. C'est ainsi que, toujours galopant le long des allées du
+bois, je creusais l'hérédité de M. Termonde. Son aïeul maternel s'était
+tiré un coup de pistolet; son frère, à lui, s'était noyé, après avoir
+mangé sa fortune, pris du service, et déserté dans des circonstances
+honteuses. Il y avait du tragique dans cette famille. Que de fois,
+tandis que nous chevauchions botte à botte, tous deux silencieux, ai-je
+roulé ces mornes et folles pensées dans ma tête, et de pires encore!...
+
+Nous revenions. Quelquefois j'allais déjeuner chez ma mère, ou j'y
+passais aussitôt après mon rapide repas, pris solitairement dans ma
+petite salle à manger de l'avenue Montaigne, qui donnait sur le tir de
+Gastine-Rainette, et le claquement des balles sur les tôles qui
+m'arrivait même à travers les fenêtres fermées ne s'associait que trop
+bien à ma sombre humeur.--Il était très rare que M. Termonde et moi
+fussions en tête-à-tête durant mes visites au boulevard de
+Latour-Maubourg. Que m'importait maintenant? S'il était le criminel que
+je m'obstinais à poursuivre, il était prévenu, et je n'avais plus la
+chance de lui arracher son secret par surprise. J'aimais beaucoup mieux
+l'étudier pendant qu'il causait, et, au cours de ces causeries soutenues
+devant moi avec l'un ou l'autre, je constatais combien sa maîtrise de
+lui-même était entière. Dans mon enfance et ma première jeunesse,
+j'avais haï ce pouvoir de se dominer si complètement que je sentais
+être le sien, tandis que moi j'étais si fou, si naturellement victime de
+ma sensibilité nerveuse, si incapable du sang-froid qui masque de calme
+les violentes émotions. À présent, ce m'était une sorte de joie
+d'observer la profondeur de son hypocrisie. Il avait une telle habitude,
+presque une telle manie de la dissimulation, qu'il se taisait des
+moindres événements de sa vie, même à sa femme. Jamais il ne disait ni
+ses visites, ni les gens qu'il avait rencontrés, ni ses lectures, ni ses
+projets. Manifestement, il s'était dressé à prévoir les conséquences les
+plus éloignées de chaque phrase qu'il prononçait. Une surveillance de
+soi aussi continue, dans une vie d'apparence si aisée, si unie, avait
+quelque chose de trop étrange pour que cet homme ne donnât pas, même aux
+indifférents, une impression de personnage énigmatique. En ajustant
+ensemble les diverses pièces de ce caractère, et rapprochant cette
+dissimulation de la frénésie passionnée que j'avais observée en lui, il
+m'apparaissait, à moi, comme un être infiniment dangereux. Il
+questionnait beaucoup et parlait très posément, très sobrement, à moins
+qu'il ne fût dans un certain état singulier comme l'après-midi de notre
+promenade en voiture, où il semblait s'étourdir du flot de ses paroles.
+Alors il ricanait nerveusement, et découvrait des théories presque
+cyniques ou des particularités d'esprit qui me faisaient, moi,
+frissonner. Il avait par exemple une connaissance extraordinaire de
+toutes les questions relatives à la médecine légale. À l'occasion d'un
+procès retentissant qui se jugeait cet hiver-là, et au cours d'une
+discussion très animée à laquelle prenaient part plusieurs personnes, il
+lui échappa de citer la date du jour où fut arrêté le célèbre docteur La
+Pommeraie. Je vérifiai le chiffre, il était exact. Quelle étrange
+préoccupation des choses du crime et qui concordait trop bien avec
+certaines données que je devais à mes entretiens avec M. Massol!
+N'était-ce pas l'obsédante, l'unique pensée que le vieux juge prétendait
+avoir observée chez la plupart des meurtriers, qui les amène à retourner
+sur les lieux où ils ont tué, à revenir auprès du cadavre de leur
+victime pour le regarder lorsque le cadavre est exposé dans un lieu
+public, à rechercher ceux qui les soupçonnent, à lire minutieusement les
+journaux où il est parlé de leurs forfaits, à suivre les affaires où
+l'on poursuit des actes pareils au leur?... À d'autres heures, mon
+beau-père tombait dans ces silences terribles dont rien ne le tirait,
+fumant, fumant... Un cigare alors succédait à un autre, malgré toutes
+les défenses du médecin, sans interruption aucune. Le tabac le jour, la
+morphine la nuit,--quelle souffrance essayait-il donc de tromper avec
+cet abus de stupéfiants? Étaient-ce les tortures de sa maladie, ou les
+autres, celles que j'imaginais quand je me livrais à mes tragiques
+hypothèses? Il avait aussi des instants d'une lassitude telle que même
+ma présence le laissait indifférent,--les lassitudes d'un homme arrivé à
+l'extrémité de ce qu'il peut supporter de douleur, et dont l'âme se
+refuse à sentir, pour avoir trop senti. Je le surpris ainsi deux ou
+trois fois, seul, dans la demi-obscurité de la nuit commençante, si
+profondément abîmé dans sa fatigue, qu'il ne prenait pas garde à moi qui
+m'asseyais en face de lui, et le regardais sans rien dire moi-même.
+J'étais tenté de lui crier: «Avoue, avoue, mais avoue donc enfin!...» Et
+je n'aurais pas été surpris qu'il se rendît, qu'il laissât s'échapper
+son secret, qu'il me répondît: «C'est vrai...» C'est alors aussi que je
+sentais l'inanité des petits faits que j'avais ramassés si
+soigneusement. Et s'il n'était pas coupable?... Je me taisais, en proie
+à cette fièvre de doute qui me rongeait depuis des semaines, et il
+finissait, lui, par sortir de son silence pour me parler de ma mère. Il
+évoquait de nouveau cette image entre nous. Pourquoi?... Y pensait-il
+avec tant d'émotion parce qu'il se croyait très malade et sur le point
+de la quitter à jamais? Voulait-il se défendre contre moi avec ce
+bouclier devant lequel je reculerais toujours, il le savait bien?
+Était-ce une supplication de lui éviter, à elle, une suprême douleur?
+Oui, c'était cela plutôt que tout le reste. Avec sa bravoure native et
+sa violence, il n'aurait pas supporté l'outrage de mes yeux fixés sur
+lui, les allusions atroces de certaines de mes phrases, la menace
+continue de ma présence, s'il n'avait point voulu à tout prix épargner à
+ma mère une scène entre nous, quoiqu'il fut bien sûr que de cette scène
+ne jaillirait aucune preuve certaine... Mais qu'il fut seulement accusé
+de cela devant elle, non, il préférait souffrir comme il souffrait. Car
+il l'aimait. Si intolérable que ce sentiment pût me paraître, il fallait
+bien que je l'admisse, même dans l'hypothèse du crime,--surtout dans
+cette hypothèse. Et alors je comprenais que, malgré notre haine, nous
+nous trouvions devoir agir en commun pour ne pas toucher au bonheur de
+cette créature qui nous était si chère à tous les deux. La différence
+était pourtant grande entre nous. Que je fusse attaché à ma mère, il
+pouvait en éprouver une impression d'ombrage et de jalousie, mais non
+pas ce frisson d'horreur qui me saisissait quand je songeais qu'il
+l'aimait autant que moi, et qu'il en était aimé... peut-être avec le
+sang de mon père sur la conscience!
+
+Il l'aimait!... C'était pour elle qu'il avait acheté la main d'un autre
+et fait répandre ce sang, et c'était elle qui devait causer sa perte,
+elle qui se mouvait entre nous deux avec ce même regard de tendresse
+heureuse dont elle nous avait enveloppés l'un et l'autre, le soir où
+elle m'avait vu assis au chevet de son mari malade et où son sourire
+s'était fait si tendre pour lui et pour moi:--le même sourire! Les
+efforts qu'il faisait pour entretenir la sécurité dans ce cœur de femme
+devaient tourner à sa ruine. Oui, toutes les précautions prises par lui,
+en vue de parer aux éventualités qu'il croyait possibles, furent le
+principe même de cette ruine, depuis ses savantes confidences à la douce
+créature jusqu'à la menteuse affection qu'il me témoignait devant elle.
+Si nous n'avions pas fait semblant, lui et moi, de nous aimer, elle ne
+m'aurait jamais parlé comme elle me parla, je n'aurais jamais su d'elle
+ce que j'ai su et qui a terminé si brusquement le duel silencieux auquel
+s'usait mon impuissante énergie... Y a-t-il donc une fatalité, ainsi que
+l'ont pensé certains hommes, ceux-là même qui ont, comme Bonaparte,
+manié le plus vigoureusement les choses réelles? Ce que je comprends, à
+regarder ma vie par delà des événements accomplis, c'est qu'il existe
+une logique profonde des situations et des caractères, et cette logique
+développe toutes les conséquences de nos actions jusqu'à leur terme, si
+bien que la réussite même de nos criminels projets emporte avec elle de
+quoi nous briser un jour. Quand j'y songe avec un peu de suite, et
+comment ce fut d'elle, de cette femme tant aimée par lui, que me vint le
+suprême indice, que je n'espérais pas, et la certitude après laquelle je
+ne pouvais plus reculer, un vertige de terreur m'envahit, comme si le
+grand souffle de la destinée passait sur mon front. Oui, cela
+m'épouvante, parce que j'ai aussi du sang sur les mains, et cela me
+rassure en même temps, parce que je me dis que j'ai été l'ouvrier d'une
+œuvre inévitable, l'esclave nécessaire d'un maître invisible... Pauvre
+mère! Si tu avais su? Toi aussi, tu fus donc l'instrument meurtrier du
+sort, mais un instrument aveugle, comme le couteau qui tue et qui ne le
+sait pas. Au lieu que moi, j'ai vu, j'ai su, j'ai voulu... Ah! j'ai eu
+jusqu'à présent la force de tenir le pacte fait avec moi-même, celui de
+confesser mon histoire simplement, détail par détail, et sans me
+juger... Et voici qu'à l'approche de la scène qui détermina la nouvelle
+et dernière période du drame de ma vie, mon âme hésite. Lâche! lâche!
+lâche!... Le rêve me saisit de nouveau, cette espèce de stupéfaction que
+ce soit mon histoire à moi, que j'aie agi comme j'ai agi, que j'aie cela
+sur ma mémoire... Non, je me suis donné ma parole, je continuerai. Oui,
+j'ai commis l'acte, de cette main qui tient ma plume. Oui, j'ai du sang,
+du sang, une ineffaçable tache, là, sur ces doigts qui tremblent, mais
+il faudra bien qu'ils m'obéissent et qu'ils écrivent l'histoire jusqu'au
+bout.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+J'en étais donc avec mon beau-père, vers le commencement de l'été, six
+mois après la mort de ma tante, juste au même point qu'au jour déjà si
+lointain où j'étais venu dans son cabinet de travail, affolé de soupçons
+par les lettres de mon père, jouer le rôle du médecin qui palpe un
+corps, et cherche du doigt la place sensible, symptôme probable de
+l'abcès caché. Comme à la minute où je l'avais vu, après cet entretien,
+passer dans sa voiture la face décomposée, j'avais toutes les
+intuitions, je n'étreignais pas une seule certitude. Aurais-je continué
+cette lutte où je me sentais vaincu d'avance? Aurais-je renoncé à me
+débattre dans cette atmosphère vide et noire où j'étouffais?... À coup
+sûr, je n'attendais plus de solution au problème posé devant moi pour ma
+douleur--et quelle douleur, stérile tout ensemble et mortelle!--lorsque
+j'eus avec ma mère une conversation si foudroyante, qu'à l'heure
+actuelle mon cœur s'arrête de battre en y songeant... Je parlais de
+dates ineffaçables; si celle du 25 mai 1879 s'en va jamais de ma
+mémoire, c'est que l'André Cornélis qui trace ces lignes, avec un tel
+tremblement, sera lui-même anéanti jusqu'au cœur de son cœur, jusqu'à
+l'âme de son âme... Mon beau-père, qui se trouvait sur le point de
+partir pour Vichy, venait de subir une nouvelle crise de foie, la
+première depuis celle du mois de janvier, au lendemain de notre terrible
+conversation. J'avais la conscience de n'être pour rien dans cette
+reprise aiguë de son mal, du moins d'une manière positive et directe. Le
+combat que nous soutenions l'un contre l'autre, sans autres témoins que
+nous-mêmes, et sans qu'un de nous prononçât une parole, n'avait été
+marqué par aucun épisode nouveau. J'attribuais donc cette complication
+au développement naturel de la maladie chronique dont il était atteint.
+Je me rappelle très exactement ce que je pensais ce 25 mai, à cinq
+heures du soir, tandis que je montais les marches de l'escalier de
+l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je souhaitais d'apprendre que
+mon beau-père allait mieux, d'abord parce que je voyais ma mère
+tourmentée depuis une semaine, et puis, il faut tout dire, ce départ
+pour les eaux m'apparaissait comme une délivrance, à cause de la
+séparation qu'il amènerait. J'étais si las de mes inefficaces douleurs!
+Mes malheureux nerfs s'étaient tendus au point que les moindres
+impressions désagréables me devenaient des blessures. Je ne dormais
+plus, moi aussi, qu'à l'aide de narcotiques, et d'un sommeil traversé de
+rêves cruels où toujours je me promenais avec mon père, en sachant et
+sentant qu'il était mort. Il y avait particulièrement un cauchemar dont
+le retour régulier me rendait l'appréhension de la nuit presque
+insoutenable... Je me trouvais dans une rue pleine de peuple, occupé à
+regarder une devanture de magasin. Tout d'un coup j'entendais
+s'approcher le pas d'un homme, celui de M. Termonde. Je ne le voyais pas
+et j'étais sûr que c'était lui... Je voulais m'en aller,--mes pieds
+étaient de plomb, me retourner,--mon cou demeurait immobile. Le pas se
+rapprochait encore. Mon ennemi était là derrière moi. J'entendais son
+souffle. Je savais qu'il allait me frapper. Il passait le bras
+par-dessus mon épaule. Je voyais sa main armée d'un couteau, qui
+cherchait la place de mon cœur; elle y enfonçait le fer lentement,
+lentement, et je me réveillais dans une inexprimable agonie... Ce
+cauchemar s'était répété si souvent, depuis quelques semaines, que j'en
+étais venu à compter les jours qui me séparaient du départ de mon
+beau-père, d'abord fixé au 20, puis reculé jusqu'à son rétablissement.
+J'espérais que ce départ m'apaiserait au moins pour un temps. Je ne
+trouvais pas en moi l'énergie de m'en aller plutôt moi-même, attiré que
+j'étais chaque jour par cette présence que je haïssais et recherchais à
+la fois avec fièvre; mais je me réjouissais secrètement que l'obstacle
+vînt de lui, et que son éloignement me fournît l'occasion de respirer,
+sans avoir à me reprocher ma faiblesse.
+
+Telles étaient mes réflexions tandis que je montais cet escalier de
+bois, tendu d'un tapis rouge et joliment éclairé par des fenêtres à
+vitraux, qui conduisait au hall affectionné par ma mère. Le valet de
+chambre, qui m'ouvrit la porte de cette pièce, répondit, à ma question,
+que mon beau-père allait mieux, et j'entrai avec plus de gaieté que
+d'habitude dans cette pièce où tenaient pourtant mes plus tristes
+souvenirs. Que j'étais loin de pressentir que le cartel appendu sur un
+des murs marquait en ce moment une des heures les plus solennelles de ma
+vie! Ma mère était assise devant un petit bureau, placé au coin de la
+grande baie vitrée qui fermait la pièce du côté du jardin. Elle appuyait
+son front sur sa main gauche, et, de la droite, au lieu de continuer la
+lettre commencée, elle tenait son porte-plume levé, immobile,--un
+porte-plume que je vois toujours, en or, avec une perle blanche à son
+extrémité, petit détail qui à lui seul eût révélé la minutie de son
+luxe.--Son absorption dans sa rêverie était si forte qu'elle ne
+m'entendit pas entrer. Je la regardai longtemps, sans bouger, tout saisi
+par l'expression désolée de son fin visage. Quelle pensée sombre fermait
+sa bouche, plissait son front, crispait sa main, tendait ses traits?
+Cette visible préoccupation contrastait trop avec la sérénité habituelle
+de cette gracieuse physionomie pour que je n'en demeurasse pas comme
+atterré. Rien qu'à la voir toute seule ainsi, par la fin d'une claire
+journée de printemps, avec les feuillages verts du jardin qui faisaient
+comme un fond de gaieté à sa mélancolie, j'éprouvai, une fois de plus,
+que j'étais incapable de supporter sur ce visage chéri les stigmates
+d'une vraie peine. Mais qu'avait-elle? Son mari allait mieux. Pourquoi
+donc son souci de ces derniers jours s'était-il exaspéré jusqu'à la
+douleur? Se doutait-elle du drame qui se jouait auprès d'elle, dans sa
+maison, depuis des mois? M. Termonde s'était-il décidé à se plaindre à
+elle, afin que je cessasse de lui infliger la torture de mes assiduités?
+Non. S'il m'avait deviné depuis le premier jour, comme je le croyais,
+sans en être sûr, il ne pouvait pas lui avoir dit: «André me soupçonne
+d'avoir fait tuer son père...» Ou bien le docteur avait-il pronostiqué
+des symptômes dangereux derrière l'apparente amélioration de l'état du
+malade? Si mon beau-père était en péril de mort? À cette idée, une joie
+me saisissait, puis aussitôt une souffrance,--la joie qu'il disparût de
+ma vie, et à jamais; la souffrance que, coupable, il partît sans que je
+me fusse vengé. Par-dessous mes hésitations, mes scrupules, mes doutes,
+je l'avais laissé grandir en moi, ce sauvage appétit de la vengeance,
+que ne contente pas la mort de l'être haï, si l'on n'en est pas soi-même
+la cause. J'avais soif de cette vengeance, comme un chien a soif de
+l'eau après avoir couru sous le soleil tout un jour d'été. Il me
+fallait m'y rouler comme ce chien se roule dans cette eau, fût-ce la
+bourbe d'une mare... Je continuais de regarder ma mère et de ne pas
+bouger. Elle poussa tout d'un coup un profond soupir; elle dit tout
+haut: «Ah! mon Dieu, quelle misère!...» et relevant son visage baigné de
+larmes, elle me vit. Elle jeta un faible cri de surprise et je m'avançai
+vers elle...
+
+--Vous souffrez, maman, lui dis-je. Qu'avez-vous?
+
+L'appréhension de, sa réponse rendait ma voix toute tremblante. Je me
+mis à genoux devant elle, comme au temps où j'étais tout petit. Je pris
+ses mains que je couvris de baisers. Hélas! Encore à cette heure ma
+bouche rencontra cet anneau d'or, cette alliance que je haïssais à
+l'égal d'une personne. Cette impression amère ne m'empêcha pas de lui
+parler enfantinement. «Ah! lui disais-je, si vous avez des peines, à qui
+les confier, sinon à moi?... Où trouverez-vous quelqu'un qui vous aime
+plus?... Soyez-moi amie, reprenais-je, est-ce que vous ne sentez pas
+combien vous m'êtes chère?...» Elle baissa la tête deux fois; elle fit
+le signe qu'elle ne pouvait pas parler, et elle éclata en sanglots.
+
+--Est-ce que je suis pour quelque chose dans votre chagrin?... lui
+demandai-je.
+
+Elle secoua la tête dans l'autre sens pour me faire comprendre que non.
+Puis, d'une voix que l'émotion étouffait, elle me dit, en flattant mes
+cheveux de sa main, comme autrefois:
+
+--Tu es si gentil pour moi, mon André...
+
+Qu'ils étaient simples, ces quelques mots, et ils me prirent le cœur
+comme si une main me l'eût serré!... Lui en avais-je mendié, de ces
+petites paroles qu'elle ne m'avait jamais dites, de ces gracieuses
+phrases qui sont comme des gestes de l'âme, d'involontaires, de tendres
+caresses d'esprit à esprit, et voilà que j'obtenais ce que j'avais tant
+désiré, à quel moment et par quels moyens! Mais c'était si doux quand
+même de sentir qu'elle m'aimait... Et je lui dis, employant, pour lui
+être bon, des mots dont les syllabes me brûlaient la bouche:
+
+--Est-ce que notre cher malade va plus mal?
+
+--Non, il est mieux... Il repose maintenant, fit-elle en montrant du
+doigt la chambre de mon beau-père.
+
+--Ma mère, repris-je, parlez-moi, confiez-vous à moi, que je pleure avec
+vous, que je vous aide peut-être... C'est si cruel qu'il me faille vous
+surprendre, pour voir vos larmes!...
+
+Je continuai, la pressant de mes questions et de mes plaintes.
+Qu'espérais-je donc arracher à cette bouche dont les lèvres tremblaient
+sans rien dire? À tout prix, je voulais savoir. Je n'étais pas en état
+de supporter de nouveaux mystères. J'étais certain que l'idée de mon
+beau-père était mêlée à cet inexplicable chagrin. Lui seul et moi
+pouvions bouleverser ainsi ce cœur de femme. Elle ne se tourmentait pas
+à cause de moi, elle venait de me le dire. C'était donc à lui que se
+rapportait ce souci, et ce n'était pas une affaire de santé. Avait-elle,
+elle aussi, surpris quelque indice? L'affreux soupçon avait-il traversé
+son esprit? À cette simple hypothèse, la fièvre me gagnait. Et
+j'insistai, j'insistai encore. Je la sentais céder, rien qu'à la manière
+dont sa tête se penchait sur moi, à sa main tremblante sur mes cheveux,
+au souffle plus court de sa poitrine.
+
+--Si j'étais sûre, dit-elle enfin, que ce secret mourra entre toi et
+moi?...
+
+--Oh! maman!... fis-je, avec un tel reproche dans la voix qu'elle eut
+honte et que je vis le sang monter à ses joues. Peut-être ce petit
+mouvement de honte acheva-t-il de la déterminer. Elle me baisa le front
+longuement, comme pour effacer le nuage que son injuste défiance venait
+d'y amasser.
+
+--Pardon, reprit-elle, j'ai tort... À qui confier cela, sinon à toi? À
+qui demander conseil?... Et puis, continua-t-elle comme se parlant à
+elle-même, s'il s'adressait jamais à lui?...
+
+--Qui, il?... interrogeai-je.
+
+--André, dit-elle presque solennellement, peux-tu me jurer sur ton amour
+pour moi, que tu ne feras jamais, entends-tu, jamais la moindre allusion
+à ce que je vais te raconter?
+
+--Maman! répliquai-je avec le même accent de reproche, et, tout de
+suite, pour l'entraîner:--Je vous en donne ma parole d'honneur.
+
+--Ni...
+
+Elle ne prononça pas de nom, mais elle me montra de nouveau du doigt la
+porte de la chambre.
+
+--Jamais, répondis-je.
+
+--Tu as entendu parler d'Édouard Termonde, son frère?...
+
+Sa voix s'était faite basse, comme si elle avait eu peur des mots
+qu'elle prononçait, et, cette fois la direction seule de ses yeux,
+tournés vers la porte toujours close, m'avait indiqué qu'il s'agissait
+du frère de son mari. Je connaissais vaguement cette histoire. C'était à
+ce frère que je pensais, lorsque j'étudiais la vie mentale de la famille
+de mon beau-père. Je savais qu'Édouard Termonde avait gaspillé en
+quelques années sa part d'héritage, une somme énorme, douze cent mille
+francs; qu'il s'était ensuite engagé; qu'au régiment il avait continué
+sa vie de débauches; que, privé d'argent du côté des siens, et à la
+suite d'une perte de jeu, il s'était laissé entraîner à voler, avec
+complication de faux. Puis, se voyant sur le point d'être découvert, il
+avait déserté. Enfin, il s'était fait justice en se jetant à la Seine,
+après avoir demandé pardon à son frère dans une lettre dont les termes
+prouvaient un dernier reste de délicatesse morale. L'argent volé avait
+été restitué par mon beau-père, le scandale étouffé, grâce à la
+disparition du misérable. J'avais reconstitué toute cette aventure
+d'après les indiscrétions de ma vieille bonne dans mon enfance, et pour
+en avoir trouvé la trace dans quelques passages de la correspondance de
+mon père. Aussi, quand ma mère me posa sa question d'un air si ému, je
+prévis qu'elle allait me parler des peines de famille éprouvées par son
+mari, lesquelles m'étaient absolument indifférentes, et ce fut avec un
+sentiment de déception que je lui demandai:
+
+--Édouard Termonde?... Celui qui s'est tué?...
+
+Elle inclina la tête pour répondre: oui, à la première partie de ma
+phrase; puis, d'une voix plus basse encore:
+
+--Il ne s'est pas tué, il vit toujours, dit elle.
+
+--Il vit toujours... répétai-je machinalement, et sans comprendre quel
+rapport unissait l'existence de ce frère aux larmes que je venais de
+voir sur ses joues à elle.
+
+--Tu sais maintenant le secret de ma douleur, reprit-elle d'un ton plus
+ferme et comme soulagée, c'est ce frère infâme qui est le bourreau de
+Jacques, lui qui l'assassine jour par jour avec les transes affreuses
+qu'il lui donne... Non, ce suicide n'eut pas lieu. Des hommes comme
+celui-là n'ont pas le cœur qu'il faut pour se tuer... Ce fut Jacques qui
+lui dicta cette lettre pour le sauver du bagne, après avoir tout préparé
+pour sa fuite et lui avoir donné de quoi refaire sa vie, s'il l'avait
+voulu... Pauvre ami, qui espérait du moins préserver de cette horrible
+histoire l'intégrité de son nom!... Ce nom de Termonde, il fallut bien
+qu'Édouard le quittât pour échapper à toute recherche, et il passa en
+Amérique... Il y vécut... comme il avait vécu ici. L'argent qu'il avait
+emporté fut bientôt dévoré. Il eut de nouveau recours à son frère... Ah!
+le misérable avait compris que Jacques avait fait tant de sacrifices à
+l'honneur du nom, et, quand mon mari lui refusa l'argent qu'il
+demandait, il se servit de cette arme qu'il savait sûre... Alors
+commença le plus odieux, le plus épouvantable chantage: Édouard menaça
+son frère de revenir à Paris... Aller au bagne en France ou mourir de
+faim en Amérique, il aimait mieux le bagne ici, disait-il, et Jacques a
+cédé une première fois... Il l'aimait, malgré tout, c'était son frère
+unique... Tu sais, quand on a montré à ces gens-là une faiblesse, on est
+perdu... Cette menace de revenir avait réussi. L'autre en a usé jusqu'à
+extorquer des sommes dont tu ne te fais pas une idée.... Il y a des
+années que dure cette abominable exploitation, mais je ne la sais, moi,
+que depuis la guerre... Je voyais mon mari si triste, si triste. Je
+sentais qu'un chagrin le rongeait, et puis, un jour, il m'a tout dit...
+Le croirais-tu? C'était pour moi qu'il avait peur... Que veux-tu qu'il
+me fasse? lui demandais-je.--Ah! il est capable de tout pour se venger,
+me répondait-il... Et puis, il me voyait si tourmentée moi-même de ses
+mélancolies!... Je l'ai tant supplié qu'il a résisté à la fin. Il a
+refusé net tout secours nouveau. Nous n'avons plus entendu parler du
+misérable pendant quelque temps... Il a tenu sa menace, il est à
+Paris!...
+
+J'avais écouté ma mère avec une attention croissante. À toute époque de
+ma vie, moi, qui n'avais pas les mêmes illusions qu'elle sur la
+sensibilité de mon beau-père, je me serais étonné de l'influence étrange
+exercée par ce frère déshonoré. Il y a des fléaux semblables dans trop
+de familles pour que le monde n'ait pas intérêt à séparer les uns des
+autres les divers représentants d'un même nom. Energique et violent
+comme je le connaissais, je me serais demandé pourquoi M. Termonde
+pliait sous la menace d'un scandale qu'il devait estimer à sa juste
+valeur. Puis j'aurais expliqué cette faiblesse par des souvenirs
+d'enfance, par une promesse faite à des parents à leur lit de mort. Mais
+dans la disposition d'âme où je me trouvais, avec les soupçons que je
+nourrissais depuis des semaines, il n'était pas possible qu'une autre
+pensée ne se présentât point à moi. Et cette pensée grandissait,
+grandissait, prenait corps. Mes yeux exprimèrent sans doute l'épouvante
+subite que me donna l'éclair de cette idée soudaine. Car ma mère
+s'interrompit de sa confidence pour me dire:
+
+--Est-ce que tu te sens mal, André?...
+
+--Non, eus-je la force de répondre, c'est de vous avoir surprise à
+pleurer tout à l'heure qui m'a donné un coup. Cela va passer...
+
+Elle me crut. Elle venait de me voir si bouleversé de son émotion. Elle
+m'embrassa tendrement, et je la priai de continuer son récit. Elle me
+dit alors que la semaine précédente un étranger avait demandé à voir mon
+beau-père, venant de la part d'un de leurs amis de Londres. On l'avait
+introduit dans ce même hall et devant elle. Aussitôt que M. Termonde
+avait aperçu cet homme, elle avait deviné, à son agitation
+extraordinaire, que c'était Édouard. Les deux frères s'étaient enfermés
+dans le cabinet de travail. Elle était restée là, elle, morte d'anxiété,
+entendant par minutes les voix qui grondaient sans pouvoir distinguer
+les paroles. Le frère était sorti enfin par le hall, et l'avait regardée
+en passant, avec des yeux qui l'avaient glacée de terreur.
+
+--Et le soir même, dit-elle encore, Jacques prenait le lit...
+Comprends-tu mon désespoir à présent?... Ah! ce n'est pas notre nom qui
+m'importe à moi... Je m'épuise à le lui répéter: qu'est-ce que cela
+nous fait? Est-ce que cette boue peut nous salir?... Mais sa santé!...
+Le médecin dit que chaque émotion violente est pour lui un verre de
+poison... Ah! s'écria-t-elle, il me le tuera...
+
+Ce cri, qui me révélait une fois de plus la profondeur de sa passion
+pour mon beau-père, l'entendre à cette minute, et penser ce que je
+pensais!
+
+--Vous l'avez vu? demandai-je sans presque me rendre compte de mes
+propres paroles.
+
+--Mais puisque je te dis qu'il a passé là,--et elle me montrait la place
+du tapis, avec la terreur peinte sur son visage.
+
+--Et vous êtes sûre que c'était son frère?
+
+--Jacques me l'a dit le soir, fit-elle; mais je n'avais pas besoin de
+cela, je l'aurais reconnu aux yeux... Comme c'est étrange! Ces deux
+frères si différents, Jacques si fin, si distingué, une âme si noble...
+Et lui ce gros, ce lourd personnage ignoble, commun, un abominable
+scélérat... ils ont le même regard...
+
+--Et sous quel nom est-il à Paris?
+
+--Je ne sais pas, répondit-elle, je n'ose plus en parler. S'il savait
+que je te l'ai dit... avec ses idées?... Mais quoi, petit, tu l'aurais
+toujours appris un jour?... Et puis, ajouta-t-elle avec fermeté, il y a
+longtemps que je t'aurais parlé de ce triste secret, si j'avais osé...
+Tu es un homme, toi, et tu n'es pas retenu par ce scrupule excessif de
+l'affection fraternelle. Conseille-moi, André, que faut-il faire?
+
+--Je ne vous comprends pas, lui répondis-je.
+
+--Oui, reprit-elle, il doit y avoir un moyen de prévenir la police et de
+le faire arrêter sans qu'on en parle dans les journaux ni ailleurs...
+Jacques ne voudrait pas, lui, parce que c'est son frère... Mais si nous
+agissions, nous, de notre côté?... Je t'ai entendu dire que tu voyais ce
+M. Massol, que nous avons connu lors de notre malheur... Si j'allais le
+trouver, lui demander conseil? Ah! s'écria-t-elle, je veux que mon mari
+vive, je l'aime trop!...
+
+Pourquoi une panique s'empara-t-elle de moi à la pensée qu'elle pourrait
+donner suite à ce projet nouveau et s'adresser au vieux juge
+d'instruction,--moi qui n'avais pas osé retourner chez lui depuis la
+mort de ma tante, de peur qu'il ne devinât mes soupçons, rien qu'à me
+regarder? Qu'entrevoyais-je donc avec tant de netteté, pour que je me
+misse à la supplier au nom même de cet amour qu'elle portait à son
+mari?
+
+--Vous ne ferez pas cela, lui disais-je, vous n'en avez pas le droit...
+Il ne vous pardonnerait pas et il aurait raison... Ce serait le trahir.
+
+--Le trahir, dit-elle... ce serait le sauver!...
+
+--Et si l'arrestation de son frère lui portait un coup nouveau?... Si
+vous le voyiez malade, plus malade à cause de ce que vous auriez
+fait?...
+
+J'avais trouvé le seul argument qui pût la convaincre. Étrange ironie du
+sort! Je la calmai, je lui persuadai de ne pas agir, moi qui venais de
+concevoir soudain cette monstrueuse hypothèse:--que l'exécuteur du
+crime, l'instrument docile entre les mains de mon beau-père, avait été
+ce frère infâme, qu'Édouard Termonde et Rochdale ne faisaient qu'un.--Ô
+vision terrible!...
+
+
+
+
+XV
+
+
+La nuit que je passai après cette conversation est restée dans mon
+souvenir comme la plus tourmentée que j'aie dû subir,--et cependant que
+j'en ai connu de ces insomnies, de ces luttes, dans l'universel sommeil
+autour de moi, avec une pensée qui me tenait éveillé moi-même et me
+rongeait le cœur!... J'étais pareil au prisonnier qui a sondé toutes les
+places de son cachot, les murailles, le plancher, le plafond, et qui,
+étreignant pour la centième fois les barreaux de sa fenêtre, sent une de
+ces tiges de fer se desceller sous la pression. À peine s'il ose croire
+à cette fortune, et il s'assied à terre, rendu comme fou par la seule
+possibilité de la délivrance apparue à son esprit. Depuis si longtemps,
+j'étais là, comme verrouillé dans mon angoisse, me heurtant de toutes
+parts à d'invincibles barrières et, tout d'un coup, quelle perspective
+s'offrait devant moi!... «Du sang-froid», me disais-je, en marchant d'un
+bout à l'autre de mon fumoir où je m'étais retiré, sans avoir touché au
+repas que m'avait servi mon valet de chambre. Le soir était venu, puis
+la nuit noire; l'aube arriva, puis le grand jour; et j'étais encore là,
+qui essayais d'y voir clair dans le tourbillon d'hypothèses nouvelles
+qu'un événement par lui-même si simple,--mais avec l'état de crise aiguë
+de soupçons où je me trouvais il n'y avait plus d'événements
+simples,--venait de soulever en moi... J'étais déjà trop habitué à ces
+tempêtes intimes, pour ne pas savoir que le seul moyen de salut consiste
+à s'attacher aux faits positifs comme à des rocs solides et qui ne
+bougent pas. Dans le cas actuel, ces faits positifs se réduisaient à
+deux:--je venais d'apprendre, premièrement, qu'il existait un frère de
+M. Termonde, qui passait pour mort et dont mon beau-père ne parlait
+jamais;--secondement, que ce frère, déshonoré, proscrit, ruiné, sans
+état-civil, exerçait sur son frère, riche, honoré, irréprochable, une
+dictature de terreur. De ces deux faits, le premier s'expliquait de
+soi. C'était tout naturel que Jacques Termonde ne démentît point la
+légende de suicide imaginée par lui-même et qui jadis avait sauvé
+l'autre du bagne. Il n'est jamais agréable de reconnaître pour son plus
+proche parent, un voleur, un faussaire et un déserteur... Mais ce n'est
+qu'un désagrément cruel. Il n'en allait pas ainsi du second fait. La
+disproportion était trop forte entre cette cause avouée par mon
+beau-père et le résultat d'épouvante produit sur lui. L'empire d'Édouard
+Termonde sur son frère ne se justifiait point par la menace d'un retour
+sans autre conséquence qu'un scandale de monde aussitôt étouffé. Ma mère
+pouvait se contenter de cette raison-là, elle, au regard de qui son mari
+était un grand cœur, une belle âme, mais non pas moi... L'idée me vint
+de consulter le Code de justice militaire. J'y trouvai à l'article 184
+que la prescription du délit de désertion ne commence à courir que du
+jour où l'insoumis atteint quarante-sept ans. Vraisemblablement Édouard
+Termonde tombait encore sous le coup de la loi. Est-ce que le désir
+d'épargner à ce frère infâme un châtiment disciplinaire pouvait
+justifier chez mon beau-père une si longue faiblesse et dans des
+conditions d'inquiétude semblable? J'apercevais une autre raison à cet
+empire, quelque ténébreux, quelque effrayant lien de complicité entre
+les deux hommes. Je venais de penser que peut-être Jacques Termonde
+avait employé son frère à tuer mon père. Et si cela était, si l'assassin
+possédait quelque preuve de cette complicité? Sans doute il se trouvait
+les mains liées à l'égard des magistrats, mais c'était de quoi éclairer
+ma mère, par exemple, et cette menace devait suffire à faire trembler un
+mari aimant, à mater son féroce orgueil?
+
+«Du sang-froid, me répétais-je, du sang-froid.» Et je mettais toute ma
+force à reprendre les données physiques et morales que je possédais sur
+le crime. Il s'agissait, pour moi, de chercher si un point, un seul
+point demeurait obscur avec l'hypothèse de l'identité de Rochdale et
+d'Édouard Termonde. Les témoignages s'étaient accordés à représenter
+Rochdale comme grand et fort, ma mère m'avait dépeint Édouard Termonde
+comme gros et lourd. Il y avait quinze ans de distance entre l'assassin
+de 1864 et le noceur vieilli de 1879, mais rien qui empêchât que ce ne
+fût le même personnage. Ma mère avait insisté sur la couleur des yeux
+d'Édouard Termonde, bleus et pâles comme ceux de son frère. Or, le
+concierge de l'hôtel Impérial avait, dans sa déposition, que je savais
+par cœur pour l'avoir si souvent relue, signalé la nuance très bleue et
+très claire des prunelles du soi-disant Rochdale. Il avait remarqué ce
+détail à cause du contraste des yeux avec le ton bistré du visage.
+Édouard Termonde s'était réfugié en Amérique, au lendemain de son faux
+suicide, et qu'avait dit M. Massol? Je l'entendais encore me répéter,
+avec sa voix flûtée et le geste méthodique de sa main: «Un étranger, un
+Américain ou un Anglais, peut-être un Français établi en Amérique...»
+D'impossibilité matérielle, je n'en trouvais pas. Et d'impossibilité
+morale? Pas davantage. Afin de mieux m'en convaincre, je reprenais
+l'histoire du crime au moment même où la correspondance de mon père se
+faisait explicite sur le compte de Jacques Termonde, c'est-à-dire en
+Janvier 1864. Pour dégager mon jugement de toute impression de haine
+personnelle, je supprimais les noms dans ma pensée. Je ramenais cette
+sinistre aventure, dont j'avais tant souffert, à la sécheresse d'une
+anecdote abstraite... Un homme est éperdûment amoureux de la femme d'un
+de ses amis intimes. Cet homme sait cette femme profondément,
+absolument honnête; si elle était libre, elle l'aimerait, il le sent,
+il le voit; mais, n'étant pas libre, elle ne sera jamais, jamais, à lui.
+Cet homme est doué du tempérament qui fait les criminels: une violence
+effrénée dans les passions, aucun scrupule, une volonté despotique,
+l'habitude de tout briser devant son désir. Il s'aperçoit que son ami
+devient jaloux. Encore quelque temps, et la porte de la maison lui sera
+fermée. Comment cette pensée ne lui viendrait-elle pas: si le mari
+disparaissait, cependant?... Ce rêve de la mort de celui qui fait seul
+obstacle à son bonheur trouble la tête de cet homme, une fois, deux
+fois. Il la tourne et la retourne, cette idée fatale, il s'y accoutume.
+Il en arrive au: «Si j'osais», point de départ des scélératesses les
+plus affreuses. L'idée se précise devant son esprit. Il conçoit qu'il
+pourrait faire tuer celui qu'il hait maintenant et dont il se sent haï.
+N'a-t-il pas, très au loin, un frère misérable dont tout le monde ignore
+non seulement le domicile actuel, mais jusqu'à l'existence? Quel
+admirable ouvrier de meurtre que ce frère dépravé, besogneux, infâme,
+qu'il tient à sa dévotion par les secours d'argent qu'il lui envoie!...
+Et la tentation s'accroît toujours. Une heure sonne où elle est plus
+forte que tout le reste. Cet homme résolu à jouer cette partie suprême
+appelle à Paris son frère... Comment? Par une ou deux lettres qui font
+miroiter aux yeux du drôle l'espérance d'une énorme somme à gagner, en
+même temps qu'elles mettent comme condition à cette espérance un mystère
+absolu dans le voyage. L'autre accepte. Il débarque en Europe après
+avoir multiplié autour de lui les précautions. Quoi de plus aisé?... Ce
+failli de la vie n'a point de parents, point de relations; il mène,
+depuis des années, une existence anonyme et de hasard... Voici les deux
+frères face à face... Jusque-là rien que de logique, rien que de
+conforme aux étapes possibles d'un projet de cet ordre.
+
+J'en arrivais à l'exécution, et je continuais à raisonner de même, d'une
+manière impersonnelle. Le frère riche propose au frère pauvre le marché
+de sang. Il lui offre de l'argent, beaucoup d'argent: cent mille francs,
+deux cent mille francs, trois cent mille francs. Quels motifs
+empêcheraient le misérable d'accepter? Les idées morales?... Que vaut la
+moralité d'un viveur qui a passé du libertinage au vol? Depuis des
+années et sous l'influence de mes préoccupations vengeresses, j'avais lu
+trop assidument les faits divers des journaux et les comptes rendus des
+procès pour ne pas savoir comment on devient meurtrier. Des besoins
+d'argent et l'habitude de la débauche, voilà un assassin en
+disponibilité. Que de coups de couteau ont été donnés, que de révolvers
+mis en jeu, que de gouttes de poison versées dans des verres, avec une
+incertitude absolue du gain, parmi les pires conditions de danger,
+simplement pour aller, tout à l'heure, dépenser l'argent du meurtre dans
+quelque bouge. La crainte de l'échafaud?... Personne ne tuerait alors.
+Les débauchés, d'ailleurs, qu'ils s'en tiennent au vice, ou qu'ils
+roulent jusqu'au crime, n'ont pas la vision de l'avenir. La sensation
+présente est pour eux trop forte. Son image abolit toutes les autres
+images, elle absorbe toutes les forces vives du tempérament et de l'âme.
+Une vieille mère mourante, des enfants qui ont faim, une femme qui se
+désespère,--ces tableaux des conséquences de leurs actes, ont-ils jamais
+arrêté les ivrognes, les joueurs et les coureurs de filles? Et pas
+davantage les fantômes tragiques du tribunal, de la prison et de la
+guillotine, quand, altérés d'or, ils tuent pour s'en procurer.
+L'échafaud est loin, la porte du lupanar est au coin de la rue, et le
+goujat saigne un rentier, comme un boucher saigne une bête, pour aller
+ensuite là-bas, la poche garnie, vers le gros numéro, où il y a de la
+crapule assurée. C'est le train quotidien du crime, cela. Pourquoi le
+désir d'une débauche plus relevée n'exercerait-elle pas le même attrait
+scélérat sur des hommes plus raffinés, mais aussi incapables de noblesse
+morale que les chourineurs du cabaret borgne? Ah! c'était une pensée
+trop cruelle et que je ne pouvais supporter,--que le sang de mon père
+eût payé cela, des soupers dans un restaurant de nuit à New-York... Je
+perdais l'énergie de continuer ma déduction froide, et une hallucination
+commençait, qui me montrait un cabinet particulier semblable à ceux où
+j'avais passé: la table servie, le divan de velours aux ressorts
+fatigués, la glace rayée de lettres gravées avec le diamant des bagues,
+le piano ouvert où l'on joue des valses canailles, et le Champagne qui
+mousse dans les verres, et la fille qui rit, avec sa blanche gorge
+dégrafée, ses bas de soie, ses dents de bête, l'odeur des parfums de sa
+chair mélangée à l'odeur des mets, du tabac, des vins,--et l'homme à
+côté d'elle... «Non, ne mange pas ce souper, ne bois pas ce vin, ne te
+laisse pas pétrir par ces mains, ne prends pas cet or. Il y a du sang
+sur toutes ces choses... Cet homme qui t'embrasse, qui te désire, qui
+t'a payée, est un assassin, un assassin, un assassin!...»
+
+Ma raison se perd, me disais-je, lorsque j'étais là, immobile, le cœur
+battant, les yeux fixes, en proie à la même émotion que si j'eusse vu
+réellement la scène hideuse, et je la voyais, en effet, dans un éclair.
+Je me tournais alors vers le portrait de mon père, je le regardais
+longtemps, je lui parlais comme s'il eût pu m'entendre, je le suppliais:
+«Aide-moi... Aide-moi...» Et je retrouvais, non pas le calme, mais la
+force du moins de reprendre la féroce hypothèse et de la critiquer
+détail par détail. Elle avait contre elle, tout d'abord, d'être
+invraisemblable comme le cauchemar d'une imagination malade. Un frère
+qui emploie son frère à l'assassinat d'un homme dont il veut épouser la
+femme!... Bien que la conception et l'offre d'un pareil complot
+rentraient dans le domaine des plus extraordinaires fantaisies... «Soit,
+me disais-je, mais en matière de crime, il n'y a pas d'invraisemblance.
+Par cela seul qu'il se décide au meurtre, l'assassin cesse de se mouvoir
+dans le cadre d'habitudes de la vie sociale.» Et vingt exemples se
+présentaient à ma mémoire, de forfaits commis dans des circonstances
+aussi exceptionnelles, aussi étranges que celles dont je discutais en
+ce moment le plus ou moins de probabilité. Une objection surgissait tout
+de suite. En admettant que ce crime compliqué fût seulement possible,
+comment étais-je le premier à en avoir le soupçon? Pourquoi M. Massol,
+le vieux magistrat si fin, si délié, si habile, n'avait-il pas cherché
+de ce côté-là une explication du sanglant mystère devant lequel il
+s'avouait impuissant? «Eh bien! me répondis-je, M. Massol n'y a point
+pensé, voilà tout. La question est de savoir, non si le juge
+d'instruction a soupçonné le fait ou non, mais si ce fait en lui-même
+est réel ou s'il ne l'est point.» Et puis, quels indices auraient mis M.
+Massol sur cette piste? S'il avait étudié à fond le ménage de mon père,
+il avait acquis la certitude que ma mère était une très honnête femme.
+Il avait vu sa douleur sincère, et il n'avait pas eu, comme moi, entre
+les mains, les lettres où mon père avouait sa jalousie et dénonçait la
+passion de son faux ami. Est-ce que, d'ailleurs, Jacques Termonde
+n'avait pas dû se pourvoir à l'avance d'un alibi sentimental, comme il
+s'était prémuni d'un alibi physique, et entretenir à cette époque une
+maîtresse affichée? Mais supposons que le juge ait cherché de ce
+côté-là, qu'il ait soupçonné dès les premiers jours la félonie de mon
+futur beau-père. Il s'agissait de découvrir le complice, puisqu'en tout
+état de choses la présence de M. Termonde chez nous à l'heure du meurtre
+était un fait avéré. M. Massol est arrivé à penser au frère disparu,
+soit. Où trouver les traces de ce frère? Où et comment? Si Édouard et
+Jacques ont été complices dans le crime, leur premier soin n'a-t-il pas
+dû être d'imaginer un moyen de correspondance qui défiât la surveillance
+de la police? N'ont-ils même pas cessé, pour un temps, tout commerce de
+lettres? Qu'avaient-ils à se communiquer? Édouard tenait l'argent du
+meurtre, Jacques s'occupait d'achever de conquérir le cœur de ma mère...
+«Soit encore, reprenais-je; mais si M. Massol manquait du document
+essentiel, s'il ignorait la passion de Jacques Termonde pour la femme de
+l'assassiné,--ma tante, elle, savait cette passion, elle avait en mains
+la preuve indiscutable des défiances de mon père, comment n'avait-elle
+pas pensé ce que je pensais à l'heure présente?...» Et qui m'assurait
+qu'elle ne l'eût pas pensé? Les soupçons l'avaient dévorée, elle aussi;
+elle avait vécu, elle était morte parmi eux. Seulement elle y avait
+évidemment mêlé ma mère, incapable de lui pardonner les souffrances d'un
+frère qu'elle adorait. Agir contre ma mère, c'était agir contre moi.
+Cela, elle se l'était interdit à jamais. L'eût-elle osé, comment
+fût-elle sortie du domaine des vagues inductions, puisqu'elle ne pouvait
+ni douter, elle non plus, de l'alibi de mon beau-père, ni rien savoir de
+l'existence actuelle d'Édouard Termonde?... Non, que je fusse le premier
+à expliquer l'assassinat de mon père comme je faisais, cela prouvait
+uniquement que je possédais des données nouvelles sur les alentours du
+crime, et non pas que les hypothèses fondées sur ces données fussent
+insensées.
+
+D'autres objections se présentaient. Si mon beau-père avait employé son
+frère à cette besogne d'assassinat, comment avait-il révélé à sa femme
+l'existence de ce frère? La réponse à cette question s'offrait
+d'elle-même. Si le crime avait été commis dans ces conditions de
+complicité, une seule preuve pouvait en demeurer, à savoir les deux ou
+trois lettres écrites par Jacques Termonde à Édouard pour l'appeler en
+Europe et lui tracer son itinéraire. Ces lettres, Édouard les avait
+gardées. C'était par elles qu'il devait tenir son frère et par la menace
+de les livrer à ma mère. Prévenir cette dernière comme mon beau-père
+l'avait fait et dans cette mesure, c'était parer d'avance à cette
+menace, au moins en partie. Si jamais l'ouvrier du meurtre se décidait à
+livrer le commun secret à la veuve de la victime, devenue la femme de
+l'inspirateur de ce meurtre, ce dernier pourrait à tout le moins nier
+l'authenticité des lettres, arguer de la confidence ancienne, montrer,
+dans la dénonciation, l'infamie d'une atroce vengeance compliquée d'un
+faux. Et puis, cette confidence à ma mère n'était-elle pas justifiée par
+une autre raison, précisément si le crime avait été commis de la manière
+que j'imaginais? Ces remords, dont je croyais mon beau-père torturé,
+n'avaient certes pas échappé à l'affection inquiète de sa femme. Elle
+n'avait pas eu de peine à démêler dans l'âme de celui qu'elle aimait, et
+dont elle se savait aimée, la sombre et fixe présence d'une tristesse
+jamais chassée. Que de nuages elle avait dû voir sur ce front, que sa
+présence ne dissipait pas! Que de rêveries mornes dans ces yeux, que sa
+tendresse ne suffisait point à remplir d'un profond, d'un absolu
+bonheur! Qui sait? Elle avait peut-être connu cette jalousie, la pire de
+toutes, celle d'une pensée constante et qu'on ne vous dit pas, d'une
+émotion étrangère et qu'on vous cache. Et il lui avait révélé une
+portion de la vérité, afin de lui épargner, à elle, une certaine sorte
+d'inquiétude, afin de s'épargner à lui-même des questions que sa
+conscience lui rendait intolérables. Il n'y avait donc pas de
+contradiction entre cette demi-confidence faite à ma mère et mon
+hypothèse sur la complicité des deux frères... Je comprenais aussi que,
+dans cette confidence, il n'avait pas pu insister, au delà d'un certain
+point, sur la nécessité du silence à mon égard,--silence qui n'eût
+jamais été rompu sans un hasard d'émotion, sans mon insistance
+attendrie, sans cette arrivée subite d'Édouard Termonde qui avait
+littéralement affolé la pauvre femme... Mais comment expliquer cette
+imprudence d'avoir refusé de l'argent à ce frère aux abois et capable de
+tout oser? De cela encore, j'arrivais à me rendre compte. C'était avant
+la mort de ma tante, à une époque où mon beau-père se jugeait pour
+toujours garanti de mon côté. Il se croyait abrité de la justice par la
+prescription. Il se sentait malade. Quoi de plus naturel que de désirer
+reprendre à tout prix ces papiers qui pouvaient, lui, une fois mort, et
+entre des mains scélérates, devenir un moyen de chantage exercé sur sa
+veuve et déshonorer sa mémoire dans le cœur de cette femme, aimée
+jusqu'au crime? Une négociation pareille ne pouvait être tentée que de
+vive voix. Mon beau-père s'était dit que son frère n'exécuterait pas sa
+menace sans avoir essayé une dernière tentative. Il viendrait à Paris,
+les deux complices se retrouveraient face à face après tant d'années. Ce
+serait une nouvelle offre d'argent à faire, mais la dernière et contre
+la livraison de la seule preuve capable d'éclairer les ténèbres du
+mystère de l'hôtel Impérial. Dans ce calcul, mon beau-père avait omis de
+prévoir que son frère arriverait aussi à l'hôtel du boulevard de
+Latour-Maubourg, qu'on l'introduirait dans le salon devant ma mère, et
+que la secousse trop forte lui donnerait, à lui-même, déjà ébranlé par
+de longues angoisses, une crise de sa maladie du foie. Il y a dans les
+événements une part d'inconnu qui déjoue les habiletés de nos plus
+subtiles prudences. Et quand je songeais que tant de ruse, une si
+continuelle surveillance de soi-même et des autres avaient abouti à ce
+résultat, je sentais de nouveau le passage sur nous tous du souffle de
+la destinée,--à moins que ces hypothèses ne fussent un roman éclos dans
+mon cerveau, envahi par la fièvre et par le désir de vengeance qui me
+consumait!
+
+Réalité ou roman, ces hypothèses se tenaient là, devant moi qui ne
+pouvais pas demeurer sur une ignorance et sur un doute. À l'extrémité
+de ces raisonnements divers, dont les uns appuyaient, les autres
+combattaient la vraisemblance de ma nouvelle explication du sanglant
+mystère, je rencontrais aussi un fait positif:--à tort ou à raison
+j'avais conçu la possibilité d'un complot dans lequel Édouard Termonde
+aurait servi d'instrument de meurtre à son frère. Quand il n'y eût eu
+qu'une chance, une seule contre un millier, pour que mon père eût été
+tué de la sorte, je devais suivre cette piste jusqu'au bout, sous peine
+de me mépriser comme le dernier des lâches. Le temps était passé des
+douloureuses rêveries; il fallait agir, et ici, agir, c'était savoir.
+
+Le matin arrivait parmi ces pensées. Ma lampe, qui avait éclairé cette
+veillée funèbre, mêlait sa clarté triste à la pâle lumière de l'aube.
+J'ouvris ma fenêtre, je vis la face livide des hautes maisons dans le
+jour naissant, et je me jurai solennellement, devant ce réveil de la
+vie, que ce jour me verrait commencer de faire ce que je devais, et le
+lendemain continuer, et les autres jours, jusqu'à ce que je pusse me
+dire: «Je suis certain..» J'eus l'énergie de dompter la tempête de
+sensations folles qui s'était déchaînée en moi durant toute la nuit et
+de fixer mon esprit sur ce problème: «Existe-t-il un moyen de vérifier
+si Édouard Termonde et le soi-disant Rochdale de 1864 ne font qu'un?»
+Pour répondre à cette question ainsi posée, je ne pouvais compter que
+sur moi seul, sur les ressources de mon intelligence et de ma volonté
+personnelles. Je dois me rendre ce témoignage que je n'eus pas une
+minute, durant ces cruelles heures, la tentation de me décharger une
+fois pour toutes des difficultés de ma tâche tragique en m'adressant à
+la justice, comme j'aurais fait, si je n'avais pas tenu compte de la
+souffrance de ma mère. Je m'étais dit que jamais elle ne recevrait par
+moi ce coup horrible: apprendre qu'elle avait été, quinze ans durant, la
+femme d'un assassin. Pour qu'elle ignorât toujours ce drame criminel, il
+fallait que la lutte restât circonscrite entre mon beau-père et moi. Et
+cependant, si je le trouve coupable? pensais-je... À cette seule idée
+qui maintenant n'était plus vague et lointaine, qui pouvait devenir une
+vérité indiscutable, aujourd'hui, demain, dans quelques heures, un
+projet terrible se dessinait devant les yeux de mon esprit.--Mais je ne
+voulais pas regarder de ce côté-là; je me répondais: «J'y songerai plus
+tard,» et je me contraignais à porter toutes mes réflexions sur le jour
+actuel. Je reprenais mon problème: «Comment vérifier l'identité
+d'Édouard Termonde et du faux Rochdale?» Arracher ce secret à mon
+beau-père était impossible. Vainement, depuis des mois, j'avais cherché
+le défaut de cette cuirasse de dissimulation contre les mailles de
+laquelle j'avais brisé, non pas un, mais dix, mais vingt poignards.
+J'aurais eu à mon service tous les bourreaux de l'Inquisition que je
+n'aurais pas desserré ces lèvres minces, ni extorqué une confidence à ce
+visage, si douloureux et si impénétrable à la fois. Restait l'autre.
+Mais pour m'attaquer à lui, je devais découvrir, d'abord, sous quel nom
+il était caché à Paris et à quelle adresse. Il n'était pas besoin de
+beaucoup d'imagination pour apercevoir un moyen assuré de cette
+découverte. Il ne suffisait que je me rappelasse les circonstances mêmes
+où j'avais appris l'arrivée d'Édouard Termonde à Paris. Pour une raison
+ou pour une autre,--souvenir d'une sanglante complicité ou crainte d'un
+scandale mondain,--mon beau-père tremblait d'épouvante à la seule idée
+du retour de son frère. Ce frère était revenu. Mon beau-père ferait
+certainement tous ses efforts pour le décider à partir de nouveau. Il le
+reverrait, et pas à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, à cause de
+ma mère et à cause des domestiques. J'avais donc un procédé sûr pour
+savoir la demeure d'Édouard Termonde: je ferais suivre mon beau-père.
+
+De deux choses l'une;--ou bien il donnerait rendez-vous à son frère dans
+quelque endroit désert, ou bien il se transporterait au domicile choisi
+par l'autre. Dans le second cas, je tenais mon renseignement tout de
+suite; dans le premier cas, il suffisait de donner le signalement
+d'Édouard Termonde, tel que je l'avais recueilli de la bouche de ma mère
+et de le faire suivre aussi, au moment même où il rentrerait chez lui au
+sortir de ce rendez-vous. L'espionnage m'a toujours paru quelque chose
+d'infâme, et, même à cette minute, je me rendais compte de l'ignominie
+de ce traquenard tendu à mon beau-père. Mais, quand on se bat, on ne
+choisit pas ses armes. Pour aller au but, que je voyais briller comme un
+phare, j'aurais marché sur tout ce qui n'était pas le chagrin de ma
+mère... «Eh bien! reprenais-je, une fois que je saurai le faux nom
+d'Édouard Termonde et son adresse, que faire?»... Je ne pouvais pas, à
+l'imitation de la police judiciaire, mettre main basse sur sa personne
+et ses papiers, quitte à le relâcher avec force excuses, une fois la
+perquisition finie. Je me souviens d'avoir machiné en pensée vingt plans
+successifs, tous plus ou moins ingénieux et tous rejetés. Je finis par
+m'attacher de nouveau aux faits. À supposer que cet homme eût tué mon
+père, il était impossible que la scène du meurtre ne fût pas demeurée
+dans sa mémoire en traits ineffaçables. Il devait donc avoir souvent
+revu, dans ses mauvaises heures, le visage de ce mort auquel je
+ressemblais tant. Je regardai de nouveau ce visage sur la toile que mon
+beau-père avait à peine osé fixer. Je me souvins de la conversation que
+nous avions eue dans cette même pièce et de ce que je lui avait dit:
+«Croyez-vous que la ressemblance soit suffisante pour que je fasse au
+criminel une impression de spectre?»... Pourquoi ne pas utiliser cette
+ressemblance? Je n'avais qu'à me présenter à Édouard Termonde
+brusquement, et à l'interpeller en même temps de ce nom de Rochdale dont
+les syllabes devaient sonner pour lui comme un glas. Oui, c'était cela:
+entrer dans sa chambre actuelle, comme mon père était entré dans sa
+chambre de l'hôtel Impérial, et le demander par le nom sous lequel mon
+père l'avait demandé, en lui montrant le visage même de sa
+victime.--S'il n'était pas coupable, j'en serais quitte pour m'excuser
+d'avoir frappé à sa porte, comme d'une erreur; s'il était coupable, il
+subirait pendant quelques instants un mouvement de terreur, qui
+équivaudrait à un aveu. Ce serait à moi de m'emparer de cette terreur
+pour lui arracher tout son secret. Quels mobiles pourraient agir sur
+lui? Deux sans plus: la crainte de l'expiation et l'amour de l'argent.
+Il fallait arriver à lui, armé, avec une forte somme, et lui donner le
+choix entre ces deux alternatives: ou bien il me vendrait les quelques
+lettres qui lui avaient permis de tyranniser son frère depuis des
+années, ou bien je le menacerais de lui brûler la cervelle. Et s'il
+refusait de me livrer les lettres? Allons donc... Est-ce qu'un bandit
+comme celui-là pouvait hésiter? Soit, il accepterait le marché. Il me
+donnerait les papiers qui convainquaient mon beau-père d'assassinat,--et
+il s'en irait ainsi, je le laisserais partir comme il était parti de
+l'hôtel Impérial, fumant un cigare et payé de sa trahison envers son
+frère comme il avait été payé de sa trahison envers mon père!... Oui, je
+le laisserais s'en aller ainsi, puisque le tuer de ma main ce serait me
+mettre dans la nécessité de tout dévoiler du crime que je voulais à tout
+prix cacher. «Ah! ma mère! ce que tu m'auras coûté!...» sanglotais-je.
+Et je revenais au portrait du mort et il me semblait que de cette
+bouche, que de ces yeux s'échappait un ordre de ne jamais toucher au
+cœur de celle que ce mort avait tant aimée,--fût-ce pour le venger!--«Je
+t'obéirai,» répondais-je à mon père... et je disais adieu à cette partie
+de ma vengeance.--Cela m'était très cruel; c'était cependant possible.
+Après tout, éprouvais-je de la haine pour le misérable? Il avait frappé,
+c'est vrai, mais comme un instrument servile au bras d'un autre. Ah! cet
+autre, je ne le laisserais pas échapper, celui-là, quand je le
+tiendrais, lui qui avait conçu, médité, machiné, payé l'attentat, lui
+qui m'avait tout volé, depuis la vie de mon père jusqu'à la tendresse de
+ma mère, lui, le réel, l'unique coupable. Oui, je le tiendrais, et
+j'aurais du loisir pour combiner ma vengeance, pour l'exécuter, sans que
+ma mère soupçonnât rien de ce duel d'où je sortirais vainqueur.
+L'ivresse du supplice que je trouverais le moyen d'infliger à cet homme
+exécré m'enivrait à l'avance. J'avais chaud dans le cœur en y songeant.
+Cela me payait de ce long, de ce dur martyre... «À l'action! À
+l'action!...» me dis-je. Je tremblais que tout cet espoir ne fût qu'un
+leurre, qu'Édouard Termonde fût déjà reparti, que mon beau-père eût
+déjà payé son silence... Dès neuf heures j'étais dans une de ces
+abominables agences d'espionnage privé dont passer seulement le seuil
+m'eût paru, la veille encore, une telle honte! À dix heures, je donnais
+au bureau de la Société, où j'avais en dépôt une partie de ma fortune,
+l'ordre de vendre pour cent mille francs de valeurs. Ce jour passa, puis
+un second. Comment je supportai ces heures les unes après les autres, je
+ne sais plus. Ce que je sais bien, c'est que je n'eus pas le courage de
+passer au boulevard de Latour-Maubourg, ni de revoir ma mère. Je
+tremblais qu'elle ne devinât dans mes yeux ma folle espérance et qu'elle
+ne prévînt mon beau-père sans même s'en douter, comme elle m'avait
+prévenu, par une phrase, un mot. Vers midi, le troisième jour, j'appris
+que mon beau-père était sorti le matin même. C'était un mercredi; ce
+jour-là, ma mère se rendait à une œuvre pieuse dont le siège était dans
+le quartier de Grenelle.--M. Termonde avait changé de fiacre deux fois,
+et il s'était fait conduire au Grand-Hôtel. Il y avait rendu visite à un
+voyageur qui occupait, au second étage, une chambre numérotée 353; ce
+voyageur était inscrit comme arrivant de New-York et sous le nom de
+Stanbury. À midi, je savais ces détails, et, à deux heures, un revolver
+chargé dans ma poche, mon portefeuille garni des cent billets de banque
+qui devaient me servir à l'achat des lettres, décidé à jouer la partie
+jusqu au bout, et à la gagner, je montais l'escalier du Grand-Hôtel...
+Touchais-je à une scène formidable du drame de ma vie, ou bien étais-je
+au moment de me convaincre qu'une fois encore j'avais été dupe de mon
+imagination? Du moins j'aurais fait tout mon devoir.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+J'étais arrivé au second étage. À l'angle d'un long corridor, était
+fixée une plaque sur laquelle je pus lire écrit: «Du numéro 300 au
+numéro 360...» Dans le corridor, un garçon de service passait en
+sifflant. Deux filles riaient dans une espèce d'office ménagé à la
+sortie de l'escalier. Un grand bruit montait de la cour à travers les
+fenêtres ouvertes. Le moment était bien choisi pour l'exécution de mon
+projet. L'homme ne pourrait pas espérer une fuite facile à travers la
+maison ainsi remplie de monde. 345... 350... 351... 353... J'étais
+devant la porte de la chambre où logeait Édouard Termonde. La clef
+était sur la porte; le hasard servait donc mon projet au delà de ce que
+j'eusse osé souhaiter. Ce petit détail témoignait aussi de la sécurité
+où vivait celui que je venais surprendre. Soupçonnait-il seulement mon
+existence? Je m'arrêtai une minute devant cette porte close. Je m'étais
+habillé avec un veston, afin d'avoir mon revolver dans ma poche, bien à
+portée. J'assurai ma main droite sur la crosse, et j'ouvris la porte
+sans frapper.
+
+--Qui est là?... fit la voix d'un homme qui lisait un journal, en
+fumant, couché plutôt qu'assis dans un fauteuil, les pieds posés sur une
+table, le dos tourné à l'entrée; il ne se donna même pas la peine de se
+lever pour voir qui avait ouvert, persuadé sans doute que c'était un
+domestique de l'hôtel. Je ne lui laissai pas le temps de se retourner
+tout à fait.
+
+--Monsieur Rochdale?... demandai-je.
+
+À peine eus-je prononcé ces mots que l'homme fut sur pieds. Il repoussa
+le fauteuil et se réfugia de l'autre côté de la table, me regardant en
+face avec un visage décomposé... Ses yeux s'ouvraient démesurément, tout
+clairs, dans ce visage livide qu'encadrait une barbe jadis blonde,
+aujourd'hui grisonnante. Sa bouche béait, ses jambes flageolaient. Tout
+ce grand et robuste corps venait de subir une de ces secousses
+d'épouvante folle, devant lesquelles toutes les puissances de la vie
+sont comme paralysées. Il avait seulement jeté un cri dans sa terreur:
+«Cornélis!...»
+
+Cette preuve que je poursuivais depuis des mois, je la tenais donc
+enfin! À cette seconde, je sentais, moi, tous les ressorts de mon être
+tendu. Oui, j'étais aussi lucide, aussi maître de moi que mon adversaire
+était bouleversé. Il n'avait pas, comme son complice, l'habitude
+quotidienne et réfléchie de la dissimulation. Ce nom de Rochdale, cette
+ressemblance effrayante, cette arrivée inattendue... Je ne m'étais pas
+trompé dans mon calcul. J'aperçus, avec cette prodigieuse rapidité de
+pensée dont s'accompagne l'action, qu'il fallait redoubler ce premier
+sursaut de terreur morale par un sursaut de terreur physique... Sinon,
+cet homme allait s'élancer sur moi, dans le mouvement de réaction qui
+suivrait ce saisissement, il me bousculerait, il s'enfuirait comme un
+fou, au risque d'être arrêté dans l'escalier par les gens qui le
+verraient courir, éperdu, et alors... Mais j'avais déjà tiré mon
+revolver de ma poche. J'avais mis en joue le misérable et je lui disais,
+l'appelant par son vrai nom, pour lui prouver que je savais tout de
+lui:
+
+--Monsieur Édouard Termonde, si vous faites un mouvement vers moi, je
+vous tue, comme un assassin que vous êtes, comme vous avez tué mon
+père...
+
+J'ajoutai, lui montrant une chaise au coin de la fenêtre entrebâillée:
+
+--Asseyez-vous!
+
+Il m'obéit machinalement. J'exerçais sur lui, à cet instant, une espèce
+de domination absolue, qui allait cesser, je le sentais, aussitôt qu'il
+reprendrait ses esprits. Mais, quand le reste de l'entretien tournerait
+contre moi, maintenant, est-ce que cela empêchait que je ne fusse maître
+d'une certitude? J'avais voulu savoir si Édouard Termonde et Rochdale ne
+faisaient qu'un seul et même personnage; cela, je le savais. Je venais
+d'en étreindre l'indéniable preuve. Je me devais cependant d'arracher à
+mon ennemi l'autre preuve, celle qui mettrait mon beau-père à ma
+discrétion. C'était une nouvelle phase de la lutte. D'un coup d'œil je
+fis le tour de la chambre où je me trouvais enfermé avec l'assassin. Sur
+le lit, à ma gauche, une canne plombée, un chapeau et un pardessus; sur
+la table de nuit, un coup de poing en acier et un revolver. À ma
+droite, la commode, avec un couteau-poignard parmi des objets de
+toilette; une malle, à côté de cette commode, contre une porte
+condamnée; une armoire à glace contre une autre porte condamnée aussi,
+le lavabo...,--et lui, acculé, sous le coup de mon arme braquée, entre
+la table et la fenêtre. Il ne pouvait ni s'échapper, ni atteindre aucun
+moyen de défense sans engager avec moi une lutte corps à corps. Mais il
+devrait essuyer mon feu d'abord, et puis, s'il était grand et robuste,
+je n'étais, moi, ni petit ni faible. J'avais vingt-cinq ans. Il en avait
+cinquante. Toutes les forces morales étaient pour moi. Je devais
+vaincre.
+
+--Maintenant, lui dis-je en m'asseyant moi-même et sans cesser de le
+tenir en joue, causons...
+
+--Qu'est-ce que vous voulez de moi? répliqua-t-il brutalement.
+
+Sa voix était sourde à la fois et rauque. Le sang était remonté à ses
+joues, ses yeux brillaient, ces yeux si pareils à ceux de son frère.
+C'était l'animal qui revient à lui après avoir subi un effroyable
+danger, comme stupéfait de se retrouver encore vivant.
+
+--Allons, ajouta-t-il en fermant les poings, je suis pris... Tirez-moi
+dessus et que ce soit fini...
+
+Et comme je ne répondais rien et que je continuais de le tenir ainsi,
+sous la menace de mon pistolet:
+
+--Ah! s'écria-t-il, je comprends; c'est cette canaille de Jacques qui
+m'a vendu à vous pour se débarrasser de moi... Il y a prescription... Il
+se croit en sûreté, lui. Mais est-ce qu'il vous a dit aussi qu'il en
+était, lui, l'honnête homme, que j'en ai la preuve?... Ah! il croit que
+je vais vous laisser me tuer comme cela, sans parler?... Non pas, je
+vais crier, on nous arrêtera, et l'on saura tout...
+
+La fureur le gagnait. Il allait appeler: «Au secours!...» Le pire était
+que la colère me saisissait moi-même... C'était lui, de cette même main
+que je voyais errer sur la table, forte, velue, cherchant un objet à me
+jeter, oui, c'était lui qui avait tué mon père... Un degré d'émotion de
+plus, et j'étais perdu, je lui logeais une balle dans le corps, je
+voyais son sang couler... Que cela m'eût fait de bien! Mais non. J'avais
+sacrifié cette vengeance-là. En une seconde, je me vis arrêté, obligé
+d'expliquer tout, et la douleur réservée à ma mère. Heureusement pour
+moi, il eut, lui aussi, un passage de réflexion. La première idée qui
+avait dû lui venir à l'esprit était que son frère l'avait trahi, en ne
+disant que la moitié de la vérité, afin de le livrer à ma vengeance. La
+seconde fut sans doute que, pour un fils qui vient venger son père mort,
+je paraissais peu décidé à en finir tout de suite. Il y eut un court
+silence entre nous, qui me permit de reconquérir toute ma tête, et de
+lui dire:--«Vous vous trompez, Monsieur», avec un calme qui fit naître
+une stupeur nouvelle dans ses yeux. Il me regarda, puis je le vis fermer
+les paupières en plissant le front. Ma ressemblance avec mon père lui
+était insupportable, je le sentais.
+
+--Oui, vous vous trompez,--continuai-je posément et pour amener ce
+terrible entretien sur le ton d'une conversation d'affaires--je ne suis
+venu, ni pour vous faire arrêter, ni pour vous tuer... À moins,
+ajoutai-je, que vous ne m'y obligiez vous-même, comme j'ai craint que
+vous ne fissiez tout à l'heure... Je suis venu vous proposer un marché,
+mais c'est à la condition que vous m'écouterez, comme je vous parle,
+avec sang-froid...
+
+Nous nous tûmes de nouveau l'un et l'autre. Un bruit de voix et de pas
+se faisait entendre dans le couloir, presque contre la porte, et des
+éclats de rire. C'en était assez pour me rappeler à moi la nécessité de
+me dominer, et à lui qu'il jouait une partie dangereuse. Une détonation
+d'arme, un cri, et quelqu'un entrait dans cette chambre, placée comme
+elle était, contre le corridor. Édouard Termonde m'avait écouté avec une
+attention extrême. Un éclair d'espérance avait passé sur son visage,
+puis une singulière expression de défiance.
+
+--Faites vos conditions, dit-il d'une voix sourde encore, mais apaisée.
+
+--Si j'avais voulu vous tuer, repris-je en insistant, afin de mieux le
+convaincre de ma bonne foi par l'évidence... vous seriez déjà mort,--et
+je levai mon arme.--Si j'avais voulu vous faire arrêter, je ne me serais
+pas donné la peine d'entrer moi-même, deux agents de police auraient
+suffi, car vous n'oubliez pas que vous êtes déserteur et toujours sous
+le coup de la loi.
+
+--Juste, répliqua-t-il simplement.
+
+Puis il ajouta, suivant un raisonnement intérieur qui avait son
+importance capitale pour l'issue de notre entretien:
+
+--Si ce n'est pas Jacques, qui m'a vendu?
+
+--Je vous tenais à ma disposition, continuai-je sans relever sa phrase,
+et je n'en ai pas usé... J'avais donc une raison puissante pour vous
+épargner hier, avant-hier, ce matin, tout à l'heure... maintenant... Et
+il dépend de vous que je vous épargne tout à fait...
+
+--Et vous voulez que je vous croie, répondit-il, en montrant du doigt
+mon revolver que je continuais à tenir dans ma main, mais sans plus le
+braquer sur lui. Non, non... fit-il; et il ajouta, employant un terme
+énergique où réapparaissait le sous-officier qu'il avait été:--Je ne
+coupe pas dans ces ponts-là...
+
+--Écoutez-moi, répliquai-je sur un ton d'extrême mépris. Cette raison
+puissante que j'ai de ne pas vous abattre comme un chien enragé, je vais
+vous la dire... Je ne veux pas que ma mère sache jamais quel homme elle
+a épousé dans votre frère... Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis
+décidé à vous laisser aller?... si vous vous y prêtez toutefois? Car
+même l'idée de ma mère ne m'arrêterait pas, si vous me poussiez à bout.
+J'ajouterai, pour votre gouverne, que la prescription, par laquelle vous
+vous croyez couvert au sujet du meurtre de 1864, a été interrompue; vous
+jouez donc votre tête en ce moment... En deux mots, voici ce que je
+vous propose: Depuis une dizaine d'années, vous exercez sur votre frère
+un chantage qui vous a réussi assez bien... Je ne suppose pas que vous
+fassiez vibrer en lui la corde de l'affection fraternelle, n'est-il pas
+vrai?... Quand vous êtes venu d'Amérique pour tenir le personnage de
+Rochdale, il a bien fallu qu'il vous envoyât quelques instructions...
+Ces lettres, vous les avez gardées... Je vous en offre cent mille
+francs.
+
+--Monsieur, me répondit-il,--et rien qu'à son accent je pouvais
+constater qu'il était momentanément redevenu maître de lui,--pourquoi
+voulez-vous que je prenne au sérieux une proposition pareille?... En
+admettant que ces lettres aient été écrites, et que je les ai gardées,
+pourquoi vous livrerais-je un document comme celui-là?... Qui me
+garantirait qu'une fois ces papiers entre les mains, vous ne me feriez
+pas empoigner aussitôt?... Ah! dit-il en me regardant cette fois bien en
+face, vous ne saviez rien?... Ce nom... Cette ressemblance... Idiot que
+je suis, vous m'avez joué...
+
+La fureur empourpra de nouveau son visage; il poussa un juron.
+
+--Tu me le paieras, cria-t-il. Et, à cette seconde où je ne le tenais
+pas au bout du canon de mon arme, il poussa la table sur moi si
+violemment, que j'eusse été renversé si je n'avais fait un bond en
+arrière, mais il avait eu le temps déjà de se jeter sur moi et de me
+prendre à bras-le-corps. Heureusement pour moi, la violence de l'attaque
+avait fait tomber de mes mains mon pistolet, en sorte que je ne pus être
+tenté de m'en servir, et une lutte commença entre nous durant laquelle
+nous ne prononçâmes ni l'un ni l'autre une parole. De son premier élan
+il m'avait jeté à terre, mais j'étais vigoureux, et les étranges
+préoccupations de danger dont ma jeunesse avait été la victime m'avaient
+poussé à développer en moi toutes les énergies et toutes les adresses
+physiques. Je sentais son souffle sur mon visage, sa peau contre ma
+peau, ses muscles sur les miens, l'odeur de son corps. La haine
+décuplait mes forces, et, en même temps, l'angoisse que l'on entendît le
+bruit de notre lutte me donnait le sang-froid qu'il avait perdu. Après
+quelques minutes de cette sauvage étreinte, et, comme il se sentait
+faiblir, il me mordit à l'épaule si cruellement que la douleur m'affola;
+je pus dégager un de mes bras, et je le saisis à la gorge au risque de
+l'étouffer... Je le tenais sous moi maintenant, et je lui frappai la
+tête contre le parquet comme pour la briser. Il demeura une minute sans
+mouvement. Je crus l'avoir tué. Je ramassai mon pistolet qui avait roulé
+jusqu'à la porte, et je revins lui baigner le front avec de l'eau pour
+le faire revenir à lui.
+
+Quand je me vis dans l'armoire à glace de la chambre, le collet de mon
+veston déchiré, la figure meurtrie, la cravate en lambeaux, je fus pris
+d'un frisson comme si j'avais eu là devant moi le spectre d'un autre
+André Cornélis. L'ignoble caractère de cette aventure me fit frémir de
+dégoût, mais il ne s'agissait pas de mes délicatesses de gentleman. Mon
+ennemi revenait à lui. Cette fois, j'étais résolu à en finir. J'avais la
+conscience d'avoir fait tout le possible pour tenir mon serment envers
+ma mère. Que la faute retombât sur la destinée... Le misérable s'était
+relevé à demi et il me regardait, le buste en avant. J'allai à lui, et
+je lui posai le canon du revolver presque sur le front.
+
+--Il est encore temps, lui dis-je; je te donne cinq minutes pour te
+décider au marché que je t'ai proposé tout à l'heure: les lettres, et
+cent mille francs avec la liberté, sinon, une balle dans la tête...
+Choisis... J'ai voulu t'épargner à cause de ma mère; mais je ne veux
+pas perdre mes deux vengeances... Si tu bouges, tu es mort... On
+m'arrêtera, on fouillera tes papiers, on trouvera les lettres, on saura
+que j'avais le droit de te casser la tête... Ma mère sera folle de
+douleur... Mais je serai vengé... J'ai dit. Tu as cinq minutes, pas une
+de plus.
+
+Sans doute mon visage exprimait une résolution invincible. L'assassin
+regarda ce visage, puis la pendule. Il voulut faire un geste. Il vit que
+mon doigt allait appuyer sur la gâchette.
+
+--Je me rends, dit-il.
+
+--Relevez-vous, repris-je.
+
+Il m'obéit de nouveau machinalement.
+
+--Où sont les lettres? lui demandai-je.
+
+--Quand vous les aurez, implora-t-il, avec une lâcheté de bête traquée
+sur sa face abjecte, vous me laisserez partir?...
+
+--Je vous le jure, lui dis-je; et, comme je voyais une inquiétude
+suprême dans ses prunelles, j'ajoutai:--Sur le souvenir de mon père...
+Et encore une fois, je demandai:
+
+--Où sont les lettres?...
+
+--Là, dit-il, en me montrant la malle posée dans un coin.
+
+--Voici l'argent, fis-je, en lui jetant le portefeuille qui contenait
+la liasse des billets de banque.
+
+Y a-t-il comme un magnétisme moral dans l'accent de certaines paroles et
+dans certaines expressions de physionomies? Était-ce la nature,
+particulièrement saisissante à cette minute, du serment que je venais de
+prononcer? Ou bien cet homme avait-il eu assez de force d'esprit pour se
+dire que la croyance à ma bonne foi lui offrait seule une chance de
+salut? Quoi qu'il en soit, il n'eut pas un instant d'hésitation; il
+ouvrit la malle cerclée de fer, retira de l'un des casiers une boîte de
+cuir jaune fermée avec une serrure de sûreté, puis, de cette boîte, une
+enveloppe assez grande qu'il me jeta comme je lui avais jeté les billets
+de banque. Moi, de mon côté, je n'eus pas un moment la crainte qu'il ne
+prît une arme dans sa malle, ni qu'il ne m'attaquât, tandis que je
+vérifiais le contenu de l'enveloppe, laquelle renfermait trois lettres
+seulement, timbrées, les deux premières au double timbre de Paris et de
+New York, la troisième à ceux de Paris et de Liverpool, et toutes les
+trois estampillées à la date de janvier ou de février 1864.
+
+--Est-ce tout?... me demanda-t-il.
+
+--Pas encore, répondis-je; il faut que vous vous engagiez à partir ce
+soir par le premier train, sans vous être trouvé avec votre frère, sans
+lui avoir écrit?...
+
+--C'est promis, dit-il, et puis?...
+
+--Quand devait-il revenir vous voir?...
+
+--Samedi, fit-il, et il haussa les épaules... Le marché était conclu. Il
+a voulu attendre, pour me compter l'argent, que ce fût le jour de mon
+départ pour le Havre, afin d'être bien sûr que je ne m'attarderais pas à
+Paris... C'est joué, ajouta-t-il, et maintenant je m'en lave les
+mains...
+
+--Édouard Termonde, dis-je en me levant, rappelez-vous que je vous ai
+fait grâce, mais qu'il ne faudrait pas me tenter une seconde fois en
+vous retrouvant sur mon chemin ou sur celui d'un être que j'aime...
+
+Je fis un geste de menace et je sortis, le laissant assis à la table
+près de la fenêtre. À peine fus-je dans le corridor, que mes nerfs,
+après m'avoir été si étrangement soumis durant la lutte, me trahirent
+tout d'un coup. Mes jambes défaillaient sous moi. J'eus peur de tomber
+là, sur le tapis de ce couloir, et comment rendre compte du désordre de
+mes vêtements? J'eus le courage d'ajuster les débris de ma cravate, de
+relever le col de mon veston pour dissimuler et sa déchirure et l'état
+de ma chemise, d'enlever la poussière de mon chapeau qui avait été tout
+bossué dans la lutte. J'essuyai mon visage avec mon mouchoir, et je
+descendis l'escalier d'un pas que je contraignis à rester paisible.
+L'inspecteur du premier étage se trouvait sans doute occupé à un autre
+bout du corridor. Deux garçons me regardèrent et parurent étonnés de mon
+aspect. Mon bon destin voulut qu'ils ne s'attardassent pas à essayer de
+savoir la cause du visible désordre où je me trouvais... J'étais prêt à
+imaginer la fable d'une fausse agression, mais je sentais que mon
+trouble eût entraîné les plus graves conséquences. Enfin, j'étais dans
+la cour... Je la traversai avec épouvante. Si une personne de ma
+connaissance eût été là?... Je me jetai dans le premier fiacre, je
+donnai mon adresse. J'avais tenu ma parole. J'avais vaincu.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Ces lettres achetées bien cher,--puisque je les avais payées du
+sacrifice d'une de mes deux vengeances,--ces lettres accablantes pour
+mon beau-père, et qui le mettaient à ma discrétion comme elles l'avaient
+mis à la discrétion de son frère, durant des années, qu'en allais-je
+faire? Je commençai de les lire dans le fiacre qui me ramenait avenue
+Montaigne. La première, très longue et très détaillée, rappelait à
+Édouard Termonde ses fautes passées et l'irrémissible détresse de sa
+situation. Cette lettre indiquait ensuite, sans rien préciser, un moyen
+possible de réparer en partie tant de désastres et de reconquérir une
+fortune. La première condition était que le proscrit se soumît
+scrupuleusement aux ordres de son frère. Il devait d'abord annoncer, à
+ceux qu'il fréquentait d'ordinaire, son départ de New-York, passer dans
+un nouveau quartier sous un nouveau nom et y attendre la prochaine
+lettre. Celle-ci était la seconde. Visiblement une réponse d'Édouard
+avait pris place entre les deux, acceptant l'offre de Jacques. Cette
+nouvelle lettre enjoignait au misérable de gagner Liverpool, où d'autres
+instructions l'attendraient. Ces instructions, objet du troisième
+billet, se bornaient à un rendez-vous fixé pour une date toute
+rapprochée, vers dix heures du soir, dans Paris et sur la portion du
+trottoir de la rue de Jussieu qui fait face à la rue Guy-de-la-Brosse. À
+ce moment, ces deux rues, situées entre le vieux jardin des Plantes et
+les bâtiments de l'Entrepôt des vins, sont aussi désertes qu'une place
+abandonnée de province. Du projet conçu par Jacques Termonde et qui
+devait faire la matière de leur premier entretien après tant d'années,
+il n'en était pas plus question dans ce billet que dans les deux autres.
+Mais quand je n'aurais pas eu, moi, l'aveu arraché à la surprise
+épouvantée du faux Rochdale, la concordance des dates entre ce rappel
+clandestin et l'assassinat de mon père constituait seule une preuve
+indéniable. Je les lus et les relus, ces feuilles accusatrices,--comme
+j'avais lu et relu les pages écrites à la même époque par mon
+père--d'abord dans cette voiture de place, puis chez moi, dans la
+solitude de mon appartement. Et l'horrible complot qui m'avait rendu
+orphelin acheva de s'éclairer d'une lumière de plus en plus précise et
+affreuse. Cette rue de Jussieu, où Jacques avait joué auprès d'Édouard
+le rôle d'un sinistre tentateur, je me trouvais par hasard la connaître
+parfaitement. Mon ancien camarade de Versailles, Joseph Dediot, avait
+occupé à deux pas, rue Cuvier, un petit logement, durant les années qui
+avaient suivi notre sortie du collège. Que de fois j'étais venu le
+surprendre l'après-midi ou le matin, pour passer avec lui quelques
+heures et l'emmener dans un de ces restaurants du quai à travers les
+fenêtres desquels nous aimions à regarder l'eau verte de la Seine, le
+travail des mariniers et le défilé des bateaux! Mes pieds avaient foulé
+joyeusement ce pavé sur lequel les deux complices s'étaient promenés
+durant les heures de ce premier rendez-vous du crime... Maintenant je
+les voyais qui allaient et venaient, d'un bec de gaz à l'autre,
+j'entendais le bruit de leurs pas, je discernais l'accent de la voix de
+celui qui devait être mon beau-père. Elle disait, cette voix insinuante
+et passionnée, des paroles dont les conséquences avaient pesé sur toute
+ma vie. Mon père était mort de ces paroles, ma tante aussi, puisque le
+chagrin était à la source de cette maladie du cerveau qui l'avait
+emportée. Moi-même, je n'avais tant souffert durant mon enfance, je ne
+souffrais si cruellement dans cette minute même, qu'à cause des phrases
+prononcées sur ce trottoir... Et je revoyais aussi le visage décomposé
+de l'infâme coquin dont la morsure avait si profondément marqué mon
+épaule gauche que je la remuais avec douleur; je l'apercevais
+maintenant, moi à peine sorti de sa chambre, qui réparait le désordre de
+ses vêtements, bouclait ses malles, pressait sur le timbre pour appeler
+le domestique, demandait sa note, la réglait avec un des billets que je
+lui avait jetés...--et il partait. On chargeait la malle sur la voiture,
+il se faisait conduire en hâte à une gare,--sans doute celle du Nord,
+parce qu'elle est plus près de la frontière. Il prenait le premier
+train, il l'avait pris... Et il s'en allait, et jamais plus je ne le
+tiendrais à ma merci... La fureur m'envahissait de nouveau. Il n'avait
+pas eu le temps de fuir très loin... Si je courais à la préfecture de
+police. Le signalement que je pouvais donner suffirait. On l'arrêterait.
+Je lui avais juré sur le souvenir de mon père que je le laisserais
+partir. Allons donc! Des serments envers un pareil bandit!... On
+l'arrêterait. On _les_ arrêterait.--Et ma mère?... Ma mère?... Pour la
+première fois depuis que le soupçon de funeste vérité me possédait, je
+me révoltai contre son souvenir. À cette minute, et sous le coup de la
+colère dont m'enflammait l'image du meurtrier s'enfuyant, j'osai me
+reprocher comme une faiblesse le mouvement de piété qui m'avait fait
+sacrifier une moitié de ma vengeance au repos de cette mère tant aimée.
+«Et qu'elle souffre, me disais-je avec férocité, qu'elle soit punie de
+n'être pas demeurée fidèle au souvenir du pauvre mort!...» Et puis
+j'avais honte d'un pareil égarement de ma pensée comme d'un crime...
+Avoir vécu quinze ans auprès d'un assassin, portant son nom, partageant
+sa vie! Ah! elle ne supporterait pas cette révélation; je ne
+supporterais pas, moi, le remords de lui avoir révélé une si hideuse
+chose. «Non, reprenais-je, qu'il s'échappe!...» Et, malgré moi, je
+regardais la pendule. Le balancier allait, et à chacun de ces retours,
+les chances de fuite du misérable devenaient plus nombreuses. «Quel
+chemin a-t-il pris? me demandais-je; il doit être parti pour
+l'Angleterre...» Et je me représentais un train dans la nuit, un vaste
+port... La noire houle frissonne sous le paquebot, les voyageurs se
+précipitent sur la passerelle, éclairée par des falots... Un long
+sifflement... L'hélice bat la mer... Le bateau s'ébranle... Encore
+quelques heures et l'homme est à Londres... Il a disparu dans l'immense
+ville... «Ô ma mère!... ma mère!... m'écriais-je en me jetant sur le
+canapé et me tordant de désespoir. Ce que j'aurai fait pour toi!...»
+
+Je me relevai. J'écartai violemment cette image, afin de lui substituer
+celle de l'autre, du frère. Celui-là, du moins, ne pouvait pas
+m'échapper. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, j'avais tout
+le loisir de préparer la mienne,--à mon aise. Celui-là ne s'enfuirait
+pas comme son complice. La réussite même de son crime, son mariage avec
+ma mère faisait de lui mon prisonnier. Je savais où le trouver toujours,
+et toujours j'aurais la liberté de l'aborder, de provoquer entre nous
+deux la scène nécessaire à l'exécution de mon dessein. Quel dessein?
+Mais celui-là même qui m'avait déjà hanté, celui qui d'avance m'avait
+paru la compensation suffisante, si je laissais échapper l'un de mes
+deux ennemis. Brusquement ce dessein se formula devant mon esprit, avec
+la netteté d'une résolution prise, et je m'entendis prononcer à haute
+voix ces paroles: «Je vais le tuer...» Je répétai plusieurs fois: «Je
+vais le tuer, je vais le tuer...» avec une sorte de frénésie, comme
+enivré d'une subite hallucination, qui me montrait le cadavre de cet
+infâme mari de ma mère, rigide,--éteints ces yeux dont j'avais tant subi
+le regard,--muette cette bouche qui avait proposé le marché,--glacé le
+front où avait germé le projet. Il ne bougerait plus jamais ce corps
+dont j'avais détesté tous les mouvements. Cette vision de haine me
+procura quelques secondes d'un étrange délice. «Enfin, enfin, repris-je
+tout haut encore, je vais le tuer...» Et tout de suite l'inévitable
+question se posa:
+
+--Comment?
+
+Ce que j'avais voulu éviter à tout prix, c'était que ma mère fût
+éclairée sur le drame de la mort de mon père; je n'avais pas sacrifié à
+ce respect religieux de ses illusions ma première vengeance, pour
+atteindre la malheureuse femme plus cruellement encore par les
+conséquences de la seconde. Il fallait donc combiner cette seconde
+vengeance, de manière à être bien sûr que j'échapperais moi-même à la
+justice... Je devrais mettre, à tuer mon beau-père, autant de précaution
+que lui autrefois à faire tuer mon père... Tranchons le mot. Il me
+fallait l'assassiner?... L'assassiner, oui, c'est ainsi qu'on appelle
+l'action de tuer un homme sans qu'il se défende,--et les choses se
+passeraient ainsi. Quelque ingénieux que fût le piège où je
+l'attirerais, que je lui versasse du poison goutte par goutte, que je
+l'attendisse au coin d'une rue pour le poignarder, que je lui tirasse un
+coup de pistolet, il n'y avait pas deux façons de nommer cela. Un
+assassinat? Je serais, moi aussi, un assassin... Tout ce que ce terme
+représente de basse infamie s'évoqua tout d'un coup devant ma pensée,
+et, pour la première fois, j'eus peur de la vengeance que j'avais tant
+souhaitée, à laquelle j'avais vécu suspendu depuis mon enfance, comme à
+l'unique, à la suprême réparation de tant de misères. Lorsque je
+constatai cette soudaine défaillance de mon énergie devant l'acte enfin
+possible, je demeurai d'abord comme étonné. Je fermai les yeux pour
+mieux ramasser mon âme sur elle-même, et je dus me dire de nouveau:
+«J'ai peur...» Peur de quoi? Peur d'un mot!... Car ce n'était là qu'un
+mot. Cette vengeance à laquelle j'avais sacrifié même le respect que
+l'on doit à la volonté des mourants,--puisque j'avais manqué au vœu
+exprimé par ma tante dans son agonie,--cette vengeance me trouvait
+soudainement épouvanté, parce que la besogne à faire répugnait, à
+quoi?... «Aux préjugés de ma classe et de mon temps», répondis-je,
+aussitôt que j'eus lucidement aperçu ce brusque arrêt de ma lâcheté.
+«Oui, continuai-je, de ma lâcheté... J'ai peur d'assassiner... Mais si
+je fusse né dans l'Italie du quinzième siècle, hésiterais-je à
+empoisonner le meurtrier de mon père? Hésiterais-je à lui tirer un coup
+de fusil, si j'avais, seulement grandi dans la Corse d'il y a cinquante
+ans? Ne suis-je donc rien qu'un civilisé, un misérable et impuissant
+rêveur, qui voudrait bien agir, mais qui n'ose pas se tacher les mains à
+l'action?...»
+
+Et je me posai le dilemme de ma situation présente, dans toute sa
+netteté impérieuse, absolue, inévitable:--ou bien venger mon père en
+livrant son assassin à la justice des magistrats, puisque le sage M.
+Massol avait eu la prudence d'accomplir les quelques actes interruptifs
+de la prescription, ou bien me faire justice moi-même. Il y avait une
+troisième hypothèse, une seule: épargner le scélérat, souffrir qu'il
+occupât la place de sa victime, au foyer de ma mère, à mon foyer à moi,
+dont il m'avait chassé. À cette idée, la fureur me reprenait. Si le
+civilisé hésitait devant le scrupule, cette hésitation n'empêchait pas
+le sauvage qui sommeille en nous d'éprouver cet appétit du talion qui
+remue, comme la faim et la soif, toute la nature animale de l'homme,
+toute sa chair et tout son sang. «Allons, me dis-je, j'assassinerai mon
+beau-père, puisque c'est le mot propre. Est-ce qu'il a eu peur, lui,
+d'assassiner mon père? Il a tué. Il sera tué. Œil pour œil, dent pour
+dent, c'est le droit primitif, et le reste est mensonge...»
+
+La nuit était venue tout à fait, à travers ces rêveries. J'étais la
+proie d'une agitation fébrile, qui contrastait singulièrement avec le
+calme dont j'étais rempli si peu d'heures auparavant, lorsque je montais
+les marches de l'escalier du Grand-Hôtel. C'est qu'aussi la situation
+avait bien changé. Alors je me préparais à une lutte, à une espèce de
+duel. J'allais affronter un homme que j'avais à vaincre, l'attaquer en
+face et sans traîtrise, et je n'avais pas tremblé. C'était l'espèce
+d'ignoble hypocrisie qu'il y a dans l'assassinat clandestin qui venait
+de me faire trembler à l'idée de tuer mon beau-père, ainsi, dans les
+ténèbres d'un guet-apens. J'avais dominé ce tremblement une première
+fois. J'appréhendai qu'il ne me ressaisît, et de subir une de ces
+insomnies d'où l'on se lève incapable d'agir avec sang-froid, et déjà je
+me sentais impuissant à supporter l'attente, je voulais agir dès le
+lendemain, exécuter aussitôt le plan auquel je m'arrêterais,--dans les
+vingt-quatre heures, quel qu'il fût. Dès maintenant, je pouvais tromper
+mon trouble nerveux par un commencement de cette action. Pour parer
+d'avance à tout soupçon, ne devais-je pas me montrer à des gens qui
+attesteraient, au besoin, qu'ils m'avaient vu tranquille, insouciant et
+presque gai? Je m'habillai, décidé à dîner dans un endroit où j'étais
+connu, et à user le reste de cette nuit au club. Lorsque je fus dans
+l'avenue des Champs-Élysées, toute fourmillante de voitures et de
+promeneurs, par la tiède soirée de ce jour bleu du mois de mai, j'eus la
+sensation physique d'une douceur de vivre, éparse dans l'air. Le ciel
+frissonnait de l'innombrable palpitation des étoiles. Les jeunes
+feuillages tremblaient sous la caresse d'une brise lente. Des
+guirlandes de lumière annonçaient l'entrée des jardins de plaisir. Je
+passai devant un restaurant qui avait répandu ses tables jusqu'au bord
+de l'allée. Des jeunes gens et des jeunes femmes achevaient de dîner là,
+gaiement. Les cuivres des cafés-concerts m'arrivaient affaiblis par la
+distance, et les voitures roulaient, roulaient toujours, emportant du
+côté du Bois des milliers de baisers et de paroles tendres.
+L'opposition, entre cette fête de printemps à Paris et le tragique de ma
+destinée, me saisit avec trop de force. Qu'avais-je fait au sort pour
+mériter d'être le seul, parmi cette foule, à subir une pareille épreuve?
+Pourquoi un homme s'était-il rencontré sur mon chemin, capable de
+pousser la passion jusqu'au crime, dans un monde où la passion est si
+bénigne, si chétive, si médiocre d'habitude? Il n'y avait peut-être pas,
+dans toute la haute société, quatre personnages assez audacieux pour
+simplement concevoir un projet semblable à celui que Jacques Termonde
+avait exécuté avec une si intrépide logique dans son désir. Et justement
+ce scélérat, d'une effrayante profondeur de sentiment, était mon
+beau-père. Une fois de plus, je sentis passer sur moi ce souffle de
+fatalité qui, souvent déjà, m'avait frappé d'une sorte d'horreur
+mystérieuse. Je me sentis incapable de supporter la vue de la face
+humaine. Je tournai brusquement le dos à la portion bruyante et claire
+des Champs-Élysées, et je montai vers l'Arc-de-Triomphe. Je pris sans
+réfléchir l'avenue du Bois, j'inclinai à droite pour fuir les voitures,
+puis je m'engageai sur des routes presque désertes. Avais-je obéi, sans
+m'en rendre compte, à une de ces réminiscences presque animales, qui
+nous ramènent dans les chemins où nous avons déjà passé? Voici que je
+reconnus, à la clarté de la molle et bleuâtre lune du printemps, la
+place où j'avais marché cet hiver, en compagnie de mon beau-père, lors
+de la première promenade que nous eussions faite au Bois, ensemble.
+C'était le jour où, venu chez moi, sous le prétexte d'une livraison de
+Revue à redemander, je l'avais contraint de regarder en face le portrait
+de sa victime. Je le revis en pensée, qui avançait sous le ciel froid
+d'hiver, sur le même sentier, entre les gazons pauvres, et ses cheveux
+grisonnants; et sa haute taille, prise dans son pardessus. Je me
+rappelai quelle étrange pitié avait serré mon cœur à le regarder ainsi,
+tout triste, tout brisé, comme vaincu. L'évocation de ce souvenir me le
+rendit soudain vivant, comme s'il eût été là encore, à deux pas de moi,
+et cette sensation aiguë de son existence me fit mieux sentir, du même
+coup, toute la signification du mot effrayant et mystérieux:--tuer...
+Tuer?... J'allais le tuer, dans quelques heures peut-être, au plus tard
+dans quelques jours. L'angoisse que j'avais essayé de fuir, en sortant
+de ma maison, et en marchant ainsi, venait de me reprendre, et je me
+posai enfin la question devant laquelle j'avais reculé tout à l'heure:
+«Je vais le tuer, en ai-je le droit?...» Comme les feuillages remuaient
+doucement autour de moi, qui m'étais laissé tomber sur un banc, écrasé
+de souffrance! J'étais dans l'ombre... J'entendis des voix qui
+s'approchaient; deux formes passèrent sur la route, à quelques mètres de
+moi. C'étaient un jeune homme et une jeune femme qui ne me virent pas.
+Ils s'arrêtèrent pour unir leurs lèvres. La lune les baignait de sa
+lumière. Je me mis à fondre en larmes. Je pleurai, pleurai,
+indéfiniment. Ah! j'étais jeune, moi aussi, j'avais dans le cœur un flot
+de tendresse dont j'étouffais, et par cette nuit parfumée, étoilée et
+frissonnante, j'étais là dans un coin d'ombre, farouche, à méditer un
+assassinat!
+
+«Non, me dis-je, une exécution.--Est-ce que mon beau-père a mérité la
+mort?--Oui.--Est-ce que le bourreau qui fait tomber dans le panier la
+tête du condamné, doit s'appeler un assassin?--- Non; eh bien! je serai
+le bourreau, et pas autre chose...» Je me levai de ce banc où j'avais
+versé mes dernières larmes de lâcheté.--C'est ainsi que je qualifiai en
+moi-même, ces chaudes larmes dont je me souviens aujourd'hui, comme
+d'une preuve dernière que je n'étais pas né pour ce que j'ai fait. Je
+repris la route de Paris, et je tendis toutes les forces de mon esprit
+sur ce point unique: «J'ai le droit d'exécuter l'assassin de mon père...
+Quand la société frappe un coupable, au nom de quoi décrète-t-elle que
+ce coupable a mérité la mort? Est-ce qu'elle possède mission d'en haut
+pour cette œuvre de justice? Elle a simplement reçu délégation de tous
+les membres qui la composent, pour agir en leur nom. C'est leur droit, à
+eux, de se défendre, qui fait son droit, à elle, de punir. Il existe
+comme un contrat tacite, passé entre elle et nous. Si chaque citoyen
+n'avait pas son droit propre de se défendre, la communauté n'aurait pas
+le droit de châtier les criminels, puisque son droit n'est que
+l'addition des droits de tous. Il se trouve que le contrat passé entre
+elle et moi ne peut pas s'exécuter, pour des raisons supérieures. Je
+dénonce le pacte et je reprends mon droit premier... Quel droit? Celui
+de me défendre... N'y a-t-il pas en effet un droit de défense morale,
+comme il y a un droit de défense physique? Mon beau-père a tué mon père,
+et il a épousé ma mère. Il m'a volé les deux plus chères affections de
+ma vie, et il ne serait pas légitime de l'abattre comme un voleur qui
+entre, la nuit, par la fenêtre!...» Je multipliais les arguments. Par
+minute, j'arrivais à faire taire une voix qui parlait en moi, plus fort
+que mon appétit de vengeance et que mes raisonnements, et cette voix
+prononçait les paroles qui avaient été celles de ma tante autrefois: «Il
+faut laisser à Dieu le soin de punir...--À Dieu? répliquais-je, et s'il
+n'y a pas de Dieu? S'il y en a un, que la faute retombe sur lui qui a
+laissé les circonstances se disposer de la sorte...» Je reprenais: «Ce
+sont des images d'enfance qui me reviennent, parce que mon cerveau est
+fatigué d'émotions. C'est mon christianisme qui reparaît, comme chez les
+malades qui tremblent devant l'enfer auquel ils ne croyaient pas, quand
+ils étaient bien portants...» Et puis tous ces scrupules de ma
+conscience me paraissaient de froides et vaines discussions, bonnes
+pour des philosophes ou des confesseurs. Il y avait un fait
+indiscutable, absolu: je ne pouvais pas subir davantage que l'assassin
+de mon père continuât d'être le mari de ma mère.--Il y avait un second
+fait non moins évident: je ne pouvais pas dénoncer cet homme à la
+justice, sans tuer ma mère du coup, ou du moins empoisonner à jamais sa
+vie. Donc, c'était à moi d'être mon propre tribunal, le juge et le
+bourreau dans ma propre cause. Que m'importaient les sophismes pour ou
+contre? Je devais d'abord écouter mon instinct de fils, et cet instinct
+me criait: «Tue!»--Je devais tuer.
+
+Je marchais vite, fixant mon regard intérieur sur cette idée, avec une
+espèce de tragique délice, car je sentais que, du moins, mes
+irrésolutions avaient cessé, et que j'agirais. Tout d'un coup, et comme
+je débouchais sur l'Arc-de-Triomphe, je me rappelai avoir rencontré là,
+pour la dernière fois, un de mes compagnons de Cercle, qui s'était brûlé
+la cervelle le lendemain. Par quel mystère ce souvenir fit-il tout d'un
+coup surgir en moi une série de nouvelles pensées? Je m'arrêtai, le cœur
+battant... Je venais d'entrevoir le salut. Fou que j'avais été, comme
+toujours, et entraîné par une imagination sans discernement! Mon
+beau-père mourrait, je l'avais condamné au nom de mon droit
+imprescriptible de fils vengeur, mais ne pouvais-je pas le contraindre à
+mourir de sa propre main? N'avais-je pas en ma possession de quoi
+l'acculer au suicide? Si j'allais à lui sans plus d'ambages ni de
+sous-entendus, et si je lui disais: «Je tiens la preuve que vous êtes le
+meurtrier de mon père, je vous donne le choix, vous vous tuerez ou je
+vous dénonce à ma mère...» Que me répondrait-il? Lui, qui aimait sa
+femme avec cette idolâtrie partagée dont j'avais tant souffert, il
+consentirait à ce qu'elle sût la vérité, à ce qu'elle le considérât
+comme un infâme, un lâche assassin? Non, jamais. Il aimerait mieux
+mourir... Et tout de suite mon cœur, épuisé de sensations douloureuses,
+se précipita vers cette porte d'espérance, subitement ouverte. «J'aurai
+fait mon devoir, me disais-je, et je n'aurai pas de sang sur les
+mains... Ma conscience ne sera pas salie de cette tache...» Et
+j'éprouvai comme un soulagement immense du poids des remords ressentis
+par avance dans mon agonie de tout à l'heure. Je continuai, me traçant
+le tableau de l'avenir, enfin délivré de ce sombre nuage qui avait voilé
+de son deuil le ciel de ma jeunesse: «Il se tuera... Ma mère le
+pleurera... Mais je saurai l'art d'essuyer ses larmes... Son cœur
+saignera, mais sur cette blessure je poserai le baume de ma tendresse...
+Toutes les heures douces que l'assassin nous a volées, nous les vivrons
+ensemble quand il ne sera plus là, quand je pourrai lui montrer, à elle,
+comment je l'aime. Les caresses que je ne lui ai pas données, lorsque
+j'étais enfant, parce que l'autre me glaçait de sa seule présence, je
+les lui donnerai. Les mots que je ne lui ai pas fait entendre, les
+tendres phrases, qui se sont arrêtées sur le bord de mon cœur et de mes
+lèvres, je les prononcerai. Nous quitterons Paris et ces tristes
+souvenirs. Nous nous retirerons dans quelque endroit perdu, bien loin,
+où elle n'aura que moi, où je n'aurai qu'elle... Je me consacrerai à sa
+vieillesse. Qu'ai-je besoin d'autres amours, d'une autre famille...? La
+souffrance attendrit l'âme. Cette souffrance la fera m'aimer davantage.
+Ah! que nous serons heureux...!» Des larmes, de nouveau, me vinrent, qui
+se séchèrent sur mes joues,--comme elles avaient jailli,--sous le coup
+de la brusque apparition d'une pensée. La voix intérieure venait de
+reprendre: «Et si le misérable refuse de se tuer?...» Oui, s'il allait
+ne pas me croire, quand je le menacerais de le dénoncer? Ne m'avait-il
+pas vu, depuis des mois, me faire son complice dans les soins qu'il
+prenait d'entretenir l'aveuglement de ma mère? Ne savait-il pas combien
+je l'aimais, cette mère, lui qui avait été jaloux de mon affection de
+fils, comme j'étais jaloux de sa tendresse de mari? Ne me répondrait-il
+pas: «Dénonce-moi...» sûr a l'avance que je ne voudrais pas porter ce
+coup à la pauvre femme...? «Allons donc, répondais-je à ces objections;
+jusqu'ici je soupçonnais; aujourd'hui je sais. Il ne doutera pas que
+cette évidence ne me rende capable de tout oser... Et puis, s'il refuse,
+j'aurai tenté l'impossible pour éviter le meurtre... Que la destinée
+s'accomplisse!...»
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Il était quatre heures de l'après-midi, le lendemain, lorsque je me
+présentai à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je savais que,
+selon toute probabilité, ma mère serait sortie pour quelques visites. Je
+pensais aussi que mon beau-père ne se serait pas senti mieux à la suite
+de la course matinale qu'il avait faite la veille, jusqu'au Grand-Hôtel.
+J'espérais donc le trouver au logis, peut-être couché. Ma mère, en
+effet, n'était pas là, et il était, lui, resté à la maison. Il se tenait
+dans ce cabinet de travail au plafond revêtu de sombres voussures de
+bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille-morte et
+d'or, où nous avions eu notre première explication. Celle que je venais
+provoquer était d'une autre importance, et cependant j'étais moins ému
+cette fois-ci que l'autre. La certitude enfin possédée me procurait un
+calme singulier, au point que je me souviens d'avoir pu causer une
+minute avec le valet de pied qui m'introduisait et qui avait un enfant
+malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la première fois, à
+travers une des fenêtres de l'escalier, un long et fumeux tuyau d'usine
+dressé, depuis cet hiver sans doute, par delà le petit jardin. La
+liberté de mon esprit était donc intacte--il faut bien que je le
+reconnaisse pour être sincère jusqu'au bout--à la minute où je pénétrai
+dans la vaste pièce. J'aperçus aussitôt mon beau-père qui, plongé dans
+un grand fauteuil au coin de la cheminée dont la trappe était baissée,
+coupait les pages d'un livre nouveau, avec un poignard à lame large,
+courte et forte. Il avait rapporté ce couteau d'Espagne, comme beaucoup
+d'autres armes qui traînaient un peu partout dans les diverses pièces où
+il habitait. Je comprenais maintenant à quel ordre d'idées se rattachait
+cette singulière manie. Il était habillé comme pour sortir, mais le
+caractère altéré de sa physionomie témoignait de l'intensité de la crise
+qu'il avait subie et qui pesait encore sur tout son être. Probablement
+mon visage, à moi, exprimait une résolution extraordinaire, car je
+reconnus à ses yeux, dès que nos regards se furent rencontrés, qu'il
+venait de lire jusqu'au fond de ma pensée. Il me dit néanmoins un:
+«C'est toi, André, comme tu es aimable d'être venu...» qui me prouva,
+une fois de plus, le degré de son empire sur lui-même, et il me tendit
+une main que je ne pris pas. Cet étrange refus opposé à son geste
+d'accueil, le silence que je gardai pendant les premières minutes, la
+contraction de mes traits sans doute et mes yeux menaçants, achevèrent
+de l'éclairer sur la disposition d'esprit dans laquelle je venais à lui.
+Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la
+chambre, et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se
+servir. Il se leva, s'adossa au marbre de la cheminée, et, croisant les
+bras, me regarda de cet air altier qu'il savait prendre, et dont il
+m'avait humilié tant de fois, durant toute ma jeunesse. Je fus le
+premier à rompre le silence; je lui dis, répondant à sa phrase gracieuse
+sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face:
+
+--Le temps des mensonges est passé... Vous avez deviné que je sais
+tout?...
+
+Il fronça le sourcil comme cela lui arrivait quand il était en proie à
+une colère qu'il lui fallait dompter; ses yeux soutinrent les miens avec
+une invincible fierté.
+
+--Je ne te comprends pas..., me répondit-il simplement.
+
+--Vous ne me comprenez pas?... répliquai-je, soit; je vais éclaircir vos
+idées... Ma voix tremblait en prononçant ces mots, car mon sang-froid
+commençait de s'en aller. La veille et dans ma conversation avec le
+frère, j'avais pu voir à plein l'infâme bassesse d'un drôle et d'un
+lâche. Tout au contraire, mon ennemi d'à présent, plus scélérat que
+l'autre cependant, trouvait le moyen de garder une espèce de supériorité
+morale, même à cette heure terrible où il sentait bien que son forfait
+allait se dresser devant lui. Oui, cet homme était un criminel, mais de
+grande race et sans vilenie. L'orgueil allumait toutes ses flammes sur
+ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n'apparaissait point,
+non plus que le repentir. Dans ses yeux, tout semblables à ceux de son
+frère, résidait une résolution farouche. Je sentis qu'il se défendrait
+jusqu'au bout. Il ne se rendrait qu'à l'évidence, et cette force d'âme
+déployée dans un pareil moment avait pour résultat de m'exaspérer. Le
+sang me montait à la tête et mon cœur battait plus vite, tandis que je
+continuais:
+
+--Permettez-moi de reprendre les choses d'un peu haut... En 1864, il y
+avait à Paris un homme qui aimait la femme de son ami le plus intime...
+Quoique cet ami fût bien confiant, bien noble, bien facile à duper, il
+s'aperçut de cet amour, et il commença d'en souffrir. Il devint jaloux,
+quoiqu'il ne doutât point de la pureté du cœur de sa femme... jaloux
+comme on est quand on aime trop... L'homme qui lui portait ainsi ombrage
+s'aperçut de cette jalousie. Il comprit que la maison allait lui être
+fermée. Il savait, lui, de son côté, que la femme dont il était amoureux
+ne s'abaisserait jamais jusqu'à prendre un amant... Et voici le plan
+qu'il osa concevoir: il avait un frère, quelque part, au loin, un infâme
+qui passait pour mort, couvert d'ailleurs des pires hontes, voleur,
+faussaire et déserteur. Il s'avisa que ce frère était un instrument tout
+trouvé pour se débarrasser de l'ami qui gênait sa passion... Il fit
+venir le misérable, secrètement. Il lui donna rendez-vous dans un des
+coins les plus déserts de Paris,--sur le trottoir d'une rue qui touche
+au Jardin des Plantes, et la nuit... Vous voyez que je suis bien
+renseigné... Comment il s'y prit pour déterminer l'ancien voleur à jouer
+le rôle de bravo, il n'est pas difficile de l'imaginer... Quelques mois
+après, le mari était assassiné dans un guet-apens par ce frère qui
+échappait à la justice. L'ami félon épousait celle qu'il aimait, presque
+aussitôt... C'est aujourd'hui un homme du monde, riche, honoré, à qui sa
+pure et sainte femme a voué un culte de tendresse et de respect...
+Commencez-vous à comprendre maintenant?...
+
+--Pas davantage..., répondit-il avec ce même visage impassible.--Il
+avait raison de ne pas faiblir. Ce que je venais de lui dire pouvait
+n'être qu'une tentative pour lui arracher son secret en feignant de tout
+savoir. Déjà, cependant, le détail sur l'endroit où il avait donné le
+premier rendez-vous à son frère l'avait fait tressaillir. C'était à
+cette place qu'il fallait frapper, et vite.
+
+--Le lâche assassin, continuai-je, oui, le lâche, puisqu'il n'avait pas
+osé accomplir son crime lui-même, avait bien calculé toutes les
+circonstances du meurtre... Mais il avait compté sans quelques petits
+accidents, par exemple que son frère garderait les trois lettres reçues,
+les deux premières à New-York, la dernière à Liverpool, et qui
+contenaient les instructions relatives aux étapes de ce voyage
+clandestin. Il n'avait pas compté non plus que le fils de sa victime
+grandirait, deviendrait un homme, concevrait des soupçons sur les causes
+véritables de la mort de son père et arriverait à se procurer la preuve
+accablante du ténébreux complot... Allons, à bas les masques! ajoutai-je
+brutalement; Monsieur Jacques Termonde, c'est vous qui avez fait tuer
+mon malheureux père par votre frère Édouard... J'ai entre mes mains les
+lettres que vous lui avez écrites en janvier 1864 pour le faire venir en
+Europe sous le faux nom d'abord de Rochester, puis de Rochdale... Ce
+n'est pas la peine de jouer l'indigné ou l'étonné avec moi... La comédie
+est finie...
+
+Il était devenu affreusement pâle. Ses bras cependant restaient croisés
+et son audacieux regard ne faiblissait pas. Il fit une dernière
+tentative pour parer le coup droit que je venais de lui porter, et il
+eut l'énergie de me dire:
+
+--Combien ce misérable Édouard t'a-t-il demandé d'argent pour te vendre
+ce faux, fabriqué par lui afin de se venger de mes refus d'argent?...
+
+--Taisez-vous donc, lui dis-je plus brutalement encore, c'est à moi que
+vous osez parler ainsi, à moi!... Mais est-ce que j'avais besoin de ces
+lettres pour tout apprendre? Est-ce que depuis des semaines nous ne
+savons pas tous deux, moi que vous avez commis le crime, et vous que
+j'ai deviné que vous l'avez commis?... Ce qui me manquait, c'était la
+preuve écrite, indiscutable, indéniable, celle que l'on peut livrer à un
+magistrat... Des refus d'argent?... Mais vous alliez lui en donner, de
+l'argent, à votre frère; seulement vous vous êtes défié. Vous avez voulu
+attendre le jour de son départ... Vous ne soupçonniez pas que je fusse
+sur cette piste... Voulez-vous que je vous dise quand vous l'avez vu
+pour la dernière fois?... Hier, vous êtes sorti à dix heures du matin,
+vous avez changé de fiacre une première fois place de la Concorde, une
+seconde fois au Palais-Royal... Vous êtes allé au Grand-Hôtel... Vous
+avez demandé si M. Stanbury était dans sa chambre. Et quelques heures
+après, j'y étais, moi, dans cette même chambre. Ah! combien Édouard
+Termonde m'a demandé pour me vendre les lettres?... Mais je les lui ai
+arrachées, le pistolet au poing, après une lutte où j'ai failli être
+tué... Vous voyez bien que vous ne pouvez plus me tromper, et que ce
+n'est plus la peine de nier...
+
+Je crus qu'il allait tomber mort devant moi. Son visage se décomposait à
+mesure que j'allais, j'allais, accumulant les faits précis, traquant son
+mensonge comme on traque une bête sauvage et lui prouvant que son frère
+s'était défendu, à sa manière, comme il se défendait lui-même. Il prit
+sa tête dans ses mains, tandis que j'achevais de parler, afin de
+comprimer les affolantes pensées qui l'envahissaient; puis, me regardant
+de nouveau, mais cette fois avec des yeux où résidait un infini
+désespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, précisément la phrase
+que m'avait dite son frère, mais avec quelle autre visage, quel autre
+accent, quelle autre douleur!
+
+--Cette heure aussi devait venir... Que voulez-vous de moi,
+maintenant?...
+
+--Que vous vous fassiez justice, répondis-je... Vous avez vingt-quatre
+heures devant vous... Si demain, à pareil moment, vous ne vous êtes pas
+tué, je livre les lettres à ma mère...
+
+Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant
+que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui
+n'admettait plus de discussion. J'étais debout, appuyé contre la grande
+table; il s'avança vers moi, avec une espèce de délire dans ses
+prunelles qui cherchaient les miennes.
+
+--Non, s'écria-t-il, non, André, pas encore!... Pitié, André, pitié!...
+Vois, je suis condamné, je n'en ai pas pour six mois à vivre... Ta
+vengeance, tu n'as pas eu besoin de t'en charger... Va, si j'ai commis
+une action terrible, crois-tu que je n'en ai pas été puni?... Mais,
+regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret... C'est fini. Mes jours
+sont comptés. Ce peu qui me reste, ah! laisse-le-moi!... Comprends-le
+bien, je n'ai pas peur de mourir; mais me tuer, m'en aller en léguant
+cette douleur à celle que tu aimes comme moi... C'est vrai que j'ai osé,
+pour la conquérir, un crime atroce; mais, depuis, est-ce qu'il s'est
+écoulé une heure, une minute, réponds, où je n'aie eu pour but son
+bonheur?... Et tu veux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce
+supplice de penser que, pouvant vieillir auprès d'elle, j'ai préféré
+partir, l'abandonner avant le temps?... Non, André, cette dernière
+année, ah! laisse-la-moi!... laisse-la-nous!... Puisque je te dis que je
+suis perdu, que je le sais, que les médecins ne me l'ont pas caché!...
+Dans quelques mois, fixe une date... si la maladie ne m'a pas emporté,
+alors tu reviendras... Mais je serai mort... Elle me pleurera, sans
+l'horreur de cette idée que j'aie devancé mon heure, elle si pieuse! Tu
+seras là pour la consoler, pour l'aimer seul... Pitié pour elle, si ce
+n'est pour moi... Vois, je n'ai plus de fierté avec toi, je te supplie
+en son nom, au nom de son cœur dont tu connais la tendresse... Tu
+l'aimes, je le sais; je l'ai bien deviné, que tu lui cachais tes
+soupçons pour lui épargner une douleur... Je te le dis encore une fois:
+ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec délice pour expier ce
+que j'ai fait; mais elle, André, mais elle, ta mère, et qui n'a jamais,
+jamais nourri une pensée qui ne fût noblesse et pureté, non, ne lui
+impose pas cette torture...
+
+--Des mots, des mots, répondis-je, remué malgré moi jusqu'au fond de
+l'âme par l'explosion de cette souffrance où j'étais bien forcé de
+reconnaître un accent sincère; c'est parce que ma mère est noble et pure
+que je ne veux pas qu'elle soit un jour de plus la femme d'un ignoble
+assassin... Vous vous tuerez, ou elle saura tout...
+
+--Ose-le donc! répliqua-t-il, rendu soudain à l'orgueil naturel de son
+caractère par la férocité de ma réponse, ose-le donc!... Oui, elle est
+ma femme, oui, elle m'aime; va lui parler et l'assassiner toi-même avec
+cette parole... Tu le vois bien... Tu pâlis à cette seule pensée... Je
+t'ai bien laissé vivre, moi, à cause d'elle, et crois-tu que je ne te
+haïsse pas autant que tu me hais?... Je t'ai respecté pourtant, parce
+que tu lui étais cher, et il faudra bien que tu fasses de même avec moi;
+entends-tu, il le faudra bien...
+
+C'était lui qui commandait maintenant, lui qui menaçait. Comme il avait
+lu dans mon âme pour se tenir devant moi dans une attitude semblable!...
+Et la passion se déchaînait en moi, furieuse. J'apercevais la vérité de
+ma situation. Cet homme avait aimé ma mère assez follement pour
+l'acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l'aimait
+assez profondément, après tant d'années, pour ne pas vouloir perdre un
+seul des jours qu'il pouvait encore passer auprès d'elle. Et c'était
+vrai aussi, que je ne trouverais jamais en moi l'énergie de révéler ce
+mystère affreux à la pauvre femme. Je me sentis soudain exalté par la
+colère, au point de perdre tout empire sur ma frénésie intérieure: «Ah!
+m'écriai-je, puisque tu ne veux pas te faire justice toi-même, meurs
+donc tout de suite!...» J'étendis le bras, je saisis le poignard qu'il
+venait de poser sur la table. Il me regarda sans trembler, sans
+reculer, m'offrant sa poitrine pour mieux braver ma rage d'enfant...
+J'étais à sa gauche, ramassé sur moi-même et prêt à bondir. Je le vis
+sourire de mépris, et alors, de toute ma force, je le frappai avec le
+couteau dans la direction du cœur. La lame entra jusqu'à la garde. J'eus
+à peine fait cela, que je reculai, fou de terreur devant ce que je
+venais d'oser. Il jeta un cri. Une angoisse terrible se peignit sur son
+visage, il porta la main droite vers sa blessure comme pour arracher le
+poignard. Il me regarda, paralysé par une insoutenable souffrance. Je
+vis qu'il voulait parler; ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne sortit
+de sa bouche. L'expression d'un suprême effort passa dans ses yeux, il
+se tourna vers la table, il prit une plume qu'il eut encore l'énergie de
+plonger dans l'encrier, il traça deux lignes sur une feuille de papier à
+sa portée, il me regarda encore, ses lèvres remuèrent de nouveau, puis
+il tomba comme une masse.
+
+Je me souviens... Je vois le corps étendu sur le tapis, entre la table
+et la haute cheminée, à deux pas de moi... Je marchai vers lui, je me
+penchai sur son visage... Ses yeux semblaient me poursuivre de leur
+regard, même après la mort... Oui, il était mort. Le médecin qui
+constata le décès expliqua plus tard que le couteau avait traversé
+l'épaisseur du muscle cardiaque, sans pénétrer tout à fait dans la
+cavité gauche du cœur, et que le sang ne s'étant pas épanché tout d'un
+coup, la mort n'avait pas du être instantanée. Moi, je ne peux pas dire
+combien de minutes avait duré l'affreuse crise, je ne sais pas non plus
+combien je restai de temps ainsi, foudroyé par cette pensée: «On va
+venir, et je suis perdu...» Non, ce n'était pas pour moi que je
+tremblais. Que pouvait-on faire à un fils qui, venait de venger son père
+assassiné?... Mais ma mère?... Ces résolutions de la ménager à tout
+prix, ce souci quotidien de son bonheur, mes larmes cachées, mes tendres
+silences, voilà où venait aboutir cette sollicitude de tant de semaines.
+Il faudrait bien maintenant, ou m'expliquer, ou lui laisser croire que
+j'étais, moi, un vulgaire meurtrier... J'étais perdu... Mais si
+j'appelais, si je criais subitement que mon beau-père venait de se tuer
+devant moi?... Est-ce qu'on me croirait, et d'ailleurs ne venait-il pas
+d'écrire lui-même de quoi me convaincre d'assassinat, sur cette feuille
+de papier qui restait là, sur la table?... Allais-je la supprimer, comme
+un bandit, avant de quitter le théâtre d'un crime, détruit tout vestige
+de sa présence?... Je la saisis, cette feuille de papier, grande et
+large, couverte de caractères tracés avec une écriture un peu plus
+grosse que d'ordinaire. Comme elle tremblait dans ma main, tandis que
+j'y lisais ces mots: «Pardon, Marie. Je souffrais trop. J'ai voulu en
+finir...» Et il avait eu là force de signer!... Ainsi, sa dernière
+pensée avait été pour elle. Dans ces courtes minutes, qui s'étaient
+écoulées, entre mon coup de couteau et sa mort, il avait aperçu cette
+terrible chose: que j'allais être arrêté, que je parlerais pour
+expliquer mon acte, que ma mère saurait son crime, à lui, et il m'avait
+sauvé en me forçant aussi de me taire... Mais allais-je profiter de ce
+moyen de salut? Accepterais-je cette épouvantable générosité par
+laquelle cet homme, que j'avais tant détesté, s'acquittait avec moi à
+tout jamais?... Je dois rendre à mon honneur cette justice, que mon
+premier mouvement fut de déchirer ce papier, d'anéantir avec lui
+jusqu'au souvenir de cette dette imposée à ma haine par un atroce et
+sublime dévouement de celui qui avait été l'assassin de mon père. À ce
+moment, j'aperçus devant moi, sur la table, le portrait de ma mère, une
+photographie de sa jeunesse, où elle était représentée en un adorable
+costume de soirée, les bras nus dans des manches de dentelle, des perles
+dans les cheveux, mieux que gaie, heureuse, avec une expression si pure
+de son visage penché... Mon beau-père avait tout sacrifié pour la sauver
+du désespoir d'apprendre la vérité, et elle recevrait par moi le coup
+fatal, et elle saurait en même temps, que l'homme qu'elle aimait avait
+tué son premier mari, puis qu'il avait été tué par son fils!... Je veux
+croire, pour continuer de m'estimer encore, que l'image seule de sa
+douleur me détermina... Je posai de nouveau la feuille de papier sur la
+table, je m'éloignai du cadavre qui gisait sur le tapis, sans lui jeter
+un regard. L'idée de ma fuite du Grand-Hôtel, la veille, me rendit du
+courage. Il fallait essayer une seconde fois de partir sans trembler.
+J'avisai mon chapeau, je sortis de la chambre, j'en refermai la porte
+comme un indifférent. Je traversai le hall. Je descendis l'escalier. Je
+passai devant le valet de pied qui se leva machinalement, puis devant le
+concierge qui me salua. Ces deux domestiques ne m'avaient même pas
+dévisagé. Je rentrai comme j'avais fait la veille, mais dans quelle
+anxiété plus tragique encore!... Étais-je sauvé? Étais-je perdu? Tout
+dépendait de l'instant où l'on entrerait chez mon beau-père. Que ma mère
+fût revenue quelques minutes seulement après mon départ, qu'un autre
+visiteur fût arrivé aussitôt, que le valet de pied fût monté avec
+quelque lettre, je me voyais soupçonné, en dépit de la déclaration
+écrite par M. Termonde,--et je sentais que mon énergie était à bout.
+Non, si j'étais accusé, je ne trouverais pas assez de vigueur morale
+pour me défendre, tant ma lassitude était grande, si grande que je ne
+souffrais même plus. Il ne me restait qu'une force, celle de suivre sur
+la pendule l'allée et la venue du balancier avec la marche des
+aiguilles... Un quart d'heure s'écoula, puis une demi-heure, puis une
+heure. Il y avait une heure et demie que j'étais sorti de la chambre
+fatale quand un coup de sonnette retentit à la porte; je l'entendis à
+travers les murs. Un domestique m'apportait un laconique billet de ma
+mère, griffonné au crayon d'une main affolée et qui m'annonçait que mon
+beau-père venait de se tuer dans une crise de douleur. La pauvre femme
+me conjurait d'accourir aussitôt. Ah! du moins, elle ne saurait jamais
+la vérité!
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Cette confession que je voulais écrire, elle est écrite. À quoi bon y
+ajouter à présent de nouveaux faits? J'espérais soulager mon cœur, et
+voici qu'à repasser en esprit tout le détail de ce drame sinistre, j'ai
+seulement ravivé la mémoire des scènes où je fus acteur, depuis la
+première, celle où je vis mon père étendu, rigide, sur son lit, au pied
+duquel pleurait ma mère, jusqu'à la dernière, celle où j'ai franchi le
+seuil d'une chambre dans laquelle la malheureuse femme pleurait aussi,
+agenouillée,--et sur le lit il y avait un cadavre encore, et elle se
+leva comme autrefois, et elle jeta le même cri désespéré: «Mon André...
+Mon fils...» Et j'ai dû répondre à ses questions, j'ai dû lui raconter
+une fausse causerie avec mon beau-père, lui dire que je l'avais laissé
+un peu triste, mais sans que rien pût annoncer une funeste résolution.
+J'ai dû faire les démarches nécessaires pour que ce prétendu suicide
+restât ignoré. J'ai dû voir le commissaire, le médecin des morts. J'ai
+dû présider aux funérailles, recevoir les invités, conduire le deuil. Et
+toujours, toujours, je le revoyais debout devant moi, le couteau dans la
+poitrine, écrivant ces lignes qui m'avaient sauvé, me regardant, et
+remuant les lèvres... Ah! va-t'en! va-t'en! fantôme abhorré! Oui! je
+l'ai fait; oui! je t'ai tué; oui! c'était juste. Tu le sais bien que
+c'était juste. Pourquoi es-tu là encore maintenant? Ah! je veux vivre,
+je veux oublier. Si seulement je pouvais ne plus penser à toi, un jour,
+rien qu'un jour, respirer, marcher, voir le ciel sans que ton image
+revienne hanter ma pauvre tête que l'hallucination envahit, qui se
+trouble?... Mon Dieu! ayez pitié de moi. Je n'ai pas demandé ce sort.
+C'est vous qui me l'avez donné. Pourquoi m'en punissez-vous? Pitié, mon
+Dieu. _Miserere mei, Domine..._
+
+Folles prières! Est-ce qu'il y a un Dieu, un bien, un mal, une justice?
+Rien, rien, rien, rien. Il n'y a qu'une destinée impitoyable qui pèse
+sur la race humaine, inique, absurde, distribuant au hasard la douleur
+et la joie. Un Dieu qui dit: «Tu ne tueras point», à celui dont on a tué
+le père? Non, je n'y crois pas. Non, l'enfer fût-il là ouvert, je
+répondrais: «J'ai bien fait,» et je ne me repentirais pas. Je ne me
+repens pas. Mon remords n'est pas d'avoir pris l'arme et d'avoir frappé,
+c'est de lui devoir,--à lui,--cet infâme bienfait, c'est de ne pouvoir,
+à l'heure présente, secouer de moi ce don horrible que j'ai reçu de cet
+homme. Si j'avais détruit ce papier, si j'étais allé me dénoncer, si
+j'avais paru devant les jurés, révélant, proclamant mon acte, je le
+sens, je n'aurais plus de honte, je porterais haut la tête. Quel délice
+si je pouvais crier à tous que je l'ai tué, qu'il a menti, que j'ai
+menti, que c'est moi, moi qui ai pris l'arme et qui l'ai enfoncée!... Et
+cependant je ne devrais pas souffrir d'avoir accepté,--non,--d'avoir
+subi l'affreux bienfait. Est-ce que j'ai agi ainsi par lâcheté? De quoi
+ai-je eu peur? De torturer ma mère. Rien de plus. Pourquoi donc
+éprouvé-je cette intolérable angoisse? Ah! c'est elle, c'est ma mère
+qui, sans le vouloir, me rend de nouveau le mort si vivant, si présent,
+par son désespoir. Enfermée au fond de cet hôtel ou ils ont vécu
+ensemble treize ans, elle n'a pas touché à un seul des meubles; elle
+entoure ce souvenir maudit du même culte pieux que ma tante eut jadis
+pour mon malheureux père. C'est le mort dont je retrouve l'influence
+invincible dans la pâleur de son teint, dans les rides de ses paupières,
+dans les touffes blanchies de ses cheveux. Il me la dispute du fond de
+sa bière, il me la reprend, heure par heure, et je ne peux rien contre
+cet amour. Je voudrais tout lui dire, depuis le crime hideux qu'il avait
+commis jusqu'à l'exécution que j'ai accomplie. C'est moi qu'elle haïrait
+pour l'avoir frappé, lui. Elle vieillira ainsi, et je la verrai le
+pleurer toujours, toujours.--À quoi bon avoir fait ce que j'ai fait,
+puisque je ne l'ai pas tué dans son cœur?...
+
+_Avril-Novembre 1886._
+
+_Achevé d'imprimer_
+
+Le vingt janvier mil huit cent quatre-vingt-sept
+
+PAR
+
+ALPHONSE LEMERRE
+
+25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS
+
+_PARIS_
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Édition in-18
+
+_POÉSIE_
+
+ LA VIE INQUIÈTE, 1 vol. (_épuisé_) 3 f. »
+ EDEL, 1 vol. 3 »
+ LES AVEUX, deuxième édition, 1 vol. 3 »
+
+
+_PROSE_
+
+ ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE. (_Baudelaire_.--_M.
+ Renan_.--_Flaubert_.--_M. Taine_.--_Stendhal_).
+ Sixième édition. 1 vol. 3 50
+
+ NOUVEAUX ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
+ (_M. Dumas fils_.--_M. Leconte de Lisle_.--_MM. de
+ Goncourt_.--_Tourguéniev_.--_Amiel_). Sixième édition. 1 vol. 3 50
+
+ L'IRRÉPARABLE. _L'Irréparable_--_Deuxième amour_--_Profils
+ perdus_. Cinquième édition. 1 vol 3 50
+
+ CRUELLE ÉNIGME. Dix-septième édition. 1 vol. 3 50
+
+ UN CRIME D'AMOUR. Dix-septième édition. 1 vol. 3 50
+
+
+Édition elzévirienne
+
+ POÉSIES (1872-1876) _Au bord de la Mer_--_La Vie inquiète Petits Poèmes_.
+ 1 vol. 6 »
+
+ POÉSIES (1876-1882) _Edel_.--_Les Aveux_,
+ 1 vol. 6 »
+
+
+EN PRÉPARATION
+
+ FAUSSE COMME L'EAU (_Roman_).
+ LES NOSTALGIQUES (_Poésies_).
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of André Cornélis, by Paul Bourget
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***
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+The Project Gutenberg EBook of André Cornélis, by Paul Bourget
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: André Cornélis
+
+Author: Paul Bourget
+
+Release Date: November 25, 2007 [EBook #23616]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+PAUL BOURGET
+
+ANDRÉ CORNÉLIS
+
+_Tu ne tueras point._
+
+Ex. XX, 13.
+
+[Illustration: FAC ET SPERA AL. Marque d'imprimeur Alphonse Lemerre]
+
+_PARIS_
+
+ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
+
+27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
+
+M D CCC LXXXVII
+
+
+
+
+DÉDICACE
+
+À MONSIEUR HIPPOLYTE TAINE,
+
+
+_«L'ouvrage auquel on a le plus réfléchi doit être honoré par le nom de
+l'ami qu'on a le plus respecté...» Permettez-moi, mon cher Maître,
+d'emprunter cette phrase à la dédicace de votre livre_ De
+l'Intelligence, _pour vous offrir celle de mes études qui, me
+semble-t-il, s'éloigne le moins de mon rêve d'art:--un roman d'analyse
+exécuté avec les données actuelles de la science de l'esprit. Certes, la
+différence est grande entre votre vaste traité de psychologie et cette
+simple planche d'anatomie morale, quelque conscience que j'aie mise à en
+graver le minutieux détail. Mais le sentiment de vénération qu'exprime
+votre dédicace à l'égard du noble et infortuné Franz Woepke n'était pas
+supérieur à celui dont vous apporte aujourd'hui un faible témoignage
+votre fidèle_
+
+PAUL BOURGET.
+
+Paris, 7 janvier 1887.
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ANDRÉ CORNÉLIS
+
+
+
+
+I
+
+
+Quand j'étais enfant, je me confessais. Combien j'ai souhaité de fois
+être encore celui qui entrait dans la chapelle vers les cinq heures du
+soir, cette vide et froide chapelle du collège avec ses murs crépis à la
+chaux, avec ses bancs numérotés, son maigre harmonium, sa criarde
+_Sainte Famille_, sa voûte peinte en bleu et semée d'étoiles. Un maître
+nous amenait, dix par dix. Quand arrivait mon tour de m'agenouiller
+dans l'une des deux cases réservées aux pénitents sur chaque côté de
+l'étroite guérite en bois, mon coeur battait à se rompre. J'entendais,
+sans bien distinguer les paroles, la voix de l'aumônier en train de
+questionner le camarade à la confession duquel succèderait la mienne. Ce
+chuchotement me poignait, comme aussi le demi-jour et le silence de la
+chapelle. Ces sensations, jointes à la honte de mes péchés à dire, me
+rendaient presque insupportable le bruit de la planchette que tirait le
+prêtre. À travers la grille, je voyais son regard aigu, son profil si
+arrêté, quoique le visage fût gras et congestionné. Quelle minute
+d'angoisse à en mourir, mais aussi quelle douceur ensuite! Quelle
+impression de suprême liberté, d'intime allégeance, de faute effacée, et
+comme d'une belle page blanche offerte à ma ferveur pour la bien
+remplir! Je suis trop étranger aujourd'hui à cette foi religieuse de mes
+premières années pour m'imaginer qu'il y eût là un phénomène d'ordre
+surnaturel. Où gisait donc le principe de délivrance qui me rajeunissait
+toute l'âme? Uniquement dans le fait d'avoir dit mes fautes, jeté au
+dehors ce poids de la conscience qui nous étouffe. C'était le coup de
+bistouri qui vide l'abcès. Hélas! Je n'ai pas de confessionnal où
+m'agenouiller, plus de prière à murmurer, plus de Dieu en qui espérer!
+Il faut que je me débarrasse pourtant de ces intolérables souvenirs. La
+tragédie intime que j'ai subie pèse trop lourdement sur ma mémoire. Et
+pas un ami à qui parler, pas un écho où jeter ma plainte. Certaines
+phrases ne peuvent pas être prononcées, puisqu'elles ne doivent pas
+avoir été entendues... C'est alors que j'ai conçu l'idée, afin de
+tromper ma douleur, de me confesser ici, pour moi seul, sur un cahier de
+papier blanc,--comme je ferais au prêtre. Je jetterai là tout le détail
+de cette affreuse histoire, morceau par morceau, comme le souvenir
+viendra. Une fois cette confession finie, je verrai bien si l'angoisse
+est finie aussi. Ah! diminuée seulement!... Qu'elle soit moindre! Que je
+puisse aller et venir, avoir ma part de la jeunesse et de la vie! J'ai
+tant souffert et depuis si longtemps, et je l'aime, cette vie, malgré
+ces souffrances. Un verre de cette noire drogue, de ce laudanum que j'ai
+dans un flacon, pour les nuits où je ne dors pas, et cette lente torture
+de mes remords cesserait du coup. Mais je ne peux pas, je ne veux pas.
+L'instinct animal de durer s'agite en moi, plus fort que toutes les
+raisons morales d'en finir. Vis donc, malheureux, puisque la nature te
+fait trembler à l'image de la mort. La nature?... Et c'est aussi que je
+ne veux pas aller encore là-bas, dans cet obscur monde où l'on se
+retrouve peut-être. Non, pas cette épouvante-là. Je me suis promis de me
+posséder, et déjà je me perds. Reprenons. Voici donc mon projet: fixer
+sur ces feuilles cette image de ma destinée que je ne regarde qu'avec
+tant de trouble dans le miroir incertain de ma pensée. Je brûlerai ces
+feuilles quand elles seront couvertes de ma mauvaise écriture. Mais cela
+aura pris corps et se tiendra devant moi, comme un être. J'aurai mis de
+la lumière dans ce chaos d'atroces souvenirs qui m'affole. Je saurai où
+j'en suis de mes forces. Ici, dans cet appartement où j'ai pris la
+résolution suprême, il m'est trop aisé de me souvenir. Allons! Au fait!
+Je me donne ma parole de tout écrire.--Pauvre coeur, laisse-moi compter
+tes plaies.
+
+
+
+
+II
+
+
+Me souvenir?--J'ai l'impression d'avoir, durant des années, gravi un
+calvaire de douleur! Mais quel fut mon premier pas sur ce chemin tout
+mouillé de taches de sang? Par où prendre cette histoire du lent martyre
+dont je subis aujourd'hui les affres dernières? Je ne sais plus.--Les
+sentiments ressemblent à ces plages mangées de lagunes qui ne laissent
+pas deviner où commence, où finit la mer, vague pays, sables noyés
+d'eau, ligne incertaine et changeante d'une côte sans cesse reformée et
+déformée. Cela n'a pas de bornes et pas de contours. On dessine pourtant
+ces contrées sur la carte, et nos sentiments aussi, nous les dessinons
+après coup, par la réflexion et avec de l'analyse. Mais la réalité,
+qu'elle est flottante et mouvante! Comme elle échappe à l'étreinte!
+Énigme des énigmes que la minute exacte où une plaie s'ouvre dans le
+coeur,--une de ces plaies qui ne se sont pas refermées dans le
+mien.--Afin de tout simplifier et de ne pas sombrer dans cette
+douloureuse torpeur de la rêverie qui m'envahit comme un opium,
+attaquons cette histoire par les événements. Marquons du moins le fait
+précis qui fut la cause première et déterminante de tout le reste: cette
+mort de mon père, si tragique et si mystérieuse. Essayons de retrouver
+la sorte d'émotion qui me terrassa, dès lors, sans y rien mêler de ce
+que j'ai compris et senti depuis...
+
+J'avais neuf ans. C'était en 1864, au mois de juin, par une brûlante et
+claire fin d'après-midi. Comme d'ordinaire, je travaillais dans ma
+chambre, au retour du lycée Bonaparte, toutes persiennes closes. Nous
+habitions rue Tronchet, auprès de la Madeleine, dans la septième maison
+à gauche, en venant de l'église. On accédait à cette petite pièce,
+coquettement meublée et toute bleue, où j'ai passé les dernières
+journées complètement heureuses de ma vie, par trois marches cirées sur
+lesquelles j'ai buté bien souvent. Tout se précise: j'étais vêtu d'un
+grand sarreau noir, et, assis à ma table, je recopiais les temps d'un
+verbe latin sur une copie réglée à l'avance et divisée en plusieurs
+compartiments... J'entendis soudain un grand cri, puis des voix
+affolées, puis des pas rapides le long du couloir contre lequel donnait
+la porte de ma chambre. D'instinct, je me précipitai vers cette porte,
+et, dans le corridor, je me heurtai à un valet de chambre qui courait,
+tout pâle, une pile de linge à la main,--j'en compris l'usage
+ensuite.--Je n'eus pas à questionner cet homme. Il m'eut à peine vu
+qu'il s'écria comme malgré lui:
+
+--Ah! Monsieur André, quel affreux malheur!...
+
+Puis, épouvanté de ses paroles et reprenant son esprit:
+
+--Rentrez dans votre chambre, rentrez vite...
+
+Avant que j'eusse pu répondre, il me saisissait dans ses bras, me jetait
+plutôt qu'il ne me déposait sur les marches de mon escalier, refermait
+la porte à double tour, et je l'entendais s'éloigner en toute hâte.
+
+--Non, m'écriai-je en me précipitant sur la porte; dites-moi tout, je
+veux tout savoir...
+
+Pas de réponse. Je pesai sur la serrure, je frappai le battant de mes
+poings, je m'arcboutai contre le bois avec mon épaule. Vaines colères!
+Et, m'asseyant sur la seconde marche, j'écoutai, fou d'inquiétude, aller
+et venir dans le couloir les gens qui savaient, eux, «l'affreux
+malheur»,--mais que savaient-ils? Tout enfant que je fusse, je me
+rendais compte de la terrible signification que le cri du domestique
+portait avec lui, dans les circonstances actuelles. Il y avait deux
+jours que mon père était sorti, suivant son habitude, après le déjeuner,
+pour se rendre à son cabinet d'affaires, installé depuis quatre ans rue
+de la Victoire. Il avait été soucieux durant le repas, mais, depuis des
+mois, son humeur, si gaie jadis, s'était assombrie. Au moment de cette
+sortie, nous étions à table, ma mère, moi-même et un des familiers de
+notre maison, un M. Jacques Termonde, que mon père avait connu à l'École
+de Droit. Mon père s'était levé avant la fin du repas, après avoir
+regardé la pendule et demandé l'heure exacte.
+
+--Voyons, Cornélis, vous êtes si pressé? avait dit Termonde.
+
+--Oui, avait répondu mon père, j'ai rendez-vous avec un client qui se
+trouve souffrant... un étranger... Je dois passer à son hôtel pour y
+prendre des pièces importantes... Un singulier homme et que je ne suis
+pas fâché de voir de plus près... J'ai fait pour lui quelques démarches,
+et je suis presque tenté de les regretter.
+
+Et depuis lors, aucune nouvelle. Le soir de ce jour, quand le dîner,
+reculé de quart d'heure en quart d'heure, eut eu lieu sans que mon père
+rentrât, lui, si méticuleux, si ponctuel, ma mère commença de montrer
+une inquiétude qui ne fit que grandir, et qu'elle put d'autant moins me
+cacher que les dernières phrases de l'absent vibraient encore dans mes
+oreilles. C'était chose si rare qu'il parlât ainsi de ses occupations!
+La nuit passa, puis une matinée, puis une après-midi. La soirée revint.
+Ma mère et moi, nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, assis à la table
+carrée où le couvert, tout dressé devant la chaise vide, donnait comme
+un corps à notre épouvante. M. Jacques Termonde, qu'elle avait prévenu
+par une lettre, était arrivé après le repas. On m'avait renvoyé tout de
+suite, mais non sans que j'eusse eu le temps de remarquer
+l'extraordinaire éclat des yeux de cet homme,--des yeux bleus qui
+d'habitude luisaient froidement dans ce visage fin, encadré de cheveux
+blonds et d'une barbe presque pâle. Les enfants ramassent ainsi de menus
+détails, aussitôt effacés, mais qui réapparaissent plus tard, au
+contact de la vie, comme certaines encres invisibles se montrent sur le
+papier à l'approche du feu. Tandis que j'insistais pour rester,
+machinalement j'observai avec quelle agitation ses belles mains, qu'il
+tenait derrière son dos, tournaient et retournaient une canne de jonc,
+objet de mes plus secrètes envies. Si je n'avais pas tant admiré cette
+canne, et le combat de centaures, travail de la Renaissance, qui se
+tordait sur le pommeau d'argent, ce signe d'extrême trouble m'eût
+échappé. Mais comment M. Termonde n'eût-il pas été saisi de la
+disparition de son meilleur ami? Sa voix cependant était calme, cette
+voix si douce qui veloutait chacune de ses phrases, et il disait:
+
+--Demain, je ferai toutes les recherches, si Cornélis n'est pas
+revenu... mais il reviendra... Tout s'expliquera après coup... Qu'il
+soit parti pour l'affaire dont il vous parlait, confiant une lettre à un
+commissionnaire, et que cette lettre n'ait pas été remise....
+
+--Ah! disait ma mère, vous croyez que c'est possible?...
+
+Que j'ai souvent évoqué ce dialogue dans mes mauvaises heures, et revu
+la pièce où il se prononçait,--un étroit salon qu'affectionnait ma
+mère, tout garni d'étoffes à longues raies rouges et blanches, jaunes et
+noires, que mon père avait rapportées d'un voyage au Maroc, et je la
+revoyais, elle aussi, ma mère, avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns,
+sa bouche tremblante. Elle était blanche comme la robe d'été qu'elle
+portait ce soir-là. M. Termonde était, lui, en redingote ajustée,
+élégant et svelte. Que cela me fait sourire lorsqu'on parle des
+pressentiments! Je m'en allai tout rassuré de ce qu'il avait dit. Je
+l'admirais d'une manière si enfantine, et, jusque-là, il ne représentait
+pour moi que des gâteries. J'avais donc assisté aux deux classes du
+lycée, le coeur sinon tranquille, au moins plus apaisé... Mais, tandis
+que j'étais assis sur les marches de mon petit escalier, toutes mes
+inquiétudes avaient recommencé. De temps à autre, je frappais de nouveau
+sur la porte, j'appelais. On ne me répondait pas, jusqu'au moment où la
+bonne qui m'avait élevé entra dans ma chambre.
+
+--Mon père? m'écriais-je, où est mon père?
+
+--Pauvre! pauvre!... fit la vieille femme en me prenant dans ses bras.
+
+On l'avait chargée de m'annoncer l'atroce nouvelle. Les forces lui
+manquaient. Je m'échappai d'elle et courus dans le couloir. J'enfilai
+deux pièces vides et j'arrivai dans la chambre à coucher de mon père,
+avant qu'on pût m'arrêter. Ah! sur le lit, ce corps dont le drap moulait
+la rigidité, sur l'oreiller cette face exsangue, immobile, avec ses yeux
+fixes et grands ouverts, comme de quelqu'un à qui l'on n'a pas fermé les
+paupières, cette mentonnière blanche et cette serviette autour du front,
+et, au pied, agenouillée, écrasée de douleur, une femme encore vêtue de
+couleurs gaies... c'était mon père et c'était ma mère! Je me jetai sur
+elle comme un insensé. «Mon fils, mon André!» dit-elle en m'étreignant
+avec passion. Il y avait dans ce cri une si ardente douleur, une si
+frénétique tendresse dans cet embrassement, son coeur était si gros de
+larmes dans cette minute, que j'ai encore chaud jusqu'au fond de l'âme,
+lorsque j'y pense. Puis, tout de suite, elle m'emporta hors de la
+chambre, pour que je ne visse plus le spectacle horrible. Ses forces
+étaient décuplées par l'exaltation. «Dieu me punit! Dieu me punit!...»
+répétait-elle sans prendre garde aux paroles qu'elle prononçait.--Elle
+avait toujours eu des moments de piété mystique.--Et elle couvrait mon
+visage, mon cou, mes cheveux, de baisers et de larmes.--Pour la
+sincérité de ces larmes à cette seconde, que toutes nos souffrances,
+celles du mort et les miennes, te soient, pauvre mère, pardonnées!
+Vois-tu, même aux plus noires heures, et quand le fantôme était là, qui
+m'appelait, du moins ta douleur d'alors a plaidé pour toi plus haut que
+sa plainte. J'ai pu croire en toi toujours, malgré tout, à cause des
+baisers de cette seconde. Oui, ces larmes et ces baisers ne cachèrent
+pas une arrière-pensée. Ton coeur tout entier se révolta contre la
+terrible aventure qui me privait de mon père. J'en jure par nos sanglots
+unis de cette seconde, tu n'étais pour rien dans l'affreux complot. Ah!
+pardonne-moi d'avoir, encore aujourd'hui, besoin de m'affirmer cela, de
+redoubler cette évidence. Si tu savais comme on a soif et faim de
+certitude, quelquefois,--jusqu'à l'agonie.
+
+
+
+
+III
+
+
+Quand je demandai à ma mère, à ce moment-là, un récit de l'affreux
+événement, elle me dit que mon père avait été frappé d'une attaque dans
+une voiture, et, comme il n'avait point de papiers sur lui, on était
+demeuré deux jours sans le reconnaître. Les grandes personnes croient
+trop volontiers qu'il est également aisé de mentir à tous les enfants.
+J'étais de ceux qui travaillent longuement en pensée sur les discours
+qu'on leur tient. À force de mettre ensemble une masse de petits faits,
+j'arrivai bien vite à voir que je ne savais pas toute la vérité. Si mon
+père était mort comme on me l'avait raconté, pourquoi le valet de
+chambre m'avait-il demandé, un jour qu'il me ramenait chez nous, «ce
+que l'on m'avait dit»? Et pourquoi cet homme avait-il ensuite gardé le
+silence, lui si loquace d'ordinaire? Ce même silence, pourquoi le
+sentais-je flotter autour de moi, s'abattre sur toutes les bouches,
+dormir dans tous les regards? Pourquoi changeait-on sans cesse de sujet
+de conversation, lorsque j'approchais? Je le devinais à tant de menus
+signes! Pourquoi ne laissait-on plus traîner un seul journal, tandis
+que, du vivant de mon père, les trois feuilles auxquelles nous étions
+abonnés se trouvaient toujours sur la table du salon? Pourquoi surtout,
+lorsque je rentrai au collège, dans les premiers jours d'octobre, près
+de quatre mois après ce malheur, les yeux de mes camarades et même ceux
+des maîtres se fixèrent-ils sur moi si curieusement? Ce fut, hélas!
+cette curiosité qui me révéla toute l'étendue de la catastrophe. Il n'y
+avait pas deux semaines que les cours avaient recommencé. Je me
+trouvais, un matin, à jouer avec deux nouveaux; je me souviens de leurs
+noms: Rastouaix et Servoin. Je revois leurs visages, la grosse face
+bouffie du premier et la mine chafouine du second. C'était dans le quart
+d'heure de récréation que nous prenions, quoique externes, à
+l'intérieur, entre la classe de latin et celle d'anglais. Les deux
+enfants m'avaient retenu, depuis la veille, pour une partie de billes,
+et voici qu'à la fin de cette partie, s'approchant de moi,
+s'encourageant du regard, ils me demandent, comme cela, sans
+préparatifs:
+
+--Est-ce que c'est vrai qu'on vient d'arrêter l'assassin de ton père?...
+
+--Et qu'on va le guillotiner?...
+
+Après seize ans, je ne peux pas me rappeler sans horreur la sorte de
+battement de coeur qui me saisit à ces deux questions. Je dus devenir
+affreusement pâle, car les deux étourdis qui m'avaient porté ce coup
+avec la légèreté de leur âge,--de notre âge,--restèrent là tout
+décontenancés. Une colère aveugle s'emparait de moi qui me poussait à
+leur ordonner de se taire et à me jeter sur eux à poings fermés, s'ils
+continuaient; une curiosité folle, en même temps;--si c'était là
+l'explication de ce silence dont je me sentais enveloppé?--une timidité
+aussi, la peur de l'inconnu. Et un flot de sang me monta au visage,
+tandis que je balbutiais:
+
+--Je ne sais pas.
+
+Le tambour qui appelait les élèves en classe nous sépara. Quelle
+journée je passai, perdu d'angoisse, à prendre et à reprendre les deux
+phrases qui m'avaient bouleversé! Il eût été naturel que je
+questionnasse ma mère, mais le fait est que je me sentis incapable de
+lui répéter ce que mes deux bourreaux inconscients m'avaient dit. Chose
+étrange! Dès cette époque, cette femme que j'aimais pourtant de tout mon
+coeur exerçait sur moi une influence paralysante. Elle était si belle
+dans sa pâleur, si royalement belle et fière! Non, je n'aurais jamais
+osé lui montrer le doute irrésistible que deux simples demandes
+d'écoliers avaient soulevé en moi, et instinctivement, sur le récit
+qu'elle m'avait fait. Mais comme j'aurais étouffé de silence, je pris le
+parti de m'adresser à Julie, la bonne qui m'avait élevé. C'était une
+vieille fille de cinquante ans, petite, avec une face plate et ridée
+comme une pomme trop mûre. Que de bonté dans ses yeux noirs, et sur
+toute cette face, quoique ses lèvres un peu rentrées, à cause de la
+chute de ses dents de devant, lui donnassent une bouche de sorcière!
+Elle avait pleuré mon père auprès de moi, l'ayant servi autrefois, bien
+avant son mariage. On la gardait pour mon service particulier et de
+menus ouvrages, à côté de la femme de chambre, de la cuisinière et du
+domestique mâle. C'était elle qui me couchait le soir, bordant mon lit,
+me faisant dire mes prières et me confessant de mes petites peines. «Ah,
+les mauvais!... s'écria-t-elle naïvement quand je lui eus ouvert mon
+coeur et répété les phrases qui m'avaient tant remué, mais quoi? On ne
+pouvait pas te le cacher toujours...» Et ce fut elle qui dans ma
+chambrette de petit garçon, à voix basse, et tandis que je sanglotais
+dans mon lit étroit,--oui, ce fut elle qui me raconta la vérité. Du
+moins elle en souffrait autant que moi, et sa vieille main sèche de
+travailleuse aux doigts piqués par l'aiguille était bien douce aux
+boucles de mes cheveux, qu'elle caressait tout en parlant.
+
+Cette lugubre histoire, et qui mit le poids de son mystère impénétrable
+sur toute ma jeunesse,--je l'ai retrouvée écrite dans les journaux de
+l'époque, mais pas plus nette qu'elle ne sortit de la bouche fanée de ma
+vieille bonne. La voici, dans l'aridité de ses détails, telle que je
+l'ai tournée et retournée, des jours et des jours, avec la stérile
+espérance d'éclairer d'un rayon ce mystère. Mon père, avocat distingué,
+avait depuis quelques années quitté la Cour, et acheté, dans l'intention
+d'arriver plus vite à la grande fortune, un important cabinet
+d'affaires. Quelques relations officielles, une probité scrupuleuse, une
+entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de
+travail lui avaient assuré bien vite une place à part. Il occupait dix
+secrétaires, et le million et demi, dont nous héritâmes, ma mère et moi,
+n'était que le commencement d'une richesse qu'il voulait considérable,
+un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont
+il était follement épris. Les notes et les lettres trouvées dans ses
+papiers attestèrent qu'il était, à l'époque de sa mort, en
+correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou
+soi-disant tel, chargé par la maison Crawford de San-Francisco,
+d'obtenir du gouvernement français une concession de chemin de fer dans
+la Cochinchine, alors tout récemment conquise. C'était à un rendez-vous
+avec ce Rochdale que mon père allait en nous quittant, après avoir
+déjeuné avec ma mère, M. Termonde et moi-même. Cela, l'instruction n'eut
+aucune peine à l'établir. Le lieu de ce rendez-vous était l'hôtel
+Impérial,--un grand bâtiment à longue façade, situé rue de Rivoli, pas
+très loin du ministère de la marine. Les incendies de la Commune ont
+détruit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance,
+j'ai demandé à ma bonne de passer là, pour regarder, avec une émotion
+poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la
+plaque de marbre noir incrustée de lettres d'or, l'entrée de cette
+funeste demeure vers laquelle ce pauvre père s'acheminait, tandis que ma
+mère causait avec M. Termonde et que je jouais auprès d'eux! Mon père
+nous avait quittés à midi un quart et il avait dû aller à pied en un
+quart d'heure, car le concierge de l'hôtel, après avoir vu le cadavre,
+le reconnut et se rappela que mon père lui avait demandé le numéro des
+chambres occupées par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet
+étranger était arrivé de la veille, et, après quelque hésitation, il
+s'était décidé pour un appartement au second étage, composé d'une
+chambre à coucher et d'un salon, le tout séparé du couloir par une
+petite pièce. Il n'était pas sorti depuis ce moment, et il avait pris
+dans son salon le dîner du soir, puis le déjeuner du lendemain. Le
+concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce même Rochdale
+était descendu, seul; mais, habitué aux continuelles allées et venues,
+cet homme n'avait même pas songé à se demander si le visiteur de midi
+et demi était ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son
+appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on fît
+attendre en haut. Il était parti ainsi, de son pas tranquille, une
+serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.
+
+La journée se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entrèrent dans
+l'appartement de l'étranger pour préparer le lit. Elles traversèrent le
+salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, composés
+d'une grande malle très fatiguée et d'un petit nécessaire tout neuf,
+étaient là, ainsi que les objets de toilette disposés sur la commode. Le
+lendemain matin, vers midi, les mêmes servantes entrèrent, et, trouvant
+que le voyageur avait découché, elles ne se donnèrent pas d'autre peine
+que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le même manège se
+répéta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes,
+étant entrée dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes
+choses intactes, s'en étonna, fureta un peu et découvrit sous le canapé
+un corps couché tout du long, la tête enveloppée de serviettes. Au cri
+qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon
+père,--c'était lui, hélas!--fut tiré de la cachette où l'assassin
+l'avait placé. Il ne fut pas malaisé de reconstituer la scène du
+meurtre. Un trou à la nuque indiquait assez que le malheureux avait été
+tué par derrière, presque à bout portant, sans doute quand il était
+assis à la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas
+été entendu, en raison de cette proximité même d'une part, puis à cause
+du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isolé derrière son
+antichambre. D'ailleurs les précautions prises par le meurtrier
+permettaient de croire qu'il s'était muni d'armes assez soigneusement
+choisies pour que la détonation fût très légère. La balle avait touché
+la moelle allongée, et la mort avait dû être foudroyante. L'assassin
+avait préparé les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il
+enveloppa aussitôt le visage et le cou de sa victime, afin d'éviter
+toute trace de sang. Il s'était essuyé les mains à une serviette
+semblable et il avait employé pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida
+ensuite à nouveau dans cette même carafe qu'on retrouva cachée sous le
+tablier baissé de la cheminée. Était-ce un vol ou une simulation de vol?
+Mon père n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni
+aucun papier propre à reconnaître son identité, qu'une indication
+fortuite découvrit cependant aussitôt. Il portait à l'intérieur de la
+poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise là par son
+tailleur, avec le numéro de la fourniture et l'adresse de la maison d'où
+venait le vêtement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'après-midi
+qui suivit la triste découverte, et après les constatations légales, le
+corps put être déposé chez nous.
+
+Et l'assassin? Les seules données offertes à la justice furent bien vite
+épuisées. On ouvrit la malle laissée par ce mystérieux Rochdale,--mais
+ce n'était certainement pas son nom;--elle était remplie d'objets
+achetés au hasard, comme la malle elle-même, chez un marchand de
+bric-à-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement très
+différent de celui qu'avait fourni le concierge de l'hôtel Impérial, car
+il dépeignit le prétendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe,
+tandis que le concierge le décrivait comme un homme très brun, très
+barbu, et très basané. On retrouva aussi le fiacre qui avait chargé la
+malle aussitôt achetée, et la déposition du cocher fut identique à celle
+du marchand de bric-à-brac. L'assassin s'était fait conduire par ce
+fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, où il avait acheté
+un nécessaire, puis dans un magasin de blanc, où il s'était procuré les
+serviettes, puis à la gare de Lyon, où il avait déposé la malle et le
+nécessaire à la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois
+semaines plus tard l'avait amené de la gare à l'hôtel Impérial, et le
+signalement donné par ce second cocher se trouva être le même que celui
+de la déposition du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de
+ces trois semaines l'assassin s'était grimé,--car les témoignages
+concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les manières et la
+carrure.--Cette hypothèse fut confirmée par un coiffeur du nom de
+Jullien, lequel vint raconter de lui-même ce singulier détail: un
+personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large
+d'épaules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher
+décrivaient Rochdale, était venu, le mois précédent, à sa boutique,
+commander une perruque et une barbe assez bien exécutées pour qu'on ne
+pût le reconnaître. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soirée
+costumée. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une
+barbe noires; il se munit de tous les ingrédients nécessaires pour se
+grimer en Américain du Sud, il acheta du Khôl pour se noircir les
+paupières, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer
+son teint. Le maquillage lui réussit assez bien pour qu'il pût revenir
+chez Jullien sans que ce dernier le reconnût. Le coiffeur avait été trop
+étonné de cette perfection dans le déguisement, et aussi de l'étrangeté
+de ce bal masqué donné en plein été, pour que son attention ne fût pas
+attirée lors des articles des journaux sur le mystère de l'hôtel
+Impérial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette révélation
+rendait plus difficile encore la tâche des magistrats en démontrant
+quelles précautions avait multipliées l'inconnu. On découvrit chez mon
+père deux lettres signées Rochdale, datées de Londres, mais sans leurs
+enveloppes, et toutes deux écrites d'une écriture renversée, que les
+experts jugèrent simulée. Il avait dû remettre quelque mémoire
+justificatif. Peut-être mon père le portait-il dans la serviette que
+l'assassin avait prise aussitôt son crime accompli. La maison Crawford
+de San-Francisco existait réellement, mais elle n'avait jamais formé le
+projet d'une entreprise de voie ferrée en Cochinchine. On était en
+présence d'un de ces problèmes criminels qui défient l'imagination. Ce
+n'était probablement pas pour voler que l'assassin avait multiplié à ce
+degré les habiletés de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires
+dans un piège combiné avec cette perfection, pour lui dérober quelques
+billets de mille francs et une montre. Était-ce une vengeance? On
+fouilla dans la vie privée de mon père, et l'on découvrit qu'il avait eu
+quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et
+de son temps. Il avait été lié autrefois avec une femme mariée, mais
+cette intrigue était rompue depuis longtemps, et, si le mari l'avait
+jamais soupçonnée, pourquoi aurait-il attendu, avant de s'en venger, que
+cette relation fût brisée? D'ailleurs cet homme, vieux de cinquante-cinq
+ans à cette époque, engagé dans de grandes entreprises industrielles,
+n'avait pas un caractère à pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et
+son signalement de Parisien chétif ne correspondait en rien à celui du
+faux Rochdale. Était-il admissible que sa femme eût voulu se venger,
+elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le délire
+de mes premières recherches, plus tard, j'en suis venu à rêver cela.
+J'ai tenu à la connaître. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et
+un fils plus âgé que moi,--qui sait? peut-être mon frère? L'étrange
+impression que je ressentis à songer que mon père avait aimé cette femme
+qui me regardait avec des yeux où elle ne savait pas que je cherchais
+une inquiétude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeurés la
+seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond,
+quelque chose de si doux et de si triste, une telle pitié mélangée à
+tant de souvenirs que j'eus honte de mes soupçons comme d'une infamie.
+
+La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce
+soupçon comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination
+de ses représentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, à
+la réalité de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas être
+contestée, non plus que sa présence à l'hôtel Impérial depuis les sept
+heures du soir la veille jusqu'à deux heures de l'après-midi le
+lendemain; et puis il s'était évanoui, comme un être fantastique, sans
+qu'une seule trace en demeurât,--une seule. Cet homme était venu,
+d'autres hommes lui avaient parlé. On savait où il avait passé la nuit
+et la matinée d'avant le crime. Il avait accompli son oeuvre de meurtre,
+et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis,
+lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs à
+elle, j'ai trouvé que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en
+avaient parlé chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des
+colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre énigme s'était
+effacé de la mémoire des lecteurs, comme le souci de cette enquête de la
+pensée des limiers de police. La vie avait continué, roulant cette épave
+dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment
+oublier jamais le récit de la vieille femme, qui avait rempli d'une
+tragique épouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir
+toujours et toujours la face pâle de l'assassiné, ses yeux ouverts, sa
+bouche fermée par une mentonnière, le linge noué de son front? Comment
+ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.--Pauvre mort!...--Lorsque je
+lus l'_Hamlet_ de Shakespeare pour la première fois, avec cette avidité
+passionnante que donne à l'esprit une analogie entre la situation morale
+étudiée dans une oeuvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me
+souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fantôme de mon
+père était venu me raconter, à moi, avec ses lèvres sans souffle, le
+drame qui l'avait tué, aurais-je hésité une minute? Non! m'écriais-je;
+et puis j'ai tout su, et puis j'ai hésité, comme lui, moins que lui
+pourtant, à oser l'action terrible.--Silence! Silence!... Revenons
+encore aux faits.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Les faits qui suivirent? Je me les rappelle à peine. Ils furent si
+petits, si médiocres, entre cette première vision d'épouvante et la
+vision de tristesse qui lui succéda deux années plus tard. En 1864, mon
+père mourait. En 1866, ma mère épousait M. Jacques Termonde. Dans
+l'intervalle de ces deux dates se place une période qui n'est pourtant
+pas abolie de mon souvenir, car c'est la seule où ma mère se soit
+occupée de moi avec une attention suivie. Avant la date fatale, c'était
+mon père, et, plus tard, ce ne fut personne. Nous avions quitté notre
+appartement de la rue Tronchet, qui nous rappelait trop le sinistre
+drame, et nous nous installâmes dans un petit hôtel du boulevard de
+Latour-Maubourg, qui avait appartenu à un peintre amateur. Un mince
+jardin l'entourait, qui semblait plus grand parce que d'autres jardins
+verdoyaient derrière son mur d'enclos. Cet hôtel renfermait une espèce
+de hall qui avait été l'atelier du précédent propriétaire, et dont ma
+mère fit presque tout de suite sa pièce d'habitation. Il y avait en
+elle, je le comprends aujourd'hui à distance, quelque chose d'irréel et
+d'un peu théâtral, mais si naïvement, qui la poussait à exagérer
+l'expression visible de tous les sentiments qu'elle éprouvait. Tandis
+qu'elle s'occupait à étudier avec une enfantine coquetterie les
+attitudes propres à traduire son émotion, elle laissait cette émotion
+elle-même s'en aller de son coeur. C'est ainsi que, dans l'exil
+volontaire où elle voulut se cloîtrer après son malheur, ne recevant
+plus qu'un petit nombre d'amis dont était M. Jacques Termonde, elle
+recommença bien vite de se parer et de parer toutes choses autour
+d'elle, avec le goût délicat et subtil qui lui était inné. C'était une
+femme d'une beauté singulière, mince et pâle, avec des cheveux si longs
+qu'ils tombaient réellement jusqu'à terre quand elle les peignait devant
+moi le matin. Devait-elle cette beauté originale de son fin profil, de
+ses yeux si doux et de sa fragile personne aux gouttes du sang grec qui
+coulaient dans ses veines? Son aïeul maternel était un M. Votronto, venu
+du Levant à Marseille, lors de l'annexion des îles Ioniennes à la
+France. Toujours est-il que souvent depuis j'ai pensé au contraste
+étrange de cette beauté si rare et si menue avec la solide et lourde
+carrure de mon père, et avec la mienne propre. Qui peut dire que ce ne
+fut pas là une grande cause à tant de malentendus irréparables? Mais, à
+cette époque, je ne raisonnais pas. Je subissais le charme de cet être
+gracieux qui me disait: «mon fils». Quand elle était assise à son piano
+dans cet asile élégant qu'elle s'était organisé parmi les étoffes
+drapées, les plantes vertes et tout un petit décor si à elle, je la
+contemplais avec une idolâtrie infinie. À cause d'elle, je m'efforçais,
+malgré ma maladresse native, de me garder bien propre dans les costumes
+de plus en plus composés qu'elle me faisait porter, et de plus en plus
+aussi la terrible image de l'assassiné s'effaçait de cet
+intérieur,--dont toute la délicatesse était cependant payée par la
+fortune que nous avait laissée son travail à lui. La vie moderne
+comporte si peu le drame sanglant, les rudes sauvageries du meurtre et
+de la passion, que les scènes tragiques auxquelles une famille a pu
+assister semblent bien vite, aux personnes mêmes de cette famille, une
+espèce de songe, un cauchemar dont il est impossible de douter et auquel
+on ne croit pourtant pas entièrement.
+
+Oui, la vie avait repris son cours presque normal quand le second
+mariage de ma mère me fut annoncé. Je me souviens, cette fois, avec une
+précision minutieuse, non seulement de l'époque, mais du jour et de
+l'heure. Je me trouvais en vacances chez mon unique tante, une soeur de
+mon père, vieille demoiselle de quarante-cinq ans, qui habitait
+Compiègne. Elle vivait là, dans une maison située à l'extrémité de la
+ville, avec trois domestiques, parmi lesquels était ma bonne Julie, dont
+le caractère ne convenait pas à maman. Ma tante Louise était petite,
+avec un air d'une personne de province;--à peine si elle consentait à
+visiter Paris pour quarante-huit heures, quand vivait mon père. Elle
+portait presque toujours une robe de soie noire faite à la maison, avec
+une ligne de blanc au cou et aux poignets, et autour du cou aussi une
+vieille chaîne d'or, très longue, qui passait sous son corsage et
+ressortait à sa ceinture avec sa montre et des breloques anciennes.
+Quand elle n'avait pas son bonnet à rubans, noirs comme sa robe, ses
+cheveux grisonnants montraient leurs bandeaux et encadraient un front et
+des yeux d'une telle expression de douceur, que la pauvre femme plaisait
+tout de suite, malgré son nez un peu fort, ses lèvres trop larges et son
+menton trop long. Elle avait élevé mon père ici même, dans cette petite
+ville de Compiègne. Elle lui avait donné de sa fortune ce qu'elle avait
+pu distraire des besoins si simples de sa vie. Quand il avait voulu
+épouser Mlle de Slane, c'était le nom de jeune fille de maman, elle
+l'avait doté pour que la famille où il voulait entrer s'ouvrît plus
+aisément devant lui. Combien elle avait souffert depuis deux ans, le
+contraste entre le portrait que j'avais d'elle dans mon album d'enfant
+et de son visage actuel le disait assez. Ses cheveux avaient beaucoup
+blanchi, les rides qui vont des narines aux coins des lèvres s'étaient
+creusées, ses paupières s'étaient comme flétries. Et cependant elle ne
+s'était livrée à aucune démonstration. À mon regard de petit garçon
+observateur, l'antithèse entre le caractère de ma mère et celui de ma
+tante se précisait dans la différence de leurs douleurs. Alors j'avais
+de la peine à comprendre la réserve de la vieille fille dont je ne
+pouvais cependant pas suspecter la tendresse. Aujourd'hui, c'est pour
+l'autre sorte de nature que je suis injuste. Ma mère aussi avait l'âme
+tendre, si tendre qu'elle ne s'était pas sentie capable de me révéler sa
+vie nouvelle, et c'était ma tante qui s'en chargeait. Elle n'avait pas
+voulu assister au mariage, et M. Termonde avait préféré, je l'ai su
+depuis, que je n'y assistasse point, afin sans doute d'épargner la
+sensibilité de celle qui devenait sa femme. Mon Dieu! comme ma tante
+Louise, malgré sa surveillance d'elle-même, avait des larmes au bord de
+ses yeux bruns lorsqu'elle m'emmena dans le fond du jardin, où mon père
+avait joué, enfant comme moi. Les teintes dorées du mois de septembre
+commençaient à s'étendre sur le feuillage des arbres. Le berceau sous
+lequel nous nous assîmes était garni d'une vigne dont les raisins, déjà
+presque blonds, attiraient un vol bourdonnant de guêpes. Ma tante prit
+mes deux mains dans les siennes et commença:
+
+--André, j'ai à te faire part d'une grande nouvelle.
+
+Je la regardai avec anxiété. De la secousse que m'avait infligée
+l'affreux événement, il me restait une sorte de susceptibilité
+nerveuse. Pour la moindre surprise, mon coeur battait à me faire mal.
+
+--Ta mère se remarie, dit simplement la vieille fille, à laquelle mon
+trouble ne put échapper.
+
+Chose étrange, cette phrase ne me causa pas tout de suite l'impression
+que mon regard de tout à l'heure aurait fait prévoir. À l'accent de ma
+tante, j'avais pensé qu'elle allait m'apprendre une maladie de maman ou
+sa mort. Mon imagination frappée avait de ces peurs. Ce fut donc avec un
+certain calme que je répondis:
+
+--Avec qui?
+
+--Tu ne devines pas? demanda ma tante.
+
+--Avec M. Termonde? fis-je brusquement.
+
+Encore aujourd'hui, je ne me rends pas compte des raisons qui me
+poussèrent ce nom aux lèvres, comme cela, tout de suite. Sans doute M.
+Termonde était venu souvent chez nous depuis le veuvage de ma mère. Mais
+n'y venait-il pas autant, sinon davantage, avant que ma mère ne fût
+veuve? Ne s'était-il pas occupé du détail de nos affaires avec une
+fidélité que je comprenais dès lors être bien rare? Et pourquoi la
+nouvelle de son mariage avec ma mère m'apparaissait-elle tout d'un coup
+comme plus triste que si elle eût épousé n'importe quel autre? C'est la
+sensation contraire qui aurait dû se produire, semblait-il. Je
+connaissais cet homme depuis si longtemps. Il m'avait beaucoup gâté
+autrefois, et il me gâtait encore. Mes plus beaux jouets m'étaient venus
+de lui, et mes plus beaux livres,--un merveilleux cheval de bois quand
+j'avais sept ans, qui marchait avec une mécanique; avais-je assez amusé
+mon pauvre père en lui disant de ce cheval qu'il était «deux fois pur
+sang»?--le _Don Quichotte_, de Gustave Doré, cette année même, et sans
+cesse quelque nouveau cadeau. Et cependant, je ne me sentais plus en sa
+présence le coeur ouvert comme jadis. Quand ce malaise avait-il commencé?
+Je n'aurais pu le dire; mais je le trouvais trop souvent entre ma mère
+et moi. J'en étais jaloux, pour tout avouer, de cette jalousie
+inconsciente des enfants, qui me faisait, quand il était dans la
+chambre, prodiguer les caresses à maman pour mieux lui montrer qu'elle
+était ma mère et qu'elle ne lui était rien, à lui. Avait-il reconnu ce
+sentiment?... Qui sait? L'avait-il partagé? Toujours est-il que je
+trouvais maintenant dans son regard, malgré sa voix toujours flatteuse
+et ses manières toujours polies, une antipathie pareille à la mienne. À
+l'âge que j'avais, l'instinct ne se trompe guère sur ces impressions-là.
+C'était bien de quoi expliquer le petit frisson qui me saisit à
+prononcer son nom. Mais, à ce frisson et au cri que j'avais jeté, je vis
+ma tante tressaillir.
+
+--Avec M. Termonde, fit-elle, oui, c'est vrai; mais pourquoi as-tu pensé
+à lui tout de suite?... Et, me regardant jusqu'au fond des yeux, elle me
+dit, à voix basse, comme si elle avait eu honte de poser une question
+semblable à un enfant:
+
+--Que sais-tu?
+
+À ces mots, et sans autre motif qu'une espèce d'énervement presque
+maladif auquel j'étais en proie depuis la mort de mon père, je me mis à
+fondre en larmes.--Des crises pareilles me prenaient quelquefois, tout
+seul, enfermé dans ma chambre, le verrou tiré, victime d'une angoisse
+dont je ne pouvais pas triompher, et comme à l'approche d'un danger. Je
+prévoyais d'avance les pires accidents: par exemple, que ma mère allait
+être assassinée comme mon père, et moi ensuite, et j'épiais sous tous
+les meubles. Quand je me promenais avec un domestique, il m'arrivait de
+me demander si cet homme n'était pas complice du mystérieux criminel et
+chargé de me conduire à lui, ou tout au moins de me perdre. Mon
+imagination, trop excitée, me dominait. Je me voyais échappant au
+complot, et, pour mieux m'y dérober, gagnant Compiègne. Aurais-je assez
+d'argent? Et je me disais qu'il serait possible de vendre ma montre à un
+vieil horloger que je regardais, en allant au lycée, travailler, sa
+loupe contre son oeil droit, derrière la vitre d'une petite échoppe.
+Triste puissance de prévoir le pire qui m'a ainsi empoisonné tant
+d'heures inoffensives de mon enfance!--C'était elle encore qui me
+faisait à ce moment, et sous la tonnelle de ce jardin d'automne, éclater
+en sanglots tandis que ma tante me demandait de lui dire ce que j'avais
+sur le coeur contre M. Termonde. Le plus douloureux de mes griefs
+d'alors, je le lui contai, la tête appuyée contre son épaule, et ce
+grief résumait tous les autres. Il y avait de cela deux mois à peine. Je
+revenais du collège, vers les cinq heures, contre l'habitude
+parfaitement gai. Le professeur, comme il arrivait dans les dernières
+classes de l'année, nous avait fait une lecture divertissante, et
+j'avais reçu de sa bouche, à la sortie, des compliments sur mes
+compositions de prix. Quelle bonne nouvelle à rapporter chez nous et
+qui me vaudrait un baiser plus tendre! Je me précipitai, aussitôt mes
+cahiers déposés et mes mains lavées sagement, vers le petit salon où se
+tenait ma mère. J'entrai sans frapper, avec tant de vivacité qu'elle
+poussa un léger cri lorsque je m'élançai vers elle pour l'embrasser.
+Elle était debout contre la cheminée, toute pâle, et M. Termonde auprès
+d'elle, debout aussi, qui me saisit par le bras, pour m'écarter.
+
+--Ah! disait ma mère, que tu m'as fait peur!...
+
+--Est-ce que c'est une manière d'entrer dans un salon? reprit, de son
+côté, M. Termonde.
+
+Sa voix s'était faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il
+m'avait serré assez fort pour que, le soir, j'eusse trouvé une marque
+noire à la place où ses doigts m'avaient étreint. Ce ne fut ni cette
+phrase insolente ni la souffrance de cette étreinte qui me firent
+demeurer comme stupide et le coeur oppressé. Non, mais d'entendre ma mère
+qui répondait:
+
+--Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...
+
+Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur
+accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une
+timidité singulière, presque une supplication adressée à cet homme qui
+fronçait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme
+impatient de ma présence. De quel droit m'avait-il parlé en maître et
+chez nous, lui, un étranger? Pourquoi avait-il porté la main sur moi, si
+légèrement que ce fût? Oui, de quel droit? Est-ce que j'étais son fils
+ou son élève? Pourquoi ma mère ne me défendait-elle pas contre lui? Même
+si j'étais fautif, je ne l'étais qu'envers elle. Un accès de colère
+s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M.
+Termonde, comme une bête, de le griffer au visage et de le mordre. Je le
+regardai avec rage, et aussi ma mère, et je m'en allai de la chambre,
+sans rien répondre. J'étais boudeur, défaut douloureux qui tenait à mon
+excessive et presque morbide sensibilité. Toutes mes émotions
+s'exagéraient, en sorte que je me fâchais pour des riens, et que de
+revenir m'était un supplice. L'impression de la honte à dompter était
+trop forte. Même mon père avait eu beaucoup de peine à triompher
+autrefois de ces accès de susceptibilité blessée, durant lesquelles je
+luttais contre mes propres attendrissements avec une colère froide et
+contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me
+connaissais cette infirmité morale, et, avec la bonne foi d'un enfant
+très honnête, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation
+que M. Termonde, au moment où je sortais de la chambre, dît à ma mère:
+
+--En voilà pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caractère
+vraiment insupportable...
+
+Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur à le
+démentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple scène m'avait trop
+profondément ulcéré pour que je l'eusse oubliée, et voici que tout mon
+ressentiment se réveillait à mesure que je faisais ce récit à ma tante.
+Hélas! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y
+trompait pas. C'était toute l'histoire de ma jeunesse que cette scène
+puérile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie
+envers l'homme qui allait occuper la place de mon père, et la partialité
+aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait dû me défendre d'abord et
+toujours.
+
+--Il me déteste, disais-je en pleurant à ma tante Louise, que lui ai-je
+fait?...
+
+--Calme-toi, répondait l'excellente fille; tu es là, comme ton pauvre
+père, à outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, tâche d'être
+gentil pour lui, à cause de ta mère, de ne pas t'abandonner à ces
+violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.
+
+C'était si simple qu'elle me parlât de la sorte, et cependant son
+insistance me parut un peu étrange, dès ce moment-là. Je ne sais
+pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma réponse à sa
+question: «Que sais-tu?» Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore
+l'appréhension où j'étais de l'usurpateur,--ainsi je l'appelai
+depuis,--par le léger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle
+en parlait.
+
+--Il faut que tu leur écrives dès ce soir, dit-elle enfin.
+
+Leur écrire! Cette simple formule me fit mal. Ils étaient unis. Jamais,
+jamais je ne pourrais plus penser à l'un sans penser à l'autre.
+
+--Et vous? demandai-je à ma tante.
+
+--J'ai déjà écrit, répondit-elle.
+
+--Et quand se fait le mariage?
+
+--Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis à
+peine.
+
+--Et où? demandai-je de nouveau après un silence.
+
+--À la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de
+suite:--Ils ont préféré que tu n'y fusses pas, pour ne pas déranger tes
+vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te
+voir à Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas
+assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-là... Sois doux,
+ajouta-t-elle, et va écrire.
+
+J'avais bien d'autres questions à lui poser, bien d'autres larmes à
+répandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard,
+j'étais assis dans le salon de la bonne et chère tante, et à son bureau.
+Que j'aimais cette pièce du rez-de-chaussée qu'une porte-fenêtre
+séparait du jardin! C'était une chambre tapissée de souvenirs. À côté du
+secrétaire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de
+toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aimés et
+qui étaient morts. Que ce petit coin funèbre remuait doucement ma
+rêverie! Il y avait là une miniature coloriée, représentant mon
+arrière-grand'mère, la mère de mon aïeule, en costume du Directoire,
+avec une taille courte et des cheveux à la Prudhon. Il y avait encore
+mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et
+important visage à toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M.
+Thiers! Il y avait mon grand-père paternel avec sa rude physionomie de
+parvenu,--et mon père à tous les âges. Plusieurs de ces portraits, déjà
+très anciens, avaient été faits au daguerréotype; la lumière qui jouait
+sur les plaques à demi effacées rendait difficile de bien distinguer
+tous les traits. Une bibliothèque basse régnait un peu plus loin, où je
+retrouvais tous les livres de prix de mon père, gardés pieusement. Mon
+Dieu! comme je me sentais protégé par les portières en velours vert
+traversées de longues bandes de tapisseries,--chef-d'oeuvre de ma
+tante,--qui tombaient à gros plis sur les portes! Comme je regardais
+avec complaisance le tapis aux nuances passées, dont j'avais, tout
+petit, voulu cueillir les fleurs! C'était une des légendes de ma
+première enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on
+chérit et qui lui font sentir combien les moindres détails de son
+existence ont été regardés, compris, aimés. J'ai touché plus tard la
+glace de l'indifférence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux
+formes démodées, comme je l'aimais, avec son visage où je ne lisais que
+tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du
+bien à une place mystérieuse de mon âme! Je la sentais si voisine de
+moi par la seule ressemblance avec mon père,--et ce jour-là davantage
+encore,--si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour
+l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis à écrire ma lettre de
+félicitations adressée au pire ennemi que je me connusse au monde.--Et
+ce fut la seconde date ineffaçable de ma vie.
+
+
+
+
+V
+
+
+Ineffaçables? Oui, ces deux dates le sont demeurées, et elles seules...
+Lorsque je reviens en arrière, toujours et toujours je me heurte à
+elles. Mon père assassiné, ma mère remariée, ces deux idées ont si
+longtemps pesé sur mon coeur. Les autres enfants ont des âmes mobiles,
+souples et qui se prêtent à toutes les sensations. Ils se donnent en
+entier à la minute présente. Ils vont, ils viennent d'une gaieté à une
+peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont éprouvé le matin, nouveaux à
+tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes
+deux souvenirs réapparaissaient sans cesse devant ma pensée. Une
+hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du
+lit au pied duquel pleurait ma mère,--ou bien j'entendais la voix de ma
+tante, m'annonçant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses
+yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de
+l'après-midi de septembre. Puis j'éprouvais, comme alors, l'impression
+de déchirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien
+cruelle, combien inguérissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye à
+retrouver l'histoire de mon âme, de l'André Cornélis véritable et
+solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces
+deux-là, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne
+dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le
+nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons
+frappées de cette foudre. Par delà toutes les images qui assiègent ma
+mémoire me représentant celui que je fus, durant mes longues années
+d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journées de malheur
+que j'aperçois en arrière. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne
+horizon d'un plus morne pays...
+
+Quelles images?... Une grande cour plantée d'arbres anciens, des
+enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants
+qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres
+jaunis, ou se promènent avec des airs de petites créatures
+abandonnées... C'est le préau du lycée de Versailles. Les écoliers
+joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exilés, sont les
+nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma
+tante me disait le mariage de ma mère, et déjà ma vie est toute changée.
+À mon retour des vacances, il a été décidé que j'entrerais comme interne
+au collège. Ma mère et mon beau-père entreprennent un voyage en Italie
+qui durera jusqu'à l'été. M'emmener? Il n'en a pas été question une
+seconde. Me laisser externe à Bonaparte sous la surveillance de ma tante
+qui viendrait s'établir à Paris? Ma mère a proposé ce moyen, que mon
+beau-père a repoussé tout de suite avec des arguments trop raisonnables.
+Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes à une vieille fille?
+Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui façonne les
+caractères?
+
+--Et il a besoin de cette école, a-t-il ajouté en me regardant avec des
+yeux froids, comme au moment où il m'a serré le bras si fort. Bref, on
+a résolu que je serais pensionnaire, mais pas dans un collège de Paris.
+
+--L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-père.
+
+Pourquoi ne lui sais-je aucun gré du souci qu'il semble prendre de ma
+santé? Je ne prévois pourtant guère ce qu'il prévoit déjà, lui, l'homme
+qui veut m'écarter à jamais de ma mère, qu'il sera plus aisé de me
+laisser interne dans un collège situé hors de la ville, quand ils
+reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui
+suffit pas d'énoncer une volonté pour que Mme Termonde lui obéisse?
+Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, à elle, lui dire «tu», de
+même qu'à mon père! Et je pense à mes rentrées d'autrefois lorsque je
+commençais mes classes à Bonaparte, et que ce pauvre père m'aidait à mes
+devoirs. C'est mon beau-père qui m'a conduit au lycée, hier dans
+l'après-midi. C'est lui qui m'a présenté au proviseur, un maigre et long
+bonhomme à tête chauve qui m'a tapé sur la joue en me disant:
+
+--Ah! il vient de Bonaparte... le collège des muscadins...
+
+J'ai eu, le soir même, la curiosité de chercher ce mot dans le
+dictionnaire, et j'ai trouvé cette définition: «Jeune homme qui a de la
+recherche dans sa parure...» Et c'est vrai qu'avec mes vêtements coquets
+où s'est complue la fantaisie de ma mère, mon grand col blanc, mes
+bottines anglaises, ma veste joliment coupée, je ne ressemble point aux
+garnements en tunique parmi lesquels je vais vivre. Ils ont leurs képis
+déformés. Presque tous leurs boutons sont arrachés. Leurs gros bas bleus
+tombent sur leurs souliers éculés. Ils achèvent d'user à l'intérieur des
+costumes de l'an passé. Plusieurs m'ont regardé avec curiosité dès les
+premières récréations de ce premier jour. Un d'entre eux m'a même
+demandé: «Que fait ton père?» Je n'ai pas répondu. Ce que j'appréhende
+avec une angoisse insoutenable, c'est qu'on me parle de _cela_. Hier,
+tandis que le train nous amenait à Versailles, mon beau-père et moi,
+dans ce vagon où nous n'avons pas échangé une parole, comme j'aurais
+voulu dire cette épouvante, le conjurer de ne pas me jeter au milieu
+d'autres enfants, ainsi abandonné à leurs indiscrètes férocités, lui
+promettre, si je demeurais à la maison, de travailler plus et mieux
+qu'autrefois! Mais le regard de ses yeux bleus est si aigu quand il se
+pose sur moi; j'ai besoin de tant d'efforts pour prononcer, en
+m'adressant à lui, ces enfantines syllabes, ce mot de «papa» que je dis
+toujours en pensée à l'autre, à l'endormi sans réveil possible qui est
+là-bas dans le cimetière de Compiègne! Et je n'ai pas supplié M.
+Termonde, et je me suis laissé enfermer au lycée sans une phrase de
+regret. J'aime encore mieux, plutôt que de m'être plaint à lui, errer
+comme je le fais parmi les étrangers. Maman doit venir demain, veille de
+son départ, et cette entrevue toute prochaine m'empêche de trop sentir
+l'inévitable séparation. Pourvu qu'elle vienne sans mon beau-père?...
+
+Elle est venue,--et avec lui. Dans ce parloir, décoré de mauvais
+portraits des élèves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours
+général, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs
+mères, mais laquelle était digne d'être aimée comme la mienne? Avec la
+sveltesse de sa taille, la grâce de son cou un peu long, ses yeux
+profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle!
+Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-père, «Jack», comme elle
+l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, était là
+aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les
+puissances affectueuses du coeur, l'ai-je assez connue alors, et depuis?
+J'ai cru voir que ma mère était étonnée, presque attristée de ma
+froideur à cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas dû
+comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, à elle, devant
+lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis resté...
+
+D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'étude pendant
+les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le poêle de fonte
+rougeoie au milieu de cette salle éclairée au gaz. Un bol rempli d'eau
+est posé sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous entête. Tout le
+long des murs court la ligne de nos pupitres, et derrière chacun de nous
+se trouve un petit placard où nous rangeons nos livres et nos papiers.
+Un grand silence pèse sur la vaste pièce, rendu comme plus perceptible
+par le bruissement des feuillets tournés, le grincement des plumes, et
+une toux étouffée de moment à autre. Le maître se tient là-bas, sur une
+estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est
+poète. L'autre jour, il a laissé tomber de sa poche un papier chargé de
+ratures sur lequel nous avons déchiffré les vers suivants:
+
+ _Je voudrais être oiseau des champs,
+ Avoir un bec,
+ Chanter avec;
+ Je voudrais être oiseau des champs,
+ Avoir des ailes,
+ Voler sur elles.
+ Mais je ne puis en faire autant,
+ Car j'ai le bec
+ Beaucoup trop sec,
+ Et je suis pion,
+ Cré nom de nom!..._
+
+Cette prodigieuse poésie a fait notre joie, à nous autres petits
+collégiens féroces. Nous la chantons continuellement, au dortoir, en
+promenade, en cour, fredonnant les dernières paroles sur l'air classique
+des «lampions». Mais le vieux chien de cour a la dent mauvaise, il se
+défend à coups de retenues et on ne le brave guère en face. La lampe
+suspendue au-dessus de sa tête éclaire ses cheveux d'un gris verdâtre,
+son front rouge, et son paletot jadis bleu, aujourd'hui blanchâtre à
+force d'usure. Il rime sans doute, car il écrit, il efface, et, par
+instants, il relève ce front où les veines se gonflent, ses gros yeux
+bleus, qui expriment une si réelle bonté lorsque nous ne le tourmentons
+pas de nos taquineries, fouillent la salle et font le tour des
+trente-cinq pupitres. Moi aussi je regarde ces compagnons de mon
+esclavage actuel. Ils ont des visages que je commence à si bien
+connaître: Rocquain, tout petit, avec un nez trop grand, rouge dans une
+face longue et blême;--Parizelle, immense, avec sa mâchoire en avant. Il
+est blond, il a des yeux verts, des taches de rousseur, et par gageure,
+l'autre été, il a mangé un hanneton. Il y a aussi Gervais, un brun tout
+frisé, qui écrit son testament chaque semaine. Il m'a communiqué le
+dernier de ces opuscules où se trouve cette clause: «Je lègue à
+Leyreloup un bon conseil enfermé dans ma lettre à Cornélis». Leyreloup
+est son ancien ami qui lui a joué le tour de le rouler, l'automne
+dernier, dans un tas de feuilles sèches, entraîné à cette malice par le
+grand Parizelle, que le rancuneux Gervais considère depuis lors comme un
+scélérat, et le conseil enfermé dans la lettre posthume est un avis de
+défiance à l'égard du géant... Tout ce petit monde est la proie de mille
+intérêts puérils et qui, dès cette époque, m'apparaissent tels, quand je
+les compare aux souvenirs que je porte en moi. Et eux aussi, mes
+camarades, semblent comprendre qu'il y a dans ma vie quelque chose qui
+n'est pas dans la leur; ils ne m'ont infligé aucune des misères qui
+sont l'épreuve accoutumée des nouveaux, mais je ne suis l'ami d'aucun
+d'eux, excepté de ce même Gervais qui va en rangs avec moi lorsque nous
+sortons. C'est un garçon imaginatif et qui dévore chez lui une
+collection de numéros du _Journal pour tous_. Il a découvert là une
+suite de romans qui s'appellent: _l'Homme aux figures de cire_, _le Roi
+des Gabiers_, _le Chat du bord_, et, de jeudi en jeudi, les jours de
+promenade, il me les raconte. Le fond tragique de mes rêveries me fait
+trouver un étrange plaisir à ces récits où le crime joue le rôle
+principal. J'ai eu le malheur de dire cette malsaine distraction à ma
+bonne tante, et le proviseur a séparé le feuilletoniste improvisé de son
+public. On nous défend, à Gervais et à moi, d'aller ensemble à la
+promenade. Ma tante Louise a cru ainsi calmer les frénésies d'une
+sensibilité qui l'effraye. Pauvre femme! Ni la sollicitude de sa
+tendresse, ni les soins pieux de sa prévoyance,--elle vient de Compiègne
+à Versailles chaque dimanche pour me faire sortir,--ni mon travail,--car
+je redouble d'efforts pour que mon beau-père ne puisse pas triompher de
+mes mauvaises notes,--ni ma religion exaltée,--car je suis devenu le
+plus fervent de nous tous à la chapelle,--non, rien n'apaise l'espèce
+de démon intérieur qui me ravage l'âme. Durant les études du soir, et
+dans mes repos entre deux séances de travail, je relis une lettre dont
+l'enveloppe porte un timbre à l'effigie du roi Victor-Emmanuel. C'est ma
+pâture de la semaine que ces pages qui me viennent de maman. Elles me
+disent sur son voyage beaucoup de détails que je ne comprends guère. Ce
+que je comprends, c'est qu'elle est heureuse, sans moi, hors de
+moi;--c'est que la pensée de mon père et de sa mort mystérieuse ne la
+hante pas?--c'est surtout qu'elle aime son nouveau mari, et je suis
+jaloux, misérablement, vilainement jaloux. Mon imagination, qui a ses
+lacunes étranges, a ses minuties singulières... Je vois ma mère dans une
+chambre d'hôtel, et, disposées sur une table, les pièces de son
+nécessaire de voyage qui sont en vermeil avec son chiffre en relief, son
+prénom tout entier et la première lettre de son nom de femme entrelacée
+aux lettres de ce prénom: Marie C...--Ah! n'était-ce pas son droit de
+refaire loyalement son existence? Pourquoi renierait-elle son passé?
+Pourquoi ce mélange de ce passé à son présent me fait-il si mal,--si mal
+que tout à l'heure, au dortoir, étendu sur mon étroit lit de fer, je ne
+pourrai pas fermer les yeux?
+
+Qu'elles me semblaient longues, ces nuits, lorsque je me couchais sur
+cette impression-là, et comme je luttais en vain pour obtenir
+l'anéantissement de mon esprit dans le doux abîme du sommeil! Je
+demandais ce sommeil à Dieu, de toutes les forces de ma piété d'enfant.
+Je disais mentalement douze fois douze _Pater_ et douze _Ave_,--et je ne
+dormais pas. J'essayais alors de me forger une chimère. J'appelais ainsi
+un bizarre pouvoir dont je me savais doué. Tout petit garçon, et une
+fois que je souffrais d'une rage de dents, j'avais fermé les yeux,
+ramené mon âme sur elle-même et forcé mon esprit à se représenter une
+scène heureuse dont je fusse le héros. J'avais pu ainsi aliéner ma
+sensation présente au point de ne plus me douter de mon mal. Maintenant,
+chaque fois que je souffre, je fais de même, et ce procédé me réussit
+presque toujours.--Je l'emploie en vain lorsqu'il s'agit de maman. Au
+lieu du tableau de félicité que j'évoque, l'autre tableau se présente,
+celui de l'intimité de l'être que j'aime le plus au monde avec l'homme
+que je hais le plus. Car je le hais, animalement, et sans que j'en
+puisse donner d'autre motif, sinon qu'il a pris la première place dans
+ce coeur qui fut tout à moi. Allons, j'entendrai les heures sonner, une
+fois au clocher d'une église voisine, et une fois à l'horloge de notre
+collège,--un tintement grave, puis un tintement grêle. J'entendrai le
+vieux Sorbelle marcher le long du dortoir, tristement éclairé de
+quelques quinquets, puis rentrer dans la chambre qu'il occupe à une des
+extrémités. Que les deux rangées de nos petits lits sont lugubres à
+regarder, avec leurs boules de cuivre qui brillent dans l'ombre, et le
+ronflement des dormeurs odieux à entendre! D'intervalle à intervalle, un
+veilleur passe, un ancien soldat à la face large, à la grosse moustache
+noire. Il est engoncé dans un caban de drap brun et porte une lanterne
+sourde. Est-ce qu'il n'a pas peur la nuit, tout seul, le long des
+escaliers de pierre du lycée où le vent s'engouffre avec un bruit
+sinistre? Que je n'aimerais pas à en descendre les marches, dans ce
+frisson des ténèbres, de crainte d'y rencontrer un revenant! Je chasse
+cette nouvelle idée, mais vainement encore, et puis je songe... Où est
+celui qui a tué mon père? Est-ce d'épouvante, est-ce d'horreur que je
+frémis à cette question? Et je songe toujours... Sait-il que je suis
+ici? Et la panique m'affole, et je me demande si l'assassin ne serait
+pas capable de se déguiser en garçon de collège pour venir me frapper à
+mon tour? Je recommande mon âme à Dieu, et c'est sur ces affreuses
+pensées que je m'endors enfin, très tard, pour être réveillé en sursaut
+à cinq heures et demie du matin, la tête lassée, les nerfs tendus, ma
+pauvre âme malade, d'une maladie qui ne peut pas guérir.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Autres images.--Trois années se sont écoulées depuis le soir d'automne
+où une voiture de place nous a déposés, mon beau-père et moi, dans ce
+coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du
+collège. Je devais passer dans ce collège dix mois seulement, ceux que
+ma mère passerait, elle, en Italie. Oui, c'était un soir de l'automne de
+1866,--nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeuré interne dans
+ce lycée «où l'air est si bon, où je travaille si bien»,--ce sont les
+raisons que ma mère a données pour ne pas me reprendre chez elle; et la
+naïve femme est de bonne foi en répétant les phrases de M. Termonde.
+D'ailleurs ne m'a-t-elle pas consulté? N'ai-je pas répondu, moi aussi,
+que je préférais l'internat? Une expérience de quelques semaines de
+vacances, au retour de leur voyage, m'a démontré que mon coeur saignerait
+trop, à la voir aimer son mari comme elle l'aime. Mes yeux aigus
+d'enfant jaloux, et qui se souvient, surprennent trop de signes de ce
+sentiment. Elle passe, comme autrefois, ses blanches mains sur ma tête,
+pour me caresser, mais cette flatterie ne m'est plus douce depuis qu'une
+seconde alliance brille sur une de ces mains, et un jour arriva où cette
+seconde alliance y demeura seule! Du vivant de mon père, et lorsqu'il
+s'approchait d'elle pour l'embrasser, toujours elle avait un premier
+geste de défense, l'écartant de son bras, ou détournant la tête. Comme
+elle est soumise aujourd'hui et docile à poser cette même tête sur
+l'épaule de M. Termonde! Il la prend, sans qu'elle se défende, par cette
+taille qu'elle a gardée si souple. Il posé un baiser sur ce front qui ne
+se retire pas et que des boucles encadrent, au lieu des bandeaux qui
+plaisaient à mon père. Chacune de ces familiarités m'est une torture.
+Comment le devinerait-elle? Durant ces premières vacances, une
+après-midi que nous devions sortir et que la femme de chambre n'était
+pas là, M. Termonde lui a boutonné ses bottines de promenade. Je l'ai vu
+qui lui prenait le pied, après lui avoir ôté un petit soulier découvert,
+et qui mettait enfantinement un baiser sur ce pied chaussé d'un bas
+couleur pensée. J'ai subi un trop fort accès de rage lors de cette
+petite scène pour ne pas préférer le collège, qui ne me rappelle, du
+moins, ni le second mariage que je déteste, ni mon père si profondément
+oublié là où je voudrais tant que sa mémoire survécût. Et j'ai dit: Oui,
+au désir de mon beau-père; et j'ai gardé la tunique.
+
+Pourquoi cet hiver de 1869-1870 se représente-t-il à mon souvenir? Ce
+n'est pas qu'il ait été distingué par aucun événement nouveau; mais j'ai
+là devant les yeux une photographie de moi à cette date, et je retrouve,
+en la regardant, la trace plus vive de mon âme d'alors. Je m'apparais à
+moi-même comme une sorte de spectre rétrospectif, avec ma tête tondue,
+ma maigreur de garçon qui a trop grandi. C'était l'époque des
+conversations grossièrement libres, des lectures hâtives et
+désordonnées, de l'irréligion précoce et outrageante. Les visages de mes
+camarades me reviennent aussi dans le demi-jour de ce passé déjà si
+distant. Rocquain, plus blême que jamais avec son nez rouge d'acteur
+comique, chante des chansons de café-concert, fume des cigarettes dans
+des endroits inavouables, et collectionne des photographies
+d'actrices... Gervais, toujours brun et frisé, s'est passionné pour les
+courses; il y joue avec bonheur; il s'est réconcilié avec Leyreloup,
+«l'hérissé», comme nous l'appelons, et il lui a communiqué sa dangereuse
+manie. Ils organisent à eux deux des steeple-chases d'insectes, de
+chenilles et de tortues. Ils ont même imaginé une combinaison de paris à
+laquelle prennent part une dizaine d'entre nous. Le jeu consiste à
+placer devant un dictionnaire plusieurs morceaux de papier sur chacun
+desquels est inscrit un nom de cheval. On ouvre et on ferme le
+dictionnaire avec rapidité. Celui des morceaux de papier que ce petit
+coup de vent porte le plus loin a gagné le prix, et ceux qui ont parié
+sur lui se partagent les enjeux. L'immense Parizelle a grandi encore. À
+seize ans, il porte déjà la barbe et il a des maîtresses. Des
+sous-officiers d'artillerie, dont il a fait la connaissance, un jour que
+son correspondant l'avait laissé vagabonder seul dans le parc, l'ont
+mené dans un certain café dont il nous montre le chemin quand nous
+allons en promenade. Il nous décrit ce café par le menu, les vitres
+dépolies, la salle remplie de femmes habillées comme des bébés, avec des
+chemisettes toutes courtes, des bas de couleur, de hautes bottines à
+boutons dorés, et là-dedans un tapage, une gaieté, des chansons, des
+soldats debout qui boivent, d'autres assis qui ont pendu aux murs leur
+sabre et leur shako,--et les escaliers qui résonnent sous les grosses
+bottes de ceux qui descendent. Quant à moi, j'ai un nouvel ami, Joseph
+Dediot, qui m'a fait connaître quelques vers de Musset. Nous raffolons
+de ce poète. Dediot se trouve placé en classe à côté de Scelles, le fils
+du libraire, celui que nous avons surnommé Bel-OEil, parce qu'il est
+louche. Bel-OEil est paresseux comme un homard, et Dediot a passé avec
+lui le plus étrange marché. Dediot lui fait tous ses devoirs, et, en
+retour de chacun, Bel-OEil livre la copie de vingt vers de _Rolla_.
+Moyennant je ne sais combien de versions, de thèmes et de vers latins,
+mon ami s'est procuré tout le poème, et nous récitons avec frénésie:
+
+ _Ô Christ! je ne suis pas de ceux que la prière..._
+
+Et encore, appliquant ces vers à notre lycée dont les moeurs sont celles
+de tous les internats:
+
+ _.......Et la corruption_
+ _Y baise en plein soleil la prostitution._
+
+Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons à l'athéisme
+désespéré, comme Parizelle et Rocquain jouent à la débauche, Gervais au
+sport et au chic, d'autres à la politique et d'autres à l'amour. Le père
+Sorbelle, renvoyé du lycée, vient de publier un pamphlet où il se peint
+lui-même sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M.
+Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous décide à une
+conspiration qui n'aboutit pas. Nous voilà jouant aux révolutionnaires.
+L'étrange discipline que celle de ces infâmes collèges, où les
+adolescents gâtent leurs années d'innocence heureuse par la copie
+puérile et anticipée des passions dont ils souffriront réellement un
+jour;--tels les enfants qui doivent mourir à la guerre, et font les
+soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! Hélas! le jeu,
+pour moi, a fini trop vite.
+
+C'était pourtant mon home, l'endroit où je me sentais vraiment chez
+moi,--ce maussade collège avec ses cours stériles, ses études
+renfermées, son réfectoire empoisonné d'odeur de vaisselle, ses classes
+dont les pupitres étaient tatoués d'inscriptions au canif, ses dortoirs
+aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de
+l'hôpital, parce que là du moins je ne retrouvais pas la preuve
+incessante de mon double malheur. Je m'y détendais, après tout, dans la
+naïveté de mon âge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'idée fixe du
+meurtrier de mon père à découvrir et de mon beau-père à détester. Mes
+jours de sortie étaient pour moi des jours de supplice qui m'auraient
+fait appréhender avec terreur la fin de mes années de lycée, si je
+n'avais su qu'au lendemain de mon baccalauréat j'aurais ma fortune et
+que je pourrais m'adonner tout entier à la recherche qui devait être le
+but suprême de ma vie. Je m'étais juré d'atteindre, moi, ce mystérieux
+assassin que la justice n'avait pas découvert, et je trouvais dans cette
+résolution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une
+extraordinaire force morale. Cela ne m'empêchait pas de souffrir pour
+des vétilles, aussitôt que ces vétilles me devenaient des signes que
+j'étais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau présents les
+supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me
+conduire chez ma mère vient me chercher, ces dimanches-là, vers les huit
+heures, je reconnais à son sans-gêne que je ne suis plus le fils de la
+maison, l'enfant-roi auquel la servilité des gens tient à plaire.
+Celui-ci, cet infâme François Niquet, avec son menton rasé, son oeil
+insolent, ne lève pas son chapeau quand j'arrive au parloir où il
+m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de
+bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me
+demander la permission, et la fumée du tabac m'écoeure. Je mourrais
+plutôt que de lui faire une observation; car il m'est arrivé une fois de
+me plaindre du valet de chambre de mon beau-père, un méchant drôle à qui
+l'on a donné raison, et depuis lors j'ai décidé que jamais plus je ne
+m'exposerais à cet affront. D'ailleurs, j'ai déjà trop souffert, et
+souffrir, ainsi apprend à mépriser... Le train marche sans que j'échange
+cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour très fier et
+très difficile; mais par la même disposition d'esprit qui, tout enfant,
+me rendait boudeur, j'aime à déplaire à qui me déplaît... À travers ce
+silence et la fumerie du rustre, nous arrivons à la gare Montparnasse.
+Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons
+à pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues
+bordées de masures, d'hospices et de boutiques de bric-à-brac. Nous
+contournons l'église Saint-François-Xavier avec ses deux grêles tours,
+puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre
+hôtel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre
+créature de M. Termonde, et sa large face, où je lis une hostilité qui
+n'est sans doute qu'une entière indifférence. Mais tout se transforme
+pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au
+visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une
+belle et claire pièce inondée de soleil avec une fenêtre ouverte sur le
+jardin et une porte sur la chambre de ma mère. J'occupe maintenant une
+espèce de grand cabinet, au Nord, d'où j'ai pour unique vue un chantier
+de bois. Quand j'arrive à la maison par ces matins de dimanche, c'est là
+que je dois monter, en attendant que ma mère soit levée et puisse me
+recevoir. On ne s'est pas donné la peine d'allumer du feu; j'en demande,
+et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je
+m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon père, exilé
+aujourd'hui chez moi, après avoir si longtemps figuré sur un chevalet,
+drapé d'une étoffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois
+humide qui s'enflamme, âcre et forte, se mêle à la fade senteur de cette
+pièce que l'on n'a pas aérée de toute la semaine. J'ai là quelques
+minutes amères à passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon
+moral où je suis plongé, plus cruellement. Et ma mère vit, elle respire
+à quelques pas de moi,--et elle m'aime!
+
+Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse,
+je reconnais que mon caractère entra pour beaucoup dans le malentendu
+qui n'a pas cessé entre cette pauvre mère et moi. Oui, elle m'aimait et
+elle aimait en même temps son mari. C'était à moi de lui expliquer la
+sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son coeur et en
+mélangeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait
+épargné cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous
+rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de
+sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le déjeuner,
+elle attendait de moi un élan, une effusion, comment eût-elle su que la
+présence de son mari me paralysait, de même que jadis au moment de nos
+adieux, lors de son départ pour l'Italie? C'était un mystère
+inintelligible pour elle que cette incapacité absolue de montrer mon
+âme, cette atonie qui m'accablait aussitôt que nous n'étions plus seuls,
+elle et moi, moi et elle,--et nous ne l'étions jamais. Il n'est presque
+pas de visite à Versailles,--elle venait une fois la semaine, le
+mercredi,--durant laquelle mon beau-père ne l'ait accompagnée. Je ne lui
+ai pas écrit une lettre qu'elle ne l'ait montrée à son mari, comme elle
+faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et
+qu'elle devait dire: «André m'a écrit», puis tendre à cet homme la
+feuille de papier où je ne pouvais pas tracer une ligne sincère, émue,
+confiante,--à cause de cette idée que ses yeux, à lui, s'y poseraient.
+En ai-je déchiré de ces billets où j'essayais de lui raconter le détail
+des troubles parmi lesquels je vivais! Oui, j'aurais dû lui parler tout
+de même, m'expliquer un peu, confesser ma peine, ma folle jalousie, mon
+ombrageuse tristesse, le besoin d'avoir dans sa pensée un coin à moi
+seul, ne fût-ce qu'une pitié... et je n'osais pas. Une fatalité de ma
+nature voulait que je sentisse trop fortement la peine que je lui
+causerais en parlant, et je me trouvais incapable de la supporter. Les
+agitations diverses de mon coeur aboutissaient donc à un silence timide,
+à une gêne devant elle, qui la gagnait. Elle était, comme beaucoup de
+femmes, impuissante à comprendre un caractère différent du sien, une
+façon de sentir opposée à la sienne. Elle était heureuse dans son second
+mariage, elle aimait, elle était aimée. Elle avait rencontré dans M.
+Termonde un homme à qui elle avait tout donné de sa vie, et elle m'avait
+donné aussi, naïvement, généreusement. J'étais son fils, il lui semblait
+si naturel que celui qu'elle aimait aimât aussi son enfant. Et, de fait,
+M. Termonde n'avait-il pas été pour moi un protecteur vigilant,
+irréprochable? N'avait-il pas pris garde aux moindres détails de mon
+éducation? Sans doute il avait insisté pour que je fusse interne; mais
+j'avais été, moi aussi, de cet avis. Il m'avait choisi des maîtres de
+toutes choses: j'apprenais l'escrime, l'équitation, la danse, la
+musique, les langues étrangères. Il s'était occupé et il continuait à
+s'occuper des plus menus détails, depuis le cadeau du jour de l'an,
+qu'il me donnait magnifique, jusqu'au chiffre de ma pension de chaque
+jeudi, de «ma semaine», comme nous disions, qui atteignait le maximum
+permis par le règlement. Jamais cet homme, si naturellement impérieux,
+n'élevait la voix en me parlant. Il ne s'était plus une fois, depuis son
+mariage, départi avec moi d'une politesse parfaite où une femme
+amoureuse devait trouver la preuve du tact le plus exquis et de
+l'affection la plus dévouée... Formuler mes griefs contre mon beau-père?
+Eh bien! non, je ne le pouvais pas. Ils résidaient tous dans des nuances
+dont je n'aurais pas su articuler avec des mots l'expression juste, et
+je me taisais. Ce mutisme, mon absence de démonstrations à l'égard de
+mon beau-père, ma réserve avec elle, comment ma mère se serait-elle
+expliqué toutes ces singularités d'humeur, sinon par mon égoïsme et ma
+sécheresse? Elle me croyait, en effet, un enfant égoïste et sec; et moi,
+par une maladive disposition d'âme, je me sentais, en sa présence,
+devenir malgré moi celui qu'elle croyait. Je me contractais et me
+repliais comme un animal effarouché. Mais pourquoi ne m'épargnait-elle
+pas ces épreuves qui achevaient de nous aliéner l'un à l'autre? Dans ce
+revoir de chaque dimanche, pourquoi ne me ménageait-elle pas les cinq
+minutes de tête à tête qui m'eussent permis, non pas de lui parler, je
+n'en demandais pas tant, mais de l'embrasser, comme je l'aimais, avec
+tout mon coeur. J'arrivais dans cette espèce de petit atelier qu'elle
+avait transformé en un salon intime. J'en connaissais si bien les
+moindres recoins pour y avoir joué, à mon gré, quand j'étais le maître,
+le fils gâté dont chaque désir était un ordre. M. Termonde était là dans
+son costume de matin, qui fumait des cigarettes en lisant les journaux.
+Rien que le bruit du papier qu'il froissait, rien que le son de sa voix
+quand il me disait bonjour, rien que le contact de sa main dont il ne me
+donnait que le bout des doigts;--et je me ramassais sur moi-même. Mon
+antipathie était si forte que je ne me rappelle pas avoir jamais mangé
+de bon appétit, assis à une table où il se trouvait. Aussi les déjeuners
+et les dîners de ces dimanches portaient-ils mon malaise à son extrême.
+Ah! je haïssais tout de lui, et ses yeux bleus presque trop écartés
+qu'il fixait parfois, et qui d'autres fois roulaient un peu dans leurs
+orbites, et son front haut, avancé, précocement encadré de cheveux gris,
+et la finesse de son profil et la distinction de ses manières qui
+contrastaient avec la lourdeur de ma nature,--jusqu'à la cambrure de
+son pied dans sa bottine. Il me semble que, même à l'heure présente, je
+reconnaîtrais entre mille un vêtement porté par lui, tant je l'ai senti
+vivant, sous l'influence de cette aversion! Avec mon instinct d'enfant
+je comprenais si bien que cet homme mince, aux gestes félins, à la voix
+flatteuse, avec son aristocratie native et acquise, était le vrai mari
+de la créature gracieuse, parée et presque idéale à qui je ressemblais
+aussi peu, moi son fils, que lui avait ressemblé mon pauvre père.--Dieu!
+la sensation amère!
+
+De ces abîmes de silence où je roulais par ces jours tristes de mes
+sorties, avec quel intérêt passionné je suivais les conversations qui se
+tenaient devant moi, surtout durant les déjeuners et les dîners que nous
+prenions à d'autres heures que du vivant de mon père, dans la salle à
+manger meublée à nouveau comme tout l'hôtel! Et cette nouveauté
+d'ameublement était bien le symbole de la nouveauté de la vie de ma
+mère. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait traversé la
+diplomatie, se trouvait avoir conservé des relations toutes différentes
+de celles qui étaient les nôtres autrefois. Ma mère et lui étaient
+lancés dans cette société cosmopolite et mêlée que dès lors on appelait
+la société élégante. Qu'étaient devenus les habitués des rares soirées
+que mon père donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre
+personnes à dîner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et
+les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien
+ministre du roi Louis-Philippe, rentré au barreau, était l'oracle de ce
+cercle. On mangeait à six heures et demie ces jours-là au lieu de sept
+heures, parce que le vieil homme d'État se retirait à dix heures. Dans
+ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au théâtre était un
+événement et un bal faisait époque. Du moins les choses se
+représentaient ainsi à mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil
+homme d'État ne venait plus, ni Mme Largeyx, la veuve de l'ingénieur
+que mon père citait toujours comme modèle à maman, et celle-ci appelait
+plaisamment la vieille dame «ma belle-mère». Maintenant, mon beau-père
+et ma mère sortaient presque chaque soir. Ils avaient des chevaux et
+plusieurs voitures, au lieu du coupé loué au mois dont se contentait la
+femme de l'avocat en renom. Les hommes que je voyais venir après le
+repas, les femmes que je rencontrais à six heures chez ma mère avaient
+comme un air si jeune, si fringant. Il n'était question que de
+divertissements, de comédies nouvelles et de bals costumés, de courses
+et de toilettes. Mon père, imprégné des idées de la monarchie de
+Juillet, comme l'ancien ministre son maître, parlait jadis avec sévérité
+du régime impérial. Maintenant ma mère était invitée aux grandes
+réceptions des Tuileries. Comment aurais-je osé l'entretenir des
+pauvretés de ma vie de collège qui me paraissaient si mesquines en
+regard de sa brillante et opulente existence? Jadis, quand je suivais
+les cours de Bonaparte, je lui racontais par le menu les moindres faits
+et gestes de mes camarades. J'aurais presque eu honte aujourd'hui de
+l'ennuyer avec Rocquain, Gervais, Leyreloup et les autres. Il me
+semblait qu'elle ne pourrait jamais s'intéresser à l'histoire, pour moi
+tragique, de Joseph Dediot, lequel venait d'être trahi par sa cousine
+Cécile. Malgré des boucles de cheveux données, un bouquet de roses
+accepté, un baiser surpris et rendu, cette infidèle avait épousé un
+pharmacien d'Avranches. Dediot écrivit même sur son infortune deux
+poèmes, dont l'un, à moi dédié, commençait par ce vers:
+
+ _Sèche ton coeur, André, ne sois jamais aimant..._
+
+Comment aurais-je parlé de ce petit monde, avec ses petits intérêts, ses
+petites passions, à une femme qui dînait chez la duchesse d'Arcole, qui
+avait pour amies intimes une maréchale, deux marquises, et dont les
+fêtes étaient racontées dans les journaux? Ma mère était à présent la
+belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplacé son nom
+d'autrefois, que je me trouvais presque le seul à me souvenir qu'elle
+était aussi la veuve de M. Cornélis,--celui dont les mêmes journaux
+avaient détaillé autrefois la fin sinistre.--Elle-même l'avait-elle
+oublié? Se le rappelait-elle?...
+
+«L'oubli? Est-ce donc là vraiment la loi du monde?...» me demandais-je
+avec la révolte d'un coeur tout jeune et qui n'admet pas les compromis
+inévitables du sentiment.--Et je me répondais que non. Il y avait une
+personne qui se souvenait, autant que moi,--une personne pour laquelle
+la mort tragique de mon père continuait d'être un cauchemar,--une
+personne à qui je pouvais dire toute ma pensée et toute ma
+douleur,--c'était ma bonne et douce tante. Chez elle du moins, rien
+n'avait bougé des tendresses d'autrefois. Quand je me rendais à
+Compiègne, chaque mois d'août, pour y passer une partie de mes
+vacances, je retrouvais toute chose à sa place, et dans la maison de la
+vieille fille et dans son coeur. Elle avait consenti à rester en
+relations suivies avec maman,--parce que cela valait mieux pour moi, je
+le sentais bien,--et elle dînait boulevard de Latour-Maubourg trois ou
+quatre fois par an. Chère tante Louise! Qu'elle avait de complaisance à
+m'écouter me plaindre enfantinement, et toujours elle me renvoyait
+adouci, presque calmé, plus indulgent pour ma mère et convaincu que
+j'avais tort de juger M. Termonde comme je le faisais. Pourtant je ne
+lui disais pas mes représailles contre l'homme que j'accusais de m'avoir
+volé le coeur de maman. Il m'était arrivé, de très bonne heure, de
+surprendre, chez mon beau-père, des signes d'antipathie pareils à ceux
+que je constatais en moi. Lorsque j'entrais au salon un peu brusquement
+et qu'il soutenait une conversation soit avec ma mère, soit avec un de
+ses amis, ma présence suffisait pour faire subir à sa voix une légère
+altération, imperceptible peut-être à un autre; mais elle ne m'échappait
+guère à moi qui, de mon côté, sentais ma gorge se serrer, mes lèvres
+trembler, ma poitrine se contracter. Je n'aurais pas été l'adolescent
+réfléchi et rancunier d'alors, si je n'avais pas songé à utiliser au
+profit de ma haine cet étrange pouvoir de troubler cet homme exécré. Mon
+procédé consistait à lui infliger cette sensation aiguë de ma présence
+en me taisant et en le poursuivant de mes regards. Si maître de lui
+fût-il, jamais je n'ai fixé ainsi mes yeux sur lui du fond d'une
+chambre, sans qu'à un moment il ne tournât, lui aussi, les yeux vers
+moi. Ses prunelles alors fuyaient les miennes; il continuait à causer,
+puis, comme malgré lui, me regardait encore; nos yeux se croisaient et
+les siens se dérobaient de nouveau. À un pli qui se formait sur son
+front, je comprenais qu'il était sur le point de me défendre de le
+regarder de la sorte. Puis il se domptait, et quelquefois quittait la
+pièce. Cette sorte de renonciation à toute lutte avec moi était un parti
+pris chez lui, je le devinais, car je le savais de nature très énergique
+et surtout incapable de supporter qu'on le bravât. Il aimait à raconter
+ce trait de sa jeunesse qu'il avait, attaché d'ambassade à Madrid, et
+sur le défi d'un jeune Espagnol, tué un taureau dans une course
+d'amateurs. Il devait terriblement en coûter à son orgueil de me
+permettre la silencieuse insolence de mes yeux, mais il me la
+permettait, et moi je n'avouais pas ce puéril triomphe à ma tante
+Louise. Il faut tout dire, j'étais un enfant malheureux; je me savais
+tel, et j'aimais à ne rien diminuer de mon malheur en le lui racontant,
+à l'exagérer plutôt, pour avoir cette tendre sympathie qui émanait
+d'elle et me caressait le coeur. Parfois aussi je lui parlais de mon
+serment intime, de cette promesse solennelle que je m'étais faite de
+découvrir l'assassin de mon père et de m'en venger, et elle me mettait
+la main sur la bouche. Elle était pieuse et me répétait les mots de
+l'Évangile: «Il faut laisser à Dieu le soin de punir, disait-elle, ses
+volontés sont impénétrables...» Elle reprenait: «Souviens-toi des
+phrases sacrées: Pardonnez, on vous pardonnera... ne dites jamais oeil
+pour oeil, dent pour dent... Ah! chasse de ton coeur la haine, même
+celle-là...» Et elle avait dans les yeux des larmes!
+
+
+
+
+VII
+
+
+Pauvre tante! Elle me croyait l'âme plus forte que je ne l'avais. Il
+n'était pas besoin de ses conseils pour empêcher que je ne me consumasse
+tout entier à suivre ce désir de vengeance qui avait été l'étoile fixe
+de ma première jeunesse, le phare couleur de sang allumé dans ma nuit!
+Ah! les résolutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec
+nous-mêmes, le rêve de consacrer notre énergie à un unique but et qui ne
+change pas,--la vie se charge de balayer tout cela, pêle-mêle avec les
+généreuses illusions, les enthousiasmes naïfs, les nobles espoirs. Entre
+le garçon de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'étais en 1870,
+et le jeune homme que je me trouvais être en 1878, huit années seulement
+plus tard, quelle différence, quelle diminution déjà!... Et dire que
+sans des hasards, si impossibles à prévoir, je le serais encore, ce
+jeune homme, dont j'ai là, tandis que j'écris, le portrait accroché
+au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regardèrent
+ce portrait au Salon de cette année-là, parmi tant d'autres, n'ont pas
+soupçonné qu'il représentait le fils d'un père assassiné si
+tragiquement. Je la regarde, à mon tour, cette image banale d'un
+Parisien banal, avec son teint pâli par les veilles imbéciles, avec ses
+yeux où aucune forte volonté n'allume son éclair, avec ses cheveux
+coupés à la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure étonné
+moi-même de songer que j'aie pu vivre comme je vivais à cette époque-là.
+Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frappé mon enfance et les tout
+derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne
+s'était-elle pas écoulée, si vulgaire, si terne, si pareille à celle du
+premier venu? Notons-en les simples étapes.--Dans la seconde moitié de
+1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend à Compiègne, où je suis en
+vacances auprès de ma tante. Mon beau-père et ma mère passent le siège
+à Paris, moi je travaille chez un vieux prêtre de la petite ville, celui
+qui a fait faire à mon père sa première communion. Dans l'automne de
+1871, je rentre à Versailles en rhétorique. En 1873, au mois d'août, je
+suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an à Angers
+et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel était le père de
+mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon
+beau-père, on m'émancipe. C'était le moment où je devais commencer mon
+oeuvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas
+accompli cette vengeance qui avait été le tragique roman et comme la
+religion de mon âme d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,--et je m'en
+occupais plus.
+
+Cette indifférence me faisait honte, quand j'y songeais,--cruellement.
+Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne résultait pas tant de la
+faiblesse de ma nature, que de causes étrangères à moi qui eussent agi
+de même sur tout jeune homme placé dans ma situation. Dès l'abord et
+quand je m'attaquai à ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa
+devant moi, infranchissable. Il est aussi aisé que sublime de
+s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas
+m'arrêter avant d'avoir puni le coupable. Dans la réalité, on n'agit
+jamais que par détails, et que pouvais-je? Il me fallait procéder comme
+la justice, recommencer l'enquête qu'elle avait poussée jusqu'à son
+extrémité sans rien découvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction,
+maintenant conseiller à la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'était un
+homme de cinquante ans, aux moeurs très simples, qui habitait, dans l'île
+Saint-Louis, le premier étage d'une antique maison d'où la vue
+s'étendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince à cet
+endroit comme un canal. M. Massol, c'était son nom, voulut bien se
+prêter à reprendre avec moi l'analyse des données fournies par
+l'instruction...--Sur la personnalité de l'assassin, aucun doute, non
+plus que sur l'heure du crime. Mon père avait été tué entre midi et demi
+et deux heures, sans lutte, par ce personnage à haute taille, à larges
+épaules, dont les extraordinaires déguisements annonçaient, d'après le
+magistrat, un «amateur». L'excès de complication est toujours une
+imprudence, car elle multiplie les chances d'insuccès. L'assassin
+s'était-il grimé parce que mon père le connaissait? «Non, répondait M.
+Massol, car M. Cornélis, très observateur et qui, en outre, était sur
+ses gardes, ainsi que l'attestent ses dernières paroles quand il vous a
+quittés, l'aurait reconnu à la voix, au regard et à l'attitude. On ne
+change ni sa taille ni sa carrure comme son visage...» M. Massol
+expliquait, lui, ce déguisement par le simple désir de gagner du temps
+pour sortir de France, au cas où le cadavre eût été découvert le jour
+même. En admettant qu'on eût télégraphié de tous côtés le signalement
+d'un homme très brun, à barbe très noire, l'assassin, débarbouillé de
+son maquillage, débarrassé de sa perruque et de cette barbe, habillé
+d'autres vêtements, passait la frontière sans être même soupçonné.
+D'après cette induction et une autre encore, le faux Rochdale habitait
+l'étranger. Il avait parlé anglais à l'hôtel, et les gens l'avaient pris
+réellement pour un Américain. Cela supposait ou qu'il appartenait à ce
+pays, ou qu'il y séjournait d'habitude. En outre, les quelques notes
+données par lui à mon père témoignaient d'une connaissance très précise
+des procédés d'affaires pratiqués aux États-Unis. Donc un étranger,
+Américain ou Anglais, peut-être un Français établi en Amérique, voilà
+pour le criminel. Quant au mobile d'un crime aussi compliqué, il était
+difficile d'admettre que ce fût le vol. «Et cependant, faisait observer
+le juge d'instruction, nous ne savons pas ce que contenait le
+portefeuille emporté par l'assassin... Mais, ajoutait-il, ce qui me
+paraît détruire l'hypothèse du vol, c'est le soin que le faux Rochdale a
+pris de dépouiller le mort de sa montre en lui laissant au doigt un
+diamant qui valait plus que la montre... J'en conclus que ç'a été là une
+simple précaution pour dépister la police. Je suppose, moi, que cet
+homme a tué M. Cornélis par vengeance...» Et l'ancien juge d'instruction
+me citait quelques exemples singuliers des ressentiments qui poursuivent
+soit des médecins légistes, soit des procureurs de la république, soit
+des présidents d'assises. Il concluait que dans sa vie d'avocat, au
+palais, mon père pouvait avoir excité une de ces persistantes et féroces
+rancunes. Il avait gagné force procès importants; il devait avoir eu
+pour ennemis ceux contre lesquels s'était exercé son talent. Qu'un de
+ceux-là, ruiné par la suite, lui eût attribué sa ruine, et c'était de
+quoi expliquer tout l'appareil de cette vengeance. M. Massol me faisait
+observer que l'assassin, étranger ou non, était connu à Paris. Comment
+rendre compte sans cela du soin que cet homme avait pris de ne pas se
+montrer dans la rue? On avait retrouvé la trace de son premier séjour,
+fait à Paris à l'époque de la livraison de la perruque et de la barbe.
+Cette fois-là, il était descendu rue d'Aboukir, dans un petit hôtel où
+il s'était inscrit sous le nom de Rochester, et il ne sortait jamais
+qu'en fiacre. «Remarquez aussi, disait le juge, qu'il a gardé la chambre
+la veille et le matin du jour où M. Cornélis a été tué. Il a déjeuné
+dans son appartement, comme il y avait déjeuné et dîné la veille, tandis
+qu'à Londres et quand il habitait l'hôtel où votre père lui adressait
+ses premières lettres, il allait et venait sans précautions aucunes...»
+Et c'était tout. Trois adresses d'hôtel, de quoi suivre une piste
+psychologique, si l'on peut dire, voilà quels pauvres détails
+fournissait la sagacité du magistrat, que j'écoutais avec passion. Puis
+il s'arrêtait. Avec ses yeux futés qui luisaient, tout clairs, dans son
+visage presque poupin, il avait une expression de finesse extrême.
+Toujours bien rasé, de langage mesuré, tout ensemble froid, complaisant
+et doux, on devinait, à le voir, un de ces esprits équilibrés et
+méthodiques dont la force professionnelle doit être très grande. Il
+avouait n'avoir rien pu découvrir dans une analyse très minutieuse de
+toute la situation présente de mon père, non plus que dans son passé.
+«Ah! c'est une affaire à laquelle j'ai beaucoup songé,» disait-il, et il
+ajoutait qu'avant de quitter son cabinet de juge d'instruction en 1872
+il avait repris le dossier resté entre ses mains. Il avait interrogé de
+nouveau le concierge de l'hôtel impérial et quelques autres personnes.
+Depuis qu'il était conseiller à la cour, il avait cru pouvoir indiquer
+une piste à son successeur, un vol commis par un Anglais soigneusement
+grimé lui avait fait croire à une identité entre ce voleur et le
+prétendu Rochdale. Puis rien. «Ces actes ont eu du moins cet avantage,
+insistait-il, d'interrompre la prescription...» Je le consultais alors
+sur la durée du temps qui me restait pour chercher de mon côté. Le
+dernier acte d'instruction était de 1873. J'avais donc jusqu'en 1883
+pour découvrir le coupable et le livrer à la vindicte publique... Quelle
+folie! dix années avaient déjà passé depuis le crime, et tout seul, moi,
+chétif, sans les ressources énormes dont dispose la police, j'avais la
+prétention de triompher, là où un fureteur de cette habileté avait
+échoué! J'essayai néanmoins. C'est à cette date que je me crus très
+perspicace en nouant des relations avec l'ancienne maîtresse de mon
+père, cette femme mariée dans les yeux de laquelle je lus tant de pitié
+pour moi et un tel reflet d'anciennes tendresses. À cette date aussi, je
+me plongeai dans la lecture de tous les papiers du mort. Ma mère en
+avait confié la garde à mon beau-père, avec cette tendresse absolue pour
+lui qui me faisait tant souffrir. Hélas! pourquoi aurait-elle compris
+sur ce point, plus que sur les autres, les susceptibilités de mon coeur
+qui répugnait si profondément à ces confusions de sa vie passée avec sa
+vie présente? M. Termonde avait du moins respecté scrupuleusement ces
+paquets de feuilles jaunies, où je trouvai de tout, depuis des projets
+de Société jusqu'à des lettres intimes, et, parmi ces lettres, un
+certain nombre étaient de M. Termonde lui-même et me prouvaient quelle
+amitié avait uni autrefois le second mari de ma mère au premier. Est-ce
+que je ne le savais pas et pourquoi en souffrir? Et rien toujours, aucun
+indice qui me mît sur la voie même d'un soupçon... J'évoquais l'image de
+mon père vivant, telle qu'elle m'était apparue pour la dernière fois; je
+l'entendais répondant à la question de M. Termonde, dans la salle à
+manger de la rue Tronchet, et parlant de celui qui l'attendait pour le
+tuer: «un singulier homme et que je ne suis pas fâché de voir de plus
+près»... Et il était sorti, et il avait marché vers la mort, tandis que
+je jouais dans le petit salon, que ma mère travaillait en causant avec
+l'ami qui devait être un jour son maître et le mien. Quel spectacle
+d'intimité,--tandis que là-bas!... Ne saurais-je donc jamais le mot de
+cette énigme sanglante? Mais où aller? Que faire? À quelle porte
+frapper?
+
+En même temps que ce sentiment de l'impossible décourageait mon effort,
+les facilités soudaines de ma nouvelle existence contribuaient à
+détendre en moi le ressort de la volonté. Durant mes années de collège,
+les souffrances de la jalousie conçue à l'égard de mon beau-père, les
+déceptions de mes tendresses comprimées, la médiocrité, la pauvreté des
+choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu
+l'ardeur inquiète de mon coeur. Cela aussi avait changé. Certes, je
+continuais à aimer profondément, douloureusement ma mère, mais sans plus
+lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place
+unique, mon asile à part dans sa tendresse. J'acceptais son caractère au
+lieu de me révolter là contre. Je n'avais pas cessé non plus de tenir
+mon beau-père en une sombre antipathie, mais je ne le haïssais plus
+avec la même violence. Ses procédés avec moi depuis ma sortie du collège
+avaient été irréprochables. De même qu'il s'était fait, durant mon
+enfance, un point d'honneur de ne jamais élever la voix en me parlant,
+il semblait qu'il se piquât de n'intervenir en rien dans la direction de
+ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalauréat passé, je déclarai que je
+ne voulais suivre aucune carrière, sans en donner de raison,--en réalité
+pour me dévouer tout entier à l'idée fixe de mon oeuvre de justice,--il
+ne trouva pas un mot de critique pour cette étrange résolution. Ce fut
+lui qui la fit admettre par ma mère, lui encore qui voulut qu'on
+m'émancipât. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma
+mère, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-père, son co-tuteur,
+s'étaient entendus pour ne pas toucher à mes revenus durant toute mon
+éducation; ces revenus s'étaient capitalisés et j'héritai, non pas de
+sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si pénible
+que me fût l'obligation de la reconnaissance envers celui que je
+considérais depuis des années comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il
+agissait envers moi en très galant homme. Il n'existait aucune
+contradiction, je le sentais trop, entre cette délicatesse de procédés
+et la dureté avec laquelle il m'avait interné au collège et comme
+relégué en exil. Pourvu que je renonçasse à me mettre en tiers entre lui
+et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite
+courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle.
+Il voulait régner tout entier sur le coeur et sur la vie de celle qui
+portait son nom. Comment aurais-je lutté contre lui? Comment aussi
+l'aurais-je blâmé, puisque je comprenais si bien qu'à sa place et jaloux
+comme j'étais, ma conduite eût été pareille?... Je cédai donc par
+impuissance à combattre une tendresse qui rendait ma mère heureuse, par
+dégoût de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et
+lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte à ma tâche de
+justicier, une fois libre. Moi-même je demandai qu'on me laissât quitter
+la maison, de sorte qu'à dix-neuf ans j'avais mon indépendance absolue,
+un appartement à moi, que je choisis avenue Montaigne, tout près du
+rond-point des Champs-Élysées, plus de cinquante mille francs de rente,
+une porte ouverte dans chacun des salons que fréquentait ma mère, et une
+porte ouverte aussi dans tous les endroits où l'on s'amuse. Comment
+aurais-je résisté aux entraînements qu'une pareille situation comporte?
+
+Oui, j'avais rêvé d'être le Vengeur, le Justicier, et je me laissai
+rouler presque aussitôt par le tourbillon de cette vie de plaisir dont
+ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur.
+C'est une existence futile et dévorante qui vous déchiquette vos heures
+comme elle vous déchiquette l'âme, qui met en charpie fil par fil
+l'étoffe irréparable du temps et l'étoffe plus précieuse encore de notre
+énergie. Je me trouvais, par rapport à ma besogne de vengeur, incapable
+d'agir immédiatement--à quoi et à qui m'attaquer?--Je m'abandonnai donc
+à toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du
+mouvement, et bientôt les journées se précipitèrent, les unes après les
+autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les élégants
+de métier, comme un code de devoirs à remplir. Avec la promenade au Bois
+le matin, les visites dans l'après-midi, les dîners en ville, les
+parties de théâtre, et, après minuit, les séances de jeu au cercle ou de
+débauche, ailleurs,--comment trouver le loisir de suivre un projet?
+J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule où du moins le
+fond d'idées tragiques sur lequel je vivais, malgré tout, me servit à
+bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais
+séduite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'étais
+amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, établie à Paris.
+Celle-là était, elle est encore une de ces illustres comédiennes du
+monde, qui emploient à s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins
+récompensés, toutes les séductions du luxe, de l'esprit et de la beauté,
+sans une rêverie dans la tête, sans une émotion dans le coeur, avec les
+plus adorables dehors des plus délicates rêveries et des plus fines
+émotions. Je menai cette existence d'esclave attaché aux caprices d'une
+coquette sans âme pendant six mois environ. Je me consolai des faussetés
+de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue.
+Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne
+vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont
+intolérables de mensonge, de prétention et de vanité; les autres de
+vulgarité, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces
+liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de
+la misère de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que
+pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent à gagner sans
+travail. Il y avait en moi quelque chose d'effréné à la fois et de
+dégoûté qui me poussait à outrer tout ensemble et à flétrir mes
+sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner entièrement
+à aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon
+être, le souvenir de mon père, qui m'empoisonnait toutes mes pensées,
+comme à leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je
+traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'où
+j'étais sorti à sept heures, habillé comme à Londres, en cravate
+blanche, en petits souliers, un bouquet à la boutonnière de mon frac,
+mon portefeuille bourré de billets de banque, je regardais le ciel de la
+nuit, les nuages qui couraient sur les étoiles, la froide et pâle lune,
+les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une
+émotion inexprimable s'éveillait en moi qui me faisait sentir que toute
+existence est un rêve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon
+esprit malade. C'était si étrange que je vécusse, moi, comme je vivais,
+et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi
+intime! Une destinée pesait-elle donc sur moi, pauvre être, comme sur
+l'univers entier? «Qu'elle me pousse,» me disais-je, et je me livrais à
+elle. Je me couchais sur des idées de philosophie noire, et je me
+réveillais pour continuer une existence sans dignité, dans laquelle je
+perdais, avec ma force d'exécuter mon programme de réparation envers le
+fantôme qui hantait mes songes, toute estime propre et toute conscience.
+Qui m'aurait aidé à remonter le courant?... Ma mère? Elle ne voyait de
+cette vie que son décor mondain, et elle se félicitait que je me fusse,
+comme elle disait, désauvagé.... Mon beau-père? Mais il avait,
+volontairement ou non, favorisé tout ce désordre. Ne m'avait-il pas
+rendu maître de ma fortune à l'âge le plus dangereux? N'avait-il pas
+aidé, aussitôt l'âge venu, à mon admission dans les cercles dont il
+était membre? N'avait-il pas facilité de toutes manières mon entrée dans
+le monde?... Ma tante? Oui, ma tante souffrait de mon genre de vie. Et
+cependant n'aimait-elle pas mieux que j'oubliasse du moins les sinistres
+résolutions de haine qui l'avaient toujours épouvantée? Et puis je ne la
+voyais guère. Mes voyages à Compiègne se faisaient rares. J'étais à
+l'âge où l'on trouve toujours du temps pour ses plaisirs, où l'on n'en
+trouve pas pour les devoirs qui vous tiennent le plus au coeur... S'il y
+avait quelqu'un dont la voix s'élevât sans cesse contre la dissipation
+de mon énergie dans de vulgaires plaisirs, c'était celle du mort qui
+gisait sous terre, sans vengeance; cette voix montait, montait sans
+cesse des profondeurs de toutes mes rêveries, mais je m'habituais à ne
+plus lui répondre. Était-ce ma faute si tout conspirait à paralyser ma
+volonté, depuis les plus importantes des circonstances jusqu'aux plus
+petites?--Et je m'alanguissais dans une torpeur douloureuse que ne
+distrayait même pas le remue-ménage de mes fausses passions et de mes
+faux-plaisirs.
+
+Un coup de foudre me réveilla de ce lâche sommeil de ma volonté. Ma
+tante Louise fut frappée d'une attaque de paralysie. C'était vers la fin
+de cette morne année de 1878, au mois de décembre. J'étais rentré le
+soir, ou plutôt le matin, après avoir gagné au jeu quelques milliers de
+francs. Des lettres m'attendaient et une dépêche. Je déchirai
+l'enveloppe bleue en chantonnant un air à la mode, une cigarette aux
+lèvres, et sans me douter que j'allais apprendre un événement qui
+deviendrait, après la mort de mon père et le second mariage de ma mère,
+la troisième grande date de ma vie. Le télégramme, signé du nom de
+Julie, mon ancienne bonne, m'annonçait la maladie soudaine de ma tante
+et me demandait de venir aussitôt, bien qu'on espérât la sauver. Un
+détail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais
+reçu de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle
+la pauvre se plaignait, à son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre
+de réponse, à moi, était là, sur ma table de travail, à demi-écrite. Je
+ne l'avais pas achevée. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut
+rien moins que l'arrivée de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous
+faire comprendre que nous devons nous hâter de bien aimer ceux que nous
+aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent à jamais, avant que
+nous ne les ayons assez aimés. À l'anxiété que me causa le danger où se
+trouvait la chère vieille fille se mélangea le remords de ne pas lui
+avoir témoigné assez combien elle m'était chère. Il était deux heures du
+matin, le premier train pour Compiègne partait à six heures, elle
+pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes
+d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume
+extrême, tous mes torts envers cette soeur unique de mon père, ma seule
+vraie parente! La possibilité d'une irréparable séparation me faisait
+me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon,
+tandis que je traversais, à la triste clarté d'une aube d'hiver, le
+paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant
+chaque détail, le collégien qui allait là-bas, le coeur débordant de
+tendresses inépanchées, le cerveau chargé du poids d'une redoutable
+mission. Je devançais en pensée le train si lent à mon gré. J'évoquais
+ce visage aimé, si simple et si loyal, cette bouche aux lèvres un peu
+fortes, ces yeux doublés de tant de bonté, que cernaient des paupières
+plissées, machurées, comme rongées par les larmes, ces bandeaux
+grisonnants. Dans quel état la reverrais-je? Peut-être si cette nuit de
+repentir, cette angoisse, tout ce trouble intérieur n'avaient pas tendu
+mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-être n'aurais-je
+pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui
+m'assaillirent, qui me rendirent capable de désobéir à la mourante...
+Mais comment regretter cette désobéissance, qui seule m'a mis sur la
+voie de la vérité?--Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce
+que j'ai fait.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+La vieille Julie m'attendait à la gare; elle n'y voyait presque plus
+clair à présent, elle était bien cassée, bien usée, avec sa face plus
+plate et plus ridée encore, ses lèvres plus rentrées; mais elle était
+toujours la bonne, la fidèle Julie, qui continuait à me dire: tu, comme
+au temps où elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque
+soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgré ses mauvais yeux de
+soixante-dix ans, elle me reconnut aussitôt que je descendis de vagon,
+et elle commença de me parler, comme elle faisait d'habitude,
+interminablement, aussitôt que nous fûmes montés dans le coupé de
+louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine
+enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture,
+les coussins de cuir jaunâtre et le cocher que j'avais toujours vu au
+service du loueur, un petit homme à figure guillerette avec des yeux
+clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce
+matin-là.
+
+--C'est hier que ça l'a prise, me racontait Julie, tandis que le
+véhicule dévalait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, ça devait
+arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des
+semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle
+furetait, elle soupçonnait. Elle avait les idées tournées, quoi?....
+Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous
+lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-même... Oui,
+moi aussi... Elle descendait à la cave, tous les jours, compter les
+bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le
+lendemain, elle retrouvait le même compte et elle soutenait que ce
+n'était pas le même papier, elle reniait sa propre écriture... Je
+voulais te dire cela quand tu es venu la dernière fois, je n'ai pas osé,
+j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'était des
+gyries, qu'elle était lunée, que ça passerait... Enfin, hier, je
+descends à l'heure du dîner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait
+bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, même malade... Je ne la
+trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'à ce
+que ce dernier a eu l'idée de lâcher le chien, qui nous a conduits droit
+au bûcher. Nous la voyons là, tombée de son long à terre... Elle était
+allée sans doute vérifier le bois. Nous la relevons, la pauvre chère
+demoiselle. Sa bouche était toute tirée de travers, elle avait un côté
+qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit à parler... Alors nous l'avons
+crue folle. C'étaient des mots sans suite que nous ne comprenions pas.
+Mais le docteur prétend qu'elle a toute sa tête, seulement qu'elle dit
+une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui obéisse
+pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des épingles; je lui
+en apporte, elle se fâche. Croirais-tu que c'était l'heure qu'elle
+voulait savoir? Enfin à force de la questionner, et par ses oui et par
+ses non, qu'elle exprime avec sa main restée bonne, comme cela, je la
+devine... Si tu savais comme elle était agitée cette nuit à cause de
+toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononcé ton nom, ses yeux ont brillé.
+Elle répète des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle
+t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les idées qu'elle
+se forgeait par rapport à ton pauvre père. Les dernières semaines, elle
+ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:--Pourvu qu'on ne tue pas
+aussi André, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si
+doux...--et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la
+contrepointais:--Qui voulez-vous qui cherche du mal à Monsieur André,
+lui demandais-je?--Alors elle s'écartait de moi avec une défiance qui me
+faisait gros coeur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa tête...
+Le docteur a dit qu'elle se croyait persécutée, que c'était une manie;
+il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut
+guérir...
+
+J'écoutais le bavardage de Julie et je ne répondais pas. Que ma tante
+Louise eût un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait
+guère, après les chagrins qu'elle avait traversés, et je m'expliquais
+ainsi bien des singularités que j'avais observées dans son attitude
+envers moi, lors de mes dernières visites. Elle m'avait stupéfié en me
+réclamant un des livres de mon père que je n'avais jamais songé à
+emporter. «Rends-le-moi...» m'avait-elle dit, avec une telle insistance
+que je m'étais mis à la recherche du livre. J'avais fini par le
+découvrir sous une pile d'autres, comme caché à dessein dans le bas
+d'une armoire. Les phrases prolixes de Julie ne faisaient que m'éclairer
+sur la triste cause de ce qui m'avait semblé une bizarrerie de vieille
+fille minutieuse et solitaire. En revanche, ce que je ne pouvais prendre
+avec autant de philosophie que faisait mon ancienne bonne, c'étaient les
+idées de ma tante sur la mort de mon père. Quelles idées? Il m'était
+arrivé plusieurs fois, au cours de conversations avec elle, de sentir
+vaguement qu'elle ne m'ouvrait pas tout son coeur. L'obstination qu'elle
+avait mise à combattre mes projets d'enquête personnelle pouvait
+provenir de sa piété, qui répugnait à toute volonté de vengeance. Mais
+cette piété entrait-elle seule en cause? L'inquiétude qu'elle m'avait si
+souvent montrée à l'endroit de ma sécurité, allant jusqu'à me supplier
+de m'armer le soir, de ne pas monter en chemin de fer dans les
+compartiments vides, et autres conseils semblables, cette pusillanimité
+dans le souci de ma personne avait sans doute pour principe une
+exaltation morbide; mais aussi ces terreurs pouvaient reposer sur un
+fondement moins vague que je ne l'imaginais. Aussi remarquai-je avec une
+certaine appréhension que ces craintes étranges avaient reparu plus
+fortes encore aussitôt qu'elle avait cessé de dominer entièrement son
+esprit.--«Allons! me dis-je, lui ressemblerais-je? Est-ce que ces idées
+fixes ne sont pas naturelles chez une personne dont le cerveau est
+travaillé par la manie des persécutions et qui a perdu un frère adoré
+dans des circonstances aussi mystérieuses que tragiques?» En écoutant
+Julie et raisonnant ainsi presque malgré moi, nous arrivâmes devant la
+maison de ma tante,--vraie maison de drame et de malheur, par ce matin
+de décembre, avec la ligne sinistre de la forêt dépouillée sur
+l'horizon, avec les nuages qui voûtaient de gris le ciel tout bas, avec
+la solitude de ce coin de petite ville qu'enveloppait le plus triste des
+silences, celui de la campagne en hiver. Le chien bondit au devant de
+moi quand je descendis de voiture, un grand terre-neuve, noir et blanc,
+que j'avais par plaisanterie, et au scandale de ma tante Louise,
+surnommé Don Juan. Je le repoussai presque avec dureté, tant j'avais le
+coeur serré à l'idée de l'état où j'allais retrouver la malheureuse
+femme, et je gravis trois par trois les marches de l'escalier qui
+conduisait à sa chambre.
+
+Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arrêta d'un
+geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je
+vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une bergère
+au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tournée du côté
+du mur, au fond du vieux lit à colonnes droites qui avait été celui de
+ma grand'mère, dans la ville de Provence d'où notre famille est sortie.
+Les rideaux d'étoffe rouge brodée de velours noir que ma tante avait
+fait suspendre aux tringles de ce lit, à la place des rideaux de
+mousseline destinés à écarter les moustiques, la dérobaient à demi à ma
+vue. J'écoutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui
+m'était aussi familière que le salon d'en bas, où j'avais écrit ma
+lettre de compliment à mon beau-père lors de son mariage. Ces rideaux
+rouges étaient aujourd'hui d'une nuance passée qui s'harmonisait aux
+formes antiques des meubles, au papier fané du paravent plié devant la
+fenêtre, à la couleur blanche du tapis, au reps décoloré des fauteuils,
+à tout ce qu'il y avait, de ci de là, de vieilleries, épaves de notre
+vie de famille, pieusement ramassées par la vieille fille; et elle était
+si méticuleuse, ses mains à mitaines noires savaient si bien poursuivre
+le grain de poussière oublié par Jean, le jardinier valet de chambre,
+que ces objets usés, grâce à la teinte brunie du bois de lit, des
+chaises et de la commode à poignées de bronze, donnaient à la pièce la
+physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs
+tableaux de nativité. Le contraste était saisissant entre mon
+appartement de jeune homme à la mode et cette paisible retraite. J'avais
+trop brusquement passé de l'un à l'autre pour ne pas sentir, et ce
+contraste, et le muet reproche qui se dégageait pour moi de cette
+chambre de malade, dont l'atmosphère était maintenant affadie par
+l'odeur de la tisane, au lieu d'être vivifiée par le frais arôme de
+lavande cher à ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi à
+écouter son sommeil et à songer à sa vie solitaire, au coin du feu qui
+brûlait à petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles
+résolutions je formai de venir ici de longues semaines, auprès d'elle,
+quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre
+qu'elle fût en danger de mort, et j'attendais la minute où elle se
+réveillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je
+l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les
+autres, je la vis qui soulevait son bras demeuré libre, et qui le
+remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque
+chose de désespéré.
+
+--Elle est réveillée, me dit Julie, qui avait remplacé au chevet du lit
+la jeune domestique.
+
+Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son
+pauvre visage déformé par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me
+penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma
+joue. Elle me fit cette caresse qui lui était accoutumée, plusieurs
+fois, lentement. Je la mis sur le dos, aidé de Julie, car elle avait une
+peine infinie à se retourner elle-même, de manière qu'elle pût bien me
+voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de
+ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse
+suprême et une pitié inexprimable. J'y répondis par des larmes, moi
+aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler,
+mais elle ne put prononcer qu'une phrase incohérente qui acheva de me
+fendre le coeur. Elle vit, à l'expression de mes traits, que je ne
+l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui
+traduiraient une pensée, qu'elle avait là précise et lucide. Elle dit
+encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommença de
+faire ce geste d'impuissance navrée qui m'avait tant frappé à son
+réveil. Cependant elle parut, à une question que je lui posai: «Que
+voulez-vous de moi, chère tante?» reprendre courage. Elle fit signe
+qu'elle désirait que Julie sortît, et à peine fûmes-nous seuls que son
+visage changea. Elle put, aidée par moi, glisser sa main sous son
+oreiller, d'où elle retira le trousseau de ses clefs, et, en isolant une
+des autres, elle fit le geste d'ouvrir une serrure. Je pensai aussitôt à
+ces craintes chimériques d'être volée, dont je la savais victime, et je
+lui demandai si elle voulait la cassette qu'ouvrait cette clef. C'était
+une toute petite clef avec des dentelures au bout, et un cran un peu
+bas, comme on en fabrique pour les serrures de sûreté, dites à pompe. Je
+vis que je ne m'étais pas trompé. Elle put dire: oui, et, en même temps,
+ses yeux s'éclairaient.
+
+--Mais, où est cette cassette?... lui demandai-je encore.
+
+Elle répliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le
+sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je
+la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me répondît par des
+gestes. Après quelques minutes, j'étais parvenu, de tâtonnements en
+tâtonnements, à savoir qu'il s'agissait d'un coffret enfermé dans une
+des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef
+attachée aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle
+me fit signe qu'elle le désirait. Je n'eus pas de peine à trouver le
+coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il fût placé
+soigneusement derrière un carton à chapeaux et des étuis d'argenterie.
+Il était de bois odorant, avec les initiales J. C. incrustées en lettres
+de platine et d'or... J. C.--Justin Cornélis...--Il avait donc appartenu
+à mon père. J'ai supposé, depuis, que ce petit meuble d'un travail
+délicat et d'une capacité moyenne, lui avait été donné en échange de
+quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui
+avait demandé d'enfermer là tous les menus objets qui sont les reliques
+d'une affection cachée: les billets parfumés, les voiles portés pendant
+une promenade heureuse, les bouquets séchés, les portraits tirés à un
+seul exemplaire. Peut-être, cette amie était-elle la femme que j'avais
+si indignement soupçonnée de complicité dans le crime de l'hôtel
+Impérial? Puis, mon père s'était marié. Il n'avait voulu ni conserver,
+ni détruire ce souvenir d'un passé avec lequel il rompait pour toujours,
+et il l'avait confié en garde à ma tante... Sur le moment, je ne m'en
+demandai pas si long, j'essayai la clef à la serrure pour bien m'assurer
+que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai
+presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses
+d'obligations, quelques écrins à bijoux, des rouleaux de napoléons, tout
+un petit trésor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis
+plusieurs paquets enveloppés minutieusement de papier. J'en pris un et
+je pus lire: «Lettres de Justin...» et le chiffre de l'année; même
+inscription sur le deuxième, sur le troisième, sur le quatrième. C'était
+toute la correspondance de mon père que ma tante conservait ainsi, avec
+la religion qu'elle mettait à ne laisser ni se perdre, ni se détériorer
+un seul des objets ayant appartenu à celui qui avait été la plus
+profonde tendresse de sa vie. Mais pourquoi ne m'avait-elle jamais parlé
+de ce trésor-ci, plus précieux pour moi que tous les autres? Je me posai
+cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait
+sans doute voulu ne se séparer de ces lettres qu'à la dernière minute.
+Je remontai dans ces pensées. Dès la porte je rencontrai ses yeux. Ils
+exprimaient une impatience et une anxiété dévorantes. À peine eut-elle
+la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de
+lettres, puis un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle
+avait retirés, donna un tour de clef et me fit signe de porter le
+coffret sur la commode. Tandis que j'exécutais cet ordre et que
+j'écartais les petits bibelots dont cette commode était encombrée, je
+vis la malade, dans la glace posée devant moi. Elle s'était, par un
+effort suprême, retournée aux trois quarts, et, de sa main libre, elle
+essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait mis à part des
+autres, dans la cheminée placée à la droite de son lit, du côté du
+chevet, à un mètre seulement. Mais elle put à peine se soulever, son
+élan fut trop faible et le petit paquet de lettres roula par terre.
+J'accourus vers elle, afin de lui remettre la tête sur les oreillers et
+le corps au milieu du lit, et alors, avec son bras impuissant, elle
+recommença de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses
+doigts amaigris, et de nouvelles larmes coulèrent de ses pauvres
+yeux.--Ah! comme j'ai honte de ce que je vais écrire ici!... Je
+l'écrirai pourtant, car je me suis juré d'être vrai jusqu'à cette faute,
+jusqu'à une pire encore!--Je n'avais pas eu de peine à comprendre ce qui
+s'était passé dans l'esprit de la malade. Évidemment, le petit paquet,
+tombé sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait
+des lettres qu'elle désirait détruire pour toujours, afin que je ne les
+lusse pas. Elle aurait pu brûler depuis longtemps ces feuilles dont elle
+redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle eût reculé
+d'année en année, de jour en jour peut-être, moi qui savais de quel
+culte idolâtre elle entourait les moindres objets ayant appartenu à mon
+père. Ne l'avais-je pas vu conserver le buvard dont il se servait quand
+il venait à Compiègne, avec les enveloppes et le papier qui s'y
+trouvaient lors de sa dernière visite? Oui, elle avait dû attendre,
+attendre encore, avant de se séparer à jamais de ces chères et
+dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise et, tout de suite,
+elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeurât en ma possession.
+Je me rendais compte qu'une défiance déraisonnable, celle de ses
+derniers moments, l'avait empêchée de demander le coffret à Jean ou à
+Julie. C'était là, je le compris à cette minute même, le secret de
+l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait désiré mon arrivée, le
+secret aussi du trouble où je l'avais vue. Et maintenant ses forces
+l'avaient trahie. Elle avait tenté vainement de jeter les lettres dans
+le feu, ce feu dont elle entendait le crépitement sans pouvoir se
+soulever ni même regarder la flamme tant désirée. Toutes ces inductions
+qui se présentèrent d'un coup à ma pensée ont pris forme plus tard. Sur
+le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de pitié devant
+l'excès de la souffrance de la malheureuse femme.
+
+--Ne vous tourmentez pas, chère tante, lui dis-je, en ramenant la
+couverture jusqu'à ses épaules; je vais brûler ces lettres.
+
+Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai
+les paupières avec mes lèvres, et je me baissai pour prendre le petit
+paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement
+cette date: «1864.--Lettres de Justin.» 1864! c'était la dernière année
+de la vie de mon père!--Je le sens, ce que je fis à ce moment-là fut
+infâme; les suprêmes volontés des mourants sont chose sacrée. Je ne
+devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui était là, sur le
+point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle
+devenir plus rapide à cette seconde.--Ce fut un passage tourbillonnant
+d'idées plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionnément,
+follement, à ce que ces lettres fussent brûlées, c'est qu'elles
+pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la
+dernière année de mon père, et dont elle ne m'avait jamais parlé, à
+moi!... Je ne raisonnai pas, je n'hésitai pas, j'aperçus dans un éclair
+cette possibilité d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais
+d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je
+le lançai à côté sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade,
+et, d'une voix que je tentai de faire assurée et calme, je lui dis que
+son désir était accompli, et que les lettres brûlaient. Elle me prit la
+main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis à côté de
+son lit en cachant ma tête dans les draps pour que ses yeux ne
+rencontrassent pas les miens. Hélas! je n'eus pas longtemps à craindre
+son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. À midi, son agitation
+recommença. Le prêtre vint, à deux heures, lui donner les sacrements.
+Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute
+connaissance et elle mourut dans la nuit...
+
+Chère morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, à ta dernière heure, me
+le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres
+fatales, qui ont commencé d'éclairer le passé d'une si terrible lumière,
+tu espérais m'épargner des soupçons qui t'avaient torturée toi-même. Sur
+ton lit de mort, tu ne pensais qu'à mon bonheur. Me pardonneras-tu
+d'avoir rendu vaine cette prévoyance de ton agonie? Il faut que je te
+parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou
+m'entendre, ou seulement sentir l'émotion qui va du plus intime de moi
+vers ta mémoire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti,
+quand tu ne songeais, toi, qu'à m'être bonne, si bonne, si bonne
+qu'aucune créature humaine n'a jamais été meilleure pour une autre. Il
+faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des
+draperies blanches, comme il convenait à ton être si pur. De toi, du
+moins, je n'ai jamais douté. En pensant à toi, je n'ai pas une amertume,
+sinon de ne t'avoir pas assez chérie quand tu vivais, sinon d'avoir
+trahi le dernier voeu qu'ait formé ton âme. Je crois te voir avec tes
+yeux qui disaient que dans ton coeur il n'y avait pas une tache; mais que
+de blessures!... Tu viens à moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu
+caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donnée, avant de
+t'en aller dans ces ténèbres où les mains ne peuvent plus s'étreindre,
+ni les larmes se mêler. Si la mort n'était pas venue sur toi trop vite,
+si j'avais obéi à ton suprême désir, tu aurais emporté sous la terre le
+secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fantôme, tu ne me
+blâmes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me
+blâmes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destinée
+qui veut que la clarté se fasse sur la nuit du crime, que la justice
+reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette
+puissance le sait, et elle emploie à son oeuvre de réparation des armes
+bien étranges. Il était dit, soeur pieuse de mon père, que ton culte
+fidèle de cette chère mémoire aboutirait à réveiller en moi la volonté
+qui s'endormait. Ame dévouée, âme inquiète, ne me reproche pas les
+tourments que je me suis donnés, le dévouement tragique dans lequel j'ai
+abîmé ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le
+tombeau où vous dormez votre sommeil ensemble, mon père et toi, dans ce
+cimetière de Compiègne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce
+jour pourrait être demain!...
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ma tante était morte vers les neuf heures du soir. Je lui fermai les
+yeux et je restai longtemps à pleurer. À onze heures, la vieille Julie
+vint me chercher et me força de descendre pour manger un peu. Je n'avais
+rien pris de la journée qu'une tasse de café noir à midi. Quel sinistre
+repas je fis ainsi, dans cette salle aux murs garnis d'assiettes
+anciennes, où je m'étais assis tant de fois en face d'elle, la pauvre
+morte! Une lampe posée sur la table éclairait la nappe, devant moi, sans
+dissiper entièrement les ombres de la pièce, que chauffait un grand
+poêle de faïence, tout fendillé par le feu. J'écoutais le bruit de ce
+poêle qui me rappelait les soirées de mon enfance, durant lesquelles je
+mettais des châtaignes à cuire dans la braise d'un feu tout semblable,
+après les avoir fendues, par crainte des éclats qui sautent. Je
+regardais Julie qui avait voulu me servir elle-même, et qui essuyait, du
+coin de son tablier bleu, de grosses larmes le long de ses joues ridées.
+J'ai traversé dans ma vie des heures plus cruelles, je n'en ai pas connu
+d'aussi poignantes. Je peux me rendre la justice que le chagrin commença
+par abolir en moi toute autre pensée. Je ne songeai pas un instant à
+ouvrir, durant cette nuit funèbre, le paquet de lettres que je m'étais
+approprié par un mensonge si honteux. J'avais oublié jusqu'à son
+existence, quoique j'eusse pris le soin, dans l'après-midi, de le
+ramasser et de le porter dans ma chambre. Que m'importait maintenant la
+curiosité de savoir les secrets de ces lettres? Je savais que je venais
+de perdre pour toujours le seul être qui m'eut aimé complètement, et
+cette idée me fendait le coeur. Je voulus veiller la morte une partie de
+la nuit. Je ne pouvais me détacher de ce visage immobile, sur lequel
+j'avais lu, pendant des années, la tendresse absolue, entière, et,
+maintenant, rien que des traits rigides, des lèvres serrées, des
+paupières baissées, et une sorte de tristesse navrée que je n'ai vue
+sur la face d'aucun autre mort. Toutes les pensées mélancoliques, dont
+la vivante s'était empoisonné le coeur en silence, remontaient à la
+surface de cette physionomie rendue à sa vérité. Ah! Cette seule
+expression d'infinie tristesse aurait dû me pousser dès cette minute à
+en rechercher la cause mystérieuse dans les lettres, qui avaient
+préoccupé son esprit jusqu'au bord des éternelles ténèbres, mais comment
+aurais-je trouvé en moi la force de raisonner devant cette figure
+douloureuse? Je me disais que cette bouche ne m'avait jamais fait
+entendre que des paroles si douces et qu'elle, ne me parlerait plus, que
+ces mains n'avaient eu pour moi que des caresses et qu'elles ne
+répondraient plus à mon étreinte. Le désespoir s'unissait en moi à une
+espèce d'étonnement épouvanté. Devant un mort qui nous fut cher, on a
+tant de peine à croire que cela soit réel, bien réel, qu'il n'y ait plus
+que le silence, et pour toujours, là où battait un coeur, où un esprit
+brillait, où une âme aimait. Une soeur, qui veillait ma tante auprès de
+moi, disait des prières. Je me laissai aller, moi aussi, à répéter les
+formules auxquelles je ne croyais plus. Je récitai: «Notre père, qui
+êtes aux cieux...» et «Je vous salue, Marie...» Et je songeais combien
+de fois elle avait dû, elle, la pauvre vieille fille, prononcer ces
+prières en demandant à Dieu, pour moi, la paix et le bonheur!...
+
+À trois heures du matin, Julie vint me remplacer au chevet de la morte.
+Je passai dans ma chambre, qui était sur le même étage que celle de ma
+tante. Un cabinet de débarras séparait les deux pièces. Je me jetai sur
+mon lit, recru de fatigue. La nature triompha de ma douleur. Je
+m'endormis de ce sommeil qui suit les grandes déperditions de force
+nerveuse, et d'où l'on sort capable de vivre à nouveau et de supporter
+ce qui semblait insupportable. Quand je me réveillai, il faisait jour.
+Un triste et sombre ciel d'hiver, voilé comme celui de la veille, mais
+plus menaçant à cause de la nuance plus noire des nuages,
+s'appesantissait sur le jardin dépouillé. J'allai à la fenêtre
+contempler longtemps le sinistre paysage que fermait la ligne de la
+forêt. Je note ces petits détails afin de mieux retrouver mon impression
+exacte d'alors. En me retournant et marchant vers la cheminée pour
+chauffer mes mains au feu que la domestique venait d'allumer, mon regard
+tomba sur le paquet des lettres volées à ma tante... Oui, volées,
+c'était bien le mot... Il était là, comme je l'avais posé la veille, en
+hâte, sur le marbre de la cheminée, entre mon porte-monnaie, le
+trousseau de mes clefs et mon étui à cigarettes. Je le pris avec un
+battement de coeur, ce petit paquet, dont les plis témoignaient qu'il
+avait été souvent rouvert et refermé. Il m'était encore possible de
+réparer le criminel mensonge que j'avais fait à l'agonisante. Je n'avais
+qu'à étendre la main, et ces papiers tombaient dans la flamme, et la
+volonté dernière de la morte se trouvait accomplie. Je me laissai aller
+sur un fauteuil et je regardai quelques minutes cette flamme qui
+montait, jaune et souple, autour des bûches. Je soupesai le paquet. Au
+juger, il devait contenir un grand nombre de lettres. Je me sentis en
+proie à tout le malaise physique de l'indécision. Je ne cherche pas à
+justifier cette seconde défaite de ma loyauté, je cherche à la
+comprendre... Non, ces lettres n'étaient pas à moi. Je n'aurais jamais
+dû me les approprier. Je devais les détruire sans les avoir ouvertes,
+d'autant plus que l'entraînement des premières secondes était passé, ce
+soudain afflux d'idées qui m'avait empêché d'obéir à la supplication
+angoissée de ma tante. «Pourquoi cette angoisse?» me demandai-je
+cependant de nouveau, tandis que je relisais l'inscription tracée par ma
+tante sur l'enveloppe: «Lettres de Justin, 1864.» Comme la chambre où
+j'étais là, partagé entre un devoir de piété indiscutable et le désir de
+savoir, m'était une mauvaise conseillère!... Ç'avait été autrefois celle
+de mon père, et le mobilier n'avait pas changé depuis cette époque. Le
+temps avait seulement un peu effacé la nuance de l'étoffe claire dont ma
+tante avait fait tendre la pièce pour que son frère y reposât ses yeux.
+Il s'était chauffé à cette cheminée par des matins d'hiver pareils à
+celui-ci, froids et noirs. Il s'était assis pour rêver, sur le fauteuil
+profond où je me tenais. Il avait écouté le tintement des heures passer
+dans le timbre à demi faux de la pendule d'albâtre, qui me sonnait à moi
+maintenant cette heure de trouble. Le petit dogue de bronze, à face
+bourrue, à bajoues pendantes, qui se tenait sur cette pendule, l'avait
+vu aller et venir sur ce tapis aux fleurs éteintes. Il avait dormi son
+sommeil de jeune homme et d'homme fait dans cette alcôve et sur ce lit
+que je venais de quitter. Il avait travaillé, assis à ce bureau posé
+près de la fenêtre, en travers, dans le jour qu'il affectionnait. Non,
+cette chambre ne me laissait plus libre d'agir; elle me rendait mon père
+trop vivant. C'était comme si le fantôme de l'assassiné fût sorti de son
+tombeau pour me supplier de tenir la promesse de vengeance jurée tant de
+fois à sa mémoire. Quand ces lettres n'eussent offert qu'une seule
+chance, une contre mille, de me donner une indication, une seule, sur
+les secrets de la vie intime de mon père, je ne pouvais pas hésiter. Que
+m'importaient ces puériles scrupules de respect pour ce qui n'avait été
+sans doute que le caprice dernier d'une malade d'esprit? Je dressai
+contre mes restes de piété ce raisonnement sacrilège, afin de les
+abattre. Je n'avais pas besoin d'arguments pour céder à l'effréné désir
+qui grandissait, grandissait en moi. Ces lettres, les dernières que sa
+main eût écrites; ces lettres qui me montreraient à nu sa vie intime, à
+la veille du sanglant attentat, je les avais là et je ne les lirais
+point!... Allons donc!... C'en était assez de ces enfantines
+lenteurs!... Et je défis brusquement l'enveloppe qui contenait cette
+correspondance. Les feuillets tremblaient entre mes doigts, maintenant,
+tout jaunis, avec leurs caractères un peu décolorés. Je reconnaissais
+l'écriture, tassée, carrée et nette, avec des trous au milieu des mots.
+Les dates avaient été souvent omises par mon père, et alors ma tante
+avait réparé l'omission en écrivant le quantième du mois elle-même.
+Pauvre tante dont ce soin religieux attestait la tendresse, je ne
+songeais plus, dans mon excitation folle, qu'à deux pas de moi était sa
+chambre funéraire. À Julie, qui vint me demander des instructions pour
+tous les détails matériels dont s'accompagne la mort, je répondis que
+j'étais trop accablé, qu'elle décidât tout à son gré, que je voulais
+être seul durant cette matinée, et je me plongeai dans ma lecture au
+point d'en oublier et l'heure qui passait, et les événements autour de
+moi, et de manger, et de m'habiller, et même d'aller revoir celle que
+j'avais perdue, tandis que je pouvais encore me repaître de ses
+traits... Oui, pauvre tante, et envers laquelle j'étais si ingrat, si
+traître aussi!... Dès les premières pages, je compris trop bien pourquoi
+elle avait voulu m'empêcher de boire le poison que chaque phrase
+distillait dans mon coeur, comme elle l'avait distillé dans le sien. Les
+terribles lettres! C'était maintenant comme si le fantôme eût parlé, de
+cette parole sourde qui est celle des confessions, et un drame caché se
+déroulait devant moi, dont je n'avais pas rêvé la tristesse. J'étais
+tout enfant, lorsque se passaient les mille petites scènes dont cette
+correspondance me représentait le détail. Je ne savais pas déchiffrer
+l'énigme d'une situation, et, depuis, la seule personne qui eût pu
+m'initier à cette lugubre histoire était précisément celle qui avait
+poussé la discrétion jusqu'à me cacher, toute sa vie, l'existence de ces
+papiers trop éloquents; celle qui, sur son lit de mort, avait pensé à
+les détruire plus qu'à son salut éternel, et qui, sans doute,
+s'accusait, comme d'un crime, d'avoir différé de jour en jour à brûler
+ces feuilles fatales. Quand elle s'y était décidée, c'était trop tard.
+
+La première lettre était datée de janvier 1864. Elle commençait par des
+remerciements adressés à ma tante pour mon cadeau d'étrennes de cette
+année-là: un fort avec des soldats de plomb, qui m'avaient charmé,
+disait la lettre, parce que les cavaliers étaient en deux morceaux,
+l'homme se détachant de la bête... Et, tout de suite, les phrases
+banales de ce remerciement se changeaient en une effusion de tendresse
+souffrante. Rien qu'à l'accent avec lequel le frère parlait à sa soeur,
+se répandant en regrets pour son enfance passée et leur vie commune, on
+devinait une âme anxieuse, avide d'affection et mécontente de son sort
+actuel. Il s'exhalait, de cette première lettre, une plainte contenue
+qui m'étonna aussitôt, car j'avais toujours cru que mon père et ma mère
+avaient été parfaitement heureux l'un par l'autre. Hélas! cette plainte
+ne faisait que grandir, que se préciser aussi. Mon père écrivait à sa
+soeur, chaque dimanche, même quand il l'avait vue dans la semaine. Comme
+il arrive dans les correspondances fréquentes et régulières, les
+moindres événements se trouvaient notés dans leur minutie, et toutes nos
+habitudes d'alors ressuscitaient devant ma pensée à cette lecture, mais
+accompagnées d'un commentaire de mélancolie qui trahissait des
+malentendus irréparables entre ceux que je jugeais alors si unis. Je
+revoyais mon père, tel qu'il m'accueillait, à sept heures du matin, dans
+son costume de chambre, qu'il passait pour déjeuner avec moi. Je devais
+partir pour le collège à huit heures, et mon père me faisait répéter mes
+leçons brièvement; puis nous nous asseyions dans la salle à manger,
+devant la table sans nappe, sur laquelle Julie nous servait deux tasses
+d'un chocolat dont l'odeur sucrée flattait mes gourmandes narines
+d'enfant. Ma mère, elle, se levait beaucoup plus tard, et, depuis que
+j'allais au collège, mon père, afin de ne pas la réveiller si tôt,
+occupait une chambre à part. Que j'étais content de ce repas du matin,
+durant lequel je bavardais à mon aise, parlant de mes devoirs à faire,
+de mes lectures, de mes camarades! J'en avais gardé un délicieux
+souvenir de minutes insouciantes, cordiales, délicieuses. Mon père aussi
+dans ses lettres parlait de ces déjeuners du matin, mais en homme qui
+souffrait de découvrir dans nos causeries que ma mère s'occupait trop
+peu de moi à son gré, que je ne remplissais pas assez sa vie de femme
+rêveuse et volontiers frivole. Il écrivait des phrases que l'avenir
+s'était chargé de rendre tristement prophétiques: «Si je lui manquais
+jamais, que deviendrait-il?...» À dix heures, je revenais de classe; mon
+père était déjà occupé à ses affaires, j'avais moi-même un devoir à
+préparer, et je ne le revoyais qu'à onze heures et demie, au second
+déjeuner. Maman était là, dans une de ces toilettes du matin qui
+seyaient merveilleusement à sa beauté mince et souple. À distance, et
+par delà mes froides années d'adolescent, cette table de famille m'était
+si souvent apparue dans un mirage de chaude intimité. En avais-je assez
+éprouvé la nostalgie, plus tard, quand je m'asseyais entre ma mère et M.
+Termonde, à nos déjeuners des jours de sortie? Et maintenant je
+retrouvais, dans les lettres de mon père, la preuve que le divorce des
+coeurs existait dès lors à notre table, entre les deux personnes que mon
+culte de fils réunissait dans une seule tendresse; et le même divorce se
+retrouvait dans nos dîners pris en commun et dans nos soirées à trois.
+Mon père aimait passionnément sa femme, et il sentait que sa femme ne
+l'aimait pas. C'était là le sentiment sans cesse exprimé dans ces
+lettres, non pas de cette manière brutale et positive; mais comment
+n'aurais-je pas compris cette signification secrète de toutes les
+phrases, moi qui avais traversé une adolescence d'une si étrange
+analogie avec le drame de cette vie d'homme? Comme moi, plus que moi
+encore, mon père était un silencieux. Il avait laissé des malentendus
+irréparables s'établir entre ma mère et lui. Comme moi plus tard,
+passionné, gauche, étouffant de timidité devant cette femme si
+aristocratique, si fière, si différente de lui, le fils d'un demi-paysan
+devenu ingénieur civil par la force de son génie personnel, comme moi,
+ah! pas plus que moi, il avait connu la torture des situations fausses
+qui ne peuvent pas être éclairées, sinon par des mots que la bouche
+n'aura jamais l'énergie de prononcer. Quelle pitié que les destinées se
+recommencent ainsi, et que les mêmes dispositions de l'âme se
+développent chez le fils, après s'être développées chez le père, afin
+que le malheur de l'un soit identique au malheur de l'autre!... Père
+trop semblable à moi, ses lettres étaient pleines de soupirs que ma mère
+n'avait jamais soupçonnés,--vains soupirs vers une fusion complète de
+leurs deux coeurs,--tendres soupirs vers l'impossible chimère d'un
+bonheur partagé,--soupirs désespérés vers le terme d'une séparation
+morale d'autant plus définitive que la cause en était, non point dans
+des torts réciproques (tout se pardonne quand on s'aime), mais dans un
+contraste indestructible, presque animal, de deux natures. Il ne lui
+plaisait par aucune de ses qualités, il lui déplaisait par tout ce qu'il
+pouvait avoir de défauts en lui, et il l'adorait... J'avais assez vu de
+variétés de ménages mal arrangés, depuis que j'allais dans le monde,
+pour ne pas comprendre quel enfer taciturne avait dû être celui-là, et
+les deux figures se dessinaient devant moi, si nettes: ma mère avec ses
+gestes naturellement un peu maniérés, la délicatesse fragile de ses
+mains, sa pâleur, ses tours de tête, sa voix volontiers basse, le je ne
+sais quoi de presque immatériel répandu sur toute sa personne, ses yeux
+dont le regard pouvait se faire si froid, si dédaigneux, et, d'autre
+part, la carrure robuste de grand travailleur qui était celle de mon
+père, ses larges rires quand il s'abandonnait à la gaieté, le caractère
+professionnel, utilitaire, et, à vrai dire, plébéien de tout son être,
+idées et façons, gestes et discours. Mais ce plébéien était si noble, si
+haut par sa généreuse sensibilité. Il ne savait pas la montrer, c'était
+là son crime. Sur quelles misères reposent, quand on y songe, la
+félicité absolue ou l'irrémédiable infortune!
+
+Déjà, au cours de ces premières lettres, le nom de M. Termonde passait
+et repassait sous la plume de mon père, et voilà que la onzième ou la
+douzième de ces lettres, je ne sais plus laquelle, éclatait en un cri de
+souffrance aiguë qui fit bondir mon coeur, trembler mes mains, se
+mouiller mes yeux. Soudainement, et dans quelques pages datées de la
+nuit, dont l'écriture seule trahissait une émotion profonde, le mari,
+jusque-là maître de lui, avouait à sa soeur, à sa douce et fidèle
+confidente, qu'il était jaloux... Il était jaloux, et de qui?... De
+celui-là même qui devait, un jour, le remplacer à son foyer, donner un
+nom nouveau à celle qui avait été Mme Cornélis; de cet homme aux
+allures félines, aux prunelles pâles, à qui mon instinct d'enfant avait
+voué une si précoce, une si fixe haine;--il était jaloux de Jacques
+Termonde! Il la racontait, cette jalousie, dans cette confession subite,
+avec l'âpreté d'accent qui soulage le coeur des malaises trop longtemps
+contenus. Dans cette lettre, le début d'une série que la mort seule
+devait interrompre, il disait la date lointaine de cette jalousie, et
+comme elle lui était venue, à surprendre le regard dont Termonde
+enveloppait ma mère. Il disait qu'il avait cru dès lors à une passion
+naissante chez cet homme, puis que Termonde était parti pour un grand
+voyage et que lui, mon père, avait attribué cette absence à une loyauté
+d'ami sincère, à un noble effort pour combattre dès le commencement une
+inclination criminelle. Puis, Termonde était revenu. Ses visites à la
+maison avaient repris, de plus en plus fréquentes. Tout l'y autorisait:
+mon père l'avait eu comme camarade intime à l'École de Droit, il
+l'aurait choisi comme témoin de son mariage si l'autre n'eût pas été
+retenu hors de France, à cette époque, par ses fonctions diplomatiques.
+Mon père avouait, dans cette lettre, et aussi dans les suivantes,
+l'avoir tendrement aimé, au point d'avoir considéré sa propre jalousie
+comme un sentiment indigne et comme une espèce de trahison. Mais on a
+beau se reprocher une passion, elle n'en est pas moins là, dans notre
+coeur, qui nous le déchire et nous le ronge. Depuis le retour de
+Termonde, cette jalousie avait augmenté, avec la certitude que l'amour
+de celui qui en était le principe augmentait aussi. Le malheureux homme
+ne s'était pas cru le droit cependant de fermer la porte à son ami. Sa
+femme n'était-elle pas la plus pure, la plus honnête des femmes? Même le
+penchant au mysticisme et à la dévotion exaltée, qu'il lui reprochait
+quelquefois, offrait une garantie qu'elle ne se permettrait jamais rien
+qui fût une tache sur sa conscience. D'ailleurs, les assiduités de
+Termonde s'accompagnaient d'un si évident, d'un si absolu respect,
+qu'elles ne donnaient aucune prise au reproche. Que faire? Avoir une
+explication avec sa femme, lui qui était pris d'un battement de coeur à
+la seule idée de discuter contre elle? Exiger qu'elle cessât de
+recevoir son ami, à lui? Mais si elle cédait, il l'aurait privée d'une
+distraction réelle, et il ne se le serait point pardonné à lui-même. Si
+elle ne cédait pas?... Et mon pauvre père avait préféré se débattre dans
+cette géhenne de la faiblesse et de l'indécision, où roulent, pour n'en
+plus sortir, les silencieux et les timides. Et il détaillait cette
+misère à ma tante, et il insistait sur le caractère maladif de son
+sentiment, implorant un conseil, une pitié, accusant la puérilité de sa
+jalousie, s'en moquant; et jaloux tout de même, et ne pouvant se retenir
+de parler, de reparler de cette plaie ouverte dans son âme, et incapable
+de l'énergie qui eût été sa guérison.
+
+Les lettres se faisaient plus sombres encore. Comme il arrive quand on
+n'a pas coupé court aussitôt à une situation fausse, mon père souffrait
+des conséquences de sa faiblesse, et il les voyait se développer devant
+lui,--sans agir, parce qu'il aurait fallu, pour les arrêter maintenant,
+subir d'affreuses scènes. Après avoir toléré que son ami multipliât ses
+visites, ce lui était un martyre de constater que sa femme avait subi à
+ce degré l'influence envahissante de cette intimité. Il la voyait
+prendre des conseils de Termonde pour les petites choses de la
+vie,--sur un point de toilette, pour l'achat d'un cadeau, le choix d'une
+lecture. Il retrouvait la trace de cet homme dans les changements de
+goût de ma mère, en musique, par exemple. Il aimait, quand nous étions
+seuls à la maison, le soir, qu'elle se mît au piano et qu'elle jouât,
+longuement, au hasard. Elle n'exécutait plus aujourd'hui que des
+morceaux indiqués par Termonde, qui avait rapporté de ses voyages une
+connaissance assez approfondie des maîtres allemands, au lieu que mon
+père, élevé en province et auprès de sa soeur, élève elle-même d'un
+professeur de province, en était resté au culte des musiciens italiens.
+Et puis ma mère se rattachait par sa famille à une société toute
+différente de celle où mon père la faisait vivre. Les triomphes que son
+extrême beauté lui assurait dans cette dernière, joints à sa native
+douceur, avaient empêché, d'abord, qu'elle ne regrettât son ancien
+milieu. Il en fut autrement, lorsque sa familiarité avec Termonde qui
+appartenait, lui, au monde le plus élégant, lui rendit de nouveau
+présentes toutes les habitudes de ce monde. Mon père la vit qui
+s'ennuyait dans son propre salon, dont elle faisait les honneurs avec
+une pensée absente. Il n'était pas jusqu'aux opinions politiques de son
+ami qu'il ne retrouvât sur les lèvres de sa femme. Elle le raillait
+finement de ce qui lui restait d'utopies libérales, et, derrière cette
+moquerie sans méchanceté, mais qui était une moquerie pourtant, comme
+derrière ses nouvelles sensations d'art, toujours il retrouvait
+Termonde, et encore Termonde. Il se taisait pourtant, la timidité dont
+il avait toujours été victime devant ma mère s'exaspérant avec sa
+jalousie. Plus il était malheureux, plus il devenait sensible, incapable
+de montrer sa peine. Il y a des âmes ainsi façonnées, que la souffrance
+les paralyse et les empêche d'agir. Et puis c'était derechef la même
+question: Que faire? Par quel biais aborder une explication, quand il
+n'avait en définitive rien de précis à dire, pas un reproche positif
+qu'il pût articuler? Est-ce qu'on dresse un acte d'accusation avec des
+nuances? Il continuait à ne pas douter de l'honnêteté de sa femme. Du
+moins, il affirmait son entière estime pour elle, à chaque page,
+suppliant ma tante de ne pas retirer une parcelle de son amitié à sa
+chère Marie, la conjurant de ne faire jamais devant elle, qui en était
+l'innocente cause, une allusion à des tourments dont il rougissait
+lui-même. Et il insistait sur ses propres torts, il s'accusait de ne
+pas être assez tendre, de ne pas savoir se faire aimer, et c'étaient des
+tableaux de son triste intérieur, évoqués d'un mot, avec une humilité
+navrante. Il se décrivait, durant leur tête-à-tête du soir, regardant sa
+femme, qui, couchée parmi de petits coussins brodés, dans un fauteuil,
+en toilette claire, appuyait ses pieds chaussés de bas à jour sur un
+tabouret à bascule et qui lisait à la clarté d'une lampe posée à côté
+d'elle, sur une table mobile. Que lisait-elle? Un roman prêté par
+Termonde. Elle lisait, caressant ses cheveux distraitement avec un
+couteau à papier en or ciselé, donné par Termonde au jour de l'an. Mon
+père déposait la revue qu'il tenait à la main. Il cherchait une phrase
+par laquelle il pût atteindre cet être qu'il sentait si lointain, si
+étranger à lui,--et si aimé. Mais ces phrases-là, on ne les prononce pas
+ainsi. C'est le coeur contre le coeur, les mains unies, entre deux
+caresses, qu'un homme tendre et fier peut avouer cette torture
+déshonorante lorsqu'elle n'est pas touchante,--la jalousie dans
+l'estime. Les autres, les brutaux, ne connaissent pas ces scrupules. Ils
+disent: «Je suis jaloux,» sans plus s'inquiéter si c'est là une insulte
+ou non. Ils ferment leur porte à qui leur déplaît, ils imposent à leur
+femme un: «Suis-je le maître?» qui ne tient compte que de leur bon
+plaisir, à eux. Ont-ils raison? En tous cas, cette brutalité n'était pas
+le fait de mon pauvre père. Il trouvait en lui assez de force pour
+montrer à Termonde un visage glacé, pour ne lui parler qu'à peine, pour
+lui tendre la main avec cette politesse insultante qui creuse un abîme
+entre deux sincères amis. L'autre n'avait pas l'air de s'en apercevoir.
+Mon père, qui ne voulait pas d'une scène avec lui, parce que cette scène
+eût eu pour conséquence immédiate une autre scène avec ma mère,
+multipliait les petits affronts. Termonde en était quitte pour venir aux
+heures où l'homme d'affaires était retenu à son bureau. Et mon père
+racontait les rages qui le poignaient, à l'idée que sa femme et celui
+dont il était jaloux causaient ensemble, intimement, parmi les fleurs du
+petit salon, tandis qu'il s'abîmait, lui, le malheureux, dans le plus
+aride travail, pour assurer toutes les royautés du luxe à cette femme
+dont il ne serait jamais, jamais aimé, bien qu'elle portât son nom, bien
+qu'il la crût fidèle. Mais cette fidélité glacée, ah! ce n'était pas de
+cela qu'il avait soif, l'infortuné qui terminait sa dernière lettre par
+cette phrase,--me la suis-je assez souvent répétée! «C'est si triste de
+sentir qu'on est de trop dans sa propre maison, qu'on possède une femme
+par tous les droits, qu'elle vous donne tout ce que ses devoirs
+l'obligent à vous donner, tout, excepté son coeur qui est à un autre,
+sans qu'elle s'en doute peut-être, à moins que... Vois-tu, j'ai
+d'affreuses heures où je me dis que je suis un niais, un lâche, qu'il
+est son amant, qu'elle est sa maîtresse, qu'ils se moquent de moi
+ensemble, de ma stupide confiance, de mon aveuglement.... Ne me gronde
+pas, ma pauvre Louise. Cette idée est infâme, et je la chasse en me
+réfugiant auprès de toi, pour qui, du moins, je suis tout au monde...»
+
+À moins que?...--et cette lettre était du premier dimanche du mois de
+juin 1864, et le jeudi suivant, quatre jours plus tard, celui qui avait
+écrit cette lettre et supporté ces douleurs allait au rendez-vous où il
+devait trouver une mort mystérieuse,--cette mort qui allait permettre à
+sa veuve d'épouser l'ami félon... Quelle idée aussi affreuse, aussi
+infâme que celle dont mon père s'accusait dans cette terrible dernière
+lettre venait de s'éveiller en moi? Je posai sur la cheminée la liasse
+de ces feuilles révélatrices, je pris ma tête dans mes mains et la
+tempête des imaginations cruelles passa sur cette tête, où je sentais le
+sang battre la fièvre. Ah! la hideuse, la sinistre chose,
+l'innommable!... Mon âme l'entrevoyait et elle se rejetait en arrière...
+Mais quoi? le monstrueux soupçon, ma tante n'en avait-elle pas subi
+l'assaut? Et, comme un encouragement à oser penser ce qui me donnait un
+tel frisson d'horreur, de petits faits ressuscitaient dans ma mémoire,
+me montrant cette soeur fidèle de mon père en proie à cette idée qui
+venait de m'envahir si fortement. Que de bizarreries je comprenais tout
+d'un coup, que je n'avais pas comprises! Le jour où elle m'avait annoncé
+le second mariage de ma mère, et quand j'avais prononcé de moi-même le
+nom maudit de Termonde, pourquoi m'avait-elle demandé d'une voix
+tremblante et comme affolée: «Que sais-tu?» Que craignait-elle donc que
+je n'eusse deviné? Quel renseignement redoutable attendait-elle de mon
+innocente observation d'enfant?... Plus tard, et lorsqu'elle me
+conjurait d'abandonner le soin de venger notre cher mort, lorsqu'elle me
+répétait la parole sainte: «Je me suis réservé la vengeance, dit le
+seigneur», quels coupables prévoyait-elle donc que je rencontrerais sur
+ma route? Quand elle me suppliait de ménager mon beau-père, de me le
+concilier plutôt, de ne pas m'en faire un ennemi, ses conseils
+n'avaient-ils pour but que la facilité de ma vie quotidienne, ou bien
+croyait-elle qu'un autre danger pût me menacer de ce côté-là? Lorsque
+les craintes se multipliaient dans son cerveau, affaibli par la maladie,
+et qu'elle en revenait toujours à ce conseil de prendre garde à mes
+sorties du soir, quelle vision d'épouvante lui revenait à l'esprit, lui
+montrant dans l'ombre une main capable de me frapper,--la même main qui
+avait frappé mon père? Lorsque, à ses derniers moments, elle réunissait
+toutes ses forces afin de détruire cette correspondance, sur quelle
+piste supposait-elle donc que ces lettres me jetteraient? Tout
+s'éclairait soudain d'une effrayante lumière... Ce que ma tante avait
+aperçu par delà ces lettres je l'apercevais aussi. Ah! je n'ai pas
+craint de penser ainsi, et j'ai honte à présent d'écrire ce que j'ai
+pensé. Mais, comment aurais-je pu échapper à la logique de la situation?
+Que ma tante eût livré ces lettres au juge chargé d'instruire l'affaire,
+est-ce que ce magistrat n'aurait pas supposé aussitôt ce que je ne
+pouvais pas m'empêcher de supposer? Non, je ne le pouvais pas... Un
+homme est assassiné auquel on ne connaît pas d'ennemis; il est avéré que
+le meurtre n'a pas le vol pour mobile, sa femme a un amant, et, presque
+aussitôt après la mort de son mari, elle épouse cet amant... «Mais c'est
+eux, c'est eux les coupables; ils ont tué le mari,» dirait le juge,
+dirait le premier venu. Pourquoi ma tante qui avait ces lettres de mon
+père entre les mains ne les avait-elles pas données à la justice?--Je le
+comprenais trop: elle ne voulait pas que j'eusse à penser de ma mère ce
+que j'en pensais, à cette minute, dans un accès de folle
+douleur:--qu'elle avait trompé mon père, qu'elle avait été la maîtresse
+de Jacques Termonde, que là gisait le secret de l'assassinat.--Concevoir
+cela comme seulement possible, c'était commettre un parricide moral,
+c'était la grande, l'inexpiable faute envers celle qui m'avait tiré de
+sa chair et porté dans son sein. J'avais toujours tant aimé ma mère, si
+tristement, si tendrement. Jamais, non, jamais, je ne l'avais jugée. Que
+de fois, me trouvant en tête à tête avec elle, et ne sachant pas lui
+dire ce qui m'oppressait le coeur, que de fois il m'était arrivé de
+songer que l'obstacle dressé entre nous deux ne nous séparerait pas
+toujours! Je deviendrais peut-être, un jour, son unique soutien, elle
+verrait alors combien elle m'était restée chère.--Mes souffrances
+n'avaient rien entamé de ma tendresse. Malheureux qu'elle me refusât une
+certaine sorte d'affection, je ne la condamnais pas de ce qu'elle
+prodiguait cette affection à un autre. Il y a une telle différence à
+souffrir d'un être qu'on aime, dans le bien ou dans le mal, à le sentir
+noble ou bas dans les chagrins qu'il nous inflige. En définitive, et
+avant que ces fatales lettres n'eussent fait sur moi leur oeuvre de
+désenchantement, de quoi était-elle coupable à mes yeux? De s'être
+remariée? D'avoir voulu, demeurée veuve à moins de trente ans, refaire
+sa vie? Rien de plus légitime. De n'avoir pas compris les relations de
+l'enfant qui lui restait avec l'homme qu'elle avait choisi? Rien de plus
+naturel. Elle était plus épouse que mère, et puis, les êtres un peu
+chimériques et frêles, comme elle, répugnent aux luttes quotidiennes.
+Ils préfèrent ne pas voir en face la réalité qui leur imposerait une
+énergie de tous les instants. J'avais admis, d'instinct d'abord, à la
+réflexion ensuite, toutes ces explications de l'attitude de ma mère à
+mon égard. Quelle source d'indulgence jaillit en nous, chaude, profonde,
+inépuisable, pour ceux qui nous tiennent vraiment à la racine du coeur,
+et cette source venait de se tarir tout d'un coup, et à sa place je
+sentais s'épancher en moi le flot empoisonné des plus odieux, des plus
+abominables soupçons....
+
+Cette première, cette soudaine invasion d'une si affreuse idée ne dura
+pas. Je n'y aurais point résisté; j'aurais pris un pistolet pour me tuer
+et détruire du coup l'excessive douleur, si cette idée s'était implantée
+en moi, comme cela, précise, accablante d'évidence, impossible à
+repousser. Elle fut ainsi durant les instants qui suivirent la lecture
+des lettres. Puis la crise diminua, je réfléchis, et tout de suite ma
+tendresse pour ma mère entra en lutte contre le cauchemar. À l'attaque
+de ces exécrables imaginations, j'opposai des faits, dans leur certitude
+et leur netteté. Je me rappelai par le menu les moments où j'avais vu ma
+mère et mon père, en présence l'un de l'autre, pour la dernière fois.
+C'était à la table du déjeuner d'où il s'était levé pour aller là-bas,
+vers l'assassin. Mais est-ce que ma mère n'était pas rieuse, à son
+ordinaire, ce matin-là? Est-ce que Jacques Termonde n'avait pas déjeuné
+avec nous? N'était-il pas demeuré ensuite, après le départ de mon père,
+à causer, tandis que je jouais? C'était à ce moment même, entre une
+heure et deux, que le mystérieux Rochdale commettait le crime. Termonde
+ne pouvait pas être à la fois dans notre salon et à l'hôtel Impérial,
+pas plus que ma mère n'aurait pu, impressionnable comme je la
+connaissais, parler ainsi paisiblement, heureusement, si elle avait su
+qu'à cette heure-là son mari tombait pour ne plus se relever... J'étais
+un fou d'avoir laissé une pareille hypothèse dessiner son image
+monstrueuse devant mes yeux, une seule minute. J'étais un infâme d'avoir
+aussitôt dépassé les plus insultantes défiances de mon père. Déjà et
+sans preuve aucune que l'expression d'une jalousie qui s'avouait
+elle-même déraisonnable, j'en étais arrivé où cet homme, malheureux mais
+aimant, n'avait pas osé aller: à cette extrémité d'outrage envers ma
+mère de croire qu'elle avait été la maîtresse de Termonde. Et, quand
+bien même elle eût inspiré, du vivant de son premier mari, un sentiment
+trop vif à celui qu'elle devait épouser un jour, est-ce que cela
+prouvait qu'elle eût partagé ce sentiment? L'eût-elle partagé, cela
+prouvait-il qu'elle y eût cédé jusqu'au don entier de sa personne?
+Précisément, les femmes délicates comme elle était, ces créatures très
+fines, et qui vivent à côté du réel, caressent si volontiers la chimère
+de romanesques affections qu'elles croient innocentes, puisque toute
+action coupable en est bannie. Pourquoi n'aurait-elle pas aimé Termonde
+d'une de ces affections-là, fidèle, en fait, à ses devoirs, et livrée en
+pensée à une intimité dont il était trop naturel qu'un époux fût jaloux,
+mais qui, au demeurant, n'entachait en rien l'honneur de l'épouse? Je la
+justifiais ainsi, non seulement de toute participation au crime, mais
+encore de toute faute contre ses devoirs. Cela l'aurait flétrie si
+profondément pour mon coeur qu'elle eût eu un amant... Et puis mes idées
+changeaient de nouveau; je me souvenais du cri qu'elle avait jeté devant
+le cadavre de mon père: «Dieu me punit...» Je ne lui faisais pas la
+charité d'admettre que ce cri eût trahi simplement les scrupules d'une
+âme exaltée, qui se reprochait maintenant jusqu'à ses pensées. Je me
+souvenais aussi des yeux étincelants de Termonde et de ses mains
+frémissantes, lorsqu'il parlait avec ma mère de la disparition
+mystérieuse de mon père. S'ils étaient complices, ils jouaient la
+comédie devant moi, innocent témoin, pour qu'ils pussent, à l'occasion,
+invoquer ma parole d'enfant... Ces souvenirs me rejetaient sur la voie
+funeste. L'idée d'une liaison coupable entre elle et lui me saisissait
+de nouveau, et, presque tout de suite, la pensée qu'ils avaient profité
+de l'assassinat, qu'ils y avaient eu un intérêt puissant et unique...
+L'assaut du soupçon recommençait, si violent, qu'il triomphait de toutes
+les barrières que je dressais là contre. J'accumulais toutes les
+objections tirées d'un alibi physique et d'une invraisemblance morale.
+J'en arrivais à me dire: il est strictement impossible qu'ils soient
+pour rien dans le meurtre; impossible, impossible, impossible,--je me
+répétais ce mot avec frénésie, puis l'hallucination me revenait,
+terrassante. Il y a des moments où l'âme désemparée se trouve inhabile à
+dompter des visions qu'elle sait fausses, où l'imaginaire et le réel se
+confondent en un cauchemar, pareil à ceux de la panique, et sans que le
+jugement sache distinguer l'un de l'autre. Cette paralysie du jugement,
+qui a été jaloux sans la connaître? Que j'en ai souffert, durant la
+journée qui suivit la lecture de ces lettres! J'allais, je venais à
+travers la maison, incapable de vaquer au moindre devoir, comme foudroyé
+par des émotions que les gens qui m'entouraient attribuèrent au chagrin
+de la perte que je venais de faire. À plusieurs reprises, je voulus
+m'asseoir au chevet de la morte. La vue de son visage, aux narines déjà
+pincées, avec son expression de tristesse encore accrue, m'était
+intolérable. Elle renouvelait trop mes misérables doutes... Vers quatre
+heures, un télégramme vint. Il était signé de ma mère et m'annonçait son
+arrivée par le train du soir... Lorsque je tins cette feuille de papier
+bleu dans ma main, ce fut une détente momentanée à mon angoisse... Elle
+venait... Elle avait pensé à ma peine... Elle venait... Cette seule
+assurance dissipait mes soupçons. J'allais la revoir... Pourvu qu'elle
+ne les devinât pas, ces soupçons criminels, sur mon visage? Et puis les
+hypothèses absurdes et infâmes me reprenaient... Elle pense peut-être
+que la correspondance entre mon père et ma tante n'a pas été détruite,
+elle vient pour essayer d'avoir ces lettres avant moi, pour savoir ce
+que ma tante m'a dit en mourant. S'ils sont coupables, elle et Termonde,
+ils doivent s'être défiés toute leur vie de la clairvoyance de la
+vieille fille.... Certes, j'avais été très malheureux dans mon enfance,
+mais que j'aurais voulu retourner en arrière, être le collégien qui
+méditait sur la froideur de son beau-père, à l'étude triste et
+interminable du soir,--et non pas le jeune homme qui, cette nuit-là, se
+promenait dans la gare de Compiègne, attendant une mère soupçonnée
+ainsi!... Dieu juste! N'ai-je pas tout expié d'avance par cette
+heure-là?
+
+
+
+
+X
+
+
+Le train de Paris approchait. J'en entendais la sourde rumeur. Je vis
+les feux aveuglants de la locomotive s'avancer dans la nuit rapidement,
+puis me dépasser. Le train stoppa. L'homme de garde cria le nom de
+Compiègne et le chiffre des minutes de l'arrêt, tout en ouvrant les
+portières les unes après les autres. Chacun de ces détails me parut
+durer un temps bien long... J'allais de voiture en voiture, cherchant ma
+mère sans la trouver. Au dernier moment n'avait-elle pu se décider à
+venir? Quelle épreuve pour moi s'il en était ainsi! Quelle nuit je
+passerais, en proie à cette tourmente des soupçons que sa présence seule
+dissiperait,--je le comprenais trop. Une voix m'appela. C'était la
+sienne. Je l'aperçus, toute en noir. Non, jamais je ne m'étais jeté dans
+ses bras comme je fis à cette minute, oubliant tout,--et que nous étions
+dans un lieu public, et pourquoi elle venait,--tout, dans la joie de
+sentir mes horribles imaginations s'en aller, se fondre au simple
+contact de cet être que j'aimais si profondément, le seul qui me fût
+cher, malgré les malentendus, jusqu'au plus profond de mon coeur,
+maintenant que je venais de perdre la soeur de mon père. Après ce premier
+mouvement presque animal, presque semblable à l'étreinte par laquelle un
+noyé saisit le nageur qui plonge vers lui, je regardai ma mère sans
+parler, en lui tenant les mains. Elle avait levé son voile, et, dans le
+jour incertain de cette gare, je vis qu'elle était très pâle, et qu'elle
+avait pleuré. Rien qu'à rencontrer ses yeux où roulaient encore des
+larmes, je compris que j'avais été fou. Je le compris aux premières
+phrases qu'elle prononça, me disant sa peine si tendrement, et qu'elle
+avait voulu venir tout de suite, quoique mon beau-père fût
+souffrant.--M. Termonde était sujet depuis deux ans à de violentes
+crises de foie.--Mais ni le chagrin éprouvé à cause de moi, ni le souci
+de la santé de son mari, n'avaient empêché cette pauvre mère de songer,
+pour ce déplacement de quelques jours, à ses petites préoccupations
+habituelles de confort et d'élégance. Sa femme de chambre était là,
+auprès de nous, accompagnée d'un porteur; et tous les deux chargés de
+trois ou quatre sacs de différentes grandeurs, en cuir anglais,
+soigneusement boutonnés dans leur housse d'étoffe: un nécessaire, une
+petite cassette contenant le papier et les instruments à écrire, une
+sacoche où placer le porte-monnaie, le mouchoir, le livre, le voile de
+rechange; et puis une boule où mettre l'eau chaude pour les pieds, deux
+coussins pour reposer la tête, et une pendule légère suspendue dans sa
+gaine ouverte.
+
+--«Tu me reconnais...», me dit-elle, tandis que j'indiquais la voiture à
+la femme de chambre pour s'y débarrasser de ses paquets; et, me montrant
+sa robe, qui était de drap marron soutaché de noir: «Tu vois, je n'aurai
+mes vêtements de deuil que demain... Ils ne pouvaient pas être prêts,
+mais on les enverra dès la première heure...» Et comme je l'installais
+dans la voiture, elle ajouta: «Il y a encore une boîte à chapeau et une
+malle...» Elle souriait à demi en me disant cela, pour me faire sourire
+à mon tour. C'était une vieille matière à gentilles querelles entre
+nous que l'encombrement des menus et inutiles colis parmi lesquels elle
+voyageait. En tout autre état d'esprit, j'aurais souffert de retrouver
+chez elle, à côté de la marque d'affection qu'elle me donnait en venant,
+la trace constante de cette frivolité mondaine. N'était-ce pas là une
+des petites causes de mes grands malheurs? Mais cette frivolité m'était,
+au contraire, si douce à remarquer dans cette minute... C'était donc là
+cette femme que je m'imaginais tout à l'heure, arrivant vers moi avec le
+projet ténébreux de fouiller les papiers de ma tante morte, de voler ou
+de détruire les pages accusatrices qui s'y pourraient rencontrer!...
+C'était là cette femme que je me représentais, le matin, comme une
+criminelle chargée du poids du plus lâche assassinat!... Oui, j'avais
+été fou, j'avais ressemblé au cheval emporté qui galope après son ombre.
+Mais quel apaisement de constater cette folie, quelle détente! J'en
+oubliais presque la douce et chère morte. J'étais bien triste au fond de
+l'âme, et cependant heureux, tandis que le vieux coupé nous emportait à
+travers la ville, dont les fenêtres éclairées brillaient dans la nuit.
+Je tenais la main de ma mère, j'avais envie de lui demander pardon, de
+baiser le bas de sa robe, de lui répéter que je l'aimais, que je la
+vénérais. Elle voyait bien mon émotion, qu'elle attribuait au malheur
+dont je venais d'être frappé. Elle me plaignait. À plusieurs reprises,
+elle me dit: «Mon André...» C'était si rare que je la sentisse ainsi,
+toute à moi, et juste dans la nuance de coeur que réclamait ma
+sensibilité malade!
+
+J'avais fait préparer pour elle la chambre du rez-de-chaussée, à côté du
+salon. Je me rappelais que cette chambre était la sienne, lorsqu'elle
+était venue à Compiègne avec mon père, quelques jours après son mariage,
+et je m'étais dit que l'impression produite sur elle par la vue de la
+maison d'abord, puis par celle de cette chambre, m'aiderait à dissiper
+mes affreux soupçons. Je m'étais juré de noter minutieusement les plus
+légers troubles qui passeraient en elle, à la rencontre d'un passé rendu
+de nouveau vivant par cette physionomie des choses, qui ne change pas
+aussi vite que le coeur d'une femme. Je rougissais à présent de cette
+idée de policier. Je sentais combien il est honteux de juger sa mère, de
+ne pas faire un acte de foi en elle qui prévale même contre l'évidence.
+Je le sentais, hélas! d'autant mieux que l'innocente femme se
+surveillait moins. Elle était entrée dans sa chambre avec un visage
+recueilli, elle s'était assise devant le feu, étendant ses pieds fins du
+côté de la flamme qui rosait ses joues pâles; et, avec ses cheveux
+restés tout noirs, avec sa taille restée toute jeune, elle avait encore,
+dans le demi-jour de cette pièce, le charme de délicatesse et
+d'aristocratie dont parlait mon père dans ses lettres. Elle regarda
+longuement autour d'elle, reconnaissant la plupart des objets que la
+piété de ma tante avait laissés à leur place. D'une voix triste, elle
+dit: «Que de souvenirs!...» Mais l'émotion qui détendait ses traits
+n'était pas amère. Ah! elle n'a pas ces yeux, cette bouche, ce front,
+une femme qui revient dans une chambre où elle a vécu, vingt ans
+auparavant, auprès d'un mari qu'elle a fait assassiner après l'avoir
+trahi!... Il n'y eut pas un détail durant toute cette soirée qui ne vînt
+ainsi me démontrer combien ma puérile et déshonorante imagination avait
+calomnié complaisamment celle qui eût dû m'être sacrée. Julie nous avait
+dressé une espèce de souper qu'elle voulut nous servir comme elle
+m'avait servi le jour précédent. Je les regardais toutes les deux, l'une
+en face de l'autre, la vieille domestique et son ancienne maîtresse. Je
+savais que leurs caractères ne s'étaient pas convenus autrefois, et
+pourtant elles éprouvaient une grande douceur à se revoir. Cette pauvre
+Julie surtout, simple fille, incapable de dissimuler, était si contente,
+qu'elle me prit à part quelques minutes avant ce frugal repas, pour me
+dire la consolation qu'elle éprouvait dans son chagrin à retrouver ma
+mère si bonne pour moi, et à nous servir tous les deux assis à la même
+table, comme aux temps lointains. Si, dans ces temps-là, il y eût eu
+dans la vie de ma mère un de ces coupables secrets que les domestiques
+fidèles devinent mieux que personne, non, l'honnête servante qui nous
+avait élevés, mon père et moi, ne l'eût pas ignoré, ni pardonné. J'en
+aurais surpris la trace sur cette face aux lèvres rentrées, dont chaque
+ride avait pour moi son éloquence. Ma mère, de son côté, ne se fût pas
+complue dans la présence de ce témoin d'une ancienne faute. Ses gestes
+eussent traduit une gêne cachée, quand ce n'eût été que cette hauteur
+par laquelle nous ripostons, comme à l'avance, au blâme deviné chez un
+inférieur. La figure de Julie rentrait pour ma mère dans la série des
+choses qui lui représentaient son premier mariage, et soit que la mort
+presque subite de ma tante l'eût beaucoup remuée, soit que ce sentiment
+du passé flattât son goût pour le romanesque, bien loin de repousser ces
+souvenirs, elle s'y abandonnait, et, moi, je la bénissais intérieurement
+de détruire par son attitude seule les derniers vestiges de ma muette
+calomnie. Quel merci je lui murmurai encore dans ma pensée lorsque plus
+tard, dans la nuit, elle me demanda de voir la morte, afin de lui dire
+un dernier adieu! Nous entrâmes ensemble dans la pièce où l'agonisante
+s'était débattue contre la préoccupation suprême d'où j'avais tiré de si
+abominables conséquences. Ma mère s'approcha du lit... La mort, qui a de
+ces singularités tragiques, avait exagéré la ressemblance qui existait
+du vivant de ma tante entre son visage et celui de mon père. Ce profil,
+immobile et livide, surtout à cause de la mentonnière qui maintenait la
+bouche fermée, rappelait invinciblement l'autre profil que j'avais gardé
+dans ma mémoire, et devant lequel ma mère m'avait embrassé d'une si
+chaude étreinte. Nous nous trouvions de nouveau tous les deux en
+présence d'une vision funèbre. Mais je n'étais plus un enfant, elle
+n'était plus une jeune femme. Que d'années avaient passé entre ces deux
+morts, et quelles années! Cette comparaison s'imposait à ma mère aussi
+bien qu'à moi. Elle demeura d'abord silencieuse, enfin elle me dit:
+«Comme elle lui ressemble...» Elle s'approcha de ma tante, appuya un
+baiser sur ce front glacé, puis elle s'agenouilla au pied du lit et se
+mit en prière. Cette épreuve, que j'avais à peine osé rêver, elle-même
+était allée au-devant d'une façon si naturelle, si vraie... J'ai eu
+depuis bien d'autres signes de la pureté absolue du coeur de ma mère,
+j'ai entendu sortir de la bouche de celui qui avait conduit tout le
+crime des paroles qui purifiaient pleinement la noble femme. Il n'en
+était plus besoin. La voir à genoux devant la soeur morte de mon père
+mort avait suffi pour exorciser le fantôme.
+
+Quand elle eut achevé de prier, elle voulait rester à veiller auprès de
+ce triste chevet. Je l'en empêchai parce que je redoutais pour elle
+l'émotion d'une nuit ainsi passée et je la forçai de descendre. Mais
+elle était trop troublée, et elle me demanda de lui tenir compagnie
+encore un peu de temps. J'acceptai avec joie, tant j'avais peur de
+retrouver loin d'elle les hallucinations que sa manière d'être avait si
+complètement dissipées. Je me sentais si bien son enfant durant cette
+soirée passée en tête à tête, que je m'extasiai comme jadis, dans ma
+véritable enfance, devant ses moindres gestes. J'admirai avec quel art
+elle transforma, tout de suite, le coin de la cheminée du salon, où nous
+nous tenions, comme en un petit asile de causerie, bien retiré, bien à
+nous. Elle me fit apporter le paravent auprès de la chaise longue. Elle
+posa sur une petite table mobile sa pendule de voyage, son flacon de
+sels, la boîte de mes cigarettes. Elle-même avait passé une robe de
+chambre blanche, enroulé autour de sa tête et de ses épaules une
+mantille noire; sur ses jambes elle mit une couverture de laine rose
+tricotée à la main avec des rubans. Elle appuyait sa joue sur un des
+deux petits coussins revêtus de soie rouge dont elle se servait dans le
+chemin de fer. Quelques violettes des bois, dont Julie avait paré un
+petit vase, mêlaient leur arôme au frais parfum qu'elle secouait autour
+d'elle, et je l'aimais d'être ainsi, de me rappeler par les minuties de
+sa fine élégance les impressions les plus lointaines que j'avais eues
+d'elle. Je l'aimais surtout de me parler comme elle faisait, m'ouvrant
+son âme, et en laissant échapper tant de souvenirs. Elle avait commencé
+par me questionner sur la maladie de ma tante. Elle continua en
+m'entretenant de mon père, ce qui lui arrivait bien rarement. Il était
+si rare aussi que nous nous vissions dans une intimité pareille! Dans ce
+salon tout peuplé des reliques du mort, avec le souvenir, si présent à
+mon esprit, des lettres lues ce jour même, ce me fut une sensation bien
+étrange de l'entendre me raconter à son tour l'histoire de son mariage.
+Elle me dit, ce que je savais déjà, comment s'était fait ce mariage,
+qu'elle avait rencontré mon père à un bal chez un grand avocat qui
+connaissait les dames de Slane par des relations de monde. Elle me
+décrivait sa propre toilette à ce bal, puis elle me peignait mon père un
+peu engoncé dans son habit noir, avec une cravate blanche mal nouée et
+des gants trop longs... «Quand on est jeune fille, ajoutait-elle, on est
+si sotte... Il s'est fait présenter chez nous, il m'a demandé une
+première fois, puis une seconde... Et les deux fois j'ai refusé parce
+que j'avais dans le souvenir cette puérilité de ces gants trop longs...
+La troisième fois, il a voulu me parler en tête-à-tête... Maman avait
+une grande envie de ce mariage, malgré certaines différences de milieu
+et d'éducation... Ton père était un si honnête homme, si travailleur, si
+capable, et puis, il admirait maman avec tant de naïveté, comme une
+idole... Enfin elle consentit à cette entrevue... Je reçus ton père avec
+le ferme propos de lui répondre non, et il me parla si gentiment, avec
+un tact si exquis, tant d'éloquence... Je vis si bien qu'il m'aimait...
+Et je dis oui...» Quel commentaire pour moi de toute la correspondance
+de mon père que cette entrée dans le mariage, symbole anticipé de toutes
+les années qui allaient suivre! Oui, jusqu'à leur dernier déjeuner pris
+en commun avant l'assassinat, ils avaient vécu ainsi, elle, se laissant
+aimer avec l'indulgente fierté d'une femme qui se sait plus fine, plus
+distinguée,--et lui, le laborieux homme d'affaires, tout voisin du
+peuple, aimant cette femme délicate et d'un charme rare, avec un
+sentiment idolâtre de sa supériorité à elle, avec une méconnaissance
+naïve de ses supériorités à lui. Le grand poison du coeur, c'est le
+silence. Je l'avais déjà trop senti pour moi-même, et je le sentais pour
+le compte de celui dont j'étais le fils, dont j'avais hérité l'âme
+ombrageuse et concentrée. Et ma mère continuait,--navrante
+ironie,--insistant sur les qualités de mon père, sur sa droiture, son
+énergie et aussi sur les portions de ce caractère qui lui étaient
+demeurées fermées. «Depuis qu'il est mort si tristement,
+reprenait-elle, je me suis demandé si je l'avais rendu aussi heureux
+qu'il aurait pu l'être... J'étais bien jeune alors et nous n'avions
+guère de goûts communs... J'ai toujours aimé le monde, c'est de
+naissance; et lui, il ne l'aimait pas, il ne s'y sentait pas à l'aise...
+J'étais très pieuse, et il était très voltairien... Il croyait les
+autres hommes aussi bons que lui-même, et il pensait que l'on peut se
+passer de religion... Nous avons vu, depuis, où cela mène... Il n'était
+pas jaloux, jamais il ne m'a fait une observation sur les quelques
+amitiés d'hommes que j'avais formées; mais il avait en lui un principe
+inquiet... Lorsqu'il était obligé de quitter Paris pour quelques jours,
+si je mettais un peu trop tard à la poste ma lettre quotidienne, c'était
+tout de suite un télégramme qui me demandait anxieusement des nouvelles
+de ma santé. Le soir, si je rentrais un peu après mon heure habituelle,
+je le trouvais tout soucieux, persuadé qu'il m'était arrivé un
+malheur... Et puis, il avait des tristesses sans causes, de grands
+silences... Je n'osais pas le questionner... Tu tiens cela de lui, mon
+pauvre André...»
+
+Puis elle me parlait de cette mort mystérieuse:--«J'en ai tant pleuré,
+disait-elle, et, depuis, j'y ai tant pensé. Ton père n'avait pas
+d'ennemi. Il avait fait sa carrière trop loyalement... Ma conviction est
+que l'assassin comptait qu'il apportait avec lui une grosse somme
+d'argent. Remarque bien que nous ne savons pas ce que ton père avait en
+portefeuille... Ah! mon André, si tu savais quels jours j'ai passés?
+C'est dans ces moments-là que j'ai pu connaître mes vrais amis...» Et
+elle se prit à nommer M. Termonde et à me détailler les preuves de son
+dévouement. Mais je ne lui en voulais pas de ne pas comprendre, à
+l'heure où nous étions, qu'elle ne pouvait prononcer ce nom sans me
+faire de mal. Une fois lancée dans la voie des réminiscences, pourquoi
+se serait-elle arrêtée? Quel scrupule l'eût empêchée de m'entretenir du
+second mariage et des consolations qu'elle y avait trouvées? Avait-elle
+jamais deviné ma véritable situation envers mon beau-père, pas plus
+qu'autrefois les sentiments de mon père à l'égard du même personnage?
+Certes il y avait pour moi une mélancolie affreuse dans ces confidences
+qui formaient la contre-partie cruelle des autres, de celles que mon
+père faisait à ma tante dans ses lettres. Mais quelque grande que fût ma
+tristesse à constater les profondeurs du malentendu qui avait séparé
+ces deux êtres, qu'était cela auprès du cauchemar tragique dont j'avais
+subi l'assaut? Et j'écoutai, toute cette longue soirée d'hiver, ma mère
+me parler ainsi, avec la douce, l'enivrante certitude que jamais, plus
+jamais, les soupçons monstrueux ne me reprendraient. Tout s'expliquait
+des lettres de mon père. Il avait été profondément jaloux de sa femme,
+et il n'avait jamais osé dire cette jalousie dont le principe était une
+influence morale, ignorée peut-être de celle-là même qui la subissait.
+Non, la créature qui me racontait tout ce passé avec cette clarté dans
+les yeux, avec cette douceur dans la voix, avec cette ingénuité dans
+l'aveu de ses inintelligences, avec cette évidente sincérité de toute sa
+personne, non, cette créature ne pouvait être qu'innocente, même des
+douleurs qu'elle avait infligées,--ou bien elle eût été un monstre
+d'hypocrisie. Du moins je n'ai pas pensé cela de toi, femme si faible
+mais si bonne, si capable de méconnaître une souffrance, mais si
+incapable de la provoquer en la comprenant; et depuis cette soirée ma
+foi en toi n'a plus subi d'atteintes. J'étais sauvé de mes doutes
+impies.
+
+Oui, je peux me rendre cette justice qu'à partir de ce moment je n'ai
+plus traversé une seule crise de ces doutes à l'égard de ma mère. Ni
+pendant le reste de nuit qui suivit cet entretien, ni pendant le jour
+d'après, qui fut celui de l'enterrement, ni pendant les jours qui
+succédèrent, et quand elle m'eut quitté, je n'entendis de nouveau la
+voix honteuse, celle qui m'avait parlé si fort contre celle que j'aurais
+dû être le dernier, que j'avais été le premier à juger coupable. Il n'en
+fut pas de même à l'endroit de mon beau-père. Lorsque la défiance est
+éveillée sur un point, et qu'il s'agit d'un intérêt aussi tragique,
+aussi poignant que l'assassinat d'un père, cette défiance ne s'endort
+pas avant d'avoir touché, d'avoir palpé, d'avoir étreint une certitude.
+Je l'avais tenue, cette certitude, à la minute où j'avais embrassé ma
+mère, où je l'avais entendue parler. Mais quoi? Est-ce que l'innocence
+de ma mère prouvait l'innocence de mon beau-père? Dès que je fus seul,
+et que j'eus étudié, par le menu cette fois, les fatales lettres, cette
+nouvelle position du problème s'imposa aussitôt à mon esprit. Sauf les
+mauvais quarts d'heure d'injustice par excès de souffrance, mon père
+avait toujours distingué, lui aussi, la responsabilité de sa femme et
+celle de son ami dans la relation dont il était jaloux. Toujours il
+avait innocenté ma mère dans sa pensée, et jamais, au contraire, il
+n'avait révoqué en doute la passion de Termonde pour elle. C'était là le
+fait positif, indéniable et que j'ignorais, avant la lecture des
+lettres: à savoir que cet homme avait eu un intérêt prodigieux à la
+suppression de mon père. Je pouvais, avant cette lecture, croire que sa
+tendresse pour ma mère était née en lui, seulement lorsqu'elle avait été
+libre de l'épouser. Malgré mes jalousies, j'avais trouvé cela si naturel
+qu'une femme, jeune, belle et malheureuse, inspirât un passionné désir
+de la consoler, bien vite transformé en amour, même au plus intime ami
+de son mari mort. Les choses m'apparaissaient à présent sous un angle
+tout autre. Je relisais les lettres dans la solitude de la maison de
+Compiègne où je m'attardais au lieu de rentrer à Paris, en apparence
+pour régler quelques affaires, en réalité parce que j'étais comme les
+animaux blessés qui se terrent pour souffrir. Une relique, entre toutes
+celles dont était peuplée cette maison, réveillait, plus que toutes les
+autres, le désir de vengeance et de justice qui avait dominé mon
+enfance. C'était, posé sur un petit secrétaire et à côté du buvard ayant
+appartenu à mon père, qui renfermait encore les enveloppes et le papier
+à lettres à son chiffre, un de ces calendriers à éphémérides dont on
+arrache une feuille chaque jour. Il était, ce calendrier, de l'année
+1864; ma tante l'avait conservé, sans plus y toucher, à la date du jour
+où elle avait appris la terrible nouvelle de l'assassinat. Samedi, onze
+juin, marquait la petite feuille posée sur l'épaisseur des autres, et
+ces autres comptaient les jours de cette année-là, que mon père n'avait
+pas vécus! Le onze juin 1864!... C'était donc le jeudi, neuf, qu'il
+avait été tué. J'avais neuf ans alors, j'en avais vingt-quatre
+aujourd'hui, et le mort n'était pas vengé... Pourquoi? Parce que le
+hasard ne m'avait fourni aucune indication. Je n'avais pu former aucune
+hypothèse qui reposât sur un fait observé, vérifié, certain. Aujourd'hui
+que je tenais une de ces indications, si douteuse fût-elle, une de ces
+hypothèses, quelle que fut son invraisemblance, non, je n'avais pas le
+droit de reculer. Il fallait pousser mes soupçons jusqu'à leur
+extrémité. «Si j'allais chez M. Massol, me disais-je, lui remettre cette
+correspondance et le consulter, est-ce qu'il considérerait cette
+nouvelle révélation sur notre intérieur, sur les sentiments de la
+victime, sur ceux du second mari de ma mère--comme un document à
+négliger?...» Non, mille fois non, si bien que je n'aurais pas osé lui
+porter ces lettres. J'aurais tremblé de lancer les limiers de justice
+sur cette piste. Nous avions tant cherché, tant étudié, lui et moi, qui
+pouvait avoir eu intérêt à ce crime? S'il avait pensé à mon beau-père,
+il ne m'en avait du moins jamais parlé. Quel indice possédait-il, qui
+l'autorisât, une seconde, à jeter ce trouble dans mon esprit? Cet
+indice, je pouvais le lui fournir, moi, et je le sentais, d'instinct, si
+grave, d'une signification si redoutable! Comment me serais-je empêché
+de m'y attacher ainsi, de le tourner et de le retourner, m'abandonnant à
+cette espèce de dévidement d'idées qui s'accomplit en nous, presque à
+notre insu, quand le rouet de notre rêverie a été une fois mis en
+branle?
+
+Je sentais mieux mon impuissance à dominer ma pensée, grâce au contraste
+qui existait entre cette tempête intime et la profonde tranquillité de
+la maison de la morte. Ma vie y coulait, si monotone en apparence, et
+réellement si ardente, si effrénée. Je me levais tard, je classais des
+papiers, je les lisais jusqu'à l'heure de mon déjeuner que je prenais
+seul, toujours servi par Julie qui continuait à ne pas vouloir qu'une
+autre personne s'occupât de moi. Dans cette salle à manger silencieuse,
+j'avais comme compagnons le chien de garde don Juan et deux chats, que
+j'avais donnés moi-même à ma tante autrefois, deux demi-angoras,
+surnommés, l'un Boule-de-Poil, à cause de sa longue fourrure, l'autre
+Pierrot, pour sa figure spirituelle et sa malice. J'étais là, donnant la
+pâture à toutes ces bêtes. Je me souvenais de ce Robinson que j'aimais
+tant durant mon enfance, et des scènes où le solitaire s'assied à sa
+table, entouré de sa ménagerie privée. Hélas! j'étais, moi, le Robinson
+qui a vu sur le sable l'empreinte d'un pied inconnu, et qui, retiré dans
+l'asile paisible, y transporte avec lui son anxiété. Julie allait et
+venait, dans ses vêtements de deuil. Les chats soufflaient lorsque don
+Juan s'approchait d'eux. Si je les négligeais, ils étendaient la patte
+et griffaient la nappe, en allongeant leur museau futé. J'écoutais le
+bruit de l'horloge comtoise posée à terre dans sa gaine, et dont le
+balancier de cuivre passait et repassait par la lucarne ronde découpée
+au milieu du bois. Et dans ce décor si doucement bourgeois, j'étais en
+train de raisonner les chances de culpabilité de mon beau-père. Je me
+disais: «La grande objection préalable à toute enquête, c'est l'alibi
+constaté; l'alibi se rapporte aux données physiques du crime, et dans
+toute analyse de cet ordre, à côté de la série de ces données physiques,
+il y a la série des données morales. Tant qu'elles ne coïncident pas, il
+y a doute, et la grande affaire d'un assassin habile est justement de
+créer ce doute. Si l'on s'en tenait à l'apparence d'impossibilité
+matérielle, combien d'instructions on ne pousserait pas?...» Je me
+levais parmi ces pensées, et le plus souvent je marchais vers la forêt.
+Autour de moi s'étendait l'immense silence des après-midi d'hiver. Les
+feuilles sèches vêtissaient la futaie d'admirables teintes fauves sur
+lesquelles se mouvait par intervalle une tache de la même nuance, le
+pelage de quelque chevreuil bondissant. Ces mêmes feuilles sèches
+criaient sous mes pieds, et moi je poursuivais mon raisonnement. Je
+déduisais les conditions de l'une et de l'autre hypothèse... «Soit, M.
+Termonde est coupable. Il était, il est encore passionné jusqu'à la
+violence: c'est un premier fait. Il aimait ma mère éperdûment: c'en est
+un autre. Mon père en était jaloux jusqu'à la douleur: c'est un
+troisième fait. Voici où commence l'incertitude: M. Termonde s'est-il
+aperçu de cette jalousie? A-t-il eu avec mon père quelques-unes de ces
+scènes muettes, à la suite desquelles un homme du monde comprend que la
+maison de l'ami dont il courtise la femme va lui être fermée? Cette
+supposition-là peut être admise sans difficulté. De là au furieux désir
+de se débarrasser d'un obstacle qu'on sent à jamais invincible, le
+passage est déjà plus malaisé à comprendre, mais la chose est encore
+possible...» À ce moment de mon analyse, je me heurtais contre ce que
+j'appelais les données physiques du crime. Le faux Rochdale existait,
+c'était de nouveau un fait, des gens l'avaient vu, l'avaient entendu,
+lui avaient parlé. Il attendait dans la chambre de l'hôtel Impérial,
+tandis que M. Termonde était à notre table, causant avec nous. Pour que
+M. Termonde fût coupable du crime, il fallait donc admettre entre ces
+deux hommes une complicité, que l'un, le faux Rochdale, fût un
+instrument, une espèce de bravo chargé de tuer pour le compte de
+l'autre!
+
+Le caractère d'exception de cette nouvelle hypothèse était trop évident
+pour que je m'y abandonnasse. La première fois que je conçus cette idée,
+je me moquai de moi cruellement. Je me rappelai mes paniques d'enfant et
+les preuves étranges que j'avais eues alors de ma facilité à confondre
+l'imaginaire avec le réel. Il m'était arrivé, à plusieurs reprises,
+entre ma septième et ma dixième année, de me réveiller la nuit, et là,
+seul au milieu des ténèbres, je me disais que peut-être il faisait jour,
+et que j'étais devenu aveugle. C'était une folie. J'écarquillais mes
+yeux pour percer l'ombre. Le noir s'épaississait autour de moi;
+l'angoisse de ma cécité possible devenait si forte alors, que je devais,
+pour me rassurer, chercher une allumette à tâtons, la frotter contre le
+phosphore de sa boîte; et la vue de la flamme dissipait mon cauchemar.
+Que j'étais resté pareil à moi-même, combien incapable de dominer les
+chimères subitement apparues devant mon esprit! Je venais d'en avoir la
+preuve, à l'occasion de maman, et tout de suite je recommençais d'être
+la proie docile d'une chimère semblable!... J'avais beau me répéter
+cela, et insister sur l'invraisemblance d'une telle aventure: le faux
+Rochdale soudoyé par M. Termonde pour assassiner mon père,--en
+définitive ce n'était là qu'une invraisemblance et non pas une
+impossibilité absolue. En matière de crime, la moindre réflexion
+démontre que tout arrive. Je me complaisais alors à me souvenir des
+histoires extraordinaires de Cour d'assises que me représentait ma
+mémoire. Mon imagination devenait couleur de sang, comme l'horizon où
+le soleil se couchait derrière les taillis rouillés... Je rentrais. Je
+dînais, comme j'avais déjeuné, tout seul, puis je passais la soirée dans
+le salon, assis à la place où s'était assise ma mère. J'avais si peur
+des furies de pensée, auxquelles je me laissais trop aisément entraîner,
+que je demandais à Julie de me rejoindre, aussitôt son repas fini. La
+vieille femme s'installait sur une petite chaise bretonne, toute basse,
+dans le coin de l'âtre, comme une personne accoutumée à s'accagnarder
+sur le banc du coin de la grande cheminée, à la cuisine. Elle tricotait
+un bas, faisait aller et venir les aiguilles d'acier dans les mailles de
+laine brune, et, pour cette besogne, elle assurait sur son nez une paire
+de besicles qui donnaient à sa face ridée et tirée un aspect de
+caricature. Il lui arrivait de travailler ainsi toute la soirée, sans
+dire un mot, avec Boule-de-Poil, son favori, ronronnant à ses pieds,
+tandis que Pierrot, jaloux, frottait sa tête contre elle, mendiant une
+caresse et dressé sur ses pattes. D'autres fois, elle parlait, répondant
+aux questions que je lui posais sur ma tante. Elle me répétait ce que je
+savais déjà si bien: les angoisses de la pauvre créature à mon endroit,
+ses idées sur les dangers que je pouvais courir, son anxiété à son lit
+d'agonie. Elle insistait sur l'inconsolable chagrin que cette soeur
+fidèle avait eu du mariage de la veuve de son frère, et sur la haine
+vouée par elle à M. Termonde. «Chaque fois qu'elle se décidait à venir
+chez ta mère, continuait Julie, à cause de toi, André... d'avance elle
+était malade d'agitation; et huit jours de tristesse au retour à se
+ronger l'âme...» Ces petits détails ne m'étaient pas nouveaux. Je les
+connaissais depuis bien longtemps; mais avec ma disposition actuelle,
+ils me rejetaient sur le chemin des hypothèses cruelles. Je recommençais
+par un autre côté l'analyse de mes pensées sur M. Termonde. «Admettons
+qu'il soit coupable, reprenais-je, y a-t-il un seul fait, depuis
+l'événement, qui ne soit éclairci par cette culpabilité? L'horreur de ma
+tante est cependant un indice que je ne suis pas un insensé, car elle a
+nourri des soupçons pareils aux miens... Mais elle soupçonnait aussi ma
+mère, sans quoi elle eût mis son veto à ce mariage, qu'elle devait
+considérer comme le plus épouvantable sacrilège. Eh bien! elle pouvait
+s'être trompée sur ma mère et avoir raison sur mon beau-père...» Est-ce
+que l'antipathie de ce dernier pour moi n'était pas un signe aussi? Je
+la mesurais à la mienne. N'y avait-il pas là quelque chose de plus que
+l'antagonisme d'un beau-père et d'un beau-fils? Mais comme il a dû me
+détester si je lui représentais mon père vivant, ce père à qui je
+ressemblais d'une manière saisissante, et qu'il aurait tué! Et puis, ces
+étranges inégalités de son humeur, ces besoins alternatifs
+d'étourdissement et de solitude, les noires mélancolies où je savais,
+par ma mère, qu'il tombait si souvent... j'avais expliqué jusqu'ici ces
+bizarreries de caractère par la maladie de foie qui, depuis quelques
+années, plombait ses joues, bistrait ses paupières, et, de temps à
+autre, le couchait au lit, en proie à des souffrances si aiguës que cet
+homme si ferme en criait. Mais ces bizarreries, et cette maladie
+elle-même, ne pouvaient-elles pas être aussi l'effet de ce phénomène
+obscur, indéniable pourtant et qui revêt des formes étranges, le
+remords? Est-ce que je ne savais point par expérience l'étroit rapport
+du moral et du physique, les ravages de l'idée fixe sur la santé, la
+puissance meurtrière et irrésistible de la pensée, moi qui ne traversais
+pas une émotion un peu violente sans être terrassé ensuite par la
+névralgie? Et je me sentais de nouveau emporté par le soupçon. Combien
+celui qui doute ainsi est malheureux! C'est comme un roulis et comme un
+tangage auquel son esprit ballotté se trouve en proie. Le bateau
+s'élève, puis il retombe, et, de droite à gauche, de bas en haut, le
+passager malade est balancé, couvert de sueur, toute son énergie
+vaincue, et, à chaque fois, il croit qu'il va mourir...
+
+
+
+
+XI
+
+
+Contre cet intolérable malaise, je n'avais qu'un remède, celui-là même
+qui venait de si bien me réussir vis-à-vis de ma mère. Aux
+envahissements de l'imagination, il fallait opposer le réel, me mettre
+en présence de l'homme que je soupçonnais, le voir droit en face, tel
+qu'il était, non point tel que me le présentait mon esprit, de jour en
+jour plus fiévreux, plus incapable de juger ses visions. Je discernerais
+alors si j'avais été victime d'un cauchemar; et le plus tôt serait le
+mieux, car mon angoisse grandissait, grandissait dans ma solitude. Ma
+tête se troublait. Je finissais par ne plus même douter. Ce qui n'aurait
+dû être qu'un tout faible indice faisait maintenant preuve accablante
+dans ma pensée. Il n'était que temps de réagir, dans l'intérêt même de
+mon enquête, si je devais être amené à pousser plus avant; ou bien je
+tomberais dans cet état nerveux que je connaissais trop, et qui me
+rendait toute action de sang-froid impossible... Je me décidai donc à
+quitter Compiègne. Je voulais revenir à Paris, voir mon beau-père, et,
+d'après la première impression que je lui produirais en me présentant
+devant lui à l'improviste, je jugerais du plus ou moins de valeur de mes
+soupçons. Je fondais cette espérance sur un raisonnement que je m'étais
+déjà fait à l'occasion de ma mère. Je me disais que M. Termonde, s'il
+était mêlé à l'assassinat de mon père, avait redouté par-dessus tout la
+pénétration de ma tante. Leurs relations avaient été cérémonieuses, avec
+un fond de haine de sa part, à elle, qui n'avait certes pas échappé à
+cet homme si fin. Coupable, ne devait-il pas craindre qu'à son lit de
+mort la vieille fille ne m'eût confié ses pensées? L'attitude qu'il
+aurait avec moi, lors de notre première entrevue, serait donc une
+épreuve d'autant plus concluante que cette entrevue serait plus subite
+et qu'il aurait moins de temps pour s'y préparer. Que risquais-je à la
+tenter, cette épreuve? Tout au plus resterais-je dans le doute, mais il
+était probable que je serais rassuré du coup.
+
+Je rentrai donc à Paris, sans avoir prévenu personne, pas même mon valet
+de chambre et mon concierge, et, presque aussitôt, je m'acheminai vers
+le boulevard de Latour-Maubourg. Je me vois encore, m'arrêtant à la
+porte du petit hôtel, vers deux heures de l'après-midi. C'était le
+moment où j'étais presque certain de rencontrer M. Termonde à la maison.
+D'ordinaire, il restait là jusqu'à trois heures à fumer dans le hall
+après le déjeuner. Puis ma mère et lui vaquaient, chacun de son côté,
+aux diverses courses et aux visites, pour se retrouver vers sept heures,
+avant le dîner. J'étais venu à pied, afin d'user mes nerfs par
+l'exercice, me traitant d'ailleurs tout le long de la route avec le
+dernier mépris. À mesure que je me rapprochais de la réalité, les
+chimères évoquées dans ma solitude me semblaient le produit d'une
+fantaisie d'enfant malade. Je songeais à ce qu'il y avait eu
+d'humiliant, de ridicule dans l'arrivée de ma mère à Compiègne. J'étais
+allé au-devant d'elle comme Oreste au-devant de Clytemnestre, et j'avais
+trouvé une femme occupée de sa robe de deuil, de son chapeau, de ses
+sacs de voyage et de ses petits coussins. Le même ironique contraste
+m'attendait-il dans ce premier entretien avec mon beau-père? C'était
+vraisemblable, et je me convaincrais, une fois de plus, de ma facilité à
+me griser de mes propres idées. Cela me peinait toujours profondément de
+constater cette faiblesse, et ma constante impuissance à y voir juste,
+précis et net. Je me comparais en pensée aux taureaux que j'avais vus
+dans le cirque de Saint-Sébastien, lors d'un voyage de vacances aux
+Pyrénées, à ces stupides bêtes qui s'affolent contre un morceau d'étoffe
+écarlate au lieu de fondre tout droit sur le gladiateur alerte qui se
+joue de leur colère. Je tirai la sonnette dans ces dispositions
+découragées. Durant la demi-minute que j'attendis là, je regardai
+l'espèce d'édifice de bûches artistement dressé presque à la hauteur de
+la maison par le marchand qui occupait le terrain d'à côté. Je me
+rappelai mes matinées du dimanche, autrefois, passées à contempler ces
+piles symétriques et leurs dessins compliqués. Étais-je beaucoup plus
+raisonnable qu'alors?... La porte s'ouvrit. Je reconnus la cour étroite,
+la cage vitrée de la marquise, le tapis rouge de l'escalier. Le
+concierge, qui me salua, n'était plus celui par lequel je me croyais
+méprisé dans mon enfance; mais le valet de chambre qui m'ouvrit la porte
+n'avait pas changé. Son visage rasé m'offrit son impassible physionomie
+d'autrefois, celle qui me donnait, quand j'arrivais du collège, une
+telle impression d'insolence et d'outrage,--ô puérilité! À une question
+que je lui fis, cet homme me répondit que ma mère était là, ainsi que M.
+Termonde et une dame de leurs amis, Mme Bernard. Ce nom acheva de me
+remettre au vrai point de la situation. C'était une assez jolie
+personne, toute mince et très brune, avec des cheveux sur le front, un
+nez un peu retroussé, des dents très blanches, que découvrait dans un
+sourire continuel sa lèvre supérieure un peu courte, l'air d'un
+watteau-gavroche, et tout le bagout d'une femme du monde au fait des
+moindres potins. Je tombais du haut de mes songes de justicier
+imaginaire en pleine frivolité parisienne. J'allais entendre parler de
+la pièce à la mode, de quelques procès en séparation, d'adultères et de
+chapeaux. C'était bien la peine de m'être mangé le coeur tous ces jours
+derniers,--amère nourriture.
+
+Le domestique m'introduisit donc dans le hall que je connaissais si
+bien, avec son divan oriental, avec ses plantes vertes, ses meubles
+singuliers, ses tapis aux nuances doucement passées, son Meissonier sur
+un chevalet drapé, à la place où était autrefois le portrait de mon
+père, son fouillis de bibelots, l'énorme parasol japonais ouvert au
+milieu du plafond. Sur les murs, de grands morceaux d'étoffe chinoise
+montraient leurs personnages dont les moustaches, la barbe et les
+cheveux étaient brodés avec de la soie blanche ou noire. Du premier coup
+d'oeil, je vis ma mère, à demi-couchée sur un fauteuil américain, qui
+s'abritait du feu avec un écran; Madame Bernard, assise en face, tenait
+son manchon d'une main et de l'autre faisait un geste; M. Termonde en
+redingote, écoutait, debout, le dos à la cheminée, la jambe repliée pour
+chauffer la semelle de sa bottine, en fumant un cigare. À mon entrée, ma
+mère jeta un petit cri de joyeux étonnement et se leva pour venir à ma
+rencontre. Madame Bernard prit aussitôt cet air contrit d'une femme
+distinguée qui se prépare à témoigner une sympathie de commande à une
+personne de sa connaissance éprouvée par un grand malheur. Oui,
+j'aperçus ces petits détails tout de suite, et aussi le haut-de-corps
+de M. Termonde, le battement subit de ses paupières, l'expression, bien
+vite dissimulée, de désagréable surprise que lui causait ma présence.
+Mais quoi? N'en était-il pas ainsi de moi-même? J'aurais juré qu'à cette
+minute-là, son coeur se serrait un peu comme le mien, qu'il subissait une
+sensation de gêne à la gorge et à la poitrine. Qu'est-ce que cela
+prouvait? Qu'il existait, de lui à moi, le même courant d'antipathie que
+de moi à lui. Était-ce une raison pour que cet homme fût un assassin?
+C'était mon beau-père simplement, et un beau-père qui n'aimait pas son
+beau-fils. Cela durait depuis des années, et pourtant, après la semaine
+d'angoisse soupçonneuse dont je sortais, cet involontaire et fugitif
+passage me frappa d'une impression singulière, tandis que je lui prenais
+la main après avoir embrassé ma mère et salué Madame Bernard. La main?
+Non, mais, comme toujours, le bout des doigts, et qui tremblaient un peu
+entre les miens. Que de fois ma main, à moi, avait frémi de même, à ce
+contact, par une invincible répulsion!... Je l'écoutai me débiter les
+phrases de sympathie qu'il me devait dans ma peine et qu'il m'avait déjà
+écrites à la campagne. J'écoutai Madame Bernard en prononcer d'autres.
+Puis, la conversation reprit son cours, et, pendant la demi-heure que la
+jeune femme resta encore, je regardai plutôt que je ne parlai, comparant
+mentalement la physionomie de mon beau-père à la physionomie de la
+visiteuse et à celle de ma mère. J'éprouvais devant ces trois visages
+une impression qui ne s'était jamais ainsi précisée pour ma pensée,
+celle de leur différence, non pas simplement d'âge, mais d'intensité,
+mais de profondeur. Que celui de ma mère était peu mystérieux, facile à
+lire comme une page écrite en caractères bien nets! Que l'âme de Madame
+Bernard, cette légère, cette innocente et pauvre âme mondaine, se
+révélait aussi au premier regard, à travers des traits délicats tout
+ensemble et communs! Qu'il y avait peu de réflexion, de parti-pris
+volontaires, de quant à soi impénétrable, derrière la grâce poétique de
+l'une et derrière les gracieuses minauderies de l'autre! Quel masque
+personnel, au contraire, et violemment expressif que celui de mon
+beau-père! Avec ses yeux bleus, un peu écartés, et qui semblaient
+toujours fuir l'observation, avec les touffes de ses cheveux
+prématurément blanchis, avec les grandes rides amères de sa bouche, avec
+son teint brouillé de bile, obscur et trouble, comme ce visage semblait
+révéler, chez l'homme du monde qui causait avec ces deux femmes du
+monde, une créature d'une autre race! Quelles passions avaient ravagé ce
+sang, quelles pensées creusé ce front, quelles veilles meurtri ces
+paupières? Était-ce la figure d'un homme heureux, à qui tous les
+événements ont réussi; qui, né riche, d'une excellente famille, a épousé
+la femme qu'il aimait; qui n'a connu ni les âpres soucis de l'ambition,
+ni les tracas d'une fortune à faire, ni les affronts de l'amour-propre
+humilié? Sans doute, il souffrait du foie. Mais pourquoi cette réponse
+dont je m'étais contenté jusqu'alors me parut-elle soudain enfantine et
+presque niaise? Pourquoi tous ces signes d'usure et de tourment me
+semblèrent-ils les effets d'une cause secrète et que je m'étonnai de ne
+pas avoir cherchée plus tôt? Pourquoi me trouvai-je soudain, en sa
+présence, au rebours de ce que j'avais prévu, au rebours de ce qui
+m'était arrivé avec ma mère, plongé plus avant dans le gouffre de
+soupçons, duquel j'avais tant espéré sortir? Pourquoi eus-je peur, nos
+yeux s'étant rencontrés une seconde, qu'il ne pût lire ma pensée dans
+les miens et pourquoi les détournai-je avec une sorte de honte et
+d'épouvante?... Ah! lâche que j'étais, triple lâche! Ou bien j'avais
+tort de penser ainsi, et il fallait à tout prix le savoir, ou bien
+j'avais raison, et il fallait le savoir encore! Mais la recherche
+passionnée de cette certitude était la seule ressource qui me restât
+pour continuer de m'estimer moi-même.
+
+Cette recherche était difficile, je m'en rendis compte aussitôt. Des
+faits? Je ne pouvais pas en rencontrer. Où et comment m'y prendre? La
+seule position du problème que j'avais devant moi m'interdisait toute
+espérance de découvrir quoi que ce fut par une enquête matérielle. De
+quoi s'agissait-il, en effet? De m'assurer si, oui ou non, M. Termonde
+était le complice de l'homme qui avait attiré mon père dans un
+guet-apens. Mais je ne connaissais pas cet homme lui-même. Je n'avais
+d'autres données, sur lui, que les détails de son déguisement et les
+vagues hypothèses d'un juge d'instruction. Si seulement j'avais pu le
+consulter, ce juge, et m'éclairer de son expérience? Que de fois j'ai
+saisi le paquet des lettres dénonciatrices, décidé à le lui porter, à
+implorer de lui un conseil, une indication, un appui! J'arrivais devant
+la porte de sa maison et là je m'arrêtais. L'image de ma mère me barrait
+l'entrée. S'il allait la soupçonner, comme avait fait ma tante? Je
+reprenais alors le chemin de mon appartement, où je m'enfermais pendant
+des heures et des heures, couché sur le canapé de mon fumoir, et
+m'intoxiquant de tabac. C'était alors que je relisais les fatales
+lettres, bien que je les susse quasi par coeur, afin de vérifier ma
+première impression que j'espérais toujours anéantir. Elle augmentait,
+au contraire, à chacune de ces lectures nouvelles. J'y gagnais du moins
+de concevoir que cette certitude, dont je m'étais fait un point
+d'honneur, ne pouvait être que psychologique. En définitive, toutes mes
+imaginations avaient pour point de départ les données morales du crime,
+en dehors des données physiques que je ne pouvais pas atteindre. Il
+fallait donc m'attacher uniquement, passionnément, à ces données
+morales. Et je recommençais à raisonner comme à Compiègne. «Supposons,
+me disais-je, que M. Termonde soit coupable, dans quel état d'esprit
+doit-il être? Cet état d'esprit une fois donné, comment agir de manière
+à lui arracher, à lui-même, quelque signe de sa culpabilité?...» Sur
+l'état d'esprit, je n'avais aucun doute. Souffrant et sombre comme je le
+connaissais, l'âme angoissée jusqu'au tourment, si cette souffrance,
+cette tristesse, cette angoisse s'accompagnaient du souvenir d'un
+meurtre commis dans le passé, cet homme était la victime d'un secret
+remords. La question était donc d'inventer un procédé qui donnât comme
+une forme à ce remords, de dresser devant lui le spectre de l'action
+commise, brusquement, brutalement. Coupable, il était impossible qu'il
+ne frémît pas; innocent, il ne s'apercevrait pas même de l'épreuve. Mais
+cette soudaine évocation du crime sous les yeux de celui que je
+soupçonnais, comment la produire? C'est au théâtre et dans les romans
+qu'on représente une scène d'assassinat devant l'assassin, en épiant sur
+son visage la seconde où il ne se possède plus. Dans la réalité, on n'a
+guère à son service, quand on veut donner un coup de sonde à travers la
+conscience de quelqu'un, que l'outil de la parole, si malaisé à manier.
+Je ne pouvais pourtant pas aller droit à M. Termonde et lui dire en
+face: «Vous avez fait tuer mon père...» Innocent ou coupable, il me
+jetterait à la porte comme un fou!
+
+Après bien des heures de réflexion, je compris qu'un seul plan était
+raisonnable, un seul utile: c'était d'avoir avec mon beau-père, en tête
+à tête et au moment où il s'y attendrait le moins, un entretien tout en
+nuances, tout en sous-entendus, dont chaque mot fût comme un doigt
+appuyé sur les places les plus douloureuses de sa pensée, au cas où
+cette pensée serait celle d'un meurtrier. Il fallait que chacune de mes
+phrases le contraignît à se demander: «Pourquoi me dit-il cela, s'il ne
+sait rien? Il sait quelque chose?... Que sait-il?...» Je connaissais ses
+moindres jeux de physionomie, ses gestes les plus simples. Je le
+possédais si bien physiquement! Aucun signe de trouble, si léger fût-il,
+ne m'échapperait. Si je ne rencontrais pas le point malade en procédant
+de la sorte, j'en concluerais à l'inanité des soupçons qui, depuis la
+mort de ma tante, renaissaient et renaissaient sans cesse. J'admettrais
+cette simple, cette vraisemblable explication, que rien ne démentait des
+lettres de mon père, à savoir que M. Termonde avait aimé ma mère sans
+espérance du vivant de son premier mari, puis bénéficié d'un veuvage
+auquel il n'aurait pas même osé penser. Si, au contraire, je le voyais,
+durant notre entretien, comprendre mes soupçons, les deviner, suivre mes
+paroles avec anxiété, si je surprenais dans son regard cet éclair qui
+révèle l'épouvante instinctive d'un animal attaqué à l'instant où il se
+croit le plus en sûreté, si l'épreuve réussissait, alors... alors... Je
+n'osais pas penser à cet alors. Cette seule possibilité me bouleversait
+trop profondément. Mais cette conversation, en aurais-je, moi, la force?
+Ç'allait être un de ces combats, pareils aux duels au sabre, où la
+victoire est à celui qui prend tout de suite la garde haute; et je me
+rendais bien compte que ma sensibilité toujours frémissante me rendait
+ce rôle plus difficile qu'à un autre. Rien qu'à y songer, mon coeur
+battait plus vite, mes nerfs se crispaient... Quoi? c'était la première
+occasion offerte d'agir, de me dévouer à la besogne de vengeance,
+acceptée, convoitée durant toute ma jeunesse, et j'hésiterais...
+Heureusement, ou malheureusement, j'avais pour me conseiller un
+compagnon plus fort que mes hésitations: le portrait de mon père,
+suspendu à présent dans mon fumoir de jeune homme. La nuit, je me
+réveillais, bourrelé par ces pensées. J'allumais ma bougie et j'allais
+le regarder, détaché en clair sur la tenture en face de moi. Comme nous
+nous ressemblions, quoique je fusse un peu moins robuste d'encolure! Que
+nous étions bien le même être! Que je le sentais voisin de moi! Que je
+l'aimais! Ce front haut, ces yeux bruns, cette bouche un peu large, ce
+menton un peu long.--je les contemplais avec une émotion indicible.
+Cette bouche surtout, que cachait à demi une moustache noire, coupée
+comme la mienne, elle n'avait pas besoin de s'ouvrir et de me crier:
+«André, André, souviens-toi de moi!» Non, pauvre mort, je ne pouvais pas
+te laisser ainsi sans avoir tenté jusqu'à l'impossible pour te venger,
+et c'était une conversation à soutenir--rien qu'une conversation. Mon
+malaise nerveux cédait la place à une volonté tout à la fois fiévreuse
+et froide,--oui, les deux ensemble; et ce fut avec une maîtrise de
+moi-même presque absolue, qu'après une période assez longue de ces
+luttes intimes, le plan de mon discours très arrêté, je me rendis à
+l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg par une après-midi du
+commencement de février. J'étais presque assuré de trouver mon beau-père
+seul. Ma mère déjeunait chez Madame Bernard ce jour-là; je le savais. Il
+était à la maison, et seul en effet.--«Allons, André, me dit la voix
+intérieure qui défend au soldat de reculer, sois un homme.» Une fois de
+plus, je sentis combien l'action est apaisante, et quel bienfait
+l'audace emporte avec elle. C'est de trop penser qu'on souffre et de
+trop regarder son propre coeur. Hélas! on ne peut pas toujours agir.
+
+M. Termonde se tenait dans son cabinet de travail. Lorsque j'entrai, il
+fumait, assis sur un fauteuil bas, frileusement, au coin du feu. Lui
+aussi, comme moi dans mes mauvaises heures, se grisait de tabac, ne
+quittant un cigare que pour en prendre un autre. Cette pièce, où je
+venais rarement, n'offrait aucun caractère très spécial et qui permît de
+rien préjuger sur la personne qui s'était choisi ce décor intime.
+C'était une vaste chambre, luxueuse à la fois et insignifiante. Les
+voussures de bois du plafond, toutes sombres, le cuir de Cordoue tendu,
+sur les murs, de couleur feuille-morte avec des rehauts d'or, la nuance
+du tapis d'un rouge obscur et les teintes effacées des gobelins des
+portières, s'harmonisaient avec le demi-jour, tamisé par des vitraux
+mobiles, en ce moment fermés. Et c'était une profusion de meubles de
+toutes provenances qui rappelaient les voyages du diplomate élégant:
+deux _bargueños_ d'Espagne aux éclatants reflets de pourpre, des chaises
+basses aux dossiers sculptés de style florentin, dans la cheminée, de
+hauts chenets en fer forgé achetés à Nuremberg, avec les monstres
+chimériques de leur ciselure, et, au-dessus de cette cheminée, une
+vieille copie du portrait de César Borgia par Raphaël. Une large
+bibliothèque occupait un des pans de la pièce. Les livres d'histoire et
+d'économie politique y montraient leur reliure verte ou noire, au-dessus
+des casiers où s'empilaient d'autres livres brochés, aux couvertures
+claires, qui étaient les romans à la mode. Un grand bureau plat
+s'étendait au milieu de la chambre, avec les objets nécessaires pour
+écrire, soigneusement rangés, et quelques photographies dans leurs
+cadres de maroquin, celle de ma mère, celles du père et de la mère de M.
+Termonde. Ce cabinet de travail révélait au moins un trait dominant de
+celui qui l'emplissait, en ce moment, de la fumée bleuâtre de son
+cigare: le souci méticuleux de la correction. Mais ce souci, qui lui
+était commun avec tant de personnes de son monde, peut servir de
+paravent à la banalité la plus entière, comme à l'hypocrisie la plus
+raffinée. Ce n'était pas seulement dans la tenue extérieure de sa vie
+que mon beau-père se montrait ainsi impénétrable, sans qu'on devinât
+s'il cachait ou non des pensées profondes derrière sa politesse et son
+élégance. Ces réflexions, je les avais faites souvent, à une époque où
+je n'avais guère qu'un intérêt de curiosité à comprendre le plus intime
+repli de ce caractère d'homme. Elles me saisirent avec une extrême
+intensité, à cette minute où je venais à lui avec une volonté si nette
+de lire dans son passé. Cependant, nous nous serrions la main, je
+prenais place à l'autre côté de la cheminée, j'allumais, moi, une
+cigarette, et je lui disais afin d'expliquer mon insolite présence:
+
+--Maman n'y est pas?
+
+--Mais ne t'a-t-elle pas raconté, l'autre jour, qu'elle déjeunait chez
+Madame Bernard?... me répondit-il. C'est une petite expédition dans
+l'atelier de Lozano,--c'était le nom d'un peintre espagnol très goûté
+depuis deux ans,--pour voir le portrait qu'il termine de Madame
+Bernard... Est-ce que tu as quelque chose à faire dire à ta mère?...
+ajouta-t-il simplement.
+
+Ce peu de mots suffisaient à me montrer qu'il avait remarqué la
+singularité de ma visite. Devais-je m'en affliger ou m'en réjouir?... Je
+le voyais donc prévenu que j'arrivais poussé par un motif particulier,
+mais cela même donnerait toute leur portée à mes paroles. Je commençai
+par mettre la conversation sur une matière indifférente, parlant de ce
+peintre dont je connaissais un bon tableau, une danse de gitanes dans
+une chambre d'auberge à Grenade. Je lui décrivais les poses hardies, les
+teints pâles, les oeillets rouges dans les cheveux noirs, la face de
+Maure du guitariste, et je le questionnais sur l'Espagne. Visiblement,
+il me répondait par simple politesse. Tout en continuant de fumer son
+cigare, il fouillait le feu avec des pincettes, prenant entre leurs
+pointes un morceau de braise, puis un autre. Au frémissement de ses
+doigts, le seul signe de sa sensibilité nerveuse qu'il ne sût pas bien
+dompter, je constatais que ma présence lui était, comme toujours,
+désagréable. Il causait cependant avec son habituelle courtoisie, de
+cette voix douce, presque sans timbre, qui donnait l'impression qu'il
+s'était dressé à parler ainsi; ses yeux étaient fixés sur la flamme, et
+son visage, que je voyais de profil, avait cet air d'infinie lassitude
+que je connaissais bien, un je ne sais quoi d'immobile et de triste,
+avec de longues rides et comme une contraction de la bouche dans une
+pensée toujours amère. À un moment, je le fixai, ce profil détesté, avec
+tout ce que j'avais en moi d'attention, et, passant d'un sujet à un
+autre, sans transition, je laissai tomber cette phrase.
+
+--J'ai fait, ce matin, une visite bien intéressante.
+
+--C'est ce qui te distingue de moi, répliqua-t-il d'un ton indifférent,
+qui ai gâché ma matinée à mettre au courant ma correspondance.
+
+--Oui, continuai-je, bien intéressante... J'ai passé deux heures chez M.
+Massol...
+
+J'avais beaucoup compté sur l'effet de ce nom qui devait lui rappeler
+tout d'un coup l'enquête sur le mystère de l'hôtel Impérial. Les muscles
+de son visage ne bougèrent pas. Il posa les pincettes, se pencha en
+arrière sur son fauteuil, et me demanda d'un air distrait:
+
+--L'ancien juge d'instruction? Que fait-il maintenant?...
+
+Était-il possible qu'il ne sût réellement pas où vivait cet homme, celui
+dont il devait se défier le plus, s'il était coupable? Comment savoir si
+cette indifférence était jouée? Le traquenard que j'avais tendu me
+sembla soudain la conception d'un enfant naïf. En admettant que mon
+beau-père eût maintenant le coeur serré, que son pouls battît la fièvre,
+qu'il se demandât avec angoisse: «Où veut-il en venir?»--mais c'était
+une raison pour lui de mieux cacher son émotion... N'importe. J'avais
+commencé. Il fallait continuer et frapper fort.
+
+--M. Massol est conseiller à la Cour, répondis-je, et
+j'ajoutai,--quoique ce ne fût plus vrai:--Je le vois souvent... Nous
+avons causé, ce matin, des criminels qui échappent au châtiment.
+Imaginez-vous qu'il est persuadé que Troppmann avait un complice. Il
+croit cela sur les détails du crime, qui, d'après lui, supposent deux
+hommes... Si cela est vrai, il faut avouer que Messieurs les assassins
+ont leur honneur à eux, quelque bizarre que cela paraisse, puisque ce
+monstrueux tueur d'enfants s'est laissé couper le cou sans dénoncer
+l'autre... C'est égal, le complice a dû passer de mauvaises heures à
+partir de la découverte des cadavres et de l'arrestation de son
+camarade... Je ne m'y fierais pas, à cet honneur-là, et, si la fantaisie
+me prenait de commettre un crime, j'agirais seul... Et vous?
+demandai-je, comme en plaisantant.
+
+Ce n'était rien, ces deux petits mots, rien qu'une insignifiante
+plaisanterie, si celui à qui je posais cette bizarre question était
+innocent. Dans le cas contraire, ah! c'était de quoi lui geler la moelle
+dans les os. Il m'avait écouté en s'enveloppant de fumée, les paupières
+à demi-abaissées sur les yeux. Je ne voyais plus sa main gauche qu'il
+laissait pendre de l'autre côté du fauteuil, et il avait passé la droite
+dans la poche de sa jaquette. Il mit un peu de temps à me
+répondre--bien peu, mais cette minute peut-être qui sépara ma demande
+et sa réponse, s'écoula pour moi si brûlante. Mais quoi? Les
+conversations précipitées n'étaient pas dans ses habitudes, puis, ma
+question n'offrait rien d'intéressant pour lui s'il n'était pas
+coupable, et, s'il l'était, ne lui fallait-il pas calculer dans un
+éclair la portée de la phrase qu'il me lancerait? Comment le savoir
+encore?... Il ferma les yeux tout à fait, ainsi que cela lui arrivait
+souvent, et il me dit avec l'accent détaché d'un homme qui parle d'idées
+générales:
+
+--Il est certain que des morceaux de conscience demeurent intacts chez
+des gens très corrompus. Cela se voit surtout quand on habite des pays
+où les moeurs sont plus vraies que chez nous, plus voisines de la nature.
+Tiens, cette Espagne qui t'intéresse tant, lorsque j'y vivais, elle
+avait encore ses brigands... On passait des traités avec eux pour
+traverser en sûreté un bout de sierra... Il n'y avait guère d'exemple
+qu'ils manquassent au contrat... L'histoire des causes célèbres
+fourmille en scélérats qui ont été des amis excellents, des fils
+dévoués, des amants accomplis... Mais je suis comme toi, et je pense que
+le mieux est de n'y pas trop compter...
+
+Il souriait, lui aussi, en prononçant ces derniers mots, et, maintenant,
+il me regardait avec ses prunelles d'un bleu si clair tout ensemble et
+si mystérieux, si intraversable. Non, je n'étais pas de taille à lui
+lire de force dans le coeur. Il fallait un autre talent que le mien, une
+autre acuité de regard, une autre énergie pour jouer vis-à-vis de ce
+personnage le rôle du policier qui magnétise un coupable. Pourquoi,
+néanmoins, mes soupçons augmentaient-ils à sentir cet homme si
+dissimulé, si masqué, si boutonné? N'y a-t-il pas des natures faites
+ainsi, qui se ferment sans motifs comme d'autres s'ouvrent, des âmes
+d'obscurité comme des âmes de jour?... Allons, du courage et frappons
+encore.
+
+--M. Massol et moi, repris-je, nous nous sommes aussi demandé quelle vie
+pouvait bien mener ce complice de Troppmann ou encore ce Rochdale, que
+nous n'avons pas renoncé à retrouver, ni lui ni moi... Car M. Massol a
+eu bien soin, avant de quitter son cabinet, de faire un acte interruptif
+de la prescription, et nous avons des années devant nous pour
+chercher... Ces criminels dorment-ils en paix? Sont-ils punis, même dans
+leur sécurité momentanée, par l'appréhension du danger, par le
+remords?... Ce serait une ironie singulière s'ils étaient à présent de
+bons et tranquilles bourgeois, fumant leur cigare comme vous et moi,
+amoureux, aimés?... Est-ce que vous croyez au remords, vous?
+
+--Oui, j'y crois, répondit-il.
+
+Était-ce le contraste entre la légèreté affectée de mon discours, et le
+sérieux avec lequel il avait parlé, qui me fit paraître sa voix grave et
+profonde? Mais non, je me trompais, car il avait supporté sans un
+frisson la nouvelle que la prescription du crime avait été
+interrompue,--nouvelle effrayante pour lui s'il était mêlé au meurtre,
+et il ajouta d'un ton paisible,--ne retenant de ma question que son côté
+philosophique.
+
+--Et M. Massol, croit-il au remords?...
+
+--M. Massol, fis-je, est un cynique. Il a vu trop de vilaines histoires.
+Il dit que c'est là une question d'estomac et d'éducation religieuse. Il
+prétend qu'un homme qui digèrerait à merveille, et à qui, tout enfant,
+on n'aurait jamais parlé de l'enfer, pourrait voler et tuer du matin au
+soir, sans jamais connaître d'autres remords que la crainte des
+gendarmes... Cette question de l'autre vie, on ne sait pas quel rôle
+elle joue dans la solitude, prétend ce sceptique, et je crois qu'il a
+raison, car bien souvent je me mets, sans raison, la nuit, à penser à la
+mort, moi qui ne crois plus à grand chose, et j'ai peur... Oui, j'ai
+peur... Et vous, continuai-je, croyez-vous à un autre monde?...
+
+--Oui, dit-il... Et cette fois je crus bien discerner une altération
+dans sa voix.
+
+--Et à la justice de Dieu? insistai-je.
+
+--À sa justice et sa miséricorde, répondit-il avec un accent singulier.
+
+--Étrange justice, m'écriai-je, qui, pouvant tout, attendrait pour
+punir! C'est ce que ma pauvre tante me disait toujours, quand je lui
+parlais de venger mon père: Laisse à Dieu le soin de punir... Eh bien!
+ajoutai-je, si je tenais l'assassin, si je l'avais là devant moi, si
+j'étais sûr... Non, je n'attendrais pas l'heure de cette justice de
+Dieu...
+
+Je m'étais levé en prononçant ces paroles, en proie à une involontaire
+exaltation dont je sentis aussitôt l'enfantillage. M. Termonde s'était,
+lui, penché de nouveau sur le feu; il avait repris les pincettes. Il ne
+répliqua rien à ma sortie. Avait-il vraiment, comme je l'avais cru
+pendant une seconde, ressenti un peu de trouble à m'entendre parler de
+cet inévitable et redoutable lendemain du tombeau, dont j'ai si peur,
+moi, aujourd'hui que j'ai du sang sur mes mains? Je n'en pus rien
+savoir. Son profil était, comme tout à l'heure, impassible et triste.
+L'agitation de ses mains, qui me rappelait tant le geste avec lequel il
+tournait et retournait sa canne de jonc, tandis que ma mère lui
+annonçait la disparition de mon père, autrefois, oui, l'agitation de ses
+mains était extrême, mais tout à l'heure elles tisonnaient avec une
+fièvre pareille. Le silence s'était abattu entre nous subitement, mais
+que de silences semblables nous avions traversés, à chaque tête à
+tête!... Et puis, contre l'explosion de ma douleur et de ma haine
+d'orphelin, qu'avait-il à dire ou à faire? Innocent ou coupable, il
+devait également se taire, et il se taisait. Un découragement immense me
+saisit. Ah! dans cette minute, j'aurais souhaité avoir à mon service les
+instruments de torture du moyen âge, les chevalets, les fers rouges, le
+plomb fondu, de quoi arracher leur secret aux bouches les mieux fermées.
+Stérile et impuissante fureur! Mon beau-père avait regardé la pendule;
+il s'était levé à son tour, et il me disait: «Veux-tu que je te mette
+quelque part sur ma route? J'ai demandé la voiture pour trois heures,
+j'ai rendez-vous au cercle à la demie afin de nous entendre sur une
+élection qui aura lieu demain...» J'avais devant moi, au lieu du
+criminel terrassé que j'avais rêvé, un homme du monde en train de penser
+à ses devoirs de club. Je déclinai son offre presque en balbutiant. Il
+me reconduisit jusque dans le hall avec un sourire... Pourquoi donc, un
+quart d'heure plus tard, lorsque nous nous croisâmes sur le quai, par
+hasard, moi m'en retournant à pied, lui, dans son coupé...--oui,
+pourquoi son visage me sembla-t-il si bouleversé, si tragique, si
+sombre? Il ne me vit pas. Il était dans le coin. Sa face se détachait,
+toute terreuse, sur le fond de cuir vert... Ses yeux regardaient... où
+et quoi?... C'était une vision de détresse qui passait devant moi,
+tellement différente de la physionomie souriante de tout à l'heure,
+qu'elle me fit soudain me redresser avec une émotion extraordinaire et
+me dire, comme épouvanté de mon succès: «Aurais-je touché juste?»
+
+
+
+
+XII
+
+
+Cette impression d'épouvante me domina durant tout le soir de cette
+journée et celles qui suivirent. Il y a une distance infinie entre nos
+imaginations, si précises soient-elles, et le moindre atome de réalité.
+Certes, les lettres de mon père avaient remué en moi des fibres
+profondes, évoqué devant mes yeux des tableaux tragiques. Ce simple
+petit fait: le bouleversement du visage de mon beau-père au sortir de
+notre entretien me secoua, pourtant, d'une autre secousse. Au fond de
+moi, après la lecture des lettres même répétée, j'avais gardé la secrète
+espérance que je me trompais, qu'une épreuve légère dissiperait des
+soupçons que je jugeais insensés, peut-être parce que j'appréhendais à
+l'avance le formidable devoir qui surgirait devant moi, au jour de la
+certitude. J'avais ressemblé à un amant que le hasard instruit d'une
+infidélité de sa maîtresse. Trop fier pour supporter la trahison, il
+procède à une enquête minutieuse, avec le désir, inavoué, mais cuisant,
+mais passionné, que cette femme soit innocente; car, une fois l'enquête
+finie, et si elle est démontrée coupable, il faudra vouloir. Il sait
+trop bien ce que lui coûtera cette volonté!... Moi aussi, dès la
+première heure, j'avais entrevu l'inévitable résultat, si mon beau-père
+se trouvait coupable. Il me faudrait vouloir... Vouloir?... Je n'osais
+pas regarder en face cette nécessité. Non, je ne l'avais pas regardée,
+avant cette rencontre de mon ennemi, terrassé de douleur sur les
+coussins de son coupé. Maintenant, je m'aventurais à y songer.
+Qu'aurais-je à vouloir, s'il était coupable?... Une fois rentré chez
+moi, j'eus l'énergie de me poser ce problème, nettement, et j'aperçus
+toute l'horreur de la situation. De quelque côté que je me tournasse, je
+rencontrais une souffrance impossible à soutenir.--Que les choses
+durassent comme elles étaient, non, je ne le supporterais pas! Je voyais
+ma mère s'approcher de M. Termonde comme elle faisait souvent, lui
+toucher le front de la main par un geste amical, mettre un baiser sur ce
+front... Qu'elle fut ainsi avec l'assassin de mon père, les os me
+brûlaient rien que d'y penser, et c'était comme une pointe de flèche qui
+me pénétrait la poitrine. Soit! J'agirais, j'aurais la force d'aller à
+ma mère et de lui dire: «Cet homme est un assassin...» et de le lui
+démontrer; et voici que je ressentais déjà l'effrayante douleur qu'elle
+éprouverait, elle, à ce discours. Il me semblait que je verrais, en lui
+parlant, ses yeux s'ouvrir, et, à travers ses prunelles, un déchirement
+de tout son être, jusqu'à son coeur, et que, sur-le-champ, là, devant
+moi, elle deviendrait folle ou tomberait morte... Non, je ne lui
+parlerais pas moi-même. Si je tenais en main la preuve convaincante,
+j'irais à la justice, et une scène nouvelle s'évoquait. J'apercevais ma
+mère, maintenant, à la minute où l'on arrêtait son mari. Elle serait là,
+dans la chambre, auprès de lui. «Et de quel crime est-il accusé?...»
+demanderait-elle, et elle devrait entendre la terrible réponse. Et j'en
+serais la cause volontaire, moi qui avais, depuis mon enfance et pour
+lui épargner une tristesse, tout étouffé de mes plaintes, à l'époque où
+mon coeur contenait tant de soupirs, tant de larmes, tant de douleurs,
+que me plaindre à elle eût été un soulagement suprême. Je ne l'avais pas
+fait alors. Je la savais heureuse de sa vie et que ce bonheur seul la
+rendait aveugle à mes peines. Je l'aimais mieux aveugle et heureuse. Et
+maintenant?... Je ne pouvais pas te porter ce coup, Être fragile, Être
+si cher! Cette première vue de la double perspective d'infortune offerte
+à mon avenir, si mes soupçons se trouvaient justes, fut trop cruelle.
+Et, tout de suite, je me raidis de toutes mes forces contre une vision
+qui devait emporter avec elle de pareilles conséquences. Au rebours de
+mon habitude, je me fis le complice des hypothèses heureuses... Mon
+beau-père triste dans son coupé, qu'est-ce que prouvait cette
+apparition? N'avait-il pas dix motifs possibles de soucis, à commencer
+par sa santé, plus chancelante chaque jour? Un seul fait m'eût été la
+preuve absolue, indiscutable: s'il avait tressailli d'un sursaut
+épouvanté tandis que nous causions, si je l'avais vu, comme l'oncle
+d'Hamlet, de mon frère en agonie, se lever livide, la face convulsée,
+devant le spectre de son crime évoqué subitement. Pas un muscle de son
+visage n'avait bougé, pas un éclair n'avait échappé à ses yeux. Pourquoi
+donc interpréter, et cette froideur comme une hypocrisie prodigieuse,
+et le bouleversement des traits que j'avais constaté une demi-heure plus
+tard comme le véritable aveu?.. C'étaient là des raisonnements justes,
+ou du moins ils me paraissent tels, aujourd'hui que j'écris de
+sang-froid ces souvenirs. Ils ne prévalaient pas contre l'espèce
+d'instinct funeste qui me forçait de suivre cette piste. Oui, c'était
+absurde, c'était fou de supposer presque gratuitement cette chose
+énorme: que M. Termonde eût fait assassiner mon père par un autre. Cette
+histoire invraisemblable, je ne pouvais pas m'empêcher de l'admettre, à
+tous les moments comme possible, et, à quelques minutes, comme certaine.
+Quand on a laissé place dans son esprit à des idées de cet ordre, on
+n'est plus maître d'aller, de venir. Ou l'on est un lâche, ou bien on
+coule à fond sa pensée. Je devais à mon père, je devais à ma mère, je me
+devais à moi-même de savoir. Je me promenai des heures entières dans mon
+cabinet de travail, roulant ces sinistres rêves. Il m'arriva plus d'une
+fois de prendre un pistolet, de l'armer, de me dire: «Une petite
+pression sur la gâchette, un tout faible mouvement comme celui-ci...--je
+faisais le geste,--et je suis à jamais guéri de cette mortelle
+angoisse.» Mais de manier seulement cette arme, de sentir le froid du
+canon lisse, me rappelait la mystérieuse scène où mon père avait été
+frappé. Je me représentais le salon de l'hôtel Impérial, l'homme grimé
+qui attendait, mon père qui entrait, qui s'asseyait à la table,
+feuilletant des papiers, et un pistolet, comme celui-ci, braqué à
+quelques centimètres de la nuque, et le foudroiement subit, la tête
+s'abattant sur la table, l'assassin enveloppant de serviettes ce cou
+troué d'où jaillissait le sang, et il lavait ses mains comme s'il eût
+achevé une besogne ordinaire, posément, à loisir. La rage de la
+vengeance grondait en moi à ces images. J'allais vers le portrait du
+mort qui me regardait de ses yeux immobiles... Et j'avais des soupçons
+sur l'instigateur de ce meurtre, et je les laisserais sans les vérifier
+parce que j'avais peur d'agir ensuite! Ah! je me déterminerais après. Il
+fallait savoir d'abord, à tout prix.
+
+Je passai ainsi trois jours à me torturer parmi ces irrésolutions
+coupées de projets sans cesse rejetés comme impraticables. Savoir?...
+C'était bientôt dit, mais je ne pourrais jamais extorquer son secret,
+s'il en avait un, à cet homme si maître de lui qui était mon beau-père,
+moi si passionné, si énervé, si peu capable de dominer la frénésie de
+mes émotions changeantes! Ce sentiment de sa force et de ma faiblesse me
+faisait redouter sa présence autant que je la désirais. Au vague et
+douloureux malaise qui m'avait toujours rendu intolérable de respirer,
+de parler, de manger à côté de lui, allait se joindre l'impression plus
+pénible encore de la difficulté de mon attitude. J'étais comme un novice
+qui doit se battre en duel avec un adversaire très adroit;--il veut se
+défendre et vaincre, il est courageux, résolu, mais il doute de son
+propre sang-froid. Que faire maintenant que j'avais porté un premier
+coup, et qui ne s'était pas trouvé décisif? Si cet entretien avait eu
+réellement une portée sur sa conscience, comment m'y prendre pour
+redoubler le premier effet, pour achever de bouleverser cette âme? J'en
+étais là de mes réflexions, formant, reformant des plans toujours
+détruits, quand un billet de ma mère arriva, se plaignant que je ne
+fusse pas revenu depuis le jour où je ne l'avais pas rencontrée, et
+m'annonçant que, l'avant-veille, mon beau-père avait été repris d'une
+crise de foie très violente... L'avant-veille? C'était donc le lendemain
+même de notre conversation! Encore ici on eût dit que le sort se
+complaisait à redoubler l'ambiguité des indices, principe de mes pires
+désespoirs. Cette crise imminente expliquait-elle la physionomie
+angoissée de mon beau-père dans sa voiture? Était-elle une cause ou bien
+simplement l'effet de la foudroyante terreur dont il avait dû être
+écrasé sous son masque d'indifférence, s'il était coupable, tandis que
+je lui lançais en face mes phrases menaçantes? Ah! l'abominable
+incertitude et que ma mère augmenta encore, dès que je me fus rendu
+auprès d'elle, par ses paroles: «C'est la second crise depuis deux mois,
+disait-elle; jamais les attaques du mal n'avaient été aussi
+rapprochées... Ce qui m'effraye le plus, ce sont les doses de morphine
+qu'il arrive à prendre pour échapper à ses douleurs... Il n'a jamais eu
+un bon sommeil... Voici des années qu'il ne dort pas, une nuit, sans
+avoir recours aux narcotiques, mais il était raisonnable, au lieu
+qu'aujourd'hui...» Elle secouait la tête bien tristement, la pauvre
+femme, et moi, au lieu de compatir à son chagrin, je me demandais si ce
+n'était pas encore là un signe, si cette perte de sommeil n'était pas
+liée à un atroce, à un invincible remords; et cela pouvait être aussi la
+banale conséquence d'un désordre organique. «Veux-tu le voir?...»
+continuait ma mère, presque timidement, et, comme j'hésitais, arguant de
+ma crainte de le fatiguer, en réalité tout surpris de cette offre:
+«C'est lui-même qui t'a demandé... Il voudrait avoir de toi des
+nouvelles sur l'élection d'hier au cercle...» Était-ce bien le véritable
+motif de ce désir de me voir, que je ne pouvais m'empêcher de trouver
+singulier, ou voulait-il me prouver qu'il était demeuré indifférent à
+notre entretien? Devais-je apercevoir dans cette commission, dont il
+avait chargé ma mère, un signe de plus de l'extrême importance qu'il
+attachait aux détails de sa vie mondaine, ou bien, appréhendant mes
+défiances, les prévenait-il? Ou encore était-il lui-même torturé par
+l'idée de savoir, par le besoin de repaître sa curiosité de la vue de
+mes traits, pour y déchiffrer ma pensée?
+
+Je me retrouvais, en pénétrant dans cette chambre à coucher qui, tout
+enfant, avait été la mienne, mais où je ne venais plus guère depuis des
+années, dans la même disposition anxieuse de l'âme que l'autre jour,
+alors que le valet de chambre m'ouvrait la porte du cabinet de travail
+de mon beau-père. J'avais pourtant une espérance de moins, celle que M.
+Termonde fût terrassé par mes allusions directes au crime hideux dont
+je l'imaginais coupable. Ma première sensation, quand la portière
+retomba, fut cruelle. J'avais encore dans la mémoire quelques phrases
+des lettres de mon père, où il indiquait, sans insister, le secret
+divorce d'existence peu à peu établi entre lui et sa femme, et, tout de
+suite, le seul aspect de cette chambre à coucher de mon beau-père me
+fournissait une preuve nouvelle de l'étroite intimité dans laquelle ma
+mère avait vécu avec son second mari. Avec sa couchette mince, avec son
+mobilier un peu nu, cette pièce n'avait pas cette physionomie habitée
+qui atteste une présence continuelle. Mon beau-père n'y dormait que
+malade. En temps ordinaire, il ne faisait que s'y habiller. La tenture
+d'un vert sombre, mal éclairée par l'unique lampe, à globe rose, posée
+sur une petite colonne et assez loin du lit pour ne pas fatiguer le
+malade, avait pour toute décoration un portrait de ma mère, une des
+premières études de femme qu'ait exécutées Bonnat. Ce n'était qu'un
+buste et qu'une tête, mais d'un relief surprenant, et qu'augmentait
+encore le jour incertain de la chambre. La toile était pendue entre les
+deux fenêtres, en face du lit, de manière à ce que M. Termonde, quand il
+dormait là, pût reposer son dernier regard, la nuit, et son premier, le
+matin, sur ce visage, dont le peintre avait rendu très fortement la
+beauté de race, et très finement aussi le je ne sais quoi d'à demi
+théâtral, le pli un peu affecté de la bouche, le regard distant, la
+coiffure compliquée. Je regardai d'abord ce portrait, qui s'offrit à moi
+dès que j'eus passé la porte qui ouvrait au pied du lit. Puis, dans ce
+lit, j'aperçus mon beau-père, et, parmi les oreillers, sa tête aux
+cheveux blanchis, au masque jauni et creusé. Il avait autour du cou un
+foulard d'un bleu pâle que je reconnus pour l'avoir vu au cou de ma
+mère; je reconnus aussi la couverture de laine rouge qu'elle lui avait
+tricotée, toute pareille à une autre qu'elle avait faite pour moi, un
+gentil ouvrage de femme auquel je l'avais vue s'occuper pendant des
+heures, passementé de rubans et doublé de soie. Toujours et toujours les
+plus minces détails renouvelleraient donc la cruelle impression de
+partage dont j'avais si longtemps souffert! Aujourd'hui, cette
+impression m'était rendue plus cruelle encore par mon soupçon. Je sentis
+que mes yeux devaient trahir le tumulte de ces sentiments, et, tout en
+m'asseyant au chevet du lit de mon beau-père et lui demandant de ses
+nouvelles, avec une voix que j'entendais comme si c'eût été celle d'un
+autre, j'évitai de rencontrer ses yeux à lui. Ma mère était sortie,
+aussitôt après m'avoir introduit, sans doute pour vaquer durant ma
+visite à quelques menus soins relatifs à la santé de son cher malade. Ce
+dernier me questionnait sur cette élection au cercle qu'il avait donnée
+comme prétexte à son désir de me voir. J'avais le coude appuyé sur le
+marbre de la table de nuit et le front dans ma main. Quoique je ne visse
+point son regard, je sentais qu'il étudiait mon visage, et je
+m'obstinais à fixer dans le tiroir à demi-ouvert de cette table,--à côté
+d'une montre et d'une bourse de soie brune, autre ouvrage de maman,--un
+tout petit pistolet de poche, de fabrication anglaise. Quelles
+préoccupations tragiques révélait la présence de cette arme, placée là
+ainsi, à la portée de la main et probablement par une habitude
+constante? Devina-t-il mes pensées à la fixité de mon attention? Ou bien
+lui-même avait-il rencontré des yeux cette arme, par hasard, et
+s'abandonnait-il aux idées que lui suggérait cette vue, afin de ne pas
+laisser tomber la causerie toujours difficile entre nous? Le fait est
+qu'il me dit comme répondant à la question que je m'adressais
+mentalement:
+
+--Tu regardes ce pistolet... Il est joli, n'est-ce pas?...--Il le prit,
+le tourna, le retourna, puis le remit dans le tiroir qu'il
+repoussa.--J'ai cette bizarre manie... Je ne pourrais pas dormir sans
+une arme chargée, là, tout près de moi... Après tout, c'est une habitude
+qui ne fait de mal à personne et qui peut avoir son avantage... Si ton
+pauvre père avait eu sur lui une arme comme celle-là quand il est allé à
+l'hôtel Impérial, les choses se seraient passées moins simplement pour
+l'assassin...
+
+Cette fois je ne pus me retenir de lever mes yeux et de chercher les
+siens. Comment, s'il était coupable, osait-il rappeler ce souvenir?
+Pourquoi, s'il ne l'était pas, cette brisure soudaine, cette fuite de
+son regard sous le mien? En parlant ainsi de la mort de mon père,
+obéissait-il à une simple association d'idées, ou bien tenait-il à
+marquer la parfaite liberté de son esprit sur ce qui avait fait la
+matière de notre dernier entretien? Ou bien encore était-ce un coup de
+sonde destiné à mesurer la profondeur de ma défiance? Il ajouta, prenant
+texte de cette allusion au meurtre mystérieux qui m'avait rendu
+orphelin:
+
+--Et, à ce propos, as-tu revu M. Massol?...
+
+--Non, lui dis-je, pas depuis l'autre jour...
+
+--C'est un homme bien intelligent, continua-t-il. Lors de cette terrible
+histoire, en ma qualité d'ami intime du cher mort et de ta mère, j'ai
+causé beaucoup avec lui... Si j'avais su que tu le voyais, ces temps-ci,
+je t'aurais dit de le saluer de ma part...
+
+--Il ne vous a pas oublié... répondis-je.--Et je mentais; car M. Massol
+ne m'avait jamais parlé de mon beau-père; mais je me sentais repris de
+cette rage froide qui m'avait fait, dans la conversation de l'autre
+soir, redoubler mes attaques presque follement. Cette place endolorie
+que je cherchais dans cette âme obscure, ne la rencontrerais-je donc
+jamais? Ses yeux, cette fois, ne faiblirent point. Ce que ma phrase
+pouvait présenter d'énigmatique ne l'entraîna pas à m'interroger
+davantage. Tout au contraire, il mit un doigt sur sa bouche. Habitué aux
+moindres bruits de la maison, il venait d'entendre qu'un pas approchait,
+celui de ma mère. Me trompais-je? Y avait-il dans ce geste, par lequel
+il me demandait le silence, une supplication de respecter la sécurité de
+l'innocente femme? Devais-je traduire ainsi le regard dont ce mouvement
+s'accompagna: «N'éveille pas de soupçons dans le coeur de ta mère, elle
+souffrirait trop?...» Était-ce simplement la préoccupation d'un homme
+qui veut éviter à sa femme un réveil de tristes souvenirs?... Elle
+entra. Elle nous vit, d'un même regard, réunis sous le même rayon de la
+lampe, et elle nous envoya un même sourire, qui nous enveloppait d'une
+même tendresse. Ç'avait été le rêve de toute sa vie, que nous fussions
+ainsi l'un auprès de l'autre, et tous les deux auprès d'elle. Elle
+attribuait à mon caractère ombrageux,--elle m'en avait parlé à
+Compiègne,--les difficultés éprouvées dans la réalisation de ce désir.
+Et toujours souriante, elle venait à nous, ayant à la main un plateau
+d'argent avec un verre rempli d'eau de Vichy, qu'elle tendit à mon
+beau-père. Celui-ci but avidement et rendit le verre vide à sa femme en
+lui baisant la main. «Laissons-le reposer, dit-elle, sa tête est
+brûlante...» Et rien qu'à toucher l'extrémité de ses doigts qu'il
+abandonna dans les miens, je sentis qu'en effet, il avait la fièvre.
+Mais de quelle manière interpréter ce symptôme, aussi ambigu que tous
+les autres, et qui pouvait, comme eux, signifier également le malaise
+physique et le malaise moral? Je m'étais juré de savoir. Mais comment?
+Comment?...
+
+Si j'avais été surpris du désir de me voir, exprimé par mon beau-père
+durant sa maladie, je le fus bien davantage, quinze jours plus tard,
+d'entendre mon domestique l'annoncer chez moi en personne, tandis que
+j'étais dans mon cabinet, en train de classer de nouveaux papiers de mon
+père rapportés de Compiègne. J'avais passé ces deux semaines dans cette
+ville, prenant pour prétexte la suite de mes affaires à régler, en
+réalité pour réfléchir longuement sur la conduite à tenir vis-à-vis de
+M. Termonde, et ces réflexions avaient encore accru mes doutes. Sur ma
+demande, ma mère m'avait écrit à trois reprises pour me donner des
+nouvelles du malade. J'avais su ainsi qu'il allait mieux et qu'il
+sortait. Revenu de la veille, j'avais choisi, pour me rendre à leur
+hôtel, un moment où j'étais presque sûr de ne rencontrer personne. Et
+voici que, tout de suite, mon beau-père accourait chez moi, lui qui n'y
+était pas venu dix fois depuis que je m'étais installé dans mon
+appartement.--Ma mère l'avait, me disait-il, chargé pour moi d'une
+commission. Elle m'avait prêté deux numéros de revue, dont elle avait
+besoin pour envoyer toutes les livraisons de l'année à la reliure; et,
+comme il passait devant ma porte, il était monté afin de me les
+redemander... Je l'examinai, tandis qu'il me donnait cette explication
+de sa visite, sans deviner si ce prétexte cachait ou non quelque motif
+secret. Il avait le teint plus brouillé que d'habitude; le regard de ses
+yeux brillait davantage; sa main maniait son chapeau, nerveusement. «Les
+revues ne sont pas là, lui répondis-je; peut-être les trouverons-nous
+dans le fumoir...» C'était faux que les deux volumes fussent là-bas, et
+je connaissais très exactement leur place sur la table de mon cabinet,
+mais dans le fumoir se trouvait le portrait de mon père, et l'idée
+m'avait saisi d'entraîner M. Termonde en face de cette peinture, pour
+voir de quel front il soutiendrait la rencontre. Il ne l'aperçut pas
+tout d'abord, mais je me dirigeai du côté du chevalet qui le supportait,
+ses yeux qui suivaient tous mes mouvements rencontrèrent la toile, ses
+paupières battirent, une espèce de sombre frisson courut sur son visage,
+puis il détourna ses regards vers un autre petit tableau accroché au
+mur. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre de la secousse, et,
+fidèle au système presque brutal qui ne m'avait pourtant réussi qu'à
+moitié, j'insistai.
+
+--Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que ce portrait de mon père me
+ressemble d'une manière frappante? Un de mes amis prétendait, l'autre
+jour, qu'avec la même coiffure, j'aurais exactement la même tête...
+
+Il me regarda, moi d'abord, puis la toile longuement. On eût dit un
+expert en tableaux examinant une oeuvre d'art sans autre motif que d'en
+apprécier l'authenticité. Si cet homme avait fait tuer celui dont il
+étudiait ainsi le portrait, son empire sur lui-même était véritablement
+extraordinaire. Mais l'épreuve n'était-elle pas décisive pour lui?
+Montrer son trouble, c'était avouer. Que j'aurais voulu mettre la main
+sur son coeur, à cette minute, et en compter les battements!
+
+--Tu lui ressembles... dit-il enfin, pas à ce degré... le bas du menton
+surtout, le nez et la bouche; mais ce n'est pas du tout le même regard,
+ni la même coupe de sourcils, du front et des joues...
+
+--Croyez-vous, repris-je, que cette ressemblance soit assez grande pour
+que je pusse faire tressaillir l'assassin s'il me rencontrait tout à
+coup, là, ainsi?...--Et je m'avançai en le regardant jusqu'au fond des
+prunelles, comme si je mimais une scène dramatique.--Oui, continuai-je,
+cette analogie des traits serait-elle suffisante pour que je lui fisse
+l'effet d'un spectre, en lui disant, reconnaissez-vous le fils de celui
+que vous avez tué?
+
+--Nous retombons dans notre discussion de l'autre soir, répliqua-t-il,
+sans que son visage se contractât davantage; cela dépendrait des remords
+de cet homme, s'il en avait, et de son système nerveux.
+
+Nous nous tûmes de nouveau tous les deux. Son masque pâle et tourmenté,
+mais immobile, m'exaspérait par son absence complète d'expression. Dans
+ces minutes-là,--et combien de scènes pareilles n'avons-nous pas jouées
+ensemble depuis cette première époque de mes soupçons,--je me sentais
+aussi énergique, aussi résolu que je l'étais peu, tout seul, en
+tête-à-tête avec ma propre pensée. Cette impassibilité m'affolait, et,
+encore à ce moment, je ne me bornai pas à cette seconde tentative. J'en
+imaginai aussitôt une troisième qui devait, s'il était coupable,
+l'angoisser autant que les deux autres. J'étais comme un homme qui
+frappe son ennemi en tenant à plein poing la lame d'un couteau dont le
+manche est brisé. Le coup qu'il porte l'ensanglante lui-même; ses doigts
+se déchirent sur le fil, tandis qu'il fouille la blessure avec la
+pointe. Mais non, je n'étais pas exactement cet homme... Je ne pouvais
+pas douter du mal que je me faisais à moi-même par ces cruelles
+épreuves; et lui, mon adversaire, cachait si bien sa plaie que je ne la
+voyais pas. N'importe, la folie de savoir était plus forte que ma
+douleur.
+
+--Que ces ressemblances sont étranges, lui dis-je, nous avons, mon père
+et moi, exactement la même écriture... Voyez plutôt...
+
+J'ouvris le coffre-fort scellé dans le mur où j'enfermais les papiers
+auxquels je tenais particulièrement. J'y avais caché la correspondance
+de mon père avec ma tante. Je pris les lettres qui étaient posées sur le
+paquet, les premières. Je savais, que c'étaient aussi les dernières en
+date, et je les lui tendis, telles que je les avais rangées, dans leurs
+enveloppes. Ces lettres portaient comme suscription le nom et l'adresse
+de ma tante: «Mademoiselle Louise Cornélis, à Compiègne». Elles avaient
+sur elles le sceau de la poste, et, bien visiblement, la marque du jour
+de l'expédition, en avril et en mai 1864. C'était toujours le même
+procédé. Si M. Termonde était coupable, il devait se dire que ces
+lettres expliquaient le changement subit de mon attitude à son égard,
+l'audace de mes allusions, l'énergie de mes attaques, et aussi que
+j'avais trouvé ces lettres dans les papiers de ma tante morte. Il était
+impossible qu'il ne se demandât pas, avec une anxiété affreuse, ce que
+ces lettres contenaient pour avoir éveillé en moi de tels soupçons.
+Quand il eut les enveloppes entre les mains, je vis son sourcil se
+froncer. Une seconde, j'eus l'espérance d'avoir brisé ce masque derrière
+lequel il cachait son vrai visage, celui où se reflètent les intimes
+sentiments de l'âme. Ce n'était que la contraction des muscles de l'oeil,
+familière à celui qui regarde minutieusement. Son front se rasséréna
+tout de suite et il me rendit les lettres sans me poser aucune question
+sur leur contenu.
+
+--Cette fois, dit-il simplement, la ressemblance est réellement
+surprenante;--puis revenant à l'objet officiel de sa visite:--Et les
+revues?... demanda-t-il.
+
+J'aurais versé des larmes de rage. De nouveau, je venais d'avoir la
+sensation que j'étais un enfant nerveux en train de lutter contre un
+homme absolument calme. J'avais enfermé les lettres dans le coffre-fort.
+Je bousculai la petite bibliothèque du fumoir, puis la grande, celle du
+cabinet. Je finis par feindre un grand étonnement à retrouver les deux
+livraisons sur ma table, parmi d'autres journaux. Puérile comédie! Mon
+beau-père en avait-il été seulement la dupe? Quand il eut les deux
+numéros, il se leva du coin du feu où il s'était assis pendant ma
+recherche, dans le fumoir qu'il n'avait pas quitté, le dos tourné au
+portrait. Mais que prouvait encore cette attitude? Pourquoi se serait-il
+complu dans la contemplation d'une image qui ne pouvait lui être que
+pénible, même innocent.
+
+--Je vais profiter de ce soleil pour faire un tour au Bois, dit-il, j'ai
+mon coupé; viens-tu avec moi?...
+
+Était-il sincère en me proposant cette promenade en tête à tête si
+contraire à nos habitudes? À quel mobile obéissait-il: désir de me
+démontrer qu'il n'avait seulement pas compris mes attaques, ou bien
+attendrissement de malade qui redoute l'isolement?... J'acceptai à tout
+hasard, pour continuer mes observations, et, un quart d'heure plus tard,
+nous roulions tous les deux vers l'Arc de Triomphe, dans cette même
+voiture où je l'avais vu passer, vaincu, brisé, comme tué, à la suite de
+notre premier entretien. Cette fois-ci, on eût dit un autre homme.
+Enveloppé dans son pardessus fourré de loutre, fumant un cigare,
+saluant de la main celui-ci ou celui-là par la fenêtre ouverte, il
+parlait, parlait, me racontant, sur les personnes dont la voiture
+croisait la nôtre, des anecdotes de toutes sortes, que j'ignorais ou que
+je connaissais. Il semblait causer devant moi, et non pas avec moi, tant
+il se préoccupait peu de me répéter ce que je pouvais savoir ou de
+m'apprendre ce que je ne savais pas. J'en concluais,--car, dans
+certaines dispositions d'esprit, toute nuance devient un signe,--qu'il
+parlait ainsi pour se dérober à quelque nouvel assaut de ma part. Mais
+je n'avais pas l'énergie de recommencer aussitôt mes vains et douloureux
+efforts pour faire saigner la blessure de son coeur. Je l'écoutais donc,
+et, une fois de plus, je remarquai l'étrange contraste de ses pensées
+intimes avec les rigides doctrines qu'il affichait d'ordinaire. On eût
+dit qu'à ses yeux cette haute société dont il défendait habituellement
+les principes n'était qu'une caverne. C'était l'heure où les femmes du
+monde sortent pour leurs courses et leurs visites, et il me dénombrait
+leurs scandales, ou vrais ou faux. L'une était, d'après lui, la
+maîtresse du frère de son mari; une autre était notoirement entretenue
+par un vieux diplomate, enrichi lui-même par un mariage déshonorant;
+une troisième avait épousé un veuf imbécile, et, pour hériter de toute
+la fortune, précipité le fils de cet homme dans des débauches qui
+l'avaient tué à dix-neuf ans... Il me débitait ces médisances et ces
+calomnies avec une horrible gaieté, comme s'il se fût réjoui de trouver
+l'humanité abominable. Fallait-il y voir la facile misanthropie d'un
+ancien viveur, habitué à ces conversations de club ou de retour de
+chasse, durant lesquelles chacun montre à nu la férocité de son égoïsme,
+et outre volontiers la noirceur de son désenchantement pour mieux
+prouver son expérience? Était-ce le cynisme d'un scélérat, chargé du
+forfait le plus hideux et content de se démontrer que les autres valent
+moins que lui? À l'entendre ainsi rire et parler, je tombai dans une
+tristesse singulière. Les derniers hôtels de l'avenue du Bois étaient
+dépassés. Nous suivions une allée à droite dans laquelle les coupés se
+faisaient rares. C'était, sur les taillis dépouillés, une jolie et fine
+lumière, ce ciel léger, d'un bleu tout pâle, qui ne se voit qu'à Paris.
+Il continuait de ricaner, et je songeais qu'il avait peut-être raison,
+que c'était là l'envers infâme du monde... Pourquoi pas?... J'étais bien
+là, dans la même voiture que cet homme, et je le soupçonnais d'avoir
+fait assassiner mon père! Tout le fiel de la vie me crevait à la fois
+sur le coeur... Mon beau-père comprit-il, à mon silence et à mon visage,
+que sa gaieté me mettait au supplice? Se trouva-t-il lui-même lassé de
+son effort? Brusquement, il cessa de causer. Nous étions arrivés à un
+coin désert du bois. Nous descendîmes de voiture pour marcher un peu.
+Comme cette image est présente à ma mémoire: le sentier écarté, tout
+gris entre les gazons pauvres et les arbres nus, le ciel froid d'hiver,
+la route à quelques pas de nous, sur laquelle le coupé vide avançait
+lentement, traîné par le cheval bai, qui remuait sa tête, et conduit par
+le cocher au visage immobile;--puis, devant moi, lui qui marchait, avec
+sa haute taille prise dans un long pardessus! Le sombre collet de
+fourrure faisait mieux ressortir la blancheur prématurée de ses cheveux.
+Il tenait de sa main gantée une canne avec laquelle il chassait les
+cailloux, comme impatiemment. Pourquoi cette silhouette me revient-elle
+à cette heure avec une précision insoutenable? C'est qu'à le voir
+cheminer ainsi, la tête un peu penchée, dans ce paysage d'hiver, je fus
+saisi, comme je ne l'avais jamais été, du sentiment de son absolue, de
+son irrémissible misère. Était-ce l'influence de notre conversation de
+cette après-midi, de la tristesse où m'avait jeté son ricanement, de la
+mort de la nature autour de nous? Pour la première fois depuis que je le
+connaissais, une surprise de pitié se mélangea en moi à la haine, tandis
+qu'il marchait, essayant de se réchauffer à ce pâle soleil et si
+contracté, si évidemment lassé, si lamentable. Combien de temps
+allâmes-nous ainsi?... Tout d'un coup, il se retourna et me dit, avec un
+visage altéré de douleur.
+
+--Je ne me sens pas bien. Rentrons...
+
+Quand nous fûmes en voiture, il reprit, mettant son malaise soudain sur
+le compte de sa santé:
+
+--Je n'ai pas longtemps à vivre, je suis touché... Je souffre tant que
+j'en aurais depuis bien des années fini avec cette vie, sans ta
+mère...--Et il commença de me parler d'elle avec cet aveuglement que
+j'avais déjà remarqué en lui. Jamais, dans mes heures les plus hostiles,
+je n'avais douté que son culte pour sa femme ne fût sincère, et, cette
+fois encore, je l'écoutais, dans ce commencement de crépuscule, et
+tandis que nous redescendions sur Paris au grand trot, me dire des
+phrases qui me prouvaient combien il l'avait aimée. Hélas! sa passion
+en pensait plus de bien que ma tendresse. Il me vantait le tact exquis
+avec lequel ma mère comprenait les choses du coeur; j'avais, moi, tant
+connu ses insensibilités! Il exaltait la finesse de son intelligence;
+elle m'avait si peu compris! Et il ajoutait, lui qui avait tant
+contribué à nous séparer:
+
+--Aime-la bien, tu seras bientôt seul à l'aimer...
+
+S'il était le criminel que j'avais osé penser, certes il savait qu'en
+dressant ainsi ma mère, entre lui et moi, il m'opposait la seule
+barrière, que je ne pourrais jamais, jamais franchir, et je comprenais
+de mon côté, lucidement, amèrement, que cet obstacle serait plus fort
+même que les pires certitudes. À quoi bon tant chercher alors? Pourquoi
+ne pas renoncer tout de suite à mon inutile enquête? Mais c'était déjà
+trop tard.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Ai-je été un lâche? Quand je songe à ce que j'ai pu accomplir, de cette
+même main qui tient la plume, il faut bien que je me réponde: «Non.»
+Comment expliquer, alors, que ces toutes premières scènes, celle où
+j'avais essayé de torturer mon beau-père dans son cabinet de travail en
+lui parlant des crimes commis à plusieurs et du danger des
+complicités;--celle au chevet de son lit, où je lui avais dit en le
+regardant: «non, M. Massol ne vous a pas oublié»;--celle dans mon propre
+appartement où je lui avais mis en main les lettres accusatrices:--oui,
+comment expliquer que ces trois scènes aient été suivies de tant de
+journées d'inaction? Je me suis reproché cruellement de n'avoir rien su
+trouver pendant des mois, qui me donnât enfin la sensation de la vérité.
+Ah! la preuve qu'on étreint, qu'on regarde en face, qu'on a auprès de
+soi, comme une personne, c'est le hasard qui me l'a fournie. Ce n'est
+pas moi qui l'ai arrachée des ténèbres où elle gisait. Mais était-ce ma
+faute? Du moment que mon beau-père avait trouvé en lui assez d'énergie
+pour ne pas succomber au premier assaut, le plus soudain, le moins
+attendu, que me restait-il, qu'à veiller, épiant les moindres indices,
+et aussi à creuser le fond et le tréfonds de son caractère? J'en
+revenais à mon raisonnement primitif: puisque les données matérielles
+m'échappaient, ramasser du moins toutes les raisons morales de croire
+plus ou de croire moins à la probabilité du crime compliqué dont
+j'accusais cet homme dans ma pensée. Cela supposait qu'au rebours de mes
+habitudes anciennes je vécusse beaucoup dans la maison de ma mère. Cette
+intimité aurait dû nous être, à M. Termonde et à moi, un intolérable
+supplice. Comment me supportait-il, se sentant soupçonné de la sorte? Et
+moi, comment supportais-je sa présence, le soupçonnant ainsi que je le
+faisais? Eh bien! non... J'avais certes la morsure d'une vipère au coeur
+lorsque je le voyais auprès de ma mère, installé dans la sécurité de ce
+luxe et de cette tendresse, aimant sa femme, aimé d'elle, respecté de
+tous et que je me disais:
+
+--Si cet homme pourtant est un assassin, un lâche, un ignoble
+assassin?...
+
+Et je le voyais tel qu'il aurait dû être, livide, les cheveux coupés,
+les mains liées, marchant vers l'échafaud dans le froid de l'aube, avec
+l'agonie de l'expiation dans les prunelles, et, devant lui, le couteau
+de la guillotine, noir sur le ciel pâle... Au lieu de cela:
+«Souffres-tu, ami?...--Mon Jacques, pour quelle heure as-tu demandé la
+voiture?...--Couvre-toi bien...--Qui aurons-nous à dîner mercredi?...»
+C'était le jour où ils recevaient leurs amis, pendant l'hiver et jusqu'à
+la fin du printemps. La voix douce de ma mère parlait ainsi, et la
+constatation de leur vie à deux me crucifiait, mais l'attrait de savoir
+était plus fort que cette douleur. Mes soupçons s'exaltaient jusqu'au
+délire, et ils aboutissaient à un irrésistible besoin de le tenir, lui,
+sous mes yeux, de lui infliger le tourment de ma présence. Il s'y
+prêtait avec une facilité complaisante qui m'étonnait toujours.
+Subissait-il des sensations analogues aux miennes? Aujourd'hui que tous
+les mystères sont dévoilés et que je sais la part qu'il avait prise à
+l'horrible complot, je comprends que j'exerçais sur lui une attraction
+torturante. L'idée fixe du meurtre accompli le suppliciait, et je
+faisais partie vivante de cette idée fixe, comme il faisait partie
+vivante de ma continuelle, de ma sinistre rêverie. Il ne pouvait plus
+penser qu'à moi, comme je ne pouvais plus penser qu'à lui. Notre haine
+nous attirait l'un vers l'autre, comme un amour. Séparés, la tempête des
+imaginations folles se déchaînait, trop furieuse. Du moins il en était
+ainsi pour moi, et sa présence, qui m'était si douloureuse, calmait en
+même temps les espèces d'ouragans intérieurs qui, loin de lui,
+m'emportaient d'une extrémité à l'autre du possible. À peine étais-je
+seul que les projets insensés tourbillonnaient en moi. Je me voyais lui
+sautant à la gorge, lui criant: «Assassin...» et le contraignant
+d'avouer, par la violence. Je me voyais déterminant M. Massol à
+reprendre, pour mon compte, l'instruction jadis abandonnée, et ce
+dernier arrivant au boulevard de Latour-Maubourg avec les données
+nouvelles que je lui aurais fournies. Je me voyais soudoyant deux ou
+trois coquins, enlevant mon beau-père et l'internant dans quelque
+maison isolée de la banlieue, jusqu'à ce qu'il eût confessé le crime. Ma
+raison s'en allait dans ces divagations auxquelles m'entraînait l'excès
+de mon désir, avivé encore par le sentiment de mon impuissance. Et lui
+aussi, quand je n'étais pas là, devait traverser des heures pareilles,
+former mille plans divers et y renoncer. Il se demandait: «Que
+sait-il?...» se répondant selon les heures: «Il sait tout, il ne sait
+rien...--Que fera-t-il?...» et, tour à tour, concluant que je ferais
+tout, que je ne ferais rien. Lorsque nous étions ensemble, au contraire,
+en face l'un de l'autre, la réalité s'imposait à nous et détruisait tant
+de chimères. Nous restions là tous les deux, à nous étudier, comme deux
+bêtes qui vont s'affronter, mais aussi chacun de nous deux comprenait
+exactement où l'autre en était. Nous ne pouvions montrer pleinement, ni
+lui sa défiance, ni moi mes soupçons. Nous constations que nous n'avions
+pas avancé d'une ligne depuis notre première causerie à mon retour de
+Compiègne. Et pour ma part, cette évidence, tout en me désespérant,
+m'apaisait un peu, elle soulageait ma conscience du reproche que je me
+faisais trop souvent, de demeurer là, inefficace. Que pouvais-je?
+
+Tristes souvenirs que ceux de cette époque, de ces longs mois qui se
+passèrent ainsi; de ce février, de ce mars, de cet avril! Oui, jusqu'au
+mois de mai de cette année 1879, je vécus cette vie étrange, voyant mon
+beau-père quasi chaque jour, en proie, lorsqu'il n'était pas là, aux
+pires orages de l'imagination, et, quand il était là, m'ensanglantant le
+coeur à cette cruelle présence. Mon champ d'action était circonscrit à
+l'étude minutieuse de son caractère, et, cette action-là, j'en usais du
+moins, et j'en abusais, me livrant à l'anatomie de son être moral, avec
+une ardeur de curiosité, tantôt déçue et tantôt satisfaite, suivant que
+j'étreignais ou non quelques détails significatifs. Je m'attachais aux
+plus petits de préférence, comme plus involontaires, par suite comme
+moins susceptibles de tromper, comme plus capables de me renseigner sur
+les arrière-replis de cette nature.... Nous montions à cheval, au Bois,
+le matin, plusieurs fois par semaine et, ensemble, contrairement à nos
+habitudes d'autrefois. Il venait me prendre, ou bien nous nous
+rencontrions, sans nous être donné rendez-vous, attirés l'un vers
+l'autre par l'instinct de notre passion commune. Tandis que nous
+allions, causant de choses indifférentes, je le regardais manoeuvrer son
+cheval d'une façon si dure, qu'à chaque promenade, et quoique excellent
+écuyer, il courait le risque d'être jeté à terre. Il avait le goût des
+bêtes difficiles, et, avec cela, des passages de férocité froide, où il
+brutalisait l'animal presque cruellement. Ce qu'il faisait ainsi avec
+les chevaux, despotique, injuste, implacable, je songeais en moi-même
+qu'il l'avait fait avec la vie, pliant toutes les choses et tous les
+êtres, autour de lui, à sa volonté. Rancunier à l'excès, au point
+d'avouer qu'il ne pouvait pas attacher de sens au mot «pardon», il
+s'était taillé dans le monde une situation à part, peu aimé, très
+redouté, reçu dans les salons du plus difficile accès. Sous les
+apparences d'une correction parfaite, il cachait une énergie extrême et
+qui s'était montrée pendant la guerre. Il s'était battu sous Paris,
+admirablement. À propos de sa tenue à cheval, j'arrivais ainsi aux
+inductions les plus éloignées de ce point de départ. Sa violence innée
+me le faisait juger capable de tout pour satisfaire ses passions.
+J'apercevais, dans le courage déployé par lui en 1870, une espèce de
+contrat passé avec lui-même, comme une réhabilitation de sa personne à
+ses propres yeux, au cas où il aurait réellement commis le crime.
+D'autres fois je me demandais si ce courage n'avait pas été tout
+simplement la mise en oeuvre de cet instinct de férocité que je
+constatais en lui, ou bien un débouché offert au fond de désespoir sur
+lequel je le sentais vivre, dans son décor de bonheur. Mais d'où venait
+ce désespoir? Était-ce uniquement d'une santé détruite?... J'examinais
+alors sa physiologie, pendant que je galopais à son côté, cherchant une
+correspondance entre la construction de son corps et les équivoques
+indices fournis par les livres spéciaux sur l'aspect extérieur des
+criminels: il avait le buste trop fort pour ses jambes, les bras trop
+développés, une expression facilement dure de la mâchoire inférieure, et
+le pouce un peu trop long. Ce dernier détail occupait une place d'autant
+plus importante dans ma pensée, que mon beau-père avait l'habitude de
+fermer la main, ce pouce en dedans, comme pour le cacher. Je me rendais
+bien compte que je ne pouvais rien tirer de positif de pareilles
+remarques, je les rejetais comme puériles, et aussitôt je les reprenais,
+afin de les compléter par d'autres qui donnassent une valeur aux
+premières. C'est ainsi que, toujours galopant le long des allées du
+bois, je creusais l'hérédité de M. Termonde. Son aïeul maternel s'était
+tiré un coup de pistolet; son frère, à lui, s'était noyé, après avoir
+mangé sa fortune, pris du service, et déserté dans des circonstances
+honteuses. Il y avait du tragique dans cette famille. Que de fois,
+tandis que nous chevauchions botte à botte, tous deux silencieux, ai-je
+roulé ces mornes et folles pensées dans ma tête, et de pires encore!...
+
+Nous revenions. Quelquefois j'allais déjeuner chez ma mère, ou j'y
+passais aussitôt après mon rapide repas, pris solitairement dans ma
+petite salle à manger de l'avenue Montaigne, qui donnait sur le tir de
+Gastine-Rainette, et le claquement des balles sur les tôles qui
+m'arrivait même à travers les fenêtres fermées ne s'associait que trop
+bien à ma sombre humeur.--Il était très rare que M. Termonde et moi
+fussions en tête-à-tête durant mes visites au boulevard de
+Latour-Maubourg. Que m'importait maintenant? S'il était le criminel que
+je m'obstinais à poursuivre, il était prévenu, et je n'avais plus la
+chance de lui arracher son secret par surprise. J'aimais beaucoup mieux
+l'étudier pendant qu'il causait, et, au cours de ces causeries soutenues
+devant moi avec l'un ou l'autre, je constatais combien sa maîtrise de
+lui-même était entière. Dans mon enfance et ma première jeunesse,
+j'avais haï ce pouvoir de se dominer si complètement que je sentais
+être le sien, tandis que moi j'étais si fou, si naturellement victime de
+ma sensibilité nerveuse, si incapable du sang-froid qui masque de calme
+les violentes émotions. À présent, ce m'était une sorte de joie
+d'observer la profondeur de son hypocrisie. Il avait une telle habitude,
+presque une telle manie de la dissimulation, qu'il se taisait des
+moindres événements de sa vie, même à sa femme. Jamais il ne disait ni
+ses visites, ni les gens qu'il avait rencontrés, ni ses lectures, ni ses
+projets. Manifestement, il s'était dressé à prévoir les conséquences les
+plus éloignées de chaque phrase qu'il prononçait. Une surveillance de
+soi aussi continue, dans une vie d'apparence si aisée, si unie, avait
+quelque chose de trop étrange pour que cet homme ne donnât pas, même aux
+indifférents, une impression de personnage énigmatique. En ajustant
+ensemble les diverses pièces de ce caractère, et rapprochant cette
+dissimulation de la frénésie passionnée que j'avais observée en lui, il
+m'apparaissait, à moi, comme un être infiniment dangereux. Il
+questionnait beaucoup et parlait très posément, très sobrement, à moins
+qu'il ne fût dans un certain état singulier comme l'après-midi de notre
+promenade en voiture, où il semblait s'étourdir du flot de ses paroles.
+Alors il ricanait nerveusement, et découvrait des théories presque
+cyniques ou des particularités d'esprit qui me faisaient, moi,
+frissonner. Il avait par exemple une connaissance extraordinaire de
+toutes les questions relatives à la médecine légale. À l'occasion d'un
+procès retentissant qui se jugeait cet hiver-là, et au cours d'une
+discussion très animée à laquelle prenaient part plusieurs personnes, il
+lui échappa de citer la date du jour où fut arrêté le célèbre docteur La
+Pommeraie. Je vérifiai le chiffre, il était exact. Quelle étrange
+préoccupation des choses du crime et qui concordait trop bien avec
+certaines données que je devais à mes entretiens avec M. Massol!
+N'était-ce pas l'obsédante, l'unique pensée que le vieux juge prétendait
+avoir observée chez la plupart des meurtriers, qui les amène à retourner
+sur les lieux où ils ont tué, à revenir auprès du cadavre de leur
+victime pour le regarder lorsque le cadavre est exposé dans un lieu
+public, à rechercher ceux qui les soupçonnent, à lire minutieusement les
+journaux où il est parlé de leurs forfaits, à suivre les affaires où
+l'on poursuit des actes pareils au leur?... À d'autres heures, mon
+beau-père tombait dans ces silences terribles dont rien ne le tirait,
+fumant, fumant... Un cigare alors succédait à un autre, malgré toutes
+les défenses du médecin, sans interruption aucune. Le tabac le jour, la
+morphine la nuit,--quelle souffrance essayait-il donc de tromper avec
+cet abus de stupéfiants? Étaient-ce les tortures de sa maladie, ou les
+autres, celles que j'imaginais quand je me livrais à mes tragiques
+hypothèses? Il avait aussi des instants d'une lassitude telle que même
+ma présence le laissait indifférent,--les lassitudes d'un homme arrivé à
+l'extrémité de ce qu'il peut supporter de douleur, et dont l'âme se
+refuse à sentir, pour avoir trop senti. Je le surpris ainsi deux ou
+trois fois, seul, dans la demi-obscurité de la nuit commençante, si
+profondément abîmé dans sa fatigue, qu'il ne prenait pas garde à moi qui
+m'asseyais en face de lui, et le regardais sans rien dire moi-même.
+J'étais tenté de lui crier: «Avoue, avoue, mais avoue donc enfin!...» Et
+je n'aurais pas été surpris qu'il se rendît, qu'il laissât s'échapper
+son secret, qu'il me répondît: «C'est vrai...» C'est alors aussi que je
+sentais l'inanité des petits faits que j'avais ramassés si
+soigneusement. Et s'il n'était pas coupable?... Je me taisais, en proie
+à cette fièvre de doute qui me rongeait depuis des semaines, et il
+finissait, lui, par sortir de son silence pour me parler de ma mère. Il
+évoquait de nouveau cette image entre nous. Pourquoi?... Y pensait-il
+avec tant d'émotion parce qu'il se croyait très malade et sur le point
+de la quitter à jamais? Voulait-il se défendre contre moi avec ce
+bouclier devant lequel je reculerais toujours, il le savait bien?
+Était-ce une supplication de lui éviter, à elle, une suprême douleur?
+Oui, c'était cela plutôt que tout le reste. Avec sa bravoure native et
+sa violence, il n'aurait pas supporté l'outrage de mes yeux fixés sur
+lui, les allusions atroces de certaines de mes phrases, la menace
+continue de ma présence, s'il n'avait point voulu à tout prix épargner à
+ma mère une scène entre nous, quoiqu'il fut bien sûr que de cette scène
+ne jaillirait aucune preuve certaine... Mais qu'il fut seulement accusé
+de cela devant elle, non, il préférait souffrir comme il souffrait. Car
+il l'aimait. Si intolérable que ce sentiment pût me paraître, il fallait
+bien que je l'admisse, même dans l'hypothèse du crime,--surtout dans
+cette hypothèse. Et alors je comprenais que, malgré notre haine, nous
+nous trouvions devoir agir en commun pour ne pas toucher au bonheur de
+cette créature qui nous était si chère à tous les deux. La différence
+était pourtant grande entre nous. Que je fusse attaché à ma mère, il
+pouvait en éprouver une impression d'ombrage et de jalousie, mais non
+pas ce frisson d'horreur qui me saisissait quand je songeais qu'il
+l'aimait autant que moi, et qu'il en était aimé... peut-être avec le
+sang de mon père sur la conscience!
+
+Il l'aimait!... C'était pour elle qu'il avait acheté la main d'un autre
+et fait répandre ce sang, et c'était elle qui devait causer sa perte,
+elle qui se mouvait entre nous deux avec ce même regard de tendresse
+heureuse dont elle nous avait enveloppés l'un et l'autre, le soir où
+elle m'avait vu assis au chevet de son mari malade et où son sourire
+s'était fait si tendre pour lui et pour moi:--le même sourire! Les
+efforts qu'il faisait pour entretenir la sécurité dans ce coeur de femme
+devaient tourner à sa ruine. Oui, toutes les précautions prises par lui,
+en vue de parer aux éventualités qu'il croyait possibles, furent le
+principe même de cette ruine, depuis ses savantes confidences à la douce
+créature jusqu'à la menteuse affection qu'il me témoignait devant elle.
+Si nous n'avions pas fait semblant, lui et moi, de nous aimer, elle ne
+m'aurait jamais parlé comme elle me parla, je n'aurais jamais su d'elle
+ce que j'ai su et qui a terminé si brusquement le duel silencieux auquel
+s'usait mon impuissante énergie... Y a-t-il donc une fatalité, ainsi que
+l'ont pensé certains hommes, ceux-là même qui ont, comme Bonaparte,
+manié le plus vigoureusement les choses réelles? Ce que je comprends, à
+regarder ma vie par delà des événements accomplis, c'est qu'il existe
+une logique profonde des situations et des caractères, et cette logique
+développe toutes les conséquences de nos actions jusqu'à leur terme, si
+bien que la réussite même de nos criminels projets emporte avec elle de
+quoi nous briser un jour. Quand j'y songe avec un peu de suite, et
+comment ce fut d'elle, de cette femme tant aimée par lui, que me vint le
+suprême indice, que je n'espérais pas, et la certitude après laquelle je
+ne pouvais plus reculer, un vertige de terreur m'envahit, comme si le
+grand souffle de la destinée passait sur mon front. Oui, cela
+m'épouvante, parce que j'ai aussi du sang sur les mains, et cela me
+rassure en même temps, parce que je me dis que j'ai été l'ouvrier d'une
+oeuvre inévitable, l'esclave nécessaire d'un maître invisible... Pauvre
+mère! Si tu avais su? Toi aussi, tu fus donc l'instrument meurtrier du
+sort, mais un instrument aveugle, comme le couteau qui tue et qui ne le
+sait pas. Au lieu que moi, j'ai vu, j'ai su, j'ai voulu... Ah! j'ai eu
+jusqu'à présent la force de tenir le pacte fait avec moi-même, celui de
+confesser mon histoire simplement, détail par détail, et sans me
+juger... Et voici qu'à l'approche de la scène qui détermina la nouvelle
+et dernière période du drame de ma vie, mon âme hésite. Lâche! lâche!
+lâche!... Le rêve me saisit de nouveau, cette espèce de stupéfaction que
+ce soit mon histoire à moi, que j'aie agi comme j'ai agi, que j'aie cela
+sur ma mémoire... Non, je me suis donné ma parole, je continuerai. Oui,
+j'ai commis l'acte, de cette main qui tient ma plume. Oui, j'ai du sang,
+du sang, une ineffaçable tache, là, sur ces doigts qui tremblent, mais
+il faudra bien qu'ils m'obéissent et qu'ils écrivent l'histoire jusqu'au
+bout.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+J'en étais donc avec mon beau-père, vers le commencement de l'été, six
+mois après la mort de ma tante, juste au même point qu'au jour déjà si
+lointain où j'étais venu dans son cabinet de travail, affolé de soupçons
+par les lettres de mon père, jouer le rôle du médecin qui palpe un
+corps, et cherche du doigt la place sensible, symptôme probable de
+l'abcès caché. Comme à la minute où je l'avais vu, après cet entretien,
+passer dans sa voiture la face décomposée, j'avais toutes les
+intuitions, je n'étreignais pas une seule certitude. Aurais-je continué
+cette lutte où je me sentais vaincu d'avance? Aurais-je renoncé à me
+débattre dans cette atmosphère vide et noire où j'étouffais?... À coup
+sûr, je n'attendais plus de solution au problème posé devant moi pour ma
+douleur--et quelle douleur, stérile tout ensemble et mortelle!--lorsque
+j'eus avec ma mère une conversation si foudroyante, qu'à l'heure
+actuelle mon coeur s'arrête de battre en y songeant... Je parlais de
+dates ineffaçables; si celle du 25 mai 1879 s'en va jamais de ma
+mémoire, c'est que l'André Cornélis qui trace ces lignes, avec un tel
+tremblement, sera lui-même anéanti jusqu'au coeur de son coeur, jusqu'à
+l'âme de son âme... Mon beau-père, qui se trouvait sur le point de
+partir pour Vichy, venait de subir une nouvelle crise de foie, la
+première depuis celle du mois de janvier, au lendemain de notre terrible
+conversation. J'avais la conscience de n'être pour rien dans cette
+reprise aiguë de son mal, du moins d'une manière positive et directe. Le
+combat que nous soutenions l'un contre l'autre, sans autres témoins que
+nous-mêmes, et sans qu'un de nous prononçât une parole, n'avait été
+marqué par aucun épisode nouveau. J'attribuais donc cette complication
+au développement naturel de la maladie chronique dont il était atteint.
+Je me rappelle très exactement ce que je pensais ce 25 mai, à cinq
+heures du soir, tandis que je montais les marches de l'escalier de
+l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je souhaitais d'apprendre que
+mon beau-père allait mieux, d'abord parce que je voyais ma mère
+tourmentée depuis une semaine, et puis, il faut tout dire, ce départ
+pour les eaux m'apparaissait comme une délivrance, à cause de la
+séparation qu'il amènerait. J'étais si las de mes inefficaces douleurs!
+Mes malheureux nerfs s'étaient tendus au point que les moindres
+impressions désagréables me devenaient des blessures. Je ne dormais
+plus, moi aussi, qu'à l'aide de narcotiques, et d'un sommeil traversé de
+rêves cruels où toujours je me promenais avec mon père, en sachant et
+sentant qu'il était mort. Il y avait particulièrement un cauchemar dont
+le retour régulier me rendait l'appréhension de la nuit presque
+insoutenable... Je me trouvais dans une rue pleine de peuple, occupé à
+regarder une devanture de magasin. Tout d'un coup j'entendais
+s'approcher le pas d'un homme, celui de M. Termonde. Je ne le voyais pas
+et j'étais sûr que c'était lui... Je voulais m'en aller,--mes pieds
+étaient de plomb, me retourner,--mon cou demeurait immobile. Le pas se
+rapprochait encore. Mon ennemi était là derrière moi. J'entendais son
+souffle. Je savais qu'il allait me frapper. Il passait le bras
+par-dessus mon épaule. Je voyais sa main armée d'un couteau, qui
+cherchait la place de mon coeur; elle y enfonçait le fer lentement,
+lentement, et je me réveillais dans une inexprimable agonie... Ce
+cauchemar s'était répété si souvent, depuis quelques semaines, que j'en
+étais venu à compter les jours qui me séparaient du départ de mon
+beau-père, d'abord fixé au 20, puis reculé jusqu'à son rétablissement.
+J'espérais que ce départ m'apaiserait au moins pour un temps. Je ne
+trouvais pas en moi l'énergie de m'en aller plutôt moi-même, attiré que
+j'étais chaque jour par cette présence que je haïssais et recherchais à
+la fois avec fièvre; mais je me réjouissais secrètement que l'obstacle
+vînt de lui, et que son éloignement me fournît l'occasion de respirer,
+sans avoir à me reprocher ma faiblesse.
+
+Telles étaient mes réflexions tandis que je montais cet escalier de
+bois, tendu d'un tapis rouge et joliment éclairé par des fenêtres à
+vitraux, qui conduisait au hall affectionné par ma mère. Le valet de
+chambre, qui m'ouvrit la porte de cette pièce, répondit, à ma question,
+que mon beau-père allait mieux, et j'entrai avec plus de gaieté que
+d'habitude dans cette pièce où tenaient pourtant mes plus tristes
+souvenirs. Que j'étais loin de pressentir que le cartel appendu sur un
+des murs marquait en ce moment une des heures les plus solennelles de ma
+vie! Ma mère était assise devant un petit bureau, placé au coin de la
+grande baie vitrée qui fermait la pièce du côté du jardin. Elle appuyait
+son front sur sa main gauche, et, de la droite, au lieu de continuer la
+lettre commencée, elle tenait son porte-plume levé, immobile,--un
+porte-plume que je vois toujours, en or, avec une perle blanche à son
+extrémité, petit détail qui à lui seul eût révélé la minutie de son
+luxe.--Son absorption dans sa rêverie était si forte qu'elle ne
+m'entendit pas entrer. Je la regardai longtemps, sans bouger, tout saisi
+par l'expression désolée de son fin visage. Quelle pensée sombre fermait
+sa bouche, plissait son front, crispait sa main, tendait ses traits?
+Cette visible préoccupation contrastait trop avec la sérénité habituelle
+de cette gracieuse physionomie pour que je n'en demeurasse pas comme
+atterré. Rien qu'à la voir toute seule ainsi, par la fin d'une claire
+journée de printemps, avec les feuillages verts du jardin qui faisaient
+comme un fond de gaieté à sa mélancolie, j'éprouvai, une fois de plus,
+que j'étais incapable de supporter sur ce visage chéri les stigmates
+d'une vraie peine. Mais qu'avait-elle? Son mari allait mieux. Pourquoi
+donc son souci de ces derniers jours s'était-il exaspéré jusqu'à la
+douleur? Se doutait-elle du drame qui se jouait auprès d'elle, dans sa
+maison, depuis des mois? M. Termonde s'était-il décidé à se plaindre à
+elle, afin que je cessasse de lui infliger la torture de mes assiduités?
+Non. S'il m'avait deviné depuis le premier jour, comme je le croyais,
+sans en être sûr, il ne pouvait pas lui avoir dit: «André me soupçonne
+d'avoir fait tuer son père...» Ou bien le docteur avait-il pronostiqué
+des symptômes dangereux derrière l'apparente amélioration de l'état du
+malade? Si mon beau-père était en péril de mort? À cette idée, une joie
+me saisissait, puis aussitôt une souffrance,--la joie qu'il disparût de
+ma vie, et à jamais; la souffrance que, coupable, il partît sans que je
+me fusse vengé. Par-dessous mes hésitations, mes scrupules, mes doutes,
+je l'avais laissé grandir en moi, ce sauvage appétit de la vengeance,
+que ne contente pas la mort de l'être haï, si l'on n'en est pas soi-même
+la cause. J'avais soif de cette vengeance, comme un chien a soif de
+l'eau après avoir couru sous le soleil tout un jour d'été. Il me
+fallait m'y rouler comme ce chien se roule dans cette eau, fût-ce la
+bourbe d'une mare... Je continuais de regarder ma mère et de ne pas
+bouger. Elle poussa tout d'un coup un profond soupir; elle dit tout
+haut: «Ah! mon Dieu, quelle misère!...» et relevant son visage baigné de
+larmes, elle me vit. Elle jeta un faible cri de surprise et je m'avançai
+vers elle...
+
+--Vous souffrez, maman, lui dis-je. Qu'avez-vous?
+
+L'appréhension de, sa réponse rendait ma voix toute tremblante. Je me
+mis à genoux devant elle, comme au temps où j'étais tout petit. Je pris
+ses mains que je couvris de baisers. Hélas! Encore à cette heure ma
+bouche rencontra cet anneau d'or, cette alliance que je haïssais à
+l'égal d'une personne. Cette impression amère ne m'empêcha pas de lui
+parler enfantinement. «Ah! lui disais-je, si vous avez des peines, à qui
+les confier, sinon à moi?... Où trouverez-vous quelqu'un qui vous aime
+plus?... Soyez-moi amie, reprenais-je, est-ce que vous ne sentez pas
+combien vous m'êtes chère?...» Elle baissa la tête deux fois; elle fit
+le signe qu'elle ne pouvait pas parler, et elle éclata en sanglots.
+
+--Est-ce que je suis pour quelque chose dans votre chagrin?... lui
+demandai-je.
+
+Elle secoua la tête dans l'autre sens pour me faire comprendre que non.
+Puis, d'une voix que l'émotion étouffait, elle me dit, en flattant mes
+cheveux de sa main, comme autrefois:
+
+--Tu es si gentil pour moi, mon André...
+
+Qu'ils étaient simples, ces quelques mots, et ils me prirent le coeur
+comme si une main me l'eût serré!... Lui en avais-je mendié, de ces
+petites paroles qu'elle ne m'avait jamais dites, de ces gracieuses
+phrases qui sont comme des gestes de l'âme, d'involontaires, de tendres
+caresses d'esprit à esprit, et voilà que j'obtenais ce que j'avais tant
+désiré, à quel moment et par quels moyens! Mais c'était si doux quand
+même de sentir qu'elle m'aimait... Et je lui dis, employant, pour lui
+être bon, des mots dont les syllabes me brûlaient la bouche:
+
+--Est-ce que notre cher malade va plus mal?
+
+--Non, il est mieux... Il repose maintenant, fit-elle en montrant du
+doigt la chambre de mon beau-père.
+
+--Ma mère, repris-je, parlez-moi, confiez-vous à moi, que je pleure avec
+vous, que je vous aide peut-être... C'est si cruel qu'il me faille vous
+surprendre, pour voir vos larmes!...
+
+Je continuai, la pressant de mes questions et de mes plaintes.
+Qu'espérais-je donc arracher à cette bouche dont les lèvres tremblaient
+sans rien dire? À tout prix, je voulais savoir. Je n'étais pas en état
+de supporter de nouveaux mystères. J'étais certain que l'idée de mon
+beau-père était mêlée à cet inexplicable chagrin. Lui seul et moi
+pouvions bouleverser ainsi ce coeur de femme. Elle ne se tourmentait pas
+à cause de moi, elle venait de me le dire. C'était donc à lui que se
+rapportait ce souci, et ce n'était pas une affaire de santé. Avait-elle,
+elle aussi, surpris quelque indice? L'affreux soupçon avait-il traversé
+son esprit? À cette simple hypothèse, la fièvre me gagnait. Et
+j'insistai, j'insistai encore. Je la sentais céder, rien qu'à la manière
+dont sa tête se penchait sur moi, à sa main tremblante sur mes cheveux,
+au souffle plus court de sa poitrine.
+
+--Si j'étais sûre, dit-elle enfin, que ce secret mourra entre toi et
+moi?...
+
+--Oh! maman!... fis-je, avec un tel reproche dans la voix qu'elle eut
+honte et que je vis le sang monter à ses joues. Peut-être ce petit
+mouvement de honte acheva-t-il de la déterminer. Elle me baisa le front
+longuement, comme pour effacer le nuage que son injuste défiance venait
+d'y amasser.
+
+--Pardon, reprit-elle, j'ai tort... À qui confier cela, sinon à toi? À
+qui demander conseil?... Et puis, continua-t-elle comme se parlant à
+elle-même, s'il s'adressait jamais à lui?...
+
+--Qui, il?... interrogeai-je.
+
+--André, dit-elle presque solennellement, peux-tu me jurer sur ton amour
+pour moi, que tu ne feras jamais, entends-tu, jamais la moindre allusion
+à ce que je vais te raconter?
+
+--Maman! répliquai-je avec le même accent de reproche, et, tout de
+suite, pour l'entraîner:--Je vous en donne ma parole d'honneur.
+
+--Ni...
+
+Elle ne prononça pas de nom, mais elle me montra de nouveau du doigt la
+porte de la chambre.
+
+--Jamais, répondis-je.
+
+--Tu as entendu parler d'Édouard Termonde, son frère?...
+
+Sa voix s'était faite basse, comme si elle avait eu peur des mots
+qu'elle prononçait, et, cette fois la direction seule de ses yeux,
+tournés vers la porte toujours close, m'avait indiqué qu'il s'agissait
+du frère de son mari. Je connaissais vaguement cette histoire. C'était à
+ce frère que je pensais, lorsque j'étudiais la vie mentale de la famille
+de mon beau-père. Je savais qu'Édouard Termonde avait gaspillé en
+quelques années sa part d'héritage, une somme énorme, douze cent mille
+francs; qu'il s'était ensuite engagé; qu'au régiment il avait continué
+sa vie de débauches; que, privé d'argent du côté des siens, et à la
+suite d'une perte de jeu, il s'était laissé entraîner à voler, avec
+complication de faux. Puis, se voyant sur le point d'être découvert, il
+avait déserté. Enfin, il s'était fait justice en se jetant à la Seine,
+après avoir demandé pardon à son frère dans une lettre dont les termes
+prouvaient un dernier reste de délicatesse morale. L'argent volé avait
+été restitué par mon beau-père, le scandale étouffé, grâce à la
+disparition du misérable. J'avais reconstitué toute cette aventure
+d'après les indiscrétions de ma vieille bonne dans mon enfance, et pour
+en avoir trouvé la trace dans quelques passages de la correspondance de
+mon père. Aussi, quand ma mère me posa sa question d'un air si ému, je
+prévis qu'elle allait me parler des peines de famille éprouvées par son
+mari, lesquelles m'étaient absolument indifférentes, et ce fut avec un
+sentiment de déception que je lui demandai:
+
+--Édouard Termonde?... Celui qui s'est tué?...
+
+Elle inclina la tête pour répondre: oui, à la première partie de ma
+phrase; puis, d'une voix plus basse encore:
+
+--Il ne s'est pas tué, il vit toujours, dit elle.
+
+--Il vit toujours... répétai-je machinalement, et sans comprendre quel
+rapport unissait l'existence de ce frère aux larmes que je venais de
+voir sur ses joues à elle.
+
+--Tu sais maintenant le secret de ma douleur, reprit-elle d'un ton plus
+ferme et comme soulagée, c'est ce frère infâme qui est le bourreau de
+Jacques, lui qui l'assassine jour par jour avec les transes affreuses
+qu'il lui donne... Non, ce suicide n'eut pas lieu. Des hommes comme
+celui-là n'ont pas le coeur qu'il faut pour se tuer... Ce fut Jacques qui
+lui dicta cette lettre pour le sauver du bagne, après avoir tout préparé
+pour sa fuite et lui avoir donné de quoi refaire sa vie, s'il l'avait
+voulu... Pauvre ami, qui espérait du moins préserver de cette horrible
+histoire l'intégrité de son nom!... Ce nom de Termonde, il fallut bien
+qu'Édouard le quittât pour échapper à toute recherche, et il passa en
+Amérique... Il y vécut... comme il avait vécu ici. L'argent qu'il avait
+emporté fut bientôt dévoré. Il eut de nouveau recours à son frère... Ah!
+le misérable avait compris que Jacques avait fait tant de sacrifices à
+l'honneur du nom, et, quand mon mari lui refusa l'argent qu'il
+demandait, il se servit de cette arme qu'il savait sûre... Alors
+commença le plus odieux, le plus épouvantable chantage: Édouard menaça
+son frère de revenir à Paris... Aller au bagne en France ou mourir de
+faim en Amérique, il aimait mieux le bagne ici, disait-il, et Jacques a
+cédé une première fois... Il l'aimait, malgré tout, c'était son frère
+unique... Tu sais, quand on a montré à ces gens-là une faiblesse, on est
+perdu... Cette menace de revenir avait réussi. L'autre en a usé jusqu'à
+extorquer des sommes dont tu ne te fais pas une idée.... Il y a des
+années que dure cette abominable exploitation, mais je ne la sais, moi,
+que depuis la guerre... Je voyais mon mari si triste, si triste. Je
+sentais qu'un chagrin le rongeait, et puis, un jour, il m'a tout dit...
+Le croirais-tu? C'était pour moi qu'il avait peur... Que veux-tu qu'il
+me fasse? lui demandais-je.--Ah! il est capable de tout pour se venger,
+me répondait-il... Et puis, il me voyait si tourmentée moi-même de ses
+mélancolies!... Je l'ai tant supplié qu'il a résisté à la fin. Il a
+refusé net tout secours nouveau. Nous n'avons plus entendu parler du
+misérable pendant quelque temps... Il a tenu sa menace, il est à
+Paris!...
+
+J'avais écouté ma mère avec une attention croissante. À toute époque de
+ma vie, moi, qui n'avais pas les mêmes illusions qu'elle sur la
+sensibilité de mon beau-père, je me serais étonné de l'influence étrange
+exercée par ce frère déshonoré. Il y a des fléaux semblables dans trop
+de familles pour que le monde n'ait pas intérêt à séparer les uns des
+autres les divers représentants d'un même nom. Energique et violent
+comme je le connaissais, je me serais demandé pourquoi M. Termonde
+pliait sous la menace d'un scandale qu'il devait estimer à sa juste
+valeur. Puis j'aurais expliqué cette faiblesse par des souvenirs
+d'enfance, par une promesse faite à des parents à leur lit de mort. Mais
+dans la disposition d'âme où je me trouvais, avec les soupçons que je
+nourrissais depuis des semaines, il n'était pas possible qu'une autre
+pensée ne se présentât point à moi. Et cette pensée grandissait,
+grandissait, prenait corps. Mes yeux exprimèrent sans doute l'épouvante
+subite que me donna l'éclair de cette idée soudaine. Car ma mère
+s'interrompit de sa confidence pour me dire:
+
+--Est-ce que tu te sens mal, André?...
+
+--Non, eus-je la force de répondre, c'est de vous avoir surprise à
+pleurer tout à l'heure qui m'a donné un coup. Cela va passer...
+
+Elle me crut. Elle venait de me voir si bouleversé de son émotion. Elle
+m'embrassa tendrement, et je la priai de continuer son récit. Elle me
+dit alors que la semaine précédente un étranger avait demandé à voir mon
+beau-père, venant de la part d'un de leurs amis de Londres. On l'avait
+introduit dans ce même hall et devant elle. Aussitôt que M. Termonde
+avait aperçu cet homme, elle avait deviné, à son agitation
+extraordinaire, que c'était Édouard. Les deux frères s'étaient enfermés
+dans le cabinet de travail. Elle était restée là, elle, morte d'anxiété,
+entendant par minutes les voix qui grondaient sans pouvoir distinguer
+les paroles. Le frère était sorti enfin par le hall, et l'avait regardée
+en passant, avec des yeux qui l'avaient glacée de terreur.
+
+--Et le soir même, dit-elle encore, Jacques prenait le lit...
+Comprends-tu mon désespoir à présent?... Ah! ce n'est pas notre nom qui
+m'importe à moi... Je m'épuise à le lui répéter: qu'est-ce que cela
+nous fait? Est-ce que cette boue peut nous salir?... Mais sa santé!...
+Le médecin dit que chaque émotion violente est pour lui un verre de
+poison... Ah! s'écria-t-elle, il me le tuera...
+
+Ce cri, qui me révélait une fois de plus la profondeur de sa passion
+pour mon beau-père, l'entendre à cette minute, et penser ce que je
+pensais!
+
+--Vous l'avez vu? demandai-je sans presque me rendre compte de mes
+propres paroles.
+
+--Mais puisque je te dis qu'il a passé là,--et elle me montrait la place
+du tapis, avec la terreur peinte sur son visage.
+
+--Et vous êtes sûre que c'était son frère?
+
+--Jacques me l'a dit le soir, fit-elle; mais je n'avais pas besoin de
+cela, je l'aurais reconnu aux yeux... Comme c'est étrange! Ces deux
+frères si différents, Jacques si fin, si distingué, une âme si noble...
+Et lui ce gros, ce lourd personnage ignoble, commun, un abominable
+scélérat... ils ont le même regard...
+
+--Et sous quel nom est-il à Paris?
+
+--Je ne sais pas, répondit-elle, je n'ose plus en parler. S'il savait
+que je te l'ai dit... avec ses idées?... Mais quoi, petit, tu l'aurais
+toujours appris un jour?... Et puis, ajouta-t-elle avec fermeté, il y a
+longtemps que je t'aurais parlé de ce triste secret, si j'avais osé...
+Tu es un homme, toi, et tu n'es pas retenu par ce scrupule excessif de
+l'affection fraternelle. Conseille-moi, André, que faut-il faire?
+
+--Je ne vous comprends pas, lui répondis-je.
+
+--Oui, reprit-elle, il doit y avoir un moyen de prévenir la police et de
+le faire arrêter sans qu'on en parle dans les journaux ni ailleurs...
+Jacques ne voudrait pas, lui, parce que c'est son frère... Mais si nous
+agissions, nous, de notre côté?... Je t'ai entendu dire que tu voyais ce
+M. Massol, que nous avons connu lors de notre malheur... Si j'allais le
+trouver, lui demander conseil? Ah! s'écria-t-elle, je veux que mon mari
+vive, je l'aime trop!...
+
+Pourquoi une panique s'empara-t-elle de moi à la pensée qu'elle pourrait
+donner suite à ce projet nouveau et s'adresser au vieux juge
+d'instruction,--moi qui n'avais pas osé retourner chez lui depuis la
+mort de ma tante, de peur qu'il ne devinât mes soupçons, rien qu'à me
+regarder? Qu'entrevoyais-je donc avec tant de netteté, pour que je me
+misse à la supplier au nom même de cet amour qu'elle portait à son
+mari?
+
+--Vous ne ferez pas cela, lui disais-je, vous n'en avez pas le droit...
+Il ne vous pardonnerait pas et il aurait raison... Ce serait le trahir.
+
+--Le trahir, dit-elle... ce serait le sauver!...
+
+--Et si l'arrestation de son frère lui portait un coup nouveau?... Si
+vous le voyiez malade, plus malade à cause de ce que vous auriez
+fait?...
+
+J'avais trouvé le seul argument qui pût la convaincre. Étrange ironie du
+sort! Je la calmai, je lui persuadai de ne pas agir, moi qui venais de
+concevoir soudain cette monstrueuse hypothèse:--que l'exécuteur du
+crime, l'instrument docile entre les mains de mon beau-père, avait été
+ce frère infâme, qu'Édouard Termonde et Rochdale ne faisaient qu'un.--Ô
+vision terrible!...
+
+
+
+
+XV
+
+
+La nuit que je passai après cette conversation est restée dans mon
+souvenir comme la plus tourmentée que j'aie dû subir,--et cependant que
+j'en ai connu de ces insomnies, de ces luttes, dans l'universel sommeil
+autour de moi, avec une pensée qui me tenait éveillé moi-même et me
+rongeait le coeur!... J'étais pareil au prisonnier qui a sondé toutes les
+places de son cachot, les murailles, le plancher, le plafond, et qui,
+étreignant pour la centième fois les barreaux de sa fenêtre, sent une de
+ces tiges de fer se desceller sous la pression. À peine s'il ose croire
+à cette fortune, et il s'assied à terre, rendu comme fou par la seule
+possibilité de la délivrance apparue à son esprit. Depuis si longtemps,
+j'étais là, comme verrouillé dans mon angoisse, me heurtant de toutes
+parts à d'invincibles barrières et, tout d'un coup, quelle perspective
+s'offrait devant moi!... «Du sang-froid», me disais-je, en marchant d'un
+bout à l'autre de mon fumoir où je m'étais retiré, sans avoir touché au
+repas que m'avait servi mon valet de chambre. Le soir était venu, puis
+la nuit noire; l'aube arriva, puis le grand jour; et j'étais encore là,
+qui essayais d'y voir clair dans le tourbillon d'hypothèses nouvelles
+qu'un événement par lui-même si simple,--mais avec l'état de crise aiguë
+de soupçons où je me trouvais il n'y avait plus d'événements
+simples,--venait de soulever en moi... J'étais déjà trop habitué à ces
+tempêtes intimes, pour ne pas savoir que le seul moyen de salut consiste
+à s'attacher aux faits positifs comme à des rocs solides et qui ne
+bougent pas. Dans le cas actuel, ces faits positifs se réduisaient à
+deux:--je venais d'apprendre, premièrement, qu'il existait un frère de
+M. Termonde, qui passait pour mort et dont mon beau-père ne parlait
+jamais;--secondement, que ce frère, déshonoré, proscrit, ruiné, sans
+état-civil, exerçait sur son frère, riche, honoré, irréprochable, une
+dictature de terreur. De ces deux faits, le premier s'expliquait de
+soi. C'était tout naturel que Jacques Termonde ne démentît point la
+légende de suicide imaginée par lui-même et qui jadis avait sauvé
+l'autre du bagne. Il n'est jamais agréable de reconnaître pour son plus
+proche parent, un voleur, un faussaire et un déserteur... Mais ce n'est
+qu'un désagrément cruel. Il n'en allait pas ainsi du second fait. La
+disproportion était trop forte entre cette cause avouée par mon
+beau-père et le résultat d'épouvante produit sur lui. L'empire d'Édouard
+Termonde sur son frère ne se justifiait point par la menace d'un retour
+sans autre conséquence qu'un scandale de monde aussitôt étouffé. Ma mère
+pouvait se contenter de cette raison-là, elle, au regard de qui son mari
+était un grand coeur, une belle âme, mais non pas moi... L'idée me vint
+de consulter le Code de justice militaire. J'y trouvai à l'article 184
+que la prescription du délit de désertion ne commence à courir que du
+jour où l'insoumis atteint quarante-sept ans. Vraisemblablement Édouard
+Termonde tombait encore sous le coup de la loi. Est-ce que le désir
+d'épargner à ce frère infâme un châtiment disciplinaire pouvait
+justifier chez mon beau-père une si longue faiblesse et dans des
+conditions d'inquiétude semblable? J'apercevais une autre raison à cet
+empire, quelque ténébreux, quelque effrayant lien de complicité entre
+les deux hommes. Je venais de penser que peut-être Jacques Termonde
+avait employé son frère à tuer mon père. Et si cela était, si l'assassin
+possédait quelque preuve de cette complicité? Sans doute il se trouvait
+les mains liées à l'égard des magistrats, mais c'était de quoi éclairer
+ma mère, par exemple, et cette menace devait suffire à faire trembler un
+mari aimant, à mater son féroce orgueil?
+
+«Du sang-froid, me répétais-je, du sang-froid.» Et je mettais toute ma
+force à reprendre les données physiques et morales que je possédais sur
+le crime. Il s'agissait, pour moi, de chercher si un point, un seul
+point demeurait obscur avec l'hypothèse de l'identité de Rochdale et
+d'Édouard Termonde. Les témoignages s'étaient accordés à représenter
+Rochdale comme grand et fort, ma mère m'avait dépeint Édouard Termonde
+comme gros et lourd. Il y avait quinze ans de distance entre l'assassin
+de 1864 et le noceur vieilli de 1879, mais rien qui empêchât que ce ne
+fût le même personnage. Ma mère avait insisté sur la couleur des yeux
+d'Édouard Termonde, bleus et pâles comme ceux de son frère. Or, le
+concierge de l'hôtel Impérial avait, dans sa déposition, que je savais
+par coeur pour l'avoir si souvent relue, signalé la nuance très bleue et
+très claire des prunelles du soi-disant Rochdale. Il avait remarqué ce
+détail à cause du contraste des yeux avec le ton bistré du visage.
+Édouard Termonde s'était réfugié en Amérique, au lendemain de son faux
+suicide, et qu'avait dit M. Massol? Je l'entendais encore me répéter,
+avec sa voix flûtée et le geste méthodique de sa main: «Un étranger, un
+Américain ou un Anglais, peut-être un Français établi en Amérique...»
+D'impossibilité matérielle, je n'en trouvais pas. Et d'impossibilité
+morale? Pas davantage. Afin de mieux m'en convaincre, je reprenais
+l'histoire du crime au moment même où la correspondance de mon père se
+faisait explicite sur le compte de Jacques Termonde, c'est-à-dire en
+Janvier 1864. Pour dégager mon jugement de toute impression de haine
+personnelle, je supprimais les noms dans ma pensée. Je ramenais cette
+sinistre aventure, dont j'avais tant souffert, à la sécheresse d'une
+anecdote abstraite... Un homme est éperdûment amoureux de la femme d'un
+de ses amis intimes. Cet homme sait cette femme profondément,
+absolument honnête; si elle était libre, elle l'aimerait, il le sent,
+il le voit; mais, n'étant pas libre, elle ne sera jamais, jamais, à lui.
+Cet homme est doué du tempérament qui fait les criminels: une violence
+effrénée dans les passions, aucun scrupule, une volonté despotique,
+l'habitude de tout briser devant son désir. Il s'aperçoit que son ami
+devient jaloux. Encore quelque temps, et la porte de la maison lui sera
+fermée. Comment cette pensée ne lui viendrait-elle pas: si le mari
+disparaissait, cependant?... Ce rêve de la mort de celui qui fait seul
+obstacle à son bonheur trouble la tête de cet homme, une fois, deux
+fois. Il la tourne et la retourne, cette idée fatale, il s'y accoutume.
+Il en arrive au: «Si j'osais», point de départ des scélératesses les
+plus affreuses. L'idée se précise devant son esprit. Il conçoit qu'il
+pourrait faire tuer celui qu'il hait maintenant et dont il se sent haï.
+N'a-t-il pas, très au loin, un frère misérable dont tout le monde ignore
+non seulement le domicile actuel, mais jusqu'à l'existence? Quel
+admirable ouvrier de meurtre que ce frère dépravé, besogneux, infâme,
+qu'il tient à sa dévotion par les secours d'argent qu'il lui envoie!...
+Et la tentation s'accroît toujours. Une heure sonne où elle est plus
+forte que tout le reste. Cet homme résolu à jouer cette partie suprême
+appelle à Paris son frère... Comment? Par une ou deux lettres qui font
+miroiter aux yeux du drôle l'espérance d'une énorme somme à gagner, en
+même temps qu'elles mettent comme condition à cette espérance un mystère
+absolu dans le voyage. L'autre accepte. Il débarque en Europe après
+avoir multiplié autour de lui les précautions. Quoi de plus aisé?... Ce
+failli de la vie n'a point de parents, point de relations; il mène,
+depuis des années, une existence anonyme et de hasard... Voici les deux
+frères face à face... Jusque-là rien que de logique, rien que de
+conforme aux étapes possibles d'un projet de cet ordre.
+
+J'en arrivais à l'exécution, et je continuais à raisonner de même, d'une
+manière impersonnelle. Le frère riche propose au frère pauvre le marché
+de sang. Il lui offre de l'argent, beaucoup d'argent: cent mille francs,
+deux cent mille francs, trois cent mille francs. Quels motifs
+empêcheraient le misérable d'accepter? Les idées morales?... Que vaut la
+moralité d'un viveur qui a passé du libertinage au vol? Depuis des
+années et sous l'influence de mes préoccupations vengeresses, j'avais lu
+trop assidument les faits divers des journaux et les comptes rendus des
+procès pour ne pas savoir comment on devient meurtrier. Des besoins
+d'argent et l'habitude de la débauche, voilà un assassin en
+disponibilité. Que de coups de couteau ont été donnés, que de révolvers
+mis en jeu, que de gouttes de poison versées dans des verres, avec une
+incertitude absolue du gain, parmi les pires conditions de danger,
+simplement pour aller, tout à l'heure, dépenser l'argent du meurtre dans
+quelque bouge. La crainte de l'échafaud?... Personne ne tuerait alors.
+Les débauchés, d'ailleurs, qu'ils s'en tiennent au vice, ou qu'ils
+roulent jusqu'au crime, n'ont pas la vision de l'avenir. La sensation
+présente est pour eux trop forte. Son image abolit toutes les autres
+images, elle absorbe toutes les forces vives du tempérament et de l'âme.
+Une vieille mère mourante, des enfants qui ont faim, une femme qui se
+désespère,--ces tableaux des conséquences de leurs actes, ont-ils jamais
+arrêté les ivrognes, les joueurs et les coureurs de filles? Et pas
+davantage les fantômes tragiques du tribunal, de la prison et de la
+guillotine, quand, altérés d'or, ils tuent pour s'en procurer.
+L'échafaud est loin, la porte du lupanar est au coin de la rue, et le
+goujat saigne un rentier, comme un boucher saigne une bête, pour aller
+ensuite là-bas, la poche garnie, vers le gros numéro, où il y a de la
+crapule assurée. C'est le train quotidien du crime, cela. Pourquoi le
+désir d'une débauche plus relevée n'exercerait-elle pas le même attrait
+scélérat sur des hommes plus raffinés, mais aussi incapables de noblesse
+morale que les chourineurs du cabaret borgne? Ah! c'était une pensée
+trop cruelle et que je ne pouvais supporter,--que le sang de mon père
+eût payé cela, des soupers dans un restaurant de nuit à New-York... Je
+perdais l'énergie de continuer ma déduction froide, et une hallucination
+commençait, qui me montrait un cabinet particulier semblable à ceux où
+j'avais passé: la table servie, le divan de velours aux ressorts
+fatigués, la glace rayée de lettres gravées avec le diamant des bagues,
+le piano ouvert où l'on joue des valses canailles, et le Champagne qui
+mousse dans les verres, et la fille qui rit, avec sa blanche gorge
+dégrafée, ses bas de soie, ses dents de bête, l'odeur des parfums de sa
+chair mélangée à l'odeur des mets, du tabac, des vins,--et l'homme à
+côté d'elle... «Non, ne mange pas ce souper, ne bois pas ce vin, ne te
+laisse pas pétrir par ces mains, ne prends pas cet or. Il y a du sang
+sur toutes ces choses... Cet homme qui t'embrasse, qui te désire, qui
+t'a payée, est un assassin, un assassin, un assassin!...»
+
+Ma raison se perd, me disais-je, lorsque j'étais là, immobile, le coeur
+battant, les yeux fixes, en proie à la même émotion que si j'eusse vu
+réellement la scène hideuse, et je la voyais, en effet, dans un éclair.
+Je me tournais alors vers le portrait de mon père, je le regardais
+longtemps, je lui parlais comme s'il eût pu m'entendre, je le suppliais:
+«Aide-moi... Aide-moi...» Et je retrouvais, non pas le calme, mais la
+force du moins de reprendre la féroce hypothèse et de la critiquer
+détail par détail. Elle avait contre elle, tout d'abord, d'être
+invraisemblable comme le cauchemar d'une imagination malade. Un frère
+qui emploie son frère à l'assassinat d'un homme dont il veut épouser la
+femme!... Bien que la conception et l'offre d'un pareil complot
+rentraient dans le domaine des plus extraordinaires fantaisies... «Soit,
+me disais-je, mais en matière de crime, il n'y a pas d'invraisemblance.
+Par cela seul qu'il se décide au meurtre, l'assassin cesse de se mouvoir
+dans le cadre d'habitudes de la vie sociale.» Et vingt exemples se
+présentaient à ma mémoire, de forfaits commis dans des circonstances
+aussi exceptionnelles, aussi étranges que celles dont je discutais en
+ce moment le plus ou moins de probabilité. Une objection surgissait tout
+de suite. En admettant que ce crime compliqué fût seulement possible,
+comment étais-je le premier à en avoir le soupçon? Pourquoi M. Massol,
+le vieux magistrat si fin, si délié, si habile, n'avait-il pas cherché
+de ce côté-là une explication du sanglant mystère devant lequel il
+s'avouait impuissant? «Eh bien! me répondis-je, M. Massol n'y a point
+pensé, voilà tout. La question est de savoir, non si le juge
+d'instruction a soupçonné le fait ou non, mais si ce fait en lui-même
+est réel ou s'il ne l'est point.» Et puis, quels indices auraient mis M.
+Massol sur cette piste? S'il avait étudié à fond le ménage de mon père,
+il avait acquis la certitude que ma mère était une très honnête femme.
+Il avait vu sa douleur sincère, et il n'avait pas eu, comme moi, entre
+les mains, les lettres où mon père avouait sa jalousie et dénonçait la
+passion de son faux ami. Est-ce que, d'ailleurs, Jacques Termonde
+n'avait pas dû se pourvoir à l'avance d'un alibi sentimental, comme il
+s'était prémuni d'un alibi physique, et entretenir à cette époque une
+maîtresse affichée? Mais supposons que le juge ait cherché de ce
+côté-là, qu'il ait soupçonné dès les premiers jours la félonie de mon
+futur beau-père. Il s'agissait de découvrir le complice, puisqu'en tout
+état de choses la présence de M. Termonde chez nous à l'heure du meurtre
+était un fait avéré. M. Massol est arrivé à penser au frère disparu,
+soit. Où trouver les traces de ce frère? Où et comment? Si Édouard et
+Jacques ont été complices dans le crime, leur premier soin n'a-t-il pas
+dû être d'imaginer un moyen de correspondance qui défiât la surveillance
+de la police? N'ont-ils même pas cessé, pour un temps, tout commerce de
+lettres? Qu'avaient-ils à se communiquer? Édouard tenait l'argent du
+meurtre, Jacques s'occupait d'achever de conquérir le coeur de ma mère...
+«Soit encore, reprenais-je; mais si M. Massol manquait du document
+essentiel, s'il ignorait la passion de Jacques Termonde pour la femme de
+l'assassiné,--ma tante, elle, savait cette passion, elle avait en mains
+la preuve indiscutable des défiances de mon père, comment n'avait-elle
+pas pensé ce que je pensais à l'heure présente?...» Et qui m'assurait
+qu'elle ne l'eût pas pensé? Les soupçons l'avaient dévorée, elle aussi;
+elle avait vécu, elle était morte parmi eux. Seulement elle y avait
+évidemment mêlé ma mère, incapable de lui pardonner les souffrances d'un
+frère qu'elle adorait. Agir contre ma mère, c'était agir contre moi.
+Cela, elle se l'était interdit à jamais. L'eût-elle osé, comment
+fût-elle sortie du domaine des vagues inductions, puisqu'elle ne pouvait
+ni douter, elle non plus, de l'alibi de mon beau-père, ni rien savoir de
+l'existence actuelle d'Édouard Termonde?... Non, que je fusse le premier
+à expliquer l'assassinat de mon père comme je faisais, cela prouvait
+uniquement que je possédais des données nouvelles sur les alentours du
+crime, et non pas que les hypothèses fondées sur ces données fussent
+insensées.
+
+D'autres objections se présentaient. Si mon beau-père avait employé son
+frère à cette besogne d'assassinat, comment avait-il révélé à sa femme
+l'existence de ce frère? La réponse à cette question s'offrait
+d'elle-même. Si le crime avait été commis dans ces conditions de
+complicité, une seule preuve pouvait en demeurer, à savoir les deux ou
+trois lettres écrites par Jacques Termonde à Édouard pour l'appeler en
+Europe et lui tracer son itinéraire. Ces lettres, Édouard les avait
+gardées. C'était par elles qu'il devait tenir son frère et par la menace
+de les livrer à ma mère. Prévenir cette dernière comme mon beau-père
+l'avait fait et dans cette mesure, c'était parer d'avance à cette
+menace, au moins en partie. Si jamais l'ouvrier du meurtre se décidait à
+livrer le commun secret à la veuve de la victime, devenue la femme de
+l'inspirateur de ce meurtre, ce dernier pourrait à tout le moins nier
+l'authenticité des lettres, arguer de la confidence ancienne, montrer,
+dans la dénonciation, l'infamie d'une atroce vengeance compliquée d'un
+faux. Et puis, cette confidence à ma mère n'était-elle pas justifiée par
+une autre raison, précisément si le crime avait été commis de la manière
+que j'imaginais? Ces remords, dont je croyais mon beau-père torturé,
+n'avaient certes pas échappé à l'affection inquiète de sa femme. Elle
+n'avait pas eu de peine à démêler dans l'âme de celui qu'elle aimait, et
+dont elle se savait aimée, la sombre et fixe présence d'une tristesse
+jamais chassée. Que de nuages elle avait dû voir sur ce front, que sa
+présence ne dissipait pas! Que de rêveries mornes dans ces yeux, que sa
+tendresse ne suffisait point à remplir d'un profond, d'un absolu
+bonheur! Qui sait? Elle avait peut-être connu cette jalousie, la pire de
+toutes, celle d'une pensée constante et qu'on ne vous dit pas, d'une
+émotion étrangère et qu'on vous cache. Et il lui avait révélé une
+portion de la vérité, afin de lui épargner, à elle, une certaine sorte
+d'inquiétude, afin de s'épargner à lui-même des questions que sa
+conscience lui rendait intolérables. Il n'y avait donc pas de
+contradiction entre cette demi-confidence faite à ma mère et mon
+hypothèse sur la complicité des deux frères... Je comprenais aussi que,
+dans cette confidence, il n'avait pas pu insister, au delà d'un certain
+point, sur la nécessité du silence à mon égard,--silence qui n'eût
+jamais été rompu sans un hasard d'émotion, sans mon insistance
+attendrie, sans cette arrivée subite d'Édouard Termonde qui avait
+littéralement affolé la pauvre femme... Mais comment expliquer cette
+imprudence d'avoir refusé de l'argent à ce frère aux abois et capable de
+tout oser? De cela encore, j'arrivais à me rendre compte. C'était avant
+la mort de ma tante, à une époque où mon beau-père se jugeait pour
+toujours garanti de mon côté. Il se croyait abrité de la justice par la
+prescription. Il se sentait malade. Quoi de plus naturel que de désirer
+reprendre à tout prix ces papiers qui pouvaient, lui, une fois mort, et
+entre des mains scélérates, devenir un moyen de chantage exercé sur sa
+veuve et déshonorer sa mémoire dans le coeur de cette femme, aimée
+jusqu'au crime? Une négociation pareille ne pouvait être tentée que de
+vive voix. Mon beau-père s'était dit que son frère n'exécuterait pas sa
+menace sans avoir essayé une dernière tentative. Il viendrait à Paris,
+les deux complices se retrouveraient face à face après tant d'années. Ce
+serait une nouvelle offre d'argent à faire, mais la dernière et contre
+la livraison de la seule preuve capable d'éclairer les ténèbres du
+mystère de l'hôtel Impérial. Dans ce calcul, mon beau-père avait omis de
+prévoir que son frère arriverait aussi à l'hôtel du boulevard de
+Latour-Maubourg, qu'on l'introduirait dans le salon devant ma mère, et
+que la secousse trop forte lui donnerait, à lui-même, déjà ébranlé par
+de longues angoisses, une crise de sa maladie du foie. Il y a dans les
+événements une part d'inconnu qui déjoue les habiletés de nos plus
+subtiles prudences. Et quand je songeais que tant de ruse, une si
+continuelle surveillance de soi-même et des autres avaient abouti à ce
+résultat, je sentais de nouveau le passage sur nous tous du souffle de
+la destinée,--à moins que ces hypothèses ne fussent un roman éclos dans
+mon cerveau, envahi par la fièvre et par le désir de vengeance qui me
+consumait!
+
+Réalité ou roman, ces hypothèses se tenaient là, devant moi qui ne
+pouvais pas demeurer sur une ignorance et sur un doute. À l'extrémité
+de ces raisonnements divers, dont les uns appuyaient, les autres
+combattaient la vraisemblance de ma nouvelle explication du sanglant
+mystère, je rencontrais aussi un fait positif:--à tort ou à raison
+j'avais conçu la possibilité d'un complot dans lequel Édouard Termonde
+aurait servi d'instrument de meurtre à son frère. Quand il n'y eût eu
+qu'une chance, une seule contre un millier, pour que mon père eût été
+tué de la sorte, je devais suivre cette piste jusqu'au bout, sous peine
+de me mépriser comme le dernier des lâches. Le temps était passé des
+douloureuses rêveries; il fallait agir, et ici, agir, c'était savoir.
+
+Le matin arrivait parmi ces pensées. Ma lampe, qui avait éclairé cette
+veillée funèbre, mêlait sa clarté triste à la pâle lumière de l'aube.
+J'ouvris ma fenêtre, je vis la face livide des hautes maisons dans le
+jour naissant, et je me jurai solennellement, devant ce réveil de la
+vie, que ce jour me verrait commencer de faire ce que je devais, et le
+lendemain continuer, et les autres jours, jusqu'à ce que je pusse me
+dire: «Je suis certain..» J'eus l'énergie de dompter la tempête de
+sensations folles qui s'était déchaînée en moi durant toute la nuit et
+de fixer mon esprit sur ce problème: «Existe-t-il un moyen de vérifier
+si Édouard Termonde et le soi-disant Rochdale de 1864 ne font qu'un?»
+Pour répondre à cette question ainsi posée, je ne pouvais compter que
+sur moi seul, sur les ressources de mon intelligence et de ma volonté
+personnelles. Je dois me rendre ce témoignage que je n'eus pas une
+minute, durant ces cruelles heures, la tentation de me décharger une
+fois pour toutes des difficultés de ma tâche tragique en m'adressant à
+la justice, comme j'aurais fait, si je n'avais pas tenu compte de la
+souffrance de ma mère. Je m'étais dit que jamais elle ne recevrait par
+moi ce coup horrible: apprendre qu'elle avait été, quinze ans durant, la
+femme d'un assassin. Pour qu'elle ignorât toujours ce drame criminel, il
+fallait que la lutte restât circonscrite entre mon beau-père et moi. Et
+cependant, si je le trouve coupable? pensais-je... À cette seule idée
+qui maintenant n'était plus vague et lointaine, qui pouvait devenir une
+vérité indiscutable, aujourd'hui, demain, dans quelques heures, un
+projet terrible se dessinait devant les yeux de mon esprit.--Mais je ne
+voulais pas regarder de ce côté-là; je me répondais: «J'y songerai plus
+tard,» et je me contraignais à porter toutes mes réflexions sur le jour
+actuel. Je reprenais mon problème: «Comment vérifier l'identité
+d'Édouard Termonde et du faux Rochdale?» Arracher ce secret à mon
+beau-père était impossible. Vainement, depuis des mois, j'avais cherché
+le défaut de cette cuirasse de dissimulation contre les mailles de
+laquelle j'avais brisé, non pas un, mais dix, mais vingt poignards.
+J'aurais eu à mon service tous les bourreaux de l'Inquisition que je
+n'aurais pas desserré ces lèvres minces, ni extorqué une confidence à ce
+visage, si douloureux et si impénétrable à la fois. Restait l'autre.
+Mais pour m'attaquer à lui, je devais découvrir, d'abord, sous quel nom
+il était caché à Paris et à quelle adresse. Il n'était pas besoin de
+beaucoup d'imagination pour apercevoir un moyen assuré de cette
+découverte. Il ne suffisait que je me rappelasse les circonstances mêmes
+où j'avais appris l'arrivée d'Édouard Termonde à Paris. Pour une raison
+ou pour une autre,--souvenir d'une sanglante complicité ou crainte d'un
+scandale mondain,--mon beau-père tremblait d'épouvante à la seule idée
+du retour de son frère. Ce frère était revenu. Mon beau-père ferait
+certainement tous ses efforts pour le décider à partir de nouveau. Il le
+reverrait, et pas à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, à cause de
+ma mère et à cause des domestiques. J'avais donc un procédé sûr pour
+savoir la demeure d'Édouard Termonde: je ferais suivre mon beau-père.
+
+De deux choses l'une;--ou bien il donnerait rendez-vous à son frère dans
+quelque endroit désert, ou bien il se transporterait au domicile choisi
+par l'autre. Dans le second cas, je tenais mon renseignement tout de
+suite; dans le premier cas, il suffisait de donner le signalement
+d'Édouard Termonde, tel que je l'avais recueilli de la bouche de ma mère
+et de le faire suivre aussi, au moment même où il rentrerait chez lui au
+sortir de ce rendez-vous. L'espionnage m'a toujours paru quelque chose
+d'infâme, et, même à cette minute, je me rendais compte de l'ignominie
+de ce traquenard tendu à mon beau-père. Mais, quand on se bat, on ne
+choisit pas ses armes. Pour aller au but, que je voyais briller comme un
+phare, j'aurais marché sur tout ce qui n'était pas le chagrin de ma
+mère... «Eh bien! reprenais-je, une fois que je saurai le faux nom
+d'Édouard Termonde et son adresse, que faire?»... Je ne pouvais pas, à
+l'imitation de la police judiciaire, mettre main basse sur sa personne
+et ses papiers, quitte à le relâcher avec force excuses, une fois la
+perquisition finie. Je me souviens d'avoir machiné en pensée vingt plans
+successifs, tous plus ou moins ingénieux et tous rejetés. Je finis par
+m'attacher de nouveau aux faits. À supposer que cet homme eût tué mon
+père, il était impossible que la scène du meurtre ne fût pas demeurée
+dans sa mémoire en traits ineffaçables. Il devait donc avoir souvent
+revu, dans ses mauvaises heures, le visage de ce mort auquel je
+ressemblais tant. Je regardai de nouveau ce visage sur la toile que mon
+beau-père avait à peine osé fixer. Je me souvins de la conversation que
+nous avions eue dans cette même pièce et de ce que je lui avait dit:
+«Croyez-vous que la ressemblance soit suffisante pour que je fasse au
+criminel une impression de spectre?»... Pourquoi ne pas utiliser cette
+ressemblance? Je n'avais qu'à me présenter à Édouard Termonde
+brusquement, et à l'interpeller en même temps de ce nom de Rochdale dont
+les syllabes devaient sonner pour lui comme un glas. Oui, c'était cela:
+entrer dans sa chambre actuelle, comme mon père était entré dans sa
+chambre de l'hôtel Impérial, et le demander par le nom sous lequel mon
+père l'avait demandé, en lui montrant le visage même de sa
+victime.--S'il n'était pas coupable, j'en serais quitte pour m'excuser
+d'avoir frappé à sa porte, comme d'une erreur; s'il était coupable, il
+subirait pendant quelques instants un mouvement de terreur, qui
+équivaudrait à un aveu. Ce serait à moi de m'emparer de cette terreur
+pour lui arracher tout son secret. Quels mobiles pourraient agir sur
+lui? Deux sans plus: la crainte de l'expiation et l'amour de l'argent.
+Il fallait arriver à lui, armé, avec une forte somme, et lui donner le
+choix entre ces deux alternatives: ou bien il me vendrait les quelques
+lettres qui lui avaient permis de tyranniser son frère depuis des
+années, ou bien je le menacerais de lui brûler la cervelle. Et s'il
+refusait de me livrer les lettres? Allons donc... Est-ce qu'un bandit
+comme celui-là pouvait hésiter? Soit, il accepterait le marché. Il me
+donnerait les papiers qui convainquaient mon beau-père d'assassinat,--et
+il s'en irait ainsi, je le laisserais partir comme il était parti de
+l'hôtel Impérial, fumant un cigare et payé de sa trahison envers son
+frère comme il avait été payé de sa trahison envers mon père!... Oui, je
+le laisserais s'en aller ainsi, puisque le tuer de ma main ce serait me
+mettre dans la nécessité de tout dévoiler du crime que je voulais à tout
+prix cacher. «Ah! ma mère! ce que tu m'auras coûté!...» sanglotais-je.
+Et je revenais au portrait du mort et il me semblait que de cette
+bouche, que de ces yeux s'échappait un ordre de ne jamais toucher au
+coeur de celle que ce mort avait tant aimée,--fût-ce pour le venger!--«Je
+t'obéirai,» répondais-je à mon père... et je disais adieu à cette partie
+de ma vengeance.--Cela m'était très cruel; c'était cependant possible.
+Après tout, éprouvais-je de la haine pour le misérable? Il avait frappé,
+c'est vrai, mais comme un instrument servile au bras d'un autre. Ah! cet
+autre, je ne le laisserais pas échapper, celui-là, quand je le
+tiendrais, lui qui avait conçu, médité, machiné, payé l'attentat, lui
+qui m'avait tout volé, depuis la vie de mon père jusqu'à la tendresse de
+ma mère, lui, le réel, l'unique coupable. Oui, je le tiendrais, et
+j'aurais du loisir pour combiner ma vengeance, pour l'exécuter, sans que
+ma mère soupçonnât rien de ce duel d'où je sortirais vainqueur.
+L'ivresse du supplice que je trouverais le moyen d'infliger à cet homme
+exécré m'enivrait à l'avance. J'avais chaud dans le coeur en y songeant.
+Cela me payait de ce long, de ce dur martyre... «À l'action! À
+l'action!...» me dis-je. Je tremblais que tout cet espoir ne fût qu'un
+leurre, qu'Édouard Termonde fût déjà reparti, que mon beau-père eût
+déjà payé son silence... Dès neuf heures j'étais dans une de ces
+abominables agences d'espionnage privé dont passer seulement le seuil
+m'eût paru, la veille encore, une telle honte! À dix heures, je donnais
+au bureau de la Société, où j'avais en dépôt une partie de ma fortune,
+l'ordre de vendre pour cent mille francs de valeurs. Ce jour passa, puis
+un second. Comment je supportai ces heures les unes après les autres, je
+ne sais plus. Ce que je sais bien, c'est que je n'eus pas le courage de
+passer au boulevard de Latour-Maubourg, ni de revoir ma mère. Je
+tremblais qu'elle ne devinât dans mes yeux ma folle espérance et qu'elle
+ne prévînt mon beau-père sans même s'en douter, comme elle m'avait
+prévenu, par une phrase, un mot. Vers midi, le troisième jour, j'appris
+que mon beau-père était sorti le matin même. C'était un mercredi; ce
+jour-là, ma mère se rendait à une oeuvre pieuse dont le siège était dans
+le quartier de Grenelle.--M. Termonde avait changé de fiacre deux fois,
+et il s'était fait conduire au Grand-Hôtel. Il y avait rendu visite à un
+voyageur qui occupait, au second étage, une chambre numérotée 353; ce
+voyageur était inscrit comme arrivant de New-York et sous le nom de
+Stanbury. À midi, je savais ces détails, et, à deux heures, un revolver
+chargé dans ma poche, mon portefeuille garni des cent billets de banque
+qui devaient me servir à l'achat des lettres, décidé à jouer la partie
+jusqu au bout, et à la gagner, je montais l'escalier du Grand-Hôtel...
+Touchais-je à une scène formidable du drame de ma vie, ou bien étais-je
+au moment de me convaincre qu'une fois encore j'avais été dupe de mon
+imagination? Du moins j'aurais fait tout mon devoir.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+J'étais arrivé au second étage. À l'angle d'un long corridor, était
+fixée une plaque sur laquelle je pus lire écrit: «Du numéro 300 au
+numéro 360...» Dans le corridor, un garçon de service passait en
+sifflant. Deux filles riaient dans une espèce d'office ménagé à la
+sortie de l'escalier. Un grand bruit montait de la cour à travers les
+fenêtres ouvertes. Le moment était bien choisi pour l'exécution de mon
+projet. L'homme ne pourrait pas espérer une fuite facile à travers la
+maison ainsi remplie de monde. 345... 350... 351... 353... J'étais
+devant la porte de la chambre où logeait Édouard Termonde. La clef
+était sur la porte; le hasard servait donc mon projet au delà de ce que
+j'eusse osé souhaiter. Ce petit détail témoignait aussi de la sécurité
+où vivait celui que je venais surprendre. Soupçonnait-il seulement mon
+existence? Je m'arrêtai une minute devant cette porte close. Je m'étais
+habillé avec un veston, afin d'avoir mon revolver dans ma poche, bien à
+portée. J'assurai ma main droite sur la crosse, et j'ouvris la porte
+sans frapper.
+
+--Qui est là?... fit la voix d'un homme qui lisait un journal, en
+fumant, couché plutôt qu'assis dans un fauteuil, les pieds posés sur une
+table, le dos tourné à l'entrée; il ne se donna même pas la peine de se
+lever pour voir qui avait ouvert, persuadé sans doute que c'était un
+domestique de l'hôtel. Je ne lui laissai pas le temps de se retourner
+tout à fait.
+
+--Monsieur Rochdale?... demandai-je.
+
+À peine eus-je prononcé ces mots que l'homme fut sur pieds. Il repoussa
+le fauteuil et se réfugia de l'autre côté de la table, me regardant en
+face avec un visage décomposé... Ses yeux s'ouvraient démesurément, tout
+clairs, dans ce visage livide qu'encadrait une barbe jadis blonde,
+aujourd'hui grisonnante. Sa bouche béait, ses jambes flageolaient. Tout
+ce grand et robuste corps venait de subir une de ces secousses
+d'épouvante folle, devant lesquelles toutes les puissances de la vie
+sont comme paralysées. Il avait seulement jeté un cri dans sa terreur:
+«Cornélis!...»
+
+Cette preuve que je poursuivais depuis des mois, je la tenais donc
+enfin! À cette seconde, je sentais, moi, tous les ressorts de mon être
+tendu. Oui, j'étais aussi lucide, aussi maître de moi que mon adversaire
+était bouleversé. Il n'avait pas, comme son complice, l'habitude
+quotidienne et réfléchie de la dissimulation. Ce nom de Rochdale, cette
+ressemblance effrayante, cette arrivée inattendue... Je ne m'étais pas
+trompé dans mon calcul. J'aperçus, avec cette prodigieuse rapidité de
+pensée dont s'accompagne l'action, qu'il fallait redoubler ce premier
+sursaut de terreur morale par un sursaut de terreur physique... Sinon,
+cet homme allait s'élancer sur moi, dans le mouvement de réaction qui
+suivrait ce saisissement, il me bousculerait, il s'enfuirait comme un
+fou, au risque d'être arrêté dans l'escalier par les gens qui le
+verraient courir, éperdu, et alors... Mais j'avais déjà tiré mon
+revolver de ma poche. J'avais mis en joue le misérable et je lui disais,
+l'appelant par son vrai nom, pour lui prouver que je savais tout de
+lui:
+
+--Monsieur Édouard Termonde, si vous faites un mouvement vers moi, je
+vous tue, comme un assassin que vous êtes, comme vous avez tué mon
+père...
+
+J'ajoutai, lui montrant une chaise au coin de la fenêtre entrebâillée:
+
+--Asseyez-vous!
+
+Il m'obéit machinalement. J'exerçais sur lui, à cet instant, une espèce
+de domination absolue, qui allait cesser, je le sentais, aussitôt qu'il
+reprendrait ses esprits. Mais, quand le reste de l'entretien tournerait
+contre moi, maintenant, est-ce que cela empêchait que je ne fusse maître
+d'une certitude? J'avais voulu savoir si Édouard Termonde et Rochdale ne
+faisaient qu'un seul et même personnage; cela, je le savais. Je venais
+d'en étreindre l'indéniable preuve. Je me devais cependant d'arracher à
+mon ennemi l'autre preuve, celle qui mettrait mon beau-père à ma
+discrétion. C'était une nouvelle phase de la lutte. D'un coup d'oeil je
+fis le tour de la chambre où je me trouvais enfermé avec l'assassin. Sur
+le lit, à ma gauche, une canne plombée, un chapeau et un pardessus; sur
+la table de nuit, un coup de poing en acier et un revolver. À ma
+droite, la commode, avec un couteau-poignard parmi des objets de
+toilette; une malle, à côté de cette commode, contre une porte
+condamnée; une armoire à glace contre une autre porte condamnée aussi,
+le lavabo...,--et lui, acculé, sous le coup de mon arme braquée, entre
+la table et la fenêtre. Il ne pouvait ni s'échapper, ni atteindre aucun
+moyen de défense sans engager avec moi une lutte corps à corps. Mais il
+devrait essuyer mon feu d'abord, et puis, s'il était grand et robuste,
+je n'étais, moi, ni petit ni faible. J'avais vingt-cinq ans. Il en avait
+cinquante. Toutes les forces morales étaient pour moi. Je devais
+vaincre.
+
+--Maintenant, lui dis-je en m'asseyant moi-même et sans cesser de le
+tenir en joue, causons...
+
+--Qu'est-ce que vous voulez de moi? répliqua-t-il brutalement.
+
+Sa voix était sourde à la fois et rauque. Le sang était remonté à ses
+joues, ses yeux brillaient, ces yeux si pareils à ceux de son frère.
+C'était l'animal qui revient à lui après avoir subi un effroyable
+danger, comme stupéfait de se retrouver encore vivant.
+
+--Allons, ajouta-t-il en fermant les poings, je suis pris... Tirez-moi
+dessus et que ce soit fini...
+
+Et comme je ne répondais rien et que je continuais de le tenir ainsi,
+sous la menace de mon pistolet:
+
+--Ah! s'écria-t-il, je comprends; c'est cette canaille de Jacques qui
+m'a vendu à vous pour se débarrasser de moi... Il y a prescription... Il
+se croit en sûreté, lui. Mais est-ce qu'il vous a dit aussi qu'il en
+était, lui, l'honnête homme, que j'en ai la preuve?... Ah! il croit que
+je vais vous laisser me tuer comme cela, sans parler?... Non pas, je
+vais crier, on nous arrêtera, et l'on saura tout...
+
+La fureur le gagnait. Il allait appeler: «Au secours!...» Le pire était
+que la colère me saisissait moi-même... C'était lui, de cette même main
+que je voyais errer sur la table, forte, velue, cherchant un objet à me
+jeter, oui, c'était lui qui avait tué mon père... Un degré d'émotion de
+plus, et j'étais perdu, je lui logeais une balle dans le corps, je
+voyais son sang couler... Que cela m'eût fait de bien! Mais non. J'avais
+sacrifié cette vengeance-là. En une seconde, je me vis arrêté, obligé
+d'expliquer tout, et la douleur réservée à ma mère. Heureusement pour
+moi, il eut, lui aussi, un passage de réflexion. La première idée qui
+avait dû lui venir à l'esprit était que son frère l'avait trahi, en ne
+disant que la moitié de la vérité, afin de le livrer à ma vengeance. La
+seconde fut sans doute que, pour un fils qui vient venger son père mort,
+je paraissais peu décidé à en finir tout de suite. Il y eut un court
+silence entre nous, qui me permit de reconquérir toute ma tête, et de
+lui dire:--«Vous vous trompez, Monsieur», avec un calme qui fit naître
+une stupeur nouvelle dans ses yeux. Il me regarda, puis je le vis fermer
+les paupières en plissant le front. Ma ressemblance avec mon père lui
+était insupportable, je le sentais.
+
+--Oui, vous vous trompez,--continuai-je posément et pour amener ce
+terrible entretien sur le ton d'une conversation d'affaires--je ne suis
+venu, ni pour vous faire arrêter, ni pour vous tuer... À moins,
+ajoutai-je, que vous ne m'y obligiez vous-même, comme j'ai craint que
+vous ne fissiez tout à l'heure... Je suis venu vous proposer un marché,
+mais c'est à la condition que vous m'écouterez, comme je vous parle,
+avec sang-froid...
+
+Nous nous tûmes de nouveau l'un et l'autre. Un bruit de voix et de pas
+se faisait entendre dans le couloir, presque contre la porte, et des
+éclats de rire. C'en était assez pour me rappeler à moi la nécessité de
+me dominer, et à lui qu'il jouait une partie dangereuse. Une détonation
+d'arme, un cri, et quelqu'un entrait dans cette chambre, placée comme
+elle était, contre le corridor. Édouard Termonde m'avait écouté avec une
+attention extrême. Un éclair d'espérance avait passé sur son visage,
+puis une singulière expression de défiance.
+
+--Faites vos conditions, dit-il d'une voix sourde encore, mais apaisée.
+
+--Si j'avais voulu vous tuer, repris-je en insistant, afin de mieux le
+convaincre de ma bonne foi par l'évidence... vous seriez déjà mort,--et
+je levai mon arme.--Si j'avais voulu vous faire arrêter, je ne me serais
+pas donné la peine d'entrer moi-même, deux agents de police auraient
+suffi, car vous n'oubliez pas que vous êtes déserteur et toujours sous
+le coup de la loi.
+
+--Juste, répliqua-t-il simplement.
+
+Puis il ajouta, suivant un raisonnement intérieur qui avait son
+importance capitale pour l'issue de notre entretien:
+
+--Si ce n'est pas Jacques, qui m'a vendu?
+
+--Je vous tenais à ma disposition, continuai-je sans relever sa phrase,
+et je n'en ai pas usé... J'avais donc une raison puissante pour vous
+épargner hier, avant-hier, ce matin, tout à l'heure... maintenant... Et
+il dépend de vous que je vous épargne tout à fait...
+
+--Et vous voulez que je vous croie, répondit-il, en montrant du doigt
+mon revolver que je continuais à tenir dans ma main, mais sans plus le
+braquer sur lui. Non, non... fit-il; et il ajouta, employant un terme
+énergique où réapparaissait le sous-officier qu'il avait été:--Je ne
+coupe pas dans ces ponts-là...
+
+--Écoutez-moi, répliquai-je sur un ton d'extrême mépris. Cette raison
+puissante que j'ai de ne pas vous abattre comme un chien enragé, je vais
+vous la dire... Je ne veux pas que ma mère sache jamais quel homme elle
+a épousé dans votre frère... Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis
+décidé à vous laisser aller?... si vous vous y prêtez toutefois? Car
+même l'idée de ma mère ne m'arrêterait pas, si vous me poussiez à bout.
+J'ajouterai, pour votre gouverne, que la prescription, par laquelle vous
+vous croyez couvert au sujet du meurtre de 1864, a été interrompue; vous
+jouez donc votre tête en ce moment... En deux mots, voici ce que je
+vous propose: Depuis une dizaine d'années, vous exercez sur votre frère
+un chantage qui vous a réussi assez bien... Je ne suppose pas que vous
+fassiez vibrer en lui la corde de l'affection fraternelle, n'est-il pas
+vrai?... Quand vous êtes venu d'Amérique pour tenir le personnage de
+Rochdale, il a bien fallu qu'il vous envoyât quelques instructions...
+Ces lettres, vous les avez gardées... Je vous en offre cent mille
+francs.
+
+--Monsieur, me répondit-il,--et rien qu'à son accent je pouvais
+constater qu'il était momentanément redevenu maître de lui,--pourquoi
+voulez-vous que je prenne au sérieux une proposition pareille?... En
+admettant que ces lettres aient été écrites, et que je les ai gardées,
+pourquoi vous livrerais-je un document comme celui-là?... Qui me
+garantirait qu'une fois ces papiers entre les mains, vous ne me feriez
+pas empoigner aussitôt?... Ah! dit-il en me regardant cette fois bien en
+face, vous ne saviez rien?... Ce nom... Cette ressemblance... Idiot que
+je suis, vous m'avez joué...
+
+La fureur empourpra de nouveau son visage; il poussa un juron.
+
+--Tu me le paieras, cria-t-il. Et, à cette seconde où je ne le tenais
+pas au bout du canon de mon arme, il poussa la table sur moi si
+violemment, que j'eusse été renversé si je n'avais fait un bond en
+arrière, mais il avait eu le temps déjà de se jeter sur moi et de me
+prendre à bras-le-corps. Heureusement pour moi, la violence de l'attaque
+avait fait tomber de mes mains mon pistolet, en sorte que je ne pus être
+tenté de m'en servir, et une lutte commença entre nous durant laquelle
+nous ne prononçâmes ni l'un ni l'autre une parole. De son premier élan
+il m'avait jeté à terre, mais j'étais vigoureux, et les étranges
+préoccupations de danger dont ma jeunesse avait été la victime m'avaient
+poussé à développer en moi toutes les énergies et toutes les adresses
+physiques. Je sentais son souffle sur mon visage, sa peau contre ma
+peau, ses muscles sur les miens, l'odeur de son corps. La haine
+décuplait mes forces, et, en même temps, l'angoisse que l'on entendît le
+bruit de notre lutte me donnait le sang-froid qu'il avait perdu. Après
+quelques minutes de cette sauvage étreinte, et, comme il se sentait
+faiblir, il me mordit à l'épaule si cruellement que la douleur m'affola;
+je pus dégager un de mes bras, et je le saisis à la gorge au risque de
+l'étouffer... Je le tenais sous moi maintenant, et je lui frappai la
+tête contre le parquet comme pour la briser. Il demeura une minute sans
+mouvement. Je crus l'avoir tué. Je ramassai mon pistolet qui avait roulé
+jusqu'à la porte, et je revins lui baigner le front avec de l'eau pour
+le faire revenir à lui.
+
+Quand je me vis dans l'armoire à glace de la chambre, le collet de mon
+veston déchiré, la figure meurtrie, la cravate en lambeaux, je fus pris
+d'un frisson comme si j'avais eu là devant moi le spectre d'un autre
+André Cornélis. L'ignoble caractère de cette aventure me fit frémir de
+dégoût, mais il ne s'agissait pas de mes délicatesses de gentleman. Mon
+ennemi revenait à lui. Cette fois, j'étais résolu à en finir. J'avais la
+conscience d'avoir fait tout le possible pour tenir mon serment envers
+ma mère. Que la faute retombât sur la destinée... Le misérable s'était
+relevé à demi et il me regardait, le buste en avant. J'allai à lui, et
+je lui posai le canon du revolver presque sur le front.
+
+--Il est encore temps, lui dis-je; je te donne cinq minutes pour te
+décider au marché que je t'ai proposé tout à l'heure: les lettres, et
+cent mille francs avec la liberté, sinon, une balle dans la tête...
+Choisis... J'ai voulu t'épargner à cause de ma mère; mais je ne veux
+pas perdre mes deux vengeances... Si tu bouges, tu es mort... On
+m'arrêtera, on fouillera tes papiers, on trouvera les lettres, on saura
+que j'avais le droit de te casser la tête... Ma mère sera folle de
+douleur... Mais je serai vengé... J'ai dit. Tu as cinq minutes, pas une
+de plus.
+
+Sans doute mon visage exprimait une résolution invincible. L'assassin
+regarda ce visage, puis la pendule. Il voulut faire un geste. Il vit que
+mon doigt allait appuyer sur la gâchette.
+
+--Je me rends, dit-il.
+
+--Relevez-vous, repris-je.
+
+Il m'obéit de nouveau machinalement.
+
+--Où sont les lettres? lui demandai-je.
+
+--Quand vous les aurez, implora-t-il, avec une lâcheté de bête traquée
+sur sa face abjecte, vous me laisserez partir?...
+
+--Je vous le jure, lui dis-je; et, comme je voyais une inquiétude
+suprême dans ses prunelles, j'ajoutai:--Sur le souvenir de mon père...
+Et encore une fois, je demandai:
+
+--Où sont les lettres?...
+
+--Là, dit-il, en me montrant la malle posée dans un coin.
+
+--Voici l'argent, fis-je, en lui jetant le portefeuille qui contenait
+la liasse des billets de banque.
+
+Y a-t-il comme un magnétisme moral dans l'accent de certaines paroles et
+dans certaines expressions de physionomies? Était-ce la nature,
+particulièrement saisissante à cette minute, du serment que je venais de
+prononcer? Ou bien cet homme avait-il eu assez de force d'esprit pour se
+dire que la croyance à ma bonne foi lui offrait seule une chance de
+salut? Quoi qu'il en soit, il n'eut pas un instant d'hésitation; il
+ouvrit la malle cerclée de fer, retira de l'un des casiers une boîte de
+cuir jaune fermée avec une serrure de sûreté, puis, de cette boîte, une
+enveloppe assez grande qu'il me jeta comme je lui avais jeté les billets
+de banque. Moi, de mon côté, je n'eus pas un moment la crainte qu'il ne
+prît une arme dans sa malle, ni qu'il ne m'attaquât, tandis que je
+vérifiais le contenu de l'enveloppe, laquelle renfermait trois lettres
+seulement, timbrées, les deux premières au double timbre de Paris et de
+New York, la troisième à ceux de Paris et de Liverpool, et toutes les
+trois estampillées à la date de janvier ou de février 1864.
+
+--Est-ce tout?... me demanda-t-il.
+
+--Pas encore, répondis-je; il faut que vous vous engagiez à partir ce
+soir par le premier train, sans vous être trouvé avec votre frère, sans
+lui avoir écrit?...
+
+--C'est promis, dit-il, et puis?...
+
+--Quand devait-il revenir vous voir?...
+
+--Samedi, fit-il, et il haussa les épaules... Le marché était conclu. Il
+a voulu attendre, pour me compter l'argent, que ce fût le jour de mon
+départ pour le Havre, afin d'être bien sûr que je ne m'attarderais pas à
+Paris... C'est joué, ajouta-t-il, et maintenant je m'en lave les
+mains...
+
+--Édouard Termonde, dis-je en me levant, rappelez-vous que je vous ai
+fait grâce, mais qu'il ne faudrait pas me tenter une seconde fois en
+vous retrouvant sur mon chemin ou sur celui d'un être que j'aime...
+
+Je fis un geste de menace et je sortis, le laissant assis à la table
+près de la fenêtre. À peine fus-je dans le corridor, que mes nerfs,
+après m'avoir été si étrangement soumis durant la lutte, me trahirent
+tout d'un coup. Mes jambes défaillaient sous moi. J'eus peur de tomber
+là, sur le tapis de ce couloir, et comment rendre compte du désordre de
+mes vêtements? J'eus le courage d'ajuster les débris de ma cravate, de
+relever le col de mon veston pour dissimuler et sa déchirure et l'état
+de ma chemise, d'enlever la poussière de mon chapeau qui avait été tout
+bossué dans la lutte. J'essuyai mon visage avec mon mouchoir, et je
+descendis l'escalier d'un pas que je contraignis à rester paisible.
+L'inspecteur du premier étage se trouvait sans doute occupé à un autre
+bout du corridor. Deux garçons me regardèrent et parurent étonnés de mon
+aspect. Mon bon destin voulut qu'ils ne s'attardassent pas à essayer de
+savoir la cause du visible désordre où je me trouvais... J'étais prêt à
+imaginer la fable d'une fausse agression, mais je sentais que mon
+trouble eût entraîné les plus graves conséquences. Enfin, j'étais dans
+la cour... Je la traversai avec épouvante. Si une personne de ma
+connaissance eût été là?... Je me jetai dans le premier fiacre, je
+donnai mon adresse. J'avais tenu ma parole. J'avais vaincu.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Ces lettres achetées bien cher,--puisque je les avais payées du
+sacrifice d'une de mes deux vengeances,--ces lettres accablantes pour
+mon beau-père, et qui le mettaient à ma discrétion comme elles l'avaient
+mis à la discrétion de son frère, durant des années, qu'en allais-je
+faire? Je commençai de les lire dans le fiacre qui me ramenait avenue
+Montaigne. La première, très longue et très détaillée, rappelait à
+Édouard Termonde ses fautes passées et l'irrémissible détresse de sa
+situation. Cette lettre indiquait ensuite, sans rien préciser, un moyen
+possible de réparer en partie tant de désastres et de reconquérir une
+fortune. La première condition était que le proscrit se soumît
+scrupuleusement aux ordres de son frère. Il devait d'abord annoncer, à
+ceux qu'il fréquentait d'ordinaire, son départ de New-York, passer dans
+un nouveau quartier sous un nouveau nom et y attendre la prochaine
+lettre. Celle-ci était la seconde. Visiblement une réponse d'Édouard
+avait pris place entre les deux, acceptant l'offre de Jacques. Cette
+nouvelle lettre enjoignait au misérable de gagner Liverpool, où d'autres
+instructions l'attendraient. Ces instructions, objet du troisième
+billet, se bornaient à un rendez-vous fixé pour une date toute
+rapprochée, vers dix heures du soir, dans Paris et sur la portion du
+trottoir de la rue de Jussieu qui fait face à la rue Guy-de-la-Brosse. À
+ce moment, ces deux rues, situées entre le vieux jardin des Plantes et
+les bâtiments de l'Entrepôt des vins, sont aussi désertes qu'une place
+abandonnée de province. Du projet conçu par Jacques Termonde et qui
+devait faire la matière de leur premier entretien après tant d'années,
+il n'en était pas plus question dans ce billet que dans les deux autres.
+Mais quand je n'aurais pas eu, moi, l'aveu arraché à la surprise
+épouvantée du faux Rochdale, la concordance des dates entre ce rappel
+clandestin et l'assassinat de mon père constituait seule une preuve
+indéniable. Je les lus et les relus, ces feuilles accusatrices,--comme
+j'avais lu et relu les pages écrites à la même époque par mon
+père--d'abord dans cette voiture de place, puis chez moi, dans la
+solitude de mon appartement. Et l'horrible complot qui m'avait rendu
+orphelin acheva de s'éclairer d'une lumière de plus en plus précise et
+affreuse. Cette rue de Jussieu, où Jacques avait joué auprès d'Édouard
+le rôle d'un sinistre tentateur, je me trouvais par hasard la connaître
+parfaitement. Mon ancien camarade de Versailles, Joseph Dediot, avait
+occupé à deux pas, rue Cuvier, un petit logement, durant les années qui
+avaient suivi notre sortie du collège. Que de fois j'étais venu le
+surprendre l'après-midi ou le matin, pour passer avec lui quelques
+heures et l'emmener dans un de ces restaurants du quai à travers les
+fenêtres desquels nous aimions à regarder l'eau verte de la Seine, le
+travail des mariniers et le défilé des bateaux! Mes pieds avaient foulé
+joyeusement ce pavé sur lequel les deux complices s'étaient promenés
+durant les heures de ce premier rendez-vous du crime... Maintenant je
+les voyais qui allaient et venaient, d'un bec de gaz à l'autre,
+j'entendais le bruit de leurs pas, je discernais l'accent de la voix de
+celui qui devait être mon beau-père. Elle disait, cette voix insinuante
+et passionnée, des paroles dont les conséquences avaient pesé sur toute
+ma vie. Mon père était mort de ces paroles, ma tante aussi, puisque le
+chagrin était à la source de cette maladie du cerveau qui l'avait
+emportée. Moi-même, je n'avais tant souffert durant mon enfance, je ne
+souffrais si cruellement dans cette minute même, qu'à cause des phrases
+prononcées sur ce trottoir... Et je revoyais aussi le visage décomposé
+de l'infâme coquin dont la morsure avait si profondément marqué mon
+épaule gauche que je la remuais avec douleur; je l'apercevais
+maintenant, moi à peine sorti de sa chambre, qui réparait le désordre de
+ses vêtements, bouclait ses malles, pressait sur le timbre pour appeler
+le domestique, demandait sa note, la réglait avec un des billets que je
+lui avait jetés...--et il partait. On chargeait la malle sur la voiture,
+il se faisait conduire en hâte à une gare,--sans doute celle du Nord,
+parce qu'elle est plus près de la frontière. Il prenait le premier
+train, il l'avait pris... Et il s'en allait, et jamais plus je ne le
+tiendrais à ma merci... La fureur m'envahissait de nouveau. Il n'avait
+pas eu le temps de fuir très loin... Si je courais à la préfecture de
+police. Le signalement que je pouvais donner suffirait. On l'arrêterait.
+Je lui avais juré sur le souvenir de mon père que je le laisserais
+partir. Allons donc! Des serments envers un pareil bandit!... On
+l'arrêterait. On _les_ arrêterait.--Et ma mère?... Ma mère?... Pour la
+première fois depuis que le soupçon de funeste vérité me possédait, je
+me révoltai contre son souvenir. À cette minute, et sous le coup de la
+colère dont m'enflammait l'image du meurtrier s'enfuyant, j'osai me
+reprocher comme une faiblesse le mouvement de piété qui m'avait fait
+sacrifier une moitié de ma vengeance au repos de cette mère tant aimée.
+«Et qu'elle souffre, me disais-je avec férocité, qu'elle soit punie de
+n'être pas demeurée fidèle au souvenir du pauvre mort!...» Et puis
+j'avais honte d'un pareil égarement de ma pensée comme d'un crime...
+Avoir vécu quinze ans auprès d'un assassin, portant son nom, partageant
+sa vie! Ah! elle ne supporterait pas cette révélation; je ne
+supporterais pas, moi, le remords de lui avoir révélé une si hideuse
+chose. «Non, reprenais-je, qu'il s'échappe!...» Et, malgré moi, je
+regardais la pendule. Le balancier allait, et à chacun de ces retours,
+les chances de fuite du misérable devenaient plus nombreuses. «Quel
+chemin a-t-il pris? me demandais-je; il doit être parti pour
+l'Angleterre...» Et je me représentais un train dans la nuit, un vaste
+port... La noire houle frissonne sous le paquebot, les voyageurs se
+précipitent sur la passerelle, éclairée par des falots... Un long
+sifflement... L'hélice bat la mer... Le bateau s'ébranle... Encore
+quelques heures et l'homme est à Londres... Il a disparu dans l'immense
+ville... «Ô ma mère!... ma mère!... m'écriais-je en me jetant sur le
+canapé et me tordant de désespoir. Ce que j'aurai fait pour toi!...»
+
+Je me relevai. J'écartai violemment cette image, afin de lui substituer
+celle de l'autre, du frère. Celui-là, du moins, ne pouvait pas
+m'échapper. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, j'avais tout
+le loisir de préparer la mienne,--à mon aise. Celui-là ne s'enfuirait
+pas comme son complice. La réussite même de son crime, son mariage avec
+ma mère faisait de lui mon prisonnier. Je savais où le trouver toujours,
+et toujours j'aurais la liberté de l'aborder, de provoquer entre nous
+deux la scène nécessaire à l'exécution de mon dessein. Quel dessein?
+Mais celui-là même qui m'avait déjà hanté, celui qui d'avance m'avait
+paru la compensation suffisante, si je laissais échapper l'un de mes
+deux ennemis. Brusquement ce dessein se formula devant mon esprit, avec
+la netteté d'une résolution prise, et je m'entendis prononcer à haute
+voix ces paroles: «Je vais le tuer...» Je répétai plusieurs fois: «Je
+vais le tuer, je vais le tuer...» avec une sorte de frénésie, comme
+enivré d'une subite hallucination, qui me montrait le cadavre de cet
+infâme mari de ma mère, rigide,--éteints ces yeux dont j'avais tant subi
+le regard,--muette cette bouche qui avait proposé le marché,--glacé le
+front où avait germé le projet. Il ne bougerait plus jamais ce corps
+dont j'avais détesté tous les mouvements. Cette vision de haine me
+procura quelques secondes d'un étrange délice. «Enfin, enfin, repris-je
+tout haut encore, je vais le tuer...» Et tout de suite l'inévitable
+question se posa:
+
+--Comment?
+
+Ce que j'avais voulu éviter à tout prix, c'était que ma mère fût
+éclairée sur le drame de la mort de mon père; je n'avais pas sacrifié à
+ce respect religieux de ses illusions ma première vengeance, pour
+atteindre la malheureuse femme plus cruellement encore par les
+conséquences de la seconde. Il fallait donc combiner cette seconde
+vengeance, de manière à être bien sûr que j'échapperais moi-même à la
+justice... Je devrais mettre, à tuer mon beau-père, autant de précaution
+que lui autrefois à faire tuer mon père... Tranchons le mot. Il me
+fallait l'assassiner?... L'assassiner, oui, c'est ainsi qu'on appelle
+l'action de tuer un homme sans qu'il se défende,--et les choses se
+passeraient ainsi. Quelque ingénieux que fût le piège où je
+l'attirerais, que je lui versasse du poison goutte par goutte, que je
+l'attendisse au coin d'une rue pour le poignarder, que je lui tirasse un
+coup de pistolet, il n'y avait pas deux façons de nommer cela. Un
+assassinat? Je serais, moi aussi, un assassin... Tout ce que ce terme
+représente de basse infamie s'évoqua tout d'un coup devant ma pensée,
+et, pour la première fois, j'eus peur de la vengeance que j'avais tant
+souhaitée, à laquelle j'avais vécu suspendu depuis mon enfance, comme à
+l'unique, à la suprême réparation de tant de misères. Lorsque je
+constatai cette soudaine défaillance de mon énergie devant l'acte enfin
+possible, je demeurai d'abord comme étonné. Je fermai les yeux pour
+mieux ramasser mon âme sur elle-même, et je dus me dire de nouveau:
+«J'ai peur...» Peur de quoi? Peur d'un mot!... Car ce n'était là qu'un
+mot. Cette vengeance à laquelle j'avais sacrifié même le respect que
+l'on doit à la volonté des mourants,--puisque j'avais manqué au voeu
+exprimé par ma tante dans son agonie,--cette vengeance me trouvait
+soudainement épouvanté, parce que la besogne à faire répugnait, à
+quoi?... «Aux préjugés de ma classe et de mon temps», répondis-je,
+aussitôt que j'eus lucidement aperçu ce brusque arrêt de ma lâcheté.
+«Oui, continuai-je, de ma lâcheté... J'ai peur d'assassiner... Mais si
+je fusse né dans l'Italie du quinzième siècle, hésiterais-je à
+empoisonner le meurtrier de mon père? Hésiterais-je à lui tirer un coup
+de fusil, si j'avais, seulement grandi dans la Corse d'il y a cinquante
+ans? Ne suis-je donc rien qu'un civilisé, un misérable et impuissant
+rêveur, qui voudrait bien agir, mais qui n'ose pas se tacher les mains à
+l'action?...»
+
+Et je me posai le dilemme de ma situation présente, dans toute sa
+netteté impérieuse, absolue, inévitable:--ou bien venger mon père en
+livrant son assassin à la justice des magistrats, puisque le sage M.
+Massol avait eu la prudence d'accomplir les quelques actes interruptifs
+de la prescription, ou bien me faire justice moi-même. Il y avait une
+troisième hypothèse, une seule: épargner le scélérat, souffrir qu'il
+occupât la place de sa victime, au foyer de ma mère, à mon foyer à moi,
+dont il m'avait chassé. À cette idée, la fureur me reprenait. Si le
+civilisé hésitait devant le scrupule, cette hésitation n'empêchait pas
+le sauvage qui sommeille en nous d'éprouver cet appétit du talion qui
+remue, comme la faim et la soif, toute la nature animale de l'homme,
+toute sa chair et tout son sang. «Allons, me dis-je, j'assassinerai mon
+beau-père, puisque c'est le mot propre. Est-ce qu'il a eu peur, lui,
+d'assassiner mon père? Il a tué. Il sera tué. OEil pour oeil, dent pour
+dent, c'est le droit primitif, et le reste est mensonge...»
+
+La nuit était venue tout à fait, à travers ces rêveries. J'étais la
+proie d'une agitation fébrile, qui contrastait singulièrement avec le
+calme dont j'étais rempli si peu d'heures auparavant, lorsque je montais
+les marches de l'escalier du Grand-Hôtel. C'est qu'aussi la situation
+avait bien changé. Alors je me préparais à une lutte, à une espèce de
+duel. J'allais affronter un homme que j'avais à vaincre, l'attaquer en
+face et sans traîtrise, et je n'avais pas tremblé. C'était l'espèce
+d'ignoble hypocrisie qu'il y a dans l'assassinat clandestin qui venait
+de me faire trembler à l'idée de tuer mon beau-père, ainsi, dans les
+ténèbres d'un guet-apens. J'avais dominé ce tremblement une première
+fois. J'appréhendai qu'il ne me ressaisît, et de subir une de ces
+insomnies d'où l'on se lève incapable d'agir avec sang-froid, et déjà je
+me sentais impuissant à supporter l'attente, je voulais agir dès le
+lendemain, exécuter aussitôt le plan auquel je m'arrêterais,--dans les
+vingt-quatre heures, quel qu'il fût. Dès maintenant, je pouvais tromper
+mon trouble nerveux par un commencement de cette action. Pour parer
+d'avance à tout soupçon, ne devais-je pas me montrer à des gens qui
+attesteraient, au besoin, qu'ils m'avaient vu tranquille, insouciant et
+presque gai? Je m'habillai, décidé à dîner dans un endroit où j'étais
+connu, et à user le reste de cette nuit au club. Lorsque je fus dans
+l'avenue des Champs-Élysées, toute fourmillante de voitures et de
+promeneurs, par la tiède soirée de ce jour bleu du mois de mai, j'eus la
+sensation physique d'une douceur de vivre, éparse dans l'air. Le ciel
+frissonnait de l'innombrable palpitation des étoiles. Les jeunes
+feuillages tremblaient sous la caresse d'une brise lente. Des
+guirlandes de lumière annonçaient l'entrée des jardins de plaisir. Je
+passai devant un restaurant qui avait répandu ses tables jusqu'au bord
+de l'allée. Des jeunes gens et des jeunes femmes achevaient de dîner là,
+gaiement. Les cuivres des cafés-concerts m'arrivaient affaiblis par la
+distance, et les voitures roulaient, roulaient toujours, emportant du
+côté du Bois des milliers de baisers et de paroles tendres.
+L'opposition, entre cette fête de printemps à Paris et le tragique de ma
+destinée, me saisit avec trop de force. Qu'avais-je fait au sort pour
+mériter d'être le seul, parmi cette foule, à subir une pareille épreuve?
+Pourquoi un homme s'était-il rencontré sur mon chemin, capable de
+pousser la passion jusqu'au crime, dans un monde où la passion est si
+bénigne, si chétive, si médiocre d'habitude? Il n'y avait peut-être pas,
+dans toute la haute société, quatre personnages assez audacieux pour
+simplement concevoir un projet semblable à celui que Jacques Termonde
+avait exécuté avec une si intrépide logique dans son désir. Et justement
+ce scélérat, d'une effrayante profondeur de sentiment, était mon
+beau-père. Une fois de plus, je sentis passer sur moi ce souffle de
+fatalité qui, souvent déjà, m'avait frappé d'une sorte d'horreur
+mystérieuse. Je me sentis incapable de supporter la vue de la face
+humaine. Je tournai brusquement le dos à la portion bruyante et claire
+des Champs-Élysées, et je montai vers l'Arc-de-Triomphe. Je pris sans
+réfléchir l'avenue du Bois, j'inclinai à droite pour fuir les voitures,
+puis je m'engageai sur des routes presque désertes. Avais-je obéi, sans
+m'en rendre compte, à une de ces réminiscences presque animales, qui
+nous ramènent dans les chemins où nous avons déjà passé? Voici que je
+reconnus, à la clarté de la molle et bleuâtre lune du printemps, la
+place où j'avais marché cet hiver, en compagnie de mon beau-père, lors
+de la première promenade que nous eussions faite au Bois, ensemble.
+C'était le jour où, venu chez moi, sous le prétexte d'une livraison de
+Revue à redemander, je l'avais contraint de regarder en face le portrait
+de sa victime. Je le revis en pensée, qui avançait sous le ciel froid
+d'hiver, sur le même sentier, entre les gazons pauvres, et ses cheveux
+grisonnants; et sa haute taille, prise dans son pardessus. Je me
+rappelai quelle étrange pitié avait serré mon coeur à le regarder ainsi,
+tout triste, tout brisé, comme vaincu. L'évocation de ce souvenir me le
+rendit soudain vivant, comme s'il eût été là encore, à deux pas de moi,
+et cette sensation aiguë de son existence me fit mieux sentir, du même
+coup, toute la signification du mot effrayant et mystérieux:--tuer...
+Tuer?... J'allais le tuer, dans quelques heures peut-être, au plus tard
+dans quelques jours. L'angoisse que j'avais essayé de fuir, en sortant
+de ma maison, et en marchant ainsi, venait de me reprendre, et je me
+posai enfin la question devant laquelle j'avais reculé tout à l'heure:
+«Je vais le tuer, en ai-je le droit?...» Comme les feuillages remuaient
+doucement autour de moi, qui m'étais laissé tomber sur un banc, écrasé
+de souffrance! J'étais dans l'ombre... J'entendis des voix qui
+s'approchaient; deux formes passèrent sur la route, à quelques mètres de
+moi. C'étaient un jeune homme et une jeune femme qui ne me virent pas.
+Ils s'arrêtèrent pour unir leurs lèvres. La lune les baignait de sa
+lumière. Je me mis à fondre en larmes. Je pleurai, pleurai,
+indéfiniment. Ah! j'étais jeune, moi aussi, j'avais dans le coeur un flot
+de tendresse dont j'étouffais, et par cette nuit parfumée, étoilée et
+frissonnante, j'étais là dans un coin d'ombre, farouche, à méditer un
+assassinat!
+
+«Non, me dis-je, une exécution.--Est-ce que mon beau-père a mérité la
+mort?--Oui.--Est-ce que le bourreau qui fait tomber dans le panier la
+tête du condamné, doit s'appeler un assassin?--- Non; eh bien! je serai
+le bourreau, et pas autre chose...» Je me levai de ce banc où j'avais
+versé mes dernières larmes de lâcheté.--C'est ainsi que je qualifiai en
+moi-même, ces chaudes larmes dont je me souviens aujourd'hui, comme
+d'une preuve dernière que je n'étais pas né pour ce que j'ai fait. Je
+repris la route de Paris, et je tendis toutes les forces de mon esprit
+sur ce point unique: «J'ai le droit d'exécuter l'assassin de mon père...
+Quand la société frappe un coupable, au nom de quoi décrète-t-elle que
+ce coupable a mérité la mort? Est-ce qu'elle possède mission d'en haut
+pour cette oeuvre de justice? Elle a simplement reçu délégation de tous
+les membres qui la composent, pour agir en leur nom. C'est leur droit, à
+eux, de se défendre, qui fait son droit, à elle, de punir. Il existe
+comme un contrat tacite, passé entre elle et nous. Si chaque citoyen
+n'avait pas son droit propre de se défendre, la communauté n'aurait pas
+le droit de châtier les criminels, puisque son droit n'est que
+l'addition des droits de tous. Il se trouve que le contrat passé entre
+elle et moi ne peut pas s'exécuter, pour des raisons supérieures. Je
+dénonce le pacte et je reprends mon droit premier... Quel droit? Celui
+de me défendre... N'y a-t-il pas en effet un droit de défense morale,
+comme il y a un droit de défense physique? Mon beau-père a tué mon père,
+et il a épousé ma mère. Il m'a volé les deux plus chères affections de
+ma vie, et il ne serait pas légitime de l'abattre comme un voleur qui
+entre, la nuit, par la fenêtre!...» Je multipliais les arguments. Par
+minute, j'arrivais à faire taire une voix qui parlait en moi, plus fort
+que mon appétit de vengeance et que mes raisonnements, et cette voix
+prononçait les paroles qui avaient été celles de ma tante autrefois: «Il
+faut laisser à Dieu le soin de punir...--À Dieu? répliquais-je, et s'il
+n'y a pas de Dieu? S'il y en a un, que la faute retombe sur lui qui a
+laissé les circonstances se disposer de la sorte...» Je reprenais: «Ce
+sont des images d'enfance qui me reviennent, parce que mon cerveau est
+fatigué d'émotions. C'est mon christianisme qui reparaît, comme chez les
+malades qui tremblent devant l'enfer auquel ils ne croyaient pas, quand
+ils étaient bien portants...» Et puis tous ces scrupules de ma
+conscience me paraissaient de froides et vaines discussions, bonnes
+pour des philosophes ou des confesseurs. Il y avait un fait
+indiscutable, absolu: je ne pouvais pas subir davantage que l'assassin
+de mon père continuât d'être le mari de ma mère.--Il y avait un second
+fait non moins évident: je ne pouvais pas dénoncer cet homme à la
+justice, sans tuer ma mère du coup, ou du moins empoisonner à jamais sa
+vie. Donc, c'était à moi d'être mon propre tribunal, le juge et le
+bourreau dans ma propre cause. Que m'importaient les sophismes pour ou
+contre? Je devais d'abord écouter mon instinct de fils, et cet instinct
+me criait: «Tue!»--Je devais tuer.
+
+Je marchais vite, fixant mon regard intérieur sur cette idée, avec une
+espèce de tragique délice, car je sentais que, du moins, mes
+irrésolutions avaient cessé, et que j'agirais. Tout d'un coup, et comme
+je débouchais sur l'Arc-de-Triomphe, je me rappelai avoir rencontré là,
+pour la dernière fois, un de mes compagnons de Cercle, qui s'était brûlé
+la cervelle le lendemain. Par quel mystère ce souvenir fit-il tout d'un
+coup surgir en moi une série de nouvelles pensées? Je m'arrêtai, le coeur
+battant... Je venais d'entrevoir le salut. Fou que j'avais été, comme
+toujours, et entraîné par une imagination sans discernement! Mon
+beau-père mourrait, je l'avais condamné au nom de mon droit
+imprescriptible de fils vengeur, mais ne pouvais-je pas le contraindre à
+mourir de sa propre main? N'avais-je pas en ma possession de quoi
+l'acculer au suicide? Si j'allais à lui sans plus d'ambages ni de
+sous-entendus, et si je lui disais: «Je tiens la preuve que vous êtes le
+meurtrier de mon père, je vous donne le choix, vous vous tuerez ou je
+vous dénonce à ma mère...» Que me répondrait-il? Lui, qui aimait sa
+femme avec cette idolâtrie partagée dont j'avais tant souffert, il
+consentirait à ce qu'elle sût la vérité, à ce qu'elle le considérât
+comme un infâme, un lâche assassin? Non, jamais. Il aimerait mieux
+mourir... Et tout de suite mon coeur, épuisé de sensations douloureuses,
+se précipita vers cette porte d'espérance, subitement ouverte. «J'aurai
+fait mon devoir, me disais-je, et je n'aurai pas de sang sur les
+mains... Ma conscience ne sera pas salie de cette tache...» Et
+j'éprouvai comme un soulagement immense du poids des remords ressentis
+par avance dans mon agonie de tout à l'heure. Je continuai, me traçant
+le tableau de l'avenir, enfin délivré de ce sombre nuage qui avait voilé
+de son deuil le ciel de ma jeunesse: «Il se tuera... Ma mère le
+pleurera... Mais je saurai l'art d'essuyer ses larmes... Son coeur
+saignera, mais sur cette blessure je poserai le baume de ma tendresse...
+Toutes les heures douces que l'assassin nous a volées, nous les vivrons
+ensemble quand il ne sera plus là, quand je pourrai lui montrer, à elle,
+comment je l'aime. Les caresses que je ne lui ai pas données, lorsque
+j'étais enfant, parce que l'autre me glaçait de sa seule présence, je
+les lui donnerai. Les mots que je ne lui ai pas fait entendre, les
+tendres phrases, qui se sont arrêtées sur le bord de mon coeur et de mes
+lèvres, je les prononcerai. Nous quitterons Paris et ces tristes
+souvenirs. Nous nous retirerons dans quelque endroit perdu, bien loin,
+où elle n'aura que moi, où je n'aurai qu'elle... Je me consacrerai à sa
+vieillesse. Qu'ai-je besoin d'autres amours, d'une autre famille...? La
+souffrance attendrit l'âme. Cette souffrance la fera m'aimer davantage.
+Ah! que nous serons heureux...!» Des larmes, de nouveau, me vinrent, qui
+se séchèrent sur mes joues,--comme elles avaient jailli,--sous le coup
+de la brusque apparition d'une pensée. La voix intérieure venait de
+reprendre: «Et si le misérable refuse de se tuer?...» Oui, s'il allait
+ne pas me croire, quand je le menacerais de le dénoncer? Ne m'avait-il
+pas vu, depuis des mois, me faire son complice dans les soins qu'il
+prenait d'entretenir l'aveuglement de ma mère? Ne savait-il pas combien
+je l'aimais, cette mère, lui qui avait été jaloux de mon affection de
+fils, comme j'étais jaloux de sa tendresse de mari? Ne me répondrait-il
+pas: «Dénonce-moi...» sûr a l'avance que je ne voudrais pas porter ce
+coup à la pauvre femme...? «Allons donc, répondais-je à ces objections;
+jusqu'ici je soupçonnais; aujourd'hui je sais. Il ne doutera pas que
+cette évidence ne me rende capable de tout oser... Et puis, s'il refuse,
+j'aurai tenté l'impossible pour éviter le meurtre... Que la destinée
+s'accomplisse!...»
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Il était quatre heures de l'après-midi, le lendemain, lorsque je me
+présentai à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je savais que,
+selon toute probabilité, ma mère serait sortie pour quelques visites. Je
+pensais aussi que mon beau-père ne se serait pas senti mieux à la suite
+de la course matinale qu'il avait faite la veille, jusqu'au Grand-Hôtel.
+J'espérais donc le trouver au logis, peut-être couché. Ma mère, en
+effet, n'était pas là, et il était, lui, resté à la maison. Il se tenait
+dans ce cabinet de travail au plafond revêtu de sombres voussures de
+bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille-morte et
+d'or, où nous avions eu notre première explication. Celle que je venais
+provoquer était d'une autre importance, et cependant j'étais moins ému
+cette fois-ci que l'autre. La certitude enfin possédée me procurait un
+calme singulier, au point que je me souviens d'avoir pu causer une
+minute avec le valet de pied qui m'introduisait et qui avait un enfant
+malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la première fois, à
+travers une des fenêtres de l'escalier, un long et fumeux tuyau d'usine
+dressé, depuis cet hiver sans doute, par delà le petit jardin. La
+liberté de mon esprit était donc intacte--il faut bien que je le
+reconnaisse pour être sincère jusqu'au bout--à la minute où je pénétrai
+dans la vaste pièce. J'aperçus aussitôt mon beau-père qui, plongé dans
+un grand fauteuil au coin de la cheminée dont la trappe était baissée,
+coupait les pages d'un livre nouveau, avec un poignard à lame large,
+courte et forte. Il avait rapporté ce couteau d'Espagne, comme beaucoup
+d'autres armes qui traînaient un peu partout dans les diverses pièces où
+il habitait. Je comprenais maintenant à quel ordre d'idées se rattachait
+cette singulière manie. Il était habillé comme pour sortir, mais le
+caractère altéré de sa physionomie témoignait de l'intensité de la crise
+qu'il avait subie et qui pesait encore sur tout son être. Probablement
+mon visage, à moi, exprimait une résolution extraordinaire, car je
+reconnus à ses yeux, dès que nos regards se furent rencontrés, qu'il
+venait de lire jusqu'au fond de ma pensée. Il me dit néanmoins un:
+«C'est toi, André, comme tu es aimable d'être venu...» qui me prouva,
+une fois de plus, le degré de son empire sur lui-même, et il me tendit
+une main que je ne pris pas. Cet étrange refus opposé à son geste
+d'accueil, le silence que je gardai pendant les premières minutes, la
+contraction de mes traits sans doute et mes yeux menaçants, achevèrent
+de l'éclairer sur la disposition d'esprit dans laquelle je venais à lui.
+Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la
+chambre, et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se
+servir. Il se leva, s'adossa au marbre de la cheminée, et, croisant les
+bras, me regarda de cet air altier qu'il savait prendre, et dont il
+m'avait humilié tant de fois, durant toute ma jeunesse. Je fus le
+premier à rompre le silence; je lui dis, répondant à sa phrase gracieuse
+sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face:
+
+--Le temps des mensonges est passé... Vous avez deviné que je sais
+tout?...
+
+Il fronça le sourcil comme cela lui arrivait quand il était en proie à
+une colère qu'il lui fallait dompter; ses yeux soutinrent les miens avec
+une invincible fierté.
+
+--Je ne te comprends pas..., me répondit-il simplement.
+
+--Vous ne me comprenez pas?... répliquai-je, soit; je vais éclaircir vos
+idées... Ma voix tremblait en prononçant ces mots, car mon sang-froid
+commençait de s'en aller. La veille et dans ma conversation avec le
+frère, j'avais pu voir à plein l'infâme bassesse d'un drôle et d'un
+lâche. Tout au contraire, mon ennemi d'à présent, plus scélérat que
+l'autre cependant, trouvait le moyen de garder une espèce de supériorité
+morale, même à cette heure terrible où il sentait bien que son forfait
+allait se dresser devant lui. Oui, cet homme était un criminel, mais de
+grande race et sans vilenie. L'orgueil allumait toutes ses flammes sur
+ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n'apparaissait point,
+non plus que le repentir. Dans ses yeux, tout semblables à ceux de son
+frère, résidait une résolution farouche. Je sentis qu'il se défendrait
+jusqu'au bout. Il ne se rendrait qu'à l'évidence, et cette force d'âme
+déployée dans un pareil moment avait pour résultat de m'exaspérer. Le
+sang me montait à la tête et mon coeur battait plus vite, tandis que je
+continuais:
+
+--Permettez-moi de reprendre les choses d'un peu haut... En 1864, il y
+avait à Paris un homme qui aimait la femme de son ami le plus intime...
+Quoique cet ami fût bien confiant, bien noble, bien facile à duper, il
+s'aperçut de cet amour, et il commença d'en souffrir. Il devint jaloux,
+quoiqu'il ne doutât point de la pureté du coeur de sa femme... jaloux
+comme on est quand on aime trop... L'homme qui lui portait ainsi ombrage
+s'aperçut de cette jalousie. Il comprit que la maison allait lui être
+fermée. Il savait, lui, de son côté, que la femme dont il était amoureux
+ne s'abaisserait jamais jusqu'à prendre un amant... Et voici le plan
+qu'il osa concevoir: il avait un frère, quelque part, au loin, un infâme
+qui passait pour mort, couvert d'ailleurs des pires hontes, voleur,
+faussaire et déserteur. Il s'avisa que ce frère était un instrument tout
+trouvé pour se débarrasser de l'ami qui gênait sa passion... Il fit
+venir le misérable, secrètement. Il lui donna rendez-vous dans un des
+coins les plus déserts de Paris,--sur le trottoir d'une rue qui touche
+au Jardin des Plantes, et la nuit... Vous voyez que je suis bien
+renseigné... Comment il s'y prit pour déterminer l'ancien voleur à jouer
+le rôle de bravo, il n'est pas difficile de l'imaginer... Quelques mois
+après, le mari était assassiné dans un guet-apens par ce frère qui
+échappait à la justice. L'ami félon épousait celle qu'il aimait, presque
+aussitôt... C'est aujourd'hui un homme du monde, riche, honoré, à qui sa
+pure et sainte femme a voué un culte de tendresse et de respect...
+Commencez-vous à comprendre maintenant?...
+
+--Pas davantage..., répondit-il avec ce même visage impassible.--Il
+avait raison de ne pas faiblir. Ce que je venais de lui dire pouvait
+n'être qu'une tentative pour lui arracher son secret en feignant de tout
+savoir. Déjà, cependant, le détail sur l'endroit où il avait donné le
+premier rendez-vous à son frère l'avait fait tressaillir. C'était à
+cette place qu'il fallait frapper, et vite.
+
+--Le lâche assassin, continuai-je, oui, le lâche, puisqu'il n'avait pas
+osé accomplir son crime lui-même, avait bien calculé toutes les
+circonstances du meurtre... Mais il avait compté sans quelques petits
+accidents, par exemple que son frère garderait les trois lettres reçues,
+les deux premières à New-York, la dernière à Liverpool, et qui
+contenaient les instructions relatives aux étapes de ce voyage
+clandestin. Il n'avait pas compté non plus que le fils de sa victime
+grandirait, deviendrait un homme, concevrait des soupçons sur les causes
+véritables de la mort de son père et arriverait à se procurer la preuve
+accablante du ténébreux complot... Allons, à bas les masques! ajoutai-je
+brutalement; Monsieur Jacques Termonde, c'est vous qui avez fait tuer
+mon malheureux père par votre frère Édouard... J'ai entre mes mains les
+lettres que vous lui avez écrites en janvier 1864 pour le faire venir en
+Europe sous le faux nom d'abord de Rochester, puis de Rochdale... Ce
+n'est pas la peine de jouer l'indigné ou l'étonné avec moi... La comédie
+est finie...
+
+Il était devenu affreusement pâle. Ses bras cependant restaient croisés
+et son audacieux regard ne faiblissait pas. Il fit une dernière
+tentative pour parer le coup droit que je venais de lui porter, et il
+eut l'énergie de me dire:
+
+--Combien ce misérable Édouard t'a-t-il demandé d'argent pour te vendre
+ce faux, fabriqué par lui afin de se venger de mes refus d'argent?...
+
+--Taisez-vous donc, lui dis-je plus brutalement encore, c'est à moi que
+vous osez parler ainsi, à moi!... Mais est-ce que j'avais besoin de ces
+lettres pour tout apprendre? Est-ce que depuis des semaines nous ne
+savons pas tous deux, moi que vous avez commis le crime, et vous que
+j'ai deviné que vous l'avez commis?... Ce qui me manquait, c'était la
+preuve écrite, indiscutable, indéniable, celle que l'on peut livrer à un
+magistrat... Des refus d'argent?... Mais vous alliez lui en donner, de
+l'argent, à votre frère; seulement vous vous êtes défié. Vous avez voulu
+attendre le jour de son départ... Vous ne soupçonniez pas que je fusse
+sur cette piste... Voulez-vous que je vous dise quand vous l'avez vu
+pour la dernière fois?... Hier, vous êtes sorti à dix heures du matin,
+vous avez changé de fiacre une première fois place de la Concorde, une
+seconde fois au Palais-Royal... Vous êtes allé au Grand-Hôtel... Vous
+avez demandé si M. Stanbury était dans sa chambre. Et quelques heures
+après, j'y étais, moi, dans cette même chambre. Ah! combien Édouard
+Termonde m'a demandé pour me vendre les lettres?... Mais je les lui ai
+arrachées, le pistolet au poing, après une lutte où j'ai failli être
+tué... Vous voyez bien que vous ne pouvez plus me tromper, et que ce
+n'est plus la peine de nier...
+
+Je crus qu'il allait tomber mort devant moi. Son visage se décomposait à
+mesure que j'allais, j'allais, accumulant les faits précis, traquant son
+mensonge comme on traque une bête sauvage et lui prouvant que son frère
+s'était défendu, à sa manière, comme il se défendait lui-même. Il prit
+sa tête dans ses mains, tandis que j'achevais de parler, afin de
+comprimer les affolantes pensées qui l'envahissaient; puis, me regardant
+de nouveau, mais cette fois avec des yeux où résidait un infini
+désespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, précisément la phrase
+que m'avait dite son frère, mais avec quelle autre visage, quel autre
+accent, quelle autre douleur!
+
+--Cette heure aussi devait venir... Que voulez-vous de moi,
+maintenant?...
+
+--Que vous vous fassiez justice, répondis-je... Vous avez vingt-quatre
+heures devant vous... Si demain, à pareil moment, vous ne vous êtes pas
+tué, je livre les lettres à ma mère...
+
+Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant
+que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui
+n'admettait plus de discussion. J'étais debout, appuyé contre la grande
+table; il s'avança vers moi, avec une espèce de délire dans ses
+prunelles qui cherchaient les miennes.
+
+--Non, s'écria-t-il, non, André, pas encore!... Pitié, André, pitié!...
+Vois, je suis condamné, je n'en ai pas pour six mois à vivre... Ta
+vengeance, tu n'as pas eu besoin de t'en charger... Va, si j'ai commis
+une action terrible, crois-tu que je n'en ai pas été puni?... Mais,
+regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret... C'est fini. Mes jours
+sont comptés. Ce peu qui me reste, ah! laisse-le-moi!... Comprends-le
+bien, je n'ai pas peur de mourir; mais me tuer, m'en aller en léguant
+cette douleur à celle que tu aimes comme moi... C'est vrai que j'ai osé,
+pour la conquérir, un crime atroce; mais, depuis, est-ce qu'il s'est
+écoulé une heure, une minute, réponds, où je n'aie eu pour but son
+bonheur?... Et tu veux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce
+supplice de penser que, pouvant vieillir auprès d'elle, j'ai préféré
+partir, l'abandonner avant le temps?... Non, André, cette dernière
+année, ah! laisse-la-moi!... laisse-la-nous!... Puisque je te dis que je
+suis perdu, que je le sais, que les médecins ne me l'ont pas caché!...
+Dans quelques mois, fixe une date... si la maladie ne m'a pas emporté,
+alors tu reviendras... Mais je serai mort... Elle me pleurera, sans
+l'horreur de cette idée que j'aie devancé mon heure, elle si pieuse! Tu
+seras là pour la consoler, pour l'aimer seul... Pitié pour elle, si ce
+n'est pour moi... Vois, je n'ai plus de fierté avec toi, je te supplie
+en son nom, au nom de son coeur dont tu connais la tendresse... Tu
+l'aimes, je le sais; je l'ai bien deviné, que tu lui cachais tes
+soupçons pour lui épargner une douleur... Je te le dis encore une fois:
+ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec délice pour expier ce
+que j'ai fait; mais elle, André, mais elle, ta mère, et qui n'a jamais,
+jamais nourri une pensée qui ne fût noblesse et pureté, non, ne lui
+impose pas cette torture...
+
+--Des mots, des mots, répondis-je, remué malgré moi jusqu'au fond de
+l'âme par l'explosion de cette souffrance où j'étais bien forcé de
+reconnaître un accent sincère; c'est parce que ma mère est noble et pure
+que je ne veux pas qu'elle soit un jour de plus la femme d'un ignoble
+assassin... Vous vous tuerez, ou elle saura tout...
+
+--Ose-le donc! répliqua-t-il, rendu soudain à l'orgueil naturel de son
+caractère par la férocité de ma réponse, ose-le donc!... Oui, elle est
+ma femme, oui, elle m'aime; va lui parler et l'assassiner toi-même avec
+cette parole... Tu le vois bien... Tu pâlis à cette seule pensée... Je
+t'ai bien laissé vivre, moi, à cause d'elle, et crois-tu que je ne te
+haïsse pas autant que tu me hais?... Je t'ai respecté pourtant, parce
+que tu lui étais cher, et il faudra bien que tu fasses de même avec moi;
+entends-tu, il le faudra bien...
+
+C'était lui qui commandait maintenant, lui qui menaçait. Comme il avait
+lu dans mon âme pour se tenir devant moi dans une attitude semblable!...
+Et la passion se déchaînait en moi, furieuse. J'apercevais la vérité de
+ma situation. Cet homme avait aimé ma mère assez follement pour
+l'acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l'aimait
+assez profondément, après tant d'années, pour ne pas vouloir perdre un
+seul des jours qu'il pouvait encore passer auprès d'elle. Et c'était
+vrai aussi, que je ne trouverais jamais en moi l'énergie de révéler ce
+mystère affreux à la pauvre femme. Je me sentis soudain exalté par la
+colère, au point de perdre tout empire sur ma frénésie intérieure: «Ah!
+m'écriai-je, puisque tu ne veux pas te faire justice toi-même, meurs
+donc tout de suite!...» J'étendis le bras, je saisis le poignard qu'il
+venait de poser sur la table. Il me regarda sans trembler, sans
+reculer, m'offrant sa poitrine pour mieux braver ma rage d'enfant...
+J'étais à sa gauche, ramassé sur moi-même et prêt à bondir. Je le vis
+sourire de mépris, et alors, de toute ma force, je le frappai avec le
+couteau dans la direction du coeur. La lame entra jusqu'à la garde. J'eus
+à peine fait cela, que je reculai, fou de terreur devant ce que je
+venais d'oser. Il jeta un cri. Une angoisse terrible se peignit sur son
+visage, il porta la main droite vers sa blessure comme pour arracher le
+poignard. Il me regarda, paralysé par une insoutenable souffrance. Je
+vis qu'il voulait parler; ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne sortit
+de sa bouche. L'expression d'un suprême effort passa dans ses yeux, il
+se tourna vers la table, il prit une plume qu'il eut encore l'énergie de
+plonger dans l'encrier, il traça deux lignes sur une feuille de papier à
+sa portée, il me regarda encore, ses lèvres remuèrent de nouveau, puis
+il tomba comme une masse.
+
+Je me souviens... Je vois le corps étendu sur le tapis, entre la table
+et la haute cheminée, à deux pas de moi... Je marchai vers lui, je me
+penchai sur son visage... Ses yeux semblaient me poursuivre de leur
+regard, même après la mort... Oui, il était mort. Le médecin qui
+constata le décès expliqua plus tard que le couteau avait traversé
+l'épaisseur du muscle cardiaque, sans pénétrer tout à fait dans la
+cavité gauche du coeur, et que le sang ne s'étant pas épanché tout d'un
+coup, la mort n'avait pas du être instantanée. Moi, je ne peux pas dire
+combien de minutes avait duré l'affreuse crise, je ne sais pas non plus
+combien je restai de temps ainsi, foudroyé par cette pensée: «On va
+venir, et je suis perdu...» Non, ce n'était pas pour moi que je
+tremblais. Que pouvait-on faire à un fils qui, venait de venger son père
+assassiné?... Mais ma mère?... Ces résolutions de la ménager à tout
+prix, ce souci quotidien de son bonheur, mes larmes cachées, mes tendres
+silences, voilà où venait aboutir cette sollicitude de tant de semaines.
+Il faudrait bien maintenant, ou m'expliquer, ou lui laisser croire que
+j'étais, moi, un vulgaire meurtrier... J'étais perdu... Mais si
+j'appelais, si je criais subitement que mon beau-père venait de se tuer
+devant moi?... Est-ce qu'on me croirait, et d'ailleurs ne venait-il pas
+d'écrire lui-même de quoi me convaincre d'assassinat, sur cette feuille
+de papier qui restait là, sur la table?... Allais-je la supprimer, comme
+un bandit, avant de quitter le théâtre d'un crime, détruit tout vestige
+de sa présence?... Je la saisis, cette feuille de papier, grande et
+large, couverte de caractères tracés avec une écriture un peu plus
+grosse que d'ordinaire. Comme elle tremblait dans ma main, tandis que
+j'y lisais ces mots: «Pardon, Marie. Je souffrais trop. J'ai voulu en
+finir...» Et il avait eu là force de signer!... Ainsi, sa dernière
+pensée avait été pour elle. Dans ces courtes minutes, qui s'étaient
+écoulées, entre mon coup de couteau et sa mort, il avait aperçu cette
+terrible chose: que j'allais être arrêté, que je parlerais pour
+expliquer mon acte, que ma mère saurait son crime, à lui, et il m'avait
+sauvé en me forçant aussi de me taire... Mais allais-je profiter de ce
+moyen de salut? Accepterais-je cette épouvantable générosité par
+laquelle cet homme, que j'avais tant détesté, s'acquittait avec moi à
+tout jamais?... Je dois rendre à mon honneur cette justice, que mon
+premier mouvement fut de déchirer ce papier, d'anéantir avec lui
+jusqu'au souvenir de cette dette imposée à ma haine par un atroce et
+sublime dévouement de celui qui avait été l'assassin de mon père. À ce
+moment, j'aperçus devant moi, sur la table, le portrait de ma mère, une
+photographie de sa jeunesse, où elle était représentée en un adorable
+costume de soirée, les bras nus dans des manches de dentelle, des perles
+dans les cheveux, mieux que gaie, heureuse, avec une expression si pure
+de son visage penché... Mon beau-père avait tout sacrifié pour la sauver
+du désespoir d'apprendre la vérité, et elle recevrait par moi le coup
+fatal, et elle saurait en même temps, que l'homme qu'elle aimait avait
+tué son premier mari, puis qu'il avait été tué par son fils!... Je veux
+croire, pour continuer de m'estimer encore, que l'image seule de sa
+douleur me détermina... Je posai de nouveau la feuille de papier sur la
+table, je m'éloignai du cadavre qui gisait sur le tapis, sans lui jeter
+un regard. L'idée de ma fuite du Grand-Hôtel, la veille, me rendit du
+courage. Il fallait essayer une seconde fois de partir sans trembler.
+J'avisai mon chapeau, je sortis de la chambre, j'en refermai la porte
+comme un indifférent. Je traversai le hall. Je descendis l'escalier. Je
+passai devant le valet de pied qui se leva machinalement, puis devant le
+concierge qui me salua. Ces deux domestiques ne m'avaient même pas
+dévisagé. Je rentrai comme j'avais fait la veille, mais dans quelle
+anxiété plus tragique encore!... Étais-je sauvé? Étais-je perdu? Tout
+dépendait de l'instant où l'on entrerait chez mon beau-père. Que ma mère
+fût revenue quelques minutes seulement après mon départ, qu'un autre
+visiteur fût arrivé aussitôt, que le valet de pied fût monté avec
+quelque lettre, je me voyais soupçonné, en dépit de la déclaration
+écrite par M. Termonde,--et je sentais que mon énergie était à bout.
+Non, si j'étais accusé, je ne trouverais pas assez de vigueur morale
+pour me défendre, tant ma lassitude était grande, si grande que je ne
+souffrais même plus. Il ne me restait qu'une force, celle de suivre sur
+la pendule l'allée et la venue du balancier avec la marche des
+aiguilles... Un quart d'heure s'écoula, puis une demi-heure, puis une
+heure. Il y avait une heure et demie que j'étais sorti de la chambre
+fatale quand un coup de sonnette retentit à la porte; je l'entendis à
+travers les murs. Un domestique m'apportait un laconique billet de ma
+mère, griffonné au crayon d'une main affolée et qui m'annonçait que mon
+beau-père venait de se tuer dans une crise de douleur. La pauvre femme
+me conjurait d'accourir aussitôt. Ah! du moins, elle ne saurait jamais
+la vérité!
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Cette confession que je voulais écrire, elle est écrite. À quoi bon y
+ajouter à présent de nouveaux faits? J'espérais soulager mon coeur, et
+voici qu'à repasser en esprit tout le détail de ce drame sinistre, j'ai
+seulement ravivé la mémoire des scènes où je fus acteur, depuis la
+première, celle où je vis mon père étendu, rigide, sur son lit, au pied
+duquel pleurait ma mère, jusqu'à la dernière, celle où j'ai franchi le
+seuil d'une chambre dans laquelle la malheureuse femme pleurait aussi,
+agenouillée,--et sur le lit il y avait un cadavre encore, et elle se
+leva comme autrefois, et elle jeta le même cri désespéré: «Mon André...
+Mon fils...» Et j'ai dû répondre à ses questions, j'ai dû lui raconter
+une fausse causerie avec mon beau-père, lui dire que je l'avais laissé
+un peu triste, mais sans que rien pût annoncer une funeste résolution.
+J'ai dû faire les démarches nécessaires pour que ce prétendu suicide
+restât ignoré. J'ai dû voir le commissaire, le médecin des morts. J'ai
+dû présider aux funérailles, recevoir les invités, conduire le deuil. Et
+toujours, toujours, je le revoyais debout devant moi, le couteau dans la
+poitrine, écrivant ces lignes qui m'avaient sauvé, me regardant, et
+remuant les lèvres... Ah! va-t'en! va-t'en! fantôme abhorré! Oui! je
+l'ai fait; oui! je t'ai tué; oui! c'était juste. Tu le sais bien que
+c'était juste. Pourquoi es-tu là encore maintenant? Ah! je veux vivre,
+je veux oublier. Si seulement je pouvais ne plus penser à toi, un jour,
+rien qu'un jour, respirer, marcher, voir le ciel sans que ton image
+revienne hanter ma pauvre tête que l'hallucination envahit, qui se
+trouble?... Mon Dieu! ayez pitié de moi. Je n'ai pas demandé ce sort.
+C'est vous qui me l'avez donné. Pourquoi m'en punissez-vous? Pitié, mon
+Dieu. _Miserere mei, Domine..._
+
+Folles prières! Est-ce qu'il y a un Dieu, un bien, un mal, une justice?
+Rien, rien, rien, rien. Il n'y a qu'une destinée impitoyable qui pèse
+sur la race humaine, inique, absurde, distribuant au hasard la douleur
+et la joie. Un Dieu qui dit: «Tu ne tueras point», à celui dont on a tué
+le père? Non, je n'y crois pas. Non, l'enfer fût-il là ouvert, je
+répondrais: «J'ai bien fait,» et je ne me repentirais pas. Je ne me
+repens pas. Mon remords n'est pas d'avoir pris l'arme et d'avoir frappé,
+c'est de lui devoir,--à lui,--cet infâme bienfait, c'est de ne pouvoir,
+à l'heure présente, secouer de moi ce don horrible que j'ai reçu de cet
+homme. Si j'avais détruit ce papier, si j'étais allé me dénoncer, si
+j'avais paru devant les jurés, révélant, proclamant mon acte, je le
+sens, je n'aurais plus de honte, je porterais haut la tête. Quel délice
+si je pouvais crier à tous que je l'ai tué, qu'il a menti, que j'ai
+menti, que c'est moi, moi qui ai pris l'arme et qui l'ai enfoncée!... Et
+cependant je ne devrais pas souffrir d'avoir accepté,--non,--d'avoir
+subi l'affreux bienfait. Est-ce que j'ai agi ainsi par lâcheté? De quoi
+ai-je eu peur? De torturer ma mère. Rien de plus. Pourquoi donc
+éprouvé-je cette intolérable angoisse? Ah! c'est elle, c'est ma mère
+qui, sans le vouloir, me rend de nouveau le mort si vivant, si présent,
+par son désespoir. Enfermée au fond de cet hôtel ou ils ont vécu
+ensemble treize ans, elle n'a pas touché à un seul des meubles; elle
+entoure ce souvenir maudit du même culte pieux que ma tante eut jadis
+pour mon malheureux père. C'est le mort dont je retrouve l'influence
+invincible dans la pâleur de son teint, dans les rides de ses paupières,
+dans les touffes blanchies de ses cheveux. Il me la dispute du fond de
+sa bière, il me la reprend, heure par heure, et je ne peux rien contre
+cet amour. Je voudrais tout lui dire, depuis le crime hideux qu'il avait
+commis jusqu'à l'exécution que j'ai accomplie. C'est moi qu'elle haïrait
+pour l'avoir frappé, lui. Elle vieillira ainsi, et je la verrai le
+pleurer toujours, toujours.--À quoi bon avoir fait ce que j'ai fait,
+puisque je ne l'ai pas tué dans son coeur?...
+
+_Avril-Novembre 1886._
+
+_Achevé d'imprimer_
+
+Le vingt janvier mil huit cent quatre-vingt-sept
+
+PAR
+
+ALPHONSE LEMERRE
+
+25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS
+
+_PARIS_
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Édition in-18
+
+_POÉSIE_
+
+ LA VIE INQUIÈTE, 1 vol. (_épuisé_) 3 f. »
+ EDEL, 1 vol. 3 »
+ LES AVEUX, deuxième édition, 1 vol. 3 »
+
+
+_PROSE_
+
+ ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE. (_Baudelaire_.--_M.
+ Renan_.--_Flaubert_.--_M. Taine_.--_Stendhal_).
+ Sixième édition. 1 vol. 3 50
+
+ NOUVEAUX ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE.
+ (_M. Dumas fils_.--_M. Leconte de Lisle_.--_MM. de
+ Goncourt_.--_Tourguéniev_.--_Amiel_). Sixième édition. 1 vol. 3 50
+
+ L'IRRÉPARABLE. _L'Irréparable_--_Deuxième amour_--_Profils
+ perdus_. Cinquième édition. 1 vol 3 50
+
+ CRUELLE ÉNIGME. Dix-septième édition. 1 vol. 3 50
+
+ UN CRIME D'AMOUR. Dix-septième édition. 1 vol. 3 50
+
+
+Édition elzévirienne
+
+ POÉSIES (1872-1876) _Au bord de la Mer_--_La Vie inquiète Petits Poèmes_.
+ 1 vol. 6 »
+
+ POÉSIES (1876-1882) _Edel_.--_Les Aveux_,
+ 1 vol. 6 »
+
+
+EN PRÉPARATION
+
+ FAUSSE COMME L'EAU (_Roman_).
+ LES NOSTALGIQUES (_Poésies_).
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of André Cornélis, by Paul Bourget
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***
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+The Project Gutenberg EBook of André Cornélis, by Paul Bourget
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: André Cornélis
+
+Author: Paul Bourget
+
+Release Date: November 25, 2007 [EBook #23616]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
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+
+<h3>PAUL BOURGET</h3>
+<p class="c">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+<h1 style="font-size:300%;">ANDR&Eacute; CORN&Eacute;LIS</h1>
+
+<p class="d"><i>Tu ne tueras point.</i><br />
+Ex. <span class="smcap">xx</span>, 13.</p>
+
+<p class="c"><img src="images/001.png" alt="FAC ET SPERA AL. Marque d'imprimeur Alphonse Lemerre" /></p>
+
+<p class="c"><i>PARIS</i></p>
+
+<p class="c">ALPHONSE LEMERRE, &Eacute;DITEUR</p>
+
+<p class="c"><span class="smcap">27-31, passage choiseul, 27-31</span></p>
+
+<p class="c"><span class="smcap">m d ccc lxxxvii</span></p>
+
+<table summary="toc" cellspacing="0" cellpadding="0" style="padding:2%;border:1px solid black;" class="top5">
+<tr><td align="center">
+<a href="#I"><b>Chapitre: I, </b></a>
+<a href="#II"><b>II, </b></a>
+<a href="#III"><b>III, </b></a>
+<a href="#IV"><b>IV, </b></a>
+<a href="#V"><b>V, </b></a>
+<a href="#VI"><b>VI, </b></a>
+<a href="#VII"><b>VII, </b></a>
+<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a>
+<a href="#IX"><b>IX, </b></a>
+<a href="#X"><b>X, </b></a>
+<a href="#XI"><b>XI, </b></a>
+<a href="#XII"><b>XII, </b></a>
+<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a>
+<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a>
+<a href="#XV"><b>XV, </b></a>
+<a href="#XVI"><b>XVI, </b></a>
+<a href="#XVII"><b>XVII, </b></a>
+<a href="#XVIII"><b>XVIII, </b></a>
+<a href="#XIX"><b>XIX</b></a>
+</td></tr>
+</table>
+
+<p class="c top15"><img src="images/002.png" alt="image" /></p>
+
+<h2 class="top5">D&Eacute;DICACE</h2>
+
+
+<p class="c"><span class="smcap">&Agrave; Monsieur Hippolyte Taine</span>,</p>
+
+<p><i>&laquo;L'ouvrage auquel on a le plus r&eacute;fl&eacute;chi doit &ecirc;tre honor&eacute; par le nom de
+l'ami qu'on a le plus respect&eacute;...&raquo; Permettez-moi, mon cher Ma&icirc;tre,
+d'emprunter cette phrase &agrave; la d&eacute;dicace de votre livre</i> De
+l'Intelligence, <i>pour vous offrir celle de mes &eacute;tudes qui, me
+semble-t-il, s'&eacute;loigne le moins de mon r&ecirc;ve d'art:&mdash;un roman d'analyse
+ex&eacute;cut&eacute; avec les donn&eacute;es actuelles de la science de l'esprit. Certes, la
+diff&eacute;rence est grande entre votre vaste trait&eacute; de psychologie et cette
+simple planche d'anatomie morale, quelque conscience que j'aie mise &agrave; en
+graver le minutieux d&eacute;tail. Mais le sentiment de v&eacute;n&eacute;ration qu'exprime
+votre d&eacute;dicace &agrave; l'&eacute;gard du noble et infortun&eacute; Franz W&#339;pke n'&eacute;tait pas
+sup&eacute;rieur &agrave; celui dont vous apporte aujourd'hui un faible t&eacute;moignage
+votre fid&egrave;le</i></p>
+
+<p class="r"><span class="smcap">Paul Bourget.</span></p>
+<p><span style="font-size:70%;">Paris, 7 janvier 1887.</span></p>
+
+
+<p class="c top15"><img src="images/003.png" alt="image" /></p>
+
+<h2 class="top5" style="font-family:signature, sans-serif;letter-spacing:8px;">ANDR&Eacute; CORN&Eacute;LIS</h2>
+
+
+
+<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001Q.png" alt="Q" /></span><span class="smcap">uand</span> j'&eacute;tais enfant, je me confessais. Combien j'ai souhait&eacute; de fois
+&ecirc;tre encore celui qui entrait dans la chapelle vers les cinq heures du
+soir, cette vide et froide chapelle du coll&egrave;ge avec ses murs cr&eacute;pis &agrave; la
+chaux, avec ses bancs num&eacute;rot&eacute;s, son maigre harmonium, sa criarde
+<i>Sainte Famille</i>, sa vo&ucirc;te peinte en bleu et sem&eacute;e d'&eacute;toiles. Un ma&icirc;tre
+nous amenait, dix par dix. Quand arrivait mon tour de m'agenouiller
+dans l'une des deux cases r&eacute;serv&eacute;es aux p&eacute;nitents sur chaque c&ocirc;t&eacute; de
+l'&eacute;troite gu&eacute;rite en bois, mon c&#339;ur battait &agrave; se rompre. J'entendais,
+sans bien distinguer les paroles, la voix de l'aum&ocirc;nier en train de
+questionner le camarade &agrave; la confession duquel succ&egrave;derait la mienne. Ce
+chuchotement me poignait, comme aussi le demi-jour et le silence de la
+chapelle. Ces sensations, jointes &agrave; la honte de mes p&eacute;ch&eacute;s &agrave; dire, me
+rendaient presque insupportable le bruit de la planchette que tirait le
+pr&ecirc;tre. &Agrave; travers la grille, je voyais son regard aigu, son profil si
+arr&ecirc;t&eacute;, quoique le visage f&ucirc;t gras et congestionn&eacute;. Quelle minute
+d'angoisse &agrave; en mourir, mais aussi quelle douceur ensuite! Quelle
+impression de supr&ecirc;me libert&eacute;, d'intime all&eacute;geance, de faute effac&eacute;e, et
+comme d'une belle page blanche offerte &agrave; ma ferveur pour la bien
+remplir! Je suis trop &eacute;tranger aujourd'hui &agrave; cette foi religieuse de mes
+premi&egrave;res ann&eacute;es pour m'imaginer qu'il y e&ucirc;t l&agrave; un ph&eacute;nom&egrave;ne d'ordre
+surnaturel. O&ugrave; gisait donc le principe de d&eacute;livrance qui me rajeunissait
+toute l'&acirc;me? Uniquement dans le fait d'avoir dit mes fautes, jet&eacute; au
+dehors ce poids de la conscience qui nous &eacute;touffe. C'&eacute;tait le coup de
+bistouri qui vide l'abc&egrave;s. H&eacute;las! Je n'ai pas de confessionnal o&ugrave;
+m'agenouiller, plus de pri&egrave;re &agrave; murmurer, plus de Dieu en qui esp&eacute;rer!
+Il faut que je me d&eacute;barrasse pourtant de ces intol&eacute;rables souvenirs. La
+trag&eacute;die intime que j'ai subie p&egrave;se trop lourdement sur ma m&eacute;moire. Et
+pas un ami &agrave; qui parler, pas un &eacute;cho o&ugrave; jeter ma plainte. Certaines
+phrases ne peuvent pas &ecirc;tre prononc&eacute;es, puisqu'elles ne doivent pas
+avoir &eacute;t&eacute; entendues... C'est alors que j'ai con&ccedil;u l'id&eacute;e, afin de
+tromper ma douleur, de me confesser ici, pour moi seul, sur un cahier de
+papier blanc,&mdash;comme je ferais au pr&ecirc;tre. Je jetterai l&agrave; tout le d&eacute;tail
+de cette affreuse histoire, morceau par morceau, comme le souvenir
+viendra. Une fois cette confession finie, je verrai bien si l'angoisse
+est finie aussi. Ah! diminu&eacute;e seulement!... Qu'elle soit moindre! Que je
+puisse aller et venir, avoir ma part de la jeunesse et de la vie! J'ai
+tant souffert et depuis si longtemps, et je l'aime, cette vie, malgr&eacute;
+ces souffrances. Un verre de cette noire drogue, de ce laudanum que j'ai
+dans un flacon, pour les nuits o&ugrave; je ne dors pas, et cette lente torture
+de mes remords cesserait du coup. Mais je ne peux pas, je ne veux pas.
+L'instinct animal de durer s'agite en moi, plus fort que toutes les
+raisons morales d'en finir. Vis donc, malheureux, puisque la nature te
+fait trembler &agrave; l'image de la mort. La nature?... Et c'est aussi que je
+ne veux pas aller encore l&agrave;-bas, dans cet obscur monde o&ugrave; l'on se
+retrouve peut-&ecirc;tre. Non, pas cette &eacute;pouvante-l&agrave;. Je me suis promis de me
+poss&eacute;der, et d&eacute;j&agrave; je me perds. Reprenons. Voici donc mon projet: fixer
+sur ces feuilles cette image de ma destin&eacute;e que je ne regarde qu'avec
+tant de trouble dans le miroir incertain de ma pens&eacute;e. Je br&ucirc;lerai ces
+feuilles quand elles seront couvertes de ma mauvaise &eacute;criture. Mais cela
+aura pris corps et se tiendra devant moi, comme un &ecirc;tre. J'aurai mis de
+la lumi&egrave;re dans ce chaos d'atroces souvenirs qui m'affole. Je saurai o&ugrave;
+j'en suis de mes forces. Ici, dans cet appartement o&ugrave; j'ai pris la
+r&eacute;solution supr&ecirc;me, il m'est trop ais&eacute; de me souvenir. Allons! Au fait!
+Je me donne ma parole de tout &eacute;crire.&mdash;Pauvre c&#339;ur, laisse-moi compter
+tes plaies.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="II" id="II"></a>II</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001M.png" alt="M" /></span><span class="smcap">e</span> souvenir?&mdash;J'ai l'impression d'avoir, durant des ann&eacute;es, gravi un
+calvaire de douleur! Mais quel fut mon premier pas sur ce chemin tout
+mouill&eacute; de taches de sang? Par o&ugrave; prendre cette histoire du lent martyre
+dont je subis aujourd'hui les affres derni&egrave;res? Je ne sais plus.&mdash;Les
+sentiments ressemblent &agrave; ces plages mang&eacute;es de lagunes qui ne laissent
+pas deviner o&ugrave; commence, o&ugrave; finit la mer, vague pays, sables noy&eacute;s
+d'eau, ligne incertaine et changeante d'une c&ocirc;te sans cesse reform&eacute;e et
+d&eacute;form&eacute;e. Cela n'a pas de bornes et pas de contours. On dessine pourtant
+ces contr&eacute;es sur la carte, et nos sentiments aussi, nous les dessinons
+apr&egrave;s coup, par la r&eacute;flexion et avec de l'analyse. Mais la r&eacute;alit&eacute;,
+qu'elle est flottante et mouvante! Comme elle &eacute;chappe &agrave; l'&eacute;treinte!
+&Eacute;nigme des &eacute;nigmes que la minute exacte o&ugrave; une plaie s'ouvre dans le
+c&#339;ur,&mdash;une de ces plaies qui ne se sont pas referm&eacute;es dans le
+mien.&mdash;Afin de tout simplifier et de ne pas sombrer dans cette
+douloureuse torpeur de la r&ecirc;verie qui m'envahit comme un opium,
+attaquons cette histoire par les &eacute;v&eacute;nements. Marquons du moins le fait
+pr&eacute;cis qui fut la cause premi&egrave;re et d&eacute;terminante de tout le reste: cette
+mort de mon p&egrave;re, si tragique et si myst&eacute;rieuse. Essayons de retrouver
+la sorte d'&eacute;motion qui me terrassa, d&egrave;s lors, sans y rien m&ecirc;ler de ce
+que j'ai compris et senti depuis...</p>
+
+<p>J'avais neuf ans. C'&eacute;tait en 1864, au mois de juin, par une br&ucirc;lante et
+claire fin d'apr&egrave;s-midi. Comme d'ordinaire, je travaillais dans ma
+chambre, au retour du lyc&eacute;e Bonaparte, toutes persiennes closes. Nous
+habitions rue Tronchet, aupr&egrave;s de la Madeleine, dans la septi&egrave;me maison
+&agrave; gauche, en venant de l'&eacute;glise. On acc&eacute;dait &agrave; cette petite pi&egrave;ce,
+coquettement meubl&eacute;e et toute bleue, o&ugrave; j'ai pass&eacute; les derni&egrave;res
+journ&eacute;es compl&egrave;tement heureuses de ma vie, par trois marches cir&eacute;es sur
+lesquelles j'ai but&eacute; bien souvent. Tout se pr&eacute;cise: j'&eacute;tais v&ecirc;tu d'un
+grand sarreau noir, et, assis &agrave; ma table, je recopiais les temps d'un
+verbe latin sur une copie r&eacute;gl&eacute;e &agrave; l'avance et divis&eacute;e en plusieurs
+compartiments... J'entendis soudain un grand cri, puis des voix
+affol&eacute;es, puis des pas rapides le long du couloir contre lequel donnait
+la porte de ma chambre. D'instinct, je me pr&eacute;cipitai vers cette porte,
+et, dans le corridor, je me heurtai &agrave; un valet de chambre qui courait,
+tout p&acirc;le, une pile de linge &agrave; la main,&mdash;j'en compris l'usage
+ensuite.&mdash;Je n'eus pas &agrave; questionner cet homme. Il m'eut &agrave; peine vu
+qu'il s'&eacute;cria comme malgr&eacute; lui:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Monsieur Andr&eacute;, quel affreux malheur!...</p>
+
+<p>Puis, &eacute;pouvant&eacute; de ses paroles et reprenant son esprit:</p>
+
+<p>&mdash;Rentrez dans votre chambre, rentrez vite...</p>
+
+<p>Avant que j'eusse pu r&eacute;pondre, il me saisissait dans ses bras, me jetait
+plut&ocirc;t qu'il ne me d&eacute;posait sur les marches de mon escalier, refermait
+la porte &agrave; double tour, et je l'entendais s'&eacute;loigner en toute h&acirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Non, m'&eacute;criai-je en me pr&eacute;cipitant sur la porte; dites-moi tout, je
+veux tout savoir...</p>
+
+<p>Pas de r&eacute;ponse. Je pesai sur la serrure, je frappai le battant de mes
+poings, je m'arcboutai contre le bois avec mon &eacute;paule. Vaines col&egrave;res!
+Et, m'asseyant sur la seconde marche, j'&eacute;coutai, fou d'inqui&eacute;tude, aller
+et venir dans le couloir les gens qui savaient, eux, &laquo;l'affreux
+malheur&raquo;,&mdash;mais que savaient-ils? Tout enfant que je fusse, je me
+rendais compte de la terrible signification que le cri du domestique
+portait avec lui, dans les circonstances actuelles. Il y avait deux
+jours que mon p&egrave;re &eacute;tait sorti, suivant son habitude, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner,
+pour se rendre &agrave; son cabinet d'affaires, install&eacute; depuis quatre ans rue
+de la Victoire. Il avait &eacute;t&eacute; soucieux durant le repas, mais, depuis des
+mois, son humeur, si gaie jadis, s'&eacute;tait assombrie. Au moment de cette
+sortie, nous &eacute;tions &agrave; table, ma m&egrave;re, moi-m&ecirc;me et un des familiers de
+notre maison, un M. Jacques Termonde, que mon p&egrave;re avait connu &agrave; l'&Eacute;cole
+de Droit. Mon p&egrave;re s'&eacute;tait lev&eacute; avant la fin du repas, apr&egrave;s avoir
+regard&eacute; la pendule et demand&eacute; l'heure exacte.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Corn&eacute;lis, vous &ecirc;tes si press&eacute;? avait dit Termonde.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, avait r&eacute;pondu mon p&egrave;re, j'ai rendez-vous avec un client qui se
+trouve souffrant... un &eacute;tranger... Je dois passer &agrave; son h&ocirc;tel pour y
+prendre des pi&egrave;ces importantes... Un singulier homme et que je ne suis
+pas f&acirc;ch&eacute; de voir de plus pr&egrave;s... J'ai fait pour lui quelques d&eacute;marches,
+et je suis presque tent&eacute; de les regretter.</p>
+
+<p>Et depuis lors, aucune nouvelle. Le soir de ce jour, quand le d&icirc;ner,
+recul&eacute; de quart d'heure en quart d'heure, eut eu lieu sans que mon p&egrave;re
+rentr&acirc;t, lui, si m&eacute;ticuleux, si ponctuel, ma m&egrave;re commen&ccedil;a de montrer
+une inqui&eacute;tude qui ne fit que grandir, et qu'elle put d'autant moins me
+cacher que les derni&egrave;res phrases de l'absent vibraient encore dans mes
+oreilles. C'&eacute;tait chose si rare qu'il parl&acirc;t ainsi de ses occupations!
+La nuit passa, puis une matin&eacute;e, puis une apr&egrave;s-midi. La soir&eacute;e revint.
+Ma m&egrave;re et moi, nous nous retrouv&acirc;mes en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, assis &agrave; la table
+carr&eacute;e o&ugrave; le couvert, tout dress&eacute; devant la chaise vide, donnait comme
+un corps &agrave; notre &eacute;pouvante. M. Jacques Termonde, qu'elle avait pr&eacute;venu
+par une lettre, &eacute;tait arriv&eacute; apr&egrave;s le repas. On m'avait renvoy&eacute; tout de
+suite, mais non sans que j'eusse eu le temps de remarquer
+l'extraordinaire &eacute;clat des yeux de cet homme,&mdash;des yeux bleus qui
+d'habitude luisaient froidement dans ce visage fin, encadr&eacute; de cheveux
+blonds et d'une barbe presque p&acirc;le. Les enfants ramassent ainsi de menus
+d&eacute;tails, aussit&ocirc;t effac&eacute;s, mais qui r&eacute;apparaissent plus tard, au
+contact de la vie, comme certaines encres invisibles se montrent sur le
+papier &agrave; l'approche du feu. Tandis que j'insistais pour rester,
+machinalement j'observai avec quelle agitation ses belles mains, qu'il
+tenait derri&egrave;re son dos, tournaient et retournaient une canne de jonc,
+objet de mes plus secr&egrave;tes envies. Si je n'avais pas tant admir&eacute; cette
+canne, et le combat de centaures, travail de la Renaissance, qui se
+tordait sur le pommeau d'argent, ce signe d'extr&ecirc;me trouble m'e&ucirc;t
+&eacute;chapp&eacute;. Mais comment M. Termonde n'e&ucirc;t-il pas &eacute;t&eacute; saisi de la
+disparition de son meilleur ami? Sa voix cependant &eacute;tait calme, cette
+voix si douce qui veloutait chacune de ses phrases, et il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Demain, je ferai toutes les recherches, si Corn&eacute;lis n'est pas
+revenu... mais il reviendra... Tout s'expliquera apr&egrave;s coup... Qu'il
+soit parti pour l'affaire dont il vous parlait, confiant une lettre &agrave; un
+commissionnaire, et que cette lettre n'ait pas &eacute;t&eacute; remise....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! disait ma m&egrave;re, vous croyez que c'est possible?...</p>
+
+<p>Que j'ai souvent &eacute;voqu&eacute; ce dialogue dans mes mauvaises heures, et revu
+la pi&egrave;ce o&ugrave; il se pronon&ccedil;ait,&mdash;un &eacute;troit salon qu'affectionnait ma
+m&egrave;re, tout garni d'&eacute;toffes &agrave; longues raies rouges et blanches, jaunes et
+noires, que mon p&egrave;re avait rapport&eacute;es d'un voyage au Maroc, et je la
+revoyais, elle aussi, ma m&egrave;re, avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns,
+sa bouche tremblante. Elle &eacute;tait blanche comme la robe d'&eacute;t&eacute; qu'elle
+portait ce soir-l&agrave;. M. Termonde &eacute;tait, lui, en redingote ajust&eacute;e,
+&eacute;l&eacute;gant et svelte. Que cela me fait sourire lorsqu'on parle des
+pressentiments! Je m'en allai tout rassur&eacute; de ce qu'il avait dit. Je
+l'admirais d'une mani&egrave;re si enfantine, et, jusque-l&agrave;, il ne repr&eacute;sentait
+pour moi que des g&acirc;teries. J'avais donc assist&eacute; aux deux classes du
+lyc&eacute;e, le c&#339;ur sinon tranquille, au moins plus apais&eacute;... Mais, tandis
+que j'&eacute;tais assis sur les marches de mon petit escalier, toutes mes
+inqui&eacute;tudes avaient recommenc&eacute;. De temps &agrave; autre, je frappais de nouveau
+sur la porte, j'appelais. On ne me r&eacute;pondait pas, jusqu'au moment o&ugrave; la
+bonne qui m'avait &eacute;lev&eacute; entra dans ma chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon p&egrave;re? m'&eacute;criais-je, o&ugrave; est mon p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre! pauvre!... fit la vieille femme en me prenant dans ses bras.</p>
+
+<p>On l'avait charg&eacute;e de m'annoncer l'atroce nouvelle. Les forces lui
+manquaient. Je m'&eacute;chappai d'elle et courus dans le couloir. J'enfilai
+deux pi&egrave;ces vides et j'arrivai dans la chambre &agrave; coucher de mon p&egrave;re,
+avant qu'on p&ucirc;t m'arr&ecirc;ter. Ah! sur le lit, ce corps dont le drap moulait
+la rigidit&eacute;, sur l'oreiller cette face exsangue, immobile, avec ses yeux
+fixes et grands ouverts, comme de quelqu'un &agrave; qui l'on n'a pas ferm&eacute; les
+paupi&egrave;res, cette mentonni&egrave;re blanche et cette serviette autour du front,
+et, au pied, agenouill&eacute;e, &eacute;cras&eacute;e de douleur, une femme encore v&ecirc;tue de
+couleurs gaies... c'&eacute;tait mon p&egrave;re et c'&eacute;tait ma m&egrave;re! Je me jetai sur
+elle comme un insens&eacute;. &laquo;Mon fils, mon Andr&eacute;!&raquo; dit-elle en m'&eacute;treignant
+avec passion. Il y avait dans ce cri une si ardente douleur, une si
+fr&eacute;n&eacute;tique tendresse dans cet embrassement, son c&#339;ur &eacute;tait si gros de
+larmes dans cette minute, que j'ai encore chaud jusqu'au fond de l'&acirc;me,
+lorsque j'y pense. Puis, tout de suite, elle m'emporta hors de la
+chambre, pour que je ne visse plus le spectacle horrible. Ses forces
+&eacute;taient d&eacute;cupl&eacute;es par l'exaltation. &laquo;Dieu me punit! Dieu me punit!...&raquo;
+r&eacute;p&eacute;tait-elle sans prendre garde aux paroles qu'elle pronon&ccedil;ait.&mdash;Elle
+avait toujours eu des moments de pi&eacute;t&eacute; mystique.&mdash;Et elle couvrait mon
+visage, mon cou, mes cheveux, de baisers et de larmes.&mdash;Pour la
+sinc&eacute;rit&eacute; de ces larmes &agrave; cette seconde, que toutes nos souffrances,
+celles du mort et les miennes, te soient, pauvre m&egrave;re, pardonn&eacute;es!
+Vois-tu, m&ecirc;me aux plus noires heures, et quand le fant&ocirc;me &eacute;tait l&agrave;, qui
+m'appelait, du moins ta douleur d'alors a plaid&eacute; pour toi plus haut que
+sa plainte. J'ai pu croire en toi toujours, malgr&eacute; tout, &agrave; cause des
+baisers de cette seconde. Oui, ces larmes et ces baisers ne cach&egrave;rent
+pas une arri&egrave;re-pens&eacute;e. Ton c&#339;ur tout entier se r&eacute;volta contre la
+terrible aventure qui me privait de mon p&egrave;re. J'en jure par nos sanglots
+unis de cette seconde, tu n'&eacute;tais pour rien dans l'affreux complot. Ah!
+pardonne-moi d'avoir, encore aujourd'hui, besoin de m'affirmer cela, de
+redoubler cette &eacute;vidence. Si tu savais comme on a soif et faim de
+certitude, quelquefois,&mdash;jusqu'&agrave; l'agonie.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="III" id="III"></a>III</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001Q.png" alt="Q" /></span><span class="smcap">uand</span> je demandai &agrave; ma m&egrave;re, &agrave; ce moment-l&agrave;, un r&eacute;cit de l'affreux
+&eacute;v&eacute;nement, elle me dit que mon p&egrave;re avait &eacute;t&eacute; frapp&eacute; d'une attaque dans
+une voiture, et, comme il n'avait point de papiers sur lui, on &eacute;tait
+demeur&eacute; deux jours sans le reconna&icirc;tre. Les grandes personnes croient
+trop volontiers qu'il est &eacute;galement ais&eacute; de mentir &agrave; tous les enfants.
+J'&eacute;tais de ceux qui travaillent longuement en pens&eacute;e sur les discours
+qu'on leur tient. &Agrave; force de mettre ensemble une masse de petits faits,
+j'arrivai bien vite &agrave; voir que je ne savais pas toute la v&eacute;rit&eacute;. Si mon
+p&egrave;re &eacute;tait mort comme on me l'avait racont&eacute;, pourquoi le valet de
+chambre m'avait-il demand&eacute;, un jour qu'il me ramenait chez nous, &laquo;ce
+que l'on m'avait dit&raquo;? Et pourquoi cet homme avait-il ensuite gard&eacute; le
+silence, lui si loquace d'ordinaire? Ce m&ecirc;me silence, pourquoi le
+sentais-je flotter autour de moi, s'abattre sur toutes les bouches,
+dormir dans tous les regards? Pourquoi changeait-on sans cesse de sujet
+de conversation, lorsque j'approchais? Je le devinais &agrave; tant de menus
+signes! Pourquoi ne laissait-on plus tra&icirc;ner un seul journal, tandis
+que, du vivant de mon p&egrave;re, les trois feuilles auxquelles nous &eacute;tions
+abonn&eacute;s se trouvaient toujours sur la table du salon? Pourquoi surtout,
+lorsque je rentrai au coll&egrave;ge, dans les premiers jours d'octobre, pr&egrave;s
+de quatre mois apr&egrave;s ce malheur, les yeux de mes camarades et m&ecirc;me ceux
+des ma&icirc;tres se fix&egrave;rent-ils sur moi si curieusement? Ce fut, h&eacute;las!
+cette curiosit&eacute; qui me r&eacute;v&eacute;la toute l'&eacute;tendue de la catastrophe. Il n'y
+avait pas deux semaines que les cours avaient recommenc&eacute;. Je me
+trouvais, un matin, &agrave; jouer avec deux nouveaux; je me souviens de leurs
+noms: Rastouaix et Servoin. Je revois leurs visages, la grosse face
+bouffie du premier et la mine chafouine du second. C'&eacute;tait dans le quart
+d'heure de r&eacute;cr&eacute;ation que nous prenions, quoique externes, &agrave;
+l'int&eacute;rieur, entre la classe de latin et celle d'anglais. Les deux
+enfants m'avaient retenu, depuis la veille, pour une partie de billes,
+et voici qu'&agrave; la fin de cette partie, s'approchant de moi,
+s'encourageant du regard, ils me demandent, comme cela, sans
+pr&eacute;paratifs:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est vrai qu'on vient d'arr&ecirc;ter l'assassin de ton p&egrave;re?...</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'on va le guillotiner?...</p>
+
+<p>Apr&egrave;s seize ans, je ne peux pas me rappeler sans horreur la sorte de
+battement de c&#339;ur qui me saisit &agrave; ces deux questions. Je dus devenir
+affreusement p&acirc;le, car les deux &eacute;tourdis qui m'avaient port&eacute; ce coup
+avec la l&eacute;g&egrave;ret&eacute; de leur &acirc;ge,&mdash;de notre &acirc;ge,&mdash;rest&egrave;rent l&agrave; tout
+d&eacute;contenanc&eacute;s. Une col&egrave;re aveugle s'emparait de moi qui me poussait &agrave;
+leur ordonner de se taire et &agrave; me jeter sur eux &agrave; poings ferm&eacute;s, s'ils
+continuaient; une curiosit&eacute; folle, en m&ecirc;me temps;&mdash;si c'&eacute;tait l&agrave;
+l'explication de ce silence dont je me sentais envelopp&eacute;?&mdash;une timidit&eacute;
+aussi, la peur de l'inconnu. Et un flot de sang me monta au visage,
+tandis que je balbutiais:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas.</p>
+
+<p>Le tambour qui appelait les &eacute;l&egrave;ves en classe nous s&eacute;para. Quelle
+journ&eacute;e je passai, perdu d'angoisse, &agrave; prendre et &agrave; reprendre les deux
+phrases qui m'avaient boulevers&eacute;! Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; naturel que je
+questionnasse ma m&egrave;re, mais le fait est que je me sentis incapable de
+lui r&eacute;p&eacute;ter ce que mes deux bourreaux inconscients m'avaient dit. Chose
+&eacute;trange! D&egrave;s cette &eacute;poque, cette femme que j'aimais pourtant de tout mon
+c&#339;ur exer&ccedil;ait sur moi une influence paralysante. Elle &eacute;tait si belle
+dans sa p&acirc;leur, si royalement belle et fi&egrave;re! Non, je n'aurais jamais
+os&eacute; lui montrer le doute irr&eacute;sistible que deux simples demandes
+d'&eacute;coliers avaient soulev&eacute; en moi, et instinctivement, sur le r&eacute;cit
+qu'elle m'avait fait. Mais comme j'aurais &eacute;touff&eacute; de silence, je pris le
+parti de m'adresser &agrave; Julie, la bonne qui m'avait &eacute;lev&eacute;. C'&eacute;tait une
+vieille fille de cinquante ans, petite, avec une face plate et rid&eacute;e
+comme une pomme trop m&ucirc;re. Que de bont&eacute; dans ses yeux noirs, et sur
+toute cette face, quoique ses l&egrave;vres un peu rentr&eacute;es, &agrave; cause de la
+chute de ses dents de devant, lui donnassent une bouche de sorci&egrave;re!
+Elle avait pleur&eacute; mon p&egrave;re aupr&egrave;s de moi, l'ayant servi autrefois, bien
+avant son mariage. On la gardait pour mon service particulier et de
+menus ouvrages, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la femme de chambre, de la cuisini&egrave;re et du
+domestique m&acirc;le. C'&eacute;tait elle qui me couchait le soir, bordant mon lit,
+me faisant dire mes pri&egrave;res et me confessant de mes petites peines. &laquo;Ah,
+les mauvais!... s'&eacute;cria-t-elle na&iuml;vement quand je lui eus ouvert mon
+c&#339;ur et r&eacute;p&eacute;t&eacute; les phrases qui m'avaient tant remu&eacute;, mais quoi? On ne
+pouvait pas te le cacher toujours...&raquo; Et ce fut elle qui dans ma
+chambrette de petit gar&ccedil;on, &agrave; voix basse, et tandis que je sanglotais
+dans mon lit &eacute;troit,&mdash;oui, ce fut elle qui me raconta la v&eacute;rit&eacute;. Du
+moins elle en souffrait autant que moi, et sa vieille main s&egrave;che de
+travailleuse aux doigts piqu&eacute;s par l'aiguille &eacute;tait bien douce aux
+boucles de mes cheveux, qu'elle caressait tout en parlant.</p>
+
+<p>Cette lugubre histoire, et qui mit le poids de son myst&egrave;re imp&eacute;n&eacute;trable
+sur toute ma jeunesse,&mdash;je l'ai retrouv&eacute;e &eacute;crite dans les journaux de
+l'&eacute;poque, mais pas plus nette qu'elle ne sortit de la bouche fan&eacute;e de ma
+vieille bonne. La voici, dans l'aridit&eacute; de ses d&eacute;tails, telle que je
+l'ai tourn&eacute;e et retourn&eacute;e, des jours et des jours, avec la st&eacute;rile
+esp&eacute;rance d'&eacute;clairer d'un rayon ce myst&egrave;re. Mon p&egrave;re, avocat distingu&eacute;,
+avait depuis quelques ann&eacute;es quitt&eacute; la Cour, et achet&eacute;, dans l'intention
+d'arriver plus vite &agrave; la grande fortune, un important cabinet
+d'affaires. Quelques relations officielles, une probit&eacute; scrupuleuse, une
+entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de
+travail lui avaient assur&eacute; bien vite une place &agrave; part. Il occupait dix
+secr&eacute;taires, et le million et demi, dont nous h&eacute;rit&acirc;mes, ma m&egrave;re et moi,
+n'&eacute;tait que le commencement d'une richesse qu'il voulait consid&eacute;rable,
+un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont
+il &eacute;tait follement &eacute;pris. Les notes et les lettres trouv&eacute;es dans ses
+papiers attest&egrave;rent qu'il &eacute;tait, &agrave; l'&eacute;poque de sa mort, en
+correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou
+soi-disant tel, charg&eacute; par la maison Crawford de San-Francisco,
+d'obtenir du gouvernement fran&ccedil;ais une concession de chemin de fer dans
+la Cochinchine, alors tout r&eacute;cemment conquise. C'&eacute;tait &agrave; un rendez-vous
+avec ce Rochdale que mon p&egrave;re allait en nous quittant, apr&egrave;s avoir
+d&eacute;jeun&eacute; avec ma m&egrave;re, M. Termonde et moi-m&ecirc;me. Cela, l'instruction n'eut
+aucune peine &agrave; l'&eacute;tablir. Le lieu de ce rendez-vous &eacute;tait l'h&ocirc;tel
+Imp&eacute;rial,&mdash;un grand b&acirc;timent &agrave; longue fa&ccedil;ade, situ&eacute; rue de Rivoli, pas
+tr&egrave;s loin du minist&egrave;re de la marine. Les incendies de la Commune ont
+d&eacute;truit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance,
+j'ai demand&eacute; &agrave; ma bonne de passer l&agrave;, pour regarder, avec une &eacute;motion
+poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la
+plaque de marbre noir incrust&eacute;e de lettres d'or, l'entr&eacute;e de cette
+funeste demeure vers laquelle ce pauvre p&egrave;re s'acheminait, tandis que ma
+m&egrave;re causait avec M. Termonde et que je jouais aupr&egrave;s d'eux! Mon p&egrave;re
+nous avait quitt&eacute;s &agrave; midi un quart et il avait d&ucirc; aller &agrave; pied en un
+quart d'heure, car le concierge de l'h&ocirc;tel, apr&egrave;s avoir vu le cadavre,
+le reconnut et se rappela que mon p&egrave;re lui avait demand&eacute; le num&eacute;ro des
+chambres occup&eacute;es par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet
+&eacute;tranger &eacute;tait arriv&eacute; de la veille, et, apr&egrave;s quelque h&eacute;sitation, il
+s'&eacute;tait d&eacute;cid&eacute; pour un appartement au second &eacute;tage, compos&eacute; d'une
+chambre &agrave; coucher et d'un salon, le tout s&eacute;par&eacute; du couloir par une
+petite pi&egrave;ce. Il n'&eacute;tait pas sorti depuis ce moment, et il avait pris
+dans son salon le d&icirc;ner du soir, puis le d&eacute;jeuner du lendemain. Le
+concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce m&ecirc;me Rochdale
+&eacute;tait descendu, seul; mais, habitu&eacute; aux continuelles all&eacute;es et venues,
+cet homme n'avait m&ecirc;me pas song&eacute; &agrave; se demander si le visiteur de midi
+et demi &eacute;tait ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son
+appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on f&icirc;t
+attendre en haut. Il &eacute;tait parti ainsi, de son pas tranquille, une
+serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.</p>
+
+<p>La journ&eacute;e se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entr&egrave;rent dans
+l'appartement de l'&eacute;tranger pour pr&eacute;parer le lit. Elles travers&egrave;rent le
+salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, compos&eacute;s
+d'une grande malle tr&egrave;s fatigu&eacute;e et d'un petit n&eacute;cessaire tout neuf,
+&eacute;taient l&agrave;, ainsi que les objets de toilette dispos&eacute;s sur la commode. Le
+lendemain matin, vers midi, les m&ecirc;mes servantes entr&egrave;rent, et, trouvant
+que le voyageur avait d&eacute;couch&eacute;, elles ne se donn&egrave;rent pas d'autre peine
+que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le m&ecirc;me man&egrave;ge se
+r&eacute;p&eacute;ta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes,
+&eacute;tant entr&eacute;e dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes
+choses intactes, s'en &eacute;tonna, fureta un peu et d&eacute;couvrit sous le canap&eacute;
+un corps couch&eacute; tout du long, la t&ecirc;te envelopp&eacute;e de serviettes. Au cri
+qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon
+p&egrave;re,&mdash;c'&eacute;tait lui, h&eacute;las!&mdash;fut tir&eacute; de la cachette o&ugrave; l'assassin
+l'avait plac&eacute;. Il ne fut pas malais&eacute; de reconstituer la sc&egrave;ne du
+meurtre. Un trou &agrave; la nuque indiquait assez que le malheureux avait &eacute;t&eacute;
+tu&eacute; par derri&egrave;re, presque &agrave; bout portant, sans doute quand il &eacute;tait
+assis &agrave; la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas
+&eacute;t&eacute; entendu, en raison de cette proximit&eacute; m&ecirc;me d'une part, puis &agrave; cause
+du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isol&eacute; derri&egrave;re son
+antichambre. D'ailleurs les pr&eacute;cautions prises par le meurtrier
+permettaient de croire qu'il s'&eacute;tait muni d'armes assez soigneusement
+choisies pour que la d&eacute;tonation f&ucirc;t tr&egrave;s l&eacute;g&egrave;re. La balle avait touch&eacute;
+la moelle allong&eacute;e, et la mort avait d&ucirc; &ecirc;tre foudroyante. L'assassin
+avait pr&eacute;par&eacute; les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il
+enveloppa aussit&ocirc;t le visage et le cou de sa victime, afin d'&eacute;viter
+toute trace de sang. Il s'&eacute;tait essuy&eacute; les mains &agrave; une serviette
+semblable et il avait employ&eacute; pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida
+ensuite &agrave; nouveau dans cette m&ecirc;me carafe qu'on retrouva cach&eacute;e sous le
+tablier baiss&eacute; de la chemin&eacute;e. &Eacute;tait-ce un vol ou une simulation de vol?
+Mon p&egrave;re n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni
+aucun papier propre &agrave; reconna&icirc;tre son identit&eacute;, qu'une indication
+fortuite d&eacute;couvrit cependant aussit&ocirc;t. Il portait &agrave; l'int&eacute;rieur de la
+poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise l&agrave; par son
+tailleur, avec le num&eacute;ro de la fourniture et l'adresse de la maison d'o&ugrave;
+venait le v&ecirc;tement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'apr&egrave;s-midi
+qui suivit la triste d&eacute;couverte, et apr&egrave;s les constatations l&eacute;gales, le
+corps put &ecirc;tre d&eacute;pos&eacute; chez nous.</p>
+
+<p>Et l'assassin? Les seules donn&eacute;es offertes &agrave; la justice furent bien vite
+&eacute;puis&eacute;es. On ouvrit la malle laiss&eacute;e par ce myst&eacute;rieux Rochdale,&mdash;mais
+ce n'&eacute;tait certainement pas son nom;&mdash;elle &eacute;tait remplie d'objets
+achet&eacute;s au hasard, comme la malle elle-m&ecirc;me, chez un marchand de
+bric-&agrave;-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement tr&egrave;s
+diff&eacute;rent de celui qu'avait fourni le concierge de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial, car
+il d&eacute;peignit le pr&eacute;tendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe,
+tandis que le concierge le d&eacute;crivait comme un homme tr&egrave;s brun, tr&egrave;s
+barbu, et tr&egrave;s basan&eacute;. On retrouva aussi le fiacre qui avait charg&eacute; la
+malle aussit&ocirc;t achet&eacute;e, et la d&eacute;position du cocher fut identique &agrave; celle
+du marchand de bric-&agrave;-brac. L'assassin s'&eacute;tait fait conduire par ce
+fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, o&ugrave; il avait achet&eacute;
+un n&eacute;cessaire, puis dans un magasin de blanc, o&ugrave; il s'&eacute;tait procur&eacute; les
+serviettes, puis &agrave; la gare de Lyon, o&ugrave; il avait d&eacute;pos&eacute; la malle et le
+n&eacute;cessaire &agrave; la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois
+semaines plus tard l'avait amen&eacute; de la gare &agrave; l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial, et le
+signalement donn&eacute; par ce second cocher se trouva &ecirc;tre le m&ecirc;me que celui
+de la d&eacute;position du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de
+ces trois semaines l'assassin s'&eacute;tait grim&eacute;,&mdash;car les t&eacute;moignages
+concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les mani&egrave;res et la
+carrure.&mdash;Cette hypoth&egrave;se fut confirm&eacute;e par un coiffeur du nom de
+Jullien, lequel vint raconter de lui-m&ecirc;me ce singulier d&eacute;tail: un
+personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large
+d'&eacute;paules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher
+d&eacute;crivaient Rochdale, &eacute;tait venu, le mois pr&eacute;c&eacute;dent, &agrave; sa boutique,
+commander une perruque et une barbe assez bien ex&eacute;cut&eacute;es pour qu'on ne
+p&ucirc;t le reconna&icirc;tre. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soir&eacute;e
+costum&eacute;e. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une
+barbe noires; il se munit de tous les ingr&eacute;dients n&eacute;cessaires pour se
+grimer en Am&eacute;ricain du Sud, il acheta du Kh&ocirc;l pour se noircir les
+paupi&egrave;res, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer
+son teint. Le maquillage lui r&eacute;ussit assez bien pour qu'il p&ucirc;t revenir
+chez Jullien sans que ce dernier le reconn&ucirc;t. Le coiffeur avait &eacute;t&eacute; trop
+&eacute;tonn&eacute; de cette perfection dans le d&eacute;guisement, et aussi de l'&eacute;tranget&eacute;
+de ce bal masqu&eacute; donn&eacute; en plein &eacute;t&eacute;, pour que son attention ne f&ucirc;t pas
+attir&eacute;e lors des articles des journaux sur le myst&egrave;re de l'h&ocirc;tel
+Imp&eacute;rial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette r&eacute;v&eacute;lation
+rendait plus difficile encore la t&acirc;che des magistrats en d&eacute;montrant
+quelles pr&eacute;cautions avait multipli&eacute;es l'inconnu. On d&eacute;couvrit chez mon
+p&egrave;re deux lettres sign&eacute;es Rochdale, dat&eacute;es de Londres, mais sans leurs
+enveloppes, et toutes deux &eacute;crites d'une &eacute;criture renvers&eacute;e, que les
+experts jug&egrave;rent simul&eacute;e. Il avait d&ucirc; remettre quelque m&eacute;moire
+justificatif. Peut-&ecirc;tre mon p&egrave;re le portait-il dans la serviette que
+l'assassin avait prise aussit&ocirc;t son crime accompli. La maison Crawford
+de San-Francisco existait r&eacute;ellement, mais elle n'avait jamais form&eacute; le
+projet d'une entreprise de voie ferr&eacute;e en Cochinchine. On &eacute;tait en
+pr&eacute;sence d'un de ces probl&egrave;mes criminels qui d&eacute;fient l'imagination. Ce
+n'&eacute;tait probablement pas pour voler que l'assassin avait multipli&eacute; &agrave; ce
+degr&eacute; les habilet&eacute;s de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires
+dans un pi&egrave;ge combin&eacute; avec cette perfection, pour lui d&eacute;rober quelques
+billets de mille francs et une montre. &Eacute;tait-ce une vengeance? On
+fouilla dans la vie priv&eacute;e de mon p&egrave;re, et l'on d&eacute;couvrit qu'il avait eu
+quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et
+de son temps. Il avait &eacute;t&eacute; li&eacute; autrefois avec une femme mari&eacute;e, mais
+cette intrigue &eacute;tait rompue depuis longtemps, et, si le mari l'avait
+jamais soup&ccedil;onn&eacute;e, pourquoi aurait-il attendu, avant de s'en venger, que
+cette relation f&ucirc;t bris&eacute;e? D'ailleurs cet homme, vieux de cinquante-cinq
+ans &agrave; cette &eacute;poque, engag&eacute; dans de grandes entreprises industrielles,
+n'avait pas un caract&egrave;re &agrave; pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et
+son signalement de Parisien ch&eacute;tif ne correspondait en rien &agrave; celui du
+faux Rochdale. &Eacute;tait-il admissible que sa femme e&ucirc;t voulu se venger,
+elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le d&eacute;lire
+de mes premi&egrave;res recherches, plus tard, j'en suis venu &agrave; r&ecirc;ver cela.
+J'ai tenu &agrave; la conna&icirc;tre. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et
+un fils plus &acirc;g&eacute; que moi,&mdash;qui sait? peut-&ecirc;tre mon fr&egrave;re? L'&eacute;trange
+impression que je ressentis &agrave; songer que mon p&egrave;re avait aim&eacute; cette femme
+qui me regardait avec des yeux o&ugrave; elle ne savait pas que je cherchais
+une inqui&eacute;tude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeur&eacute;s la
+seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond,
+quelque chose de si doux et de si triste, une telle piti&eacute; m&eacute;lang&eacute;e &agrave;
+tant de souvenirs que j'eus honte de mes soup&ccedil;ons comme d'une infamie.</p>
+
+<p>La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce
+soup&ccedil;on comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination
+de ses repr&eacute;sentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, &agrave;
+la r&eacute;alit&eacute; de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas &ecirc;tre
+contest&eacute;e, non plus que sa pr&eacute;sence &agrave; l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial depuis les sept
+heures du soir la veille jusqu'&agrave; deux heures de l'apr&egrave;s-midi le
+lendemain; et puis il s'&eacute;tait &eacute;vanoui, comme un &ecirc;tre fantastique, sans
+qu'une seule trace en demeur&acirc;t,&mdash;une seule. Cet homme &eacute;tait venu,
+d'autres hommes lui avaient parl&eacute;. On savait o&ugrave; il avait pass&eacute; la nuit
+et la matin&eacute;e d'avant le crime. Il avait accompli son &#339;uvre de meurtre,
+et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis,
+lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs &agrave;
+elle, j'ai trouv&eacute; que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en
+avaient parl&eacute; chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des
+colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre &eacute;nigme s'&eacute;tait
+effac&eacute; de la m&eacute;moire des lecteurs, comme le souci de cette enqu&ecirc;te de la
+pens&eacute;e des limiers de police. La vie avait continu&eacute;, roulant cette &eacute;pave
+dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment
+oublier jamais le r&eacute;cit de la vieille femme, qui avait rempli d'une
+tragique &eacute;pouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir
+toujours et toujours la face p&acirc;le de l'assassin&eacute;, ses yeux ouverts, sa
+bouche ferm&eacute;e par une mentonni&egrave;re, le linge nou&eacute; de son front? Comment
+ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.&mdash;Pauvre mort!...&mdash;Lorsque je
+lus l'<i>Hamlet</i> de Shakespeare pour la premi&egrave;re fois, avec cette avidit&eacute;
+passionnante que donne &agrave; l'esprit une analogie entre la situation morale
+&eacute;tudi&eacute;e dans une &#339;uvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me
+souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fant&ocirc;me de mon
+p&egrave;re &eacute;tait venu me raconter, &agrave; moi, avec ses l&egrave;vres sans souffle, le
+drame qui l'avait tu&eacute;, aurais-je h&eacute;sit&eacute; une minute? Non! m'&eacute;criais-je;
+et puis j'ai tout su, et puis j'ai h&eacute;sit&eacute;, comme lui, moins que lui
+pourtant, &agrave; oser l'action terrible.&mdash;Silence! Silence!... Revenons
+encore aux faits.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
+
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001L.png" alt="L" /></span><span class="smcap">es</span> faits qui suivirent? Je me les rappelle &agrave; peine. Ils furent si
+petits, si m&eacute;diocres, entre cette premi&egrave;re vision d'&eacute;pouvante et la
+vision de tristesse qui lui succ&eacute;da deux ann&eacute;es plus tard. En 1864, mon
+p&egrave;re mourait. En 1866, ma m&egrave;re &eacute;pousait M. Jacques Termonde. Dans
+l'intervalle de ces deux dates se place une p&eacute;riode qui n'est pourtant
+pas abolie de mon souvenir, car c'est la seule o&ugrave; ma m&egrave;re se soit
+occup&eacute;e de moi avec une attention suivie. Avant la date fatale, c'&eacute;tait
+mon p&egrave;re, et, plus tard, ce ne fut personne. Nous avions quitt&eacute; notre
+appartement de la rue Tronchet, qui nous rappelait trop le sinistre
+drame, et nous nous install&acirc;mes dans un petit h&ocirc;tel du boulevard de
+Latour-Maubourg, qui avait appartenu &agrave; un peintre amateur. Un mince
+jardin l'entourait, qui semblait plus grand parce que d'autres jardins
+verdoyaient derri&egrave;re son mur d'enclos. Cet h&ocirc;tel renfermait une esp&egrave;ce
+de hall qui avait &eacute;t&eacute; l'atelier du pr&eacute;c&eacute;dent propri&eacute;taire, et dont ma
+m&egrave;re fit presque tout de suite sa pi&egrave;ce d'habitation. Il y avait en
+elle, je le comprends aujourd'hui &agrave; distance, quelque chose d'irr&eacute;el et
+d'un peu th&eacute;&acirc;tral, mais si na&iuml;vement, qui la poussait &agrave; exag&eacute;rer
+l'expression visible de tous les sentiments qu'elle &eacute;prouvait. Tandis
+qu'elle s'occupait &agrave; &eacute;tudier avec une enfantine coquetterie les
+attitudes propres &agrave; traduire son &eacute;motion, elle laissait cette &eacute;motion
+elle-m&ecirc;me s'en aller de son c&#339;ur. C'est ainsi que, dans l'exil
+volontaire o&ugrave; elle voulut se clo&icirc;trer apr&egrave;s son malheur, ne recevant
+plus qu'un petit nombre d'amis dont &eacute;tait M. Jacques Termonde, elle
+recommen&ccedil;a bien vite de se parer et de parer toutes choses autour
+d'elle, avec le go&ucirc;t d&eacute;licat et subtil qui lui &eacute;tait inn&eacute;. C'&eacute;tait une
+femme d'une beaut&eacute; singuli&egrave;re, mince et p&acirc;le, avec des cheveux si longs
+qu'ils tombaient r&eacute;ellement jusqu'&agrave; terre quand elle les peignait devant
+moi le matin. Devait-elle cette beaut&eacute; originale de son fin profil, de
+ses yeux si doux et de sa fragile personne aux gouttes du sang grec qui
+coulaient dans ses veines? Son a&iuml;eul maternel &eacute;tait un M. Votronto, venu
+du Levant &agrave; Marseille, lors de l'annexion des &icirc;les Ioniennes &agrave; la
+France. Toujours est-il que souvent depuis j'ai pens&eacute; au contraste
+&eacute;trange de cette beaut&eacute; si rare et si menue avec la solide et lourde
+carrure de mon p&egrave;re, et avec la mienne propre. Qui peut dire que ce ne
+fut pas l&agrave; une grande cause &agrave; tant de malentendus irr&eacute;parables? Mais, &agrave;
+cette &eacute;poque, je ne raisonnais pas. Je subissais le charme de cet &ecirc;tre
+gracieux qui me disait: &laquo;mon fils&raquo;. Quand elle &eacute;tait assise &agrave; son piano
+dans cet asile &eacute;l&eacute;gant qu'elle s'&eacute;tait organis&eacute; parmi les &eacute;toffes
+drap&eacute;es, les plantes vertes et tout un petit d&eacute;cor si &agrave; elle, je la
+contemplais avec une idol&acirc;trie infinie. &Agrave; cause d'elle, je m'effor&ccedil;ais,
+malgr&eacute; ma maladresse native, de me garder bien propre dans les costumes
+de plus en plus compos&eacute;s qu'elle me faisait porter, et de plus en plus
+aussi la terrible image de l'assassin&eacute; s'effa&ccedil;ait de cet
+int&eacute;rieur,&mdash;dont toute la d&eacute;licatesse &eacute;tait cependant pay&eacute;e par la
+fortune que nous avait laiss&eacute;e son travail &agrave; lui. La vie moderne
+comporte si peu le drame sanglant, les rudes sauvageries du meurtre et
+de la passion, que les sc&egrave;nes tragiques auxquelles une famille a pu
+assister semblent bien vite, aux personnes m&ecirc;mes de cette famille, une
+esp&egrave;ce de songe, un cauchemar dont il est impossible de douter et auquel
+on ne croit pourtant pas enti&egrave;rement.</p>
+
+<p>Oui, la vie avait repris son cours presque normal quand le second
+mariage de ma m&egrave;re me fut annonc&eacute;. Je me souviens, cette fois, avec une
+pr&eacute;cision minutieuse, non seulement de l'&eacute;poque, mais du jour et de
+l'heure. Je me trouvais en vacances chez mon unique tante, une s&#339;ur de
+mon p&egrave;re, vieille demoiselle de quarante-cinq ans, qui habitait
+Compi&egrave;gne. Elle vivait l&agrave;, dans une maison situ&eacute;e &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de la
+ville, avec trois domestiques, parmi lesquels &eacute;tait ma bonne Julie, dont
+le caract&egrave;re ne convenait pas &agrave; maman. Ma tante Louise &eacute;tait petite,
+avec un air d'une personne de province;&mdash;&agrave; peine si elle consentait &agrave;
+visiter Paris pour quarante-huit heures, quand vivait mon p&egrave;re. Elle
+portait presque toujours une robe de soie noire faite &agrave; la maison, avec
+une ligne de blanc au cou et aux poignets, et autour du cou aussi une
+vieille cha&icirc;ne d'or, tr&egrave;s longue, qui passait sous son corsage et
+ressortait &agrave; sa ceinture avec sa montre et des breloques anciennes.
+Quand elle n'avait pas son bonnet &agrave; rubans, noirs comme sa robe, ses
+cheveux grisonnants montraient leurs bandeaux et encadraient un front et
+des yeux d'une telle expression de douceur, que la pauvre femme plaisait
+tout de suite, malgr&eacute; son nez un peu fort, ses l&egrave;vres trop larges et son
+menton trop long. Elle avait &eacute;lev&eacute; mon p&egrave;re ici m&ecirc;me, dans cette petite
+ville de Compi&egrave;gne. Elle lui avait donn&eacute; de sa fortune ce qu'elle avait
+pu distraire des besoins si simples de sa vie. Quand il avait voulu
+&eacute;pouser M<sup>lle</sup> de Slane, c'&eacute;tait le nom de jeune fille de maman, elle
+l'avait dot&eacute; pour que la famille o&ugrave; il voulait entrer s'ouvr&icirc;t plus
+ais&eacute;ment devant lui. Combien elle avait souffert depuis deux ans, le
+contraste entre le portrait que j'avais d'elle dans mon album d'enfant
+et de son visage actuel le disait assez. Ses cheveux avaient beaucoup
+blanchi, les rides qui vont des narines aux coins des l&egrave;vres s'&eacute;taient
+creus&eacute;es, ses paupi&egrave;res s'&eacute;taient comme fl&eacute;tries. Et cependant elle ne
+s'&eacute;tait livr&eacute;e &agrave; aucune d&eacute;monstration. &Agrave; mon regard de petit gar&ccedil;on
+observateur, l'antith&egrave;se entre le caract&egrave;re de ma m&egrave;re et celui de ma
+tante se pr&eacute;cisait dans la diff&eacute;rence de leurs douleurs. Alors j'avais
+de la peine &agrave; comprendre la r&eacute;serve de la vieille fille dont je ne
+pouvais cependant pas suspecter la tendresse. Aujourd'hui, c'est pour
+l'autre sorte de nature que je suis injuste. Ma m&egrave;re aussi avait l'&acirc;me
+tendre, si tendre qu'elle ne s'&eacute;tait pas sentie capable de me r&eacute;v&eacute;ler sa
+vie nouvelle, et c'&eacute;tait ma tante qui s'en chargeait. Elle n'avait pas
+voulu assister au mariage, et M. Termonde avait pr&eacute;f&eacute;r&eacute;, je l'ai su
+depuis, que je n'y assistasse point, afin sans doute d'&eacute;pargner la
+sensibilit&eacute; de celle qui devenait sa femme. Mon Dieu! comme ma tante
+Louise, malgr&eacute; sa surveillance d'elle-m&ecirc;me, avait des larmes au bord de
+ses yeux bruns lorsqu'elle m'emmena dans le fond du jardin, o&ugrave; mon p&egrave;re
+avait jou&eacute;, enfant comme moi. Les teintes dor&eacute;es du mois de septembre
+commen&ccedil;aient &agrave; s'&eacute;tendre sur le feuillage des arbres. Le berceau sous
+lequel nous nous ass&icirc;mes &eacute;tait garni d'une vigne dont les raisins, d&eacute;j&agrave;
+presque blonds, attiraient un vol bourdonnant de gu&ecirc;pes. Ma tante prit
+mes deux mains dans les siennes et commen&ccedil;a:</p>
+
+<p>&mdash;Andr&eacute;, j'ai &agrave; te faire part d'une grande nouvelle.</p>
+
+<p>Je la regardai avec anxi&eacute;t&eacute;. De la secousse que m'avait inflig&eacute;e
+l'affreux &eacute;v&eacute;nement, il me restait une sorte de susceptibilit&eacute;
+nerveuse. Pour la moindre surprise, mon c&#339;ur battait &agrave; me faire mal.</p>
+
+<p>&mdash;Ta m&egrave;re se remarie, dit simplement la vieille fille, &agrave; laquelle mon
+trouble ne put &eacute;chapper.</p>
+
+<p>Chose &eacute;trange, cette phrase ne me causa pas tout de suite l'impression
+que mon regard de tout &agrave; l'heure aurait fait pr&eacute;voir. &Agrave; l'accent de ma
+tante, j'avais pens&eacute; qu'elle allait m'apprendre une maladie de maman ou
+sa mort. Mon imagination frapp&eacute;e avait de ces peurs. Ce fut donc avec un
+certain calme que je r&eacute;pondis:</p>
+
+<p>&mdash;Avec qui?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne devines pas? demanda ma tante.</p>
+
+<p>&mdash;Avec M. Termonde? fis-je brusquement.</p>
+
+<p>Encore aujourd'hui, je ne me rends pas compte des raisons qui me
+pouss&egrave;rent ce nom aux l&egrave;vres, comme cela, tout de suite. Sans doute M.
+Termonde &eacute;tait venu souvent chez nous depuis le veuvage de ma m&egrave;re. Mais
+n'y venait-il pas autant, sinon davantage, avant que ma m&egrave;re ne f&ucirc;t
+veuve? Ne s'&eacute;tait-il pas occup&eacute; du d&eacute;tail de nos affaires avec une
+fid&eacute;lit&eacute; que je comprenais d&egrave;s lors &ecirc;tre bien rare? Et pourquoi la
+nouvelle de son mariage avec ma m&egrave;re m'apparaissait-elle tout d'un coup
+comme plus triste que si elle e&ucirc;t &eacute;pous&eacute; n'importe quel autre? C'est la
+sensation contraire qui aurait d&ucirc; se produire, semblait-il. Je
+connaissais cet homme depuis si longtemps. Il m'avait beaucoup g&acirc;t&eacute;
+autrefois, et il me g&acirc;tait encore. Mes plus beaux jouets m'&eacute;taient venus
+de lui, et mes plus beaux livres,&mdash;un merveilleux cheval de bois quand
+j'avais sept ans, qui marchait avec une m&eacute;canique; avais-je assez amus&eacute;
+mon pauvre p&egrave;re en lui disant de ce cheval qu'il &eacute;tait &laquo;deux fois pur
+sang&raquo;?&mdash;le <i>Don Quichotte</i>, de Gustave Dor&eacute;, cette ann&eacute;e m&ecirc;me, et sans
+cesse quelque nouveau cadeau. Et cependant, je ne me sentais plus en sa
+pr&eacute;sence le c&#339;ur ouvert comme jadis. Quand ce malaise avait-il commenc&eacute;?
+Je n'aurais pu le dire; mais je le trouvais trop souvent entre ma m&egrave;re
+et moi. J'en &eacute;tais jaloux, pour tout avouer, de cette jalousie
+inconsciente des enfants, qui me faisait, quand il &eacute;tait dans la
+chambre, prodiguer les caresses &agrave; maman pour mieux lui montrer qu'elle
+&eacute;tait ma m&egrave;re et qu'elle ne lui &eacute;tait rien, &agrave; lui. Avait-il reconnu ce
+sentiment?... Qui sait? L'avait-il partag&eacute;? Toujours est-il que je
+trouvais maintenant dans son regard, malgr&eacute; sa voix toujours flatteuse
+et ses mani&egrave;res toujours polies, une antipathie pareille &agrave; la mienne. &Agrave;
+l'&acirc;ge que j'avais, l'instinct ne se trompe gu&egrave;re sur ces impressions-l&agrave;.
+C'&eacute;tait bien de quoi expliquer le petit frisson qui me saisit &agrave;
+prononcer son nom. Mais, &agrave; ce frisson et au cri que j'avais jet&eacute;, je vis
+ma tante tressaillir.</p>
+
+<p>&mdash;Avec M. Termonde, fit-elle, oui, c'est vrai; mais pourquoi as-tu pens&eacute;
+&agrave; lui tout de suite?... Et, me regardant jusqu'au fond des yeux, elle me
+dit, &agrave; voix basse, comme si elle avait eu honte de poser une question
+semblable &agrave; un enfant:</p>
+
+<p>&mdash;Que sais-tu?</p>
+
+<p>&Agrave; ces mots, et sans autre motif qu'une esp&egrave;ce d'&eacute;nervement presque
+maladif auquel j'&eacute;tais en proie depuis la mort de mon p&egrave;re, je me mis &agrave;
+fondre en larmes.&mdash;Des crises pareilles me prenaient quelquefois, tout
+seul, enferm&eacute; dans ma chambre, le verrou tir&eacute;, victime d'une angoisse
+dont je ne pouvais pas triompher, et comme &agrave; l'approche d'un danger. Je
+pr&eacute;voyais d'avance les pires accidents: par exemple, que ma m&egrave;re allait
+&ecirc;tre assassin&eacute;e comme mon p&egrave;re, et moi ensuite, et j'&eacute;piais sous tous
+les meubles. Quand je me promenais avec un domestique, il m'arrivait de
+me demander si cet homme n'&eacute;tait pas complice du myst&eacute;rieux criminel et
+charg&eacute; de me conduire &agrave; lui, ou tout au moins de me perdre. Mon
+imagination, trop excit&eacute;e, me dominait. Je me voyais &eacute;chappant au
+complot, et, pour mieux m'y d&eacute;rober, gagnant Compi&egrave;gne. Aurais-je assez
+d'argent? Et je me disais qu'il serait possible de vendre ma montre &agrave; un
+vieil horloger que je regardais, en allant au lyc&eacute;e, travailler, sa
+loupe contre son &#339;il droit, derri&egrave;re la vitre d'une petite &eacute;choppe.
+Triste puissance de pr&eacute;voir le pire qui m'a ainsi empoisonn&eacute; tant
+d'heures inoffensives de mon enfance!&mdash;C'&eacute;tait elle encore qui me
+faisait &agrave; ce moment, et sous la tonnelle de ce jardin d'automne, &eacute;clater
+en sanglots tandis que ma tante me demandait de lui dire ce que j'avais
+sur le c&#339;ur contre M. Termonde. Le plus douloureux de mes griefs
+d'alors, je le lui contai, la t&ecirc;te appuy&eacute;e contre son &eacute;paule, et ce
+grief r&eacute;sumait tous les autres. Il y avait de cela deux mois &agrave; peine. Je
+revenais du coll&egrave;ge, vers les cinq heures, contre l'habitude
+parfaitement gai. Le professeur, comme il arrivait dans les derni&egrave;res
+classes de l'ann&eacute;e, nous avait fait une lecture divertissante, et
+j'avais re&ccedil;u de sa bouche, &agrave; la sortie, des compliments sur mes
+compositions de prix. Quelle bonne nouvelle &agrave; rapporter chez nous et
+qui me vaudrait un baiser plus tendre! Je me pr&eacute;cipitai, aussit&ocirc;t mes
+cahiers d&eacute;pos&eacute;s et mes mains lav&eacute;es sagement, vers le petit salon o&ugrave; se
+tenait ma m&egrave;re. J'entrai sans frapper, avec tant de vivacit&eacute; qu'elle
+poussa un l&eacute;ger cri lorsque je m'&eacute;lan&ccedil;ai vers elle pour l'embrasser.
+Elle &eacute;tait debout contre la chemin&eacute;e, toute p&acirc;le, et M. Termonde aupr&egrave;s
+d'elle, debout aussi, qui me saisit par le bras, pour m'&eacute;carter.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! disait ma m&egrave;re, que tu m'as fait peur!...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que c'est une mani&egrave;re d'entrer dans un salon? reprit, de son
+c&ocirc;t&eacute;, M. Termonde.</p>
+
+<p>Sa voix s'&eacute;tait faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il
+m'avait serr&eacute; assez fort pour que, le soir, j'eusse trouv&eacute; une marque
+noire &agrave; la place o&ugrave; ses doigts m'avaient &eacute;treint. Ce ne fut ni cette
+phrase insolente ni la souffrance de cette &eacute;treinte qui me firent
+demeurer comme stupide et le c&#339;ur oppress&eacute;. Non, mais d'entendre ma m&egrave;re
+qui r&eacute;pondait:</p>
+
+<p>&mdash;Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...</p>
+
+<p>Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur
+accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une
+timidit&eacute; singuli&egrave;re, presque une supplication adress&eacute;e &agrave; cet homme qui
+fron&ccedil;ait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme
+impatient de ma pr&eacute;sence. De quel droit m'avait-il parl&eacute; en ma&icirc;tre et
+chez nous, lui, un &eacute;tranger? Pourquoi avait-il port&eacute; la main sur moi, si
+l&eacute;g&egrave;rement que ce f&ucirc;t? Oui, de quel droit? Est-ce que j'&eacute;tais son fils
+ou son &eacute;l&egrave;ve? Pourquoi ma m&egrave;re ne me d&eacute;fendait-elle pas contre lui? M&ecirc;me
+si j'&eacute;tais fautif, je ne l'&eacute;tais qu'envers elle. Un acc&egrave;s de col&egrave;re
+s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M.
+Termonde, comme une b&ecirc;te, de le griffer au visage et de le mordre. Je le
+regardai avec rage, et aussi ma m&egrave;re, et je m'en allai de la chambre,
+sans rien r&eacute;pondre. J'&eacute;tais boudeur, d&eacute;faut douloureux qui tenait &agrave; mon
+excessive et presque morbide sensibilit&eacute;. Toutes mes &eacute;motions
+s'exag&eacute;raient, en sorte que je me f&acirc;chais pour des riens, et que de
+revenir m'&eacute;tait un supplice. L'impression de la honte &agrave; dompter &eacute;tait
+trop forte. M&ecirc;me mon p&egrave;re avait eu beaucoup de peine &agrave; triompher
+autrefois de ces acc&egrave;s de susceptibilit&eacute; bless&eacute;e, durant lesquelles je
+luttais contre mes propres attendrissements avec une col&egrave;re froide et
+contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me
+connaissais cette infirmit&eacute; morale, et, avec la bonne foi d'un enfant
+tr&egrave;s honn&ecirc;te, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation
+que M. Termonde, au moment o&ugrave; je sortais de la chambre, d&icirc;t &agrave; ma m&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;En voil&agrave; pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caract&egrave;re
+vraiment insupportable...</p>
+
+<p>Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur &agrave; le
+d&eacute;mentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple sc&egrave;ne m'avait trop
+profond&eacute;ment ulc&eacute;r&eacute; pour que je l'eusse oubli&eacute;e, et voici que tout mon
+ressentiment se r&eacute;veillait &agrave; mesure que je faisais ce r&eacute;cit &agrave; ma tante.
+H&eacute;las! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y
+trompait pas. C'&eacute;tait toute l'histoire de ma jeunesse que cette sc&egrave;ne
+pu&eacute;rile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie
+envers l'homme qui allait occuper la place de mon p&egrave;re, et la partialit&eacute;
+aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait d&ucirc; me d&eacute;fendre d'abord et
+toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Il me d&eacute;teste, disais-je en pleurant &agrave; ma tante Louise, que lui ai-je
+fait?...</p>
+
+<p>&mdash;Calme-toi, r&eacute;pondait l'excellente fille; tu es l&agrave;, comme ton pauvre
+p&egrave;re, &agrave; outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, t&acirc;che d'&ecirc;tre
+gentil pour lui, &agrave; cause de ta m&egrave;re, de ne pas t'abandonner &agrave; ces
+violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait si simple qu'elle me parl&acirc;t de la sorte, et cependant son
+insistance me parut un peu &eacute;trange, d&egrave;s ce moment-l&agrave;. Je ne sais
+pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma r&eacute;ponse &agrave; sa
+question: &laquo;Que sais-tu?&raquo; Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore
+l'appr&eacute;hension o&ugrave; j'&eacute;tais de l'usurpateur,&mdash;ainsi je l'appelai
+depuis,&mdash;par le l&eacute;ger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle
+en parlait.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que tu leur &eacute;crives d&egrave;s ce soir, dit-elle enfin.</p>
+
+<p>Leur &eacute;crire! Cette simple formule me fit mal. Ils &eacute;taient unis. Jamais,
+jamais je ne pourrais plus penser &agrave; l'un sans penser &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous? demandai-je &agrave; ma tante.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai d&eacute;j&agrave; &eacute;crit, r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand se fait le mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis &agrave;
+peine.</p>
+
+<p>&mdash;Et o&ugrave;? demandai-je de nouveau apr&egrave;s un silence.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de
+suite:&mdash;Ils ont pr&eacute;f&eacute;r&eacute; que tu n'y fusses pas, pour ne pas d&eacute;ranger tes
+vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te
+voir &agrave; Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas
+assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-l&agrave;... Sois doux,
+ajouta-t-elle, et va &eacute;crire.</p>
+
+<p>J'avais bien d'autres questions &agrave; lui poser, bien d'autres larmes &agrave;
+r&eacute;pandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard,
+j'&eacute;tais assis dans le salon de la bonne et ch&egrave;re tante, et &agrave; son bureau.
+Que j'aimais cette pi&egrave;ce du rez-de-chauss&eacute;e qu'une porte-fen&ecirc;tre
+s&eacute;parait du jardin! C'&eacute;tait une chambre tapiss&eacute;e de souvenirs. &Agrave; c&ocirc;t&eacute; du
+secr&eacute;taire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de
+toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aim&eacute;s et
+qui &eacute;taient morts. Que ce petit coin fun&egrave;bre remuait doucement ma
+r&ecirc;verie! Il y avait l&agrave; une miniature colori&eacute;e, repr&eacute;sentant mon
+arri&egrave;re-grand'm&egrave;re, la m&egrave;re de mon a&iuml;eule, en costume du Directoire,
+avec une taille courte et des cheveux &agrave; la Prudhon. Il y avait encore
+mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et
+important visage &agrave; toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M.
+Thiers! Il y avait mon grand-p&egrave;re paternel avec sa rude physionomie de
+parvenu,&mdash;et mon p&egrave;re &agrave; tous les &acirc;ges. Plusieurs de ces portraits, d&eacute;j&agrave;
+tr&egrave;s anciens, avaient &eacute;t&eacute; faits au daguerr&eacute;otype; la lumi&egrave;re qui jouait
+sur les plaques &agrave; demi effac&eacute;es rendait difficile de bien distinguer
+tous les traits. Une biblioth&egrave;que basse r&eacute;gnait un peu plus loin, o&ugrave; je
+retrouvais tous les livres de prix de mon p&egrave;re, gard&eacute;s pieusement. Mon
+Dieu! comme je me sentais prot&eacute;g&eacute; par les porti&egrave;res en velours vert
+travers&eacute;es de longues bandes de tapisseries,&mdash;chef-d'&#339;uvre de ma
+tante,&mdash;qui tombaient &agrave; gros plis sur les portes! Comme je regardais
+avec complaisance le tapis aux nuances pass&eacute;es, dont j'avais, tout
+petit, voulu cueillir les fleurs! C'&eacute;tait une des l&eacute;gendes de ma
+premi&egrave;re enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on
+ch&eacute;rit et qui lui font sentir combien les moindres d&eacute;tails de son
+existence ont &eacute;t&eacute; regard&eacute;s, compris, aim&eacute;s. J'ai touch&eacute; plus tard la
+glace de l'indiff&eacute;rence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux
+formes d&eacute;mod&eacute;es, comme je l'aimais, avec son visage o&ugrave; je ne lisais que
+tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du
+bien &agrave; une place myst&eacute;rieuse de mon &acirc;me! Je la sentais si voisine de
+moi par la seule ressemblance avec mon p&egrave;re,&mdash;et ce jour-l&agrave; davantage
+encore,&mdash;si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour
+l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis &agrave; &eacute;crire ma lettre de
+f&eacute;licitations adress&eacute;e au pire ennemi que je me connusse au monde.&mdash;Et
+ce fut la seconde date ineffa&ccedil;able de ma vie.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="V" id="V"></a>V</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001I.png" alt="I" /></span><span class="smcap">neffa&ccedil;ables</span>? Oui, ces deux dates le sont demeur&eacute;es, et elles seules...
+Lorsque je reviens en arri&egrave;re, toujours et toujours je me heurte &agrave;
+elles. Mon p&egrave;re assassin&eacute;, ma m&egrave;re remari&eacute;e, ces deux id&eacute;es ont si
+longtemps pes&eacute; sur mon c&#339;ur. Les autres enfants ont des &acirc;mes mobiles,
+souples et qui se pr&ecirc;tent &agrave; toutes les sensations. Ils se donnent en
+entier &agrave; la minute pr&eacute;sente. Ils vont, ils viennent d'une gaiet&eacute; &agrave; une
+peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont &eacute;prouv&eacute; le matin, nouveaux &agrave;
+tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes
+deux souvenirs r&eacute;apparaissaient sans cesse devant ma pens&eacute;e. Une
+hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du
+lit au pied duquel pleurait ma m&egrave;re,&mdash;ou bien j'entendais la voix de ma
+tante, m'annon&ccedil;ant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses
+yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de
+l'apr&egrave;s-midi de septembre. Puis j'&eacute;prouvais, comme alors, l'impression
+de d&eacute;chirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien
+cruelle, combien ingu&eacute;rissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye &agrave;
+retrouver l'histoire de mon &acirc;me, de l'Andr&eacute; Corn&eacute;lis v&eacute;ritable et
+solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces
+deux-l&agrave;, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne
+dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le
+nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons
+frapp&eacute;es de cette foudre. Par del&agrave; toutes les images qui assi&egrave;gent ma
+m&eacute;moire me repr&eacute;sentant celui que je fus, durant mes longues ann&eacute;es
+d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journ&eacute;es de malheur
+que j'aper&ccedil;ois en arri&egrave;re. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne
+horizon d'un plus morne pays...</p>
+
+<p>Quelles images?... Une grande cour plant&eacute;e d'arbres anciens, des
+enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants
+qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres
+jaunis, ou se prom&egrave;nent avec des airs de petites cr&eacute;atures
+abandonn&eacute;es... C'est le pr&eacute;au du lyc&eacute;e de Versailles. Les &eacute;coliers
+joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exil&eacute;s, sont les
+nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma
+tante me disait le mariage de ma m&egrave;re, et d&eacute;j&agrave; ma vie est toute chang&eacute;e.
+&Agrave; mon retour des vacances, il a &eacute;t&eacute; d&eacute;cid&eacute; que j'entrerais comme interne
+au coll&egrave;ge. Ma m&egrave;re et mon beau-p&egrave;re entreprennent un voyage en Italie
+qui durera jusqu'&agrave; l'&eacute;t&eacute;. M'emmener? Il n'en a pas &eacute;t&eacute; question une
+seconde. Me laisser externe &agrave; Bonaparte sous la surveillance de ma tante
+qui viendrait s'&eacute;tablir &agrave; Paris? Ma m&egrave;re a propos&eacute; ce moyen, que mon
+beau-p&egrave;re a repouss&eacute; tout de suite avec des arguments trop raisonnables.
+Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes &agrave; une vieille fille?
+Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui fa&ccedil;onne les
+caract&egrave;res?</p>
+
+<p>&mdash;Et il a besoin de cette &eacute;cole, a-t-il ajout&eacute; en me regardant avec des
+yeux froids, comme au moment o&ugrave; il m'a serr&eacute; le bras si fort. Bref, on
+a r&eacute;solu que je serais pensionnaire, mais pas dans un coll&egrave;ge de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-p&egrave;re.</p>
+
+<p>Pourquoi ne lui sais-je aucun gr&eacute; du souci qu'il semble prendre de ma
+sant&eacute;? Je ne pr&eacute;vois pourtant gu&egrave;re ce qu'il pr&eacute;voit d&eacute;j&agrave;, lui, l'homme
+qui veut m'&eacute;carter &agrave; jamais de ma m&egrave;re, qu'il sera plus ais&eacute; de me
+laisser interne dans un coll&egrave;ge situ&eacute; hors de la ville, quand ils
+reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui
+suffit pas d'&eacute;noncer une volont&eacute; pour que M<sup>me</sup> Termonde lui ob&eacute;isse?
+Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, &agrave; elle, lui dire &laquo;tu&raquo;, de
+m&ecirc;me qu'&agrave; mon p&egrave;re! Et je pense &agrave; mes rentr&eacute;es d'autrefois lorsque je
+commen&ccedil;ais mes classes &agrave; Bonaparte, et que ce pauvre p&egrave;re m'aidait &agrave; mes
+devoirs. C'est mon beau-p&egrave;re qui m'a conduit au lyc&eacute;e, hier dans
+l'apr&egrave;s-midi. C'est lui qui m'a pr&eacute;sent&eacute; au proviseur, un maigre et long
+bonhomme &agrave; t&ecirc;te chauve qui m'a tap&eacute; sur la joue en me disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il vient de Bonaparte... le coll&egrave;ge des muscadins...</p>
+
+<p>J'ai eu, le soir m&ecirc;me, la curiosit&eacute; de chercher ce mot dans le
+dictionnaire, et j'ai trouv&eacute; cette d&eacute;finition: &laquo;Jeune homme qui a de la
+recherche dans sa parure...&raquo; Et c'est vrai qu'avec mes v&ecirc;tements coquets
+o&ugrave; s'est complue la fantaisie de ma m&egrave;re, mon grand col blanc, mes
+bottines anglaises, ma veste joliment coup&eacute;e, je ne ressemble point aux
+garnements en tunique parmi lesquels je vais vivre. Ils ont leurs k&eacute;pis
+d&eacute;form&eacute;s. Presque tous leurs boutons sont arrach&eacute;s. Leurs gros bas bleus
+tombent sur leurs souliers &eacute;cul&eacute;s. Ils ach&egrave;vent d'user &agrave; l'int&eacute;rieur des
+costumes de l'an pass&eacute;. Plusieurs m'ont regard&eacute; avec curiosit&eacute; d&egrave;s les
+premi&egrave;res r&eacute;cr&eacute;ations de ce premier jour. Un d'entre eux m'a m&ecirc;me
+demand&eacute;: &laquo;Que fait ton p&egrave;re?&raquo; Je n'ai pas r&eacute;pondu. Ce que j'appr&eacute;hende
+avec une angoisse insoutenable, c'est qu'on me parle de <i>cela</i>. Hier,
+tandis que le train nous amenait &agrave; Versailles, mon beau-p&egrave;re et moi,
+dans ce vagon o&ugrave; nous n'avons pas &eacute;chang&eacute; une parole, comme j'aurais
+voulu dire cette &eacute;pouvante, le conjurer de ne pas me jeter au milieu
+d'autres enfants, ainsi abandonn&eacute; &agrave; leurs indiscr&egrave;tes f&eacute;rocit&eacute;s, lui
+promettre, si je demeurais &agrave; la maison, de travailler plus et mieux
+qu'autrefois! Mais le regard de ses yeux bleus est si aigu quand il se
+pose sur moi; j'ai besoin de tant d'efforts pour prononcer, en
+m'adressant &agrave; lui, ces enfantines syllabes, ce mot de &laquo;papa&raquo; que je dis
+toujours en pens&eacute;e &agrave; l'autre, &agrave; l'endormi sans r&eacute;veil possible qui est
+l&agrave;-bas dans le cimeti&egrave;re de Compi&egrave;gne! Et je n'ai pas suppli&eacute; M.
+Termonde, et je me suis laiss&eacute; enfermer au lyc&eacute;e sans une phrase de
+regret. J'aime encore mieux, plut&ocirc;t que de m'&ecirc;tre plaint &agrave; lui, errer
+comme je le fais parmi les &eacute;trangers. Maman doit venir demain, veille de
+son d&eacute;part, et cette entrevue toute prochaine m'emp&ecirc;che de trop sentir
+l'in&eacute;vitable s&eacute;paration. Pourvu qu'elle vienne sans mon beau-p&egrave;re?...</p>
+
+<p>Elle est venue,&mdash;et avec lui. Dans ce parloir, d&eacute;cor&eacute; de mauvais
+portraits des &eacute;l&egrave;ves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours
+g&eacute;n&eacute;ral, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs
+m&egrave;res, mais laquelle &eacute;tait digne d'&ecirc;tre aim&eacute;e comme la mienne? Avec la
+sveltesse de sa taille, la gr&acirc;ce de son cou un peu long, ses yeux
+profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle!
+Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-p&egrave;re, &laquo;Jack&raquo;, comme elle
+l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, &eacute;tait l&agrave;
+aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les
+puissances affectueuses du c&#339;ur, l'ai-je assez connue alors, et depuis?
+J'ai cru voir que ma m&egrave;re &eacute;tait &eacute;tonn&eacute;e, presque attrist&eacute;e de ma
+froideur &agrave; cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas d&ucirc;
+comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, &agrave; elle, devant
+lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis rest&eacute;...</p>
+
+<p>D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'&eacute;tude pendant
+les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le po&ecirc;le de fonte
+rougeoie au milieu de cette salle &eacute;clair&eacute;e au gaz. Un bol rempli d'eau
+est pos&eacute; sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous ent&ecirc;te. Tout le
+long des murs court la ligne de nos pupitres, et derri&egrave;re chacun de nous
+se trouve un petit placard o&ugrave; nous rangeons nos livres et nos papiers.
+Un grand silence p&egrave;se sur la vaste pi&egrave;ce, rendu comme plus perceptible
+par le bruissement des feuillets tourn&eacute;s, le grincement des plumes, et
+une toux &eacute;touff&eacute;e de moment &agrave; autre. Le ma&icirc;tre se tient l&agrave;-bas, sur une
+estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est
+po&egrave;te. L'autre jour, il a laiss&eacute; tomber de sa poche un papier charg&eacute; de
+ratures sur lequel nous avons d&eacute;chiffr&eacute; les vers suivants:</p>
+
+<p><br />
+<span style="margin-left: 15%;"><i>Je voudrais &ecirc;tre oiseau des champs,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Avoir un bec,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Chanter avec;</i></span><br />
+<span style="margin-left: 15%;"><i>Je voudrais &ecirc;tre oiseau des champs,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Avoir des ailes,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Voler sur elles.</i></span><br />
+<span style="margin-left: 15%;"><i>Mais je ne puis en faire autant,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Car j'ai le bec</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Beaucoup trop sec,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Et je suis pion,</i></span><br />
+<span style="margin-left: 20%;"><i>Cr&eacute; nom de nom!...</i></span><br />
+<br />
+</p>
+
+<p>Cette prodigieuse po&eacute;sie a fait notre joie, &agrave; nous autres petits
+coll&eacute;giens f&eacute;roces. Nous la chantons continuellement, au dortoir, en
+promenade, en cour, fredonnant les derni&egrave;res paroles sur l'air classique
+des &laquo;lampions&raquo;. Mais le vieux chien de cour a la dent mauvaise, il se
+d&eacute;fend &agrave; coups de retenues et on ne le brave gu&egrave;re en face. La lampe
+suspendue au-dessus de sa t&ecirc;te &eacute;claire ses cheveux d'un gris verd&acirc;tre,
+son front rouge, et son paletot jadis bleu, aujourd'hui blanch&acirc;tre &agrave;
+force d'usure. Il rime sans doute, car il &eacute;crit, il efface, et, par
+instants, il rel&egrave;ve ce front o&ugrave; les veines se gonflent, ses gros yeux
+bleus, qui expriment une si r&eacute;elle bont&eacute; lorsque nous ne le tourmentons
+pas de nos taquineries, fouillent la salle et font le tour des
+trente-cinq pupitres. Moi aussi je regarde ces compagnons de mon
+esclavage actuel. Ils ont des visages que je commence &agrave; si bien
+conna&icirc;tre: Rocquain, tout petit, avec un nez trop grand, rouge dans une
+face longue et bl&ecirc;me;&mdash;Parizelle, immense, avec sa m&acirc;choire en avant. Il
+est blond, il a des yeux verts, des taches de rousseur, et par gageure,
+l'autre &eacute;t&eacute;, il a mang&eacute; un hanneton. Il y a aussi Gervais, un brun tout
+fris&eacute;, qui &eacute;crit son testament chaque semaine. Il m'a communiqu&eacute; le
+dernier de ces opuscules o&ugrave; se trouve cette clause: &laquo;Je l&egrave;gue &agrave;
+Leyreloup un bon conseil enferm&eacute; dans ma lettre &agrave; Corn&eacute;lis&raquo;. Leyreloup
+est son ancien ami qui lui a jou&eacute; le tour de le rouler, l'automne
+dernier, dans un tas de feuilles s&egrave;ches, entra&icirc;n&eacute; &agrave; cette malice par le
+grand Parizelle, que le rancuneux Gervais consid&egrave;re depuis lors comme un
+sc&eacute;l&eacute;rat, et le conseil enferm&eacute; dans la lettre posthume est un avis de
+d&eacute;fiance &agrave; l'&eacute;gard du g&eacute;ant... Tout ce petit monde est la proie de mille
+int&eacute;r&ecirc;ts pu&eacute;rils et qui, d&egrave;s cette &eacute;poque, m'apparaissent tels, quand je
+les compare aux souvenirs que je porte en moi. Et eux aussi, mes
+camarades, semblent comprendre qu'il y a dans ma vie quelque chose qui
+n'est pas dans la leur; ils ne m'ont inflig&eacute; aucune des mis&egrave;res qui
+sont l'&eacute;preuve accoutum&eacute;e des nouveaux, mais je ne suis l'ami d'aucun
+d'eux, except&eacute; de ce m&ecirc;me Gervais qui va en rangs avec moi lorsque nous
+sortons. C'est un gar&ccedil;on imaginatif et qui d&eacute;vore chez lui une
+collection de num&eacute;ros du <i>Journal pour tous</i>. Il a d&eacute;couvert l&agrave; une
+suite de romans qui s'appellent: <i>l'Homme aux figures de cire</i>, <i>le Roi
+des Gabiers</i>, <i>le Chat du bord</i>, et, de jeudi en jeudi, les jours de
+promenade, il me les raconte. Le fond tragique de mes r&ecirc;veries me fait
+trouver un &eacute;trange plaisir &agrave; ces r&eacute;cits o&ugrave; le crime joue le r&ocirc;le
+principal. J'ai eu le malheur de dire cette malsaine distraction &agrave; ma
+bonne tante, et le proviseur a s&eacute;par&eacute; le feuilletoniste improvis&eacute; de son
+public. On nous d&eacute;fend, &agrave; Gervais et &agrave; moi, d'aller ensemble &agrave; la
+promenade. Ma tante Louise a cru ainsi calmer les fr&eacute;n&eacute;sies d'une
+sensibilit&eacute; qui l'effraye. Pauvre femme! Ni la sollicitude de sa
+tendresse, ni les soins pieux de sa pr&eacute;voyance,&mdash;elle vient de Compi&egrave;gne
+&agrave; Versailles chaque dimanche pour me faire sortir,&mdash;ni mon travail,&mdash;car
+je redouble d'efforts pour que mon beau-p&egrave;re ne puisse pas triompher de
+mes mauvaises notes,&mdash;ni ma religion exalt&eacute;e,&mdash;car je suis devenu le
+plus fervent de nous tous &agrave; la chapelle,&mdash;non, rien n'apaise l'esp&egrave;ce
+de d&eacute;mon int&eacute;rieur qui me ravage l'&acirc;me. Durant les &eacute;tudes du soir, et
+dans mes repos entre deux s&eacute;ances de travail, je relis une lettre dont
+l'enveloppe porte un timbre &agrave; l'effigie du roi Victor-Emmanuel. C'est ma
+p&acirc;ture de la semaine que ces pages qui me viennent de maman. Elles me
+disent sur son voyage beaucoup de d&eacute;tails que je ne comprends gu&egrave;re. Ce
+que je comprends, c'est qu'elle est heureuse, sans moi, hors de
+moi;&mdash;c'est que la pens&eacute;e de mon p&egrave;re et de sa mort myst&eacute;rieuse ne la
+hante pas?&mdash;c'est surtout qu'elle aime son nouveau mari, et je suis
+jaloux, mis&eacute;rablement, vilainement jaloux. Mon imagination, qui a ses
+lacunes &eacute;tranges, a ses minuties singuli&egrave;res... Je vois ma m&egrave;re dans une
+chambre d'h&ocirc;tel, et, dispos&eacute;es sur une table, les pi&egrave;ces de son
+n&eacute;cessaire de voyage qui sont en vermeil avec son chiffre en relief, son
+pr&eacute;nom tout entier et la premi&egrave;re lettre de son nom de femme entrelac&eacute;e
+aux lettres de ce pr&eacute;nom: Marie C...&mdash;Ah! n'&eacute;tait-ce pas son droit de
+refaire loyalement son existence? Pourquoi renierait-elle son pass&eacute;?
+Pourquoi ce m&eacute;lange de ce pass&eacute; &agrave; son pr&eacute;sent me fait-il si mal,&mdash;si mal
+que tout &agrave; l'heure, au dortoir, &eacute;tendu sur mon &eacute;troit lit de fer, je ne
+pourrai pas fermer les yeux?</p>
+
+<p>Qu'elles me semblaient longues, ces nuits, lorsque je me couchais sur
+cette impression-l&agrave;, et comme je luttais en vain pour obtenir
+l'an&eacute;antissement de mon esprit dans le doux ab&icirc;me du sommeil! Je
+demandais ce sommeil &agrave; Dieu, de toutes les forces de ma pi&eacute;t&eacute; d'enfant.
+Je disais mentalement douze fois douze <i>Pater</i> et douze <i>Ave</i>,&mdash;et je ne
+dormais pas. J'essayais alors de me forger une chim&egrave;re. J'appelais ainsi
+un bizarre pouvoir dont je me savais dou&eacute;. Tout petit gar&ccedil;on, et une
+fois que je souffrais d'une rage de dents, j'avais ferm&eacute; les yeux,
+ramen&eacute; mon &acirc;me sur elle-m&ecirc;me et forc&eacute; mon esprit &agrave; se repr&eacute;senter une
+sc&egrave;ne heureuse dont je fusse le h&eacute;ros. J'avais pu ainsi ali&eacute;ner ma
+sensation pr&eacute;sente au point de ne plus me douter de mon mal. Maintenant,
+chaque fois que je souffre, je fais de m&ecirc;me, et ce proc&eacute;d&eacute; me r&eacute;ussit
+presque toujours.&mdash;Je l'emploie en vain lorsqu'il s'agit de maman. Au
+lieu du tableau de f&eacute;licit&eacute; que j'&eacute;voque, l'autre tableau se pr&eacute;sente,
+celui de l'intimit&eacute; de l'&ecirc;tre que j'aime le plus au monde avec l'homme
+que je hais le plus. Car je le hais, animalement, et sans que j'en
+puisse donner d'autre motif, sinon qu'il a pris la premi&egrave;re place dans
+ce c&#339;ur qui fut tout &agrave; moi. Allons, j'entendrai les heures sonner, une
+fois au clocher d'une &eacute;glise voisine, et une fois &agrave; l'horloge de notre
+coll&egrave;ge,&mdash;un tintement grave, puis un tintement gr&ecirc;le. J'entendrai le
+vieux Sorbelle marcher le long du dortoir, tristement &eacute;clair&eacute; de
+quelques quinquets, puis rentrer dans la chambre qu'il occupe &agrave; une des
+extr&eacute;mit&eacute;s. Que les deux rang&eacute;es de nos petits lits sont lugubres &agrave;
+regarder, avec leurs boules de cuivre qui brillent dans l'ombre, et le
+ronflement des dormeurs odieux &agrave; entendre! D'intervalle &agrave; intervalle, un
+veilleur passe, un ancien soldat &agrave; la face large, &agrave; la grosse moustache
+noire. Il est engonc&eacute; dans un caban de drap brun et porte une lanterne
+sourde. Est-ce qu'il n'a pas peur la nuit, tout seul, le long des
+escaliers de pierre du lyc&eacute;e o&ugrave; le vent s'engouffre avec un bruit
+sinistre? Que je n'aimerais pas &agrave; en descendre les marches, dans ce
+frisson des t&eacute;n&egrave;bres, de crainte d'y rencontrer un revenant! Je chasse
+cette nouvelle id&eacute;e, mais vainement encore, et puis je songe... O&ugrave; est
+celui qui a tu&eacute; mon p&egrave;re? Est-ce d'&eacute;pouvante, est-ce d'horreur que je
+fr&eacute;mis &agrave; cette question? Et je songe toujours... Sait-il que je suis
+ici? Et la panique m'affole, et je me demande si l'assassin ne serait
+pas capable de se d&eacute;guiser en gar&ccedil;on de coll&egrave;ge pour venir me frapper &agrave;
+mon tour? Je recommande mon &acirc;me &agrave; Dieu, et c'est sur ces affreuses
+pens&eacute;es que je m'endors enfin, tr&egrave;s tard, pour &ecirc;tre r&eacute;veill&eacute; en sursaut
+&agrave; cinq heures et demie du matin, la t&ecirc;te lass&eacute;e, les nerfs tendus, ma
+pauvre &acirc;me malade, d'une maladie qui ne peut pas gu&eacute;rir.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001A.png" alt="A" /></span><span class="smcap">utres</span> images.&mdash;Trois ann&eacute;es se sont &eacute;coul&eacute;es depuis le soir d'automne
+o&ugrave; une voiture de place nous a d&eacute;pos&eacute;s, mon beau-p&egrave;re et moi, dans ce
+coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du
+coll&egrave;ge. Je devais passer dans ce coll&egrave;ge dix mois seulement, ceux que
+ma m&egrave;re passerait, elle, en Italie. Oui, c'&eacute;tait un soir de l'automne de
+1866,&mdash;nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeur&eacute; interne dans
+ce lyc&eacute;e &laquo;o&ugrave; l'air est si bon, o&ugrave; je travaille si bien&raquo;,&mdash;ce sont les
+raisons que ma m&egrave;re a donn&eacute;es pour ne pas me reprendre chez elle; et la
+na&iuml;ve femme est de bonne foi en r&eacute;p&eacute;tant les phrases de M. Termonde.
+D'ailleurs ne m'a-t-elle pas consult&eacute;? N'ai-je pas r&eacute;pondu, moi aussi,
+que je pr&eacute;f&eacute;rais l'internat? Une exp&eacute;rience de quelques semaines de
+vacances, au retour de leur voyage, m'a d&eacute;montr&eacute; que mon c&#339;ur saignerait
+trop, &agrave; la voir aimer son mari comme elle l'aime. Mes yeux aigus
+d'enfant jaloux, et qui se souvient, surprennent trop de signes de ce
+sentiment. Elle passe, comme autrefois, ses blanches mains sur ma t&ecirc;te,
+pour me caresser, mais cette flatterie ne m'est plus douce depuis qu'une
+seconde alliance brille sur une de ces mains, et un jour arriva o&ugrave; cette
+seconde alliance y demeura seule! Du vivant de mon p&egrave;re, et lorsqu'il
+s'approchait d'elle pour l'embrasser, toujours elle avait un premier
+geste de d&eacute;fense, l'&eacute;cartant de son bras, ou d&eacute;tournant la t&ecirc;te. Comme
+elle est soumise aujourd'hui et docile &agrave; poser cette m&ecirc;me t&ecirc;te sur
+l'&eacute;paule de M. Termonde! Il la prend, sans qu'elle se d&eacute;fende, par cette
+taille qu'elle a gard&eacute;e si souple. Il pos&eacute; un baiser sur ce front qui ne
+se retire pas et que des boucles encadrent, au lieu des bandeaux qui
+plaisaient &agrave; mon p&egrave;re. Chacune de ces familiarit&eacute;s m'est une torture.
+Comment le devinerait-elle? Durant ces premi&egrave;res vacances, une
+apr&egrave;s-midi que nous devions sortir et que la femme de chambre n'&eacute;tait
+pas l&agrave;, M. Termonde lui a boutonn&eacute; ses bottines de promenade. Je l'ai vu
+qui lui prenait le pied, apr&egrave;s lui avoir &ocirc;t&eacute; un petit soulier d&eacute;couvert,
+et qui mettait enfantinement un baiser sur ce pied chauss&eacute; d'un bas
+couleur pens&eacute;e. J'ai subi un trop fort acc&egrave;s de rage lors de cette
+petite sc&egrave;ne pour ne pas pr&eacute;f&eacute;rer le coll&egrave;ge, qui ne me rappelle, du
+moins, ni le second mariage que je d&eacute;teste, ni mon p&egrave;re si profond&eacute;ment
+oubli&eacute; l&agrave; o&ugrave; je voudrais tant que sa m&eacute;moire surv&eacute;c&ucirc;t. Et j'ai dit: Oui,
+au d&eacute;sir de mon beau-p&egrave;re; et j'ai gard&eacute; la tunique.</p>
+
+<p>Pourquoi cet hiver de 1869-1870 se repr&eacute;sente-t-il &agrave; mon souvenir? Ce
+n'est pas qu'il ait &eacute;t&eacute; distingu&eacute; par aucun &eacute;v&eacute;nement nouveau; mais j'ai
+l&agrave; devant les yeux une photographie de moi &agrave; cette date, et je retrouve,
+en la regardant, la trace plus vive de mon &acirc;me d'alors. Je m'apparais &agrave;
+moi-m&ecirc;me comme une sorte de spectre r&eacute;trospectif, avec ma t&ecirc;te tondue,
+ma maigreur de gar&ccedil;on qui a trop grandi. C'&eacute;tait l'&eacute;poque des
+conversations grossi&egrave;rement libres, des lectures h&acirc;tives et
+d&eacute;sordonn&eacute;es, de l'irr&eacute;ligion pr&eacute;coce et outrageante. Les visages de mes
+camarades me reviennent aussi dans le demi-jour de ce pass&eacute; d&eacute;j&agrave; si
+distant. Rocquain, plus bl&ecirc;me que jamais avec son nez rouge d'acteur
+comique, chante des chansons de caf&eacute;-concert, fume des cigarettes dans
+des endroits inavouables, et collectionne des photographies
+d'actrices... Gervais, toujours brun et fris&eacute;, s'est passionn&eacute; pour les
+courses; il y joue avec bonheur; il s'est r&eacute;concili&eacute; avec Leyreloup,
+&laquo;l'h&eacute;riss&eacute;&raquo;, comme nous l'appelons, et il lui a communiqu&eacute; sa dangereuse
+manie. Ils organisent &agrave; eux deux des steeple-chases d'insectes, de
+chenilles et de tortues. Ils ont m&ecirc;me imagin&eacute; une combinaison de paris &agrave;
+laquelle prennent part une dizaine d'entre nous. Le jeu consiste &agrave;
+placer devant un dictionnaire plusieurs morceaux de papier sur chacun
+desquels est inscrit un nom de cheval. On ouvre et on ferme le
+dictionnaire avec rapidit&eacute;. Celui des morceaux de papier que ce petit
+coup de vent porte le plus loin a gagn&eacute; le prix, et ceux qui ont pari&eacute;
+sur lui se partagent les enjeux. L'immense Parizelle a grandi encore. &Agrave;
+seize ans, il porte d&eacute;j&agrave; la barbe et il a des ma&icirc;tresses. Des
+sous-officiers d'artillerie, dont il a fait la connaissance, un jour que
+son correspondant l'avait laiss&eacute; vagabonder seul dans le parc, l'ont
+men&eacute; dans un certain caf&eacute; dont il nous montre le chemin quand nous
+allons en promenade. Il nous d&eacute;crit ce caf&eacute; par le menu, les vitres
+d&eacute;polies, la salle remplie de femmes habill&eacute;es comme des b&eacute;b&eacute;s, avec des
+chemisettes toutes courtes, des bas de couleur, de hautes bottines &agrave;
+boutons dor&eacute;s, et l&agrave;-dedans un tapage, une gaiet&eacute;, des chansons, des
+soldats debout qui boivent, d'autres assis qui ont pendu aux murs leur
+sabre et leur shako,&mdash;et les escaliers qui r&eacute;sonnent sous les grosses
+bottes de ceux qui descendent. Quant &agrave; moi, j'ai un nouvel ami, Joseph
+Dediot, qui m'a fait conna&icirc;tre quelques vers de Musset. Nous raffolons
+de ce po&egrave;te. Dediot se trouve plac&eacute; en classe &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Scelles, le fils
+du libraire, celui que nous avons surnomm&eacute; Bel-&#338;il, parce qu'il est
+louche. Bel-&#338;il est paresseux comme un homard, et Dediot a pass&eacute; avec
+lui le plus &eacute;trange march&eacute;. Dediot lui fait tous ses devoirs, et, en
+retour de chacun, Bel-&#338;il livre la copie de vingt vers de <i>Rolla</i>.
+Moyennant je ne sais combien de versions, de th&egrave;mes et de vers latins,
+mon ami s'est procur&eacute; tout le po&egrave;me, et nous r&eacute;citons avec fr&eacute;n&eacute;sie:</p>
+
+<p>
+<span style="margin-left: 2em;"><i>&Ocirc; Christ! je ne suis pas de ceux que la pri&egrave;re...</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Et encore, appliquant ces vers &agrave; notre lyc&eacute;e dont les m&#339;urs sont celles
+de tous les internats:</p>
+
+<p>
+<span style="margin-left: 10em;"><i>.......Et la corruption</i></span><br />
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Y baise en plein soleil la prostitution.</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons &agrave; l'ath&eacute;isme
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, comme Parizelle et Rocquain jouent &agrave; la d&eacute;bauche, Gervais au
+sport et au chic, d'autres &agrave; la politique et d'autres &agrave; l'amour. Le p&egrave;re
+Sorbelle, renvoy&eacute; du lyc&eacute;e, vient de publier un pamphlet o&ugrave; il se peint
+lui-m&ecirc;me sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M.
+Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous d&eacute;cide &agrave; une
+conspiration qui n'aboutit pas. Nous voil&agrave; jouant aux r&eacute;volutionnaires.
+L'&eacute;trange discipline que celle de ces inf&acirc;mes coll&egrave;ges, o&ugrave; les
+adolescents g&acirc;tent leurs ann&eacute;es d'innocence heureuse par la copie
+pu&eacute;rile et anticip&eacute;e des passions dont ils souffriront r&eacute;ellement un
+jour;&mdash;tels les enfants qui doivent mourir &agrave; la guerre, et font les
+soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! H&eacute;las! le jeu,
+pour moi, a fini trop vite.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait pourtant mon home, l'endroit o&ugrave; je me sentais vraiment chez
+moi,&mdash;ce maussade coll&egrave;ge avec ses cours st&eacute;riles, ses &eacute;tudes
+renferm&eacute;es, son r&eacute;fectoire empoisonn&eacute; d'odeur de vaisselle, ses classes
+dont les pupitres &eacute;taient tatou&eacute;s d'inscriptions au canif, ses dortoirs
+aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de
+l'h&ocirc;pital, parce que l&agrave; du moins je ne retrouvais pas la preuve
+incessante de mon double malheur. Je m'y d&eacute;tendais, apr&egrave;s tout, dans la
+na&iuml;vet&eacute; de mon &acirc;ge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'id&eacute;e fixe du
+meurtrier de mon p&egrave;re &agrave; d&eacute;couvrir et de mon beau-p&egrave;re &agrave; d&eacute;tester. Mes
+jours de sortie &eacute;taient pour moi des jours de supplice qui m'auraient
+fait appr&eacute;hender avec terreur la fin de mes ann&eacute;es de lyc&eacute;e, si je
+n'avais su qu'au lendemain de mon baccalaur&eacute;at j'aurais ma fortune et
+que je pourrais m'adonner tout entier &agrave; la recherche qui devait &ecirc;tre le
+but supr&ecirc;me de ma vie. Je m'&eacute;tais jur&eacute; d'atteindre, moi, ce myst&eacute;rieux
+assassin que la justice n'avait pas d&eacute;couvert, et je trouvais dans cette
+r&eacute;solution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une
+extraordinaire force morale. Cela ne m'emp&ecirc;chait pas de souffrir pour
+des v&eacute;tilles, aussit&ocirc;t que ces v&eacute;tilles me devenaient des signes que
+j'&eacute;tais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau pr&eacute;sents les
+supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me
+conduire chez ma m&egrave;re vient me chercher, ces dimanches-l&agrave;, vers les huit
+heures, je reconnais &agrave; son sans-g&ecirc;ne que je ne suis plus le fils de la
+maison, l'enfant-roi auquel la servilit&eacute; des gens tient &agrave; plaire.
+Celui-ci, cet inf&acirc;me Fran&ccedil;ois Niquet, avec son menton ras&eacute;, son &#339;il
+insolent, ne l&egrave;ve pas son chapeau quand j'arrive au parloir o&ugrave; il
+m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de
+bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me
+demander la permission, et la fum&eacute;e du tabac m'&eacute;c&#339;ure. Je mourrais
+plut&ocirc;t que de lui faire une observation; car il m'est arriv&eacute; une fois de
+me plaindre du valet de chambre de mon beau-p&egrave;re, un m&eacute;chant dr&ocirc;le &agrave; qui
+l'on a donn&eacute; raison, et depuis lors j'ai d&eacute;cid&eacute; que jamais plus je ne
+m'exposerais &agrave; cet affront. D'ailleurs, j'ai d&eacute;j&agrave; trop souffert, et
+souffrir, ainsi apprend &agrave; m&eacute;priser... Le train marche sans que j'&eacute;change
+cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour tr&egrave;s fier et
+tr&egrave;s difficile; mais par la m&ecirc;me disposition d'esprit qui, tout enfant,
+me rendait boudeur, j'aime &agrave; d&eacute;plaire &agrave; qui me d&eacute;pla&icirc;t... &Agrave; travers ce
+silence et la fumerie du rustre, nous arrivons &agrave; la gare Montparnasse.
+Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons
+&agrave; pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues
+bord&eacute;es de masures, d'hospices et de boutiques de bric-&agrave;-brac. Nous
+contournons l'&eacute;glise Saint-Fran&ccedil;ois-Xavier avec ses deux gr&ecirc;les tours,
+puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre
+h&ocirc;tel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre
+cr&eacute;ature de M. Termonde, et sa large face, o&ugrave; je lis une hostilit&eacute; qui
+n'est sans doute qu'une enti&egrave;re indiff&eacute;rence. Mais tout se transforme
+pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au
+visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une
+belle et claire pi&egrave;ce inond&eacute;e de soleil avec une fen&ecirc;tre ouverte sur le
+jardin et une porte sur la chambre de ma m&egrave;re. J'occupe maintenant une
+esp&egrave;ce de grand cabinet, au Nord, d'o&ugrave; j'ai pour unique vue un chantier
+de bois. Quand j'arrive &agrave; la maison par ces matins de dimanche, c'est l&agrave;
+que je dois monter, en attendant que ma m&egrave;re soit lev&eacute;e et puisse me
+recevoir. On ne s'est pas donn&eacute; la peine d'allumer du feu; j'en demande,
+et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je
+m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon p&egrave;re, exil&eacute;
+aujourd'hui chez moi, apr&egrave;s avoir si longtemps figur&eacute; sur un chevalet,
+drap&eacute; d'une &eacute;toffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois
+humide qui s'enflamme, &acirc;cre et forte, se m&ecirc;le &agrave; la fade senteur de cette
+pi&egrave;ce que l'on n'a pas a&eacute;r&eacute;e de toute la semaine. J'ai l&agrave; quelques
+minutes am&egrave;res &agrave; passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon
+moral o&ugrave; je suis plong&eacute;, plus cruellement. Et ma m&egrave;re vit, elle respire
+&agrave; quelques pas de moi,&mdash;et elle m'aime!</p>
+
+<p>Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse,
+je reconnais que mon caract&egrave;re entra pour beaucoup dans le malentendu
+qui n'a pas cess&eacute; entre cette pauvre m&egrave;re et moi. Oui, elle m'aimait et
+elle aimait en m&ecirc;me temps son mari. C'&eacute;tait &agrave; moi de lui expliquer la
+sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son c&#339;ur et en
+m&eacute;langeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait
+&eacute;pargn&eacute; cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous
+rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de
+sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le d&eacute;jeuner,
+elle attendait de moi un &eacute;lan, une effusion, comment e&ucirc;t-elle su que la
+pr&eacute;sence de son mari me paralysait, de m&ecirc;me que jadis au moment de nos
+adieux, lors de son d&eacute;part pour l'Italie? C'&eacute;tait un myst&egrave;re
+inintelligible pour elle que cette incapacit&eacute; absolue de montrer mon
+&acirc;me, cette atonie qui m'accablait aussit&ocirc;t que nous n'&eacute;tions plus seuls,
+elle et moi, moi et elle,&mdash;et nous ne l'&eacute;tions jamais. Il n'est presque
+pas de visite &agrave; Versailles,&mdash;elle venait une fois la semaine, le
+mercredi,&mdash;durant laquelle mon beau-p&egrave;re ne l'ait accompagn&eacute;e. Je ne lui
+ai pas &eacute;crit une lettre qu'elle ne l'ait montr&eacute;e &agrave; son mari, comme elle
+faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et
+qu'elle devait dire: &laquo;Andr&eacute; m'a &eacute;crit&raquo;, puis tendre &agrave; cet homme la
+feuille de papier o&ugrave; je ne pouvais pas tracer une ligne sinc&egrave;re, &eacute;mue,
+confiante,&mdash;&agrave; cause de cette id&eacute;e que ses yeux, &agrave; lui, s'y poseraient.
+En ai-je d&eacute;chir&eacute; de ces billets o&ugrave; j'essayais de lui raconter le d&eacute;tail
+des troubles parmi lesquels je vivais! Oui, j'aurais d&ucirc; lui parler tout
+de m&ecirc;me, m'expliquer un peu, confesser ma peine, ma folle jalousie, mon
+ombrageuse tristesse, le besoin d'avoir dans sa pens&eacute;e un coin &agrave; moi
+seul, ne f&ucirc;t-ce qu'une piti&eacute;... et je n'osais pas. Une fatalit&eacute; de ma
+nature voulait que je sentisse trop fortement la peine que je lui
+causerais en parlant, et je me trouvais incapable de la supporter. Les
+agitations diverses de mon c&#339;ur aboutissaient donc &agrave; un silence timide,
+&agrave; une g&ecirc;ne devant elle, qui la gagnait. Elle &eacute;tait, comme beaucoup de
+femmes, impuissante &agrave; comprendre un caract&egrave;re diff&eacute;rent du sien, une
+fa&ccedil;on de sentir oppos&eacute;e &agrave; la sienne. Elle &eacute;tait heureuse dans son second
+mariage, elle aimait, elle &eacute;tait aim&eacute;e. Elle avait rencontr&eacute; dans M.
+Termonde un homme &agrave; qui elle avait tout donn&eacute; de sa vie, et elle m'avait
+donn&eacute; aussi, na&iuml;vement, g&eacute;n&eacute;reusement. J'&eacute;tais son fils, il lui semblait
+si naturel que celui qu'elle aimait aim&acirc;t aussi son enfant. Et, de fait,
+M. Termonde n'avait-il pas &eacute;t&eacute; pour moi un protecteur vigilant,
+irr&eacute;prochable? N'avait-il pas pris garde aux moindres d&eacute;tails de mon
+&eacute;ducation? Sans doute il avait insist&eacute; pour que je fusse interne; mais
+j'avais &eacute;t&eacute;, moi aussi, de cet avis. Il m'avait choisi des ma&icirc;tres de
+toutes choses: j'apprenais l'escrime, l'&eacute;quitation, la danse, la
+musique, les langues &eacute;trang&egrave;res. Il s'&eacute;tait occup&eacute; et il continuait &agrave;
+s'occuper des plus menus d&eacute;tails, depuis le cadeau du jour de l'an,
+qu'il me donnait magnifique, jusqu'au chiffre de ma pension de chaque
+jeudi, de &laquo;ma semaine&raquo;, comme nous disions, qui atteignait le maximum
+permis par le r&egrave;glement. Jamais cet homme, si naturellement imp&eacute;rieux,
+n'&eacute;levait la voix en me parlant. Il ne s'&eacute;tait plus une fois, depuis son
+mariage, d&eacute;parti avec moi d'une politesse parfaite o&ugrave; une femme
+amoureuse devait trouver la preuve du tact le plus exquis et de
+l'affection la plus d&eacute;vou&eacute;e... Formuler mes griefs contre mon beau-p&egrave;re?
+Eh bien! non, je ne le pouvais pas. Ils r&eacute;sidaient tous dans des nuances
+dont je n'aurais pas su articuler avec des mots l'expression juste, et
+je me taisais. Ce mutisme, mon absence de d&eacute;monstrations &agrave; l'&eacute;gard de
+mon beau-p&egrave;re, ma r&eacute;serve avec elle, comment ma m&egrave;re se serait-elle
+expliqu&eacute; toutes ces singularit&eacute;s d'humeur, sinon par mon &eacute;go&iuml;sme et ma
+s&eacute;cheresse? Elle me croyait, en effet, un enfant &eacute;go&iuml;ste et sec; et moi,
+par une maladive disposition d'&acirc;me, je me sentais, en sa pr&eacute;sence,
+devenir malgr&eacute; moi celui qu'elle croyait. Je me contractais et me
+repliais comme un animal effarouch&eacute;. Mais pourquoi ne m'&eacute;pargnait-elle
+pas ces &eacute;preuves qui achevaient de nous ali&eacute;ner l'un &agrave; l'autre? Dans ce
+revoir de chaque dimanche, pourquoi ne me m&eacute;nageait-elle pas les cinq
+minutes de t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te qui m'eussent permis, non pas de lui parler, je
+n'en demandais pas tant, mais de l'embrasser, comme je l'aimais, avec
+tout mon c&#339;ur. J'arrivais dans cette esp&egrave;ce de petit atelier qu'elle
+avait transform&eacute; en un salon intime. J'en connaissais si bien les
+moindres recoins pour y avoir jou&eacute;, &agrave; mon gr&eacute;, quand j'&eacute;tais le ma&icirc;tre,
+le fils g&acirc;t&eacute; dont chaque d&eacute;sir &eacute;tait un ordre. M. Termonde &eacute;tait l&agrave; dans
+son costume de matin, qui fumait des cigarettes en lisant les journaux.
+Rien que le bruit du papier qu'il froissait, rien que le son de sa voix
+quand il me disait bonjour, rien que le contact de sa main dont il ne me
+donnait que le bout des doigts;&mdash;et je me ramassais sur moi-m&ecirc;me. Mon
+antipathie &eacute;tait si forte que je ne me rappelle pas avoir jamais mang&eacute;
+de bon app&eacute;tit, assis &agrave; une table o&ugrave; il se trouvait. Aussi les d&eacute;jeuners
+et les d&icirc;ners de ces dimanches portaient-ils mon malaise &agrave; son extr&ecirc;me.
+Ah! je ha&iuml;ssais tout de lui, et ses yeux bleus presque trop &eacute;cart&eacute;s
+qu'il fixait parfois, et qui d'autres fois roulaient un peu dans leurs
+orbites, et son front haut, avanc&eacute;, pr&eacute;cocement encadr&eacute; de cheveux gris,
+et la finesse de son profil et la distinction de ses mani&egrave;res qui
+contrastaient avec la lourdeur de ma nature,&mdash;jusqu'&agrave; la cambrure de
+son pied dans sa bottine. Il me semble que, m&ecirc;me &agrave; l'heure pr&eacute;sente, je
+reconna&icirc;trais entre mille un v&ecirc;tement port&eacute; par lui, tant je l'ai senti
+vivant, sous l'influence de cette aversion! Avec mon instinct d'enfant
+je comprenais si bien que cet homme mince, aux gestes f&eacute;lins, &agrave; la voix
+flatteuse, avec son aristocratie native et acquise, &eacute;tait le vrai mari
+de la cr&eacute;ature gracieuse, par&eacute;e et presque id&eacute;ale &agrave; qui je ressemblais
+aussi peu, moi son fils, que lui avait ressembl&eacute; mon pauvre p&egrave;re.&mdash;Dieu!
+la sensation am&egrave;re!</p>
+
+<p>De ces ab&icirc;mes de silence o&ugrave; je roulais par ces jours tristes de mes
+sorties, avec quel int&eacute;r&ecirc;t passionn&eacute; je suivais les conversations qui se
+tenaient devant moi, surtout durant les d&eacute;jeuners et les d&icirc;ners que nous
+prenions &agrave; d'autres heures que du vivant de mon p&egrave;re, dans la salle &agrave;
+manger meubl&eacute;e &agrave; nouveau comme tout l'h&ocirc;tel! Et cette nouveaut&eacute;
+d'ameublement &eacute;tait bien le symbole de la nouveaut&eacute; de la vie de ma
+m&egrave;re. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait travers&eacute; la
+diplomatie, se trouvait avoir conserv&eacute; des relations toutes diff&eacute;rentes
+de celles qui &eacute;taient les n&ocirc;tres autrefois. Ma m&egrave;re et lui &eacute;taient
+lanc&eacute;s dans cette soci&eacute;t&eacute; cosmopolite et m&ecirc;l&eacute;e que d&egrave;s lors on appelait
+la soci&eacute;t&eacute; &eacute;l&eacute;gante. Qu'&eacute;taient devenus les habitu&eacute;s des rares soir&eacute;es
+que mon p&egrave;re donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre
+personnes &agrave; d&icirc;ner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et
+les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien
+ministre du roi Louis-Philippe, rentr&eacute; au barreau, &eacute;tait l'oracle de ce
+cercle. On mangeait &agrave; six heures et demie ces jours-l&agrave; au lieu de sept
+heures, parce que le vieil homme d'&Eacute;tat se retirait &agrave; dix heures. Dans
+ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au th&eacute;&acirc;tre &eacute;tait un
+&eacute;v&eacute;nement et un bal faisait &eacute;poque. Du moins les choses se
+repr&eacute;sentaient ainsi &agrave; mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil
+homme d'&Eacute;tat ne venait plus, ni M<sup>me</sup> Largeyx, la veuve de l'ing&eacute;nieur
+que mon p&egrave;re citait toujours comme mod&egrave;le &agrave; maman, et celle-ci appelait
+plaisamment la vieille dame &laquo;ma belle-m&egrave;re&raquo;. Maintenant, mon beau-p&egrave;re
+et ma m&egrave;re sortaient presque chaque soir. Ils avaient des chevaux et
+plusieurs voitures, au lieu du coup&eacute; lou&eacute; au mois dont se contentait la
+femme de l'avocat en renom. Les hommes que je voyais venir apr&egrave;s le
+repas, les femmes que je rencontrais &agrave; six heures chez ma m&egrave;re avaient
+comme un air si jeune, si fringant. Il n'&eacute;tait question que de
+divertissements, de com&eacute;dies nouvelles et de bals costum&eacute;s, de courses
+et de toilettes. Mon p&egrave;re, impr&eacute;gn&eacute; des id&eacute;es de la monarchie de
+Juillet, comme l'ancien ministre son ma&icirc;tre, parlait jadis avec s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+du r&eacute;gime imp&eacute;rial. Maintenant ma m&egrave;re &eacute;tait invit&eacute;e aux grandes
+r&eacute;ceptions des Tuileries. Comment aurais-je os&eacute; l'entretenir des
+pauvret&eacute;s de ma vie de coll&egrave;ge qui me paraissaient si mesquines en
+regard de sa brillante et opulente existence? Jadis, quand je suivais
+les cours de Bonaparte, je lui racontais par le menu les moindres faits
+et gestes de mes camarades. J'aurais presque eu honte aujourd'hui de
+l'ennuyer avec Rocquain, Gervais, Leyreloup et les autres. Il me
+semblait qu'elle ne pourrait jamais s'int&eacute;resser &agrave; l'histoire, pour moi
+tragique, de Joseph Dediot, lequel venait d'&ecirc;tre trahi par sa cousine
+C&eacute;cile. Malgr&eacute; des boucles de cheveux donn&eacute;es, un bouquet de roses
+accept&eacute;, un baiser surpris et rendu, cette infid&egrave;le avait &eacute;pous&eacute; un
+pharmacien d'Avranches. Dediot &eacute;crivit m&ecirc;me sur son infortune deux
+po&egrave;mes, dont l'un, &agrave; moi d&eacute;di&eacute;, commen&ccedil;ait par ce vers:</p>
+
+<p>
+<span style="margin-left: 2em;"><i>S&egrave;che ton c&#339;ur, Andr&eacute;, ne sois jamais aimant...</i></span><br />
+</p>
+
+<p>Comment aurais-je parl&eacute; de ce petit monde, avec ses petits int&eacute;r&ecirc;ts, ses
+petites passions, &agrave; une femme qui d&icirc;nait chez la duchesse d'Arcole, qui
+avait pour amies intimes une mar&eacute;chale, deux marquises, et dont les
+f&ecirc;tes &eacute;taient racont&eacute;es dans les journaux? Ma m&egrave;re &eacute;tait &agrave; pr&eacute;sent la
+belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplac&eacute; son nom
+d'autrefois, que je me trouvais presque le seul &agrave; me souvenir qu'elle
+&eacute;tait aussi la veuve de M. Corn&eacute;lis,&mdash;celui dont les m&ecirc;mes journaux
+avaient d&eacute;taill&eacute; autrefois la fin sinistre.&mdash;Elle-m&ecirc;me l'avait-elle
+oubli&eacute;? Se le rappelait-elle?...</p>
+
+<p>&laquo;L'oubli? Est-ce donc l&agrave; vraiment la loi du monde?...&raquo; me demandais-je
+avec la r&eacute;volte d'un c&#339;ur tout jeune et qui n'admet pas les compromis
+in&eacute;vitables du sentiment.&mdash;Et je me r&eacute;pondais que non. Il y avait une
+personne qui se souvenait, autant que moi,&mdash;une personne pour laquelle
+la mort tragique de mon p&egrave;re continuait d'&ecirc;tre un cauchemar,&mdash;une
+personne &agrave; qui je pouvais dire toute ma pens&eacute;e et toute ma
+douleur,&mdash;c'&eacute;tait ma bonne et douce tante. Chez elle du moins, rien
+n'avait boug&eacute; des tendresses d'autrefois. Quand je me rendais &agrave;
+Compi&egrave;gne, chaque mois d'ao&ucirc;t, pour y passer une partie de mes
+vacances, je retrouvais toute chose &agrave; sa place, et dans la maison de la
+vieille fille et dans son c&#339;ur. Elle avait consenti &agrave; rester en
+relations suivies avec maman,&mdash;parce que cela valait mieux pour moi, je
+le sentais bien,&mdash;et elle d&icirc;nait boulevard de Latour-Maubourg trois ou
+quatre fois par an. Ch&egrave;re tante Louise! Qu'elle avait de complaisance &agrave;
+m'&eacute;couter me plaindre enfantinement, et toujours elle me renvoyait
+adouci, presque calm&eacute;, plus indulgent pour ma m&egrave;re et convaincu que
+j'avais tort de juger M. Termonde comme je le faisais. Pourtant je ne
+lui disais pas mes repr&eacute;sailles contre l'homme que j'accusais de m'avoir
+vol&eacute; le c&#339;ur de maman. Il m'&eacute;tait arriv&eacute;, de tr&egrave;s bonne heure, de
+surprendre, chez mon beau-p&egrave;re, des signes d'antipathie pareils &agrave; ceux
+que je constatais en moi. Lorsque j'entrais au salon un peu brusquement
+et qu'il soutenait une conversation soit avec ma m&egrave;re, soit avec un de
+ses amis, ma pr&eacute;sence suffisait pour faire subir &agrave; sa voix une l&eacute;g&egrave;re
+alt&eacute;ration, imperceptible peut-&ecirc;tre &agrave; un autre; mais elle ne m'&eacute;chappait
+gu&egrave;re &agrave; moi qui, de mon c&ocirc;t&eacute;, sentais ma gorge se serrer, mes l&egrave;vres
+trembler, ma poitrine se contracter. Je n'aurais pas &eacute;t&eacute; l'adolescent
+r&eacute;fl&eacute;chi et rancunier d'alors, si je n'avais pas song&eacute; &agrave; utiliser au
+profit de ma haine cet &eacute;trange pouvoir de troubler cet homme ex&eacute;cr&eacute;. Mon
+proc&eacute;d&eacute; consistait &agrave; lui infliger cette sensation aigu&euml; de ma pr&eacute;sence
+en me taisant et en le poursuivant de mes regards. Si ma&icirc;tre de lui
+f&ucirc;t-il, jamais je n'ai fix&eacute; ainsi mes yeux sur lui du fond d'une
+chambre, sans qu'&agrave; un moment il ne tourn&acirc;t, lui aussi, les yeux vers
+moi. Ses prunelles alors fuyaient les miennes; il continuait &agrave; causer,
+puis, comme malgr&eacute; lui, me regardait encore; nos yeux se croisaient et
+les siens se d&eacute;robaient de nouveau. &Agrave; un pli qui se formait sur son
+front, je comprenais qu'il &eacute;tait sur le point de me d&eacute;fendre de le
+regarder de la sorte. Puis il se domptait, et quelquefois quittait la
+pi&egrave;ce. Cette sorte de renonciation &agrave; toute lutte avec moi &eacute;tait un parti
+pris chez lui, je le devinais, car je le savais de nature tr&egrave;s &eacute;nergique
+et surtout incapable de supporter qu'on le brav&acirc;t. Il aimait &agrave; raconter
+ce trait de sa jeunesse qu'il avait, attach&eacute; d'ambassade &agrave; Madrid, et
+sur le d&eacute;fi d'un jeune Espagnol, tu&eacute; un taureau dans une course
+d'amateurs. Il devait terriblement en co&ucirc;ter &agrave; son orgueil de me
+permettre la silencieuse insolence de mes yeux, mais il me la
+permettait, et moi je n'avouais pas ce pu&eacute;ril triomphe &agrave; ma tante
+Louise. Il faut tout dire, j'&eacute;tais un enfant malheureux; je me savais
+tel, et j'aimais &agrave; ne rien diminuer de mon malheur en le lui racontant,
+&agrave; l'exag&eacute;rer plut&ocirc;t, pour avoir cette tendre sympathie qui &eacute;manait
+d'elle et me caressait le c&#339;ur. Parfois aussi je lui parlais de mon
+serment intime, de cette promesse solennelle que je m'&eacute;tais faite de
+d&eacute;couvrir l'assassin de mon p&egrave;re et de m'en venger, et elle me mettait
+la main sur la bouche. Elle &eacute;tait pieuse et me r&eacute;p&eacute;tait les mots de
+l'&Eacute;vangile: &laquo;Il faut laisser &agrave; Dieu le soin de punir, disait-elle, ses
+volont&eacute;s sont imp&eacute;n&eacute;trables...&raquo; Elle reprenait: &laquo;Souviens-toi des
+phrases sacr&eacute;es: Pardonnez, on vous pardonnera... ne dites jamais &#339;il
+pour &#339;il, dent pour dent... Ah! chasse de ton c&#339;ur la haine, m&ecirc;me
+celle-l&agrave;...&raquo; Et elle avait dans les yeux des larmes!</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001P.png" alt="P" /></span><span class="smcap">auvre</span> tante! Elle me croyait l'&acirc;me plus forte que je ne l'avais. Il
+n'&eacute;tait pas besoin de ses conseils pour emp&ecirc;cher que je ne me consumasse
+tout entier &agrave; suivre ce d&eacute;sir de vengeance qui avait &eacute;t&eacute; l'&eacute;toile fixe
+de ma premi&egrave;re jeunesse, le phare couleur de sang allum&eacute; dans ma nuit!
+Ah! les r&eacute;solutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec
+nous-m&ecirc;mes, le r&ecirc;ve de consacrer notre &eacute;nergie &agrave; un unique but et qui ne
+change pas,&mdash;la vie se charge de balayer tout cela, p&ecirc;le-m&ecirc;le avec les
+g&eacute;n&eacute;reuses illusions, les enthousiasmes na&iuml;fs, les nobles espoirs. Entre
+le gar&ccedil;on de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'&eacute;tais en 1870,
+et le jeune homme que je me trouvais &ecirc;tre en 1878, huit ann&eacute;es seulement
+plus tard, quelle diff&eacute;rence, quelle diminution d&eacute;j&agrave;!... Et dire que
+sans des hasards, si impossibles &agrave; pr&eacute;voir, je le serais encore, ce
+jeune homme, dont j'ai l&agrave;, tandis que j'&eacute;cris, le portrait accroch&eacute;
+au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regard&egrave;rent
+ce portrait au Salon de cette ann&eacute;e-l&agrave;, parmi tant d'autres, n'ont pas
+soup&ccedil;onn&eacute; qu'il repr&eacute;sentait le fils d'un p&egrave;re assassin&eacute; si
+tragiquement. Je la regarde, &agrave; mon tour, cette image banale d'un
+Parisien banal, avec son teint p&acirc;li par les veilles imb&eacute;ciles, avec ses
+yeux o&ugrave; aucune forte volont&eacute; n'allume son &eacute;clair, avec ses cheveux
+coup&eacute;s &agrave; la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure &eacute;tonn&eacute;
+moi-m&ecirc;me de songer que j'aie pu vivre comme je vivais &agrave; cette &eacute;poque-l&agrave;.
+Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frapp&eacute; mon enfance et les tout
+derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne
+s'&eacute;tait-elle pas &eacute;coul&eacute;e, si vulgaire, si terne, si pareille &agrave; celle du
+premier venu? Notons-en les simples &eacute;tapes.&mdash;Dans la seconde moiti&eacute; de
+1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend &agrave; Compi&egrave;gne, o&ugrave; je suis en
+vacances aupr&egrave;s de ma tante. Mon beau-p&egrave;re et ma m&egrave;re passent le si&egrave;ge
+&agrave; Paris, moi je travaille chez un vieux pr&ecirc;tre de la petite ville, celui
+qui a fait faire &agrave; mon p&egrave;re sa premi&egrave;re communion. Dans l'automne de
+1871, je rentre &agrave; Versailles en rh&eacute;torique. En 1873, au mois d'ao&ucirc;t, je
+suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an &agrave; Angers
+et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel &eacute;tait le p&egrave;re de
+mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon
+beau-p&egrave;re, on m'&eacute;mancipe. C'&eacute;tait le moment o&ugrave; je devais commencer mon
+&#339;uvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas
+accompli cette vengeance qui avait &eacute;t&eacute; le tragique roman et comme la
+religion de mon &acirc;me d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,&mdash;et je m'en
+occupais plus.</p>
+
+<p>Cette indiff&eacute;rence me faisait honte, quand j'y songeais,&mdash;cruellement.
+Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne r&eacute;sultait pas tant de la
+faiblesse de ma nature, que de causes &eacute;trang&egrave;res &agrave; moi qui eussent agi
+de m&ecirc;me sur tout jeune homme plac&eacute; dans ma situation. D&egrave;s l'abord et
+quand je m'attaquai &agrave; ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa
+devant moi, infranchissable. Il est aussi ais&eacute; que sublime de
+s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas
+m'arr&ecirc;ter avant d'avoir puni le coupable. Dans la r&eacute;alit&eacute;, on n'agit
+jamais que par d&eacute;tails, et que pouvais-je? Il me fallait proc&eacute;der comme
+la justice, recommencer l'enqu&ecirc;te qu'elle avait pouss&eacute;e jusqu'&agrave; son
+extr&eacute;mit&eacute; sans rien d&eacute;couvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction,
+maintenant conseiller &agrave; la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'&eacute;tait un
+homme de cinquante ans, aux m&#339;urs tr&egrave;s simples, qui habitait, dans l'&icirc;le
+Saint-Louis, le premier &eacute;tage d'une antique maison d'o&ugrave; la vue
+s'&eacute;tendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince &agrave; cet
+endroit comme un canal. M. Massol, c'&eacute;tait son nom, voulut bien se
+pr&ecirc;ter &agrave; reprendre avec moi l'analyse des donn&eacute;es fournies par
+l'instruction...&mdash;Sur la personnalit&eacute; de l'assassin, aucun doute, non
+plus que sur l'heure du crime. Mon p&egrave;re avait &eacute;t&eacute; tu&eacute; entre midi et demi
+et deux heures, sans lutte, par ce personnage &agrave; haute taille, &agrave; larges
+&eacute;paules, dont les extraordinaires d&eacute;guisements annon&ccedil;aient, d'apr&egrave;s le
+magistrat, un &laquo;amateur&raquo;. L'exc&egrave;s de complication est toujours une
+imprudence, car elle multiplie les chances d'insucc&egrave;s. L'assassin
+s'&eacute;tait-il grim&eacute; parce que mon p&egrave;re le connaissait? &laquo;Non, r&eacute;pondait M.
+Massol, car M. Corn&eacute;lis, tr&egrave;s observateur et qui, en outre, &eacute;tait sur
+ses gardes, ainsi que l'attestent ses derni&egrave;res paroles quand il vous a
+quitt&eacute;s, l'aurait reconnu &agrave; la voix, au regard et &agrave; l'attitude. On ne
+change ni sa taille ni sa carrure comme son visage...&raquo; M. Massol
+expliquait, lui, ce d&eacute;guisement par le simple d&eacute;sir de gagner du temps
+pour sortir de France, au cas o&ugrave; le cadavre e&ucirc;t &eacute;t&eacute; d&eacute;couvert le jour
+m&ecirc;me. En admettant qu'on e&ucirc;t t&eacute;l&eacute;graphi&eacute; de tous c&ocirc;t&eacute;s le signalement
+d'un homme tr&egrave;s brun, &agrave; barbe tr&egrave;s noire, l'assassin, d&eacute;barbouill&eacute; de
+son maquillage, d&eacute;barrass&eacute; de sa perruque et de cette barbe, habill&eacute;
+d'autres v&ecirc;tements, passait la fronti&egrave;re sans &ecirc;tre m&ecirc;me soup&ccedil;onn&eacute;.
+D'apr&egrave;s cette induction et une autre encore, le faux Rochdale habitait
+l'&eacute;tranger. Il avait parl&eacute; anglais &agrave; l'h&ocirc;tel, et les gens l'avaient pris
+r&eacute;ellement pour un Am&eacute;ricain. Cela supposait ou qu'il appartenait &agrave; ce
+pays, ou qu'il y s&eacute;journait d'habitude. En outre, les quelques notes
+donn&eacute;es par lui &agrave; mon p&egrave;re t&eacute;moignaient d'une connaissance tr&egrave;s pr&eacute;cise
+des proc&eacute;d&eacute;s d'affaires pratiqu&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis. Donc un &eacute;tranger,
+Am&eacute;ricain ou Anglais, peut-&ecirc;tre un Fran&ccedil;ais &eacute;tabli en Am&eacute;rique, voil&agrave;
+pour le criminel. Quant au mobile d'un crime aussi compliqu&eacute;, il &eacute;tait
+difficile d'admettre que ce f&ucirc;t le vol. &laquo;Et cependant, faisait observer
+le juge d'instruction, nous ne savons pas ce que contenait le
+portefeuille emport&eacute; par l'assassin... Mais, ajoutait-il, ce qui me
+para&icirc;t d&eacute;truire l'hypoth&egrave;se du vol, c'est le soin que le faux Rochdale a
+pris de d&eacute;pouiller le mort de sa montre en lui laissant au doigt un
+diamant qui valait plus que la montre... J'en conclus que &ccedil;'a &eacute;t&eacute; l&agrave; une
+simple pr&eacute;caution pour d&eacute;pister la police. Je suppose, moi, que cet
+homme a tu&eacute; M. Corn&eacute;lis par vengeance...&raquo; Et l'ancien juge d'instruction
+me citait quelques exemples singuliers des ressentiments qui poursuivent
+soit des m&eacute;decins l&eacute;gistes, soit des procureurs de la r&eacute;publique, soit
+des pr&eacute;sidents d'assises. Il concluait que dans sa vie d'avocat, au
+palais, mon p&egrave;re pouvait avoir excit&eacute; une de ces persistantes et f&eacute;roces
+rancunes. Il avait gagn&eacute; force proc&egrave;s importants; il devait avoir eu
+pour ennemis ceux contre lesquels s'&eacute;tait exerc&eacute; son talent. Qu'un de
+ceux-l&agrave;, ruin&eacute; par la suite, lui e&ucirc;t attribu&eacute; sa ruine, et c'&eacute;tait de
+quoi expliquer tout l'appareil de cette vengeance. M. Massol me faisait
+observer que l'assassin, &eacute;tranger ou non, &eacute;tait connu &agrave; Paris. Comment
+rendre compte sans cela du soin que cet homme avait pris de ne pas se
+montrer dans la rue? On avait retrouv&eacute; la trace de son premier s&eacute;jour,
+fait &agrave; Paris &agrave; l'&eacute;poque de la livraison de la perruque et de la barbe.
+Cette fois-l&agrave;, il &eacute;tait descendu rue d'Aboukir, dans un petit h&ocirc;tel o&ugrave;
+il s'&eacute;tait inscrit sous le nom de Rochester, et il ne sortait jamais
+qu'en fiacre. &laquo;Remarquez aussi, disait le juge, qu'il a gard&eacute; la chambre
+la veille et le matin du jour o&ugrave; M. Corn&eacute;lis a &eacute;t&eacute; tu&eacute;. Il a d&eacute;jeun&eacute;
+dans son appartement, comme il y avait d&eacute;jeun&eacute; et d&icirc;n&eacute; la veille, tandis
+qu'&agrave; Londres et quand il habitait l'h&ocirc;tel o&ugrave; votre p&egrave;re lui adressait
+ses premi&egrave;res lettres, il allait et venait sans pr&eacute;cautions aucunes...&raquo;
+Et c'&eacute;tait tout. Trois adresses d'h&ocirc;tel, de quoi suivre une piste
+psychologique, si l'on peut dire, voil&agrave; quels pauvres d&eacute;tails
+fournissait la sagacit&eacute; du magistrat, que j'&eacute;coutais avec passion. Puis
+il s'arr&ecirc;tait. Avec ses yeux fut&eacute;s qui luisaient, tout clairs, dans son
+visage presque poupin, il avait une expression de finesse extr&ecirc;me.
+Toujours bien ras&eacute;, de langage mesur&eacute;, tout ensemble froid, complaisant
+et doux, on devinait, &agrave; le voir, un de ces esprits &eacute;quilibr&eacute;s et
+m&eacute;thodiques dont la force professionnelle doit &ecirc;tre tr&egrave;s grande. Il
+avouait n'avoir rien pu d&eacute;couvrir dans une analyse tr&egrave;s minutieuse de
+toute la situation pr&eacute;sente de mon p&egrave;re, non plus que dans son pass&eacute;.
+&laquo;Ah! c'est une affaire &agrave; laquelle j'ai beaucoup song&eacute;,&raquo; disait-il, et il
+ajoutait qu'avant de quitter son cabinet de juge d'instruction en 1872
+il avait repris le dossier rest&eacute; entre ses mains. Il avait interrog&eacute; de
+nouveau le concierge de l'h&ocirc;tel imp&eacute;rial et quelques autres personnes.
+Depuis qu'il &eacute;tait conseiller &agrave; la cour, il avait cru pouvoir indiquer
+une piste &agrave; son successeur, un vol commis par un Anglais soigneusement
+grim&eacute; lui avait fait croire &agrave; une identit&eacute; entre ce voleur et le
+pr&eacute;tendu Rochdale. Puis rien. &laquo;Ces actes ont eu du moins cet avantage,
+insistait-il, d'interrompre la prescription...&raquo; Je le consultais alors
+sur la dur&eacute;e du temps qui me restait pour chercher de mon c&ocirc;t&eacute;. Le
+dernier acte d'instruction &eacute;tait de 1873. J'avais donc jusqu'en 1883
+pour d&eacute;couvrir le coupable et le livrer &agrave; la vindicte publique... Quelle
+folie! dix ann&eacute;es avaient d&eacute;j&agrave; pass&eacute; depuis le crime, et tout seul, moi,
+ch&eacute;tif, sans les ressources &eacute;normes dont dispose la police, j'avais la
+pr&eacute;tention de triompher, l&agrave; o&ugrave; un fureteur de cette habilet&eacute; avait
+&eacute;chou&eacute;! J'essayai n&eacute;anmoins. C'est &agrave; cette date que je me crus tr&egrave;s
+perspicace en nouant des relations avec l'ancienne ma&icirc;tresse de mon
+p&egrave;re, cette femme mari&eacute;e dans les yeux de laquelle je lus tant de piti&eacute;
+pour moi et un tel reflet d'anciennes tendresses. &Agrave; cette date aussi, je
+me plongeai dans la lecture de tous les papiers du mort. Ma m&egrave;re en
+avait confi&eacute; la garde &agrave; mon beau-p&egrave;re, avec cette tendresse absolue pour
+lui qui me faisait tant souffrir. H&eacute;las! pourquoi aurait-elle compris
+sur ce point, plus que sur les autres, les susceptibilit&eacute;s de mon c&#339;ur
+qui r&eacute;pugnait si profond&eacute;ment &agrave; ces confusions de sa vie pass&eacute;e avec sa
+vie pr&eacute;sente? M. Termonde avait du moins respect&eacute; scrupuleusement ces
+paquets de feuilles jaunies, o&ugrave; je trouvai de tout, depuis des projets
+de Soci&eacute;t&eacute; jusqu'&agrave; des lettres intimes, et, parmi ces lettres, un
+certain nombre &eacute;taient de M. Termonde lui-m&ecirc;me et me prouvaient quelle
+amiti&eacute; avait uni autrefois le second mari de ma m&egrave;re au premier. Est-ce
+que je ne le savais pas et pourquoi en souffrir? Et rien toujours, aucun
+indice qui me m&icirc;t sur la voie m&ecirc;me d'un soup&ccedil;on... J'&eacute;voquais l'image de
+mon p&egrave;re vivant, telle qu'elle m'&eacute;tait apparue pour la derni&egrave;re fois; je
+l'entendais r&eacute;pondant &agrave; la question de M. Termonde, dans la salle &agrave;
+manger de la rue Tronchet, et parlant de celui qui l'attendait pour le
+tuer: &laquo;un singulier homme et que je ne suis pas f&acirc;ch&eacute; de voir de plus
+pr&egrave;s&raquo;... Et il &eacute;tait sorti, et il avait march&eacute; vers la mort, tandis que
+je jouais dans le petit salon, que ma m&egrave;re travaillait en causant avec
+l'ami qui devait &ecirc;tre un jour son ma&icirc;tre et le mien. Quel spectacle
+d'intimit&eacute;,&mdash;tandis que l&agrave;-bas!... Ne saurais-je donc jamais le mot de
+cette &eacute;nigme sanglante? Mais o&ugrave; aller? Que faire? &Agrave; quelle porte
+frapper?</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps que ce sentiment de l'impossible d&eacute;courageait mon effort,
+les facilit&eacute;s soudaines de ma nouvelle existence contribuaient &agrave;
+d&eacute;tendre en moi le ressort de la volont&eacute;. Durant mes ann&eacute;es de coll&egrave;ge,
+les souffrances de la jalousie con&ccedil;ue &agrave; l'&eacute;gard de mon beau-p&egrave;re, les
+d&eacute;ceptions de mes tendresses comprim&eacute;es, la m&eacute;diocrit&eacute;, la pauvret&eacute; des
+choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu
+l'ardeur inqui&egrave;te de mon c&#339;ur. Cela aussi avait chang&eacute;. Certes, je
+continuais &agrave; aimer profond&eacute;ment, douloureusement ma m&egrave;re, mais sans plus
+lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place
+unique, mon asile &agrave; part dans sa tendresse. J'acceptais son caract&egrave;re au
+lieu de me r&eacute;volter l&agrave; contre. Je n'avais pas cess&eacute; non plus de tenir
+mon beau-p&egrave;re en une sombre antipathie, mais je ne le ha&iuml;ssais plus
+avec la m&ecirc;me violence. Ses proc&eacute;d&eacute;s avec moi depuis ma sortie du coll&egrave;ge
+avaient &eacute;t&eacute; irr&eacute;prochables. De m&ecirc;me qu'il s'&eacute;tait fait, durant mon
+enfance, un point d'honneur de ne jamais &eacute;lever la voix en me parlant,
+il semblait qu'il se piqu&acirc;t de n'intervenir en rien dans la direction de
+ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalaur&eacute;at pass&eacute;, je d&eacute;clarai que je
+ne voulais suivre aucune carri&egrave;re, sans en donner de raison,&mdash;en r&eacute;alit&eacute;
+pour me d&eacute;vouer tout entier &agrave; l'id&eacute;e fixe de mon &#339;uvre de justice,&mdash;il
+ne trouva pas un mot de critique pour cette &eacute;trange r&eacute;solution. Ce fut
+lui qui la fit admettre par ma m&egrave;re, lui encore qui voulut qu'on
+m'&eacute;mancip&acirc;t. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma
+m&egrave;re, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-p&egrave;re, son co-tuteur,
+s'&eacute;taient entendus pour ne pas toucher &agrave; mes revenus durant toute mon
+&eacute;ducation; ces revenus s'&eacute;taient capitalis&eacute;s et j'h&eacute;ritai, non pas de
+sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si p&eacute;nible
+que me f&ucirc;t l'obligation de la reconnaissance envers celui que je
+consid&eacute;rais depuis des ann&eacute;es comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il
+agissait envers moi en tr&egrave;s galant homme. Il n'existait aucune
+contradiction, je le sentais trop, entre cette d&eacute;licatesse de proc&eacute;d&eacute;s
+et la duret&eacute; avec laquelle il m'avait intern&eacute; au coll&egrave;ge et comme
+rel&eacute;gu&eacute; en exil. Pourvu que je renon&ccedil;asse &agrave; me mettre en tiers entre lui
+et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite
+courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle.
+Il voulait r&eacute;gner tout entier sur le c&#339;ur et sur la vie de celle qui
+portait son nom. Comment aurais-je lutt&eacute; contre lui? Comment aussi
+l'aurais-je bl&acirc;m&eacute;, puisque je comprenais si bien qu'&agrave; sa place et jaloux
+comme j'&eacute;tais, ma conduite e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pareille?... Je c&eacute;dai donc par
+impuissance &agrave; combattre une tendresse qui rendait ma m&egrave;re heureuse, par
+d&eacute;go&ucirc;t de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et
+lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte &agrave; ma t&acirc;che de
+justicier, une fois libre. Moi-m&ecirc;me je demandai qu'on me laiss&acirc;t quitter
+la maison, de sorte qu'&agrave; dix-neuf ans j'avais mon ind&eacute;pendance absolue,
+un appartement &agrave; moi, que je choisis avenue Montaigne, tout pr&egrave;s du
+rond-point des Champs-&Eacute;lys&eacute;es, plus de cinquante mille francs de rente,
+une porte ouverte dans chacun des salons que fr&eacute;quentait ma m&egrave;re, et une
+porte ouverte aussi dans tous les endroits o&ugrave; l'on s'amuse. Comment
+aurais-je r&eacute;sist&eacute; aux entra&icirc;nements qu'une pareille situation comporte?</p>
+
+<p>Oui, j'avais r&ecirc;v&eacute; d'&ecirc;tre le Vengeur, le Justicier, et je me laissai
+rouler presque aussit&ocirc;t par le tourbillon de cette vie de plaisir dont
+ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur.
+C'est une existence futile et d&eacute;vorante qui vous d&eacute;chiquette vos heures
+comme elle vous d&eacute;chiquette l'&acirc;me, qui met en charpie fil par fil
+l'&eacute;toffe irr&eacute;parable du temps et l'&eacute;toffe plus pr&eacute;cieuse encore de notre
+&eacute;nergie. Je me trouvais, par rapport &agrave; ma besogne de vengeur, incapable
+d'agir imm&eacute;diatement&mdash;&agrave; quoi et &agrave; qui m'attaquer?&mdash;Je m'abandonnai donc
+&agrave; toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du
+mouvement, et bient&ocirc;t les journ&eacute;es se pr&eacute;cipit&egrave;rent, les unes apr&egrave;s les
+autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les &eacute;l&eacute;gants
+de m&eacute;tier, comme un code de devoirs &agrave; remplir. Avec la promenade au Bois
+le matin, les visites dans l'apr&egrave;s-midi, les d&icirc;ners en ville, les
+parties de th&eacute;&acirc;tre, et, apr&egrave;s minuit, les s&eacute;ances de jeu au cercle ou de
+d&eacute;bauche, ailleurs,&mdash;comment trouver le loisir de suivre un projet?
+J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule o&ugrave; du moins le
+fond d'id&eacute;es tragiques sur lequel je vivais, malgr&eacute; tout, me servit &agrave;
+bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais
+s&eacute;duite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'&eacute;tais
+amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, &eacute;tablie &agrave; Paris.
+Celle-l&agrave; &eacute;tait, elle est encore une de ces illustres com&eacute;diennes du
+monde, qui emploient &agrave; s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins
+r&eacute;compens&eacute;s, toutes les s&eacute;ductions du luxe, de l'esprit et de la beaut&eacute;,
+sans une r&ecirc;verie dans la t&ecirc;te, sans une &eacute;motion dans le c&#339;ur, avec les
+plus adorables dehors des plus d&eacute;licates r&ecirc;veries et des plus fines
+&eacute;motions. Je menai cette existence d'esclave attach&eacute; aux caprices d'une
+coquette sans &acirc;me pendant six mois environ. Je me consolai des fausset&eacute;s
+de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue.
+Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne
+vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont
+intol&eacute;rables de mensonge, de pr&eacute;tention et de vanit&eacute;; les autres de
+vulgarit&eacute;, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces
+liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de
+la mis&egrave;re de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que
+pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent &agrave; gagner sans
+travail. Il y avait en moi quelque chose d'effr&eacute;n&eacute; &agrave; la fois et de
+d&eacute;go&ucirc;t&eacute; qui me poussait &agrave; outrer tout ensemble et &agrave; fl&eacute;trir mes
+sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner enti&egrave;rement
+&agrave; aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon
+&ecirc;tre, le souvenir de mon p&egrave;re, qui m'empoisonnait toutes mes pens&eacute;es,
+comme &agrave; leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je
+traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'o&ugrave;
+j'&eacute;tais sorti &agrave; sept heures, habill&eacute; comme &agrave; Londres, en cravate
+blanche, en petits souliers, un bouquet &agrave; la boutonni&egrave;re de mon frac,
+mon portefeuille bourr&eacute; de billets de banque, je regardais le ciel de la
+nuit, les nuages qui couraient sur les &eacute;toiles, la froide et p&acirc;le lune,
+les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une
+&eacute;motion inexprimable s'&eacute;veillait en moi qui me faisait sentir que toute
+existence est un r&ecirc;ve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon
+esprit malade. C'&eacute;tait si &eacute;trange que je v&eacute;cusse, moi, comme je vivais,
+et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi
+intime! Une destin&eacute;e pesait-elle donc sur moi, pauvre &ecirc;tre, comme sur
+l'univers entier? &laquo;Qu'elle me pousse,&raquo; me disais-je, et je me livrais &agrave;
+elle. Je me couchais sur des id&eacute;es de philosophie noire, et je me
+r&eacute;veillais pour continuer une existence sans dignit&eacute;, dans laquelle je
+perdais, avec ma force d'ex&eacute;cuter mon programme de r&eacute;paration envers le
+fant&ocirc;me qui hantait mes songes, toute estime propre et toute conscience.
+Qui m'aurait aid&eacute; &agrave; remonter le courant?... Ma m&egrave;re? Elle ne voyait de
+cette vie que son d&eacute;cor mondain, et elle se f&eacute;licitait que je me fusse,
+comme elle disait, d&eacute;sauvag&eacute;.... Mon beau-p&egrave;re? Mais il avait,
+volontairement ou non, favoris&eacute; tout ce d&eacute;sordre. Ne m'avait-il pas
+rendu ma&icirc;tre de ma fortune &agrave; l'&acirc;ge le plus dangereux? N'avait-il pas
+aid&eacute;, aussit&ocirc;t l'&acirc;ge venu, &agrave; mon admission dans les cercles dont il
+&eacute;tait membre? N'avait-il pas facilit&eacute; de toutes mani&egrave;res mon entr&eacute;e dans
+le monde?... Ma tante? Oui, ma tante souffrait de mon genre de vie. Et
+cependant n'aimait-elle pas mieux que j'oubliasse du moins les sinistres
+r&eacute;solutions de haine qui l'avaient toujours &eacute;pouvant&eacute;e? Et puis je ne la
+voyais gu&egrave;re. Mes voyages &agrave; Compi&egrave;gne se faisaient rares. J'&eacute;tais &agrave;
+l'&acirc;ge o&ugrave; l'on trouve toujours du temps pour ses plaisirs, o&ugrave; l'on n'en
+trouve pas pour les devoirs qui vous tiennent le plus au c&#339;ur... S'il y
+avait quelqu'un dont la voix s'&eacute;lev&acirc;t sans cesse contre la dissipation
+de mon &eacute;nergie dans de vulgaires plaisirs, c'&eacute;tait celle du mort qui
+gisait sous terre, sans vengeance; cette voix montait, montait sans
+cesse des profondeurs de toutes mes r&ecirc;veries, mais je m'habituais &agrave; ne
+plus lui r&eacute;pondre. &Eacute;tait-ce ma faute si tout conspirait &agrave; paralyser ma
+volont&eacute;, depuis les plus importantes des circonstances jusqu'aux plus
+petites?&mdash;Et je m'alanguissais dans une torpeur douloureuse que ne
+distrayait m&ecirc;me pas le remue-m&eacute;nage de mes fausses passions et de mes
+faux-plaisirs.</p>
+
+<p>Un coup de foudre me r&eacute;veilla de ce l&acirc;che sommeil de ma volont&eacute;. Ma
+tante Louise fut frapp&eacute;e d'une attaque de paralysie. C'&eacute;tait vers la fin
+de cette morne ann&eacute;e de 1878, au mois de d&eacute;cembre. J'&eacute;tais rentr&eacute; le
+soir, ou plut&ocirc;t le matin, apr&egrave;s avoir gagn&eacute; au jeu quelques milliers de
+francs. Des lettres m'attendaient et une d&eacute;p&ecirc;che. Je d&eacute;chirai
+l'enveloppe bleue en chantonnant un air &agrave; la mode, une cigarette aux
+l&egrave;vres, et sans me douter que j'allais apprendre un &eacute;v&eacute;nement qui
+deviendrait, apr&egrave;s la mort de mon p&egrave;re et le second mariage de ma m&egrave;re,
+la troisi&egrave;me grande date de ma vie. Le t&eacute;l&eacute;gramme, sign&eacute; du nom de
+Julie, mon ancienne bonne, m'annon&ccedil;ait la maladie soudaine de ma tante
+et me demandait de venir aussit&ocirc;t, bien qu'on esp&eacute;r&acirc;t la sauver. Un
+d&eacute;tail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais
+re&ccedil;u de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle
+la pauvre se plaignait, &agrave; son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre
+de r&eacute;ponse, &agrave; moi, &eacute;tait l&agrave;, sur ma table de travail, &agrave; demi-&eacute;crite. Je
+ne l'avais pas achev&eacute;e. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut
+rien moins que l'arriv&eacute;e de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous
+faire comprendre que nous devons nous h&acirc;ter de bien aimer ceux que nous
+aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent &agrave; jamais, avant que
+nous ne les ayons assez aim&eacute;s. &Agrave; l'anxi&eacute;t&eacute; que me causa le danger o&ugrave; se
+trouvait la ch&egrave;re vieille fille se m&eacute;langea le remords de ne pas lui
+avoir t&eacute;moign&eacute; assez combien elle m'&eacute;tait ch&egrave;re. Il &eacute;tait deux heures du
+matin, le premier train pour Compi&egrave;gne partait &agrave; six heures, elle
+pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes
+d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume
+extr&ecirc;me, tous mes torts envers cette s&#339;ur unique de mon p&egrave;re, ma seule
+vraie parente! La possibilit&eacute; d'une irr&eacute;parable s&eacute;paration me faisait
+me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon,
+tandis que je traversais, &agrave; la triste clart&eacute; d'une aube d'hiver, le
+paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant
+chaque d&eacute;tail, le coll&eacute;gien qui allait l&agrave;-bas, le c&#339;ur d&eacute;bordant de
+tendresses in&eacute;panch&eacute;es, le cerveau charg&eacute; du poids d'une redoutable
+mission. Je devan&ccedil;ais en pens&eacute;e le train si lent &agrave; mon gr&eacute;. J'&eacute;voquais
+ce visage aim&eacute;, si simple et si loyal, cette bouche aux l&egrave;vres un peu
+fortes, ces yeux doubl&eacute;s de tant de bont&eacute;, que cernaient des paupi&egrave;res
+pliss&eacute;es, machur&eacute;es, comme rong&eacute;es par les larmes, ces bandeaux
+grisonnants. Dans quel &eacute;tat la reverrais-je? Peut-&ecirc;tre si cette nuit de
+repentir, cette angoisse, tout ce trouble int&eacute;rieur n'avaient pas tendu
+mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-&ecirc;tre n'aurais-je
+pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui
+m'assaillirent, qui me rendirent capable de d&eacute;sob&eacute;ir &agrave; la mourante...
+Mais comment regretter cette d&eacute;sob&eacute;issance, qui seule m'a mis sur la
+voie de la v&eacute;rit&eacute;?&mdash;Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce
+que j'ai fait.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001L.png" alt="L" /></span><span class="smcap">a</span> vieille Julie m'attendait &agrave; la gare; elle n'y voyait presque plus
+clair &agrave; pr&eacute;sent, elle &eacute;tait bien cass&eacute;e, bien us&eacute;e, avec sa face plus
+plate et plus rid&eacute;e encore, ses l&egrave;vres plus rentr&eacute;es; mais elle &eacute;tait
+toujours la bonne, la fid&egrave;le Julie, qui continuait &agrave; me dire: tu, comme
+au temps o&ugrave; elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque
+soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgr&eacute; ses mauvais yeux de
+soixante-dix ans, elle me reconnut aussit&ocirc;t que je descendis de vagon,
+et elle commen&ccedil;a de me parler, comme elle faisait d'habitude,
+interminablement, aussit&ocirc;t que nous f&ucirc;mes mont&eacute;s dans le coup&eacute; de
+louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine
+enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture,
+les coussins de cuir jaun&acirc;tre et le cocher que j'avais toujours vu au
+service du loueur, un petit homme &agrave; figure guillerette avec des yeux
+clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce
+matin-l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est hier que &ccedil;a l'a prise, me racontait Julie, tandis que le
+v&eacute;hicule d&eacute;valait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, &ccedil;a devait
+arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des
+semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle
+furetait, elle soup&ccedil;onnait. Elle avait les id&eacute;es tourn&eacute;es, quoi?....
+Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous
+lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-m&ecirc;me... Oui,
+moi aussi... Elle descendait &agrave; la cave, tous les jours, compter les
+bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le
+lendemain, elle retrouvait le m&ecirc;me compte et elle soutenait que ce
+n'&eacute;tait pas le m&ecirc;me papier, elle reniait sa propre &eacute;criture... Je
+voulais te dire cela quand tu es venu la derni&egrave;re fois, je n'ai pas os&eacute;,
+j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'&eacute;tait des
+gyries, qu'elle &eacute;tait lun&eacute;e, que &ccedil;a passerait... Enfin, hier, je
+descends &agrave; l'heure du d&icirc;ner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait
+bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, m&ecirc;me malade... Je ne la
+trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'&agrave; ce
+que ce dernier a eu l'id&eacute;e de l&acirc;cher le chien, qui nous a conduits droit
+au b&ucirc;cher. Nous la voyons l&agrave;, tomb&eacute;e de son long &agrave; terre... Elle &eacute;tait
+all&eacute;e sans doute v&eacute;rifier le bois. Nous la relevons, la pauvre ch&egrave;re
+demoiselle. Sa bouche &eacute;tait toute tir&eacute;e de travers, elle avait un c&ocirc;t&eacute;
+qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit &agrave; parler... Alors nous l'avons
+crue folle. C'&eacute;taient des mots sans suite que nous ne comprenions pas.
+Mais le docteur pr&eacute;tend qu'elle a toute sa t&ecirc;te, seulement qu'elle dit
+une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui ob&eacute;isse
+pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des &eacute;pingles; je lui
+en apporte, elle se f&acirc;che. Croirais-tu que c'&eacute;tait l'heure qu'elle
+voulait savoir? Enfin &agrave; force de la questionner, et par ses oui et par
+ses non, qu'elle exprime avec sa main rest&eacute;e bonne, comme cela, je la
+devine... Si tu savais comme elle &eacute;tait agit&eacute;e cette nuit &agrave; cause de
+toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononc&eacute; ton nom, ses yeux ont brill&eacute;.
+Elle r&eacute;p&egrave;te des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle
+t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les id&eacute;es qu'elle
+se forgeait par rapport &agrave; ton pauvre p&egrave;re. Les derni&egrave;res semaines, elle
+ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:&mdash;Pourvu qu'on ne tue pas
+aussi Andr&eacute;, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si
+doux...&mdash;et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la
+contrepointais:&mdash;Qui voulez-vous qui cherche du mal &agrave; Monsieur Andr&eacute;,
+lui demandais-je?&mdash;Alors elle s'&eacute;cartait de moi avec une d&eacute;fiance qui me
+faisait gros c&#339;ur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa t&ecirc;te...
+Le docteur a dit qu'elle se croyait pers&eacute;cut&eacute;e, que c'&eacute;tait une manie;
+il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut
+gu&eacute;rir...</p>
+
+<p>J'&eacute;coutais le bavardage de Julie et je ne r&eacute;pondais pas. Que ma tante
+Louise e&ucirc;t un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait
+gu&egrave;re, apr&egrave;s les chagrins qu'elle avait travers&eacute;s, et je m'expliquais
+ainsi bien des singularit&eacute;s que j'avais observ&eacute;es dans son attitude
+envers moi, lors de mes derni&egrave;res visites. Elle m'avait stup&eacute;fi&eacute; en me
+r&eacute;clamant un des livres de mon p&egrave;re que je n'avais jamais song&eacute; &agrave;
+emporter. &laquo;Rends-le-moi...&raquo; m'avait-elle dit, avec une telle insistance
+que je m'&eacute;tais mis &agrave; la recherche du livre. J'avais fini par le
+d&eacute;couvrir sous une pile d'autres, comme cach&eacute; &agrave; dessein dans le bas
+d'une armoire. Les phrases prolixes de Julie ne faisaient que m'&eacute;clairer
+sur la triste cause de ce qui m'avait sembl&eacute; une bizarrerie de vieille
+fille minutieuse et solitaire. En revanche, ce que je ne pouvais prendre
+avec autant de philosophie que faisait mon ancienne bonne, c'&eacute;taient les
+id&eacute;es de ma tante sur la mort de mon p&egrave;re. Quelles id&eacute;es? Il m'&eacute;tait
+arriv&eacute; plusieurs fois, au cours de conversations avec elle, de sentir
+vaguement qu'elle ne m'ouvrait pas tout son c&#339;ur. L'obstination qu'elle
+avait mise &agrave; combattre mes projets d'enqu&ecirc;te personnelle pouvait
+provenir de sa pi&eacute;t&eacute;, qui r&eacute;pugnait &agrave; toute volont&eacute; de vengeance. Mais
+cette pi&eacute;t&eacute; entrait-elle seule en cause? L'inqui&eacute;tude qu'elle m'avait si
+souvent montr&eacute;e &agrave; l'endroit de ma s&eacute;curit&eacute;, allant jusqu'&agrave; me supplier
+de m'armer le soir, de ne pas monter en chemin de fer dans les
+compartiments vides, et autres conseils semblables, cette pusillanimit&eacute;
+dans le souci de ma personne avait sans doute pour principe une
+exaltation morbide; mais aussi ces terreurs pouvaient reposer sur un
+fondement moins vague que je ne l'imaginais. Aussi remarquai-je avec une
+certaine appr&eacute;hension que ces craintes &eacute;tranges avaient reparu plus
+fortes encore aussit&ocirc;t qu'elle avait cess&eacute; de dominer enti&egrave;rement son
+esprit.&mdash;&laquo;Allons! me dis-je, lui ressemblerais-je? Est-ce que ces id&eacute;es
+fixes ne sont pas naturelles chez une personne dont le cerveau est
+travaill&eacute; par la manie des pers&eacute;cutions et qui a perdu un fr&egrave;re ador&eacute;
+dans des circonstances aussi myst&eacute;rieuses que tragiques?&raquo; En &eacute;coutant
+Julie et raisonnant ainsi presque malgr&eacute; moi, nous arriv&acirc;mes devant la
+maison de ma tante,&mdash;vraie maison de drame et de malheur, par ce matin
+de d&eacute;cembre, avec la ligne sinistre de la for&ecirc;t d&eacute;pouill&eacute;e sur
+l'horizon, avec les nuages qui vo&ucirc;taient de gris le ciel tout bas, avec
+la solitude de ce coin de petite ville qu'enveloppait le plus triste des
+silences, celui de la campagne en hiver. Le chien bondit au devant de
+moi quand je descendis de voiture, un grand terre-neuve, noir et blanc,
+que j'avais par plaisanterie, et au scandale de ma tante Louise,
+surnomm&eacute; Don Juan. Je le repoussai presque avec duret&eacute;, tant j'avais le
+c&#339;ur serr&eacute; &agrave; l'id&eacute;e de l'&eacute;tat o&ugrave; j'allais retrouver la malheureuse
+femme, et je gravis trois par trois les marches de l'escalier qui
+conduisait &agrave; sa chambre.</p>
+
+<p>Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arr&ecirc;ta d'un
+geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je
+vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une berg&egrave;re
+au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tourn&eacute;e du c&ocirc;t&eacute;
+du mur, au fond du vieux lit &agrave; colonnes droites qui avait &eacute;t&eacute; celui de
+ma grand'm&egrave;re, dans la ville de Provence d'o&ugrave; notre famille est sortie.
+Les rideaux d'&eacute;toffe rouge brod&eacute;e de velours noir que ma tante avait
+fait suspendre aux tringles de ce lit, &agrave; la place des rideaux de
+mousseline destin&eacute;s &agrave; &eacute;carter les moustiques, la d&eacute;robaient &agrave; demi &agrave; ma
+vue. J'&eacute;coutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui
+m'&eacute;tait aussi famili&egrave;re que le salon d'en bas, o&ugrave; j'avais &eacute;crit ma
+lettre de compliment &agrave; mon beau-p&egrave;re lors de son mariage. Ces rideaux
+rouges &eacute;taient aujourd'hui d'une nuance pass&eacute;e qui s'harmonisait aux
+formes antiques des meubles, au papier fan&eacute; du paravent pli&eacute; devant la
+fen&ecirc;tre, &agrave; la couleur blanche du tapis, au reps d&eacute;color&eacute; des fauteuils,
+&agrave; tout ce qu'il y avait, de ci de l&agrave;, de vieilleries, &eacute;paves de notre
+vie de famille, pieusement ramass&eacute;es par la vieille fille; et elle &eacute;tait
+si m&eacute;ticuleuse, ses mains &agrave; mitaines noires savaient si bien poursuivre
+le grain de poussi&egrave;re oubli&eacute; par Jean, le jardinier valet de chambre,
+que ces objets us&eacute;s, gr&acirc;ce &agrave; la teinte brunie du bois de lit, des
+chaises et de la commode &agrave; poign&eacute;es de bronze, donnaient &agrave; la pi&egrave;ce la
+physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs
+tableaux de nativit&eacute;. Le contraste &eacute;tait saisissant entre mon
+appartement de jeune homme &agrave; la mode et cette paisible retraite. J'avais
+trop brusquement pass&eacute; de l'un &agrave; l'autre pour ne pas sentir, et ce
+contraste, et le muet reproche qui se d&eacute;gageait pour moi de cette
+chambre de malade, dont l'atmosph&egrave;re &eacute;tait maintenant affadie par
+l'odeur de la tisane, au lieu d'&ecirc;tre vivifi&eacute;e par le frais ar&ocirc;me de
+lavande cher &agrave; ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi &agrave;
+&eacute;couter son sommeil et &agrave; songer &agrave; sa vie solitaire, au coin du feu qui
+br&ucirc;lait &agrave; petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles
+r&eacute;solutions je formai de venir ici de longues semaines, aupr&egrave;s d'elle,
+quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre
+qu'elle f&ucirc;t en danger de mort, et j'attendais la minute o&ugrave; elle se
+r&eacute;veillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je
+l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les
+autres, je la vis qui soulevait son bras demeur&eacute; libre, et qui le
+remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque
+chose de d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est r&eacute;veill&eacute;e, me dit Julie, qui avait remplac&eacute; au chevet du lit
+la jeune domestique.</p>
+
+<p>Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son
+pauvre visage d&eacute;form&eacute; par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me
+penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma
+joue. Elle me fit cette caresse qui lui &eacute;tait accoutum&eacute;e, plusieurs
+fois, lentement. Je la mis sur le dos, aid&eacute; de Julie, car elle avait une
+peine infinie &agrave; se retourner elle-m&ecirc;me, de mani&egrave;re qu'elle p&ucirc;t bien me
+voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de
+ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse
+supr&ecirc;me et une piti&eacute; inexprimable. J'y r&eacute;pondis par des larmes, moi
+aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler,
+mais elle ne put prononcer qu'une phrase incoh&eacute;rente qui acheva de me
+fendre le c&#339;ur. Elle vit, &agrave; l'expression de mes traits, que je ne
+l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui
+traduiraient une pens&eacute;e, qu'elle avait l&agrave; pr&eacute;cise et lucide. Elle dit
+encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommen&ccedil;a de
+faire ce geste d'impuissance navr&eacute;e qui m'avait tant frapp&eacute; &agrave; son
+r&eacute;veil. Cependant elle parut, &agrave; une question que je lui posai: &laquo;Que
+voulez-vous de moi, ch&egrave;re tante?&raquo; reprendre courage. Elle fit signe
+qu'elle d&eacute;sirait que Julie sort&icirc;t, et &agrave; peine f&ucirc;mes-nous seuls que son
+visage changea. Elle put, aid&eacute;e par moi, glisser sa main sous son
+oreiller, d'o&ugrave; elle retira le trousseau de ses clefs, et, en isolant une
+des autres, elle fit le geste d'ouvrir une serrure. Je pensai aussit&ocirc;t &agrave;
+ces craintes chim&eacute;riques d'&ecirc;tre vol&eacute;e, dont je la savais victime, et je
+lui demandai si elle voulait la cassette qu'ouvrait cette clef. C'&eacute;tait
+une toute petite clef avec des dentelures au bout, et un cran un peu
+bas, comme on en fabrique pour les serrures de s&ucirc;ret&eacute;, dites &agrave; pompe. Je
+vis que je ne m'&eacute;tais pas tromp&eacute;. Elle put dire: oui, et, en m&ecirc;me temps,
+ses yeux s'&eacute;clairaient.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, o&ugrave; est cette cassette?... lui demandai-je encore.</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le
+sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je
+la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me r&eacute;pond&icirc;t par des
+gestes. Apr&egrave;s quelques minutes, j'&eacute;tais parvenu, de t&acirc;tonnements en
+t&acirc;tonnements, &agrave; savoir qu'il s'agissait d'un coffret enferm&eacute; dans une
+des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef
+attach&eacute;e aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle
+me fit signe qu'elle le d&eacute;sirait. Je n'eus pas de peine &agrave; trouver le
+coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il f&ucirc;t plac&eacute;
+soigneusement derri&egrave;re un carton &agrave; chapeaux et des &eacute;tuis d'argenterie.
+Il &eacute;tait de bois odorant, avec les initiales J. C. incrust&eacute;es en lettres
+de platine et d'or... J. C.&mdash;Justin Corn&eacute;lis...&mdash;Il avait donc appartenu
+&agrave; mon p&egrave;re. J'ai suppos&eacute;, depuis, que ce petit meuble d'un travail
+d&eacute;licat et d'une capacit&eacute; moyenne, lui avait &eacute;t&eacute; donn&eacute; en &eacute;change de
+quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui
+avait demand&eacute; d'enfermer l&agrave; tous les menus objets qui sont les reliques
+d'une affection cach&eacute;e: les billets parfum&eacute;s, les voiles port&eacute;s pendant
+une promenade heureuse, les bouquets s&eacute;ch&eacute;s, les portraits tir&eacute;s &agrave; un
+seul exemplaire. Peut-&ecirc;tre, cette amie &eacute;tait-elle la femme que j'avais
+si indignement soup&ccedil;onn&eacute;e de complicit&eacute; dans le crime de l'h&ocirc;tel
+Imp&eacute;rial? Puis, mon p&egrave;re s'&eacute;tait mari&eacute;. Il n'avait voulu ni conserver,
+ni d&eacute;truire ce souvenir d'un pass&eacute; avec lequel il rompait pour toujours,
+et il l'avait confi&eacute; en garde &agrave; ma tante... Sur le moment, je ne m'en
+demandai pas si long, j'essayai la clef &agrave; la serrure pour bien m'assurer
+que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai
+presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses
+d'obligations, quelques &eacute;crins &agrave; bijoux, des rouleaux de napol&eacute;ons, tout
+un petit tr&eacute;sor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis
+plusieurs paquets envelopp&eacute;s minutieusement de papier. J'en pris un et
+je pus lire: &laquo;Lettres de Justin...&raquo; et le chiffre de l'ann&eacute;e; m&ecirc;me
+inscription sur le deuxi&egrave;me, sur le troisi&egrave;me, sur le quatri&egrave;me. C'&eacute;tait
+toute la correspondance de mon p&egrave;re que ma tante conservait ainsi, avec
+la religion qu'elle mettait &agrave; ne laisser ni se perdre, ni se d&eacute;t&eacute;riorer
+un seul des objets ayant appartenu &agrave; celui qui avait &eacute;t&eacute; la plus
+profonde tendresse de sa vie. Mais pourquoi ne m'avait-elle jamais parl&eacute;
+de ce tr&eacute;sor-ci, plus pr&eacute;cieux pour moi que tous les autres? Je me posai
+cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait
+sans doute voulu ne se s&eacute;parer de ces lettres qu'&agrave; la derni&egrave;re minute.
+Je remontai dans ces pens&eacute;es. D&egrave;s la porte je rencontrai ses yeux. Ils
+exprimaient une impatience et une anxi&eacute;t&eacute; d&eacute;vorantes. &Agrave; peine eut-elle
+la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de
+lettres, puis un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle
+avait retir&eacute;s, donna un tour de clef et me fit signe de porter le
+coffret sur la commode. Tandis que j'ex&eacute;cutais cet ordre et que
+j'&eacute;cartais les petits bibelots dont cette commode &eacute;tait encombr&eacute;e, je
+vis la malade, dans la glace pos&eacute;e devant moi. Elle s'&eacute;tait, par un
+effort supr&ecirc;me, retourn&eacute;e aux trois quarts, et, de sa main libre, elle
+essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait mis &agrave; part des
+autres, dans la chemin&eacute;e plac&eacute;e &agrave; la droite de son lit, du c&ocirc;t&eacute; du
+chevet, &agrave; un m&egrave;tre seulement. Mais elle put &agrave; peine se soulever, son
+&eacute;lan fut trop faible et le petit paquet de lettres roula par terre.
+J'accourus vers elle, afin de lui remettre la t&ecirc;te sur les oreillers et
+le corps au milieu du lit, et alors, avec son bras impuissant, elle
+recommen&ccedil;a de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses
+doigts amaigris, et de nouvelles larmes coul&egrave;rent de ses pauvres
+yeux.&mdash;Ah! comme j'ai honte de ce que je vais &eacute;crire ici!... Je
+l'&eacute;crirai pourtant, car je me suis jur&eacute; d'&ecirc;tre vrai jusqu'&agrave; cette faute,
+jusqu'&agrave; une pire encore!&mdash;Je n'avais pas eu de peine &agrave; comprendre ce qui
+s'&eacute;tait pass&eacute; dans l'esprit de la malade. &Eacute;videmment, le petit paquet,
+tomb&eacute; sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait
+des lettres qu'elle d&eacute;sirait d&eacute;truire pour toujours, afin que je ne les
+lusse pas. Elle aurait pu br&ucirc;ler depuis longtemps ces feuilles dont elle
+redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle e&ucirc;t recul&eacute;
+d'ann&eacute;e en ann&eacute;e, de jour en jour peut-&ecirc;tre, moi qui savais de quel
+culte idol&acirc;tre elle entourait les moindres objets ayant appartenu &agrave; mon
+p&egrave;re. Ne l'avais-je pas vu conserver le buvard dont il se servait quand
+il venait &agrave; Compi&egrave;gne, avec les enveloppes et le papier qui s'y
+trouvaient lors de sa derni&egrave;re visite? Oui, elle avait d&ucirc; attendre,
+attendre encore, avant de se s&eacute;parer &agrave; jamais de ces ch&egrave;res et
+dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise et, tout de suite,
+elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeur&acirc;t en ma possession.
+Je me rendais compte qu'une d&eacute;fiance d&eacute;raisonnable, celle de ses
+derniers moments, l'avait emp&ecirc;ch&eacute;e de demander le coffret &agrave; Jean ou &agrave;
+Julie. C'&eacute;tait l&agrave;, je le compris &agrave; cette minute m&ecirc;me, le secret de
+l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait d&eacute;sir&eacute; mon arriv&eacute;e, le
+secret aussi du trouble o&ugrave; je l'avais vue. Et maintenant ses forces
+l'avaient trahie. Elle avait tent&eacute; vainement de jeter les lettres dans
+le feu, ce feu dont elle entendait le cr&eacute;pitement sans pouvoir se
+soulever ni m&ecirc;me regarder la flamme tant d&eacute;sir&eacute;e. Toutes ces inductions
+qui se pr&eacute;sent&egrave;rent d'un coup &agrave; ma pens&eacute;e ont pris forme plus tard. Sur
+le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de piti&eacute; devant
+l'exc&egrave;s de la souffrance de la malheureuse femme.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous tourmentez pas, ch&egrave;re tante, lui dis-je, en ramenant la
+couverture jusqu'&agrave; ses &eacute;paules; je vais br&ucirc;ler ces lettres.</p>
+
+<p>Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai
+les paupi&egrave;res avec mes l&egrave;vres, et je me baissai pour prendre le petit
+paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement
+cette date: &laquo;1864.&mdash;Lettres de Justin.&raquo; 1864! c'&eacute;tait la derni&egrave;re ann&eacute;e
+de la vie de mon p&egrave;re!&mdash;Je le sens, ce que je fis &agrave; ce moment-l&agrave; fut
+inf&acirc;me; les supr&ecirc;mes volont&eacute;s des mourants sont chose sacr&eacute;e. Je ne
+devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui &eacute;tait l&agrave;, sur le
+point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle
+devenir plus rapide &agrave; cette seconde.&mdash;Ce fut un passage tourbillonnant
+d'id&eacute;es plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionn&eacute;ment,
+follement, &agrave; ce que ces lettres fussent br&ucirc;l&eacute;es, c'est qu'elles
+pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la
+derni&egrave;re ann&eacute;e de mon p&egrave;re, et dont elle ne m'avait jamais parl&eacute;, &agrave;
+moi!... Je ne raisonnai pas, je n'h&eacute;sitai pas, j'aper&ccedil;us dans un &eacute;clair
+cette possibilit&eacute; d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais
+d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je
+le lan&ccedil;ai &agrave; c&ocirc;t&eacute; sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade,
+et, d'une voix que je tentai de faire assur&eacute;e et calme, je lui dis que
+son d&eacute;sir &eacute;tait accompli, et que les lettres br&ucirc;laient. Elle me prit la
+main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+son lit en cachant ma t&ecirc;te dans les draps pour que ses yeux ne
+rencontrassent pas les miens. H&eacute;las! je n'eus pas longtemps &agrave; craindre
+son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. &Agrave; midi, son agitation
+recommen&ccedil;a. Le pr&ecirc;tre vint, &agrave; deux heures, lui donner les sacrements.
+Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute
+connaissance et elle mourut dans la nuit...</p>
+
+<p>Ch&egrave;re morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, &agrave; ta derni&egrave;re heure, me
+le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres
+fatales, qui ont commenc&eacute; d'&eacute;clairer le pass&eacute; d'une si terrible lumi&egrave;re,
+tu esp&eacute;rais m'&eacute;pargner des soup&ccedil;ons qui t'avaient tortur&eacute;e toi-m&ecirc;me. Sur
+ton lit de mort, tu ne pensais qu'&agrave; mon bonheur. Me pardonneras-tu
+d'avoir rendu vaine cette pr&eacute;voyance de ton agonie? Il faut que je te
+parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou
+m'entendre, ou seulement sentir l'&eacute;motion qui va du plus intime de moi
+vers ta m&eacute;moire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti,
+quand tu ne songeais, toi, qu'&agrave; m'&ecirc;tre bonne, si bonne, si bonne
+qu'aucune cr&eacute;ature humaine n'a jamais &eacute;t&eacute; meilleure pour une autre. Il
+faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des
+draperies blanches, comme il convenait &agrave; ton &ecirc;tre si pur. De toi, du
+moins, je n'ai jamais dout&eacute;. En pensant &agrave; toi, je n'ai pas une amertume,
+sinon de ne t'avoir pas assez ch&eacute;rie quand tu vivais, sinon d'avoir
+trahi le dernier v&#339;u qu'ait form&eacute; ton &acirc;me. Je crois te voir avec tes
+yeux qui disaient que dans ton c&#339;ur il n'y avait pas une tache; mais que
+de blessures!... Tu viens &agrave; moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu
+caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donn&eacute;e, avant de
+t'en aller dans ces t&eacute;n&egrave;bres o&ugrave; les mains ne peuvent plus s'&eacute;treindre,
+ni les larmes se m&ecirc;ler. Si la mort n'&eacute;tait pas venue sur toi trop vite,
+si j'avais ob&eacute;i &agrave; ton supr&ecirc;me d&eacute;sir, tu aurais emport&eacute; sous la terre le
+secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fant&ocirc;me, tu ne me
+bl&acirc;mes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me
+bl&acirc;mes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destin&eacute;e
+qui veut que la clart&eacute; se fasse sur la nuit du crime, que la justice
+reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette
+puissance le sait, et elle emploie &agrave; son &#339;uvre de r&eacute;paration des armes
+bien &eacute;tranges. Il &eacute;tait dit, s&#339;ur pieuse de mon p&egrave;re, que ton culte
+fid&egrave;le de cette ch&egrave;re m&eacute;moire aboutirait &agrave; r&eacute;veiller en moi la volont&eacute;
+qui s'endormait. Ame d&eacute;vou&eacute;e, &acirc;me inqui&egrave;te, ne me reproche pas les
+tourments que je me suis donn&eacute;s, le d&eacute;vouement tragique dans lequel j'ai
+ab&icirc;m&eacute; ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le
+tombeau o&ugrave; vous dormez votre sommeil ensemble, mon p&egrave;re et toi, dans ce
+cimeti&egrave;re de Compi&egrave;gne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce
+jour pourrait &ecirc;tre demain!...</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001M.png" alt="M" /></span><span class="smcap">a</span> tante &eacute;tait morte vers les neuf heures du soir. Je lui fermai les
+yeux et je restai longtemps &agrave; pleurer. &Agrave; onze heures, la vieille Julie
+vint me chercher et me for&ccedil;a de descendre pour manger un peu. Je n'avais
+rien pris de la journ&eacute;e qu'une tasse de caf&eacute; noir &agrave; midi. Quel sinistre
+repas je fis ainsi, dans cette salle aux murs garnis d'assiettes
+anciennes, o&ugrave; je m'&eacute;tais assis tant de fois en face d'elle, la pauvre
+morte! Une lampe pos&eacute;e sur la table &eacute;clairait la nappe, devant moi, sans
+dissiper enti&egrave;rement les ombres de la pi&egrave;ce, que chauffait un grand
+po&ecirc;le de fa&iuml;ence, tout fendill&eacute; par le feu. J'&eacute;coutais le bruit de ce
+po&ecirc;le qui me rappelait les soir&eacute;es de mon enfance, durant lesquelles je
+mettais des ch&acirc;taignes &agrave; cuire dans la braise d'un feu tout semblable,
+apr&egrave;s les avoir fendues, par crainte des &eacute;clats qui sautent. Je
+regardais Julie qui avait voulu me servir elle-m&ecirc;me, et qui essuyait, du
+coin de son tablier bleu, de grosses larmes le long de ses joues rid&eacute;es.
+J'ai travers&eacute; dans ma vie des heures plus cruelles, je n'en ai pas connu
+d'aussi poignantes. Je peux me rendre la justice que le chagrin commen&ccedil;a
+par abolir en moi toute autre pens&eacute;e. Je ne songeai pas un instant &agrave;
+ouvrir, durant cette nuit fun&egrave;bre, le paquet de lettres que je m'&eacute;tais
+appropri&eacute; par un mensonge si honteux. J'avais oubli&eacute; jusqu'&agrave; son
+existence, quoique j'eusse pris le soin, dans l'apr&egrave;s-midi, de le
+ramasser et de le porter dans ma chambre. Que m'importait maintenant la
+curiosit&eacute; de savoir les secrets de ces lettres? Je savais que je venais
+de perdre pour toujours le seul &ecirc;tre qui m'eut aim&eacute; compl&egrave;tement, et
+cette id&eacute;e me fendait le c&#339;ur. Je voulus veiller la morte une partie de
+la nuit. Je ne pouvais me d&eacute;tacher de ce visage immobile, sur lequel
+j'avais lu, pendant des ann&eacute;es, la tendresse absolue, enti&egrave;re, et,
+maintenant, rien que des traits rigides, des l&egrave;vres serr&eacute;es, des
+paupi&egrave;res baiss&eacute;es, et une sorte de tristesse navr&eacute;e que je n'ai vue
+sur la face d'aucun autre mort. Toutes les pens&eacute;es m&eacute;lancoliques, dont
+la vivante s'&eacute;tait empoisonn&eacute; le c&#339;ur en silence, remontaient &agrave; la
+surface de cette physionomie rendue &agrave; sa v&eacute;rit&eacute;. Ah! Cette seule
+expression d'infinie tristesse aurait d&ucirc; me pousser d&egrave;s cette minute &agrave;
+en rechercher la cause myst&eacute;rieuse dans les lettres, qui avaient
+pr&eacute;occup&eacute; son esprit jusqu'au bord des &eacute;ternelles t&eacute;n&egrave;bres, mais comment
+aurais-je trouv&eacute; en moi la force de raisonner devant cette figure
+douloureuse? Je me disais que cette bouche ne m'avait jamais fait
+entendre que des paroles si douces et qu'elle, ne me parlerait plus, que
+ces mains n'avaient eu pour moi que des caresses et qu'elles ne
+r&eacute;pondraient plus &agrave; mon &eacute;treinte. Le d&eacute;sespoir s'unissait en moi &agrave; une
+esp&egrave;ce d'&eacute;tonnement &eacute;pouvant&eacute;. Devant un mort qui nous fut cher, on a
+tant de peine &agrave; croire que cela soit r&eacute;el, bien r&eacute;el, qu'il n'y ait plus
+que le silence, et pour toujours, l&agrave; o&ugrave; battait un c&#339;ur, o&ugrave; un esprit
+brillait, o&ugrave; une &acirc;me aimait. Une s&#339;ur, qui veillait ma tante aupr&egrave;s de
+moi, disait des pri&egrave;res. Je me laissai aller, moi aussi, &agrave; r&eacute;p&eacute;ter les
+formules auxquelles je ne croyais plus. Je r&eacute;citai: &laquo;Notre p&egrave;re, qui
+&ecirc;tes aux cieux...&raquo; et &laquo;Je vous salue, Marie...&raquo; Et je songeais combien
+de fois elle avait d&ucirc;, elle, la pauvre vieille fille, prononcer ces
+pri&egrave;res en demandant &agrave; Dieu, pour moi, la paix et le bonheur!...</p>
+
+<p>&Agrave; trois heures du matin, Julie vint me remplacer au chevet de la morte.
+Je passai dans ma chambre, qui &eacute;tait sur le m&ecirc;me &eacute;tage que celle de ma
+tante. Un cabinet de d&eacute;barras s&eacute;parait les deux pi&egrave;ces. Je me jetai sur
+mon lit, recru de fatigue. La nature triompha de ma douleur. Je
+m'endormis de ce sommeil qui suit les grandes d&eacute;perditions de force
+nerveuse, et d'o&ugrave; l'on sort capable de vivre &agrave; nouveau et de supporter
+ce qui semblait insupportable. Quand je me r&eacute;veillai, il faisait jour.
+Un triste et sombre ciel d'hiver, voil&eacute; comme celui de la veille, mais
+plus mena&ccedil;ant &agrave; cause de la nuance plus noire des nuages,
+s'appesantissait sur le jardin d&eacute;pouill&eacute;. J'allai &agrave; la fen&ecirc;tre
+contempler longtemps le sinistre paysage que fermait la ligne de la
+for&ecirc;t. Je note ces petits d&eacute;tails afin de mieux retrouver mon impression
+exacte d'alors. En me retournant et marchant vers la chemin&eacute;e pour
+chauffer mes mains au feu que la domestique venait d'allumer, mon regard
+tomba sur le paquet des lettres vol&eacute;es &agrave; ma tante... Oui, vol&eacute;es,
+c'&eacute;tait bien le mot... Il &eacute;tait l&agrave;, comme je l'avais pos&eacute; la veille, en
+h&acirc;te, sur le marbre de la chemin&eacute;e, entre mon porte-monnaie, le
+trousseau de mes clefs et mon &eacute;tui &agrave; cigarettes. Je le pris avec un
+battement de c&#339;ur, ce petit paquet, dont les plis t&eacute;moignaient qu'il
+avait &eacute;t&eacute; souvent rouvert et referm&eacute;. Il m'&eacute;tait encore possible de
+r&eacute;parer le criminel mensonge que j'avais fait &agrave; l'agonisante. Je n'avais
+qu'&agrave; &eacute;tendre la main, et ces papiers tombaient dans la flamme, et la
+volont&eacute; derni&egrave;re de la morte se trouvait accomplie. Je me laissai aller
+sur un fauteuil et je regardai quelques minutes cette flamme qui
+montait, jaune et souple, autour des b&ucirc;ches. Je soupesai le paquet. Au
+juger, il devait contenir un grand nombre de lettres. Je me sentis en
+proie &agrave; tout le malaise physique de l'ind&eacute;cision. Je ne cherche pas &agrave;
+justifier cette seconde d&eacute;faite de ma loyaut&eacute;, je cherche &agrave; la
+comprendre... Non, ces lettres n'&eacute;taient pas &agrave; moi. Je n'aurais jamais
+d&ucirc; me les approprier. Je devais les d&eacute;truire sans les avoir ouvertes,
+d'autant plus que l'entra&icirc;nement des premi&egrave;res secondes &eacute;tait pass&eacute;, ce
+soudain afflux d'id&eacute;es qui m'avait emp&ecirc;ch&eacute; d'ob&eacute;ir &agrave; la supplication
+angoiss&eacute;e de ma tante. &laquo;Pourquoi cette angoisse?&raquo; me demandai-je
+cependant de nouveau, tandis que je relisais l'inscription trac&eacute;e par ma
+tante sur l'enveloppe: &laquo;Lettres de Justin, 1864.&raquo; Comme la chambre o&ugrave;
+j'&eacute;tais l&agrave;, partag&eacute; entre un devoir de pi&eacute;t&eacute; indiscutable et le d&eacute;sir de
+savoir, m'&eacute;tait une mauvaise conseill&egrave;re!... &Ccedil;'avait &eacute;t&eacute; autrefois celle
+de mon p&egrave;re, et le mobilier n'avait pas chang&eacute; depuis cette &eacute;poque. Le
+temps avait seulement un peu effac&eacute; la nuance de l'&eacute;toffe claire dont ma
+tante avait fait tendre la pi&egrave;ce pour que son fr&egrave;re y repos&acirc;t ses yeux.
+Il s'&eacute;tait chauff&eacute; &agrave; cette chemin&eacute;e par des matins d'hiver pareils &agrave;
+celui-ci, froids et noirs. Il s'&eacute;tait assis pour r&ecirc;ver, sur le fauteuil
+profond o&ugrave; je me tenais. Il avait &eacute;cout&eacute; le tintement des heures passer
+dans le timbre &agrave; demi faux de la pendule d'alb&acirc;tre, qui me sonnait &agrave; moi
+maintenant cette heure de trouble. Le petit dogue de bronze, &agrave; face
+bourrue, &agrave; bajoues pendantes, qui se tenait sur cette pendule, l'avait
+vu aller et venir sur ce tapis aux fleurs &eacute;teintes. Il avait dormi son
+sommeil de jeune homme et d'homme fait dans cette alc&ocirc;ve et sur ce lit
+que je venais de quitter. Il avait travaill&eacute;, assis &agrave; ce bureau pos&eacute;
+pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre, en travers, dans le jour qu'il affectionnait. Non,
+cette chambre ne me laissait plus libre d'agir; elle me rendait mon p&egrave;re
+trop vivant. C'&eacute;tait comme si le fant&ocirc;me de l'assassin&eacute; f&ucirc;t sorti de son
+tombeau pour me supplier de tenir la promesse de vengeance jur&eacute;e tant de
+fois &agrave; sa m&eacute;moire. Quand ces lettres n'eussent offert qu'une seule
+chance, une contre mille, de me donner une indication, une seule, sur
+les secrets de la vie intime de mon p&egrave;re, je ne pouvais pas h&eacute;siter. Que
+m'importaient ces pu&eacute;riles scrupules de respect pour ce qui n'avait &eacute;t&eacute;
+sans doute que le caprice dernier d'une malade d'esprit? Je dressai
+contre mes restes de pi&eacute;t&eacute; ce raisonnement sacril&egrave;ge, afin de les
+abattre. Je n'avais pas besoin d'arguments pour c&eacute;der &agrave; l'effr&eacute;n&eacute; d&eacute;sir
+qui grandissait, grandissait en moi. Ces lettres, les derni&egrave;res que sa
+main e&ucirc;t &eacute;crites; ces lettres qui me montreraient &agrave; nu sa vie intime, &agrave;
+la veille du sanglant attentat, je les avais l&agrave; et je ne les lirais
+point!... Allons donc!... C'en &eacute;tait assez de ces enfantines
+lenteurs!... Et je d&eacute;fis brusquement l'enveloppe qui contenait cette
+correspondance. Les feuillets tremblaient entre mes doigts, maintenant,
+tout jaunis, avec leurs caract&egrave;res un peu d&eacute;color&eacute;s. Je reconnaissais
+l'&eacute;criture, tass&eacute;e, carr&eacute;e et nette, avec des trous au milieu des mots.
+Les dates avaient &eacute;t&eacute; souvent omises par mon p&egrave;re, et alors ma tante
+avait r&eacute;par&eacute; l'omission en &eacute;crivant le quanti&egrave;me du mois elle-m&ecirc;me.
+Pauvre tante dont ce soin religieux attestait la tendresse, je ne
+songeais plus, dans mon excitation folle, qu'&agrave; deux pas de moi &eacute;tait sa
+chambre fun&eacute;raire. &Agrave; Julie, qui vint me demander des instructions pour
+tous les d&eacute;tails mat&eacute;riels dont s'accompagne la mort, je r&eacute;pondis que
+j'&eacute;tais trop accabl&eacute;, qu'elle d&eacute;cid&acirc;t tout &agrave; son gr&eacute;, que je voulais
+&ecirc;tre seul durant cette matin&eacute;e, et je me plongeai dans ma lecture au
+point d'en oublier et l'heure qui passait, et les &eacute;v&eacute;nements autour de
+moi, et de manger, et de m'habiller, et m&ecirc;me d'aller revoir celle que
+j'avais perdue, tandis que je pouvais encore me repa&icirc;tre de ses
+traits... Oui, pauvre tante, et envers laquelle j'&eacute;tais si ingrat, si
+tra&icirc;tre aussi!... D&egrave;s les premi&egrave;res pages, je compris trop bien pourquoi
+elle avait voulu m'emp&ecirc;cher de boire le poison que chaque phrase
+distillait dans mon c&#339;ur, comme elle l'avait distill&eacute; dans le sien. Les
+terribles lettres! C'&eacute;tait maintenant comme si le fant&ocirc;me e&ucirc;t parl&eacute;, de
+cette parole sourde qui est celle des confessions, et un drame cach&eacute; se
+d&eacute;roulait devant moi, dont je n'avais pas r&ecirc;v&eacute; la tristesse. J'&eacute;tais
+tout enfant, lorsque se passaient les mille petites sc&egrave;nes dont cette
+correspondance me repr&eacute;sentait le d&eacute;tail. Je ne savais pas d&eacute;chiffrer
+l'&eacute;nigme d'une situation, et, depuis, la seule personne qui e&ucirc;t pu
+m'initier &agrave; cette lugubre histoire &eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment celle qui avait
+pouss&eacute; la discr&eacute;tion jusqu'&agrave; me cacher, toute sa vie, l'existence de ces
+papiers trop &eacute;loquents; celle qui, sur son lit de mort, avait pens&eacute; &agrave;
+les d&eacute;truire plus qu'&agrave; son salut &eacute;ternel, et qui, sans doute,
+s'accusait, comme d'un crime, d'avoir diff&eacute;r&eacute; de jour en jour &agrave; br&ucirc;ler
+ces feuilles fatales. Quand elle s'y &eacute;tait d&eacute;cid&eacute;e, c'&eacute;tait trop tard.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re lettre &eacute;tait dat&eacute;e de janvier 1864. Elle commen&ccedil;ait par des
+remerciements adress&eacute;s &agrave; ma tante pour mon cadeau d'&eacute;trennes de cette
+ann&eacute;e-l&agrave;: un fort avec des soldats de plomb, qui m'avaient charm&eacute;,
+disait la lettre, parce que les cavaliers &eacute;taient en deux morceaux,
+l'homme se d&eacute;tachant de la b&ecirc;te... Et, tout de suite, les phrases
+banales de ce remerciement se changeaient en une effusion de tendresse
+souffrante. Rien qu'&agrave; l'accent avec lequel le fr&egrave;re parlait &agrave; sa s&#339;ur,
+se r&eacute;pandant en regrets pour son enfance pass&eacute;e et leur vie commune, on
+devinait une &acirc;me anxieuse, avide d'affection et m&eacute;contente de son sort
+actuel. Il s'exhalait, de cette premi&egrave;re lettre, une plainte contenue
+qui m'&eacute;tonna aussit&ocirc;t, car j'avais toujours cru que mon p&egrave;re et ma m&egrave;re
+avaient &eacute;t&eacute; parfaitement heureux l'un par l'autre. H&eacute;las! cette plainte
+ne faisait que grandir, que se pr&eacute;ciser aussi. Mon p&egrave;re &eacute;crivait &agrave; sa
+s&#339;ur, chaque dimanche, m&ecirc;me quand il l'avait vue dans la semaine. Comme
+il arrive dans les correspondances fr&eacute;quentes et r&eacute;guli&egrave;res, les
+moindres &eacute;v&eacute;nements se trouvaient not&eacute;s dans leur minutie, et toutes nos
+habitudes d'alors ressuscitaient devant ma pens&eacute;e &agrave; cette lecture, mais
+accompagn&eacute;es d'un commentaire de m&eacute;lancolie qui trahissait des
+malentendus irr&eacute;parables entre ceux que je jugeais alors si unis. Je
+revoyais mon p&egrave;re, tel qu'il m'accueillait, &agrave; sept heures du matin, dans
+son costume de chambre, qu'il passait pour d&eacute;jeuner avec moi. Je devais
+partir pour le coll&egrave;ge &agrave; huit heures, et mon p&egrave;re me faisait r&eacute;p&eacute;ter mes
+le&ccedil;ons bri&egrave;vement; puis nous nous asseyions dans la salle &agrave; manger,
+devant la table sans nappe, sur laquelle Julie nous servait deux tasses
+d'un chocolat dont l'odeur sucr&eacute;e flattait mes gourmandes narines
+d'enfant. Ma m&egrave;re, elle, se levait beaucoup plus tard, et, depuis que
+j'allais au coll&egrave;ge, mon p&egrave;re, afin de ne pas la r&eacute;veiller si t&ocirc;t,
+occupait une chambre &agrave; part. Que j'&eacute;tais content de ce repas du matin,
+durant lequel je bavardais &agrave; mon aise, parlant de mes devoirs &agrave; faire,
+de mes lectures, de mes camarades! J'en avais gard&eacute; un d&eacute;licieux
+souvenir de minutes insouciantes, cordiales, d&eacute;licieuses. Mon p&egrave;re aussi
+dans ses lettres parlait de ces d&eacute;jeuners du matin, mais en homme qui
+souffrait de d&eacute;couvrir dans nos causeries que ma m&egrave;re s'occupait trop
+peu de moi &agrave; son gr&eacute;, que je ne remplissais pas assez sa vie de femme
+r&ecirc;veuse et volontiers frivole. Il &eacute;crivait des phrases que l'avenir
+s'&eacute;tait charg&eacute; de rendre tristement proph&eacute;tiques: &laquo;Si je lui manquais
+jamais, que deviendrait-il?...&raquo; &Agrave; dix heures, je revenais de classe; mon
+p&egrave;re &eacute;tait d&eacute;j&agrave; occup&eacute; &agrave; ses affaires, j'avais moi-m&ecirc;me un devoir &agrave;
+pr&eacute;parer, et je ne le revoyais qu'&agrave; onze heures et demie, au second
+d&eacute;jeuner. Maman &eacute;tait l&agrave;, dans une de ces toilettes du matin qui
+seyaient merveilleusement &agrave; sa beaut&eacute; mince et souple. &Agrave; distance, et
+par del&agrave; mes froides ann&eacute;es d'adolescent, cette table de famille m'&eacute;tait
+si souvent apparue dans un mirage de chaude intimit&eacute;. En avais-je assez
+&eacute;prouv&eacute; la nostalgie, plus tard, quand je m'asseyais entre ma m&egrave;re et M.
+Termonde, &agrave; nos d&eacute;jeuners des jours de sortie? Et maintenant je
+retrouvais, dans les lettres de mon p&egrave;re, la preuve que le divorce des
+c&#339;urs existait d&egrave;s lors &agrave; notre table, entre les deux personnes que mon
+culte de fils r&eacute;unissait dans une seule tendresse; et le m&ecirc;me divorce se
+retrouvait dans nos d&icirc;ners pris en commun et dans nos soir&eacute;es &agrave; trois.
+Mon p&egrave;re aimait passionn&eacute;ment sa femme, et il sentait que sa femme ne
+l'aimait pas. C'&eacute;tait l&agrave; le sentiment sans cesse exprim&eacute; dans ces
+lettres, non pas de cette mani&egrave;re brutale et positive; mais comment
+n'aurais-je pas compris cette signification secr&egrave;te de toutes les
+phrases, moi qui avais travers&eacute; une adolescence d'une si &eacute;trange
+analogie avec le drame de cette vie d'homme? Comme moi, plus que moi
+encore, mon p&egrave;re &eacute;tait un silencieux. Il avait laiss&eacute; des malentendus
+irr&eacute;parables s'&eacute;tablir entre ma m&egrave;re et lui. Comme moi plus tard,
+passionn&eacute;, gauche, &eacute;touffant de timidit&eacute; devant cette femme si
+aristocratique, si fi&egrave;re, si diff&eacute;rente de lui, le fils d'un demi-paysan
+devenu ing&eacute;nieur civil par la force de son g&eacute;nie personnel, comme moi,
+ah! pas plus que moi, il avait connu la torture des situations fausses
+qui ne peuvent pas &ecirc;tre &eacute;clair&eacute;es, sinon par des mots que la bouche
+n'aura jamais l'&eacute;nergie de prononcer. Quelle piti&eacute; que les destin&eacute;es se
+recommencent ainsi, et que les m&ecirc;mes dispositions de l'&acirc;me se
+d&eacute;veloppent chez le fils, apr&egrave;s s'&ecirc;tre d&eacute;velopp&eacute;es chez le p&egrave;re, afin
+que le malheur de l'un soit identique au malheur de l'autre!... P&egrave;re
+trop semblable &agrave; moi, ses lettres &eacute;taient pleines de soupirs que ma m&egrave;re
+n'avait jamais soup&ccedil;onn&eacute;s,&mdash;vains soupirs vers une fusion compl&egrave;te de
+leurs deux c&#339;urs,&mdash;tendres soupirs vers l'impossible chim&egrave;re d'un
+bonheur partag&eacute;,&mdash;soupirs d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;s vers le terme d'une s&eacute;paration
+morale d'autant plus d&eacute;finitive que la cause en &eacute;tait, non point dans
+des torts r&eacute;ciproques (tout se pardonne quand on s'aime), mais dans un
+contraste indestructible, presque animal, de deux natures. Il ne lui
+plaisait par aucune de ses qualit&eacute;s, il lui d&eacute;plaisait par tout ce qu'il
+pouvait avoir de d&eacute;fauts en lui, et il l'adorait... J'avais assez vu de
+vari&eacute;t&eacute;s de m&eacute;nages mal arrang&eacute;s, depuis que j'allais dans le monde,
+pour ne pas comprendre quel enfer taciturne avait d&ucirc; &ecirc;tre celui-l&agrave;, et
+les deux figures se dessinaient devant moi, si nettes: ma m&egrave;re avec ses
+gestes naturellement un peu mani&eacute;r&eacute;s, la d&eacute;licatesse fragile de ses
+mains, sa p&acirc;leur, ses tours de t&ecirc;te, sa voix volontiers basse, le je ne
+sais quoi de presque immat&eacute;riel r&eacute;pandu sur toute sa personne, ses yeux
+dont le regard pouvait se faire si froid, si d&eacute;daigneux, et, d'autre
+part, la carrure robuste de grand travailleur qui &eacute;tait celle de mon
+p&egrave;re, ses larges rires quand il s'abandonnait &agrave; la gaiet&eacute;, le caract&egrave;re
+professionnel, utilitaire, et, &agrave; vrai dire, pl&eacute;b&eacute;ien de tout son &ecirc;tre,
+id&eacute;es et fa&ccedil;ons, gestes et discours. Mais ce pl&eacute;b&eacute;ien &eacute;tait si noble, si
+haut par sa g&eacute;n&eacute;reuse sensibilit&eacute;. Il ne savait pas la montrer, c'&eacute;tait
+l&agrave; son crime. Sur quelles mis&egrave;res reposent, quand on y songe, la
+f&eacute;licit&eacute; absolue ou l'irr&eacute;m&eacute;diable infortune!</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave;, au cours de ces premi&egrave;res lettres, le nom de M. Termonde passait
+et repassait sous la plume de mon p&egrave;re, et voil&agrave; que la onzi&egrave;me ou la
+douzi&egrave;me de ces lettres, je ne sais plus laquelle, &eacute;clatait en un cri de
+souffrance aigu&euml; qui fit bondir mon c&#339;ur, trembler mes mains, se
+mouiller mes yeux. Soudainement, et dans quelques pages dat&eacute;es de la
+nuit, dont l'&eacute;criture seule trahissait une &eacute;motion profonde, le mari,
+jusque-l&agrave; ma&icirc;tre de lui, avouait &agrave; sa s&#339;ur, &agrave; sa douce et fid&egrave;le
+confidente, qu'il &eacute;tait jaloux... Il &eacute;tait jaloux, et de qui?... De
+celui-l&agrave; m&ecirc;me qui devait, un jour, le remplacer &agrave; son foyer, donner un
+nom nouveau &agrave; celle qui avait &eacute;t&eacute; M<sup>me</sup> Corn&eacute;lis; de cet homme aux
+allures f&eacute;lines, aux prunelles p&acirc;les, &agrave; qui mon instinct d'enfant avait
+vou&eacute; une si pr&eacute;coce, une si fixe haine;&mdash;il &eacute;tait jaloux de Jacques
+Termonde! Il la racontait, cette jalousie, dans cette confession subite,
+avec l'&acirc;pret&eacute; d'accent qui soulage le c&#339;ur des malaises trop longtemps
+contenus. Dans cette lettre, le d&eacute;but d'une s&eacute;rie que la mort seule
+devait interrompre, il disait la date lointaine de cette jalousie, et
+comme elle lui &eacute;tait venue, &agrave; surprendre le regard dont Termonde
+enveloppait ma m&egrave;re. Il disait qu'il avait cru d&egrave;s lors &agrave; une passion
+naissante chez cet homme, puis que Termonde &eacute;tait parti pour un grand
+voyage et que lui, mon p&egrave;re, avait attribu&eacute; cette absence &agrave; une loyaut&eacute;
+d'ami sinc&egrave;re, &agrave; un noble effort pour combattre d&egrave;s le commencement une
+inclination criminelle. Puis, Termonde &eacute;tait revenu. Ses visites &agrave; la
+maison avaient repris, de plus en plus fr&eacute;quentes. Tout l'y autorisait:
+mon p&egrave;re l'avait eu comme camarade intime &agrave; l'&Eacute;cole de Droit, il
+l'aurait choisi comme t&eacute;moin de son mariage si l'autre n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute;
+retenu hors de France, &agrave; cette &eacute;poque, par ses fonctions diplomatiques.
+Mon p&egrave;re avouait, dans cette lettre, et aussi dans les suivantes,
+l'avoir tendrement aim&eacute;, au point d'avoir consid&eacute;r&eacute; sa propre jalousie
+comme un sentiment indigne et comme une esp&egrave;ce de trahison. Mais on a
+beau se reprocher une passion, elle n'en est pas moins l&agrave;, dans notre
+c&#339;ur, qui nous le d&eacute;chire et nous le ronge. Depuis le retour de
+Termonde, cette jalousie avait augment&eacute;, avec la certitude que l'amour
+de celui qui en &eacute;tait le principe augmentait aussi. Le malheureux homme
+ne s'&eacute;tait pas cru le droit cependant de fermer la porte &agrave; son ami. Sa
+femme n'&eacute;tait-elle pas la plus pure, la plus honn&ecirc;te des femmes? M&ecirc;me le
+penchant au mysticisme et &agrave; la d&eacute;votion exalt&eacute;e, qu'il lui reprochait
+quelquefois, offrait une garantie qu'elle ne se permettrait jamais rien
+qui f&ucirc;t une tache sur sa conscience. D'ailleurs, les assiduit&eacute;s de
+Termonde s'accompagnaient d'un si &eacute;vident, d'un si absolu respect,
+qu'elles ne donnaient aucune prise au reproche. Que faire? Avoir une
+explication avec sa femme, lui qui &eacute;tait pris d'un battement de c&#339;ur &agrave;
+la seule id&eacute;e de discuter contre elle? Exiger qu'elle cess&acirc;t de
+recevoir son ami, &agrave; lui? Mais si elle c&eacute;dait, il l'aurait priv&eacute;e d'une
+distraction r&eacute;elle, et il ne se le serait point pardonn&eacute; &agrave; lui-m&ecirc;me. Si
+elle ne c&eacute;dait pas?... Et mon pauvre p&egrave;re avait pr&eacute;f&eacute;r&eacute; se d&eacute;battre dans
+cette g&eacute;henne de la faiblesse et de l'ind&eacute;cision, o&ugrave; roulent, pour n'en
+plus sortir, les silencieux et les timides. Et il d&eacute;taillait cette
+mis&egrave;re &agrave; ma tante, et il insistait sur le caract&egrave;re maladif de son
+sentiment, implorant un conseil, une piti&eacute;, accusant la pu&eacute;rilit&eacute; de sa
+jalousie, s'en moquant; et jaloux tout de m&ecirc;me, et ne pouvant se retenir
+de parler, de reparler de cette plaie ouverte dans son &acirc;me, et incapable
+de l'&eacute;nergie qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sa gu&eacute;rison.</p>
+
+<p>Les lettres se faisaient plus sombres encore. Comme il arrive quand on
+n'a pas coup&eacute; court aussit&ocirc;t &agrave; une situation fausse, mon p&egrave;re souffrait
+des cons&eacute;quences de sa faiblesse, et il les voyait se d&eacute;velopper devant
+lui,&mdash;sans agir, parce qu'il aurait fallu, pour les arr&ecirc;ter maintenant,
+subir d'affreuses sc&egrave;nes. Apr&egrave;s avoir tol&eacute;r&eacute; que son ami multipli&acirc;t ses
+visites, ce lui &eacute;tait un martyre de constater que sa femme avait subi &agrave;
+ce degr&eacute; l'influence envahissante de cette intimit&eacute;. Il la voyait
+prendre des conseils de Termonde pour les petites choses de la
+vie,&mdash;sur un point de toilette, pour l'achat d'un cadeau, le choix d'une
+lecture. Il retrouvait la trace de cet homme dans les changements de
+go&ucirc;t de ma m&egrave;re, en musique, par exemple. Il aimait, quand nous &eacute;tions
+seuls &agrave; la maison, le soir, qu'elle se m&icirc;t au piano et qu'elle jou&acirc;t,
+longuement, au hasard. Elle n'ex&eacute;cutait plus aujourd'hui que des
+morceaux indiqu&eacute;s par Termonde, qui avait rapport&eacute; de ses voyages une
+connaissance assez approfondie des ma&icirc;tres allemands, au lieu que mon
+p&egrave;re, &eacute;lev&eacute; en province et aupr&egrave;s de sa s&#339;ur, &eacute;l&egrave;ve elle-m&ecirc;me d'un
+professeur de province, en &eacute;tait rest&eacute; au culte des musiciens italiens.
+Et puis ma m&egrave;re se rattachait par sa famille &agrave; une soci&eacute;t&eacute; toute
+diff&eacute;rente de celle o&ugrave; mon p&egrave;re la faisait vivre. Les triomphes que son
+extr&ecirc;me beaut&eacute; lui assurait dans cette derni&egrave;re, joints &agrave; sa native
+douceur, avaient emp&ecirc;ch&eacute;, d'abord, qu'elle ne regrett&acirc;t son ancien
+milieu. Il en fut autrement, lorsque sa familiarit&eacute; avec Termonde qui
+appartenait, lui, au monde le plus &eacute;l&eacute;gant, lui rendit de nouveau
+pr&eacute;sentes toutes les habitudes de ce monde. Mon p&egrave;re la vit qui
+s'ennuyait dans son propre salon, dont elle faisait les honneurs avec
+une pens&eacute;e absente. Il n'&eacute;tait pas jusqu'aux opinions politiques de son
+ami qu'il ne retrouv&acirc;t sur les l&egrave;vres de sa femme. Elle le raillait
+finement de ce qui lui restait d'utopies lib&eacute;rales, et, derri&egrave;re cette
+moquerie sans m&eacute;chancet&eacute;, mais qui &eacute;tait une moquerie pourtant, comme
+derri&egrave;re ses nouvelles sensations d'art, toujours il retrouvait
+Termonde, et encore Termonde. Il se taisait pourtant, la timidit&eacute; dont
+il avait toujours &eacute;t&eacute; victime devant ma m&egrave;re s'exasp&eacute;rant avec sa
+jalousie. Plus il &eacute;tait malheureux, plus il devenait sensible, incapable
+de montrer sa peine. Il y a des &acirc;mes ainsi fa&ccedil;onn&eacute;es, que la souffrance
+les paralyse et les emp&ecirc;che d'agir. Et puis c'&eacute;tait derechef la m&ecirc;me
+question: Que faire? Par quel biais aborder une explication, quand il
+n'avait en d&eacute;finitive rien de pr&eacute;cis &agrave; dire, pas un reproche positif
+qu'il p&ucirc;t articuler? Est-ce qu'on dresse un acte d'accusation avec des
+nuances? Il continuait &agrave; ne pas douter de l'honn&ecirc;tet&eacute; de sa femme. Du
+moins, il affirmait son enti&egrave;re estime pour elle, &agrave; chaque page,
+suppliant ma tante de ne pas retirer une parcelle de son amiti&eacute; &agrave; sa
+ch&egrave;re Marie, la conjurant de ne faire jamais devant elle, qui en &eacute;tait
+l'innocente cause, une allusion &agrave; des tourments dont il rougissait
+lui-m&ecirc;me. Et il insistait sur ses propres torts, il s'accusait de ne
+pas &ecirc;tre assez tendre, de ne pas savoir se faire aimer, et c'&eacute;taient des
+tableaux de son triste int&eacute;rieur, &eacute;voqu&eacute;s d'un mot, avec une humilit&eacute;
+navrante. Il se d&eacute;crivait, durant leur t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te du soir, regardant sa
+femme, qui, couch&eacute;e parmi de petits coussins brod&eacute;s, dans un fauteuil,
+en toilette claire, appuyait ses pieds chauss&eacute;s de bas &agrave; jour sur un
+tabouret &agrave; bascule et qui lisait &agrave; la clart&eacute; d'une lampe pos&eacute;e &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+d'elle, sur une table mobile. Que lisait-elle? Un roman pr&ecirc;t&eacute; par
+Termonde. Elle lisait, caressant ses cheveux distraitement avec un
+couteau &agrave; papier en or cisel&eacute;, donn&eacute; par Termonde au jour de l'an. Mon
+p&egrave;re d&eacute;posait la revue qu'il tenait &agrave; la main. Il cherchait une phrase
+par laquelle il p&ucirc;t atteindre cet &ecirc;tre qu'il sentait si lointain, si
+&eacute;tranger &agrave; lui,&mdash;et si aim&eacute;. Mais ces phrases-l&agrave;, on ne les prononce pas
+ainsi. C'est le c&#339;ur contre le c&#339;ur, les mains unies, entre deux
+caresses, qu'un homme tendre et fier peut avouer cette torture
+d&eacute;shonorante lorsqu'elle n'est pas touchante,&mdash;la jalousie dans
+l'estime. Les autres, les brutaux, ne connaissent pas ces scrupules. Ils
+disent: &laquo;Je suis jaloux,&raquo; sans plus s'inqui&eacute;ter si c'est l&agrave; une insulte
+ou non. Ils ferment leur porte &agrave; qui leur d&eacute;pla&icirc;t, ils imposent &agrave; leur
+femme un: &laquo;Suis-je le ma&icirc;tre?&raquo; qui ne tient compte que de leur bon
+plaisir, &agrave; eux. Ont-ils raison? En tous cas, cette brutalit&eacute; n'&eacute;tait pas
+le fait de mon pauvre p&egrave;re. Il trouvait en lui assez de force pour
+montrer &agrave; Termonde un visage glac&eacute;, pour ne lui parler qu'&agrave; peine, pour
+lui tendre la main avec cette politesse insultante qui creuse un ab&icirc;me
+entre deux sinc&egrave;res amis. L'autre n'avait pas l'air de s'en apercevoir.
+Mon p&egrave;re, qui ne voulait pas d'une sc&egrave;ne avec lui, parce que cette sc&egrave;ne
+e&ucirc;t eu pour cons&eacute;quence imm&eacute;diate une autre sc&egrave;ne avec ma m&egrave;re,
+multipliait les petits affronts. Termonde en &eacute;tait quitte pour venir aux
+heures o&ugrave; l'homme d'affaires &eacute;tait retenu &agrave; son bureau. Et mon p&egrave;re
+racontait les rages qui le poignaient, &agrave; l'id&eacute;e que sa femme et celui
+dont il &eacute;tait jaloux causaient ensemble, intimement, parmi les fleurs du
+petit salon, tandis qu'il s'ab&icirc;mait, lui, le malheureux, dans le plus
+aride travail, pour assurer toutes les royaut&eacute;s du luxe &agrave; cette femme
+dont il ne serait jamais, jamais aim&eacute;, bien qu'elle port&acirc;t son nom, bien
+qu'il la cr&ucirc;t fid&egrave;le. Mais cette fid&eacute;lit&eacute; glac&eacute;e, ah! ce n'&eacute;tait pas de
+cela qu'il avait soif, l'infortun&eacute; qui terminait sa derni&egrave;re lettre par
+cette phrase,&mdash;me la suis-je assez souvent r&eacute;p&eacute;t&eacute;e! &laquo;C'est si triste de
+sentir qu'on est de trop dans sa propre maison, qu'on poss&egrave;de une femme
+par tous les droits, qu'elle vous donne tout ce que ses devoirs
+l'obligent &agrave; vous donner, tout, except&eacute; son c&#339;ur qui est &agrave; un autre,
+sans qu'elle s'en doute peut-&ecirc;tre, &agrave; moins que... Vois-tu, j'ai
+d'affreuses heures o&ugrave; je me dis que je suis un niais, un l&acirc;che, qu'il
+est son amant, qu'elle est sa ma&icirc;tresse, qu'ils se moquent de moi
+ensemble, de ma stupide confiance, de mon aveuglement.... Ne me gronde
+pas, ma pauvre Louise. Cette id&eacute;e est inf&acirc;me, et je la chasse en me
+r&eacute;fugiant aupr&egrave;s de toi, pour qui, du moins, je suis tout au monde...&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; moins que?...&mdash;et cette lettre &eacute;tait du premier dimanche du mois de
+juin 1864, et le jeudi suivant, quatre jours plus tard, celui qui avait
+&eacute;crit cette lettre et support&eacute; ces douleurs allait au rendez-vous o&ugrave; il
+devait trouver une mort myst&eacute;rieuse,&mdash;cette mort qui allait permettre &agrave;
+sa veuve d'&eacute;pouser l'ami f&eacute;lon... Quelle id&eacute;e aussi affreuse, aussi
+inf&acirc;me que celle dont mon p&egrave;re s'accusait dans cette terrible derni&egrave;re
+lettre venait de s'&eacute;veiller en moi? Je posai sur la chemin&eacute;e la liasse
+de ces feuilles r&eacute;v&eacute;latrices, je pris ma t&ecirc;te dans mes mains et la
+temp&ecirc;te des imaginations cruelles passa sur cette t&ecirc;te, o&ugrave; je sentais le
+sang battre la fi&egrave;vre. Ah! la hideuse, la sinistre chose,
+l'innommable!... Mon &acirc;me l'entrevoyait et elle se rejetait en arri&egrave;re...
+Mais quoi? le monstrueux soup&ccedil;on, ma tante n'en avait-elle pas subi
+l'assaut? Et, comme un encouragement &agrave; oser penser ce qui me donnait un
+tel frisson d'horreur, de petits faits ressuscitaient dans ma m&eacute;moire,
+me montrant cette s&#339;ur fid&egrave;le de mon p&egrave;re en proie &agrave; cette id&eacute;e qui
+venait de m'envahir si fortement. Que de bizarreries je comprenais tout
+d'un coup, que je n'avais pas comprises! Le jour o&ugrave; elle m'avait annonc&eacute;
+le second mariage de ma m&egrave;re, et quand j'avais prononc&eacute; de moi-m&ecirc;me le
+nom maudit de Termonde, pourquoi m'avait-elle demand&eacute; d'une voix
+tremblante et comme affol&eacute;e: &laquo;Que sais-tu?&raquo; Que craignait-elle donc que
+je n'eusse devin&eacute;? Quel renseignement redoutable attendait-elle de mon
+innocente observation d'enfant?... Plus tard, et lorsqu'elle me
+conjurait d'abandonner le soin de venger notre cher mort, lorsqu'elle me
+r&eacute;p&eacute;tait la parole sainte: &laquo;Je me suis r&eacute;serv&eacute; la vengeance, dit le
+seigneur&raquo;, quels coupables pr&eacute;voyait-elle donc que je rencontrerais sur
+ma route? Quand elle me suppliait de m&eacute;nager mon beau-p&egrave;re, de me le
+concilier plut&ocirc;t, de ne pas m'en faire un ennemi, ses conseils
+n'avaient-ils pour but que la facilit&eacute; de ma vie quotidienne, ou bien
+croyait-elle qu'un autre danger p&ucirc;t me menacer de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;? Lorsque
+les craintes se multipliaient dans son cerveau, affaibli par la maladie,
+et qu'elle en revenait toujours &agrave; ce conseil de prendre garde &agrave; mes
+sorties du soir, quelle vision d'&eacute;pouvante lui revenait &agrave; l'esprit, lui
+montrant dans l'ombre une main capable de me frapper,&mdash;la m&ecirc;me main qui
+avait frapp&eacute; mon p&egrave;re? Lorsque, &agrave; ses derniers moments, elle r&eacute;unissait
+toutes ses forces afin de d&eacute;truire cette correspondance, sur quelle
+piste supposait-elle donc que ces lettres me jetteraient? Tout
+s'&eacute;clairait soudain d'une effrayante lumi&egrave;re... Ce que ma tante avait
+aper&ccedil;u par del&agrave; ces lettres je l'apercevais aussi. Ah! je n'ai pas
+craint de penser ainsi, et j'ai honte &agrave; pr&eacute;sent d'&eacute;crire ce que j'ai
+pens&eacute;. Mais, comment aurais-je pu &eacute;chapper &agrave; la logique de la situation?
+Que ma tante e&ucirc;t livr&eacute; ces lettres au juge charg&eacute; d'instruire l'affaire,
+est-ce que ce magistrat n'aurait pas suppos&eacute; aussit&ocirc;t ce que je ne
+pouvais pas m'emp&ecirc;cher de supposer? Non, je ne le pouvais pas... Un
+homme est assassin&eacute; auquel on ne conna&icirc;t pas d'ennemis; il est av&eacute;r&eacute; que
+le meurtre n'a pas le vol pour mobile, sa femme a un amant, et, presque
+aussit&ocirc;t apr&egrave;s la mort de son mari, elle &eacute;pouse cet amant... &laquo;Mais c'est
+eux, c'est eux les coupables; ils ont tu&eacute; le mari,&raquo; dirait le juge,
+dirait le premier venu. Pourquoi ma tante qui avait ces lettres de mon
+p&egrave;re entre les mains ne les avait-elles pas donn&eacute;es &agrave; la justice?&mdash;Je le
+comprenais trop: elle ne voulait pas que j'eusse &agrave; penser de ma m&egrave;re ce
+que j'en pensais, &agrave; cette minute, dans un acc&egrave;s de folle
+douleur:&mdash;qu'elle avait tromp&eacute; mon p&egrave;re, qu'elle avait &eacute;t&eacute; la ma&icirc;tresse
+de Jacques Termonde, que l&agrave; gisait le secret de l'assassinat.&mdash;Concevoir
+cela comme seulement possible, c'&eacute;tait commettre un parricide moral,
+c'&eacute;tait la grande, l'inexpiable faute envers celle qui m'avait tir&eacute; de
+sa chair et port&eacute; dans son sein. J'avais toujours tant aim&eacute; ma m&egrave;re, si
+tristement, si tendrement. Jamais, non, jamais, je ne l'avais jug&eacute;e. Que
+de fois, me trouvant en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec elle, et ne sachant pas lui
+dire ce qui m'oppressait le c&#339;ur, que de fois il m'&eacute;tait arriv&eacute; de
+songer que l'obstacle dress&eacute; entre nous deux ne nous s&eacute;parerait pas
+toujours! Je deviendrais peut-&ecirc;tre, un jour, son unique soutien, elle
+verrait alors combien elle m'&eacute;tait rest&eacute;e ch&egrave;re.&mdash;Mes souffrances
+n'avaient rien entam&eacute; de ma tendresse. Malheureux qu'elle me refus&acirc;t une
+certaine sorte d'affection, je ne la condamnais pas de ce qu'elle
+prodiguait cette affection &agrave; un autre. Il y a une telle diff&eacute;rence &agrave;
+souffrir d'un &ecirc;tre qu'on aime, dans le bien ou dans le mal, &agrave; le sentir
+noble ou bas dans les chagrins qu'il nous inflige. En d&eacute;finitive, et
+avant que ces fatales lettres n'eussent fait sur moi leur &#339;uvre de
+d&eacute;senchantement, de quoi &eacute;tait-elle coupable &agrave; mes yeux? De s'&ecirc;tre
+remari&eacute;e? D'avoir voulu, demeur&eacute;e veuve &agrave; moins de trente ans, refaire
+sa vie? Rien de plus l&eacute;gitime. De n'avoir pas compris les relations de
+l'enfant qui lui restait avec l'homme qu'elle avait choisi? Rien de plus
+naturel. Elle &eacute;tait plus &eacute;pouse que m&egrave;re, et puis, les &ecirc;tres un peu
+chim&eacute;riques et fr&ecirc;les, comme elle, r&eacute;pugnent aux luttes quotidiennes.
+Ils pr&eacute;f&egrave;rent ne pas voir en face la r&eacute;alit&eacute; qui leur imposerait une
+&eacute;nergie de tous les instants. J'avais admis, d'instinct d'abord, &agrave; la
+r&eacute;flexion ensuite, toutes ces explications de l'attitude de ma m&egrave;re &agrave;
+mon &eacute;gard. Quelle source d'indulgence jaillit en nous, chaude, profonde,
+in&eacute;puisable, pour ceux qui nous tiennent vraiment &agrave; la racine du c&#339;ur,
+et cette source venait de se tarir tout d'un coup, et &agrave; sa place je
+sentais s'&eacute;pancher en moi le flot empoisonn&eacute; des plus odieux, des plus
+abominables soup&ccedil;ons....</p>
+
+<p>Cette premi&egrave;re, cette soudaine invasion d'une si affreuse id&eacute;e ne dura
+pas. Je n'y aurais point r&eacute;sist&eacute;; j'aurais pris un pistolet pour me tuer
+et d&eacute;truire du coup l'excessive douleur, si cette id&eacute;e s'&eacute;tait implant&eacute;e
+en moi, comme cela, pr&eacute;cise, accablante d'&eacute;vidence, impossible &agrave;
+repousser. Elle fut ainsi durant les instants qui suivirent la lecture
+des lettres. Puis la crise diminua, je r&eacute;fl&eacute;chis, et tout de suite ma
+tendresse pour ma m&egrave;re entra en lutte contre le cauchemar. &Agrave; l'attaque
+de ces ex&eacute;crables imaginations, j'opposai des faits, dans leur certitude
+et leur nettet&eacute;. Je me rappelai par le menu les moments o&ugrave; j'avais vu ma
+m&egrave;re et mon p&egrave;re, en pr&eacute;sence l'un de l'autre, pour la derni&egrave;re fois.
+C'&eacute;tait &agrave; la table du d&eacute;jeuner d'o&ugrave; il s'&eacute;tait lev&eacute; pour aller l&agrave;-bas,
+vers l'assassin. Mais est-ce que ma m&egrave;re n'&eacute;tait pas rieuse, &agrave; son
+ordinaire, ce matin-l&agrave;? Est-ce que Jacques Termonde n'avait pas d&eacute;jeun&eacute;
+avec nous? N'&eacute;tait-il pas demeur&eacute; ensuite, apr&egrave;s le d&eacute;part de mon p&egrave;re,
+&agrave; causer, tandis que je jouais? C'&eacute;tait &agrave; ce moment m&ecirc;me, entre une
+heure et deux, que le myst&eacute;rieux Rochdale commettait le crime. Termonde
+ne pouvait pas &ecirc;tre &agrave; la fois dans notre salon et &agrave; l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial,
+pas plus que ma m&egrave;re n'aurait pu, impressionnable comme je la
+connaissais, parler ainsi paisiblement, heureusement, si elle avait su
+qu'&agrave; cette heure-l&agrave; son mari tombait pour ne plus se relever... J'&eacute;tais
+un fou d'avoir laiss&eacute; une pareille hypoth&egrave;se dessiner son image
+monstrueuse devant mes yeux, une seule minute. J'&eacute;tais un inf&acirc;me d'avoir
+aussit&ocirc;t d&eacute;pass&eacute; les plus insultantes d&eacute;fiances de mon p&egrave;re. D&eacute;j&agrave; et
+sans preuve aucune que l'expression d'une jalousie qui s'avouait
+elle-m&ecirc;me d&eacute;raisonnable, j'en &eacute;tais arriv&eacute; o&ugrave; cet homme, malheureux mais
+aimant, n'avait pas os&eacute; aller: &agrave; cette extr&eacute;mit&eacute; d'outrage envers ma
+m&egrave;re de croire qu'elle avait &eacute;t&eacute; la ma&icirc;tresse de Termonde. Et, quand
+bien m&ecirc;me elle e&ucirc;t inspir&eacute;, du vivant de son premier mari, un sentiment
+trop vif &agrave; celui qu'elle devait &eacute;pouser un jour, est-ce que cela
+prouvait qu'elle e&ucirc;t partag&eacute; ce sentiment? L'e&ucirc;t-elle partag&eacute;, cela
+prouvait-il qu'elle y e&ucirc;t c&eacute;d&eacute; jusqu'au don entier de sa personne?
+Pr&eacute;cis&eacute;ment, les femmes d&eacute;licates comme elle &eacute;tait, ces cr&eacute;atures tr&egrave;s
+fines, et qui vivent &agrave; c&ocirc;t&eacute; du r&eacute;el, caressent si volontiers la chim&egrave;re
+de romanesques affections qu'elles croient innocentes, puisque toute
+action coupable en est bannie. Pourquoi n'aurait-elle pas aim&eacute; Termonde
+d'une de ces affections-l&agrave;, fid&egrave;le, en fait, &agrave; ses devoirs, et livr&eacute;e en
+pens&eacute;e &agrave; une intimit&eacute; dont il &eacute;tait trop naturel qu'un &eacute;poux f&ucirc;t jaloux,
+mais qui, au demeurant, n'entachait en rien l'honneur de l'&eacute;pouse? Je la
+justifiais ainsi, non seulement de toute participation au crime, mais
+encore de toute faute contre ses devoirs. Cela l'aurait fl&eacute;trie si
+profond&eacute;ment pour mon c&#339;ur qu'elle e&ucirc;t eu un amant... Et puis mes id&eacute;es
+changeaient de nouveau; je me souvenais du cri qu'elle avait jet&eacute; devant
+le cadavre de mon p&egrave;re: &laquo;Dieu me punit...&raquo; Je ne lui faisais pas la
+charit&eacute; d'admettre que ce cri e&ucirc;t trahi simplement les scrupules d'une
+&acirc;me exalt&eacute;e, qui se reprochait maintenant jusqu'&agrave; ses pens&eacute;es. Je me
+souvenais aussi des yeux &eacute;tincelants de Termonde et de ses mains
+fr&eacute;missantes, lorsqu'il parlait avec ma m&egrave;re de la disparition
+myst&eacute;rieuse de mon p&egrave;re. S'ils &eacute;taient complices, ils jouaient la
+com&eacute;die devant moi, innocent t&eacute;moin, pour qu'ils pussent, &agrave; l'occasion,
+invoquer ma parole d'enfant... Ces souvenirs me rejetaient sur la voie
+funeste. L'id&eacute;e d'une liaison coupable entre elle et lui me saisissait
+de nouveau, et, presque tout de suite, la pens&eacute;e qu'ils avaient profit&eacute;
+de l'assassinat, qu'ils y avaient eu un int&eacute;r&ecirc;t puissant et unique...
+L'assaut du soup&ccedil;on recommen&ccedil;ait, si violent, qu'il triomphait de toutes
+les barri&egrave;res que je dressais l&agrave; contre. J'accumulais toutes les
+objections tir&eacute;es d'un alibi physique et d'une invraisemblance morale.
+J'en arrivais &agrave; me dire: il est strictement impossible qu'ils soient
+pour rien dans le meurtre; impossible, impossible, impossible,&mdash;je me
+r&eacute;p&eacute;tais ce mot avec fr&eacute;n&eacute;sie, puis l'hallucination me revenait,
+terrassante. Il y a des moments o&ugrave; l'&acirc;me d&eacute;sempar&eacute;e se trouve inhabile &agrave;
+dompter des visions qu'elle sait fausses, o&ugrave; l'imaginaire et le r&eacute;el se
+confondent en un cauchemar, pareil &agrave; ceux de la panique, et sans que le
+jugement sache distinguer l'un de l'autre. Cette paralysie du jugement,
+qui a &eacute;t&eacute; jaloux sans la conna&icirc;tre? Que j'en ai souffert, durant la
+journ&eacute;e qui suivit la lecture de ces lettres! J'allais, je venais &agrave;
+travers la maison, incapable de vaquer au moindre devoir, comme foudroy&eacute;
+par des &eacute;motions que les gens qui m'entouraient attribu&egrave;rent au chagrin
+de la perte que je venais de faire. &Agrave; plusieurs reprises, je voulus
+m'asseoir au chevet de la morte. La vue de son visage, aux narines d&eacute;j&agrave;
+pinc&eacute;es, avec son expression de tristesse encore accrue, m'&eacute;tait
+intol&eacute;rable. Elle renouvelait trop mes mis&eacute;rables doutes... Vers quatre
+heures, un t&eacute;l&eacute;gramme vint. Il &eacute;tait sign&eacute; de ma m&egrave;re et m'annon&ccedil;ait son
+arriv&eacute;e par le train du soir... Lorsque je tins cette feuille de papier
+bleu dans ma main, ce fut une d&eacute;tente momentan&eacute;e &agrave; mon angoisse... Elle
+venait... Elle avait pens&eacute; &agrave; ma peine... Elle venait... Cette seule
+assurance dissipait mes soup&ccedil;ons. J'allais la revoir... Pourvu qu'elle
+ne les devin&acirc;t pas, ces soup&ccedil;ons criminels, sur mon visage? Et puis les
+hypoth&egrave;ses absurdes et inf&acirc;mes me reprenaient... Elle pense peut-&ecirc;tre
+que la correspondance entre mon p&egrave;re et ma tante n'a pas &eacute;t&eacute; d&eacute;truite,
+elle vient pour essayer d'avoir ces lettres avant moi, pour savoir ce
+que ma tante m'a dit en mourant. S'ils sont coupables, elle et Termonde,
+ils doivent s'&ecirc;tre d&eacute;fi&eacute;s toute leur vie de la clairvoyance de la
+vieille fille.... Certes, j'avais &eacute;t&eacute; tr&egrave;s malheureux dans mon enfance,
+mais que j'aurais voulu retourner en arri&egrave;re, &ecirc;tre le coll&eacute;gien qui
+m&eacute;ditait sur la froideur de son beau-p&egrave;re, &agrave; l'&eacute;tude triste et
+interminable du soir,&mdash;et non pas le jeune homme qui, cette nuit-l&agrave;, se
+promenait dans la gare de Compi&egrave;gne, attendant une m&egrave;re soup&ccedil;onn&eacute;e
+ainsi!... Dieu juste! N'ai-je pas tout expi&eacute; d'avance par cette
+heure-l&agrave;?</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="X" id="X"></a>X</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001L.png" alt="L" /></span><span class="smcap">e</span> train de Paris approchait. J'en entendais la sourde rumeur. Je vis
+les feux aveuglants de la locomotive s'avancer dans la nuit rapidement,
+puis me d&eacute;passer. Le train stoppa. L'homme de garde cria le nom de
+Compi&egrave;gne et le chiffre des minutes de l'arr&ecirc;t, tout en ouvrant les
+porti&egrave;res les unes apr&egrave;s les autres. Chacun de ces d&eacute;tails me parut
+durer un temps bien long... J'allais de voiture en voiture, cherchant ma
+m&egrave;re sans la trouver. Au dernier moment n'avait-elle pu se d&eacute;cider &agrave;
+venir? Quelle &eacute;preuve pour moi s'il en &eacute;tait ainsi! Quelle nuit je
+passerais, en proie &agrave; cette tourmente des soup&ccedil;ons que sa pr&eacute;sence seule
+dissiperait,&mdash;je le comprenais trop. Une voix m'appela. C'&eacute;tait la
+sienne. Je l'aper&ccedil;us, toute en noir. Non, jamais je ne m'&eacute;tais jet&eacute; dans
+ses bras comme je fis &agrave; cette minute, oubliant tout,&mdash;et que nous &eacute;tions
+dans un lieu public, et pourquoi elle venait,&mdash;tout, dans la joie de
+sentir mes horribles imaginations s'en aller, se fondre au simple
+contact de cet &ecirc;tre que j'aimais si profond&eacute;ment, le seul qui me f&ucirc;t
+cher, malgr&eacute; les malentendus, jusqu'au plus profond de mon c&#339;ur,
+maintenant que je venais de perdre la s&#339;ur de mon p&egrave;re. Apr&egrave;s ce premier
+mouvement presque animal, presque semblable &agrave; l'&eacute;treinte par laquelle un
+noy&eacute; saisit le nageur qui plonge vers lui, je regardai ma m&egrave;re sans
+parler, en lui tenant les mains. Elle avait lev&eacute; son voile, et, dans le
+jour incertain de cette gare, je vis qu'elle &eacute;tait tr&egrave;s p&acirc;le, et qu'elle
+avait pleur&eacute;. Rien qu'&agrave; rencontrer ses yeux o&ugrave; roulaient encore des
+larmes, je compris que j'avais &eacute;t&eacute; fou. Je le compris aux premi&egrave;res
+phrases qu'elle pronon&ccedil;a, me disant sa peine si tendrement, et qu'elle
+avait voulu venir tout de suite, quoique mon beau-p&egrave;re f&ucirc;t
+souffrant.&mdash;M. Termonde &eacute;tait sujet depuis deux ans &agrave; de violentes
+crises de foie.&mdash;Mais ni le chagrin &eacute;prouv&eacute; &agrave; cause de moi, ni le souci
+de la sant&eacute; de son mari, n'avaient emp&ecirc;ch&eacute; cette pauvre m&egrave;re de songer,
+pour ce d&eacute;placement de quelques jours, &agrave; ses petites pr&eacute;occupations
+habituelles de confort et d'&eacute;l&eacute;gance. Sa femme de chambre &eacute;tait l&agrave;,
+aupr&egrave;s de nous, accompagn&eacute;e d'un porteur; et tous les deux charg&eacute;s de
+trois ou quatre sacs de diff&eacute;rentes grandeurs, en cuir anglais,
+soigneusement boutonn&eacute;s dans leur housse d'&eacute;toffe: un n&eacute;cessaire, une
+petite cassette contenant le papier et les instruments &agrave; &eacute;crire, une
+sacoche o&ugrave; placer le porte-monnaie, le mouchoir, le livre, le voile de
+rechange; et puis une boule o&ugrave; mettre l'eau chaude pour les pieds, deux
+coussins pour reposer la t&ecirc;te, et une pendule l&eacute;g&egrave;re suspendue dans sa
+gaine ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu me reconnais...&raquo;, me dit-elle, tandis que j'indiquais la voiture &agrave;
+la femme de chambre pour s'y d&eacute;barrasser de ses paquets; et, me montrant
+sa robe, qui &eacute;tait de drap marron soutach&eacute; de noir: &laquo;Tu vois, je n'aurai
+mes v&ecirc;tements de deuil que demain... Ils ne pouvaient pas &ecirc;tre pr&ecirc;ts,
+mais on les enverra d&egrave;s la premi&egrave;re heure...&raquo; Et comme je l'installais
+dans la voiture, elle ajouta: &laquo;Il y a encore une bo&icirc;te &agrave; chapeau et une
+malle...&raquo; Elle souriait &agrave; demi en me disant cela, pour me faire sourire
+&agrave; mon tour. C'&eacute;tait une vieille mati&egrave;re &agrave; gentilles querelles entre
+nous que l'encombrement des menus et inutiles colis parmi lesquels elle
+voyageait. En tout autre &eacute;tat d'esprit, j'aurais souffert de retrouver
+chez elle, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la marque d'affection qu'elle me donnait en venant,
+la trace constante de cette frivolit&eacute; mondaine. N'&eacute;tait-ce pas l&agrave; une
+des petites causes de mes grands malheurs? Mais cette frivolit&eacute; m'&eacute;tait,
+au contraire, si douce &agrave; remarquer dans cette minute... C'&eacute;tait donc l&agrave;
+cette femme que je m'imaginais tout &agrave; l'heure, arrivant vers moi avec le
+projet t&eacute;n&eacute;breux de fouiller les papiers de ma tante morte, de voler ou
+de d&eacute;truire les pages accusatrices qui s'y pourraient rencontrer!...
+C'&eacute;tait l&agrave; cette femme que je me repr&eacute;sentais, le matin, comme une
+criminelle charg&eacute;e du poids du plus l&acirc;che assassinat!... Oui, j'avais
+&eacute;t&eacute; fou, j'avais ressembl&eacute; au cheval emport&eacute; qui galope apr&egrave;s son ombre.
+Mais quel apaisement de constater cette folie, quelle d&eacute;tente! J'en
+oubliais presque la douce et ch&egrave;re morte. J'&eacute;tais bien triste au fond de
+l'&acirc;me, et cependant heureux, tandis que le vieux coup&eacute; nous emportait &agrave;
+travers la ville, dont les fen&ecirc;tres &eacute;clair&eacute;es brillaient dans la nuit.
+Je tenais la main de ma m&egrave;re, j'avais envie de lui demander pardon, de
+baiser le bas de sa robe, de lui r&eacute;p&eacute;ter que je l'aimais, que je la
+v&eacute;n&eacute;rais. Elle voyait bien mon &eacute;motion, qu'elle attribuait au malheur
+dont je venais d'&ecirc;tre frapp&eacute;. Elle me plaignait. &Agrave; plusieurs reprises,
+elle me dit: &laquo;Mon Andr&eacute;...&raquo; C'&eacute;tait si rare que je la sentisse ainsi,
+toute &agrave; moi, et juste dans la nuance de c&#339;ur que r&eacute;clamait ma
+sensibilit&eacute; malade!</p>
+
+<p>J'avais fait pr&eacute;parer pour elle la chambre du rez-de-chauss&eacute;e, &agrave; c&ocirc;t&eacute; du
+salon. Je me rappelais que cette chambre &eacute;tait la sienne, lorsqu'elle
+&eacute;tait venue &agrave; Compi&egrave;gne avec mon p&egrave;re, quelques jours apr&egrave;s son mariage,
+et je m'&eacute;tais dit que l'impression produite sur elle par la vue de la
+maison d'abord, puis par celle de cette chambre, m'aiderait &agrave; dissiper
+mes affreux soup&ccedil;ons. Je m'&eacute;tais jur&eacute; de noter minutieusement les plus
+l&eacute;gers troubles qui passeraient en elle, &agrave; la rencontre d'un pass&eacute; rendu
+de nouveau vivant par cette physionomie des choses, qui ne change pas
+aussi vite que le c&#339;ur d'une femme. Je rougissais &agrave; pr&eacute;sent de cette
+id&eacute;e de policier. Je sentais combien il est honteux de juger sa m&egrave;re, de
+ne pas faire un acte de foi en elle qui pr&eacute;vale m&ecirc;me contre l'&eacute;vidence.
+Je le sentais, h&eacute;las! d'autant mieux que l'innocente femme se
+surveillait moins. Elle &eacute;tait entr&eacute;e dans sa chambre avec un visage
+recueilli, elle s'&eacute;tait assise devant le feu, &eacute;tendant ses pieds fins du
+c&ocirc;t&eacute; de la flamme qui rosait ses joues p&acirc;les; et, avec ses cheveux
+rest&eacute;s tout noirs, avec sa taille rest&eacute;e toute jeune, elle avait encore,
+dans le demi-jour de cette pi&egrave;ce, le charme de d&eacute;licatesse et
+d'aristocratie dont parlait mon p&egrave;re dans ses lettres. Elle regarda
+longuement autour d'elle, reconnaissant la plupart des objets que la
+pi&eacute;t&eacute; de ma tante avait laiss&eacute;s &agrave; leur place. D'une voix triste, elle
+dit: &laquo;Que de souvenirs!...&raquo; Mais l'&eacute;motion qui d&eacute;tendait ses traits
+n'&eacute;tait pas am&egrave;re. Ah! elle n'a pas ces yeux, cette bouche, ce front,
+une femme qui revient dans une chambre o&ugrave; elle a v&eacute;cu, vingt ans
+auparavant, aupr&egrave;s d'un mari qu'elle a fait assassiner apr&egrave;s l'avoir
+trahi!... Il n'y eut pas un d&eacute;tail durant toute cette soir&eacute;e qui ne v&icirc;nt
+ainsi me d&eacute;montrer combien ma pu&eacute;rile et d&eacute;shonorante imagination avait
+calomni&eacute; complaisamment celle qui e&ucirc;t d&ucirc; m'&ecirc;tre sacr&eacute;e. Julie nous avait
+dress&eacute; une esp&egrave;ce de souper qu'elle voulut nous servir comme elle
+m'avait servi le jour pr&eacute;c&eacute;dent. Je les regardais toutes les deux, l'une
+en face de l'autre, la vieille domestique et son ancienne ma&icirc;tresse. Je
+savais que leurs caract&egrave;res ne s'&eacute;taient pas convenus autrefois, et
+pourtant elles &eacute;prouvaient une grande douceur &agrave; se revoir. Cette pauvre
+Julie surtout, simple fille, incapable de dissimuler, &eacute;tait si contente,
+qu'elle me prit &agrave; part quelques minutes avant ce frugal repas, pour me
+dire la consolation qu'elle &eacute;prouvait dans son chagrin &agrave; retrouver ma
+m&egrave;re si bonne pour moi, et &agrave; nous servir tous les deux assis &agrave; la m&ecirc;me
+table, comme aux temps lointains. Si, dans ces temps-l&agrave;, il y e&ucirc;t eu
+dans la vie de ma m&egrave;re un de ces coupables secrets que les domestiques
+fid&egrave;les devinent mieux que personne, non, l'honn&ecirc;te servante qui nous
+avait &eacute;lev&eacute;s, mon p&egrave;re et moi, ne l'e&ucirc;t pas ignor&eacute;, ni pardonn&eacute;. J'en
+aurais surpris la trace sur cette face aux l&egrave;vres rentr&eacute;es, dont chaque
+ride avait pour moi son &eacute;loquence. Ma m&egrave;re, de son c&ocirc;t&eacute;, ne se f&ucirc;t pas
+complue dans la pr&eacute;sence de ce t&eacute;moin d'une ancienne faute. Ses gestes
+eussent traduit une g&ecirc;ne cach&eacute;e, quand ce n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; que cette hauteur
+par laquelle nous ripostons, comme &agrave; l'avance, au bl&acirc;me devin&eacute; chez un
+inf&eacute;rieur. La figure de Julie rentrait pour ma m&egrave;re dans la s&eacute;rie des
+choses qui lui repr&eacute;sentaient son premier mariage, et soit que la mort
+presque subite de ma tante l'e&ucirc;t beaucoup remu&eacute;e, soit que ce sentiment
+du pass&eacute; flatt&acirc;t son go&ucirc;t pour le romanesque, bien loin de repousser ces
+souvenirs, elle s'y abandonnait, et, moi, je la b&eacute;nissais int&eacute;rieurement
+de d&eacute;truire par son attitude seule les derniers vestiges de ma muette
+calomnie. Quel merci je lui murmurai encore dans ma pens&eacute;e lorsque plus
+tard, dans la nuit, elle me demanda de voir la morte, afin de lui dire
+un dernier adieu! Nous entr&acirc;mes ensemble dans la pi&egrave;ce o&ugrave; l'agonisante
+s'&eacute;tait d&eacute;battue contre la pr&eacute;occupation supr&ecirc;me d'o&ugrave; j'avais tir&eacute; de si
+abominables cons&eacute;quences. Ma m&egrave;re s'approcha du lit... La mort, qui a de
+ces singularit&eacute;s tragiques, avait exag&eacute;r&eacute; la ressemblance qui existait
+du vivant de ma tante entre son visage et celui de mon p&egrave;re. Ce profil,
+immobile et livide, surtout &agrave; cause de la mentonni&egrave;re qui maintenait la
+bouche ferm&eacute;e, rappelait invinciblement l'autre profil que j'avais gard&eacute;
+dans ma m&eacute;moire, et devant lequel ma m&egrave;re m'avait embrass&eacute; d'une si
+chaude &eacute;treinte. Nous nous trouvions de nouveau tous les deux en
+pr&eacute;sence d'une vision fun&egrave;bre. Mais je n'&eacute;tais plus un enfant, elle
+n'&eacute;tait plus une jeune femme. Que d'ann&eacute;es avaient pass&eacute; entre ces deux
+morts, et quelles ann&eacute;es! Cette comparaison s'imposait &agrave; ma m&egrave;re aussi
+bien qu'&agrave; moi. Elle demeura d'abord silencieuse, enfin elle me dit:
+&laquo;Comme elle lui ressemble...&raquo; Elle s'approcha de ma tante, appuya un
+baiser sur ce front glac&eacute;, puis elle s'agenouilla au pied du lit et se
+mit en pri&egrave;re. Cette &eacute;preuve, que j'avais &agrave; peine os&eacute; r&ecirc;ver, elle-m&ecirc;me
+&eacute;tait all&eacute;e au-devant d'une fa&ccedil;on si naturelle, si vraie... J'ai eu
+depuis bien d'autres signes de la puret&eacute; absolue du c&#339;ur de ma m&egrave;re,
+j'ai entendu sortir de la bouche de celui qui avait conduit tout le
+crime des paroles qui purifiaient pleinement la noble femme. Il n'en
+&eacute;tait plus besoin. La voir &agrave; genoux devant la s&#339;ur morte de mon p&egrave;re
+mort avait suffi pour exorciser le fant&ocirc;me.</p>
+
+<p>Quand elle eut achev&eacute; de prier, elle voulait rester &agrave; veiller aupr&egrave;s de
+ce triste chevet. Je l'en emp&ecirc;chai parce que je redoutais pour elle
+l'&eacute;motion d'une nuit ainsi pass&eacute;e et je la for&ccedil;ai de descendre. Mais
+elle &eacute;tait trop troubl&eacute;e, et elle me demanda de lui tenir compagnie
+encore un peu de temps. J'acceptai avec joie, tant j'avais peur de
+retrouver loin d'elle les hallucinations que sa mani&egrave;re d'&ecirc;tre avait si
+compl&egrave;tement dissip&eacute;es. Je me sentais si bien son enfant durant cette
+soir&eacute;e pass&eacute;e en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te, que je m'extasiai comme jadis, dans ma
+v&eacute;ritable enfance, devant ses moindres gestes. J'admirai avec quel art
+elle transforma, tout de suite, le coin de la chemin&eacute;e du salon, o&ugrave; nous
+nous tenions, comme en un petit asile de causerie, bien retir&eacute;, bien &agrave;
+nous. Elle me fit apporter le paravent aupr&egrave;s de la chaise longue. Elle
+posa sur une petite table mobile sa pendule de voyage, son flacon de
+sels, la bo&icirc;te de mes cigarettes. Elle-m&ecirc;me avait pass&eacute; une robe de
+chambre blanche, enroul&eacute; autour de sa t&ecirc;te et de ses &eacute;paules une
+mantille noire; sur ses jambes elle mit une couverture de laine rose
+tricot&eacute;e &agrave; la main avec des rubans. Elle appuyait sa joue sur un des
+deux petits coussins rev&ecirc;tus de soie rouge dont elle se servait dans le
+chemin de fer. Quelques violettes des bois, dont Julie avait par&eacute; un
+petit vase, m&ecirc;laient leur ar&ocirc;me au frais parfum qu'elle secouait autour
+d'elle, et je l'aimais d'&ecirc;tre ainsi, de me rappeler par les minuties de
+sa fine &eacute;l&eacute;gance les impressions les plus lointaines que j'avais eues
+d'elle. Je l'aimais surtout de me parler comme elle faisait, m'ouvrant
+son &acirc;me, et en laissant &eacute;chapper tant de souvenirs. Elle avait commenc&eacute;
+par me questionner sur la maladie de ma tante. Elle continua en
+m'entretenant de mon p&egrave;re, ce qui lui arrivait bien rarement. Il &eacute;tait
+si rare aussi que nous nous vissions dans une intimit&eacute; pareille! Dans ce
+salon tout peupl&eacute; des reliques du mort, avec le souvenir, si pr&eacute;sent &agrave;
+mon esprit, des lettres lues ce jour m&ecirc;me, ce me fut une sensation bien
+&eacute;trange de l'entendre me raconter &agrave; son tour l'histoire de son mariage.
+Elle me dit, ce que je savais d&eacute;j&agrave;, comment s'&eacute;tait fait ce mariage,
+qu'elle avait rencontr&eacute; mon p&egrave;re &agrave; un bal chez un grand avocat qui
+connaissait les dames de Slane par des relations de monde. Elle me
+d&eacute;crivait sa propre toilette &agrave; ce bal, puis elle me peignait mon p&egrave;re un
+peu engonc&eacute; dans son habit noir, avec une cravate blanche mal nou&eacute;e et
+des gants trop longs... &laquo;Quand on est jeune fille, ajoutait-elle, on est
+si sotte... Il s'est fait pr&eacute;senter chez nous, il m'a demand&eacute; une
+premi&egrave;re fois, puis une seconde... Et les deux fois j'ai refus&eacute; parce
+que j'avais dans le souvenir cette pu&eacute;rilit&eacute; de ces gants trop longs...
+La troisi&egrave;me fois, il a voulu me parler en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te... Maman avait
+une grande envie de ce mariage, malgr&eacute; certaines diff&eacute;rences de milieu
+et d'&eacute;ducation... Ton p&egrave;re &eacute;tait un si honn&ecirc;te homme, si travailleur, si
+capable, et puis, il admirait maman avec tant de na&iuml;vet&eacute;, comme une
+idole... Enfin elle consentit &agrave; cette entrevue... Je re&ccedil;us ton p&egrave;re avec
+le ferme propos de lui r&eacute;pondre non, et il me parla si gentiment, avec
+un tact si exquis, tant d'&eacute;loquence... Je vis si bien qu'il m'aimait...
+Et je dis oui...&raquo; Quel commentaire pour moi de toute la correspondance
+de mon p&egrave;re que cette entr&eacute;e dans le mariage, symbole anticip&eacute; de toutes
+les ann&eacute;es qui allaient suivre! Oui, jusqu'&agrave; leur dernier d&eacute;jeuner pris
+en commun avant l'assassinat, ils avaient v&eacute;cu ainsi, elle, se laissant
+aimer avec l'indulgente fiert&eacute; d'une femme qui se sait plus fine, plus
+distingu&eacute;e,&mdash;et lui, le laborieux homme d'affaires, tout voisin du
+peuple, aimant cette femme d&eacute;licate et d'un charme rare, avec un
+sentiment idol&acirc;tre de sa sup&eacute;riorit&eacute; &agrave; elle, avec une m&eacute;connaissance
+na&iuml;ve de ses sup&eacute;riorit&eacute;s &agrave; lui. Le grand poison du c&#339;ur, c'est le
+silence. Je l'avais d&eacute;j&agrave; trop senti pour moi-m&ecirc;me, et je le sentais pour
+le compte de celui dont j'&eacute;tais le fils, dont j'avais h&eacute;rit&eacute; l'&acirc;me
+ombrageuse et concentr&eacute;e. Et ma m&egrave;re continuait,&mdash;navrante
+ironie,&mdash;insistant sur les qualit&eacute;s de mon p&egrave;re, sur sa droiture, son
+&eacute;nergie et aussi sur les portions de ce caract&egrave;re qui lui &eacute;taient
+demeur&eacute;es ferm&eacute;es. &laquo;Depuis qu'il est mort si tristement,
+reprenait-elle, je me suis demand&eacute; si je l'avais rendu aussi heureux
+qu'il aurait pu l'&ecirc;tre... J'&eacute;tais bien jeune alors et nous n'avions
+gu&egrave;re de go&ucirc;ts communs... J'ai toujours aim&eacute; le monde, c'est de
+naissance; et lui, il ne l'aimait pas, il ne s'y sentait pas &agrave; l'aise...
+J'&eacute;tais tr&egrave;s pieuse, et il &eacute;tait tr&egrave;s voltairien... Il croyait les
+autres hommes aussi bons que lui-m&ecirc;me, et il pensait que l'on peut se
+passer de religion... Nous avons vu, depuis, o&ugrave; cela m&egrave;ne... Il n'&eacute;tait
+pas jaloux, jamais il ne m'a fait une observation sur les quelques
+amiti&eacute;s d'hommes que j'avais form&eacute;es; mais il avait en lui un principe
+inquiet... Lorsqu'il &eacute;tait oblig&eacute; de quitter Paris pour quelques jours,
+si je mettais un peu trop tard &agrave; la poste ma lettre quotidienne, c'&eacute;tait
+tout de suite un t&eacute;l&eacute;gramme qui me demandait anxieusement des nouvelles
+de ma sant&eacute;. Le soir, si je rentrais un peu apr&egrave;s mon heure habituelle,
+je le trouvais tout soucieux, persuad&eacute; qu'il m'&eacute;tait arriv&eacute; un
+malheur... Et puis, il avait des tristesses sans causes, de grands
+silences... Je n'osais pas le questionner... Tu tiens cela de lui, mon
+pauvre Andr&eacute;...&raquo;</p>
+
+<p>Puis elle me parlait de cette mort myst&eacute;rieuse:&mdash;&laquo;J'en ai tant pleur&eacute;,
+disait-elle, et, depuis, j'y ai tant pens&eacute;. Ton p&egrave;re n'avait pas
+d'ennemi. Il avait fait sa carri&egrave;re trop loyalement... Ma conviction est
+que l'assassin comptait qu'il apportait avec lui une grosse somme
+d'argent. Remarque bien que nous ne savons pas ce que ton p&egrave;re avait en
+portefeuille... Ah! mon Andr&eacute;, si tu savais quels jours j'ai pass&eacute;s?
+C'est dans ces moments-l&agrave; que j'ai pu conna&icirc;tre mes vrais amis...&raquo; Et
+elle se prit &agrave; nommer M. Termonde et &agrave; me d&eacute;tailler les preuves de son
+d&eacute;vouement. Mais je ne lui en voulais pas de ne pas comprendre, &agrave;
+l'heure o&ugrave; nous &eacute;tions, qu'elle ne pouvait prononcer ce nom sans me
+faire de mal. Une fois lanc&eacute;e dans la voie des r&eacute;miniscences, pourquoi
+se serait-elle arr&ecirc;t&eacute;e? Quel scrupule l'e&ucirc;t emp&ecirc;ch&eacute;e de m'entretenir du
+second mariage et des consolations qu'elle y avait trouv&eacute;es? Avait-elle
+jamais devin&eacute; ma v&eacute;ritable situation envers mon beau-p&egrave;re, pas plus
+qu'autrefois les sentiments de mon p&egrave;re &agrave; l'&eacute;gard du m&ecirc;me personnage?
+Certes il y avait pour moi une m&eacute;lancolie affreuse dans ces confidences
+qui formaient la contre-partie cruelle des autres, de celles que mon
+p&egrave;re faisait &agrave; ma tante dans ses lettres. Mais quelque grande que f&ucirc;t ma
+tristesse &agrave; constater les profondeurs du malentendu qui avait s&eacute;par&eacute;
+ces deux &ecirc;tres, qu'&eacute;tait cela aupr&egrave;s du cauchemar tragique dont j'avais
+subi l'assaut? Et j'&eacute;coutai, toute cette longue soir&eacute;e d'hiver, ma m&egrave;re
+me parler ainsi, avec la douce, l'enivrante certitude que jamais, plus
+jamais, les soup&ccedil;ons monstrueux ne me reprendraient. Tout s'expliquait
+des lettres de mon p&egrave;re. Il avait &eacute;t&eacute; profond&eacute;ment jaloux de sa femme,
+et il n'avait jamais os&eacute; dire cette jalousie dont le principe &eacute;tait une
+influence morale, ignor&eacute;e peut-&ecirc;tre de celle-l&agrave; m&ecirc;me qui la subissait.
+Non, la cr&eacute;ature qui me racontait tout ce pass&eacute; avec cette clart&eacute; dans
+les yeux, avec cette douceur dans la voix, avec cette ing&eacute;nuit&eacute; dans
+l'aveu de ses inintelligences, avec cette &eacute;vidente sinc&eacute;rit&eacute; de toute sa
+personne, non, cette cr&eacute;ature ne pouvait &ecirc;tre qu'innocente, m&ecirc;me des
+douleurs qu'elle avait inflig&eacute;es,&mdash;ou bien elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un monstre
+d'hypocrisie. Du moins je n'ai pas pens&eacute; cela de toi, femme si faible
+mais si bonne, si capable de m&eacute;conna&icirc;tre une souffrance, mais si
+incapable de la provoquer en la comprenant; et depuis cette soir&eacute;e ma
+foi en toi n'a plus subi d'atteintes. J'&eacute;tais sauv&eacute; de mes doutes
+impies.</p>
+
+<p>Oui, je peux me rendre cette justice qu'&agrave; partir de ce moment je n'ai
+plus travers&eacute; une seule crise de ces doutes &agrave; l'&eacute;gard de ma m&egrave;re. Ni
+pendant le reste de nuit qui suivit cet entretien, ni pendant le jour
+d'apr&egrave;s, qui fut celui de l'enterrement, ni pendant les jours qui
+succ&eacute;d&egrave;rent, et quand elle m'eut quitt&eacute;, je n'entendis de nouveau la
+voix honteuse, celle qui m'avait parl&eacute; si fort contre celle que j'aurais
+d&ucirc; &ecirc;tre le dernier, que j'avais &eacute;t&eacute; le premier &agrave; juger coupable. Il n'en
+fut pas de m&ecirc;me &agrave; l'endroit de mon beau-p&egrave;re. Lorsque la d&eacute;fiance est
+&eacute;veill&eacute;e sur un point, et qu'il s'agit d'un int&eacute;r&ecirc;t aussi tragique,
+aussi poignant que l'assassinat d'un p&egrave;re, cette d&eacute;fiance ne s'endort
+pas avant d'avoir touch&eacute;, d'avoir palp&eacute;, d'avoir &eacute;treint une certitude.
+Je l'avais tenue, cette certitude, &agrave; la minute o&ugrave; j'avais embrass&eacute; ma
+m&egrave;re, o&ugrave; je l'avais entendue parler. Mais quoi? Est-ce que l'innocence
+de ma m&egrave;re prouvait l'innocence de mon beau-p&egrave;re? D&egrave;s que je fus seul,
+et que j'eus &eacute;tudi&eacute;, par le menu cette fois, les fatales lettres, cette
+nouvelle position du probl&egrave;me s'imposa aussit&ocirc;t &agrave; mon esprit. Sauf les
+mauvais quarts d'heure d'injustice par exc&egrave;s de souffrance, mon p&egrave;re
+avait toujours distingu&eacute;, lui aussi, la responsabilit&eacute; de sa femme et
+celle de son ami dans la relation dont il &eacute;tait jaloux. Toujours il
+avait innocent&eacute; ma m&egrave;re dans sa pens&eacute;e, et jamais, au contraire, il
+n'avait r&eacute;voqu&eacute; en doute la passion de Termonde pour elle. C'&eacute;tait l&agrave; le
+fait positif, ind&eacute;niable et que j'ignorais, avant la lecture des
+lettres: &agrave; savoir que cet homme avait eu un int&eacute;r&ecirc;t prodigieux &agrave; la
+suppression de mon p&egrave;re. Je pouvais, avant cette lecture, croire que sa
+tendresse pour ma m&egrave;re &eacute;tait n&eacute;e en lui, seulement lorsqu'elle avait &eacute;t&eacute;
+libre de l'&eacute;pouser. Malgr&eacute; mes jalousies, j'avais trouv&eacute; cela si naturel
+qu'une femme, jeune, belle et malheureuse, inspir&acirc;t un passionn&eacute; d&eacute;sir
+de la consoler, bien vite transform&eacute; en amour, m&ecirc;me au plus intime ami
+de son mari mort. Les choses m'apparaissaient &agrave; pr&eacute;sent sous un angle
+tout autre. Je relisais les lettres dans la solitude de la maison de
+Compi&egrave;gne o&ugrave; je m'attardais au lieu de rentrer &agrave; Paris, en apparence
+pour r&eacute;gler quelques affaires, en r&eacute;alit&eacute; parce que j'&eacute;tais comme les
+animaux bless&eacute;s qui se terrent pour souffrir. Une relique, entre toutes
+celles dont &eacute;tait peupl&eacute;e cette maison, r&eacute;veillait, plus que toutes les
+autres, le d&eacute;sir de vengeance et de justice qui avait domin&eacute; mon
+enfance. C'&eacute;tait, pos&eacute; sur un petit secr&eacute;taire et &agrave; c&ocirc;t&eacute; du buvard ayant
+appartenu &agrave; mon p&egrave;re, qui renfermait encore les enveloppes et le papier
+&agrave; lettres &agrave; son chiffre, un de ces calendriers &agrave; &eacute;ph&eacute;m&eacute;rides dont on
+arrache une feuille chaque jour. Il &eacute;tait, ce calendrier, de l'ann&eacute;e
+1864; ma tante l'avait conserv&eacute;, sans plus y toucher, &agrave; la date du jour
+o&ugrave; elle avait appris la terrible nouvelle de l'assassinat. Samedi, onze
+juin, marquait la petite feuille pos&eacute;e sur l'&eacute;paisseur des autres, et
+ces autres comptaient les jours de cette ann&eacute;e-l&agrave;, que mon p&egrave;re n'avait
+pas v&eacute;cus! Le onze juin 1864!... C'&eacute;tait donc le jeudi, neuf, qu'il
+avait &eacute;t&eacute; tu&eacute;. J'avais neuf ans alors, j'en avais vingt-quatre
+aujourd'hui, et le mort n'&eacute;tait pas veng&eacute;... Pourquoi? Parce que le
+hasard ne m'avait fourni aucune indication. Je n'avais pu former aucune
+hypoth&egrave;se qui repos&acirc;t sur un fait observ&eacute;, v&eacute;rifi&eacute;, certain. Aujourd'hui
+que je tenais une de ces indications, si douteuse f&ucirc;t-elle, une de ces
+hypoth&egrave;ses, quelle que fut son invraisemblance, non, je n'avais pas le
+droit de reculer. Il fallait pousser mes soup&ccedil;ons jusqu'&agrave; leur
+extr&eacute;mit&eacute;. &laquo;Si j'allais chez M. Massol, me disais-je, lui remettre cette
+correspondance et le consulter, est-ce qu'il consid&eacute;rerait cette
+nouvelle r&eacute;v&eacute;lation sur notre int&eacute;rieur, sur les sentiments de la
+victime, sur ceux du second mari de ma m&egrave;re&mdash;comme un document &agrave;
+n&eacute;gliger?...&raquo; Non, mille fois non, si bien que je n'aurais pas os&eacute; lui
+porter ces lettres. J'aurais trembl&eacute; de lancer les limiers de justice
+sur cette piste. Nous avions tant cherch&eacute;, tant &eacute;tudi&eacute;, lui et moi, qui
+pouvait avoir eu int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ce crime? S'il avait pens&eacute; &agrave; mon beau-p&egrave;re,
+il ne m'en avait du moins jamais parl&eacute;. Quel indice poss&eacute;dait-il, qui
+l'autoris&acirc;t, une seconde, &agrave; jeter ce trouble dans mon esprit? Cet
+indice, je pouvais le lui fournir, moi, et je le sentais, d'instinct, si
+grave, d'une signification si redoutable! Comment me serais-je emp&ecirc;ch&eacute;
+de m'y attacher ainsi, de le tourner et de le retourner, m'abandonnant &agrave;
+cette esp&egrave;ce de d&eacute;videment d'id&eacute;es qui s'accomplit en nous, presque &agrave;
+notre insu, quand le rouet de notre r&ecirc;verie a &eacute;t&eacute; une fois mis en
+branle?</p>
+
+<p>Je sentais mieux mon impuissance &agrave; dominer ma pens&eacute;e, gr&acirc;ce au contraste
+qui existait entre cette temp&ecirc;te intime et la profonde tranquillit&eacute; de
+la maison de la morte. Ma vie y coulait, si monotone en apparence, et
+r&eacute;ellement si ardente, si effr&eacute;n&eacute;e. Je me levais tard, je classais des
+papiers, je les lisais jusqu'&agrave; l'heure de mon d&eacute;jeuner que je prenais
+seul, toujours servi par Julie qui continuait &agrave; ne pas vouloir qu'une
+autre personne s'occup&acirc;t de moi. Dans cette salle &agrave; manger silencieuse,
+j'avais comme compagnons le chien de garde don Juan et deux chats, que
+j'avais donn&eacute;s moi-m&ecirc;me &agrave; ma tante autrefois, deux demi-angoras,
+surnomm&eacute;s, l'un Boule-de-Poil, &agrave; cause de sa longue fourrure, l'autre
+Pierrot, pour sa figure spirituelle et sa malice. J'&eacute;tais l&agrave;, donnant la
+p&acirc;ture &agrave; toutes ces b&ecirc;tes. Je me souvenais de ce Robinson que j'aimais
+tant durant mon enfance, et des sc&egrave;nes o&ugrave; le solitaire s'assied &agrave; sa
+table, entour&eacute; de sa m&eacute;nagerie priv&eacute;e. H&eacute;las! j'&eacute;tais, moi, le Robinson
+qui a vu sur le sable l'empreinte d'un pied inconnu, et qui, retir&eacute; dans
+l'asile paisible, y transporte avec lui son anxi&eacute;t&eacute;. Julie allait et
+venait, dans ses v&ecirc;tements de deuil. Les chats soufflaient lorsque don
+Juan s'approchait d'eux. Si je les n&eacute;gligeais, ils &eacute;tendaient la patte
+et griffaient la nappe, en allongeant leur museau fut&eacute;. J'&eacute;coutais le
+bruit de l'horloge comtoise pos&eacute;e &agrave; terre dans sa gaine, et dont le
+balancier de cuivre passait et repassait par la lucarne ronde d&eacute;coup&eacute;e
+au milieu du bois. Et dans ce d&eacute;cor si doucement bourgeois, j'&eacute;tais en
+train de raisonner les chances de culpabilit&eacute; de mon beau-p&egrave;re. Je me
+disais: &laquo;La grande objection pr&eacute;alable &agrave; toute enqu&ecirc;te, c'est l'alibi
+constat&eacute;; l'alibi se rapporte aux donn&eacute;es physiques du crime, et dans
+toute analyse de cet ordre, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la s&eacute;rie de ces donn&eacute;es physiques,
+il y a la s&eacute;rie des donn&eacute;es morales. Tant qu'elles ne co&iuml;ncident pas, il
+y a doute, et la grande affaire d'un assassin habile est justement de
+cr&eacute;er ce doute. Si l'on s'en tenait &agrave; l'apparence d'impossibilit&eacute;
+mat&eacute;rielle, combien d'instructions on ne pousserait pas?...&raquo; Je me
+levais parmi ces pens&eacute;es, et le plus souvent je marchais vers la for&ecirc;t.
+Autour de moi s'&eacute;tendait l'immense silence des apr&egrave;s-midi d'hiver. Les
+feuilles s&egrave;ches v&ecirc;tissaient la futaie d'admirables teintes fauves sur
+lesquelles se mouvait par intervalle une tache de la m&ecirc;me nuance, le
+pelage de quelque chevreuil bondissant. Ces m&ecirc;mes feuilles s&egrave;ches
+criaient sous mes pieds, et moi je poursuivais mon raisonnement. Je
+d&eacute;duisais les conditions de l'une et de l'autre hypoth&egrave;se... &laquo;Soit, M.
+Termonde est coupable. Il &eacute;tait, il est encore passionn&eacute; jusqu'&agrave; la
+violence: c'est un premier fait. Il aimait ma m&egrave;re &eacute;perd&ucirc;ment: c'en est
+un autre. Mon p&egrave;re en &eacute;tait jaloux jusqu'&agrave; la douleur: c'est un
+troisi&egrave;me fait. Voici o&ugrave; commence l'incertitude: M. Termonde s'est-il
+aper&ccedil;u de cette jalousie? A-t-il eu avec mon p&egrave;re quelques-unes de ces
+sc&egrave;nes muettes, &agrave; la suite desquelles un homme du monde comprend que la
+maison de l'ami dont il courtise la femme va lui &ecirc;tre ferm&eacute;e? Cette
+supposition-l&agrave; peut &ecirc;tre admise sans difficult&eacute;. De l&agrave; au furieux d&eacute;sir
+de se d&eacute;barrasser d'un obstacle qu'on sent &agrave; jamais invincible, le
+passage est d&eacute;j&agrave; plus malais&eacute; &agrave; comprendre, mais la chose est encore
+possible...&raquo; &Agrave; ce moment de mon analyse, je me heurtais contre ce que
+j'appelais les donn&eacute;es physiques du crime. Le faux Rochdale existait,
+c'&eacute;tait de nouveau un fait, des gens l'avaient vu, l'avaient entendu,
+lui avaient parl&eacute;. Il attendait dans la chambre de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial,
+tandis que M. Termonde &eacute;tait &agrave; notre table, causant avec nous. Pour que
+M. Termonde f&ucirc;t coupable du crime, il fallait donc admettre entre ces
+deux hommes une complicit&eacute;, que l'un, le faux Rochdale, f&ucirc;t un
+instrument, une esp&egrave;ce de bravo charg&eacute; de tuer pour le compte de
+l'autre!</p>
+
+<p>Le caract&egrave;re d'exception de cette nouvelle hypoth&egrave;se &eacute;tait trop &eacute;vident
+pour que je m'y abandonnasse. La premi&egrave;re fois que je con&ccedil;us cette id&eacute;e,
+je me moquai de moi cruellement. Je me rappelai mes paniques d'enfant et
+les preuves &eacute;tranges que j'avais eues alors de ma facilit&eacute; &agrave; confondre
+l'imaginaire avec le r&eacute;el. Il m'&eacute;tait arriv&eacute;, &agrave; plusieurs reprises,
+entre ma septi&egrave;me et ma dixi&egrave;me ann&eacute;e, de me r&eacute;veiller la nuit, et l&agrave;,
+seul au milieu des t&eacute;n&egrave;bres, je me disais que peut-&ecirc;tre il faisait jour,
+et que j'&eacute;tais devenu aveugle. C'&eacute;tait une folie. J'&eacute;carquillais mes
+yeux pour percer l'ombre. Le noir s'&eacute;paississait autour de moi;
+l'angoisse de ma c&eacute;cit&eacute; possible devenait si forte alors, que je devais,
+pour me rassurer, chercher une allumette &agrave; t&acirc;tons, la frotter contre le
+phosphore de sa bo&icirc;te; et la vue de la flamme dissipait mon cauchemar.
+Que j'&eacute;tais rest&eacute; pareil &agrave; moi-m&ecirc;me, combien incapable de dominer les
+chim&egrave;res subitement apparues devant mon esprit! Je venais d'en avoir la
+preuve, &agrave; l'occasion de maman, et tout de suite je recommen&ccedil;ais d'&ecirc;tre
+la proie docile d'une chim&egrave;re semblable!... J'avais beau me r&eacute;p&eacute;ter
+cela, et insister sur l'invraisemblance d'une telle aventure: le faux
+Rochdale soudoy&eacute; par M. Termonde pour assassiner mon p&egrave;re,&mdash;en
+d&eacute;finitive ce n'&eacute;tait l&agrave; qu'une invraisemblance et non pas une
+impossibilit&eacute; absolue. En mati&egrave;re de crime, la moindre r&eacute;flexion
+d&eacute;montre que tout arrive. Je me complaisais alors &agrave; me souvenir des
+histoires extraordinaires de Cour d'assises que me repr&eacute;sentait ma
+m&eacute;moire. Mon imagination devenait couleur de sang, comme l'horizon o&ugrave;
+le soleil se couchait derri&egrave;re les taillis rouill&eacute;s... Je rentrais. Je
+d&icirc;nais, comme j'avais d&eacute;jeun&eacute;, tout seul, puis je passais la soir&eacute;e dans
+le salon, assis &agrave; la place o&ugrave; s'&eacute;tait assise ma m&egrave;re. J'avais si peur
+des furies de pens&eacute;e, auxquelles je me laissais trop ais&eacute;ment entra&icirc;ner,
+que je demandais &agrave; Julie de me rejoindre, aussit&ocirc;t son repas fini. La
+vieille femme s'installait sur une petite chaise bretonne, toute basse,
+dans le coin de l'&acirc;tre, comme une personne accoutum&eacute;e &agrave; s'accagnarder
+sur le banc du coin de la grande chemin&eacute;e, &agrave; la cuisine. Elle tricotait
+un bas, faisait aller et venir les aiguilles d'acier dans les mailles de
+laine brune, et, pour cette besogne, elle assurait sur son nez une paire
+de besicles qui donnaient &agrave; sa face rid&eacute;e et tir&eacute;e un aspect de
+caricature. Il lui arrivait de travailler ainsi toute la soir&eacute;e, sans
+dire un mot, avec Boule-de-Poil, son favori, ronronnant &agrave; ses pieds,
+tandis que Pierrot, jaloux, frottait sa t&ecirc;te contre elle, mendiant une
+caresse et dress&eacute; sur ses pattes. D'autres fois, elle parlait, r&eacute;pondant
+aux questions que je lui posais sur ma tante. Elle me r&eacute;p&eacute;tait ce que je
+savais d&eacute;j&agrave; si bien: les angoisses de la pauvre cr&eacute;ature &agrave; mon endroit,
+ses id&eacute;es sur les dangers que je pouvais courir, son anxi&eacute;t&eacute; &agrave; son lit
+d'agonie. Elle insistait sur l'inconsolable chagrin que cette s&#339;ur
+fid&egrave;le avait eu du mariage de la veuve de son fr&egrave;re, et sur la haine
+vou&eacute;e par elle &agrave; M. Termonde. &laquo;Chaque fois qu'elle se d&eacute;cidait &agrave; venir
+chez ta m&egrave;re, continuait Julie, &agrave; cause de toi, Andr&eacute;... d'avance elle
+&eacute;tait malade d'agitation; et huit jours de tristesse au retour &agrave; se
+ronger l'&acirc;me...&raquo; Ces petits d&eacute;tails ne m'&eacute;taient pas nouveaux. Je les
+connaissais depuis bien longtemps; mais avec ma disposition actuelle,
+ils me rejetaient sur le chemin des hypoth&egrave;ses cruelles. Je recommen&ccedil;ais
+par un autre c&ocirc;t&eacute; l'analyse de mes pens&eacute;es sur M. Termonde. &laquo;Admettons
+qu'il soit coupable, reprenais-je, y a-t-il un seul fait, depuis
+l'&eacute;v&eacute;nement, qui ne soit &eacute;clairci par cette culpabilit&eacute;? L'horreur de ma
+tante est cependant un indice que je ne suis pas un insens&eacute;, car elle a
+nourri des soup&ccedil;ons pareils aux miens... Mais elle soup&ccedil;onnait aussi ma
+m&egrave;re, sans quoi elle e&ucirc;t mis son veto &agrave; ce mariage, qu'elle devait
+consid&eacute;rer comme le plus &eacute;pouvantable sacril&egrave;ge. Eh bien! elle pouvait
+s'&ecirc;tre tromp&eacute;e sur ma m&egrave;re et avoir raison sur mon beau-p&egrave;re...&raquo; Est-ce
+que l'antipathie de ce dernier pour moi n'&eacute;tait pas un signe aussi? Je
+la mesurais &agrave; la mienne. N'y avait-il pas l&agrave; quelque chose de plus que
+l'antagonisme d'un beau-p&egrave;re et d'un beau-fils? Mais comme il a d&ucirc; me
+d&eacute;tester si je lui repr&eacute;sentais mon p&egrave;re vivant, ce p&egrave;re &agrave; qui je
+ressemblais d'une mani&egrave;re saisissante, et qu'il aurait tu&eacute;! Et puis, ces
+&eacute;tranges in&eacute;galit&eacute;s de son humeur, ces besoins alternatifs
+d'&eacute;tourdissement et de solitude, les noires m&eacute;lancolies o&ugrave; je savais,
+par ma m&egrave;re, qu'il tombait si souvent... j'avais expliqu&eacute; jusqu'ici ces
+bizarreries de caract&egrave;re par la maladie de foie qui, depuis quelques
+ann&eacute;es, plombait ses joues, bistrait ses paupi&egrave;res, et, de temps &agrave;
+autre, le couchait au lit, en proie &agrave; des souffrances si aigu&euml;s que cet
+homme si ferme en criait. Mais ces bizarreries, et cette maladie
+elle-m&ecirc;me, ne pouvaient-elles pas &ecirc;tre aussi l'effet de ce ph&eacute;nom&egrave;ne
+obscur, ind&eacute;niable pourtant et qui rev&ecirc;t des formes &eacute;tranges, le
+remords? Est-ce que je ne savais point par exp&eacute;rience l'&eacute;troit rapport
+du moral et du physique, les ravages de l'id&eacute;e fixe sur la sant&eacute;, la
+puissance meurtri&egrave;re et irr&eacute;sistible de la pens&eacute;e, moi qui ne traversais
+pas une &eacute;motion un peu violente sans &ecirc;tre terrass&eacute; ensuite par la
+n&eacute;vralgie? Et je me sentais de nouveau emport&eacute; par le soup&ccedil;on. Combien
+celui qui doute ainsi est malheureux! C'est comme un roulis et comme un
+tangage auquel son esprit ballott&eacute; se trouve en proie. Le bateau
+s'&eacute;l&egrave;ve, puis il retombe, et, de droite &agrave; gauche, de bas en haut, le
+passager malade est balanc&eacute;, couvert de sueur, toute son &eacute;nergie
+vaincue, et, &agrave; chaque fois, il croit qu'il va mourir...</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001C.png" alt="C" /></span><span class="smcap">ontre</span> cet intol&eacute;rable malaise, je n'avais qu'un rem&egrave;de, celui-l&agrave; m&ecirc;me
+qui venait de si bien me r&eacute;ussir vis-&agrave;-vis de ma m&egrave;re. Aux
+envahissements de l'imagination, il fallait opposer le r&eacute;el, me mettre
+en pr&eacute;sence de l'homme que je soup&ccedil;onnais, le voir droit en face, tel
+qu'il &eacute;tait, non point tel que me le pr&eacute;sentait mon esprit, de jour en
+jour plus fi&eacute;vreux, plus incapable de juger ses visions. Je discernerais
+alors si j'avais &eacute;t&eacute; victime d'un cauchemar; et le plus t&ocirc;t serait le
+mieux, car mon angoisse grandissait, grandissait dans ma solitude. Ma
+t&ecirc;te se troublait. Je finissais par ne plus m&ecirc;me douter. Ce qui n'aurait
+d&ucirc; &ecirc;tre qu'un tout faible indice faisait maintenant preuve accablante
+dans ma pens&eacute;e. Il n'&eacute;tait que temps de r&eacute;agir, dans l'int&eacute;r&ecirc;t m&ecirc;me de
+mon enqu&ecirc;te, si je devais &ecirc;tre amen&eacute; &agrave; pousser plus avant; ou bien je
+tomberais dans cet &eacute;tat nerveux que je connaissais trop, et qui me
+rendait toute action de sang-froid impossible... Je me d&eacute;cidai donc &agrave;
+quitter Compi&egrave;gne. Je voulais revenir &agrave; Paris, voir mon beau-p&egrave;re, et,
+d'apr&egrave;s la premi&egrave;re impression que je lui produirais en me pr&eacute;sentant
+devant lui &agrave; l'improviste, je jugerais du plus ou moins de valeur de mes
+soup&ccedil;ons. Je fondais cette esp&eacute;rance sur un raisonnement que je m'&eacute;tais
+d&eacute;j&agrave; fait &agrave; l'occasion de ma m&egrave;re. Je me disais que M. Termonde, s'il
+&eacute;tait m&ecirc;l&eacute; &agrave; l'assassinat de mon p&egrave;re, avait redout&eacute; par-dessus tout la
+p&eacute;n&eacute;tration de ma tante. Leurs relations avaient &eacute;t&eacute; c&eacute;r&eacute;monieuses, avec
+un fond de haine de sa part, &agrave; elle, qui n'avait certes pas &eacute;chapp&eacute; &agrave;
+cet homme si fin. Coupable, ne devait-il pas craindre qu'&agrave; son lit de
+mort la vieille fille ne m'e&ucirc;t confi&eacute; ses pens&eacute;es? L'attitude qu'il
+aurait avec moi, lors de notre premi&egrave;re entrevue, serait donc une
+&eacute;preuve d'autant plus concluante que cette entrevue serait plus subite
+et qu'il aurait moins de temps pour s'y pr&eacute;parer. Que risquais-je &agrave; la
+tenter, cette &eacute;preuve? Tout au plus resterais-je dans le doute, mais il
+&eacute;tait probable que je serais rassur&eacute; du coup.</p>
+
+<p>Je rentrai donc &agrave; Paris, sans avoir pr&eacute;venu personne, pas m&ecirc;me mon valet
+de chambre et mon concierge, et, presque aussit&ocirc;t, je m'acheminai vers
+le boulevard de Latour-Maubourg. Je me vois encore, m'arr&ecirc;tant &agrave; la
+porte du petit h&ocirc;tel, vers deux heures de l'apr&egrave;s-midi. C'&eacute;tait le
+moment o&ugrave; j'&eacute;tais presque certain de rencontrer M. Termonde &agrave; la maison.
+D'ordinaire, il restait l&agrave; jusqu'&agrave; trois heures &agrave; fumer dans le hall
+apr&egrave;s le d&eacute;jeuner. Puis ma m&egrave;re et lui vaquaient, chacun de son c&ocirc;t&eacute;,
+aux diverses courses et aux visites, pour se retrouver vers sept heures,
+avant le d&icirc;ner. J'&eacute;tais venu &agrave; pied, afin d'user mes nerfs par
+l'exercice, me traitant d'ailleurs tout le long de la route avec le
+dernier m&eacute;pris. &Agrave; mesure que je me rapprochais de la r&eacute;alit&eacute;, les
+chim&egrave;res &eacute;voqu&eacute;es dans ma solitude me semblaient le produit d'une
+fantaisie d'enfant malade. Je songeais &agrave; ce qu'il y avait eu
+d'humiliant, de ridicule dans l'arriv&eacute;e de ma m&egrave;re &agrave; Compi&egrave;gne. J'&eacute;tais
+all&eacute; au-devant d'elle comme Oreste au-devant de Clytemnestre, et j'avais
+trouv&eacute; une femme occup&eacute;e de sa robe de deuil, de son chapeau, de ses
+sacs de voyage et de ses petits coussins. Le m&ecirc;me ironique contraste
+m'attendait-il dans ce premier entretien avec mon beau-p&egrave;re? C'&eacute;tait
+vraisemblable, et je me convaincrais, une fois de plus, de ma facilit&eacute; &agrave;
+me griser de mes propres id&eacute;es. Cela me peinait toujours profond&eacute;ment de
+constater cette faiblesse, et ma constante impuissance &agrave; y voir juste,
+pr&eacute;cis et net. Je me comparais en pens&eacute;e aux taureaux que j'avais vus
+dans le cirque de Saint-S&eacute;bastien, lors d'un voyage de vacances aux
+Pyr&eacute;n&eacute;es, &agrave; ces stupides b&ecirc;tes qui s'affolent contre un morceau d'&eacute;toffe
+&eacute;carlate au lieu de fondre tout droit sur le gladiateur alerte qui se
+joue de leur col&egrave;re. Je tirai la sonnette dans ces dispositions
+d&eacute;courag&eacute;es. Durant la demi-minute que j'attendis l&agrave;, je regardai
+l'esp&egrave;ce d'&eacute;difice de b&ucirc;ches artistement dress&eacute; presque &agrave; la hauteur de
+la maison par le marchand qui occupait le terrain d'&agrave; c&ocirc;t&eacute;. Je me
+rappelai mes matin&eacute;es du dimanche, autrefois, pass&eacute;es &agrave; contempler ces
+piles sym&eacute;triques et leurs dessins compliqu&eacute;s. &Eacute;tais-je beaucoup plus
+raisonnable qu'alors?... La porte s'ouvrit. Je reconnus la cour &eacute;troite,
+la cage vitr&eacute;e de la marquise, le tapis rouge de l'escalier. Le
+concierge, qui me salua, n'&eacute;tait plus celui par lequel je me croyais
+m&eacute;pris&eacute; dans mon enfance; mais le valet de chambre qui m'ouvrit la porte
+n'avait pas chang&eacute;. Son visage ras&eacute; m'offrit son impassible physionomie
+d'autrefois, celle qui me donnait, quand j'arrivais du coll&egrave;ge, une
+telle impression d'insolence et d'outrage,&mdash;&ocirc; pu&eacute;rilit&eacute;! &Agrave; une question
+que je lui fis, cet homme me r&eacute;pondit que ma m&egrave;re &eacute;tait l&agrave;, ainsi que M.
+Termonde et une dame de leurs amis, M<sup>me</sup> Bernard. Ce nom acheva de me
+remettre au vrai point de la situation. C'&eacute;tait une assez jolie
+personne, toute mince et tr&egrave;s brune, avec des cheveux sur le front, un
+nez un peu retrouss&eacute;, des dents tr&egrave;s blanches, que d&eacute;couvrait dans un
+sourire continuel sa l&egrave;vre sup&eacute;rieure un peu courte, l'air d'un
+watteau-gavroche, et tout le bagout d'une femme du monde au fait des
+moindres potins. Je tombais du haut de mes songes de justicier
+imaginaire en pleine frivolit&eacute; parisienne. J'allais entendre parler de
+la pi&egrave;ce &agrave; la mode, de quelques proc&egrave;s en s&eacute;paration, d'adult&egrave;res et de
+chapeaux. C'&eacute;tait bien la peine de m'&ecirc;tre mang&eacute; le c&#339;ur tous ces jours
+derniers,&mdash;am&egrave;re nourriture.</p>
+
+<p>Le domestique m'introduisit donc dans le hall que je connaissais si
+bien, avec son divan oriental, avec ses plantes vertes, ses meubles
+singuliers, ses tapis aux nuances doucement pass&eacute;es, son Meissonier sur
+un chevalet drap&eacute;, &agrave; la place o&ugrave; &eacute;tait autrefois le portrait de mon
+p&egrave;re, son fouillis de bibelots, l'&eacute;norme parasol japonais ouvert au
+milieu du plafond. Sur les murs, de grands morceaux d'&eacute;toffe chinoise
+montraient leurs personnages dont les moustaches, la barbe et les
+cheveux &eacute;taient brod&eacute;s avec de la soie blanche ou noire. Du premier coup
+d'&#339;il, je vis ma m&egrave;re, &agrave; demi-couch&eacute;e sur un fauteuil am&eacute;ricain, qui
+s'abritait du feu avec un &eacute;cran; Madame Bernard, assise en face, tenait
+son manchon d'une main et de l'autre faisait un geste; M. Termonde en
+redingote, &eacute;coutait, debout, le dos &agrave; la chemin&eacute;e, la jambe repli&eacute;e pour
+chauffer la semelle de sa bottine, en fumant un cigare. &Agrave; mon entr&eacute;e, ma
+m&egrave;re jeta un petit cri de joyeux &eacute;tonnement et se leva pour venir &agrave; ma
+rencontre. Madame Bernard prit aussit&ocirc;t cet air contrit d'une femme
+distingu&eacute;e qui se pr&eacute;pare &agrave; t&eacute;moigner une sympathie de commande &agrave; une
+personne de sa connaissance &eacute;prouv&eacute;e par un grand malheur. Oui,
+j'aper&ccedil;us ces petits d&eacute;tails tout de suite, et aussi le haut-de-corps
+de M. Termonde, le battement subit de ses paupi&egrave;res, l'expression, bien
+vite dissimul&eacute;e, de d&eacute;sagr&eacute;able surprise que lui causait ma pr&eacute;sence.
+Mais quoi? N'en &eacute;tait-il pas ainsi de moi-m&ecirc;me? J'aurais jur&eacute; qu'&agrave; cette
+minute-l&agrave;, son c&#339;ur se serrait un peu comme le mien, qu'il subissait une
+sensation de g&ecirc;ne &agrave; la gorge et &agrave; la poitrine. Qu'est-ce que cela
+prouvait? Qu'il existait, de lui &agrave; moi, le m&ecirc;me courant d'antipathie que
+de moi &agrave; lui. &Eacute;tait-ce une raison pour que cet homme f&ucirc;t un assassin?
+C'&eacute;tait mon beau-p&egrave;re simplement, et un beau-p&egrave;re qui n'aimait pas son
+beau-fils. Cela durait depuis des ann&eacute;es, et pourtant, apr&egrave;s la semaine
+d'angoisse soup&ccedil;onneuse dont je sortais, cet involontaire et fugitif
+passage me frappa d'une impression singuli&egrave;re, tandis que je lui prenais
+la main apr&egrave;s avoir embrass&eacute; ma m&egrave;re et salu&eacute; Madame Bernard. La main?
+Non, mais, comme toujours, le bout des doigts, et qui tremblaient un peu
+entre les miens. Que de fois ma main, &agrave; moi, avait fr&eacute;mi de m&ecirc;me, &agrave; ce
+contact, par une invincible r&eacute;pulsion!... Je l'&eacute;coutai me d&eacute;biter les
+phrases de sympathie qu'il me devait dans ma peine et qu'il m'avait d&eacute;j&agrave;
+&eacute;crites &agrave; la campagne. J'&eacute;coutai Madame Bernard en prononcer d'autres.
+Puis, la conversation reprit son cours, et, pendant la demi-heure que la
+jeune femme resta encore, je regardai plut&ocirc;t que je ne parlai, comparant
+mentalement la physionomie de mon beau-p&egrave;re &agrave; la physionomie de la
+visiteuse et &agrave; celle de ma m&egrave;re. J'&eacute;prouvais devant ces trois visages
+une impression qui ne s'&eacute;tait jamais ainsi pr&eacute;cis&eacute;e pour ma pens&eacute;e,
+celle de leur diff&eacute;rence, non pas simplement d'&acirc;ge, mais d'intensit&eacute;,
+mais de profondeur. Que celui de ma m&egrave;re &eacute;tait peu myst&eacute;rieux, facile &agrave;
+lire comme une page &eacute;crite en caract&egrave;res bien nets! Que l'&acirc;me de Madame
+Bernard, cette l&eacute;g&egrave;re, cette innocente et pauvre &acirc;me mondaine, se
+r&eacute;v&eacute;lait aussi au premier regard, &agrave; travers des traits d&eacute;licats tout
+ensemble et communs! Qu'il y avait peu de r&eacute;flexion, de parti-pris
+volontaires, de quant &agrave; soi imp&eacute;n&eacute;trable, derri&egrave;re la gr&acirc;ce po&eacute;tique de
+l'une et derri&egrave;re les gracieuses minauderies de l'autre! Quel masque
+personnel, au contraire, et violemment expressif que celui de mon
+beau-p&egrave;re! Avec ses yeux bleus, un peu &eacute;cart&eacute;s, et qui semblaient
+toujours fuir l'observation, avec les touffes de ses cheveux
+pr&eacute;matur&eacute;ment blanchis, avec les grandes rides am&egrave;res de sa bouche, avec
+son teint brouill&eacute; de bile, obscur et trouble, comme ce visage semblait
+r&eacute;v&eacute;ler, chez l'homme du monde qui causait avec ces deux femmes du
+monde, une cr&eacute;ature d'une autre race! Quelles passions avaient ravag&eacute; ce
+sang, quelles pens&eacute;es creus&eacute; ce front, quelles veilles meurtri ces
+paupi&egrave;res? &Eacute;tait-ce la figure d'un homme heureux, &agrave; qui tous les
+&eacute;v&eacute;nements ont r&eacute;ussi; qui, n&eacute; riche, d'une excellente famille, a &eacute;pous&eacute;
+la femme qu'il aimait; qui n'a connu ni les &acirc;pres soucis de l'ambition,
+ni les tracas d'une fortune &agrave; faire, ni les affronts de l'amour-propre
+humili&eacute;? Sans doute, il souffrait du foie. Mais pourquoi cette r&eacute;ponse
+dont je m'&eacute;tais content&eacute; jusqu'alors me parut-elle soudain enfantine et
+presque niaise? Pourquoi tous ces signes d'usure et de tourment me
+sembl&egrave;rent-ils les effets d'une cause secr&egrave;te et que je m'&eacute;tonnai de ne
+pas avoir cherch&eacute;e plus t&ocirc;t? Pourquoi me trouvai-je soudain, en sa
+pr&eacute;sence, au rebours de ce que j'avais pr&eacute;vu, au rebours de ce qui
+m'&eacute;tait arriv&eacute; avec ma m&egrave;re, plong&eacute; plus avant dans le gouffre de
+soup&ccedil;ons, duquel j'avais tant esp&eacute;r&eacute; sortir? Pourquoi eus-je peur, nos
+yeux s'&eacute;tant rencontr&eacute;s une seconde, qu'il ne p&ucirc;t lire ma pens&eacute;e dans
+les miens et pourquoi les d&eacute;tournai-je avec une sorte de honte et
+d'&eacute;pouvante?... Ah! l&acirc;che que j'&eacute;tais, triple l&acirc;che! Ou bien j'avais
+tort de penser ainsi, et il fallait &agrave; tout prix le savoir, ou bien
+j'avais raison, et il fallait le savoir encore! Mais la recherche
+passionn&eacute;e de cette certitude &eacute;tait la seule ressource qui me rest&acirc;t
+pour continuer de m'estimer moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Cette recherche &eacute;tait difficile, je m'en rendis compte aussit&ocirc;t. Des
+faits? Je ne pouvais pas en rencontrer. O&ugrave; et comment m'y prendre? La
+seule position du probl&egrave;me que j'avais devant moi m'interdisait toute
+esp&eacute;rance de d&eacute;couvrir quoi que ce fut par une enqu&ecirc;te mat&eacute;rielle. De
+quoi s'agissait-il, en effet? De m'assurer si, oui ou non, M. Termonde
+&eacute;tait le complice de l'homme qui avait attir&eacute; mon p&egrave;re dans un
+guet-apens. Mais je ne connaissais pas cet homme lui-m&ecirc;me. Je n'avais
+d'autres donn&eacute;es, sur lui, que les d&eacute;tails de son d&eacute;guisement et les
+vagues hypoth&egrave;ses d'un juge d'instruction. Si seulement j'avais pu le
+consulter, ce juge, et m'&eacute;clairer de son exp&eacute;rience? Que de fois j'ai
+saisi le paquet des lettres d&eacute;nonciatrices, d&eacute;cid&eacute; &agrave; le lui porter, &agrave;
+implorer de lui un conseil, une indication, un appui! J'arrivais devant
+la porte de sa maison et l&agrave; je m'arr&ecirc;tais. L'image de ma m&egrave;re me barrait
+l'entr&eacute;e. S'il allait la soup&ccedil;onner, comme avait fait ma tante? Je
+reprenais alors le chemin de mon appartement, o&ugrave; je m'enfermais pendant
+des heures et des heures, couch&eacute; sur le canap&eacute; de mon fumoir, et
+m'intoxiquant de tabac. C'&eacute;tait alors que je relisais les fatales
+lettres, bien que je les susse quasi par c&#339;ur, afin de v&eacute;rifier ma
+premi&egrave;re impression que j'esp&eacute;rais toujours an&eacute;antir. Elle augmentait,
+au contraire, &agrave; chacune de ces lectures nouvelles. J'y gagnais du moins
+de concevoir que cette certitude, dont je m'&eacute;tais fait un point
+d'honneur, ne pouvait &ecirc;tre que psychologique. En d&eacute;finitive, toutes mes
+imaginations avaient pour point de d&eacute;part les donn&eacute;es morales du crime,
+en dehors des donn&eacute;es physiques que je ne pouvais pas atteindre. Il
+fallait donc m'attacher uniquement, passionn&eacute;ment, &agrave; ces donn&eacute;es
+morales. Et je recommen&ccedil;ais &agrave; raisonner comme &agrave; Compi&egrave;gne. &laquo;Supposons,
+me disais-je, que M. Termonde soit coupable, dans quel &eacute;tat d'esprit
+doit-il &ecirc;tre? Cet &eacute;tat d'esprit une fois donn&eacute;, comment agir de mani&egrave;re
+&agrave; lui arracher, &agrave; lui-m&ecirc;me, quelque signe de sa culpabilit&eacute;?...&raquo; Sur
+l'&eacute;tat d'esprit, je n'avais aucun doute. Souffrant et sombre comme je le
+connaissais, l'&acirc;me angoiss&eacute;e jusqu'au tourment, si cette souffrance,
+cette tristesse, cette angoisse s'accompagnaient du souvenir d'un
+meurtre commis dans le pass&eacute;, cet homme &eacute;tait la victime d'un secret
+remords. La question &eacute;tait donc d'inventer un proc&eacute;d&eacute; qui donn&acirc;t comme
+une forme &agrave; ce remords, de dresser devant lui le spectre de l'action
+commise, brusquement, brutalement. Coupable, il &eacute;tait impossible qu'il
+ne fr&eacute;m&icirc;t pas; innocent, il ne s'apercevrait pas m&ecirc;me de l'&eacute;preuve. Mais
+cette soudaine &eacute;vocation du crime sous les yeux de celui que je
+soup&ccedil;onnais, comment la produire? C'est au th&eacute;&acirc;tre et dans les romans
+qu'on repr&eacute;sente une sc&egrave;ne d'assassinat devant l'assassin, en &eacute;piant sur
+son visage la seconde o&ugrave; il ne se poss&egrave;de plus. Dans la r&eacute;alit&eacute;, on n'a
+gu&egrave;re &agrave; son service, quand on veut donner un coup de sonde &agrave; travers la
+conscience de quelqu'un, que l'outil de la parole, si malais&eacute; &agrave; manier.
+Je ne pouvais pourtant pas aller droit &agrave; M. Termonde et lui dire en
+face: &laquo;Vous avez fait tuer mon p&egrave;re...&raquo; Innocent ou coupable, il me
+jetterait &agrave; la porte comme un fou!</p>
+
+<p>Apr&egrave;s bien des heures de r&eacute;flexion, je compris qu'un seul plan &eacute;tait
+raisonnable, un seul utile: c'&eacute;tait d'avoir avec mon beau-p&egrave;re, en t&ecirc;te
+&agrave; t&ecirc;te et au moment o&ugrave; il s'y attendrait le moins, un entretien tout en
+nuances, tout en sous-entendus, dont chaque mot f&ucirc;t comme un doigt
+appuy&eacute; sur les places les plus douloureuses de sa pens&eacute;e, au cas o&ugrave;
+cette pens&eacute;e serait celle d'un meurtrier. Il fallait que chacune de mes
+phrases le contraign&icirc;t &agrave; se demander: &laquo;Pourquoi me dit-il cela, s'il ne
+sait rien? Il sait quelque chose?... Que sait-il?...&raquo; Je connaissais ses
+moindres jeux de physionomie, ses gestes les plus simples. Je le
+poss&eacute;dais si bien physiquement! Aucun signe de trouble, si l&eacute;ger f&ucirc;t-il,
+ne m'&eacute;chapperait. Si je ne rencontrais pas le point malade en proc&eacute;dant
+de la sorte, j'en concluerais &agrave; l'inanit&eacute; des soup&ccedil;ons qui, depuis la
+mort de ma tante, renaissaient et renaissaient sans cesse. J'admettrais
+cette simple, cette vraisemblable explication, que rien ne d&eacute;mentait des
+lettres de mon p&egrave;re, &agrave; savoir que M. Termonde avait aim&eacute; ma m&egrave;re sans
+esp&eacute;rance du vivant de son premier mari, puis b&eacute;n&eacute;fici&eacute; d'un veuvage
+auquel il n'aurait pas m&ecirc;me os&eacute; penser. Si, au contraire, je le voyais,
+durant notre entretien, comprendre mes soup&ccedil;ons, les deviner, suivre mes
+paroles avec anxi&eacute;t&eacute;, si je surprenais dans son regard cet &eacute;clair qui
+r&eacute;v&egrave;le l'&eacute;pouvante instinctive d'un animal attaqu&eacute; &agrave; l'instant o&ugrave; il se
+croit le plus en s&ucirc;ret&eacute;, si l'&eacute;preuve r&eacute;ussissait, alors... alors... Je
+n'osais pas penser &agrave; cet alors. Cette seule possibilit&eacute; me bouleversait
+trop profond&eacute;ment. Mais cette conversation, en aurais-je, moi, la force?
+&Ccedil;'allait &ecirc;tre un de ces combats, pareils aux duels au sabre, o&ugrave; la
+victoire est &agrave; celui qui prend tout de suite la garde haute; et je me
+rendais bien compte que ma sensibilit&eacute; toujours fr&eacute;missante me rendait
+ce r&ocirc;le plus difficile qu'&agrave; un autre. Rien qu'&agrave; y songer, mon c&#339;ur
+battait plus vite, mes nerfs se crispaient... Quoi? c'&eacute;tait la premi&egrave;re
+occasion offerte d'agir, de me d&eacute;vouer &agrave; la besogne de vengeance,
+accept&eacute;e, convoit&eacute;e durant toute ma jeunesse, et j'h&eacute;siterais...
+Heureusement, ou malheureusement, j'avais pour me conseiller un
+compagnon plus fort que mes h&eacute;sitations: le portrait de mon p&egrave;re,
+suspendu &agrave; pr&eacute;sent dans mon fumoir de jeune homme. La nuit, je me
+r&eacute;veillais, bourrel&eacute; par ces pens&eacute;es. J'allumais ma bougie et j'allais
+le regarder, d&eacute;tach&eacute; en clair sur la tenture en face de moi. Comme nous
+nous ressemblions, quoique je fusse un peu moins robuste d'encolure! Que
+nous &eacute;tions bien le m&ecirc;me &ecirc;tre! Que je le sentais voisin de moi! Que je
+l'aimais! Ce front haut, ces yeux bruns, cette bouche un peu large, ce
+menton un peu long.&mdash;je les contemplais avec une &eacute;motion indicible.
+Cette bouche surtout, que cachait &agrave; demi une moustache noire, coup&eacute;e
+comme la mienne, elle n'avait pas besoin de s'ouvrir et de me crier:
+&laquo;Andr&eacute;, Andr&eacute;, souviens-toi de moi!&raquo; Non, pauvre mort, je ne pouvais pas
+te laisser ainsi sans avoir tent&eacute; jusqu'&agrave; l'impossible pour te venger,
+et c'&eacute;tait une conversation &agrave; soutenir&mdash;rien qu'une conversation. Mon
+malaise nerveux c&eacute;dait la place &agrave; une volont&eacute; tout &agrave; la fois fi&eacute;vreuse
+et froide,&mdash;oui, les deux ensemble; et ce fut avec une ma&icirc;trise de
+moi-m&ecirc;me presque absolue, qu'apr&egrave;s une p&eacute;riode assez longue de ces
+luttes intimes, le plan de mon discours tr&egrave;s arr&ecirc;t&eacute;, je me rendis &agrave;
+l'h&ocirc;tel du boulevard de Latour-Maubourg par une apr&egrave;s-midi du
+commencement de f&eacute;vrier. J'&eacute;tais presque assur&eacute; de trouver mon beau-p&egrave;re
+seul. Ma m&egrave;re d&eacute;jeunait chez Madame Bernard ce jour-l&agrave;; je le savais. Il
+&eacute;tait &agrave; la maison, et seul en effet.&mdash;&laquo;Allons, Andr&eacute;, me dit la voix
+int&eacute;rieure qui d&eacute;fend au soldat de reculer, sois un homme.&raquo; Une fois de
+plus, je sentis combien l'action est apaisante, et quel bienfait
+l'audace emporte avec elle. C'est de trop penser qu'on souffre et de
+trop regarder son propre c&#339;ur. H&eacute;las! on ne peut pas toujours agir.</p>
+
+<p>M. Termonde se tenait dans son cabinet de travail. Lorsque j'entrai, il
+fumait, assis sur un fauteuil bas, frileusement, au coin du feu. Lui
+aussi, comme moi dans mes mauvaises heures, se grisait de tabac, ne
+quittant un cigare que pour en prendre un autre. Cette pi&egrave;ce, o&ugrave; je
+venais rarement, n'offrait aucun caract&egrave;re tr&egrave;s sp&eacute;cial et qui perm&icirc;t de
+rien pr&eacute;juger sur la personne qui s'&eacute;tait choisi ce d&eacute;cor intime.
+C'&eacute;tait une vaste chambre, luxueuse &agrave; la fois et insignifiante. Les
+voussures de bois du plafond, toutes sombres, le cuir de Cordoue tendu,
+sur les murs, de couleur feuille-morte avec des rehauts d'or, la nuance
+du tapis d'un rouge obscur et les teintes effac&eacute;es des gobelins des
+porti&egrave;res, s'harmonisaient avec le demi-jour, tamis&eacute; par des vitraux
+mobiles, en ce moment ferm&eacute;s. Et c'&eacute;tait une profusion de meubles de
+toutes provenances qui rappelaient les voyages du diplomate &eacute;l&eacute;gant:
+deux <i>bargue&ntilde;os</i> d'Espagne aux &eacute;clatants reflets de pourpre, des chaises
+basses aux dossiers sculpt&eacute;s de style florentin, dans la chemin&eacute;e, de
+hauts chenets en fer forg&eacute; achet&eacute;s &agrave; Nuremberg, avec les monstres
+chim&eacute;riques de leur ciselure, et, au-dessus de cette chemin&eacute;e, une
+vieille copie du portrait de C&eacute;sar Borgia par Rapha&euml;l. Une large
+biblioth&egrave;que occupait un des pans de la pi&egrave;ce. Les livres d'histoire et
+d'&eacute;conomie politique y montraient leur reliure verte ou noire, au-dessus
+des casiers o&ugrave; s'empilaient d'autres livres broch&eacute;s, aux couvertures
+claires, qui &eacute;taient les romans &agrave; la mode. Un grand bureau plat
+s'&eacute;tendait au milieu de la chambre, avec les objets n&eacute;cessaires pour
+&eacute;crire, soigneusement rang&eacute;s, et quelques photographies dans leurs
+cadres de maroquin, celle de ma m&egrave;re, celles du p&egrave;re et de la m&egrave;re de M.
+Termonde. Ce cabinet de travail r&eacute;v&eacute;lait au moins un trait dominant de
+celui qui l'emplissait, en ce moment, de la fum&eacute;e bleu&acirc;tre de son
+cigare: le souci m&eacute;ticuleux de la correction. Mais ce souci, qui lui
+&eacute;tait commun avec tant de personnes de son monde, peut servir de
+paravent &agrave; la banalit&eacute; la plus enti&egrave;re, comme &agrave; l'hypocrisie la plus
+raffin&eacute;e. Ce n'&eacute;tait pas seulement dans la tenue ext&eacute;rieure de sa vie
+que mon beau-p&egrave;re se montrait ainsi imp&eacute;n&eacute;trable, sans qu'on devin&acirc;t
+s'il cachait ou non des pens&eacute;es profondes derri&egrave;re sa politesse et son
+&eacute;l&eacute;gance. Ces r&eacute;flexions, je les avais faites souvent, &agrave; une &eacute;poque o&ugrave;
+je n'avais gu&egrave;re qu'un int&eacute;r&ecirc;t de curiosit&eacute; &agrave; comprendre le plus intime
+repli de ce caract&egrave;re d'homme. Elles me saisirent avec une extr&ecirc;me
+intensit&eacute;, &agrave; cette minute o&ugrave; je venais &agrave; lui avec une volont&eacute; si nette
+de lire dans son pass&eacute;. Cependant, nous nous serrions la main, je
+prenais place &agrave; l'autre c&ocirc;t&eacute; de la chemin&eacute;e, j'allumais, moi, une
+cigarette, et je lui disais afin d'expliquer mon insolite pr&eacute;sence:</p>
+
+<p>&mdash;Maman n'y est pas?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ne t'a-t-elle pas racont&eacute;, l'autre jour, qu'elle d&eacute;jeunait chez
+Madame Bernard?... me r&eacute;pondit-il. C'est une petite exp&eacute;dition dans
+l'atelier de Lozano,&mdash;c'&eacute;tait le nom d'un peintre espagnol tr&egrave;s go&ucirc;t&eacute;
+depuis deux ans,&mdash;pour voir le portrait qu'il termine de Madame
+Bernard... Est-ce que tu as quelque chose &agrave; faire dire &agrave; ta m&egrave;re?...
+ajouta-t-il simplement.</p>
+
+<p>Ce peu de mots suffisaient &agrave; me montrer qu'il avait remarqu&eacute; la
+singularit&eacute; de ma visite. Devais-je m'en affliger ou m'en r&eacute;jouir?... Je
+le voyais donc pr&eacute;venu que j'arrivais pouss&eacute; par un motif particulier,
+mais cela m&ecirc;me donnerait toute leur port&eacute;e &agrave; mes paroles. Je commen&ccedil;ai
+par mettre la conversation sur une mati&egrave;re indiff&eacute;rente, parlant de ce
+peintre dont je connaissais un bon tableau, une danse de gitanes dans
+une chambre d'auberge &agrave; Grenade. Je lui d&eacute;crivais les poses hardies, les
+teints p&acirc;les, les &#339;illets rouges dans les cheveux noirs, la face de
+Maure du guitariste, et je le questionnais sur l'Espagne. Visiblement,
+il me r&eacute;pondait par simple politesse. Tout en continuant de fumer son
+cigare, il fouillait le feu avec des pincettes, prenant entre leurs
+pointes un morceau de braise, puis un autre. Au fr&eacute;missement de ses
+doigts, le seul signe de sa sensibilit&eacute; nerveuse qu'il ne s&ucirc;t pas bien
+dompter, je constatais que ma pr&eacute;sence lui &eacute;tait, comme toujours,
+d&eacute;sagr&eacute;able. Il causait cependant avec son habituelle courtoisie, de
+cette voix douce, presque sans timbre, qui donnait l'impression qu'il
+s'&eacute;tait dress&eacute; &agrave; parler ainsi; ses yeux &eacute;taient fix&eacute;s sur la flamme, et
+son visage, que je voyais de profil, avait cet air d'infinie lassitude
+que je connaissais bien, un je ne sais quoi d'immobile et de triste,
+avec de longues rides et comme une contraction de la bouche dans une
+pens&eacute;e toujours am&egrave;re. &Agrave; un moment, je le fixai, ce profil d&eacute;test&eacute;, avec
+tout ce que j'avais en moi d'attention, et, passant d'un sujet &agrave; un
+autre, sans transition, je laissai tomber cette phrase.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait, ce matin, une visite bien int&eacute;ressante.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qui te distingue de moi, r&eacute;pliqua-t-il d'un ton indiff&eacute;rent,
+qui ai g&acirc;ch&eacute; ma matin&eacute;e &agrave; mettre au courant ma correspondance.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, continuai-je, bien int&eacute;ressante... J'ai pass&eacute; deux heures chez M.
+Massol...</p>
+
+<p>J'avais beaucoup compt&eacute; sur l'effet de ce nom qui devait lui rappeler
+tout d'un coup l'enqu&ecirc;te sur le myst&egrave;re de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial. Les muscles
+de son visage ne boug&egrave;rent pas. Il posa les pincettes, se pencha en
+arri&egrave;re sur son fauteuil, et me demanda d'un air distrait:</p>
+
+<p>&mdash;L'ancien juge d'instruction? Que fait-il maintenant?...</p>
+
+<p>&Eacute;tait-il possible qu'il ne s&ucirc;t r&eacute;ellement pas o&ugrave; vivait cet homme, celui
+dont il devait se d&eacute;fier le plus, s'il &eacute;tait coupable? Comment savoir si
+cette indiff&eacute;rence &eacute;tait jou&eacute;e? Le traquenard que j'avais tendu me
+sembla soudain la conception d'un enfant na&iuml;f. En admettant que mon
+beau-p&egrave;re e&ucirc;t maintenant le c&#339;ur serr&eacute;, que son pouls batt&icirc;t la fi&egrave;vre,
+qu'il se demand&acirc;t avec angoisse: &laquo;O&ugrave; veut-il en venir?&raquo;&mdash;mais c'&eacute;tait
+une raison pour lui de mieux cacher son &eacute;motion... N'importe. J'avais
+commenc&eacute;. Il fallait continuer et frapper fort.</p>
+
+<p>&mdash;M. Massol est conseiller &agrave; la Cour, r&eacute;pondis-je, et
+j'ajoutai,&mdash;quoique ce ne f&ucirc;t plus vrai:&mdash;Je le vois souvent... Nous
+avons caus&eacute;, ce matin, des criminels qui &eacute;chappent au ch&acirc;timent.
+Imaginez-vous qu'il est persuad&eacute; que Troppmann avait un complice. Il
+croit cela sur les d&eacute;tails du crime, qui, d'apr&egrave;s lui, supposent deux
+hommes... Si cela est vrai, il faut avouer que Messieurs les assassins
+ont leur honneur &agrave; eux, quelque bizarre que cela paraisse, puisque ce
+monstrueux tueur d'enfants s'est laiss&eacute; couper le cou sans d&eacute;noncer
+l'autre... C'est &eacute;gal, le complice a d&ucirc; passer de mauvaises heures &agrave;
+partir de la d&eacute;couverte des cadavres et de l'arrestation de son
+camarade... Je ne m'y fierais pas, &agrave; cet honneur-l&agrave;, et, si la fantaisie
+me prenait de commettre un crime, j'agirais seul... Et vous?
+demandai-je, comme en plaisantant.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait rien, ces deux petits mots, rien qu'une insignifiante
+plaisanterie, si celui &agrave; qui je posais cette bizarre question &eacute;tait
+innocent. Dans le cas contraire, ah! c'&eacute;tait de quoi lui geler la moelle
+dans les os. Il m'avait &eacute;cout&eacute; en s'enveloppant de fum&eacute;e, les paupi&egrave;res
+&agrave; demi-abaiss&eacute;es sur les yeux. Je ne voyais plus sa main gauche qu'il
+laissait pendre de l'autre c&ocirc;t&eacute; du fauteuil, et il avait pass&eacute; la droite
+dans la poche de sa jaquette. Il mit un peu de temps &agrave; me
+r&eacute;pondre&mdash;bien peu, mais cette minute peut-&ecirc;tre qui s&eacute;para ma demande
+et sa r&eacute;ponse, s'&eacute;coula pour moi si br&ucirc;lante. Mais quoi? Les
+conversations pr&eacute;cipit&eacute;es n'&eacute;taient pas dans ses habitudes, puis, ma
+question n'offrait rien d'int&eacute;ressant pour lui s'il n'&eacute;tait pas
+coupable, et, s'il l'&eacute;tait, ne lui fallait-il pas calculer dans un
+&eacute;clair la port&eacute;e de la phrase qu'il me lancerait? Comment le savoir
+encore?... Il ferma les yeux tout &agrave; fait, ainsi que cela lui arrivait
+souvent, et il me dit avec l'accent d&eacute;tach&eacute; d'un homme qui parle d'id&eacute;es
+g&eacute;n&eacute;rales:</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain que des morceaux de conscience demeurent intacts chez
+des gens tr&egrave;s corrompus. Cela se voit surtout quand on habite des pays
+o&ugrave; les m&#339;urs sont plus vraies que chez nous, plus voisines de la nature.
+Tiens, cette Espagne qui t'int&eacute;resse tant, lorsque j'y vivais, elle
+avait encore ses brigands... On passait des trait&eacute;s avec eux pour
+traverser en s&ucirc;ret&eacute; un bout de sierra... Il n'y avait gu&egrave;re d'exemple
+qu'ils manquassent au contrat... L'histoire des causes c&eacute;l&egrave;bres
+fourmille en sc&eacute;l&eacute;rats qui ont &eacute;t&eacute; des amis excellents, des fils
+d&eacute;vou&eacute;s, des amants accomplis... Mais je suis comme toi, et je pense que
+le mieux est de n'y pas trop compter...</p>
+
+<p>Il souriait, lui aussi, en pronon&ccedil;ant ces derniers mots, et, maintenant,
+il me regardait avec ses prunelles d'un bleu si clair tout ensemble et
+si myst&eacute;rieux, si intraversable. Non, je n'&eacute;tais pas de taille &agrave; lui
+lire de force dans le c&#339;ur. Il fallait un autre talent que le mien, une
+autre acuit&eacute; de regard, une autre &eacute;nergie pour jouer vis-&agrave;-vis de ce
+personnage le r&ocirc;le du policier qui magn&eacute;tise un coupable. Pourquoi,
+n&eacute;anmoins, mes soup&ccedil;ons augmentaient-ils &agrave; sentir cet homme si
+dissimul&eacute;, si masqu&eacute;, si boutonn&eacute;? N'y a-t-il pas des natures faites
+ainsi, qui se ferment sans motifs comme d'autres s'ouvrent, des &acirc;mes
+d'obscurit&eacute; comme des &acirc;mes de jour?... Allons, du courage et frappons
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;M. Massol et moi, repris-je, nous nous sommes aussi demand&eacute; quelle vie
+pouvait bien mener ce complice de Troppmann ou encore ce Rochdale, que
+nous n'avons pas renonc&eacute; &agrave; retrouver, ni lui ni moi... Car M. Massol a
+eu bien soin, avant de quitter son cabinet, de faire un acte interruptif
+de la prescription, et nous avons des ann&eacute;es devant nous pour
+chercher... Ces criminels dorment-ils en paix? Sont-ils punis, m&ecirc;me dans
+leur s&eacute;curit&eacute; momentan&eacute;e, par l'appr&eacute;hension du danger, par le
+remords?... Ce serait une ironie singuli&egrave;re s'ils &eacute;taient &agrave; pr&eacute;sent de
+bons et tranquilles bourgeois, fumant leur cigare comme vous et moi,
+amoureux, aim&eacute;s?... Est-ce que vous croyez au remords, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'y crois, r&eacute;pondit-il.</p>
+
+<p>&Eacute;tait-ce le contraste entre la l&eacute;g&egrave;ret&eacute; affect&eacute;e de mon discours, et le
+s&eacute;rieux avec lequel il avait parl&eacute;, qui me fit para&icirc;tre sa voix grave et
+profonde? Mais non, je me trompais, car il avait support&eacute; sans un
+frisson la nouvelle que la prescription du crime avait &eacute;t&eacute;
+interrompue,&mdash;nouvelle effrayante pour lui s'il &eacute;tait m&ecirc;l&eacute; au meurtre,
+et il ajouta d'un ton paisible,&mdash;ne retenant de ma question que son c&ocirc;t&eacute;
+philosophique.</p>
+
+<p>&mdash;Et M. Massol, croit-il au remords?...</p>
+
+<p>&mdash;M. Massol, fis-je, est un cynique. Il a vu trop de vilaines histoires.
+Il dit que c'est l&agrave; une question d'estomac et d'&eacute;ducation religieuse. Il
+pr&eacute;tend qu'un homme qui dig&egrave;rerait &agrave; merveille, et &agrave; qui, tout enfant,
+on n'aurait jamais parl&eacute; de l'enfer, pourrait voler et tuer du matin au
+soir, sans jamais conna&icirc;tre d'autres remords que la crainte des
+gendarmes... Cette question de l'autre vie, on ne sait pas quel r&ocirc;le
+elle joue dans la solitude, pr&eacute;tend ce sceptique, et je crois qu'il a
+raison, car bien souvent je me mets, sans raison, la nuit, &agrave; penser &agrave; la
+mort, moi qui ne crois plus &agrave; grand chose, et j'ai peur... Oui, j'ai
+peur... Et vous, continuai-je, croyez-vous &agrave; un autre monde?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il... Et cette fois je crus bien discerner une alt&eacute;ration
+dans sa voix.</p>
+
+<p>&mdash;Et &agrave; la justice de Dieu? insistai-je.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; sa justice et sa mis&eacute;ricorde, r&eacute;pondit-il avec un accent singulier.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;trange justice, m'&eacute;criai-je, qui, pouvant tout, attendrait pour
+punir! C'est ce que ma pauvre tante me disait toujours, quand je lui
+parlais de venger mon p&egrave;re: Laisse &agrave; Dieu le soin de punir... Eh bien!
+ajoutai-je, si je tenais l'assassin, si je l'avais l&agrave; devant moi, si
+j'&eacute;tais s&ucirc;r... Non, je n'attendrais pas l'heure de cette justice de
+Dieu...</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tais lev&eacute; en pronon&ccedil;ant ces paroles, en proie &agrave; une involontaire
+exaltation dont je sentis aussit&ocirc;t l'enfantillage. M. Termonde s'&eacute;tait,
+lui, pench&eacute; de nouveau sur le feu; il avait repris les pincettes. Il ne
+r&eacute;pliqua rien &agrave; ma sortie. Avait-il vraiment, comme je l'avais cru
+pendant une seconde, ressenti un peu de trouble &agrave; m'entendre parler de
+cet in&eacute;vitable et redoutable lendemain du tombeau, dont j'ai si peur,
+moi, aujourd'hui que j'ai du sang sur mes mains? Je n'en pus rien
+savoir. Son profil &eacute;tait, comme tout &agrave; l'heure, impassible et triste.
+L'agitation de ses mains, qui me rappelait tant le geste avec lequel il
+tournait et retournait sa canne de jonc, tandis que ma m&egrave;re lui
+annon&ccedil;ait la disparition de mon p&egrave;re, autrefois, oui, l'agitation de ses
+mains &eacute;tait extr&ecirc;me, mais tout &agrave; l'heure elles tisonnaient avec une
+fi&egrave;vre pareille. Le silence s'&eacute;tait abattu entre nous subitement, mais
+que de silences semblables nous avions travers&eacute;s, &agrave; chaque t&ecirc;te &agrave;
+t&ecirc;te!... Et puis, contre l'explosion de ma douleur et de ma haine
+d'orphelin, qu'avait-il &agrave; dire ou &agrave; faire? Innocent ou coupable, il
+devait &eacute;galement se taire, et il se taisait. Un d&eacute;couragement immense me
+saisit. Ah! dans cette minute, j'aurais souhait&eacute; avoir &agrave; mon service les
+instruments de torture du moyen &acirc;ge, les chevalets, les fers rouges, le
+plomb fondu, de quoi arracher leur secret aux bouches les mieux ferm&eacute;es.
+St&eacute;rile et impuissante fureur! Mon beau-p&egrave;re avait regard&eacute; la pendule;
+il s'&eacute;tait lev&eacute; &agrave; son tour, et il me disait: &laquo;Veux-tu que je te mette
+quelque part sur ma route? J'ai demand&eacute; la voiture pour trois heures,
+j'ai rendez-vous au cercle &agrave; la demie afin de nous entendre sur une
+&eacute;lection qui aura lieu demain...&raquo; J'avais devant moi, au lieu du
+criminel terrass&eacute; que j'avais r&ecirc;v&eacute;, un homme du monde en train de penser
+&agrave; ses devoirs de club. Je d&eacute;clinai son offre presque en balbutiant. Il
+me reconduisit jusque dans le hall avec un sourire... Pourquoi donc, un
+quart d'heure plus tard, lorsque nous nous crois&acirc;mes sur le quai, par
+hasard, moi m'en retournant &agrave; pied, lui, dans son coup&eacute;...&mdash;oui,
+pourquoi son visage me sembla-t-il si boulevers&eacute;, si tragique, si
+sombre? Il ne me vit pas. Il &eacute;tait dans le coin. Sa face se d&eacute;tachait,
+toute terreuse, sur le fond de cuir vert... Ses yeux regardaient... o&ugrave;
+et quoi?... C'&eacute;tait une vision de d&eacute;tresse qui passait devant moi,
+tellement diff&eacute;rente de la physionomie souriante de tout &agrave; l'heure,
+qu'elle me fit soudain me redresser avec une &eacute;motion extraordinaire et
+me dire, comme &eacute;pouvant&eacute; de mon succ&egrave;s: &laquo;Aurais-je touch&eacute; juste?&raquo;</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001C.png" alt="C" /></span><span class="smcap">ette</span> impression d'&eacute;pouvante me domina durant tout le soir de cette
+journ&eacute;e et celles qui suivirent. Il y a une distance infinie entre nos
+imaginations, si pr&eacute;cises soient-elles, et le moindre atome de r&eacute;alit&eacute;.
+Certes, les lettres de mon p&egrave;re avaient remu&eacute; en moi des fibres
+profondes, &eacute;voqu&eacute; devant mes yeux des tableaux tragiques. Ce simple
+petit fait: le bouleversement du visage de mon beau-p&egrave;re au sortir de
+notre entretien me secoua, pourtant, d'une autre secousse. Au fond de
+moi, apr&egrave;s la lecture des lettres m&ecirc;me r&eacute;p&eacute;t&eacute;e, j'avais gard&eacute; la secr&egrave;te
+esp&eacute;rance que je me trompais, qu'une &eacute;preuve l&eacute;g&egrave;re dissiperait des
+soup&ccedil;ons que je jugeais insens&eacute;s, peut-&ecirc;tre parce que j'appr&eacute;hendais &agrave;
+l'avance le formidable devoir qui surgirait devant moi, au jour de la
+certitude. J'avais ressembl&eacute; &agrave; un amant que le hasard instruit d'une
+infid&eacute;lit&eacute; de sa ma&icirc;tresse. Trop fier pour supporter la trahison, il
+proc&egrave;de &agrave; une enqu&ecirc;te minutieuse, avec le d&eacute;sir, inavou&eacute;, mais cuisant,
+mais passionn&eacute;, que cette femme soit innocente; car, une fois l'enqu&ecirc;te
+finie, et si elle est d&eacute;montr&eacute;e coupable, il faudra vouloir. Il sait
+trop bien ce que lui co&ucirc;tera cette volont&eacute;!... Moi aussi, d&egrave;s la
+premi&egrave;re heure, j'avais entrevu l'in&eacute;vitable r&eacute;sultat, si mon beau-p&egrave;re
+se trouvait coupable. Il me faudrait vouloir... Vouloir?... Je n'osais
+pas regarder en face cette n&eacute;cessit&eacute;. Non, je ne l'avais pas regard&eacute;e,
+avant cette rencontre de mon ennemi, terrass&eacute; de douleur sur les
+coussins de son coup&eacute;. Maintenant, je m'aventurais &agrave; y songer.
+Qu'aurais-je &agrave; vouloir, s'il &eacute;tait coupable?... Une fois rentr&eacute; chez
+moi, j'eus l'&eacute;nergie de me poser ce probl&egrave;me, nettement, et j'aper&ccedil;us
+toute l'horreur de la situation. De quelque c&ocirc;t&eacute; que je me tournasse, je
+rencontrais une souffrance impossible &agrave; soutenir.&mdash;Que les choses
+durassent comme elles &eacute;taient, non, je ne le supporterais pas! Je voyais
+ma m&egrave;re s'approcher de M. Termonde comme elle faisait souvent, lui
+toucher le front de la main par un geste amical, mettre un baiser sur ce
+front... Qu'elle fut ainsi avec l'assassin de mon p&egrave;re, les os me
+br&ucirc;laient rien que d'y penser, et c'&eacute;tait comme une pointe de fl&egrave;che qui
+me p&eacute;n&eacute;trait la poitrine. Soit! J'agirais, j'aurais la force d'aller &agrave;
+ma m&egrave;re et de lui dire: &laquo;Cet homme est un assassin...&raquo; et de le lui
+d&eacute;montrer; et voici que je ressentais d&eacute;j&agrave; l'effrayante douleur qu'elle
+&eacute;prouverait, elle, &agrave; ce discours. Il me semblait que je verrais, en lui
+parlant, ses yeux s'ouvrir, et, &agrave; travers ses prunelles, un d&eacute;chirement
+de tout son &ecirc;tre, jusqu'&agrave; son c&#339;ur, et que, sur-le-champ, l&agrave;, devant
+moi, elle deviendrait folle ou tomberait morte... Non, je ne lui
+parlerais pas moi-m&ecirc;me. Si je tenais en main la preuve convaincante,
+j'irais &agrave; la justice, et une sc&egrave;ne nouvelle s'&eacute;voquait. J'apercevais ma
+m&egrave;re, maintenant, &agrave; la minute o&ugrave; l'on arr&ecirc;tait son mari. Elle serait l&agrave;,
+dans la chambre, aupr&egrave;s de lui. &laquo;Et de quel crime est-il accus&eacute;?...&raquo;
+demanderait-elle, et elle devrait entendre la terrible r&eacute;ponse. Et j'en
+serais la cause volontaire, moi qui avais, depuis mon enfance et pour
+lui &eacute;pargner une tristesse, tout &eacute;touff&eacute; de mes plaintes, &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave;
+mon c&#339;ur contenait tant de soupirs, tant de larmes, tant de douleurs,
+que me plaindre &agrave; elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; un soulagement supr&ecirc;me. Je ne l'avais pas
+fait alors. Je la savais heureuse de sa vie et que ce bonheur seul la
+rendait aveugle &agrave; mes peines. Je l'aimais mieux aveugle et heureuse. Et
+maintenant?... Je ne pouvais pas te porter ce coup, &Ecirc;tre fragile, &Ecirc;tre
+si cher! Cette premi&egrave;re vue de la double perspective d'infortune offerte
+&agrave; mon avenir, si mes soup&ccedil;ons se trouvaient justes, fut trop cruelle.
+Et, tout de suite, je me raidis de toutes mes forces contre une vision
+qui devait emporter avec elle de pareilles cons&eacute;quences. Au rebours de
+mon habitude, je me fis le complice des hypoth&egrave;ses heureuses... Mon
+beau-p&egrave;re triste dans son coup&eacute;, qu'est-ce que prouvait cette
+apparition? N'avait-il pas dix motifs possibles de soucis, &agrave; commencer
+par sa sant&eacute;, plus chancelante chaque jour? Un seul fait m'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; la
+preuve absolue, indiscutable: s'il avait tressailli d'un sursaut
+&eacute;pouvant&eacute; tandis que nous causions, si je l'avais vu, comme l'oncle
+d'Hamlet, de mon fr&egrave;re en agonie, se lever livide, la face convuls&eacute;e,
+devant le spectre de son crime &eacute;voqu&eacute; subitement. Pas un muscle de son
+visage n'avait boug&eacute;, pas un &eacute;clair n'avait &eacute;chapp&eacute; &agrave; ses yeux. Pourquoi
+donc interpr&eacute;ter, et cette froideur comme une hypocrisie prodigieuse,
+et le bouleversement des traits que j'avais constat&eacute; une demi-heure plus
+tard comme le v&eacute;ritable aveu?.. C'&eacute;taient l&agrave; des raisonnements justes,
+ou du moins ils me paraissent tels, aujourd'hui que j'&eacute;cris de
+sang-froid ces souvenirs. Ils ne pr&eacute;valaient pas contre l'esp&egrave;ce
+d'instinct funeste qui me for&ccedil;ait de suivre cette piste. Oui, c'&eacute;tait
+absurde, c'&eacute;tait fou de supposer presque gratuitement cette chose
+&eacute;norme: que M. Termonde e&ucirc;t fait assassiner mon p&egrave;re par un autre. Cette
+histoire invraisemblable, je ne pouvais pas m'emp&ecirc;cher de l'admettre, &agrave;
+tous les moments comme possible, et, &agrave; quelques minutes, comme certaine.
+Quand on a laiss&eacute; place dans son esprit &agrave; des id&eacute;es de cet ordre, on
+n'est plus ma&icirc;tre d'aller, de venir. Ou l'on est un l&acirc;che, ou bien on
+coule &agrave; fond sa pens&eacute;e. Je devais &agrave; mon p&egrave;re, je devais &agrave; ma m&egrave;re, je me
+devais &agrave; moi-m&ecirc;me de savoir. Je me promenai des heures enti&egrave;res dans mon
+cabinet de travail, roulant ces sinistres r&ecirc;ves. Il m'arriva plus d'une
+fois de prendre un pistolet, de l'armer, de me dire: &laquo;Une petite
+pression sur la g&acirc;chette, un tout faible mouvement comme celui-ci...&mdash;je
+faisais le geste,&mdash;et je suis &agrave; jamais gu&eacute;ri de cette mortelle
+angoisse.&raquo; Mais de manier seulement cette arme, de sentir le froid du
+canon lisse, me rappelait la myst&eacute;rieuse sc&egrave;ne o&ugrave; mon p&egrave;re avait &eacute;t&eacute;
+frapp&eacute;. Je me repr&eacute;sentais le salon de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial, l'homme grim&eacute;
+qui attendait, mon p&egrave;re qui entrait, qui s'asseyait &agrave; la table,
+feuilletant des papiers, et un pistolet, comme celui-ci, braqu&eacute; &agrave;
+quelques centim&egrave;tres de la nuque, et le foudroiement subit, la t&ecirc;te
+s'abattant sur la table, l'assassin enveloppant de serviettes ce cou
+trou&eacute; d'o&ugrave; jaillissait le sang, et il lavait ses mains comme s'il e&ucirc;t
+achev&eacute; une besogne ordinaire, pos&eacute;ment, &agrave; loisir. La rage de la
+vengeance grondait en moi &agrave; ces images. J'allais vers le portrait du
+mort qui me regardait de ses yeux immobiles... Et j'avais des soup&ccedil;ons
+sur l'instigateur de ce meurtre, et je les laisserais sans les v&eacute;rifier
+parce que j'avais peur d'agir ensuite! Ah! je me d&eacute;terminerais apr&egrave;s. Il
+fallait savoir d'abord, &agrave; tout prix.</p>
+
+<p>Je passai ainsi trois jours &agrave; me torturer parmi ces irr&eacute;solutions
+coup&eacute;es de projets sans cesse rejet&eacute;s comme impraticables. Savoir?...
+C'&eacute;tait bient&ocirc;t dit, mais je ne pourrais jamais extorquer son secret,
+s'il en avait un, &agrave; cet homme si ma&icirc;tre de lui qui &eacute;tait mon beau-p&egrave;re,
+moi si passionn&eacute;, si &eacute;nerv&eacute;, si peu capable de dominer la fr&eacute;n&eacute;sie de
+mes &eacute;motions changeantes! Ce sentiment de sa force et de ma faiblesse me
+faisait redouter sa pr&eacute;sence autant que je la d&eacute;sirais. Au vague et
+douloureux malaise qui m'avait toujours rendu intol&eacute;rable de respirer,
+de parler, de manger &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui, allait se joindre l'impression plus
+p&eacute;nible encore de la difficult&eacute; de mon attitude. J'&eacute;tais comme un novice
+qui doit se battre en duel avec un adversaire tr&egrave;s adroit;&mdash;il veut se
+d&eacute;fendre et vaincre, il est courageux, r&eacute;solu, mais il doute de son
+propre sang-froid. Que faire maintenant que j'avais port&eacute; un premier
+coup, et qui ne s'&eacute;tait pas trouv&eacute; d&eacute;cisif? Si cet entretien avait eu
+r&eacute;ellement une port&eacute;e sur sa conscience, comment m'y prendre pour
+redoubler le premier effet, pour achever de bouleverser cette &acirc;me? J'en
+&eacute;tais l&agrave; de mes r&eacute;flexions, formant, reformant des plans toujours
+d&eacute;truits, quand un billet de ma m&egrave;re arriva, se plaignant que je ne
+fusse pas revenu depuis le jour o&ugrave; je ne l'avais pas rencontr&eacute;e, et
+m'annon&ccedil;ant que, l'avant-veille, mon beau-p&egrave;re avait &eacute;t&eacute; repris d'une
+crise de foie tr&egrave;s violente... L'avant-veille? C'&eacute;tait donc le lendemain
+m&ecirc;me de notre conversation! Encore ici on e&ucirc;t dit que le sort se
+complaisait &agrave; redoubler l'ambiguit&eacute; des indices, principe de mes pires
+d&eacute;sespoirs. Cette crise imminente expliquait-elle la physionomie
+angoiss&eacute;e de mon beau-p&egrave;re dans sa voiture? &Eacute;tait-elle une cause ou bien
+simplement l'effet de la foudroyante terreur dont il avait d&ucirc; &ecirc;tre
+&eacute;cras&eacute; sous son masque d'indiff&eacute;rence, s'il &eacute;tait coupable, tandis que
+je lui lan&ccedil;ais en face mes phrases mena&ccedil;antes? Ah! l'abominable
+incertitude et que ma m&egrave;re augmenta encore, d&egrave;s que je me fus rendu
+aupr&egrave;s d'elle, par ses paroles: &laquo;C'est la second crise depuis deux mois,
+disait-elle; jamais les attaques du mal n'avaient &eacute;t&eacute; aussi
+rapproch&eacute;es... Ce qui m'effraye le plus, ce sont les doses de morphine
+qu'il arrive &agrave; prendre pour &eacute;chapper &agrave; ses douleurs... Il n'a jamais eu
+un bon sommeil... Voici des ann&eacute;es qu'il ne dort pas, une nuit, sans
+avoir recours aux narcotiques, mais il &eacute;tait raisonnable, au lieu
+qu'aujourd'hui...&raquo; Elle secouait la t&ecirc;te bien tristement, la pauvre
+femme, et moi, au lieu de compatir &agrave; son chagrin, je me demandais si ce
+n'&eacute;tait pas encore l&agrave; un signe, si cette perte de sommeil n'&eacute;tait pas
+li&eacute;e &agrave; un atroce, &agrave; un invincible remords; et cela pouvait &ecirc;tre aussi la
+banale cons&eacute;quence d'un d&eacute;sordre organique. &laquo;Veux-tu le voir?...&raquo;
+continuait ma m&egrave;re, presque timidement, et, comme j'h&eacute;sitais, arguant de
+ma crainte de le fatiguer, en r&eacute;alit&eacute; tout surpris de cette offre:
+&laquo;C'est lui-m&ecirc;me qui t'a demand&eacute;... Il voudrait avoir de toi des
+nouvelles sur l'&eacute;lection d'hier au cercle...&raquo; &Eacute;tait-ce bien le v&eacute;ritable
+motif de ce d&eacute;sir de me voir, que je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de trouver
+singulier, ou voulait-il me prouver qu'il &eacute;tait demeur&eacute; indiff&eacute;rent &agrave;
+notre entretien? Devais-je apercevoir dans cette commission, dont il
+avait charg&eacute; ma m&egrave;re, un signe de plus de l'extr&ecirc;me importance qu'il
+attachait aux d&eacute;tails de sa vie mondaine, ou bien, appr&eacute;hendant mes
+d&eacute;fiances, les pr&eacute;venait-il? Ou encore &eacute;tait-il lui-m&ecirc;me tortur&eacute; par
+l'id&eacute;e de savoir, par le besoin de repa&icirc;tre sa curiosit&eacute; de la vue de
+mes traits, pour y d&eacute;chiffrer ma pens&eacute;e?</p>
+
+<p>Je me retrouvais, en p&eacute;n&eacute;trant dans cette chambre &agrave; coucher qui, tout
+enfant, avait &eacute;t&eacute; la mienne, mais o&ugrave; je ne venais plus gu&egrave;re depuis des
+ann&eacute;es, dans la m&ecirc;me disposition anxieuse de l'&acirc;me que l'autre jour,
+alors que le valet de chambre m'ouvrait la porte du cabinet de travail
+de mon beau-p&egrave;re. J'avais pourtant une esp&eacute;rance de moins, celle que M.
+Termonde f&ucirc;t terrass&eacute; par mes allusions directes au crime hideux dont
+je l'imaginais coupable. Ma premi&egrave;re sensation, quand la porti&egrave;re
+retomba, fut cruelle. J'avais encore dans la m&eacute;moire quelques phrases
+des lettres de mon p&egrave;re, o&ugrave; il indiquait, sans insister, le secret
+divorce d'existence peu &agrave; peu &eacute;tabli entre lui et sa femme, et, tout de
+suite, le seul aspect de cette chambre &agrave; coucher de mon beau-p&egrave;re me
+fournissait une preuve nouvelle de l'&eacute;troite intimit&eacute; dans laquelle ma
+m&egrave;re avait v&eacute;cu avec son second mari. Avec sa couchette mince, avec son
+mobilier un peu nu, cette pi&egrave;ce n'avait pas cette physionomie habit&eacute;e
+qui atteste une pr&eacute;sence continuelle. Mon beau-p&egrave;re n'y dormait que
+malade. En temps ordinaire, il ne faisait que s'y habiller. La tenture
+d'un vert sombre, mal &eacute;clair&eacute;e par l'unique lampe, &agrave; globe rose, pos&eacute;e
+sur une petite colonne et assez loin du lit pour ne pas fatiguer le
+malade, avait pour toute d&eacute;coration un portrait de ma m&egrave;re, une des
+premi&egrave;res &eacute;tudes de femme qu'ait ex&eacute;cut&eacute;es Bonnat. Ce n'&eacute;tait qu'un
+buste et qu'une t&ecirc;te, mais d'un relief surprenant, et qu'augmentait
+encore le jour incertain de la chambre. La toile &eacute;tait pendue entre les
+deux fen&ecirc;tres, en face du lit, de mani&egrave;re &agrave; ce que M. Termonde, quand il
+dormait l&agrave;, p&ucirc;t reposer son dernier regard, la nuit, et son premier, le
+matin, sur ce visage, dont le peintre avait rendu tr&egrave;s fortement la
+beaut&eacute; de race, et tr&egrave;s finement aussi le je ne sais quoi d'&agrave; demi
+th&eacute;&acirc;tral, le pli un peu affect&eacute; de la bouche, le regard distant, la
+coiffure compliqu&eacute;e. Je regardai d'abord ce portrait, qui s'offrit &agrave; moi
+d&egrave;s que j'eus pass&eacute; la porte qui ouvrait au pied du lit. Puis, dans ce
+lit, j'aper&ccedil;us mon beau-p&egrave;re, et, parmi les oreillers, sa t&ecirc;te aux
+cheveux blanchis, au masque jauni et creus&eacute;. Il avait autour du cou un
+foulard d'un bleu p&acirc;le que je reconnus pour l'avoir vu au cou de ma
+m&egrave;re; je reconnus aussi la couverture de laine rouge qu'elle lui avait
+tricot&eacute;e, toute pareille &agrave; une autre qu'elle avait faite pour moi, un
+gentil ouvrage de femme auquel je l'avais vue s'occuper pendant des
+heures, passement&eacute; de rubans et doubl&eacute; de soie. Toujours et toujours les
+plus minces d&eacute;tails renouvelleraient donc la cruelle impression de
+partage dont j'avais si longtemps souffert! Aujourd'hui, cette
+impression m'&eacute;tait rendue plus cruelle encore par mon soup&ccedil;on. Je sentis
+que mes yeux devaient trahir le tumulte de ces sentiments, et, tout en
+m'asseyant au chevet du lit de mon beau-p&egrave;re et lui demandant de ses
+nouvelles, avec une voix que j'entendais comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; celle d'un
+autre, j'&eacute;vitai de rencontrer ses yeux &agrave; lui. Ma m&egrave;re &eacute;tait sortie,
+aussit&ocirc;t apr&egrave;s m'avoir introduit, sans doute pour vaquer durant ma
+visite &agrave; quelques menus soins relatifs &agrave; la sant&eacute; de son cher malade. Ce
+dernier me questionnait sur cette &eacute;lection au cercle qu'il avait donn&eacute;e
+comme pr&eacute;texte &agrave; son d&eacute;sir de me voir. J'avais le coude appuy&eacute; sur le
+marbre de la table de nuit et le front dans ma main. Quoique je ne visse
+point son regard, je sentais qu'il &eacute;tudiait mon visage, et je
+m'obstinais &agrave; fixer dans le tiroir &agrave; demi-ouvert de cette table,&mdash;&agrave; c&ocirc;t&eacute;
+d'une montre et d'une bourse de soie brune, autre ouvrage de maman,&mdash;un
+tout petit pistolet de poche, de fabrication anglaise. Quelles
+pr&eacute;occupations tragiques r&eacute;v&eacute;lait la pr&eacute;sence de cette arme, plac&eacute;e l&agrave;
+ainsi, &agrave; la port&eacute;e de la main et probablement par une habitude
+constante? Devina-t-il mes pens&eacute;es &agrave; la fixit&eacute; de mon attention? Ou bien
+lui-m&ecirc;me avait-il rencontr&eacute; des yeux cette arme, par hasard, et
+s'abandonnait-il aux id&eacute;es que lui sugg&eacute;rait cette vue, afin de ne pas
+laisser tomber la causerie toujours difficile entre nous? Le fait est
+qu'il me dit comme r&eacute;pondant &agrave; la question que je m'adressais
+mentalement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu regardes ce pistolet... Il est joli, n'est-ce pas?...&mdash;Il le prit,
+le tourna, le retourna, puis le remit dans le tiroir qu'il
+repoussa.&mdash;J'ai cette bizarre manie... Je ne pourrais pas dormir sans
+une arme charg&eacute;e, l&agrave;, tout pr&egrave;s de moi... Apr&egrave;s tout, c'est une habitude
+qui ne fait de mal &agrave; personne et qui peut avoir son avantage... Si ton
+pauvre p&egrave;re avait eu sur lui une arme comme celle-l&agrave; quand il est all&eacute; &agrave;
+l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial, les choses se seraient pass&eacute;es moins simplement pour
+l'assassin...</p>
+
+<p>Cette fois je ne pus me retenir de lever mes yeux et de chercher les
+siens. Comment, s'il &eacute;tait coupable, osait-il rappeler ce souvenir?
+Pourquoi, s'il ne l'&eacute;tait pas, cette brisure soudaine, cette fuite de
+son regard sous le mien? En parlant ainsi de la mort de mon p&egrave;re,
+ob&eacute;issait-il &agrave; une simple association d'id&eacute;es, ou bien tenait-il &agrave;
+marquer la parfaite libert&eacute; de son esprit sur ce qui avait fait la
+mati&egrave;re de notre dernier entretien? Ou bien encore &eacute;tait-ce un coup de
+sonde destin&eacute; &agrave; mesurer la profondeur de ma d&eacute;fiance? Il ajouta, prenant
+texte de cette allusion au meurtre myst&eacute;rieux qui m'avait rendu
+orphelin:</p>
+
+<p>&mdash;Et, &agrave; ce propos, as-tu revu M. Massol?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui dis-je, pas depuis l'autre jour...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un homme bien intelligent, continua-t-il. Lors de cette terrible
+histoire, en ma qualit&eacute; d'ami intime du cher mort et de ta m&egrave;re, j'ai
+caus&eacute; beaucoup avec lui... Si j'avais su que tu le voyais, ces temps-ci,
+je t'aurais dit de le saluer de ma part...</p>
+
+<p>&mdash;Il ne vous a pas oubli&eacute;... r&eacute;pondis-je.&mdash;Et je mentais; car M. Massol
+ne m'avait jamais parl&eacute; de mon beau-p&egrave;re; mais je me sentais repris de
+cette rage froide qui m'avait fait, dans la conversation de l'autre
+soir, redoubler mes attaques presque follement. Cette place endolorie
+que je cherchais dans cette &acirc;me obscure, ne la rencontrerais-je donc
+jamais? Ses yeux, cette fois, ne faiblirent point. Ce que ma phrase
+pouvait pr&eacute;senter d'&eacute;nigmatique ne l'entra&icirc;na pas &agrave; m'interroger
+davantage. Tout au contraire, il mit un doigt sur sa bouche. Habitu&eacute; aux
+moindres bruits de la maison, il venait d'entendre qu'un pas approchait,
+celui de ma m&egrave;re. Me trompais-je? Y avait-il dans ce geste, par lequel
+il me demandait le silence, une supplication de respecter la s&eacute;curit&eacute; de
+l'innocente femme? Devais-je traduire ainsi le regard dont ce mouvement
+s'accompagna: &laquo;N'&eacute;veille pas de soup&ccedil;ons dans le c&#339;ur de ta m&egrave;re, elle
+souffrirait trop?...&raquo; &Eacute;tait-ce simplement la pr&eacute;occupation d'un homme
+qui veut &eacute;viter &agrave; sa femme un r&eacute;veil de tristes souvenirs?... Elle
+entra. Elle nous vit, d'un m&ecirc;me regard, r&eacute;unis sous le m&ecirc;me rayon de la
+lampe, et elle nous envoya un m&ecirc;me sourire, qui nous enveloppait d'une
+m&ecirc;me tendresse. &Ccedil;'avait &eacute;t&eacute; le r&ecirc;ve de toute sa vie, que nous fussions
+ainsi l'un aupr&egrave;s de l'autre, et tous les deux aupr&egrave;s d'elle. Elle
+attribuait &agrave; mon caract&egrave;re ombrageux,&mdash;elle m'en avait parl&eacute; &agrave;
+Compi&egrave;gne,&mdash;les difficult&eacute;s &eacute;prouv&eacute;es dans la r&eacute;alisation de ce d&eacute;sir.
+Et toujours souriante, elle venait &agrave; nous, ayant &agrave; la main un plateau
+d'argent avec un verre rempli d'eau de Vichy, qu'elle tendit &agrave; mon
+beau-p&egrave;re. Celui-ci but avidement et rendit le verre vide &agrave; sa femme en
+lui baisant la main. &laquo;Laissons-le reposer, dit-elle, sa t&ecirc;te est
+br&ucirc;lante...&raquo; Et rien qu'&agrave; toucher l'extr&eacute;mit&eacute; de ses doigts qu'il
+abandonna dans les miens, je sentis qu'en effet, il avait la fi&egrave;vre.
+Mais de quelle mani&egrave;re interpr&eacute;ter ce sympt&ocirc;me, aussi ambigu que tous
+les autres, et qui pouvait, comme eux, signifier &eacute;galement le malaise
+physique et le malaise moral? Je m'&eacute;tais jur&eacute; de savoir. Mais comment?
+Comment?...</p>
+
+<p>Si j'avais &eacute;t&eacute; surpris du d&eacute;sir de me voir, exprim&eacute; par mon beau-p&egrave;re
+durant sa maladie, je le fus bien davantage, quinze jours plus tard,
+d'entendre mon domestique l'annoncer chez moi en personne, tandis que
+j'&eacute;tais dans mon cabinet, en train de classer de nouveaux papiers de mon
+p&egrave;re rapport&eacute;s de Compi&egrave;gne. J'avais pass&eacute; ces deux semaines dans cette
+ville, prenant pour pr&eacute;texte la suite de mes affaires &agrave; r&eacute;gler, en
+r&eacute;alit&eacute; pour r&eacute;fl&eacute;chir longuement sur la conduite &agrave; tenir vis-&agrave;-vis de
+M. Termonde, et ces r&eacute;flexions avaient encore accru mes doutes. Sur ma
+demande, ma m&egrave;re m'avait &eacute;crit &agrave; trois reprises pour me donner des
+nouvelles du malade. J'avais su ainsi qu'il allait mieux et qu'il
+sortait. Revenu de la veille, j'avais choisi, pour me rendre &agrave; leur
+h&ocirc;tel, un moment o&ugrave; j'&eacute;tais presque s&ucirc;r de ne rencontrer personne. Et
+voici que, tout de suite, mon beau-p&egrave;re accourait chez moi, lui qui n'y
+&eacute;tait pas venu dix fois depuis que je m'&eacute;tais install&eacute; dans mon
+appartement.&mdash;Ma m&egrave;re l'avait, me disait-il, charg&eacute; pour moi d'une
+commission. Elle m'avait pr&ecirc;t&eacute; deux num&eacute;ros de revue, dont elle avait
+besoin pour envoyer toutes les livraisons de l'ann&eacute;e &agrave; la reliure; et,
+comme il passait devant ma porte, il &eacute;tait mont&eacute; afin de me les
+redemander... Je l'examinai, tandis qu'il me donnait cette explication
+de sa visite, sans deviner si ce pr&eacute;texte cachait ou non quelque motif
+secret. Il avait le teint plus brouill&eacute; que d'habitude; le regard de ses
+yeux brillait davantage; sa main maniait son chapeau, nerveusement. &laquo;Les
+revues ne sont pas l&agrave;, lui r&eacute;pondis-je; peut-&ecirc;tre les trouverons-nous
+dans le fumoir...&raquo; C'&eacute;tait faux que les deux volumes fussent l&agrave;-bas, et
+je connaissais tr&egrave;s exactement leur place sur la table de mon cabinet,
+mais dans le fumoir se trouvait le portrait de mon p&egrave;re, et l'id&eacute;e
+m'avait saisi d'entra&icirc;ner M. Termonde en face de cette peinture, pour
+voir de quel front il soutiendrait la rencontre. Il ne l'aper&ccedil;ut pas
+tout d'abord, mais je me dirigeai du c&ocirc;t&eacute; du chevalet qui le supportait,
+ses yeux qui suivaient tous mes mouvements rencontr&egrave;rent la toile, ses
+paupi&egrave;res battirent, une esp&egrave;ce de sombre frisson courut sur son visage,
+puis il d&eacute;tourna ses regards vers un autre petit tableau accroch&eacute; au
+mur. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre de la secousse, et,
+fid&egrave;le au syst&egrave;me presque brutal qui ne m'avait pourtant r&eacute;ussi qu'&agrave;
+moiti&eacute;, j'insistai.</p>
+
+<p>&mdash;Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que ce portrait de mon p&egrave;re me
+ressemble d'une mani&egrave;re frappante? Un de mes amis pr&eacute;tendait, l'autre
+jour, qu'avec la m&ecirc;me coiffure, j'aurais exactement la m&ecirc;me t&ecirc;te...</p>
+
+<p>Il me regarda, moi d'abord, puis la toile longuement. On e&ucirc;t dit un
+expert en tableaux examinant une &#339;uvre d'art sans autre motif que d'en
+appr&eacute;cier l'authenticit&eacute;. Si cet homme avait fait tuer celui dont il
+&eacute;tudiait ainsi le portrait, son empire sur lui-m&ecirc;me &eacute;tait v&eacute;ritablement
+extraordinaire. Mais l'&eacute;preuve n'&eacute;tait-elle pas d&eacute;cisive pour lui?
+Montrer son trouble, c'&eacute;tait avouer. Que j'aurais voulu mettre la main
+sur son c&#339;ur, &agrave; cette minute, et en compter les battements!</p>
+
+<p>&mdash;Tu lui ressembles... dit-il enfin, pas &agrave; ce degr&eacute;... le bas du menton
+surtout, le nez et la bouche; mais ce n'est pas du tout le m&ecirc;me regard,
+ni la m&ecirc;me coupe de sourcils, du front et des joues...</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, repris-je, que cette ressemblance soit assez grande pour
+que je pusse faire tressaillir l'assassin s'il me rencontrait tout &agrave;
+coup, l&agrave;, ainsi?...&mdash;Et je m'avan&ccedil;ai en le regardant jusqu'au fond des
+prunelles, comme si je mimais une sc&egrave;ne dramatique.&mdash;Oui, continuai-je,
+cette analogie des traits serait-elle suffisante pour que je lui fisse
+l'effet d'un spectre, en lui disant, reconnaissez-vous le fils de celui
+que vous avez tu&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Nous retombons dans notre discussion de l'autre soir, r&eacute;pliqua-t-il,
+sans que son visage se contract&acirc;t davantage; cela d&eacute;pendrait des remords
+de cet homme, s'il en avait, et de son syst&egrave;me nerveux.</p>
+
+<p>Nous nous t&ucirc;mes de nouveau tous les deux. Son masque p&acirc;le et tourment&eacute;,
+mais immobile, m'exasp&eacute;rait par son absence compl&egrave;te d'expression. Dans
+ces minutes-l&agrave;,&mdash;et combien de sc&egrave;nes pareilles n'avons-nous pas jou&eacute;es
+ensemble depuis cette premi&egrave;re &eacute;poque de mes soup&ccedil;ons,&mdash;je me sentais
+aussi &eacute;nergique, aussi r&eacute;solu que je l'&eacute;tais peu, tout seul, en
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec ma propre pens&eacute;e. Cette impassibilit&eacute; m'affolait, et,
+encore &agrave; ce moment, je ne me bornai pas &agrave; cette seconde tentative. J'en
+imaginai aussit&ocirc;t une troisi&egrave;me qui devait, s'il &eacute;tait coupable,
+l'angoisser autant que les deux autres. J'&eacute;tais comme un homme qui
+frappe son ennemi en tenant &agrave; plein poing la lame d'un couteau dont le
+manche est bris&eacute;. Le coup qu'il porte l'ensanglante lui-m&ecirc;me; ses doigts
+se d&eacute;chirent sur le fil, tandis qu'il fouille la blessure avec la
+pointe. Mais non, je n'&eacute;tais pas exactement cet homme... Je ne pouvais
+pas douter du mal que je me faisais &agrave; moi-m&ecirc;me par ces cruelles
+&eacute;preuves; et lui, mon adversaire, cachait si bien sa plaie que je ne la
+voyais pas. N'importe, la folie de savoir &eacute;tait plus forte que ma
+douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Que ces ressemblances sont &eacute;tranges, lui dis-je, nous avons, mon p&egrave;re
+et moi, exactement la m&ecirc;me &eacute;criture... Voyez plut&ocirc;t...</p>
+
+<p>J'ouvris le coffre-fort scell&eacute; dans le mur o&ugrave; j'enfermais les papiers
+auxquels je tenais particuli&egrave;rement. J'y avais cach&eacute; la correspondance
+de mon p&egrave;re avec ma tante. Je pris les lettres qui &eacute;taient pos&eacute;es sur le
+paquet, les premi&egrave;res. Je savais, que c'&eacute;taient aussi les derni&egrave;res en
+date, et je les lui tendis, telles que je les avais rang&eacute;es, dans leurs
+enveloppes. Ces lettres portaient comme suscription le nom et l'adresse
+de ma tante: &laquo;Mademoiselle Louise Corn&eacute;lis, &agrave; Compi&egrave;gne&raquo;. Elles avaient
+sur elles le sceau de la poste, et, bien visiblement, la marque du jour
+de l'exp&eacute;dition, en avril et en mai 1864. C'&eacute;tait toujours le m&ecirc;me
+proc&eacute;d&eacute;. Si M. Termonde &eacute;tait coupable, il devait se dire que ces
+lettres expliquaient le changement subit de mon attitude &agrave; son &eacute;gard,
+l'audace de mes allusions, l'&eacute;nergie de mes attaques, et aussi que
+j'avais trouv&eacute; ces lettres dans les papiers de ma tante morte. Il &eacute;tait
+impossible qu'il ne se demand&acirc;t pas, avec une anxi&eacute;t&eacute; affreuse, ce que
+ces lettres contenaient pour avoir &eacute;veill&eacute; en moi de tels soup&ccedil;ons.
+Quand il eut les enveloppes entre les mains, je vis son sourcil se
+froncer. Une seconde, j'eus l'esp&eacute;rance d'avoir bris&eacute; ce masque derri&egrave;re
+lequel il cachait son vrai visage, celui o&ugrave; se refl&egrave;tent les intimes
+sentiments de l'&acirc;me. Ce n'&eacute;tait que la contraction des muscles de l'&#339;il,
+famili&egrave;re &agrave; celui qui regarde minutieusement. Son front se rass&eacute;r&eacute;na
+tout de suite et il me rendit les lettres sans me poser aucune question
+sur leur contenu.</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois, dit-il simplement, la ressemblance est r&eacute;ellement
+surprenante;&mdash;puis revenant &agrave; l'objet officiel de sa visite:&mdash;Et les
+revues?... demanda-t-il.</p>
+
+<p>J'aurais vers&eacute; des larmes de rage. De nouveau, je venais d'avoir la
+sensation que j'&eacute;tais un enfant nerveux en train de lutter contre un
+homme absolument calme. J'avais enferm&eacute; les lettres dans le coffre-fort.
+Je bousculai la petite biblioth&egrave;que du fumoir, puis la grande, celle du
+cabinet. Je finis par feindre un grand &eacute;tonnement &agrave; retrouver les deux
+livraisons sur ma table, parmi d'autres journaux. Pu&eacute;rile com&eacute;die! Mon
+beau-p&egrave;re en avait-il &eacute;t&eacute; seulement la dupe? Quand il eut les deux
+num&eacute;ros, il se leva du coin du feu o&ugrave; il s'&eacute;tait assis pendant ma
+recherche, dans le fumoir qu'il n'avait pas quitt&eacute;, le dos tourn&eacute; au
+portrait. Mais que prouvait encore cette attitude? Pourquoi se serait-il
+complu dans la contemplation d'une image qui ne pouvait lui &ecirc;tre que
+p&eacute;nible, m&ecirc;me innocent.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais profiter de ce soleil pour faire un tour au Bois, dit-il, j'ai
+mon coup&eacute;; viens-tu avec moi?...</p>
+
+<p>&Eacute;tait-il sinc&egrave;re en me proposant cette promenade en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te si
+contraire &agrave; nos habitudes? &Agrave; quel mobile ob&eacute;issait-il: d&eacute;sir de me
+d&eacute;montrer qu'il n'avait seulement pas compris mes attaques, ou bien
+attendrissement de malade qui redoute l'isolement?... J'acceptai &agrave; tout
+hasard, pour continuer mes observations, et, un quart d'heure plus tard,
+nous roulions tous les deux vers l'Arc de Triomphe, dans cette m&ecirc;me
+voiture o&ugrave; je l'avais vu passer, vaincu, bris&eacute;, comme tu&eacute;, &agrave; la suite de
+notre premier entretien. Cette fois-ci, on e&ucirc;t dit un autre homme.
+Envelopp&eacute; dans son pardessus fourr&eacute; de loutre, fumant un cigare,
+saluant de la main celui-ci ou celui-l&agrave; par la fen&ecirc;tre ouverte, il
+parlait, parlait, me racontant, sur les personnes dont la voiture
+croisait la n&ocirc;tre, des anecdotes de toutes sortes, que j'ignorais ou que
+je connaissais. Il semblait causer devant moi, et non pas avec moi, tant
+il se pr&eacute;occupait peu de me r&eacute;p&eacute;ter ce que je pouvais savoir ou de
+m'apprendre ce que je ne savais pas. J'en concluais,&mdash;car, dans
+certaines dispositions d'esprit, toute nuance devient un signe,&mdash;qu'il
+parlait ainsi pour se d&eacute;rober &agrave; quelque nouvel assaut de ma part. Mais
+je n'avais pas l'&eacute;nergie de recommencer aussit&ocirc;t mes vains et douloureux
+efforts pour faire saigner la blessure de son c&#339;ur. Je l'&eacute;coutais donc,
+et, une fois de plus, je remarquai l'&eacute;trange contraste de ses pens&eacute;es
+intimes avec les rigides doctrines qu'il affichait d'ordinaire. On e&ucirc;t
+dit qu'&agrave; ses yeux cette haute soci&eacute;t&eacute; dont il d&eacute;fendait habituellement
+les principes n'&eacute;tait qu'une caverne. C'&eacute;tait l'heure o&ugrave; les femmes du
+monde sortent pour leurs courses et leurs visites, et il me d&eacute;nombrait
+leurs scandales, ou vrais ou faux. L'une &eacute;tait, d'apr&egrave;s lui, la
+ma&icirc;tresse du fr&egrave;re de son mari; une autre &eacute;tait notoirement entretenue
+par un vieux diplomate, enrichi lui-m&ecirc;me par un mariage d&eacute;shonorant;
+une troisi&egrave;me avait &eacute;pous&eacute; un veuf imb&eacute;cile, et, pour h&eacute;riter de toute
+la fortune, pr&eacute;cipit&eacute; le fils de cet homme dans des d&eacute;bauches qui
+l'avaient tu&eacute; &agrave; dix-neuf ans... Il me d&eacute;bitait ces m&eacute;disances et ces
+calomnies avec une horrible gaiet&eacute;, comme s'il se f&ucirc;t r&eacute;joui de trouver
+l'humanit&eacute; abominable. Fallait-il y voir la facile misanthropie d'un
+ancien viveur, habitu&eacute; &agrave; ces conversations de club ou de retour de
+chasse, durant lesquelles chacun montre &agrave; nu la f&eacute;rocit&eacute; de son &eacute;go&iuml;sme,
+et outre volontiers la noirceur de son d&eacute;senchantement pour mieux
+prouver son exp&eacute;rience? &Eacute;tait-ce le cynisme d'un sc&eacute;l&eacute;rat, charg&eacute; du
+forfait le plus hideux et content de se d&eacute;montrer que les autres valent
+moins que lui? &Agrave; l'entendre ainsi rire et parler, je tombai dans une
+tristesse singuli&egrave;re. Les derniers h&ocirc;tels de l'avenue du Bois &eacute;taient
+d&eacute;pass&eacute;s. Nous suivions une all&eacute;e &agrave; droite dans laquelle les coup&eacute;s se
+faisaient rares. C'&eacute;tait, sur les taillis d&eacute;pouill&eacute;s, une jolie et fine
+lumi&egrave;re, ce ciel l&eacute;ger, d'un bleu tout p&acirc;le, qui ne se voit qu'&agrave; Paris.
+Il continuait de ricaner, et je songeais qu'il avait peut-&ecirc;tre raison,
+que c'&eacute;tait l&agrave; l'envers inf&acirc;me du monde... Pourquoi pas?... J'&eacute;tais bien
+l&agrave;, dans la m&ecirc;me voiture que cet homme, et je le soup&ccedil;onnais d'avoir
+fait assassiner mon p&egrave;re! Tout le fiel de la vie me crevait &agrave; la fois
+sur le c&#339;ur... Mon beau-p&egrave;re comprit-il, &agrave; mon silence et &agrave; mon visage,
+que sa gaiet&eacute; me mettait au supplice? Se trouva-t-il lui-m&ecirc;me lass&eacute; de
+son effort? Brusquement, il cessa de causer. Nous &eacute;tions arriv&eacute;s &agrave; un
+coin d&eacute;sert du bois. Nous descend&icirc;mes de voiture pour marcher un peu.
+Comme cette image est pr&eacute;sente &agrave; ma m&eacute;moire: le sentier &eacute;cart&eacute;, tout
+gris entre les gazons pauvres et les arbres nus, le ciel froid d'hiver,
+la route &agrave; quelques pas de nous, sur laquelle le coup&eacute; vide avan&ccedil;ait
+lentement, tra&icirc;n&eacute; par le cheval bai, qui remuait sa t&ecirc;te, et conduit par
+le cocher au visage immobile;&mdash;puis, devant moi, lui qui marchait, avec
+sa haute taille prise dans un long pardessus! Le sombre collet de
+fourrure faisait mieux ressortir la blancheur pr&eacute;matur&eacute;e de ses cheveux.
+Il tenait de sa main gant&eacute;e une canne avec laquelle il chassait les
+cailloux, comme impatiemment. Pourquoi cette silhouette me revient-elle
+&agrave; cette heure avec une pr&eacute;cision insoutenable? C'est qu'&agrave; le voir
+cheminer ainsi, la t&ecirc;te un peu pench&eacute;e, dans ce paysage d'hiver, je fus
+saisi, comme je ne l'avais jamais &eacute;t&eacute;, du sentiment de son absolue, de
+son irr&eacute;missible mis&egrave;re. &Eacute;tait-ce l'influence de notre conversation de
+cette apr&egrave;s-midi, de la tristesse o&ugrave; m'avait jet&eacute; son ricanement, de la
+mort de la nature autour de nous? Pour la premi&egrave;re fois depuis que je le
+connaissais, une surprise de piti&eacute; se m&eacute;langea en moi &agrave; la haine, tandis
+qu'il marchait, essayant de se r&eacute;chauffer &agrave; ce p&acirc;le soleil et si
+contract&eacute;, si &eacute;videmment lass&eacute;, si lamentable. Combien de temps
+all&acirc;mes-nous ainsi?... Tout d'un coup, il se retourna et me dit, avec un
+visage alt&eacute;r&eacute; de douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me sens pas bien. Rentrons...</p>
+
+<p>Quand nous f&ucirc;mes en voiture, il reprit, mettant son malaise soudain sur
+le compte de sa sant&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas longtemps &agrave; vivre, je suis touch&eacute;... Je souffre tant que
+j'en aurais depuis bien des ann&eacute;es fini avec cette vie, sans ta
+m&egrave;re...&mdash;Et il commen&ccedil;a de me parler d'elle avec cet aveuglement que
+j'avais d&eacute;j&agrave; remarqu&eacute; en lui. Jamais, dans mes heures les plus hostiles,
+je n'avais dout&eacute; que son culte pour sa femme ne f&ucirc;t sinc&egrave;re, et, cette
+fois encore, je l'&eacute;coutais, dans ce commencement de cr&eacute;puscule, et
+tandis que nous redescendions sur Paris au grand trot, me dire des
+phrases qui me prouvaient combien il l'avait aim&eacute;e. H&eacute;las! sa passion
+en pensait plus de bien que ma tendresse. Il me vantait le tact exquis
+avec lequel ma m&egrave;re comprenait les choses du c&#339;ur; j'avais, moi, tant
+connu ses insensibilit&eacute;s! Il exaltait la finesse de son intelligence;
+elle m'avait si peu compris! Et il ajoutait, lui qui avait tant
+contribu&eacute; &agrave; nous s&eacute;parer:</p>
+
+<p>&mdash;Aime-la bien, tu seras bient&ocirc;t seul &agrave; l'aimer...</p>
+
+<p>S'il &eacute;tait le criminel que j'avais os&eacute; penser, certes il savait qu'en
+dressant ainsi ma m&egrave;re, entre lui et moi, il m'opposait la seule
+barri&egrave;re, que je ne pourrais jamais, jamais franchir, et je comprenais
+de mon c&ocirc;t&eacute;, lucidement, am&egrave;rement, que cet obstacle serait plus fort
+m&ecirc;me que les pires certitudes. &Agrave; quoi bon tant chercher alors? Pourquoi
+ne pas renoncer tout de suite &agrave; mon inutile enqu&ecirc;te? Mais c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+trop tard.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001A.png" alt="A" /></span><span class="smcap">i-je</span> &eacute;t&eacute; un l&acirc;che? Quand je songe &agrave; ce que j'ai pu accomplir, de cette
+m&ecirc;me main qui tient la plume, il faut bien que je me r&eacute;ponde: &laquo;Non.&raquo;
+Comment expliquer, alors, que ces toutes premi&egrave;res sc&egrave;nes, celle o&ugrave;
+j'avais essay&eacute; de torturer mon beau-p&egrave;re dans son cabinet de travail en
+lui parlant des crimes commis &agrave; plusieurs et du danger des
+complicit&eacute;s;&mdash;celle au chevet de son lit, o&ugrave; je lui avais dit en le
+regardant: &laquo;non, M. Massol ne vous a pas oubli&eacute;&raquo;;&mdash;celle dans mon propre
+appartement o&ugrave; je lui avais mis en main les lettres accusatrices:&mdash;oui,
+comment expliquer que ces trois sc&egrave;nes aient &eacute;t&eacute; suivies de tant de
+journ&eacute;es d'inaction? Je me suis reproch&eacute; cruellement de n'avoir rien su
+trouver pendant des mois, qui me donn&acirc;t enfin la sensation de la v&eacute;rit&eacute;.
+Ah! la preuve qu'on &eacute;treint, qu'on regarde en face, qu'on a aupr&egrave;s de
+soi, comme une personne, c'est le hasard qui me l'a fournie. Ce n'est
+pas moi qui l'ai arrach&eacute;e des t&eacute;n&egrave;bres o&ugrave; elle gisait. Mais &eacute;tait-ce ma
+faute? Du moment que mon beau-p&egrave;re avait trouv&eacute; en lui assez d'&eacute;nergie
+pour ne pas succomber au premier assaut, le plus soudain, le moins
+attendu, que me restait-il, qu'&agrave; veiller, &eacute;piant les moindres indices,
+et aussi &agrave; creuser le fond et le tr&eacute;fonds de son caract&egrave;re? J'en
+revenais &agrave; mon raisonnement primitif: puisque les donn&eacute;es mat&eacute;rielles
+m'&eacute;chappaient, ramasser du moins toutes les raisons morales de croire
+plus ou de croire moins &agrave; la probabilit&eacute; du crime compliqu&eacute; dont
+j'accusais cet homme dans ma pens&eacute;e. Cela supposait qu'au rebours de mes
+habitudes anciennes je v&eacute;cusse beaucoup dans la maison de ma m&egrave;re. Cette
+intimit&eacute; aurait d&ucirc; nous &ecirc;tre, &agrave; M. Termonde et &agrave; moi, un intol&eacute;rable
+supplice. Comment me supportait-il, se sentant soup&ccedil;onn&eacute; de la sorte? Et
+moi, comment supportais-je sa pr&eacute;sence, le soup&ccedil;onnant ainsi que je le
+faisais? Eh bien! non... J'avais certes la morsure d'une vip&egrave;re au c&#339;ur
+lorsque je le voyais aupr&egrave;s de ma m&egrave;re, install&eacute; dans la s&eacute;curit&eacute; de ce
+luxe et de cette tendresse, aimant sa femme, aim&eacute; d'elle, respect&eacute; de
+tous et que je me disais:</p>
+
+<p>&mdash;Si cet homme pourtant est un assassin, un l&acirc;che, un ignoble
+assassin?...</p>
+
+<p>Et je le voyais tel qu'il aurait d&ucirc; &ecirc;tre, livide, les cheveux coup&eacute;s,
+les mains li&eacute;es, marchant vers l'&eacute;chafaud dans le froid de l'aube, avec
+l'agonie de l'expiation dans les prunelles, et, devant lui, le couteau
+de la guillotine, noir sur le ciel p&acirc;le... Au lieu de cela:
+&laquo;Souffres-tu, ami?...&mdash;Mon Jacques, pour quelle heure as-tu demand&eacute; la
+voiture?...&mdash;Couvre-toi bien...&mdash;Qui aurons-nous &agrave; d&icirc;ner mercredi?...&raquo;
+C'&eacute;tait le jour o&ugrave; ils recevaient leurs amis, pendant l'hiver et jusqu'&agrave;
+la fin du printemps. La voix douce de ma m&egrave;re parlait ainsi, et la
+constatation de leur vie &agrave; deux me crucifiait, mais l'attrait de savoir
+&eacute;tait plus fort que cette douleur. Mes soup&ccedil;ons s'exaltaient jusqu'au
+d&eacute;lire, et ils aboutissaient &agrave; un irr&eacute;sistible besoin de le tenir, lui,
+sous mes yeux, de lui infliger le tourment de ma pr&eacute;sence. Il s'y
+pr&ecirc;tait avec une facilit&eacute; complaisante qui m'&eacute;tonnait toujours.
+Subissait-il des sensations analogues aux miennes? Aujourd'hui que tous
+les myst&egrave;res sont d&eacute;voil&eacute;s et que je sais la part qu'il avait prise &agrave;
+l'horrible complot, je comprends que j'exer&ccedil;ais sur lui une attraction
+torturante. L'id&eacute;e fixe du meurtre accompli le suppliciait, et je
+faisais partie vivante de cette id&eacute;e fixe, comme il faisait partie
+vivante de ma continuelle, de ma sinistre r&ecirc;verie. Il ne pouvait plus
+penser qu'&agrave; moi, comme je ne pouvais plus penser qu'&agrave; lui. Notre haine
+nous attirait l'un vers l'autre, comme un amour. S&eacute;par&eacute;s, la temp&ecirc;te des
+imaginations folles se d&eacute;cha&icirc;nait, trop furieuse. Du moins il en &eacute;tait
+ainsi pour moi, et sa pr&eacute;sence, qui m'&eacute;tait si douloureuse, calmait en
+m&ecirc;me temps les esp&egrave;ces d'ouragans int&eacute;rieurs qui, loin de lui,
+m'emportaient d'une extr&eacute;mit&eacute; &agrave; l'autre du possible. &Agrave; peine &eacute;tais-je
+seul que les projets insens&eacute;s tourbillonnaient en moi. Je me voyais lui
+sautant &agrave; la gorge, lui criant: &laquo;Assassin...&raquo; et le contraignant
+d'avouer, par la violence. Je me voyais d&eacute;terminant M. Massol &agrave;
+reprendre, pour mon compte, l'instruction jadis abandonn&eacute;e, et ce
+dernier arrivant au boulevard de Latour-Maubourg avec les donn&eacute;es
+nouvelles que je lui aurais fournies. Je me voyais soudoyant deux ou
+trois coquins, enlevant mon beau-p&egrave;re et l'internant dans quelque
+maison isol&eacute;e de la banlieue, jusqu'&agrave; ce qu'il e&ucirc;t confess&eacute; le crime. Ma
+raison s'en allait dans ces divagations auxquelles m'entra&icirc;nait l'exc&egrave;s
+de mon d&eacute;sir, aviv&eacute; encore par le sentiment de mon impuissance. Et lui
+aussi, quand je n'&eacute;tais pas l&agrave;, devait traverser des heures pareilles,
+former mille plans divers et y renoncer. Il se demandait: &laquo;Que
+sait-il?...&raquo; se r&eacute;pondant selon les heures: &laquo;Il sait tout, il ne sait
+rien...&mdash;Que fera-t-il?...&raquo; et, tour &agrave; tour, concluant que je ferais
+tout, que je ne ferais rien. Lorsque nous &eacute;tions ensemble, au contraire,
+en face l'un de l'autre, la r&eacute;alit&eacute; s'imposait &agrave; nous et d&eacute;truisait tant
+de chim&egrave;res. Nous restions l&agrave; tous les deux, &agrave; nous &eacute;tudier, comme deux
+b&ecirc;tes qui vont s'affronter, mais aussi chacun de nous deux comprenait
+exactement o&ugrave; l'autre en &eacute;tait. Nous ne pouvions montrer pleinement, ni
+lui sa d&eacute;fiance, ni moi mes soup&ccedil;ons. Nous constations que nous n'avions
+pas avanc&eacute; d'une ligne depuis notre premi&egrave;re causerie &agrave; mon retour de
+Compi&egrave;gne. Et pour ma part, cette &eacute;vidence, tout en me d&eacute;sesp&eacute;rant,
+m'apaisait un peu, elle soulageait ma conscience du reproche que je me
+faisais trop souvent, de demeurer l&agrave;, inefficace. Que pouvais-je?</p>
+
+<p>Tristes souvenirs que ceux de cette &eacute;poque, de ces longs mois qui se
+pass&egrave;rent ainsi; de ce f&eacute;vrier, de ce mars, de cet avril! Oui, jusqu'au
+mois de mai de cette ann&eacute;e 1879, je v&eacute;cus cette vie &eacute;trange, voyant mon
+beau-p&egrave;re quasi chaque jour, en proie, lorsqu'il n'&eacute;tait pas l&agrave;, aux
+pires orages de l'imagination, et, quand il &eacute;tait l&agrave;, m'ensanglantant le
+c&#339;ur &agrave; cette cruelle pr&eacute;sence. Mon champ d'action &eacute;tait circonscrit &agrave;
+l'&eacute;tude minutieuse de son caract&egrave;re, et, cette action-l&agrave;, j'en usais du
+moins, et j'en abusais, me livrant &agrave; l'anatomie de son &ecirc;tre moral, avec
+une ardeur de curiosit&eacute;, tant&ocirc;t d&eacute;&ccedil;ue et tant&ocirc;t satisfaite, suivant que
+j'&eacute;treignais ou non quelques d&eacute;tails significatifs. Je m'attachais aux
+plus petits de pr&eacute;f&eacute;rence, comme plus involontaires, par suite comme
+moins susceptibles de tromper, comme plus capables de me renseigner sur
+les arri&egrave;re-replis de cette nature.... Nous montions &agrave; cheval, au Bois,
+le matin, plusieurs fois par semaine et, ensemble, contrairement &agrave; nos
+habitudes d'autrefois. Il venait me prendre, ou bien nous nous
+rencontrions, sans nous &ecirc;tre donn&eacute; rendez-vous, attir&eacute;s l'un vers
+l'autre par l'instinct de notre passion commune. Tandis que nous
+allions, causant de choses indiff&eacute;rentes, je le regardais man&#339;uvrer son
+cheval d'une fa&ccedil;on si dure, qu'&agrave; chaque promenade, et quoique excellent
+&eacute;cuyer, il courait le risque d'&ecirc;tre jet&eacute; &agrave; terre. Il avait le go&ucirc;t des
+b&ecirc;tes difficiles, et, avec cela, des passages de f&eacute;rocit&eacute; froide, o&ugrave; il
+brutalisait l'animal presque cruellement. Ce qu'il faisait ainsi avec
+les chevaux, despotique, injuste, implacable, je songeais en moi-m&ecirc;me
+qu'il l'avait fait avec la vie, pliant toutes les choses et tous les
+&ecirc;tres, autour de lui, &agrave; sa volont&eacute;. Rancunier &agrave; l'exc&egrave;s, au point
+d'avouer qu'il ne pouvait pas attacher de sens au mot &laquo;pardon&raquo;, il
+s'&eacute;tait taill&eacute; dans le monde une situation &agrave; part, peu aim&eacute;, tr&egrave;s
+redout&eacute;, re&ccedil;u dans les salons du plus difficile acc&egrave;s. Sous les
+apparences d'une correction parfaite, il cachait une &eacute;nergie extr&ecirc;me et
+qui s'&eacute;tait montr&eacute;e pendant la guerre. Il s'&eacute;tait battu sous Paris,
+admirablement. &Agrave; propos de sa tenue &agrave; cheval, j'arrivais ainsi aux
+inductions les plus &eacute;loign&eacute;es de ce point de d&eacute;part. Sa violence inn&eacute;e
+me le faisait juger capable de tout pour satisfaire ses passions.
+J'apercevais, dans le courage d&eacute;ploy&eacute; par lui en 1870, une esp&egrave;ce de
+contrat pass&eacute; avec lui-m&ecirc;me, comme une r&eacute;habilitation de sa personne &agrave;
+ses propres yeux, au cas o&ugrave; il aurait r&eacute;ellement commis le crime.
+D'autres fois je me demandais si ce courage n'avait pas &eacute;t&eacute; tout
+simplement la mise en &#339;uvre de cet instinct de f&eacute;rocit&eacute; que je
+constatais en lui, ou bien un d&eacute;bouch&eacute; offert au fond de d&eacute;sespoir sur
+lequel je le sentais vivre, dans son d&eacute;cor de bonheur. Mais d'o&ugrave; venait
+ce d&eacute;sespoir? &Eacute;tait-ce uniquement d'une sant&eacute; d&eacute;truite?... J'examinais
+alors sa physiologie, pendant que je galopais &agrave; son c&ocirc;t&eacute;, cherchant une
+correspondance entre la construction de son corps et les &eacute;quivoques
+indices fournis par les livres sp&eacute;ciaux sur l'aspect ext&eacute;rieur des
+criminels: il avait le buste trop fort pour ses jambes, les bras trop
+d&eacute;velopp&eacute;s, une expression facilement dure de la m&acirc;choire inf&eacute;rieure, et
+le pouce un peu trop long. Ce dernier d&eacute;tail occupait une place d'autant
+plus importante dans ma pens&eacute;e, que mon beau-p&egrave;re avait l'habitude de
+fermer la main, ce pouce en dedans, comme pour le cacher. Je me rendais
+bien compte que je ne pouvais rien tirer de positif de pareilles
+remarques, je les rejetais comme pu&eacute;riles, et aussit&ocirc;t je les reprenais,
+afin de les compl&eacute;ter par d'autres qui donnassent une valeur aux
+premi&egrave;res. C'est ainsi que, toujours galopant le long des all&eacute;es du
+bois, je creusais l'h&eacute;r&eacute;dit&eacute; de M. Termonde. Son a&iuml;eul maternel s'&eacute;tait
+tir&eacute; un coup de pistolet; son fr&egrave;re, &agrave; lui, s'&eacute;tait noy&eacute;, apr&egrave;s avoir
+mang&eacute; sa fortune, pris du service, et d&eacute;sert&eacute; dans des circonstances
+honteuses. Il y avait du tragique dans cette famille. Que de fois,
+tandis que nous chevauchions botte &agrave; botte, tous deux silencieux, ai-je
+roul&eacute; ces mornes et folles pens&eacute;es dans ma t&ecirc;te, et de pires encore!...</p>
+
+<p>Nous revenions. Quelquefois j'allais d&eacute;jeuner chez ma m&egrave;re, ou j'y
+passais aussit&ocirc;t apr&egrave;s mon rapide repas, pris solitairement dans ma
+petite salle &agrave; manger de l'avenue Montaigne, qui donnait sur le tir de
+Gastine-Rainette, et le claquement des balles sur les t&ocirc;les qui
+m'arrivait m&ecirc;me &agrave; travers les fen&ecirc;tres ferm&eacute;es ne s'associait que trop
+bien &agrave; ma sombre humeur.&mdash;Il &eacute;tait tr&egrave;s rare que M. Termonde et moi
+fussions en t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te durant mes visites au boulevard de
+Latour-Maubourg. Que m'importait maintenant? S'il &eacute;tait le criminel que
+je m'obstinais &agrave; poursuivre, il &eacute;tait pr&eacute;venu, et je n'avais plus la
+chance de lui arracher son secret par surprise. J'aimais beaucoup mieux
+l'&eacute;tudier pendant qu'il causait, et, au cours de ces causeries soutenues
+devant moi avec l'un ou l'autre, je constatais combien sa ma&icirc;trise de
+lui-m&ecirc;me &eacute;tait enti&egrave;re. Dans mon enfance et ma premi&egrave;re jeunesse,
+j'avais ha&iuml; ce pouvoir de se dominer si compl&egrave;tement que je sentais
+&ecirc;tre le sien, tandis que moi j'&eacute;tais si fou, si naturellement victime de
+ma sensibilit&eacute; nerveuse, si incapable du sang-froid qui masque de calme
+les violentes &eacute;motions. &Agrave; pr&eacute;sent, ce m'&eacute;tait une sorte de joie
+d'observer la profondeur de son hypocrisie. Il avait une telle habitude,
+presque une telle manie de la dissimulation, qu'il se taisait des
+moindres &eacute;v&eacute;nements de sa vie, m&ecirc;me &agrave; sa femme. Jamais il ne disait ni
+ses visites, ni les gens qu'il avait rencontr&eacute;s, ni ses lectures, ni ses
+projets. Manifestement, il s'&eacute;tait dress&eacute; &agrave; pr&eacute;voir les cons&eacute;quences les
+plus &eacute;loign&eacute;es de chaque phrase qu'il pronon&ccedil;ait. Une surveillance de
+soi aussi continue, dans une vie d'apparence si ais&eacute;e, si unie, avait
+quelque chose de trop &eacute;trange pour que cet homme ne donn&acirc;t pas, m&ecirc;me aux
+indiff&eacute;rents, une impression de personnage &eacute;nigmatique. En ajustant
+ensemble les diverses pi&egrave;ces de ce caract&egrave;re, et rapprochant cette
+dissimulation de la fr&eacute;n&eacute;sie passionn&eacute;e que j'avais observ&eacute;e en lui, il
+m'apparaissait, &agrave; moi, comme un &ecirc;tre infiniment dangereux. Il
+questionnait beaucoup et parlait tr&egrave;s pos&eacute;ment, tr&egrave;s sobrement, &agrave; moins
+qu'il ne f&ucirc;t dans un certain &eacute;tat singulier comme l'apr&egrave;s-midi de notre
+promenade en voiture, o&ugrave; il semblait s'&eacute;tourdir du flot de ses paroles.
+Alors il ricanait nerveusement, et d&eacute;couvrait des th&eacute;ories presque
+cyniques ou des particularit&eacute;s d'esprit qui me faisaient, moi,
+frissonner. Il avait par exemple une connaissance extraordinaire de
+toutes les questions relatives &agrave; la m&eacute;decine l&eacute;gale. &Agrave; l'occasion d'un
+proc&egrave;s retentissant qui se jugeait cet hiver-l&agrave;, et au cours d'une
+discussion tr&egrave;s anim&eacute;e &agrave; laquelle prenaient part plusieurs personnes, il
+lui &eacute;chappa de citer la date du jour o&ugrave; fut arr&ecirc;t&eacute; le c&eacute;l&egrave;bre docteur La
+Pommeraie. Je v&eacute;rifiai le chiffre, il &eacute;tait exact. Quelle &eacute;trange
+pr&eacute;occupation des choses du crime et qui concordait trop bien avec
+certaines donn&eacute;es que je devais &agrave; mes entretiens avec M. Massol!
+N'&eacute;tait-ce pas l'obs&eacute;dante, l'unique pens&eacute;e que le vieux juge pr&eacute;tendait
+avoir observ&eacute;e chez la plupart des meurtriers, qui les am&egrave;ne &agrave; retourner
+sur les lieux o&ugrave; ils ont tu&eacute;, &agrave; revenir aupr&egrave;s du cadavre de leur
+victime pour le regarder lorsque le cadavre est expos&eacute; dans un lieu
+public, &agrave; rechercher ceux qui les soup&ccedil;onnent, &agrave; lire minutieusement les
+journaux o&ugrave; il est parl&eacute; de leurs forfaits, &agrave; suivre les affaires o&ugrave;
+l'on poursuit des actes pareils au leur?... &Agrave; d'autres heures, mon
+beau-p&egrave;re tombait dans ces silences terribles dont rien ne le tirait,
+fumant, fumant... Un cigare alors succ&eacute;dait &agrave; un autre, malgr&eacute; toutes
+les d&eacute;fenses du m&eacute;decin, sans interruption aucune. Le tabac le jour, la
+morphine la nuit,&mdash;quelle souffrance essayait-il donc de tromper avec
+cet abus de stup&eacute;fiants? &Eacute;taient-ce les tortures de sa maladie, ou les
+autres, celles que j'imaginais quand je me livrais &agrave; mes tragiques
+hypoth&egrave;ses? Il avait aussi des instants d'une lassitude telle que m&ecirc;me
+ma pr&eacute;sence le laissait indiff&eacute;rent,&mdash;les lassitudes d'un homme arriv&eacute; &agrave;
+l'extr&eacute;mit&eacute; de ce qu'il peut supporter de douleur, et dont l'&acirc;me se
+refuse &agrave; sentir, pour avoir trop senti. Je le surpris ainsi deux ou
+trois fois, seul, dans la demi-obscurit&eacute; de la nuit commen&ccedil;ante, si
+profond&eacute;ment ab&icirc;m&eacute; dans sa fatigue, qu'il ne prenait pas garde &agrave; moi qui
+m'asseyais en face de lui, et le regardais sans rien dire moi-m&ecirc;me.
+J'&eacute;tais tent&eacute; de lui crier: &laquo;Avoue, avoue, mais avoue donc enfin!...&raquo; Et
+je n'aurais pas &eacute;t&eacute; surpris qu'il se rend&icirc;t, qu'il laiss&acirc;t s'&eacute;chapper
+son secret, qu'il me r&eacute;pond&icirc;t: &laquo;C'est vrai...&raquo; C'est alors aussi que je
+sentais l'inanit&eacute; des petits faits que j'avais ramass&eacute;s si
+soigneusement. Et s'il n'&eacute;tait pas coupable?... Je me taisais, en proie
+&agrave; cette fi&egrave;vre de doute qui me rongeait depuis des semaines, et il
+finissait, lui, par sortir de son silence pour me parler de ma m&egrave;re. Il
+&eacute;voquait de nouveau cette image entre nous. Pourquoi?... Y pensait-il
+avec tant d'&eacute;motion parce qu'il se croyait tr&egrave;s malade et sur le point
+de la quitter &agrave; jamais? Voulait-il se d&eacute;fendre contre moi avec ce
+bouclier devant lequel je reculerais toujours, il le savait bien?
+&Eacute;tait-ce une supplication de lui &eacute;viter, &agrave; elle, une supr&ecirc;me douleur?
+Oui, c'&eacute;tait cela plut&ocirc;t que tout le reste. Avec sa bravoure native et
+sa violence, il n'aurait pas support&eacute; l'outrage de mes yeux fix&eacute;s sur
+lui, les allusions atroces de certaines de mes phrases, la menace
+continue de ma pr&eacute;sence, s'il n'avait point voulu &agrave; tout prix &eacute;pargner &agrave;
+ma m&egrave;re une sc&egrave;ne entre nous, quoiqu'il fut bien s&ucirc;r que de cette sc&egrave;ne
+ne jaillirait aucune preuve certaine... Mais qu'il fut seulement accus&eacute;
+de cela devant elle, non, il pr&eacute;f&eacute;rait souffrir comme il souffrait. Car
+il l'aimait. Si intol&eacute;rable que ce sentiment p&ucirc;t me para&icirc;tre, il fallait
+bien que je l'admisse, m&ecirc;me dans l'hypoth&egrave;se du crime,&mdash;surtout dans
+cette hypoth&egrave;se. Et alors je comprenais que, malgr&eacute; notre haine, nous
+nous trouvions devoir agir en commun pour ne pas toucher au bonheur de
+cette cr&eacute;ature qui nous &eacute;tait si ch&egrave;re &agrave; tous les deux. La diff&eacute;rence
+&eacute;tait pourtant grande entre nous. Que je fusse attach&eacute; &agrave; ma m&egrave;re, il
+pouvait en &eacute;prouver une impression d'ombrage et de jalousie, mais non
+pas ce frisson d'horreur qui me saisissait quand je songeais qu'il
+l'aimait autant que moi, et qu'il en &eacute;tait aim&eacute;... peut-&ecirc;tre avec le
+sang de mon p&egrave;re sur la conscience!</p>
+
+<p>Il l'aimait!... C'&eacute;tait pour elle qu'il avait achet&eacute; la main d'un autre
+et fait r&eacute;pandre ce sang, et c'&eacute;tait elle qui devait causer sa perte,
+elle qui se mouvait entre nous deux avec ce m&ecirc;me regard de tendresse
+heureuse dont elle nous avait envelopp&eacute;s l'un et l'autre, le soir o&ugrave;
+elle m'avait vu assis au chevet de son mari malade et o&ugrave; son sourire
+s'&eacute;tait fait si tendre pour lui et pour moi:&mdash;le m&ecirc;me sourire! Les
+efforts qu'il faisait pour entretenir la s&eacute;curit&eacute; dans ce c&#339;ur de femme
+devaient tourner &agrave; sa ruine. Oui, toutes les pr&eacute;cautions prises par lui,
+en vue de parer aux &eacute;ventualit&eacute;s qu'il croyait possibles, furent le
+principe m&ecirc;me de cette ruine, depuis ses savantes confidences &agrave; la douce
+cr&eacute;ature jusqu'&agrave; la menteuse affection qu'il me t&eacute;moignait devant elle.
+Si nous n'avions pas fait semblant, lui et moi, de nous aimer, elle ne
+m'aurait jamais parl&eacute; comme elle me parla, je n'aurais jamais su d'elle
+ce que j'ai su et qui a termin&eacute; si brusquement le duel silencieux auquel
+s'usait mon impuissante &eacute;nergie... Y a-t-il donc une fatalit&eacute;, ainsi que
+l'ont pens&eacute; certains hommes, ceux-l&agrave; m&ecirc;me qui ont, comme Bonaparte,
+mani&eacute; le plus vigoureusement les choses r&eacute;elles? Ce que je comprends, &agrave;
+regarder ma vie par del&agrave; des &eacute;v&eacute;nements accomplis, c'est qu'il existe
+une logique profonde des situations et des caract&egrave;res, et cette logique
+d&eacute;veloppe toutes les cons&eacute;quences de nos actions jusqu'&agrave; leur terme, si
+bien que la r&eacute;ussite m&ecirc;me de nos criminels projets emporte avec elle de
+quoi nous briser un jour. Quand j'y songe avec un peu de suite, et
+comment ce fut d'elle, de cette femme tant aim&eacute;e par lui, que me vint le
+supr&ecirc;me indice, que je n'esp&eacute;rais pas, et la certitude apr&egrave;s laquelle je
+ne pouvais plus reculer, un vertige de terreur m'envahit, comme si le
+grand souffle de la destin&eacute;e passait sur mon front. Oui, cela
+m'&eacute;pouvante, parce que j'ai aussi du sang sur les mains, et cela me
+rassure en m&ecirc;me temps, parce que je me dis que j'ai &eacute;t&eacute; l'ouvrier d'une
+&#339;uvre in&eacute;vitable, l'esclave n&eacute;cessaire d'un ma&icirc;tre invisible... Pauvre
+m&egrave;re! Si tu avais su? Toi aussi, tu fus donc l'instrument meurtrier du
+sort, mais un instrument aveugle, comme le couteau qui tue et qui ne le
+sait pas. Au lieu que moi, j'ai vu, j'ai su, j'ai voulu... Ah! j'ai eu
+jusqu'&agrave; pr&eacute;sent la force de tenir le pacte fait avec moi-m&ecirc;me, celui de
+confesser mon histoire simplement, d&eacute;tail par d&eacute;tail, et sans me
+juger... Et voici qu'&agrave; l'approche de la sc&egrave;ne qui d&eacute;termina la nouvelle
+et derni&egrave;re p&eacute;riode du drame de ma vie, mon &acirc;me h&eacute;site. L&acirc;che! l&acirc;che!
+l&acirc;che!... Le r&ecirc;ve me saisit de nouveau, cette esp&egrave;ce de stup&eacute;faction que
+ce soit mon histoire &agrave; moi, que j'aie agi comme j'ai agi, que j'aie cela
+sur ma m&eacute;moire... Non, je me suis donn&eacute; ma parole, je continuerai. Oui,
+j'ai commis l'acte, de cette main qui tient ma plume. Oui, j'ai du sang,
+du sang, une ineffa&ccedil;able tache, l&agrave;, sur ces doigts qui tremblent, mais
+il faudra bien qu'ils m'ob&eacute;issent et qu'ils &eacute;crivent l'histoire jusqu'au
+bout.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001J.png" alt="J" /></span><span class="smcap">'en</span>
+&eacute;tais donc avec mon beau-p&egrave;re, vers le commencement de l'&eacute;t&eacute;, six
+mois apr&egrave;s la mort de ma tante, juste au m&ecirc;me point qu'au jour d&eacute;j&agrave; si
+lointain o&ugrave; j'&eacute;tais venu dans son cabinet de travail, affol&eacute; de soup&ccedil;ons
+par les lettres de mon p&egrave;re, jouer le r&ocirc;le du m&eacute;decin qui palpe un
+corps, et cherche du doigt la place sensible, sympt&ocirc;me probable de
+l'abc&egrave;s cach&eacute;. Comme &agrave; la minute o&ugrave; je l'avais vu, apr&egrave;s cet entretien,
+passer dans sa voiture la face d&eacute;compos&eacute;e, j'avais toutes les
+intuitions, je n'&eacute;treignais pas une seule certitude. Aurais-je continu&eacute;
+cette lutte o&ugrave; je me sentais vaincu d'avance? Aurais-je renonc&eacute; &agrave; me
+d&eacute;battre dans cette atmosph&egrave;re vide et noire o&ugrave; j'&eacute;touffais?... &Agrave; coup
+s&ucirc;r, je n'attendais plus de solution au probl&egrave;me pos&eacute; devant moi pour ma
+douleur&mdash;et quelle douleur, st&eacute;rile tout ensemble et mortelle!&mdash;lorsque
+j'eus avec ma m&egrave;re une conversation si foudroyante, qu'&agrave; l'heure
+actuelle mon c&#339;ur s'arr&ecirc;te de battre en y songeant... Je parlais de
+dates ineffa&ccedil;ables; si celle du 25 mai 1879 s'en va jamais de ma
+m&eacute;moire, c'est que l'Andr&eacute; Corn&eacute;lis qui trace ces lignes, avec un tel
+tremblement, sera lui-m&ecirc;me an&eacute;anti jusqu'au c&#339;ur de son c&#339;ur, jusqu'&agrave;
+l'&acirc;me de son &acirc;me... Mon beau-p&egrave;re, qui se trouvait sur le point de
+partir pour Vichy, venait de subir une nouvelle crise de foie, la
+premi&egrave;re depuis celle du mois de janvier, au lendemain de notre terrible
+conversation. J'avais la conscience de n'&ecirc;tre pour rien dans cette
+reprise aigu&euml; de son mal, du moins d'une mani&egrave;re positive et directe. Le
+combat que nous soutenions l'un contre l'autre, sans autres t&eacute;moins que
+nous-m&ecirc;mes, et sans qu'un de nous pronon&ccedil;&acirc;t une parole, n'avait &eacute;t&eacute;
+marqu&eacute; par aucun &eacute;pisode nouveau. J'attribuais donc cette complication
+au d&eacute;veloppement naturel de la maladie chronique dont il &eacute;tait atteint.
+Je me rappelle tr&egrave;s exactement ce que je pensais ce 25 mai, &agrave; cinq
+heures du soir, tandis que je montais les marches de l'escalier de
+l'h&ocirc;tel du boulevard de Latour-Maubourg. Je souhaitais d'apprendre que
+mon beau-p&egrave;re allait mieux, d'abord parce que je voyais ma m&egrave;re
+tourment&eacute;e depuis une semaine, et puis, il faut tout dire, ce d&eacute;part
+pour les eaux m'apparaissait comme une d&eacute;livrance, &agrave; cause de la
+s&eacute;paration qu'il am&egrave;nerait. J'&eacute;tais si las de mes inefficaces douleurs!
+Mes malheureux nerfs s'&eacute;taient tendus au point que les moindres
+impressions d&eacute;sagr&eacute;ables me devenaient des blessures. Je ne dormais
+plus, moi aussi, qu'&agrave; l'aide de narcotiques, et d'un sommeil travers&eacute; de
+r&ecirc;ves cruels o&ugrave; toujours je me promenais avec mon p&egrave;re, en sachant et
+sentant qu'il &eacute;tait mort. Il y avait particuli&egrave;rement un cauchemar dont
+le retour r&eacute;gulier me rendait l'appr&eacute;hension de la nuit presque
+insoutenable... Je me trouvais dans une rue pleine de peuple, occup&eacute; &agrave;
+regarder une devanture de magasin. Tout d'un coup j'entendais
+s'approcher le pas d'un homme, celui de M. Termonde. Je ne le voyais pas
+et j'&eacute;tais s&ucirc;r que c'&eacute;tait lui... Je voulais m'en aller,&mdash;mes pieds
+&eacute;taient de plomb, me retourner,&mdash;mon cou demeurait immobile. Le pas se
+rapprochait encore. Mon ennemi &eacute;tait l&agrave; derri&egrave;re moi. J'entendais son
+souffle. Je savais qu'il allait me frapper. Il passait le bras
+par-dessus mon &eacute;paule. Je voyais sa main arm&eacute;e d'un couteau, qui
+cherchait la place de mon c&#339;ur; elle y enfon&ccedil;ait le fer lentement,
+lentement, et je me r&eacute;veillais dans une inexprimable agonie... Ce
+cauchemar s'&eacute;tait r&eacute;p&eacute;t&eacute; si souvent, depuis quelques semaines, que j'en
+&eacute;tais venu &agrave; compter les jours qui me s&eacute;paraient du d&eacute;part de mon
+beau-p&egrave;re, d'abord fix&eacute; au 20, puis recul&eacute; jusqu'&agrave; son r&eacute;tablissement.
+J'esp&eacute;rais que ce d&eacute;part m'apaiserait au moins pour un temps. Je ne
+trouvais pas en moi l'&eacute;nergie de m'en aller plut&ocirc;t moi-m&ecirc;me, attir&eacute; que
+j'&eacute;tais chaque jour par cette pr&eacute;sence que je ha&iuml;ssais et recherchais &agrave;
+la fois avec fi&egrave;vre; mais je me r&eacute;jouissais secr&egrave;tement que l'obstacle
+v&icirc;nt de lui, et que son &eacute;loignement me fourn&icirc;t l'occasion de respirer,
+sans avoir &agrave; me reprocher ma faiblesse.</p>
+
+<p>Telles &eacute;taient mes r&eacute;flexions tandis que je montais cet escalier de
+bois, tendu d'un tapis rouge et joliment &eacute;clair&eacute; par des fen&ecirc;tres &agrave;
+vitraux, qui conduisait au hall affectionn&eacute; par ma m&egrave;re. Le valet de
+chambre, qui m'ouvrit la porte de cette pi&egrave;ce, r&eacute;pondit, &agrave; ma question,
+que mon beau-p&egrave;re allait mieux, et j'entrai avec plus de gaiet&eacute; que
+d'habitude dans cette pi&egrave;ce o&ugrave; tenaient pourtant mes plus tristes
+souvenirs. Que j'&eacute;tais loin de pressentir que le cartel appendu sur un
+des murs marquait en ce moment une des heures les plus solennelles de ma
+vie! Ma m&egrave;re &eacute;tait assise devant un petit bureau, plac&eacute; au coin de la
+grande baie vitr&eacute;e qui fermait la pi&egrave;ce du c&ocirc;t&eacute; du jardin. Elle appuyait
+son front sur sa main gauche, et, de la droite, au lieu de continuer la
+lettre commenc&eacute;e, elle tenait son porte-plume lev&eacute;, immobile,&mdash;un
+porte-plume que je vois toujours, en or, avec une perle blanche &agrave; son
+extr&eacute;mit&eacute;, petit d&eacute;tail qui &agrave; lui seul e&ucirc;t r&eacute;v&eacute;l&eacute; la minutie de son
+luxe.&mdash;Son absorption dans sa r&ecirc;verie &eacute;tait si forte qu'elle ne
+m'entendit pas entrer. Je la regardai longtemps, sans bouger, tout saisi
+par l'expression d&eacute;sol&eacute;e de son fin visage. Quelle pens&eacute;e sombre fermait
+sa bouche, plissait son front, crispait sa main, tendait ses traits?
+Cette visible pr&eacute;occupation contrastait trop avec la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; habituelle
+de cette gracieuse physionomie pour que je n'en demeurasse pas comme
+atterr&eacute;. Rien qu'&agrave; la voir toute seule ainsi, par la fin d'une claire
+journ&eacute;e de printemps, avec les feuillages verts du jardin qui faisaient
+comme un fond de gaiet&eacute; &agrave; sa m&eacute;lancolie, j'&eacute;prouvai, une fois de plus,
+que j'&eacute;tais incapable de supporter sur ce visage ch&eacute;ri les stigmates
+d'une vraie peine. Mais qu'avait-elle? Son mari allait mieux. Pourquoi
+donc son souci de ces derniers jours s'&eacute;tait-il exasp&eacute;r&eacute; jusqu'&agrave; la
+douleur? Se doutait-elle du drame qui se jouait aupr&egrave;s d'elle, dans sa
+maison, depuis des mois? M. Termonde s'&eacute;tait-il d&eacute;cid&eacute; &agrave; se plaindre &agrave;
+elle, afin que je cessasse de lui infliger la torture de mes assiduit&eacute;s?
+Non. S'il m'avait devin&eacute; depuis le premier jour, comme je le croyais,
+sans en &ecirc;tre s&ucirc;r, il ne pouvait pas lui avoir dit: &laquo;Andr&eacute; me soup&ccedil;onne
+d'avoir fait tuer son p&egrave;re...&raquo; Ou bien le docteur avait-il pronostiqu&eacute;
+des sympt&ocirc;mes dangereux derri&egrave;re l'apparente am&eacute;lioration de l'&eacute;tat du
+malade? Si mon beau-p&egrave;re &eacute;tait en p&eacute;ril de mort? &Agrave; cette id&eacute;e, une joie
+me saisissait, puis aussit&ocirc;t une souffrance,&mdash;la joie qu'il dispar&ucirc;t de
+ma vie, et &agrave; jamais; la souffrance que, coupable, il part&icirc;t sans que je
+me fusse veng&eacute;. Par-dessous mes h&eacute;sitations, mes scrupules, mes doutes,
+je l'avais laiss&eacute; grandir en moi, ce sauvage app&eacute;tit de la vengeance,
+que ne contente pas la mort de l'&ecirc;tre ha&iuml;, si l'on n'en est pas soi-m&ecirc;me
+la cause. J'avais soif de cette vengeance, comme un chien a soif de
+l'eau apr&egrave;s avoir couru sous le soleil tout un jour d'&eacute;t&eacute;. Il me
+fallait m'y rouler comme ce chien se roule dans cette eau, f&ucirc;t-ce la
+bourbe d'une mare... Je continuais de regarder ma m&egrave;re et de ne pas
+bouger. Elle poussa tout d'un coup un profond soupir; elle dit tout
+haut: &laquo;Ah! mon Dieu, quelle mis&egrave;re!...&raquo; et relevant son visage baign&eacute; de
+larmes, elle me vit. Elle jeta un faible cri de surprise et je m'avan&ccedil;ai
+vers elle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous souffrez, maman, lui dis-je. Qu'avez-vous?</p>
+
+<p>L'appr&eacute;hension de, sa r&eacute;ponse rendait ma voix toute tremblante. Je me
+mis &agrave; genoux devant elle, comme au temps o&ugrave; j'&eacute;tais tout petit. Je pris
+ses mains que je couvris de baisers. H&eacute;las! Encore &agrave; cette heure ma
+bouche rencontra cet anneau d'or, cette alliance que je ha&iuml;ssais &agrave;
+l'&eacute;gal d'une personne. Cette impression am&egrave;re ne m'emp&ecirc;cha pas de lui
+parler enfantinement. &laquo;Ah! lui disais-je, si vous avez des peines, &agrave; qui
+les confier, sinon &agrave; moi?... O&ugrave; trouverez-vous quelqu'un qui vous aime
+plus?... Soyez-moi amie, reprenais-je, est-ce que vous ne sentez pas
+combien vous m'&ecirc;tes ch&egrave;re?...&raquo; Elle baissa la t&ecirc;te deux fois; elle fit
+le signe qu'elle ne pouvait pas parler, et elle &eacute;clata en sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je suis pour quelque chose dans votre chagrin?... lui
+demandai-je.</p>
+
+<p>Elle secoua la t&ecirc;te dans l'autre sens pour me faire comprendre que non.
+Puis, d'une voix que l'&eacute;motion &eacute;touffait, elle me dit, en flattant mes
+cheveux de sa main, comme autrefois:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es si gentil pour moi, mon Andr&eacute;...</p>
+
+<p>Qu'ils &eacute;taient simples, ces quelques mots, et ils me prirent le c&#339;ur
+comme si une main me l'e&ucirc;t serr&eacute;!... Lui en avais-je mendi&eacute;, de ces
+petites paroles qu'elle ne m'avait jamais dites, de ces gracieuses
+phrases qui sont comme des gestes de l'&acirc;me, d'involontaires, de tendres
+caresses d'esprit &agrave; esprit, et voil&agrave; que j'obtenais ce que j'avais tant
+d&eacute;sir&eacute;, &agrave; quel moment et par quels moyens! Mais c'&eacute;tait si doux quand
+m&ecirc;me de sentir qu'elle m'aimait... Et je lui dis, employant, pour lui
+&ecirc;tre bon, des mots dont les syllabes me br&ucirc;laient la bouche:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que notre cher malade va plus mal?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il est mieux... Il repose maintenant, fit-elle en montrant du
+doigt la chambre de mon beau-p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re, repris-je, parlez-moi, confiez-vous &agrave; moi, que je pleure avec
+vous, que je vous aide peut-&ecirc;tre... C'est si cruel qu'il me faille vous
+surprendre, pour voir vos larmes!...</p>
+
+<p>Je continuai, la pressant de mes questions et de mes plaintes.
+Qu'esp&eacute;rais-je donc arracher &agrave; cette bouche dont les l&egrave;vres tremblaient
+sans rien dire? &Agrave; tout prix, je voulais savoir. Je n'&eacute;tais pas en &eacute;tat
+de supporter de nouveaux myst&egrave;res. J'&eacute;tais certain que l'id&eacute;e de mon
+beau-p&egrave;re &eacute;tait m&ecirc;l&eacute;e &agrave; cet inexplicable chagrin. Lui seul et moi
+pouvions bouleverser ainsi ce c&#339;ur de femme. Elle ne se tourmentait pas
+&agrave; cause de moi, elle venait de me le dire. C'&eacute;tait donc &agrave; lui que se
+rapportait ce souci, et ce n'&eacute;tait pas une affaire de sant&eacute;. Avait-elle,
+elle aussi, surpris quelque indice? L'affreux soup&ccedil;on avait-il travers&eacute;
+son esprit? &Agrave; cette simple hypoth&egrave;se, la fi&egrave;vre me gagnait. Et
+j'insistai, j'insistai encore. Je la sentais c&eacute;der, rien qu'&agrave; la mani&egrave;re
+dont sa t&ecirc;te se penchait sur moi, &agrave; sa main tremblante sur mes cheveux,
+au souffle plus court de sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'&eacute;tais s&ucirc;re, dit-elle enfin, que ce secret mourra entre toi et
+moi?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maman!... fis-je, avec un tel reproche dans la voix qu'elle eut
+honte et que je vis le sang monter &agrave; ses joues. Peut-&ecirc;tre ce petit
+mouvement de honte acheva-t-il de la d&eacute;terminer. Elle me baisa le front
+longuement, comme pour effacer le nuage que son injuste d&eacute;fiance venait
+d'y amasser.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, reprit-elle, j'ai tort... &Agrave; qui confier cela, sinon &agrave; toi? &Agrave;
+qui demander conseil?... Et puis, continua-t-elle comme se parlant &agrave;
+elle-m&ecirc;me, s'il s'adressait jamais &agrave; lui?...</p>
+
+<p>&mdash;Qui, il?... interrogeai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Andr&eacute;, dit-elle presque solennellement, peux-tu me jurer sur ton amour
+pour moi, que tu ne feras jamais, entends-tu, jamais la moindre allusion
+&agrave; ce que je vais te raconter?</p>
+
+<p>&mdash;Maman! r&eacute;pliquai-je avec le m&ecirc;me accent de reproche, et, tout de
+suite, pour l'entra&icirc;ner:&mdash;Je vous en donne ma parole d'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Ni...</p>
+
+<p>Elle ne pronon&ccedil;a pas de nom, mais elle me montra de nouveau du doigt la
+porte de la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as entendu parler d'&Eacute;douard Termonde, son fr&egrave;re?...</p>
+
+<p>Sa voix s'&eacute;tait faite basse, comme si elle avait eu peur des mots
+qu'elle pronon&ccedil;ait, et, cette fois la direction seule de ses yeux,
+tourn&eacute;s vers la porte toujours close, m'avait indiqu&eacute; qu'il s'agissait
+du fr&egrave;re de son mari. Je connaissais vaguement cette histoire. C'&eacute;tait &agrave;
+ce fr&egrave;re que je pensais, lorsque j'&eacute;tudiais la vie mentale de la famille
+de mon beau-p&egrave;re. Je savais qu'&Eacute;douard Termonde avait gaspill&eacute; en
+quelques ann&eacute;es sa part d'h&eacute;ritage, une somme &eacute;norme, douze cent mille
+francs; qu'il s'&eacute;tait ensuite engag&eacute;; qu'au r&eacute;giment il avait continu&eacute;
+sa vie de d&eacute;bauches; que, priv&eacute; d'argent du c&ocirc;t&eacute; des siens, et &agrave; la
+suite d'une perte de jeu, il s'&eacute;tait laiss&eacute; entra&icirc;ner &agrave; voler, avec
+complication de faux. Puis, se voyant sur le point d'&ecirc;tre d&eacute;couvert, il
+avait d&eacute;sert&eacute;. Enfin, il s'&eacute;tait fait justice en se jetant &agrave; la Seine,
+apr&egrave;s avoir demand&eacute; pardon &agrave; son fr&egrave;re dans une lettre dont les termes
+prouvaient un dernier reste de d&eacute;licatesse morale. L'argent vol&eacute; avait
+&eacute;t&eacute; restitu&eacute; par mon beau-p&egrave;re, le scandale &eacute;touff&eacute;, gr&acirc;ce &agrave; la
+disparition du mis&eacute;rable. J'avais reconstitu&eacute; toute cette aventure
+d'apr&egrave;s les indiscr&eacute;tions de ma vieille bonne dans mon enfance, et pour
+en avoir trouv&eacute; la trace dans quelques passages de la correspondance de
+mon p&egrave;re. Aussi, quand ma m&egrave;re me posa sa question d'un air si &eacute;mu, je
+pr&eacute;vis qu'elle allait me parler des peines de famille &eacute;prouv&eacute;es par son
+mari, lesquelles m'&eacute;taient absolument indiff&eacute;rentes, et ce fut avec un
+sentiment de d&eacute;ception que je lui demandai:</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;douard Termonde?... Celui qui s'est tu&eacute;?...</p>
+
+<p>Elle inclina la t&ecirc;te pour r&eacute;pondre: oui, &agrave; la premi&egrave;re partie de ma
+phrase; puis, d'une voix plus basse encore:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'est pas tu&eacute;, il vit toujours, dit elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il vit toujours... r&eacute;p&eacute;tai-je machinalement, et sans comprendre quel
+rapport unissait l'existence de ce fr&egrave;re aux larmes que je venais de
+voir sur ses joues &agrave; elle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais maintenant le secret de ma douleur, reprit-elle d'un ton plus
+ferme et comme soulag&eacute;e, c'est ce fr&egrave;re inf&acirc;me qui est le bourreau de
+Jacques, lui qui l'assassine jour par jour avec les transes affreuses
+qu'il lui donne... Non, ce suicide n'eut pas lieu. Des hommes comme
+celui-l&agrave; n'ont pas le c&#339;ur qu'il faut pour se tuer... Ce fut Jacques qui
+lui dicta cette lettre pour le sauver du bagne, apr&egrave;s avoir tout pr&eacute;par&eacute;
+pour sa fuite et lui avoir donn&eacute; de quoi refaire sa vie, s'il l'avait
+voulu... Pauvre ami, qui esp&eacute;rait du moins pr&eacute;server de cette horrible
+histoire l'int&eacute;grit&eacute; de son nom!... Ce nom de Termonde, il fallut bien
+qu'&Eacute;douard le quitt&acirc;t pour &eacute;chapper &agrave; toute recherche, et il passa en
+Am&eacute;rique... Il y v&eacute;cut... comme il avait v&eacute;cu ici. L'argent qu'il avait
+emport&eacute; fut bient&ocirc;t d&eacute;vor&eacute;. Il eut de nouveau recours &agrave; son fr&egrave;re... Ah!
+le mis&eacute;rable avait compris que Jacques avait fait tant de sacrifices &agrave;
+l'honneur du nom, et, quand mon mari lui refusa l'argent qu'il
+demandait, il se servit de cette arme qu'il savait s&ucirc;re... Alors
+commen&ccedil;a le plus odieux, le plus &eacute;pouvantable chantage: &Eacute;douard mena&ccedil;a
+son fr&egrave;re de revenir &agrave; Paris... Aller au bagne en France ou mourir de
+faim en Am&eacute;rique, il aimait mieux le bagne ici, disait-il, et Jacques a
+c&eacute;d&eacute; une premi&egrave;re fois... Il l'aimait, malgr&eacute; tout, c'&eacute;tait son fr&egrave;re
+unique... Tu sais, quand on a montr&eacute; &agrave; ces gens-l&agrave; une faiblesse, on est
+perdu... Cette menace de revenir avait r&eacute;ussi. L'autre en a us&eacute; jusqu'&agrave;
+extorquer des sommes dont tu ne te fais pas une id&eacute;e.... Il y a des
+ann&eacute;es que dure cette abominable exploitation, mais je ne la sais, moi,
+que depuis la guerre... Je voyais mon mari si triste, si triste. Je
+sentais qu'un chagrin le rongeait, et puis, un jour, il m'a tout dit...
+Le croirais-tu? C'&eacute;tait pour moi qu'il avait peur... Que veux-tu qu'il
+me fasse? lui demandais-je.&mdash;Ah! il est capable de tout pour se venger,
+me r&eacute;pondait-il... Et puis, il me voyait si tourment&eacute;e moi-m&ecirc;me de ses
+m&eacute;lancolies!... Je l'ai tant suppli&eacute; qu'il a r&eacute;sist&eacute; &agrave; la fin. Il a
+refus&eacute; net tout secours nouveau. Nous n'avons plus entendu parler du
+mis&eacute;rable pendant quelque temps... Il a tenu sa menace, il est &agrave;
+Paris!...</p>
+
+<p>J'avais &eacute;cout&eacute; ma m&egrave;re avec une attention croissante. &Agrave; toute &eacute;poque de
+ma vie, moi, qui n'avais pas les m&ecirc;mes illusions qu'elle sur la
+sensibilit&eacute; de mon beau-p&egrave;re, je me serais &eacute;tonn&eacute; de l'influence &eacute;trange
+exerc&eacute;e par ce fr&egrave;re d&eacute;shonor&eacute;. Il y a des fl&eacute;aux semblables dans trop
+de familles pour que le monde n'ait pas int&eacute;r&ecirc;t &agrave; s&eacute;parer les uns des
+autres les divers repr&eacute;sentants d'un m&ecirc;me nom. Energique et violent
+comme je le connaissais, je me serais demand&eacute; pourquoi M. Termonde
+pliait sous la menace d'un scandale qu'il devait estimer &agrave; sa juste
+valeur. Puis j'aurais expliqu&eacute; cette faiblesse par des souvenirs
+d'enfance, par une promesse faite &agrave; des parents &agrave; leur lit de mort. Mais
+dans la disposition d'&acirc;me o&ugrave; je me trouvais, avec les soup&ccedil;ons que je
+nourrissais depuis des semaines, il n'&eacute;tait pas possible qu'une autre
+pens&eacute;e ne se pr&eacute;sent&acirc;t point &agrave; moi. Et cette pens&eacute;e grandissait,
+grandissait, prenait corps. Mes yeux exprim&egrave;rent sans doute l'&eacute;pouvante
+subite que me donna l'&eacute;clair de cette id&eacute;e soudaine. Car ma m&egrave;re
+s'interrompit de sa confidence pour me dire:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu te sens mal, Andr&eacute;?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, eus-je la force de r&eacute;pondre, c'est de vous avoir surprise &agrave;
+pleurer tout &agrave; l'heure qui m'a donn&eacute; un coup. Cela va passer...</p>
+
+<p>Elle me crut. Elle venait de me voir si boulevers&eacute; de son &eacute;motion. Elle
+m'embrassa tendrement, et je la priai de continuer son r&eacute;cit. Elle me
+dit alors que la semaine pr&eacute;c&eacute;dente un &eacute;tranger avait demand&eacute; &agrave; voir mon
+beau-p&egrave;re, venant de la part d'un de leurs amis de Londres. On l'avait
+introduit dans ce m&ecirc;me hall et devant elle. Aussit&ocirc;t que M. Termonde
+avait aper&ccedil;u cet homme, elle avait devin&eacute;, &agrave; son agitation
+extraordinaire, que c'&eacute;tait &Eacute;douard. Les deux fr&egrave;res s'&eacute;taient enferm&eacute;s
+dans le cabinet de travail. Elle &eacute;tait rest&eacute;e l&agrave;, elle, morte d'anxi&eacute;t&eacute;,
+entendant par minutes les voix qui grondaient sans pouvoir distinguer
+les paroles. Le fr&egrave;re &eacute;tait sorti enfin par le hall, et l'avait regard&eacute;e
+en passant, avec des yeux qui l'avaient glac&eacute;e de terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Et le soir m&ecirc;me, dit-elle encore, Jacques prenait le lit...
+Comprends-tu mon d&eacute;sespoir &agrave; pr&eacute;sent?... Ah! ce n'est pas notre nom qui
+m'importe &agrave; moi... Je m'&eacute;puise &agrave; le lui r&eacute;p&eacute;ter: qu'est-ce que cela
+nous fait? Est-ce que cette boue peut nous salir?... Mais sa sant&eacute;!...
+Le m&eacute;decin dit que chaque &eacute;motion violente est pour lui un verre de
+poison... Ah! s'&eacute;cria-t-elle, il me le tuera...</p>
+
+<p>Ce cri, qui me r&eacute;v&eacute;lait une fois de plus la profondeur de sa passion
+pour mon beau-p&egrave;re, l'entendre &agrave; cette minute, et penser ce que je
+pensais!</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez vu? demandai-je sans presque me rendre compte de mes
+propres paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque je te dis qu'il a pass&eacute; l&agrave;,&mdash;et elle me montrait la place
+du tapis, avec la terreur peinte sur son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous &ecirc;tes s&ucirc;re que c'&eacute;tait son fr&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Jacques me l'a dit le soir, fit-elle; mais je n'avais pas besoin de
+cela, je l'aurais reconnu aux yeux... Comme c'est &eacute;trange! Ces deux
+fr&egrave;res si diff&eacute;rents, Jacques si fin, si distingu&eacute;, une &acirc;me si noble...
+Et lui ce gros, ce lourd personnage ignoble, commun, un abominable
+sc&eacute;l&eacute;rat... ils ont le m&ecirc;me regard...</p>
+
+<p>&mdash;Et sous quel nom est-il &agrave; Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, r&eacute;pondit-elle, je n'ose plus en parler. S'il savait
+que je te l'ai dit... avec ses id&eacute;es?... Mais quoi, petit, tu l'aurais
+toujours appris un jour?... Et puis, ajouta-t-elle avec fermet&eacute;, il y a
+longtemps que je t'aurais parl&eacute; de ce triste secret, si j'avais os&eacute;...
+Tu es un homme, toi, et tu n'es pas retenu par ce scrupule excessif de
+l'affection fraternelle. Conseille-moi, Andr&eacute;, que faut-il faire?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, lui r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit-elle, il doit y avoir un moyen de pr&eacute;venir la police et de
+le faire arr&ecirc;ter sans qu'on en parle dans les journaux ni ailleurs...
+Jacques ne voudrait pas, lui, parce que c'est son fr&egrave;re... Mais si nous
+agissions, nous, de notre c&ocirc;t&eacute;?... Je t'ai entendu dire que tu voyais ce
+M. Massol, que nous avons connu lors de notre malheur... Si j'allais le
+trouver, lui demander conseil? Ah! s'&eacute;cria-t-elle, je veux que mon mari
+vive, je l'aime trop!...</p>
+
+<p>Pourquoi une panique s'empara-t-elle de moi &agrave; la pens&eacute;e qu'elle pourrait
+donner suite &agrave; ce projet nouveau et s'adresser au vieux juge
+d'instruction,&mdash;moi qui n'avais pas os&eacute; retourner chez lui depuis la
+mort de ma tante, de peur qu'il ne devin&acirc;t mes soup&ccedil;ons, rien qu'&agrave; me
+regarder? Qu'entrevoyais-je donc avec tant de nettet&eacute;, pour que je me
+misse &agrave; la supplier au nom m&ecirc;me de cet amour qu'elle portait &agrave; son
+mari?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne ferez pas cela, lui disais-je, vous n'en avez pas le droit...
+Il ne vous pardonnerait pas et il aurait raison... Ce serait le trahir.</p>
+
+<p>&mdash;Le trahir, dit-elle... ce serait le sauver!...</p>
+
+<p>&mdash;Et si l'arrestation de son fr&egrave;re lui portait un coup nouveau?... Si
+vous le voyiez malade, plus malade &agrave; cause de ce que vous auriez
+fait?...</p>
+
+<p>J'avais trouv&eacute; le seul argument qui p&ucirc;t la convaincre. &Eacute;trange ironie du
+sort! Je la calmai, je lui persuadai de ne pas agir, moi qui venais de
+concevoir soudain cette monstrueuse hypoth&egrave;se:&mdash;que l'ex&eacute;cuteur du
+crime, l'instrument docile entre les mains de mon beau-p&egrave;re, avait &eacute;t&eacute;
+ce fr&egrave;re inf&acirc;me, qu'&Eacute;douard Termonde et Rochdale ne faisaient qu'un.&mdash;&Ocirc;
+vision terrible!...</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001L.png" alt="L" /></span><span class="smcap">a</span> nuit que je passai apr&egrave;s cette conversation est rest&eacute;e dans mon
+souvenir comme la plus tourment&eacute;e que j'aie d&ucirc; subir,&mdash;et cependant que
+j'en ai connu de ces insomnies, de ces luttes, dans l'universel sommeil
+autour de moi, avec une pens&eacute;e qui me tenait &eacute;veill&eacute; moi-m&ecirc;me et me
+rongeait le c&#339;ur!... J'&eacute;tais pareil au prisonnier qui a sond&eacute; toutes les
+places de son cachot, les murailles, le plancher, le plafond, et qui,
+&eacute;treignant pour la centi&egrave;me fois les barreaux de sa fen&ecirc;tre, sent une de
+ces tiges de fer se desceller sous la pression. &Agrave; peine s'il ose croire
+&agrave; cette fortune, et il s'assied &agrave; terre, rendu comme fou par la seule
+possibilit&eacute; de la d&eacute;livrance apparue &agrave; son esprit. Depuis si longtemps,
+j'&eacute;tais l&agrave;, comme verrouill&eacute; dans mon angoisse, me heurtant de toutes
+parts &agrave; d'invincibles barri&egrave;res et, tout d'un coup, quelle perspective
+s'offrait devant moi!... &laquo;Du sang-froid&raquo;, me disais-je, en marchant d'un
+bout &agrave; l'autre de mon fumoir o&ugrave; je m'&eacute;tais retir&eacute;, sans avoir touch&eacute; au
+repas que m'avait servi mon valet de chambre. Le soir &eacute;tait venu, puis
+la nuit noire; l'aube arriva, puis le grand jour; et j'&eacute;tais encore l&agrave;,
+qui essayais d'y voir clair dans le tourbillon d'hypoth&egrave;ses nouvelles
+qu'un &eacute;v&eacute;nement par lui-m&ecirc;me si simple,&mdash;mais avec l'&eacute;tat de crise aigu&euml;
+de soup&ccedil;ons o&ugrave; je me trouvais il n'y avait plus d'&eacute;v&eacute;nements
+simples,&mdash;venait de soulever en moi... J'&eacute;tais d&eacute;j&agrave; trop habitu&eacute; &agrave; ces
+temp&ecirc;tes intimes, pour ne pas savoir que le seul moyen de salut consiste
+&agrave; s'attacher aux faits positifs comme &agrave; des rocs solides et qui ne
+bougent pas. Dans le cas actuel, ces faits positifs se r&eacute;duisaient &agrave;
+deux:&mdash;je venais d'apprendre, premi&egrave;rement, qu'il existait un fr&egrave;re de
+M. Termonde, qui passait pour mort et dont mon beau-p&egrave;re ne parlait
+jamais;&mdash;secondement, que ce fr&egrave;re, d&eacute;shonor&eacute;, proscrit, ruin&eacute;, sans
+&eacute;tat-civil, exer&ccedil;ait sur son fr&egrave;re, riche, honor&eacute;, irr&eacute;prochable, une
+dictature de terreur. De ces deux faits, le premier s'expliquait de
+soi. C'&eacute;tait tout naturel que Jacques Termonde ne d&eacute;ment&icirc;t point la
+l&eacute;gende de suicide imagin&eacute;e par lui-m&ecirc;me et qui jadis avait sauv&eacute;
+l'autre du bagne. Il n'est jamais agr&eacute;able de reconna&icirc;tre pour son plus
+proche parent, un voleur, un faussaire et un d&eacute;serteur... Mais ce n'est
+qu'un d&eacute;sagr&eacute;ment cruel. Il n'en allait pas ainsi du second fait. La
+disproportion &eacute;tait trop forte entre cette cause avou&eacute;e par mon
+beau-p&egrave;re et le r&eacute;sultat d'&eacute;pouvante produit sur lui. L'empire d'&Eacute;douard
+Termonde sur son fr&egrave;re ne se justifiait point par la menace d'un retour
+sans autre cons&eacute;quence qu'un scandale de monde aussit&ocirc;t &eacute;touff&eacute;. Ma m&egrave;re
+pouvait se contenter de cette raison-l&agrave;, elle, au regard de qui son mari
+&eacute;tait un grand c&#339;ur, une belle &acirc;me, mais non pas moi... L'id&eacute;e me vint
+de consulter le Code de justice militaire. J'y trouvai &agrave; l'article 184
+que la prescription du d&eacute;lit de d&eacute;sertion ne commence &agrave; courir que du
+jour o&ugrave; l'insoumis atteint quarante-sept ans. Vraisemblablement &Eacute;douard
+Termonde tombait encore sous le coup de la loi. Est-ce que le d&eacute;sir
+d'&eacute;pargner &agrave; ce fr&egrave;re inf&acirc;me un ch&acirc;timent disciplinaire pouvait
+justifier chez mon beau-p&egrave;re une si longue faiblesse et dans des
+conditions d'inqui&eacute;tude semblable? J'apercevais une autre raison &agrave; cet
+empire, quelque t&eacute;n&eacute;breux, quelque effrayant lien de complicit&eacute; entre
+les deux hommes. Je venais de penser que peut-&ecirc;tre Jacques Termonde
+avait employ&eacute; son fr&egrave;re &agrave; tuer mon p&egrave;re. Et si cela &eacute;tait, si l'assassin
+poss&eacute;dait quelque preuve de cette complicit&eacute;? Sans doute il se trouvait
+les mains li&eacute;es &agrave; l'&eacute;gard des magistrats, mais c'&eacute;tait de quoi &eacute;clairer
+ma m&egrave;re, par exemple, et cette menace devait suffire &agrave; faire trembler un
+mari aimant, &agrave; mater son f&eacute;roce orgueil?</p>
+
+<p>&laquo;Du sang-froid, me r&eacute;p&eacute;tais-je, du sang-froid.&raquo; Et je mettais toute ma
+force &agrave; reprendre les donn&eacute;es physiques et morales que je poss&eacute;dais sur
+le crime. Il s'agissait, pour moi, de chercher si un point, un seul
+point demeurait obscur avec l'hypoth&egrave;se de l'identit&eacute; de Rochdale et
+d'&Eacute;douard Termonde. Les t&eacute;moignages s'&eacute;taient accord&eacute;s &agrave; repr&eacute;senter
+Rochdale comme grand et fort, ma m&egrave;re m'avait d&eacute;peint &Eacute;douard Termonde
+comme gros et lourd. Il y avait quinze ans de distance entre l'assassin
+de 1864 et le noceur vieilli de 1879, mais rien qui emp&ecirc;ch&acirc;t que ce ne
+f&ucirc;t le m&ecirc;me personnage. Ma m&egrave;re avait insist&eacute; sur la couleur des yeux
+d'&Eacute;douard Termonde, bleus et p&acirc;les comme ceux de son fr&egrave;re. Or, le
+concierge de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial avait, dans sa d&eacute;position, que je savais
+par c&#339;ur pour l'avoir si souvent relue, signal&eacute; la nuance tr&egrave;s bleue et
+tr&egrave;s claire des prunelles du soi-disant Rochdale. Il avait remarqu&eacute; ce
+d&eacute;tail &agrave; cause du contraste des yeux avec le ton bistr&eacute; du visage.
+&Eacute;douard Termonde s'&eacute;tait r&eacute;fugi&eacute; en Am&eacute;rique, au lendemain de son faux
+suicide, et qu'avait dit M. Massol? Je l'entendais encore me r&eacute;p&eacute;ter,
+avec sa voix fl&ucirc;t&eacute;e et le geste m&eacute;thodique de sa main: &laquo;Un &eacute;tranger, un
+Am&eacute;ricain ou un Anglais, peut-&ecirc;tre un Fran&ccedil;ais &eacute;tabli en Am&eacute;rique...&raquo;
+D'impossibilit&eacute; mat&eacute;rielle, je n'en trouvais pas. Et d'impossibilit&eacute;
+morale? Pas davantage. Afin de mieux m'en convaincre, je reprenais
+l'histoire du crime au moment m&ecirc;me o&ugrave; la correspondance de mon p&egrave;re se
+faisait explicite sur le compte de Jacques Termonde, c'est-&agrave;-dire en
+Janvier 1864. Pour d&eacute;gager mon jugement de toute impression de haine
+personnelle, je supprimais les noms dans ma pens&eacute;e. Je ramenais cette
+sinistre aventure, dont j'avais tant souffert, &agrave; la s&eacute;cheresse d'une
+anecdote abstraite... Un homme est &eacute;perd&ucirc;ment amoureux de la femme d'un
+de ses amis intimes. Cet homme sait cette femme profond&eacute;ment,
+absolument honn&ecirc;te; si elle &eacute;tait libre, elle l'aimerait, il le sent,
+il le voit; mais, n'&eacute;tant pas libre, elle ne sera jamais, jamais, &agrave; lui.
+Cet homme est dou&eacute; du temp&eacute;rament qui fait les criminels: une violence
+effr&eacute;n&eacute;e dans les passions, aucun scrupule, une volont&eacute; despotique,
+l'habitude de tout briser devant son d&eacute;sir. Il s'aper&ccedil;oit que son ami
+devient jaloux. Encore quelque temps, et la porte de la maison lui sera
+ferm&eacute;e. Comment cette pens&eacute;e ne lui viendrait-elle pas: si le mari
+disparaissait, cependant?... Ce r&ecirc;ve de la mort de celui qui fait seul
+obstacle &agrave; son bonheur trouble la t&ecirc;te de cet homme, une fois, deux
+fois. Il la tourne et la retourne, cette id&eacute;e fatale, il s'y accoutume.
+Il en arrive au: &laquo;Si j'osais&raquo;, point de d&eacute;part des sc&eacute;l&eacute;ratesses les
+plus affreuses. L'id&eacute;e se pr&eacute;cise devant son esprit. Il con&ccedil;oit qu'il
+pourrait faire tuer celui qu'il hait maintenant et dont il se sent ha&iuml;.
+N'a-t-il pas, tr&egrave;s au loin, un fr&egrave;re mis&eacute;rable dont tout le monde ignore
+non seulement le domicile actuel, mais jusqu'&agrave; l'existence? Quel
+admirable ouvrier de meurtre que ce fr&egrave;re d&eacute;prav&eacute;, besogneux, inf&acirc;me,
+qu'il tient &agrave; sa d&eacute;votion par les secours d'argent qu'il lui envoie!...
+Et la tentation s'accro&icirc;t toujours. Une heure sonne o&ugrave; elle est plus
+forte que tout le reste. Cet homme r&eacute;solu &agrave; jouer cette partie supr&ecirc;me
+appelle &agrave; Paris son fr&egrave;re... Comment? Par une ou deux lettres qui font
+miroiter aux yeux du dr&ocirc;le l'esp&eacute;rance d'une &eacute;norme somme &agrave; gagner, en
+m&ecirc;me temps qu'elles mettent comme condition &agrave; cette esp&eacute;rance un myst&egrave;re
+absolu dans le voyage. L'autre accepte. Il d&eacute;barque en Europe apr&egrave;s
+avoir multipli&eacute; autour de lui les pr&eacute;cautions. Quoi de plus ais&eacute;?... Ce
+failli de la vie n'a point de parents, point de relations; il m&egrave;ne,
+depuis des ann&eacute;es, une existence anonyme et de hasard... Voici les deux
+fr&egrave;res face &agrave; face... Jusque-l&agrave; rien que de logique, rien que de
+conforme aux &eacute;tapes possibles d'un projet de cet ordre.</p>
+
+<p>J'en arrivais &agrave; l'ex&eacute;cution, et je continuais &agrave; raisonner de m&ecirc;me, d'une
+mani&egrave;re impersonnelle. Le fr&egrave;re riche propose au fr&egrave;re pauvre le march&eacute;
+de sang. Il lui offre de l'argent, beaucoup d'argent: cent mille francs,
+deux cent mille francs, trois cent mille francs. Quels motifs
+emp&ecirc;cheraient le mis&eacute;rable d'accepter? Les id&eacute;es morales?... Que vaut la
+moralit&eacute; d'un viveur qui a pass&eacute; du libertinage au vol? Depuis des
+ann&eacute;es et sous l'influence de mes pr&eacute;occupations vengeresses, j'avais lu
+trop assidument les faits divers des journaux et les comptes rendus des
+proc&egrave;s pour ne pas savoir comment on devient meurtrier. Des besoins
+d'argent et l'habitude de la d&eacute;bauche, voil&agrave; un assassin en
+disponibilit&eacute;. Que de coups de couteau ont &eacute;t&eacute; donn&eacute;s, que de r&eacute;volvers
+mis en jeu, que de gouttes de poison vers&eacute;es dans des verres, avec une
+incertitude absolue du gain, parmi les pires conditions de danger,
+simplement pour aller, tout &agrave; l'heure, d&eacute;penser l'argent du meurtre dans
+quelque bouge. La crainte de l'&eacute;chafaud?... Personne ne tuerait alors.
+Les d&eacute;bauch&eacute;s, d'ailleurs, qu'ils s'en tiennent au vice, ou qu'ils
+roulent jusqu'au crime, n'ont pas la vision de l'avenir. La sensation
+pr&eacute;sente est pour eux trop forte. Son image abolit toutes les autres
+images, elle absorbe toutes les forces vives du temp&eacute;rament et de l'&acirc;me.
+Une vieille m&egrave;re mourante, des enfants qui ont faim, une femme qui se
+d&eacute;sesp&egrave;re,&mdash;ces tableaux des cons&eacute;quences de leurs actes, ont-ils jamais
+arr&ecirc;t&eacute; les ivrognes, les joueurs et les coureurs de filles? Et pas
+davantage les fant&ocirc;mes tragiques du tribunal, de la prison et de la
+guillotine, quand, alt&eacute;r&eacute;s d'or, ils tuent pour s'en procurer.
+L'&eacute;chafaud est loin, la porte du lupanar est au coin de la rue, et le
+goujat saigne un rentier, comme un boucher saigne une b&ecirc;te, pour aller
+ensuite l&agrave;-bas, la poche garnie, vers le gros num&eacute;ro, o&ugrave; il y a de la
+crapule assur&eacute;e. C'est le train quotidien du crime, cela. Pourquoi le
+d&eacute;sir d'une d&eacute;bauche plus relev&eacute;e n'exercerait-elle pas le m&ecirc;me attrait
+sc&eacute;l&eacute;rat sur des hommes plus raffin&eacute;s, mais aussi incapables de noblesse
+morale que les chourineurs du cabaret borgne? Ah! c'&eacute;tait une pens&eacute;e
+trop cruelle et que je ne pouvais supporter,&mdash;que le sang de mon p&egrave;re
+e&ucirc;t pay&eacute; cela, des soupers dans un restaurant de nuit &agrave; New-York... Je
+perdais l'&eacute;nergie de continuer ma d&eacute;duction froide, et une hallucination
+commen&ccedil;ait, qui me montrait un cabinet particulier semblable &agrave; ceux o&ugrave;
+j'avais pass&eacute;: la table servie, le divan de velours aux ressorts
+fatigu&eacute;s, la glace ray&eacute;e de lettres grav&eacute;es avec le diamant des bagues,
+le piano ouvert o&ugrave; l'on joue des valses canailles, et le Champagne qui
+mousse dans les verres, et la fille qui rit, avec sa blanche gorge
+d&eacute;graf&eacute;e, ses bas de soie, ses dents de b&ecirc;te, l'odeur des parfums de sa
+chair m&eacute;lang&eacute;e &agrave; l'odeur des mets, du tabac, des vins,&mdash;et l'homme &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'elle... &laquo;Non, ne mange pas ce souper, ne bois pas ce vin, ne te
+laisse pas p&eacute;trir par ces mains, ne prends pas cet or. Il y a du sang
+sur toutes ces choses... Cet homme qui t'embrasse, qui te d&eacute;sire, qui
+t'a pay&eacute;e, est un assassin, un assassin, un assassin!...&raquo;</p>
+
+<p>Ma raison se perd, me disais-je, lorsque j'&eacute;tais l&agrave;, immobile, le c&#339;ur
+battant, les yeux fixes, en proie &agrave; la m&ecirc;me &eacute;motion que si j'eusse vu
+r&eacute;ellement la sc&egrave;ne hideuse, et je la voyais, en effet, dans un &eacute;clair.
+Je me tournais alors vers le portrait de mon p&egrave;re, je le regardais
+longtemps, je lui parlais comme s'il e&ucirc;t pu m'entendre, je le suppliais:
+&laquo;Aide-moi... Aide-moi...&raquo; Et je retrouvais, non pas le calme, mais la
+force du moins de reprendre la f&eacute;roce hypoth&egrave;se et de la critiquer
+d&eacute;tail par d&eacute;tail. Elle avait contre elle, tout d'abord, d'&ecirc;tre
+invraisemblable comme le cauchemar d'une imagination malade. Un fr&egrave;re
+qui emploie son fr&egrave;re &agrave; l'assassinat d'un homme dont il veut &eacute;pouser la
+femme!... Bien que la conception et l'offre d'un pareil complot
+rentraient dans le domaine des plus extraordinaires fantaisies... &laquo;Soit,
+me disais-je, mais en mati&egrave;re de crime, il n'y a pas d'invraisemblance.
+Par cela seul qu'il se d&eacute;cide au meurtre, l'assassin cesse de se mouvoir
+dans le cadre d'habitudes de la vie sociale.&raquo; Et vingt exemples se
+pr&eacute;sentaient &agrave; ma m&eacute;moire, de forfaits commis dans des circonstances
+aussi exceptionnelles, aussi &eacute;tranges que celles dont je discutais en
+ce moment le plus ou moins de probabilit&eacute;. Une objection surgissait tout
+de suite. En admettant que ce crime compliqu&eacute; f&ucirc;t seulement possible,
+comment &eacute;tais-je le premier &agrave; en avoir le soup&ccedil;on? Pourquoi M. Massol,
+le vieux magistrat si fin, si d&eacute;li&eacute;, si habile, n'avait-il pas cherch&eacute;
+de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave; une explication du sanglant myst&egrave;re devant lequel il
+s'avouait impuissant? &laquo;Eh bien! me r&eacute;pondis-je, M. Massol n'y a point
+pens&eacute;, voil&agrave; tout. La question est de savoir, non si le juge
+d'instruction a soup&ccedil;onn&eacute; le fait ou non, mais si ce fait en lui-m&ecirc;me
+est r&eacute;el ou s'il ne l'est point.&raquo; Et puis, quels indices auraient mis M.
+Massol sur cette piste? S'il avait &eacute;tudi&eacute; &agrave; fond le m&eacute;nage de mon p&egrave;re,
+il avait acquis la certitude que ma m&egrave;re &eacute;tait une tr&egrave;s honn&ecirc;te femme.
+Il avait vu sa douleur sinc&egrave;re, et il n'avait pas eu, comme moi, entre
+les mains, les lettres o&ugrave; mon p&egrave;re avouait sa jalousie et d&eacute;non&ccedil;ait la
+passion de son faux ami. Est-ce que, d'ailleurs, Jacques Termonde
+n'avait pas d&ucirc; se pourvoir &agrave; l'avance d'un alibi sentimental, comme il
+s'&eacute;tait pr&eacute;muni d'un alibi physique, et entretenir &agrave; cette &eacute;poque une
+ma&icirc;tresse affich&eacute;e? Mais supposons que le juge ait cherch&eacute; de ce
+c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;, qu'il ait soup&ccedil;onn&eacute; d&egrave;s les premiers jours la f&eacute;lonie de mon
+futur beau-p&egrave;re. Il s'agissait de d&eacute;couvrir le complice, puisqu'en tout
+&eacute;tat de choses la pr&eacute;sence de M. Termonde chez nous &agrave; l'heure du meurtre
+&eacute;tait un fait av&eacute;r&eacute;. M. Massol est arriv&eacute; &agrave; penser au fr&egrave;re disparu,
+soit. O&ugrave; trouver les traces de ce fr&egrave;re? O&ugrave; et comment? Si &Eacute;douard et
+Jacques ont &eacute;t&eacute; complices dans le crime, leur premier soin n'a-t-il pas
+d&ucirc; &ecirc;tre d'imaginer un moyen de correspondance qui d&eacute;fi&acirc;t la surveillance
+de la police? N'ont-ils m&ecirc;me pas cess&eacute;, pour un temps, tout commerce de
+lettres? Qu'avaient-ils &agrave; se communiquer? &Eacute;douard tenait l'argent du
+meurtre, Jacques s'occupait d'achever de conqu&eacute;rir le c&#339;ur de ma m&egrave;re...
+&laquo;Soit encore, reprenais-je; mais si M. Massol manquait du document
+essentiel, s'il ignorait la passion de Jacques Termonde pour la femme de
+l'assassin&eacute;,&mdash;ma tante, elle, savait cette passion, elle avait en mains
+la preuve indiscutable des d&eacute;fiances de mon p&egrave;re, comment n'avait-elle
+pas pens&eacute; ce que je pensais &agrave; l'heure pr&eacute;sente?...&raquo; Et qui m'assurait
+qu'elle ne l'e&ucirc;t pas pens&eacute;? Les soup&ccedil;ons l'avaient d&eacute;vor&eacute;e, elle aussi;
+elle avait v&eacute;cu, elle &eacute;tait morte parmi eux. Seulement elle y avait
+&eacute;videmment m&ecirc;l&eacute; ma m&egrave;re, incapable de lui pardonner les souffrances d'un
+fr&egrave;re qu'elle adorait. Agir contre ma m&egrave;re, c'&eacute;tait agir contre moi.
+Cela, elle se l'&eacute;tait interdit &agrave; jamais. L'e&ucirc;t-elle os&eacute;, comment
+f&ucirc;t-elle sortie du domaine des vagues inductions, puisqu'elle ne pouvait
+ni douter, elle non plus, de l'alibi de mon beau-p&egrave;re, ni rien savoir de
+l'existence actuelle d'&Eacute;douard Termonde?... Non, que je fusse le premier
+&agrave; expliquer l'assassinat de mon p&egrave;re comme je faisais, cela prouvait
+uniquement que je poss&eacute;dais des donn&eacute;es nouvelles sur les alentours du
+crime, et non pas que les hypoth&egrave;ses fond&eacute;es sur ces donn&eacute;es fussent
+insens&eacute;es.</p>
+
+<p>D'autres objections se pr&eacute;sentaient. Si mon beau-p&egrave;re avait employ&eacute; son
+fr&egrave;re &agrave; cette besogne d'assassinat, comment avait-il r&eacute;v&eacute;l&eacute; &agrave; sa femme
+l'existence de ce fr&egrave;re? La r&eacute;ponse &agrave; cette question s'offrait
+d'elle-m&ecirc;me. Si le crime avait &eacute;t&eacute; commis dans ces conditions de
+complicit&eacute;, une seule preuve pouvait en demeurer, &agrave; savoir les deux ou
+trois lettres &eacute;crites par Jacques Termonde &agrave; &Eacute;douard pour l'appeler en
+Europe et lui tracer son itin&eacute;raire. Ces lettres, &Eacute;douard les avait
+gard&eacute;es. C'&eacute;tait par elles qu'il devait tenir son fr&egrave;re et par la menace
+de les livrer &agrave; ma m&egrave;re. Pr&eacute;venir cette derni&egrave;re comme mon beau-p&egrave;re
+l'avait fait et dans cette mesure, c'&eacute;tait parer d'avance &agrave; cette
+menace, au moins en partie. Si jamais l'ouvrier du meurtre se d&eacute;cidait &agrave;
+livrer le commun secret &agrave; la veuve de la victime, devenue la femme de
+l'inspirateur de ce meurtre, ce dernier pourrait &agrave; tout le moins nier
+l'authenticit&eacute; des lettres, arguer de la confidence ancienne, montrer,
+dans la d&eacute;nonciation, l'infamie d'une atroce vengeance compliqu&eacute;e d'un
+faux. Et puis, cette confidence &agrave; ma m&egrave;re n'&eacute;tait-elle pas justifi&eacute;e par
+une autre raison, pr&eacute;cis&eacute;ment si le crime avait &eacute;t&eacute; commis de la mani&egrave;re
+que j'imaginais? Ces remords, dont je croyais mon beau-p&egrave;re tortur&eacute;,
+n'avaient certes pas &eacute;chapp&eacute; &agrave; l'affection inqui&egrave;te de sa femme. Elle
+n'avait pas eu de peine &agrave; d&eacute;m&ecirc;ler dans l'&acirc;me de celui qu'elle aimait, et
+dont elle se savait aim&eacute;e, la sombre et fixe pr&eacute;sence d'une tristesse
+jamais chass&eacute;e. Que de nuages elle avait d&ucirc; voir sur ce front, que sa
+pr&eacute;sence ne dissipait pas! Que de r&ecirc;veries mornes dans ces yeux, que sa
+tendresse ne suffisait point &agrave; remplir d'un profond, d'un absolu
+bonheur! Qui sait? Elle avait peut-&ecirc;tre connu cette jalousie, la pire de
+toutes, celle d'une pens&eacute;e constante et qu'on ne vous dit pas, d'une
+&eacute;motion &eacute;trang&egrave;re et qu'on vous cache. Et il lui avait r&eacute;v&eacute;l&eacute; une
+portion de la v&eacute;rit&eacute;, afin de lui &eacute;pargner, &agrave; elle, une certaine sorte
+d'inqui&eacute;tude, afin de s'&eacute;pargner &agrave; lui-m&ecirc;me des questions que sa
+conscience lui rendait intol&eacute;rables. Il n'y avait donc pas de
+contradiction entre cette demi-confidence faite &agrave; ma m&egrave;re et mon
+hypoth&egrave;se sur la complicit&eacute; des deux fr&egrave;res... Je comprenais aussi que,
+dans cette confidence, il n'avait pas pu insister, au del&agrave; d'un certain
+point, sur la n&eacute;cessit&eacute; du silence &agrave; mon &eacute;gard,&mdash;silence qui n'e&ucirc;t
+jamais &eacute;t&eacute; rompu sans un hasard d'&eacute;motion, sans mon insistance
+attendrie, sans cette arriv&eacute;e subite d'&Eacute;douard Termonde qui avait
+litt&eacute;ralement affol&eacute; la pauvre femme... Mais comment expliquer cette
+imprudence d'avoir refus&eacute; de l'argent &agrave; ce fr&egrave;re aux abois et capable de
+tout oser? De cela encore, j'arrivais &agrave; me rendre compte. C'&eacute;tait avant
+la mort de ma tante, &agrave; une &eacute;poque o&ugrave; mon beau-p&egrave;re se jugeait pour
+toujours garanti de mon c&ocirc;t&eacute;. Il se croyait abrit&eacute; de la justice par la
+prescription. Il se sentait malade. Quoi de plus naturel que de d&eacute;sirer
+reprendre &agrave; tout prix ces papiers qui pouvaient, lui, une fois mort, et
+entre des mains sc&eacute;l&eacute;rates, devenir un moyen de chantage exerc&eacute; sur sa
+veuve et d&eacute;shonorer sa m&eacute;moire dans le c&#339;ur de cette femme, aim&eacute;e
+jusqu'au crime? Une n&eacute;gociation pareille ne pouvait &ecirc;tre tent&eacute;e que de
+vive voix. Mon beau-p&egrave;re s'&eacute;tait dit que son fr&egrave;re n'ex&eacute;cuterait pas sa
+menace sans avoir essay&eacute; une derni&egrave;re tentative. Il viendrait &agrave; Paris,
+les deux complices se retrouveraient face &agrave; face apr&egrave;s tant d'ann&eacute;es. Ce
+serait une nouvelle offre d'argent &agrave; faire, mais la derni&egrave;re et contre
+la livraison de la seule preuve capable d'&eacute;clairer les t&eacute;n&egrave;bres du
+myst&egrave;re de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial. Dans ce calcul, mon beau-p&egrave;re avait omis de
+pr&eacute;voir que son fr&egrave;re arriverait aussi &agrave; l'h&ocirc;tel du boulevard de
+Latour-Maubourg, qu'on l'introduirait dans le salon devant ma m&egrave;re, et
+que la secousse trop forte lui donnerait, &agrave; lui-m&ecirc;me, d&eacute;j&agrave; &eacute;branl&eacute; par
+de longues angoisses, une crise de sa maladie du foie. Il y a dans les
+&eacute;v&eacute;nements une part d'inconnu qui d&eacute;joue les habilet&eacute;s de nos plus
+subtiles prudences. Et quand je songeais que tant de ruse, une si
+continuelle surveillance de soi-m&ecirc;me et des autres avaient abouti &agrave; ce
+r&eacute;sultat, je sentais de nouveau le passage sur nous tous du souffle de
+la destin&eacute;e,&mdash;&agrave; moins que ces hypoth&egrave;ses ne fussent un roman &eacute;clos dans
+mon cerveau, envahi par la fi&egrave;vre et par le d&eacute;sir de vengeance qui me
+consumait!</p>
+
+<p>R&eacute;alit&eacute; ou roman, ces hypoth&egrave;ses se tenaient l&agrave;, devant moi qui ne
+pouvais pas demeurer sur une ignorance et sur un doute. &Agrave; l'extr&eacute;mit&eacute;
+de ces raisonnements divers, dont les uns appuyaient, les autres
+combattaient la vraisemblance de ma nouvelle explication du sanglant
+myst&egrave;re, je rencontrais aussi un fait positif:&mdash;&agrave; tort ou &agrave; raison
+j'avais con&ccedil;u la possibilit&eacute; d'un complot dans lequel &Eacute;douard Termonde
+aurait servi d'instrument de meurtre &agrave; son fr&egrave;re. Quand il n'y e&ucirc;t eu
+qu'une chance, une seule contre un millier, pour que mon p&egrave;re e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+tu&eacute; de la sorte, je devais suivre cette piste jusqu'au bout, sous peine
+de me m&eacute;priser comme le dernier des l&acirc;ches. Le temps &eacute;tait pass&eacute; des
+douloureuses r&ecirc;veries; il fallait agir, et ici, agir, c'&eacute;tait savoir.</p>
+
+<p>Le matin arrivait parmi ces pens&eacute;es. Ma lampe, qui avait &eacute;clair&eacute; cette
+veill&eacute;e fun&egrave;bre, m&ecirc;lait sa clart&eacute; triste &agrave; la p&acirc;le lumi&egrave;re de l'aube.
+J'ouvris ma fen&ecirc;tre, je vis la face livide des hautes maisons dans le
+jour naissant, et je me jurai solennellement, devant ce r&eacute;veil de la
+vie, que ce jour me verrait commencer de faire ce que je devais, et le
+lendemain continuer, et les autres jours, jusqu'&agrave; ce que je pusse me
+dire: &laquo;Je suis certain..&raquo; J'eus l'&eacute;nergie de dompter la temp&ecirc;te de
+sensations folles qui s'&eacute;tait d&eacute;cha&icirc;n&eacute;e en moi durant toute la nuit et
+de fixer mon esprit sur ce probl&egrave;me: &laquo;Existe-t-il un moyen de v&eacute;rifier
+si &Eacute;douard Termonde et le soi-disant Rochdale de 1864 ne font qu'un?&raquo;
+Pour r&eacute;pondre &agrave; cette question ainsi pos&eacute;e, je ne pouvais compter que
+sur moi seul, sur les ressources de mon intelligence et de ma volont&eacute;
+personnelles. Je dois me rendre ce t&eacute;moignage que je n'eus pas une
+minute, durant ces cruelles heures, la tentation de me d&eacute;charger une
+fois pour toutes des difficult&eacute;s de ma t&acirc;che tragique en m'adressant &agrave;
+la justice, comme j'aurais fait, si je n'avais pas tenu compte de la
+souffrance de ma m&egrave;re. Je m'&eacute;tais dit que jamais elle ne recevrait par
+moi ce coup horrible: apprendre qu'elle avait &eacute;t&eacute;, quinze ans durant, la
+femme d'un assassin. Pour qu'elle ignor&acirc;t toujours ce drame criminel, il
+fallait que la lutte rest&acirc;t circonscrite entre mon beau-p&egrave;re et moi. Et
+cependant, si je le trouve coupable? pensais-je... &Agrave; cette seule id&eacute;e
+qui maintenant n'&eacute;tait plus vague et lointaine, qui pouvait devenir une
+v&eacute;rit&eacute; indiscutable, aujourd'hui, demain, dans quelques heures, un
+projet terrible se dessinait devant les yeux de mon esprit.&mdash;Mais je ne
+voulais pas regarder de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;; je me r&eacute;pondais: &laquo;J'y songerai plus
+tard,&raquo; et je me contraignais &agrave; porter toutes mes r&eacute;flexions sur le jour
+actuel. Je reprenais mon probl&egrave;me: &laquo;Comment v&eacute;rifier l'identit&eacute;
+d'&Eacute;douard Termonde et du faux Rochdale?&raquo; Arracher ce secret &agrave; mon
+beau-p&egrave;re &eacute;tait impossible. Vainement, depuis des mois, j'avais cherch&eacute;
+le d&eacute;faut de cette cuirasse de dissimulation contre les mailles de
+laquelle j'avais bris&eacute;, non pas un, mais dix, mais vingt poignards.
+J'aurais eu &agrave; mon service tous les bourreaux de l'Inquisition que je
+n'aurais pas desserr&eacute; ces l&egrave;vres minces, ni extorqu&eacute; une confidence &agrave; ce
+visage, si douloureux et si imp&eacute;n&eacute;trable &agrave; la fois. Restait l'autre.
+Mais pour m'attaquer &agrave; lui, je devais d&eacute;couvrir, d'abord, sous quel nom
+il &eacute;tait cach&eacute; &agrave; Paris et &agrave; quelle adresse. Il n'&eacute;tait pas besoin de
+beaucoup d'imagination pour apercevoir un moyen assur&eacute; de cette
+d&eacute;couverte. Il ne suffisait que je me rappelasse les circonstances m&ecirc;mes
+o&ugrave; j'avais appris l'arriv&eacute;e d'&Eacute;douard Termonde &agrave; Paris. Pour une raison
+ou pour une autre,&mdash;souvenir d'une sanglante complicit&eacute; ou crainte d'un
+scandale mondain,&mdash;mon beau-p&egrave;re tremblait d'&eacute;pouvante &agrave; la seule id&eacute;e
+du retour de son fr&egrave;re. Ce fr&egrave;re &eacute;tait revenu. Mon beau-p&egrave;re ferait
+certainement tous ses efforts pour le d&eacute;cider &agrave; partir de nouveau. Il le
+reverrait, et pas &agrave; l'h&ocirc;tel du boulevard de Latour-Maubourg, &agrave; cause de
+ma m&egrave;re et &agrave; cause des domestiques. J'avais donc un proc&eacute;d&eacute; s&ucirc;r pour
+savoir la demeure d'&Eacute;douard Termonde: je ferais suivre mon beau-p&egrave;re.</p>
+
+<p>De deux choses l'une;&mdash;ou bien il donnerait rendez-vous &agrave; son fr&egrave;re dans
+quelque endroit d&eacute;sert, ou bien il se transporterait au domicile choisi
+par l'autre. Dans le second cas, je tenais mon renseignement tout de
+suite; dans le premier cas, il suffisait de donner le signalement
+d'&Eacute;douard Termonde, tel que je l'avais recueilli de la bouche de ma m&egrave;re
+et de le faire suivre aussi, au moment m&ecirc;me o&ugrave; il rentrerait chez lui au
+sortir de ce rendez-vous. L'espionnage m'a toujours paru quelque chose
+d'inf&acirc;me, et, m&ecirc;me &agrave; cette minute, je me rendais compte de l'ignominie
+de ce traquenard tendu &agrave; mon beau-p&egrave;re. Mais, quand on se bat, on ne
+choisit pas ses armes. Pour aller au but, que je voyais briller comme un
+phare, j'aurais march&eacute; sur tout ce qui n'&eacute;tait pas le chagrin de ma
+m&egrave;re... &laquo;Eh bien! reprenais-je, une fois que je saurai le faux nom
+d'&Eacute;douard Termonde et son adresse, que faire?&raquo;... Je ne pouvais pas, &agrave;
+l'imitation de la police judiciaire, mettre main basse sur sa personne
+et ses papiers, quitte &agrave; le rel&acirc;cher avec force excuses, une fois la
+perquisition finie. Je me souviens d'avoir machin&eacute; en pens&eacute;e vingt plans
+successifs, tous plus ou moins ing&eacute;nieux et tous rejet&eacute;s. Je finis par
+m'attacher de nouveau aux faits. &Agrave; supposer que cet homme e&ucirc;t tu&eacute; mon
+p&egrave;re, il &eacute;tait impossible que la sc&egrave;ne du meurtre ne f&ucirc;t pas demeur&eacute;e
+dans sa m&eacute;moire en traits ineffa&ccedil;ables. Il devait donc avoir souvent
+revu, dans ses mauvaises heures, le visage de ce mort auquel je
+ressemblais tant. Je regardai de nouveau ce visage sur la toile que mon
+beau-p&egrave;re avait &agrave; peine os&eacute; fixer. Je me souvins de la conversation que
+nous avions eue dans cette m&ecirc;me pi&egrave;ce et de ce que je lui avait dit:
+&laquo;Croyez-vous que la ressemblance soit suffisante pour que je fasse au
+criminel une impression de spectre?&raquo;... Pourquoi ne pas utiliser cette
+ressemblance? Je n'avais qu'&agrave; me pr&eacute;senter &agrave; &Eacute;douard Termonde
+brusquement, et &agrave; l'interpeller en m&ecirc;me temps de ce nom de Rochdale dont
+les syllabes devaient sonner pour lui comme un glas. Oui, c'&eacute;tait cela:
+entrer dans sa chambre actuelle, comme mon p&egrave;re &eacute;tait entr&eacute; dans sa
+chambre de l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial, et le demander par le nom sous lequel mon
+p&egrave;re l'avait demand&eacute;, en lui montrant le visage m&ecirc;me de sa
+victime.&mdash;S'il n'&eacute;tait pas coupable, j'en serais quitte pour m'excuser
+d'avoir frapp&eacute; &agrave; sa porte, comme d'une erreur; s'il &eacute;tait coupable, il
+subirait pendant quelques instants un mouvement de terreur, qui
+&eacute;quivaudrait &agrave; un aveu. Ce serait &agrave; moi de m'emparer de cette terreur
+pour lui arracher tout son secret. Quels mobiles pourraient agir sur
+lui? Deux sans plus: la crainte de l'expiation et l'amour de l'argent.
+Il fallait arriver &agrave; lui, arm&eacute;, avec une forte somme, et lui donner le
+choix entre ces deux alternatives: ou bien il me vendrait les quelques
+lettres qui lui avaient permis de tyranniser son fr&egrave;re depuis des
+ann&eacute;es, ou bien je le menacerais de lui br&ucirc;ler la cervelle. Et s'il
+refusait de me livrer les lettres? Allons donc... Est-ce qu'un bandit
+comme celui-l&agrave; pouvait h&eacute;siter? Soit, il accepterait le march&eacute;. Il me
+donnerait les papiers qui convainquaient mon beau-p&egrave;re d'assassinat,&mdash;et
+il s'en irait ainsi, je le laisserais partir comme il &eacute;tait parti de
+l'h&ocirc;tel Imp&eacute;rial, fumant un cigare et pay&eacute; de sa trahison envers son
+fr&egrave;re comme il avait &eacute;t&eacute; pay&eacute; de sa trahison envers mon p&egrave;re!... Oui, je
+le laisserais s'en aller ainsi, puisque le tuer de ma main ce serait me
+mettre dans la n&eacute;cessit&eacute; de tout d&eacute;voiler du crime que je voulais &agrave; tout
+prix cacher. &laquo;Ah! ma m&egrave;re! ce que tu m'auras co&ucirc;t&eacute;!...&raquo; sanglotais-je.
+Et je revenais au portrait du mort et il me semblait que de cette
+bouche, que de ces yeux s'&eacute;chappait un ordre de ne jamais toucher au
+c&#339;ur de celle que ce mort avait tant aim&eacute;e,&mdash;f&ucirc;t-ce pour le venger!&mdash;&laquo;Je
+t'ob&eacute;irai,&raquo; r&eacute;pondais-je &agrave; mon p&egrave;re... et je disais adieu &agrave; cette partie
+de ma vengeance.&mdash;Cela m'&eacute;tait tr&egrave;s cruel; c'&eacute;tait cependant possible.
+Apr&egrave;s tout, &eacute;prouvais-je de la haine pour le mis&eacute;rable? Il avait frapp&eacute;,
+c'est vrai, mais comme un instrument servile au bras d'un autre. Ah! cet
+autre, je ne le laisserais pas &eacute;chapper, celui-l&agrave;, quand je le
+tiendrais, lui qui avait con&ccedil;u, m&eacute;dit&eacute;, machin&eacute;, pay&eacute; l'attentat, lui
+qui m'avait tout vol&eacute;, depuis la vie de mon p&egrave;re jusqu'&agrave; la tendresse de
+ma m&egrave;re, lui, le r&eacute;el, l'unique coupable. Oui, je le tiendrais, et
+j'aurais du loisir pour combiner ma vengeance, pour l'ex&eacute;cuter, sans que
+ma m&egrave;re soup&ccedil;onn&acirc;t rien de ce duel d'o&ugrave; je sortirais vainqueur.
+L'ivresse du supplice que je trouverais le moyen d'infliger &agrave; cet homme
+ex&eacute;cr&eacute; m'enivrait &agrave; l'avance. J'avais chaud dans le c&#339;ur en y songeant.
+Cela me payait de ce long, de ce dur martyre... &laquo;&Agrave; l'action! &Agrave;
+l'action!...&raquo; me dis-je. Je tremblais que tout cet espoir ne f&ucirc;t qu'un
+leurre, qu'&Eacute;douard Termonde f&ucirc;t d&eacute;j&agrave; reparti, que mon beau-p&egrave;re e&ucirc;t
+d&eacute;j&agrave; pay&eacute; son silence... D&egrave;s neuf heures j'&eacute;tais dans une de ces
+abominables agences d'espionnage priv&eacute; dont passer seulement le seuil
+m'e&ucirc;t paru, la veille encore, une telle honte! &Agrave; dix heures, je donnais
+au bureau de la Soci&eacute;t&eacute;, o&ugrave; j'avais en d&eacute;p&ocirc;t une partie de ma fortune,
+l'ordre de vendre pour cent mille francs de valeurs. Ce jour passa, puis
+un second. Comment je supportai ces heures les unes apr&egrave;s les autres, je
+ne sais plus. Ce que je sais bien, c'est que je n'eus pas le courage de
+passer au boulevard de Latour-Maubourg, ni de revoir ma m&egrave;re. Je
+tremblais qu'elle ne devin&acirc;t dans mes yeux ma folle esp&eacute;rance et qu'elle
+ne pr&eacute;v&icirc;nt mon beau-p&egrave;re sans m&ecirc;me s'en douter, comme elle m'avait
+pr&eacute;venu, par une phrase, un mot. Vers midi, le troisi&egrave;me jour, j'appris
+que mon beau-p&egrave;re &eacute;tait sorti le matin m&ecirc;me. C'&eacute;tait un mercredi; ce
+jour-l&agrave;, ma m&egrave;re se rendait &agrave; une &#339;uvre pieuse dont le si&egrave;ge &eacute;tait dans
+le quartier de Grenelle.&mdash;M. Termonde avait chang&eacute; de fiacre deux fois,
+et il s'&eacute;tait fait conduire au Grand-H&ocirc;tel. Il y avait rendu visite &agrave; un
+voyageur qui occupait, au second &eacute;tage, une chambre num&eacute;rot&eacute;e 353; ce
+voyageur &eacute;tait inscrit comme arrivant de New-York et sous le nom de
+Stanbury. &Agrave; midi, je savais ces d&eacute;tails, et, &agrave; deux heures, un revolver
+charg&eacute; dans ma poche, mon portefeuille garni des cent billets de banque
+qui devaient me servir &agrave; l'achat des lettres, d&eacute;cid&eacute; &agrave; jouer la partie
+jusqu au bout, et &agrave; la gagner, je montais l'escalier du Grand-H&ocirc;tel...
+Touchais-je &agrave; une sc&egrave;ne formidable du drame de ma vie, ou bien &eacute;tais-je
+au moment de me convaincre qu'une fois encore j'avais &eacute;t&eacute; dupe de mon
+imagination? Du moins j'aurais fait tout mon devoir.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001J.png" alt="J" /></span><span class="smcap">'&eacute;tais</span>
+arriv&eacute; au second &eacute;tage. &Agrave; l'angle d'un long corridor, &eacute;tait
+fix&eacute;e une plaque sur laquelle je pus lire &eacute;crit: &laquo;Du num&eacute;ro 300 au
+num&eacute;ro 360...&raquo; Dans le corridor, un gar&ccedil;on de service passait en
+sifflant. Deux filles riaient dans une esp&egrave;ce d'office m&eacute;nag&eacute; &agrave; la
+sortie de l'escalier. Un grand bruit montait de la cour &agrave; travers les
+fen&ecirc;tres ouvertes. Le moment &eacute;tait bien choisi pour l'ex&eacute;cution de mon
+projet. L'homme ne pourrait pas esp&eacute;rer une fuite facile &agrave; travers la
+maison ainsi remplie de monde. 345... 350... 351... 353... J'&eacute;tais
+devant la porte de la chambre o&ugrave; logeait &Eacute;douard Termonde. La clef
+&eacute;tait sur la porte; le hasard servait donc mon projet au del&agrave; de ce que
+j'eusse os&eacute; souhaiter. Ce petit d&eacute;tail t&eacute;moignait aussi de la s&eacute;curit&eacute;
+o&ugrave; vivait celui que je venais surprendre. Soup&ccedil;onnait-il seulement mon
+existence? Je m'arr&ecirc;tai une minute devant cette porte close. Je m'&eacute;tais
+habill&eacute; avec un veston, afin d'avoir mon revolver dans ma poche, bien &agrave;
+port&eacute;e. J'assurai ma main droite sur la crosse, et j'ouvris la porte
+sans frapper.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est l&agrave;?... fit la voix d'un homme qui lisait un journal, en
+fumant, couch&eacute; plut&ocirc;t qu'assis dans un fauteuil, les pieds pos&eacute;s sur une
+table, le dos tourn&eacute; &agrave; l'entr&eacute;e; il ne se donna m&ecirc;me pas la peine de se
+lever pour voir qui avait ouvert, persuad&eacute; sans doute que c'&eacute;tait un
+domestique de l'h&ocirc;tel. Je ne lui laissai pas le temps de se retourner
+tout &agrave; fait.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Rochdale?... demandai-je.</p>
+
+<p>&Agrave; peine eus-je prononc&eacute; ces mots que l'homme fut sur pieds. Il repoussa
+le fauteuil et se r&eacute;fugia de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la table, me regardant en
+face avec un visage d&eacute;compos&eacute;... Ses yeux s'ouvraient d&eacute;mesur&eacute;ment, tout
+clairs, dans ce visage livide qu'encadrait une barbe jadis blonde,
+aujourd'hui grisonnante. Sa bouche b&eacute;ait, ses jambes flageolaient. Tout
+ce grand et robuste corps venait de subir une de ces secousses
+d'&eacute;pouvante folle, devant lesquelles toutes les puissances de la vie
+sont comme paralys&eacute;es. Il avait seulement jet&eacute; un cri dans sa terreur:
+&laquo;Corn&eacute;lis!...&raquo;</p>
+
+<p>Cette preuve que je poursuivais depuis des mois, je la tenais donc
+enfin! &Agrave; cette seconde, je sentais, moi, tous les ressorts de mon &ecirc;tre
+tendu. Oui, j'&eacute;tais aussi lucide, aussi ma&icirc;tre de moi que mon adversaire
+&eacute;tait boulevers&eacute;. Il n'avait pas, comme son complice, l'habitude
+quotidienne et r&eacute;fl&eacute;chie de la dissimulation. Ce nom de Rochdale, cette
+ressemblance effrayante, cette arriv&eacute;e inattendue... Je ne m'&eacute;tais pas
+tromp&eacute; dans mon calcul. J'aper&ccedil;us, avec cette prodigieuse rapidit&eacute; de
+pens&eacute;e dont s'accompagne l'action, qu'il fallait redoubler ce premier
+sursaut de terreur morale par un sursaut de terreur physique... Sinon,
+cet homme allait s'&eacute;lancer sur moi, dans le mouvement de r&eacute;action qui
+suivrait ce saisissement, il me bousculerait, il s'enfuirait comme un
+fou, au risque d'&ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute; dans l'escalier par les gens qui le
+verraient courir, &eacute;perdu, et alors... Mais j'avais d&eacute;j&agrave; tir&eacute; mon
+revolver de ma poche. J'avais mis en joue le mis&eacute;rable et je lui disais,
+l'appelant par son vrai nom, pour lui prouver que je savais tout de
+lui:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur &Eacute;douard Termonde, si vous faites un mouvement vers moi, je
+vous tue, comme un assassin que vous &ecirc;tes, comme vous avez tu&eacute; mon
+p&egrave;re...</p>
+
+<p>J'ajoutai, lui montrant une chaise au coin de la fen&ecirc;tre entreb&acirc;ill&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous!</p>
+
+<p>Il m'ob&eacute;it machinalement. J'exer&ccedil;ais sur lui, &agrave; cet instant, une esp&egrave;ce
+de domination absolue, qui allait cesser, je le sentais, aussit&ocirc;t qu'il
+reprendrait ses esprits. Mais, quand le reste de l'entretien tournerait
+contre moi, maintenant, est-ce que cela emp&ecirc;chait que je ne fusse ma&icirc;tre
+d'une certitude? J'avais voulu savoir si &Eacute;douard Termonde et Rochdale ne
+faisaient qu'un seul et m&ecirc;me personnage; cela, je le savais. Je venais
+d'en &eacute;treindre l'ind&eacute;niable preuve. Je me devais cependant d'arracher &agrave;
+mon ennemi l'autre preuve, celle qui mettrait mon beau-p&egrave;re &agrave; ma
+discr&eacute;tion. C'&eacute;tait une nouvelle phase de la lutte. D'un coup d'&#339;il je
+fis le tour de la chambre o&ugrave; je me trouvais enferm&eacute; avec l'assassin. Sur
+le lit, &agrave; ma gauche, une canne plomb&eacute;e, un chapeau et un pardessus; sur
+la table de nuit, un coup de poing en acier et un revolver. &Agrave; ma
+droite, la commode, avec un couteau-poignard parmi des objets de
+toilette; une malle, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de cette commode, contre une porte
+condamn&eacute;e; une armoire &agrave; glace contre une autre porte condamn&eacute;e aussi,
+le lavabo...,&mdash;et lui, accul&eacute;, sous le coup de mon arme braqu&eacute;e, entre
+la table et la fen&ecirc;tre. Il ne pouvait ni s'&eacute;chapper, ni atteindre aucun
+moyen de d&eacute;fense sans engager avec moi une lutte corps &agrave; corps. Mais il
+devrait essuyer mon feu d'abord, et puis, s'il &eacute;tait grand et robuste,
+je n'&eacute;tais, moi, ni petit ni faible. J'avais vingt-cinq ans. Il en avait
+cinquante. Toutes les forces morales &eacute;taient pour moi. Je devais
+vaincre.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, lui dis-je en m'asseyant moi-m&ecirc;me et sans cesser de le
+tenir en joue, causons...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez de moi? r&eacute;pliqua-t-il brutalement.</p>
+
+<p>Sa voix &eacute;tait sourde &agrave; la fois et rauque. Le sang &eacute;tait remont&eacute; &agrave; ses
+joues, ses yeux brillaient, ces yeux si pareils &agrave; ceux de son fr&egrave;re.
+C'&eacute;tait l'animal qui revient &agrave; lui apr&egrave;s avoir subi un effroyable
+danger, comme stup&eacute;fait de se retrouver encore vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ajouta-t-il en fermant les poings, je suis pris... Tirez-moi
+dessus et que ce soit fini...</p>
+
+<p>Et comme je ne r&eacute;pondais rien et que je continuais de le tenir ainsi,
+sous la menace de mon pistolet:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'&eacute;cria-t-il, je comprends; c'est cette canaille de Jacques qui
+m'a vendu &agrave; vous pour se d&eacute;barrasser de moi... Il y a prescription... Il
+se croit en s&ucirc;ret&eacute;, lui. Mais est-ce qu'il vous a dit aussi qu'il en
+&eacute;tait, lui, l'honn&ecirc;te homme, que j'en ai la preuve?... Ah! il croit que
+je vais vous laisser me tuer comme cela, sans parler?... Non pas, je
+vais crier, on nous arr&ecirc;tera, et l'on saura tout...</p>
+
+<p>La fureur le gagnait. Il allait appeler: &laquo;Au secours!...&raquo; Le pire &eacute;tait
+que la col&egrave;re me saisissait moi-m&ecirc;me... C'&eacute;tait lui, de cette m&ecirc;me main
+que je voyais errer sur la table, forte, velue, cherchant un objet &agrave; me
+jeter, oui, c'&eacute;tait lui qui avait tu&eacute; mon p&egrave;re... Un degr&eacute; d'&eacute;motion de
+plus, et j'&eacute;tais perdu, je lui logeais une balle dans le corps, je
+voyais son sang couler... Que cela m'e&ucirc;t fait de bien! Mais non. J'avais
+sacrifi&eacute; cette vengeance-l&agrave;. En une seconde, je me vis arr&ecirc;t&eacute;, oblig&eacute;
+d'expliquer tout, et la douleur r&eacute;serv&eacute;e &agrave; ma m&egrave;re. Heureusement pour
+moi, il eut, lui aussi, un passage de r&eacute;flexion. La premi&egrave;re id&eacute;e qui
+avait d&ucirc; lui venir &agrave; l'esprit &eacute;tait que son fr&egrave;re l'avait trahi, en ne
+disant que la moiti&eacute; de la v&eacute;rit&eacute;, afin de le livrer &agrave; ma vengeance. La
+seconde fut sans doute que, pour un fils qui vient venger son p&egrave;re mort,
+je paraissais peu d&eacute;cid&eacute; &agrave; en finir tout de suite. Il y eut un court
+silence entre nous, qui me permit de reconqu&eacute;rir toute ma t&ecirc;te, et de
+lui dire:&mdash;&laquo;Vous vous trompez, Monsieur&raquo;, avec un calme qui fit na&icirc;tre
+une stupeur nouvelle dans ses yeux. Il me regarda, puis je le vis fermer
+les paupi&egrave;res en plissant le front. Ma ressemblance avec mon p&egrave;re lui
+&eacute;tait insupportable, je le sentais.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous vous trompez,&mdash;continuai-je pos&eacute;ment et pour amener ce
+terrible entretien sur le ton d'une conversation d'affaires&mdash;je ne suis
+venu, ni pour vous faire arr&ecirc;ter, ni pour vous tuer... &Agrave; moins,
+ajoutai-je, que vous ne m'y obligiez vous-m&ecirc;me, comme j'ai craint que
+vous ne fissiez tout &agrave; l'heure... Je suis venu vous proposer un march&eacute;,
+mais c'est &agrave; la condition que vous m'&eacute;couterez, comme je vous parle,
+avec sang-froid...</p>
+
+<p>Nous nous t&ucirc;mes de nouveau l'un et l'autre. Un bruit de voix et de pas
+se faisait entendre dans le couloir, presque contre la porte, et des
+&eacute;clats de rire. C'en &eacute;tait assez pour me rappeler &agrave; moi la n&eacute;cessit&eacute; de
+me dominer, et &agrave; lui qu'il jouait une partie dangereuse. Une d&eacute;tonation
+d'arme, un cri, et quelqu'un entrait dans cette chambre, plac&eacute;e comme
+elle &eacute;tait, contre le corridor. &Eacute;douard Termonde m'avait &eacute;cout&eacute; avec une
+attention extr&ecirc;me. Un &eacute;clair d'esp&eacute;rance avait pass&eacute; sur son visage,
+puis une singuli&egrave;re expression de d&eacute;fiance.</p>
+
+<p>&mdash;Faites vos conditions, dit-il d'une voix sourde encore, mais apais&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais voulu vous tuer, repris-je en insistant, afin de mieux le
+convaincre de ma bonne foi par l'&eacute;vidence... vous seriez d&eacute;j&agrave; mort,&mdash;et
+je levai mon arme.&mdash;Si j'avais voulu vous faire arr&ecirc;ter, je ne me serais
+pas donn&eacute; la peine d'entrer moi-m&ecirc;me, deux agents de police auraient
+suffi, car vous n'oubliez pas que vous &ecirc;tes d&eacute;serteur et toujours sous
+le coup de la loi.</p>
+
+<p>&mdash;Juste, r&eacute;pliqua-t-il simplement.</p>
+
+<p>Puis il ajouta, suivant un raisonnement int&eacute;rieur qui avait son
+importance capitale pour l'issue de notre entretien:</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n'est pas Jacques, qui m'a vendu?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous tenais &agrave; ma disposition, continuai-je sans relever sa phrase,
+et je n'en ai pas us&eacute;... J'avais donc une raison puissante pour vous
+&eacute;pargner hier, avant-hier, ce matin, tout &agrave; l'heure... maintenant... Et
+il d&eacute;pend de vous que je vous &eacute;pargne tout &agrave; fait...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous voulez que je vous croie, r&eacute;pondit-il, en montrant du doigt
+mon revolver que je continuais &agrave; tenir dans ma main, mais sans plus le
+braquer sur lui. Non, non... fit-il; et il ajouta, employant un terme
+&eacute;nergique o&ugrave; r&eacute;apparaissait le sous-officier qu'il avait &eacute;t&eacute;:&mdash;Je ne
+coupe pas dans ces ponts-l&agrave;...</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi, r&eacute;pliquai-je sur un ton d'extr&ecirc;me m&eacute;pris. Cette raison
+puissante que j'ai de ne pas vous abattre comme un chien enrag&eacute;, je vais
+vous la dire... Je ne veux pas que ma m&egrave;re sache jamais quel homme elle
+a &eacute;pous&eacute; dans votre fr&egrave;re... Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis
+d&eacute;cid&eacute; &agrave; vous laisser aller?... si vous vous y pr&ecirc;tez toutefois? Car
+m&ecirc;me l'id&eacute;e de ma m&egrave;re ne m'arr&ecirc;terait pas, si vous me poussiez &agrave; bout.
+J'ajouterai, pour votre gouverne, que la prescription, par laquelle vous
+vous croyez couvert au sujet du meurtre de 1864, a &eacute;t&eacute; interrompue; vous
+jouez donc votre t&ecirc;te en ce moment... En deux mots, voici ce que je
+vous propose: Depuis une dizaine d'ann&eacute;es, vous exercez sur votre fr&egrave;re
+un chantage qui vous a r&eacute;ussi assez bien... Je ne suppose pas que vous
+fassiez vibrer en lui la corde de l'affection fraternelle, n'est-il pas
+vrai?... Quand vous &ecirc;tes venu d'Am&eacute;rique pour tenir le personnage de
+Rochdale, il a bien fallu qu'il vous envoy&acirc;t quelques instructions...
+Ces lettres, vous les avez gard&eacute;es... Je vous en offre cent mille
+francs.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, me r&eacute;pondit-il,&mdash;et rien qu'&agrave; son accent je pouvais
+constater qu'il &eacute;tait momentan&eacute;ment redevenu ma&icirc;tre de lui,&mdash;pourquoi
+voulez-vous que je prenne au s&eacute;rieux une proposition pareille?... En
+admettant que ces lettres aient &eacute;t&eacute; &eacute;crites, et que je les ai gard&eacute;es,
+pourquoi vous livrerais-je un document comme celui-l&agrave;?... Qui me
+garantirait qu'une fois ces papiers entre les mains, vous ne me feriez
+pas empoigner aussit&ocirc;t?... Ah! dit-il en me regardant cette fois bien en
+face, vous ne saviez rien?... Ce nom... Cette ressemblance... Idiot que
+je suis, vous m'avez jou&eacute;...</p>
+
+<p>La fureur empourpra de nouveau son visage; il poussa un juron.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me le paieras, cria-t-il. Et, &agrave; cette seconde o&ugrave; je ne le tenais
+pas au bout du canon de mon arme, il poussa la table sur moi si
+violemment, que j'eusse &eacute;t&eacute; renvers&eacute; si je n'avais fait un bond en
+arri&egrave;re, mais il avait eu le temps d&eacute;j&agrave; de se jeter sur moi et de me
+prendre &agrave; bras-le-corps. Heureusement pour moi, la violence de l'attaque
+avait fait tomber de mes mains mon pistolet, en sorte que je ne pus &ecirc;tre
+tent&eacute; de m'en servir, et une lutte commen&ccedil;a entre nous durant laquelle
+nous ne pronon&ccedil;&acirc;mes ni l'un ni l'autre une parole. De son premier &eacute;lan
+il m'avait jet&eacute; &agrave; terre, mais j'&eacute;tais vigoureux, et les &eacute;tranges
+pr&eacute;occupations de danger dont ma jeunesse avait &eacute;t&eacute; la victime m'avaient
+pouss&eacute; &agrave; d&eacute;velopper en moi toutes les &eacute;nergies et toutes les adresses
+physiques. Je sentais son souffle sur mon visage, sa peau contre ma
+peau, ses muscles sur les miens, l'odeur de son corps. La haine
+d&eacute;cuplait mes forces, et, en m&ecirc;me temps, l'angoisse que l'on entend&icirc;t le
+bruit de notre lutte me donnait le sang-froid qu'il avait perdu. Apr&egrave;s
+quelques minutes de cette sauvage &eacute;treinte, et, comme il se sentait
+faiblir, il me mordit &agrave; l'&eacute;paule si cruellement que la douleur m'affola;
+je pus d&eacute;gager un de mes bras, et je le saisis &agrave; la gorge au risque de
+l'&eacute;touffer... Je le tenais sous moi maintenant, et je lui frappai la
+t&ecirc;te contre le parquet comme pour la briser. Il demeura une minute sans
+mouvement. Je crus l'avoir tu&eacute;. Je ramassai mon pistolet qui avait roul&eacute;
+jusqu'&agrave; la porte, et je revins lui baigner le front avec de l'eau pour
+le faire revenir &agrave; lui.</p>
+
+<p>Quand je me vis dans l'armoire &agrave; glace de la chambre, le collet de mon
+veston d&eacute;chir&eacute;, la figure meurtrie, la cravate en lambeaux, je fus pris
+d'un frisson comme si j'avais eu l&agrave; devant moi le spectre d'un autre
+Andr&eacute; Corn&eacute;lis. L'ignoble caract&egrave;re de cette aventure me fit fr&eacute;mir de
+d&eacute;go&ucirc;t, mais il ne s'agissait pas de mes d&eacute;licatesses de gentleman. Mon
+ennemi revenait &agrave; lui. Cette fois, j'&eacute;tais r&eacute;solu &agrave; en finir. J'avais la
+conscience d'avoir fait tout le possible pour tenir mon serment envers
+ma m&egrave;re. Que la faute retomb&acirc;t sur la destin&eacute;e... Le mis&eacute;rable s'&eacute;tait
+relev&eacute; &agrave; demi et il me regardait, le buste en avant. J'allai &agrave; lui, et
+je lui posai le canon du revolver presque sur le front.</p>
+
+<p>&mdash;Il est encore temps, lui dis-je; je te donne cinq minutes pour te
+d&eacute;cider au march&eacute; que je t'ai propos&eacute; tout &agrave; l'heure: les lettres, et
+cent mille francs avec la libert&eacute;, sinon, une balle dans la t&ecirc;te...
+Choisis... J'ai voulu t'&eacute;pargner &agrave; cause de ma m&egrave;re; mais je ne veux
+pas perdre mes deux vengeances... Si tu bouges, tu es mort... On
+m'arr&ecirc;tera, on fouillera tes papiers, on trouvera les lettres, on saura
+que j'avais le droit de te casser la t&ecirc;te... Ma m&egrave;re sera folle de
+douleur... Mais je serai veng&eacute;... J'ai dit. Tu as cinq minutes, pas une
+de plus.</p>
+
+<p>Sans doute mon visage exprimait une r&eacute;solution invincible. L'assassin
+regarda ce visage, puis la pendule. Il voulut faire un geste. Il vit que
+mon doigt allait appuyer sur la g&acirc;chette.</p>
+
+<p>&mdash;Je me rends, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Relevez-vous, repris-je.</p>
+
+<p>Il m'ob&eacute;it de nouveau machinalement.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; sont les lettres? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous les aurez, implora-t-il, avec une l&acirc;chet&eacute; de b&ecirc;te traqu&eacute;e
+sur sa face abjecte, vous me laisserez partir?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le jure, lui dis-je; et, comme je voyais une inqui&eacute;tude
+supr&ecirc;me dans ses prunelles, j'ajoutai:&mdash;Sur le souvenir de mon p&egrave;re...
+Et encore une fois, je demandai:</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; sont les lettres?...</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave;, dit-il, en me montrant la malle pos&eacute;e dans un coin.</p>
+
+<p>&mdash;Voici l'argent, fis-je, en lui jetant le portefeuille qui contenait
+la liasse des billets de banque.</p>
+
+<p>Y a-t-il comme un magn&eacute;tisme moral dans l'accent de certaines paroles et
+dans certaines expressions de physionomies? &Eacute;tait-ce la nature,
+particuli&egrave;rement saisissante &agrave; cette minute, du serment que je venais de
+prononcer? Ou bien cet homme avait-il eu assez de force d'esprit pour se
+dire que la croyance &agrave; ma bonne foi lui offrait seule une chance de
+salut? Quoi qu'il en soit, il n'eut pas un instant d'h&eacute;sitation; il
+ouvrit la malle cercl&eacute;e de fer, retira de l'un des casiers une bo&icirc;te de
+cuir jaune ferm&eacute;e avec une serrure de s&ucirc;ret&eacute;, puis, de cette bo&icirc;te, une
+enveloppe assez grande qu'il me jeta comme je lui avais jet&eacute; les billets
+de banque. Moi, de mon c&ocirc;t&eacute;, je n'eus pas un moment la crainte qu'il ne
+pr&icirc;t une arme dans sa malle, ni qu'il ne m'attaqu&acirc;t, tandis que je
+v&eacute;rifiais le contenu de l'enveloppe, laquelle renfermait trois lettres
+seulement, timbr&eacute;es, les deux premi&egrave;res au double timbre de Paris et de
+New York, la troisi&egrave;me &agrave; ceux de Paris et de Liverpool, et toutes les
+trois estampill&eacute;es &agrave; la date de janvier ou de f&eacute;vrier 1864.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout?... me demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, r&eacute;pondis-je; il faut que vous vous engagiez &agrave; partir ce
+soir par le premier train, sans vous &ecirc;tre trouv&eacute; avec votre fr&egrave;re, sans
+lui avoir &eacute;crit?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est promis, dit-il, et puis?...</p>
+
+<p>&mdash;Quand devait-il revenir vous voir?...</p>
+
+<p>&mdash;Samedi, fit-il, et il haussa les &eacute;paules... Le march&eacute; &eacute;tait conclu. Il
+a voulu attendre, pour me compter l'argent, que ce f&ucirc;t le jour de mon
+d&eacute;part pour le Havre, afin d'&ecirc;tre bien s&ucirc;r que je ne m'attarderais pas &agrave;
+Paris... C'est jou&eacute;, ajouta-t-il, et maintenant je m'en lave les
+mains...</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;douard Termonde, dis-je en me levant, rappelez-vous que je vous ai
+fait gr&acirc;ce, mais qu'il ne faudrait pas me tenter une seconde fois en
+vous retrouvant sur mon chemin ou sur celui d'un &ecirc;tre que j'aime...</p>
+
+<p>Je fis un geste de menace et je sortis, le laissant assis &agrave; la table
+pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre. &Agrave; peine fus-je dans le corridor, que mes nerfs,
+apr&egrave;s m'avoir &eacute;t&eacute; si &eacute;trangement soumis durant la lutte, me trahirent
+tout d'un coup. Mes jambes d&eacute;faillaient sous moi. J'eus peur de tomber
+l&agrave;, sur le tapis de ce couloir, et comment rendre compte du d&eacute;sordre de
+mes v&ecirc;tements? J'eus le courage d'ajuster les d&eacute;bris de ma cravate, de
+relever le col de mon veston pour dissimuler et sa d&eacute;chirure et l'&eacute;tat
+de ma chemise, d'enlever la poussi&egrave;re de mon chapeau qui avait &eacute;t&eacute; tout
+bossu&eacute; dans la lutte. J'essuyai mon visage avec mon mouchoir, et je
+descendis l'escalier d'un pas que je contraignis &agrave; rester paisible.
+L'inspecteur du premier &eacute;tage se trouvait sans doute occup&eacute; &agrave; un autre
+bout du corridor. Deux gar&ccedil;ons me regard&egrave;rent et parurent &eacute;tonn&eacute;s de mon
+aspect. Mon bon destin voulut qu'ils ne s'attardassent pas &agrave; essayer de
+savoir la cause du visible d&eacute;sordre o&ugrave; je me trouvais... J'&eacute;tais pr&ecirc;t &agrave;
+imaginer la fable d'une fausse agression, mais je sentais que mon
+trouble e&ucirc;t entra&icirc;n&eacute; les plus graves cons&eacute;quences. Enfin, j'&eacute;tais dans
+la cour... Je la traversai avec &eacute;pouvante. Si une personne de ma
+connaissance e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l&agrave;?... Je me jetai dans le premier fiacre, je
+donnai mon adresse. J'avais tenu ma parole. J'avais vaincu.</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001C.png" alt="C" /></span><span class="smcap">es</span>
+lettres achet&eacute;es bien cher,&mdash;puisque je les avais pay&eacute;es du
+sacrifice d'une de mes deux vengeances,&mdash;ces lettres accablantes pour
+mon beau-p&egrave;re, et qui le mettaient &agrave; ma discr&eacute;tion comme elles l'avaient
+mis &agrave; la discr&eacute;tion de son fr&egrave;re, durant des ann&eacute;es, qu'en allais-je
+faire? Je commen&ccedil;ai de les lire dans le fiacre qui me ramenait avenue
+Montaigne. La premi&egrave;re, tr&egrave;s longue et tr&egrave;s d&eacute;taill&eacute;e, rappelait &agrave;
+&Eacute;douard Termonde ses fautes pass&eacute;es et l'irr&eacute;missible d&eacute;tresse de sa
+situation. Cette lettre indiquait ensuite, sans rien pr&eacute;ciser, un moyen
+possible de r&eacute;parer en partie tant de d&eacute;sastres et de reconqu&eacute;rir une
+fortune. La premi&egrave;re condition &eacute;tait que le proscrit se soum&icirc;t
+scrupuleusement aux ordres de son fr&egrave;re. Il devait d'abord annoncer, &agrave;
+ceux qu'il fr&eacute;quentait d'ordinaire, son d&eacute;part de New-York, passer dans
+un nouveau quartier sous un nouveau nom et y attendre la prochaine
+lettre. Celle-ci &eacute;tait la seconde. Visiblement une r&eacute;ponse d'&Eacute;douard
+avait pris place entre les deux, acceptant l'offre de Jacques. Cette
+nouvelle lettre enjoignait au mis&eacute;rable de gagner Liverpool, o&ugrave; d'autres
+instructions l'attendraient. Ces instructions, objet du troisi&egrave;me
+billet, se bornaient &agrave; un rendez-vous fix&eacute; pour une date toute
+rapproch&eacute;e, vers dix heures du soir, dans Paris et sur la portion du
+trottoir de la rue de Jussieu qui fait face &agrave; la rue Guy-de-la-Brosse. &Agrave;
+ce moment, ces deux rues, situ&eacute;es entre le vieux jardin des Plantes et
+les b&acirc;timents de l'Entrep&ocirc;t des vins, sont aussi d&eacute;sertes qu'une place
+abandonn&eacute;e de province. Du projet con&ccedil;u par Jacques Termonde et qui
+devait faire la mati&egrave;re de leur premier entretien apr&egrave;s tant d'ann&eacute;es,
+il n'en &eacute;tait pas plus question dans ce billet que dans les deux autres.
+Mais quand je n'aurais pas eu, moi, l'aveu arrach&eacute; &agrave; la surprise
+&eacute;pouvant&eacute;e du faux Rochdale, la concordance des dates entre ce rappel
+clandestin et l'assassinat de mon p&egrave;re constituait seule une preuve
+ind&eacute;niable. Je les lus et les relus, ces feuilles accusatrices,&mdash;comme
+j'avais lu et relu les pages &eacute;crites &agrave; la m&ecirc;me &eacute;poque par mon
+p&egrave;re&mdash;d'abord dans cette voiture de place, puis chez moi, dans la
+solitude de mon appartement. Et l'horrible complot qui m'avait rendu
+orphelin acheva de s'&eacute;clairer d'une lumi&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise et
+affreuse. Cette rue de Jussieu, o&ugrave; Jacques avait jou&eacute; aupr&egrave;s d'&Eacute;douard
+le r&ocirc;le d'un sinistre tentateur, je me trouvais par hasard la conna&icirc;tre
+parfaitement. Mon ancien camarade de Versailles, Joseph Dediot, avait
+occup&eacute; &agrave; deux pas, rue Cuvier, un petit logement, durant les ann&eacute;es qui
+avaient suivi notre sortie du coll&egrave;ge. Que de fois j'&eacute;tais venu le
+surprendre l'apr&egrave;s-midi ou le matin, pour passer avec lui quelques
+heures et l'emmener dans un de ces restaurants du quai &agrave; travers les
+fen&ecirc;tres desquels nous aimions &agrave; regarder l'eau verte de la Seine, le
+travail des mariniers et le d&eacute;fil&eacute; des bateaux! Mes pieds avaient foul&eacute;
+joyeusement ce pav&eacute; sur lequel les deux complices s'&eacute;taient promen&eacute;s
+durant les heures de ce premier rendez-vous du crime... Maintenant je
+les voyais qui allaient et venaient, d'un bec de gaz &agrave; l'autre,
+j'entendais le bruit de leurs pas, je discernais l'accent de la voix de
+celui qui devait &ecirc;tre mon beau-p&egrave;re. Elle disait, cette voix insinuante
+et passionn&eacute;e, des paroles dont les cons&eacute;quences avaient pes&eacute; sur toute
+ma vie. Mon p&egrave;re &eacute;tait mort de ces paroles, ma tante aussi, puisque le
+chagrin &eacute;tait &agrave; la source de cette maladie du cerveau qui l'avait
+emport&eacute;e. Moi-m&ecirc;me, je n'avais tant souffert durant mon enfance, je ne
+souffrais si cruellement dans cette minute m&ecirc;me, qu'&agrave; cause des phrases
+prononc&eacute;es sur ce trottoir... Et je revoyais aussi le visage d&eacute;compos&eacute;
+de l'inf&acirc;me coquin dont la morsure avait si profond&eacute;ment marqu&eacute; mon
+&eacute;paule gauche que je la remuais avec douleur; je l'apercevais
+maintenant, moi &agrave; peine sorti de sa chambre, qui r&eacute;parait le d&eacute;sordre de
+ses v&ecirc;tements, bouclait ses malles, pressait sur le timbre pour appeler
+le domestique, demandait sa note, la r&eacute;glait avec un des billets que je
+lui avait jet&eacute;s...&mdash;et il partait. On chargeait la malle sur la voiture,
+il se faisait conduire en h&acirc;te &agrave; une gare,&mdash;sans doute celle du Nord,
+parce qu'elle est plus pr&egrave;s de la fronti&egrave;re. Il prenait le premier
+train, il l'avait pris... Et il s'en allait, et jamais plus je ne le
+tiendrais &agrave; ma merci... La fureur m'envahissait de nouveau. Il n'avait
+pas eu le temps de fuir tr&egrave;s loin... Si je courais &agrave; la pr&eacute;fecture de
+police. Le signalement que je pouvais donner suffirait. On l'arr&ecirc;terait.
+Je lui avais jur&eacute; sur le souvenir de mon p&egrave;re que je le laisserais
+partir. Allons donc! Des serments envers un pareil bandit!... On
+l'arr&ecirc;terait. On <i>les</i> arr&ecirc;terait.&mdash;Et ma m&egrave;re?... Ma m&egrave;re?... Pour la
+premi&egrave;re fois depuis que le soup&ccedil;on de funeste v&eacute;rit&eacute; me poss&eacute;dait, je
+me r&eacute;voltai contre son souvenir. &Agrave; cette minute, et sous le coup de la
+col&egrave;re dont m'enflammait l'image du meurtrier s'enfuyant, j'osai me
+reprocher comme une faiblesse le mouvement de pi&eacute;t&eacute; qui m'avait fait
+sacrifier une moiti&eacute; de ma vengeance au repos de cette m&egrave;re tant aim&eacute;e.
+&laquo;Et qu'elle souffre, me disais-je avec f&eacute;rocit&eacute;, qu'elle soit punie de
+n'&ecirc;tre pas demeur&eacute;e fid&egrave;le au souvenir du pauvre mort!...&raquo; Et puis
+j'avais honte d'un pareil &eacute;garement de ma pens&eacute;e comme d'un crime...
+Avoir v&eacute;cu quinze ans aupr&egrave;s d'un assassin, portant son nom, partageant
+sa vie! Ah! elle ne supporterait pas cette r&eacute;v&eacute;lation; je ne
+supporterais pas, moi, le remords de lui avoir r&eacute;v&eacute;l&eacute; une si hideuse
+chose. &laquo;Non, reprenais-je, qu'il s'&eacute;chappe!...&raquo; Et, malgr&eacute; moi, je
+regardais la pendule. Le balancier allait, et &agrave; chacun de ces retours,
+les chances de fuite du mis&eacute;rable devenaient plus nombreuses. &laquo;Quel
+chemin a-t-il pris? me demandais-je; il doit &ecirc;tre parti pour
+l'Angleterre...&raquo; Et je me repr&eacute;sentais un train dans la nuit, un vaste
+port... La noire houle frissonne sous le paquebot, les voyageurs se
+pr&eacute;cipitent sur la passerelle, &eacute;clair&eacute;e par des falots... Un long
+sifflement... L'h&eacute;lice bat la mer... Le bateau s'&eacute;branle... Encore
+quelques heures et l'homme est &agrave; Londres... Il a disparu dans l'immense
+ville... &laquo;&Ocirc; ma m&egrave;re!... ma m&egrave;re!... m'&eacute;criais-je en me jetant sur le
+canap&eacute; et me tordant de d&eacute;sespoir. Ce que j'aurai fait pour toi!...&raquo;</p>
+
+<p>Je me relevai. J'&eacute;cartai violemment cette image, afin de lui substituer
+celle de l'autre, du fr&egrave;re. Celui-l&agrave;, du moins, ne pouvait pas
+m'&eacute;chapper. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, j'avais tout
+le loisir de pr&eacute;parer la mienne,&mdash;&agrave; mon aise. Celui-l&agrave; ne s'enfuirait
+pas comme son complice. La r&eacute;ussite m&ecirc;me de son crime, son mariage avec
+ma m&egrave;re faisait de lui mon prisonnier. Je savais o&ugrave; le trouver toujours,
+et toujours j'aurais la libert&eacute; de l'aborder, de provoquer entre nous
+deux la sc&egrave;ne n&eacute;cessaire &agrave; l'ex&eacute;cution de mon dessein. Quel dessein?
+Mais celui-l&agrave; m&ecirc;me qui m'avait d&eacute;j&agrave; hant&eacute;, celui qui d'avance m'avait
+paru la compensation suffisante, si je laissais &eacute;chapper l'un de mes
+deux ennemis. Brusquement ce dessein se formula devant mon esprit, avec
+la nettet&eacute; d'une r&eacute;solution prise, et je m'entendis prononcer &agrave; haute
+voix ces paroles: &laquo;Je vais le tuer...&raquo; Je r&eacute;p&eacute;tai plusieurs fois: &laquo;Je
+vais le tuer, je vais le tuer...&raquo; avec une sorte de fr&eacute;n&eacute;sie, comme
+enivr&eacute; d'une subite hallucination, qui me montrait le cadavre de cet
+inf&acirc;me mari de ma m&egrave;re, rigide,&mdash;&eacute;teints ces yeux dont j'avais tant subi
+le regard,&mdash;muette cette bouche qui avait propos&eacute; le march&eacute;,&mdash;glac&eacute; le
+front o&ugrave; avait germ&eacute; le projet. Il ne bougerait plus jamais ce corps
+dont j'avais d&eacute;test&eacute; tous les mouvements. Cette vision de haine me
+procura quelques secondes d'un &eacute;trange d&eacute;lice. &laquo;Enfin, enfin, repris-je
+tout haut encore, je vais le tuer...&raquo; Et tout de suite l'in&eacute;vitable
+question se posa:</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>Ce que j'avais voulu &eacute;viter &agrave; tout prix, c'&eacute;tait que ma m&egrave;re f&ucirc;t
+&eacute;clair&eacute;e sur le drame de la mort de mon p&egrave;re; je n'avais pas sacrifi&eacute; &agrave;
+ce respect religieux de ses illusions ma premi&egrave;re vengeance, pour
+atteindre la malheureuse femme plus cruellement encore par les
+cons&eacute;quences de la seconde. Il fallait donc combiner cette seconde
+vengeance, de mani&egrave;re &agrave; &ecirc;tre bien s&ucirc;r que j'&eacute;chapperais moi-m&ecirc;me &agrave; la
+justice... Je devrais mettre, &agrave; tuer mon beau-p&egrave;re, autant de pr&eacute;caution
+que lui autrefois &agrave; faire tuer mon p&egrave;re... Tranchons le mot. Il me
+fallait l'assassiner?... L'assassiner, oui, c'est ainsi qu'on appelle
+l'action de tuer un homme sans qu'il se d&eacute;fende,&mdash;et les choses se
+passeraient ainsi. Quelque ing&eacute;nieux que f&ucirc;t le pi&egrave;ge o&ugrave; je
+l'attirerais, que je lui versasse du poison goutte par goutte, que je
+l'attendisse au coin d'une rue pour le poignarder, que je lui tirasse un
+coup de pistolet, il n'y avait pas deux fa&ccedil;ons de nommer cela. Un
+assassinat? Je serais, moi aussi, un assassin... Tout ce que ce terme
+repr&eacute;sente de basse infamie s'&eacute;voqua tout d'un coup devant ma pens&eacute;e,
+et, pour la premi&egrave;re fois, j'eus peur de la vengeance que j'avais tant
+souhait&eacute;e, &agrave; laquelle j'avais v&eacute;cu suspendu depuis mon enfance, comme &agrave;
+l'unique, &agrave; la supr&ecirc;me r&eacute;paration de tant de mis&egrave;res. Lorsque je
+constatai cette soudaine d&eacute;faillance de mon &eacute;nergie devant l'acte enfin
+possible, je demeurai d'abord comme &eacute;tonn&eacute;. Je fermai les yeux pour
+mieux ramasser mon &acirc;me sur elle-m&ecirc;me, et je dus me dire de nouveau:
+&laquo;J'ai peur...&raquo; Peur de quoi? Peur d'un mot!... Car ce n'&eacute;tait l&agrave; qu'un
+mot. Cette vengeance &agrave; laquelle j'avais sacrifi&eacute; m&ecirc;me le respect que
+l'on doit &agrave; la volont&eacute; des mourants,&mdash;puisque j'avais manqu&eacute; au v&#339;u
+exprim&eacute; par ma tante dans son agonie,&mdash;cette vengeance me trouvait
+soudainement &eacute;pouvant&eacute;, parce que la besogne &agrave; faire r&eacute;pugnait, &agrave;
+quoi?... &laquo;Aux pr&eacute;jug&eacute;s de ma classe et de mon temps&raquo;, r&eacute;pondis-je,
+aussit&ocirc;t que j'eus lucidement aper&ccedil;u ce brusque arr&ecirc;t de ma l&acirc;chet&eacute;.
+&laquo;Oui, continuai-je, de ma l&acirc;chet&eacute;... J'ai peur d'assassiner... Mais si
+je fusse n&eacute; dans l'Italie du quinzi&egrave;me si&egrave;cle, h&eacute;siterais-je &agrave;
+empoisonner le meurtrier de mon p&egrave;re? H&eacute;siterais-je &agrave; lui tirer un coup
+de fusil, si j'avais, seulement grandi dans la Corse d'il y a cinquante
+ans? Ne suis-je donc rien qu'un civilis&eacute;, un mis&eacute;rable et impuissant
+r&ecirc;veur, qui voudrait bien agir, mais qui n'ose pas se tacher les mains &agrave;
+l'action?...&raquo;</p>
+
+<p>Et je me posai le dilemme de ma situation pr&eacute;sente, dans toute sa
+nettet&eacute; imp&eacute;rieuse, absolue, in&eacute;vitable:&mdash;ou bien venger mon p&egrave;re en
+livrant son assassin &agrave; la justice des magistrats, puisque le sage M.
+Massol avait eu la prudence d'accomplir les quelques actes interruptifs
+de la prescription, ou bien me faire justice moi-m&ecirc;me. Il y avait une
+troisi&egrave;me hypoth&egrave;se, une seule: &eacute;pargner le sc&eacute;l&eacute;rat, souffrir qu'il
+occup&acirc;t la place de sa victime, au foyer de ma m&egrave;re, &agrave; mon foyer &agrave; moi,
+dont il m'avait chass&eacute;. &Agrave; cette id&eacute;e, la fureur me reprenait. Si le
+civilis&eacute; h&eacute;sitait devant le scrupule, cette h&eacute;sitation n'emp&ecirc;chait pas
+le sauvage qui sommeille en nous d'&eacute;prouver cet app&eacute;tit du talion qui
+remue, comme la faim et la soif, toute la nature animale de l'homme,
+toute sa chair et tout son sang. &laquo;Allons, me dis-je, j'assassinerai mon
+beau-p&egrave;re, puisque c'est le mot propre. Est-ce qu'il a eu peur, lui,
+d'assassiner mon p&egrave;re? Il a tu&eacute;. Il sera tu&eacute;. &#338;il pour &#339;il, dent pour
+dent, c'est le droit primitif, et le reste est mensonge...&raquo;</p>
+
+<p>La nuit &eacute;tait venue tout &agrave; fait, &agrave; travers ces r&ecirc;veries. J'&eacute;tais la
+proie d'une agitation f&eacute;brile, qui contrastait singuli&egrave;rement avec le
+calme dont j'&eacute;tais rempli si peu d'heures auparavant, lorsque je montais
+les marches de l'escalier du Grand-H&ocirc;tel. C'est qu'aussi la situation
+avait bien chang&eacute;. Alors je me pr&eacute;parais &agrave; une lutte, &agrave; une esp&egrave;ce de
+duel. J'allais affronter un homme que j'avais &agrave; vaincre, l'attaquer en
+face et sans tra&icirc;trise, et je n'avais pas trembl&eacute;. C'&eacute;tait l'esp&egrave;ce
+d'ignoble hypocrisie qu'il y a dans l'assassinat clandestin qui venait
+de me faire trembler &agrave; l'id&eacute;e de tuer mon beau-p&egrave;re, ainsi, dans les
+t&eacute;n&egrave;bres d'un guet-apens. J'avais domin&eacute; ce tremblement une premi&egrave;re
+fois. J'appr&eacute;hendai qu'il ne me ressais&icirc;t, et de subir une de ces
+insomnies d'o&ugrave; l'on se l&egrave;ve incapable d'agir avec sang-froid, et d&eacute;j&agrave; je
+me sentais impuissant &agrave; supporter l'attente, je voulais agir d&egrave;s le
+lendemain, ex&eacute;cuter aussit&ocirc;t le plan auquel je m'arr&ecirc;terais,&mdash;dans les
+vingt-quatre heures, quel qu'il f&ucirc;t. D&egrave;s maintenant, je pouvais tromper
+mon trouble nerveux par un commencement de cette action. Pour parer
+d'avance &agrave; tout soup&ccedil;on, ne devais-je pas me montrer &agrave; des gens qui
+attesteraient, au besoin, qu'ils m'avaient vu tranquille, insouciant et
+presque gai? Je m'habillai, d&eacute;cid&eacute; &agrave; d&icirc;ner dans un endroit o&ugrave; j'&eacute;tais
+connu, et &agrave; user le reste de cette nuit au club. Lorsque je fus dans
+l'avenue des Champs-&Eacute;lys&eacute;es, toute fourmillante de voitures et de
+promeneurs, par la ti&egrave;de soir&eacute;e de ce jour bleu du mois de mai, j'eus la
+sensation physique d'une douceur de vivre, &eacute;parse dans l'air. Le ciel
+frissonnait de l'innombrable palpitation des &eacute;toiles. Les jeunes
+feuillages tremblaient sous la caresse d'une brise lente. Des
+guirlandes de lumi&egrave;re annon&ccedil;aient l'entr&eacute;e des jardins de plaisir. Je
+passai devant un restaurant qui avait r&eacute;pandu ses tables jusqu'au bord
+de l'all&eacute;e. Des jeunes gens et des jeunes femmes achevaient de d&icirc;ner l&agrave;,
+gaiement. Les cuivres des caf&eacute;s-concerts m'arrivaient affaiblis par la
+distance, et les voitures roulaient, roulaient toujours, emportant du
+c&ocirc;t&eacute; du Bois des milliers de baisers et de paroles tendres.
+L'opposition, entre cette f&ecirc;te de printemps &agrave; Paris et le tragique de ma
+destin&eacute;e, me saisit avec trop de force. Qu'avais-je fait au sort pour
+m&eacute;riter d'&ecirc;tre le seul, parmi cette foule, &agrave; subir une pareille &eacute;preuve?
+Pourquoi un homme s'&eacute;tait-il rencontr&eacute; sur mon chemin, capable de
+pousser la passion jusqu'au crime, dans un monde o&ugrave; la passion est si
+b&eacute;nigne, si ch&eacute;tive, si m&eacute;diocre d'habitude? Il n'y avait peut-&ecirc;tre pas,
+dans toute la haute soci&eacute;t&eacute;, quatre personnages assez audacieux pour
+simplement concevoir un projet semblable &agrave; celui que Jacques Termonde
+avait ex&eacute;cut&eacute; avec une si intr&eacute;pide logique dans son d&eacute;sir. Et justement
+ce sc&eacute;l&eacute;rat, d'une effrayante profondeur de sentiment, &eacute;tait mon
+beau-p&egrave;re. Une fois de plus, je sentis passer sur moi ce souffle de
+fatalit&eacute; qui, souvent d&eacute;j&agrave;, m'avait frapp&eacute; d'une sorte d'horreur
+myst&eacute;rieuse. Je me sentis incapable de supporter la vue de la face
+humaine. Je tournai brusquement le dos &agrave; la portion bruyante et claire
+des Champs-&Eacute;lys&eacute;es, et je montai vers l'Arc-de-Triomphe. Je pris sans
+r&eacute;fl&eacute;chir l'avenue du Bois, j'inclinai &agrave; droite pour fuir les voitures,
+puis je m'engageai sur des routes presque d&eacute;sertes. Avais-je ob&eacute;i, sans
+m'en rendre compte, &agrave; une de ces r&eacute;miniscences presque animales, qui
+nous ram&egrave;nent dans les chemins o&ugrave; nous avons d&eacute;j&agrave; pass&eacute;? Voici que je
+reconnus, &agrave; la clart&eacute; de la molle et bleu&acirc;tre lune du printemps, la
+place o&ugrave; j'avais march&eacute; cet hiver, en compagnie de mon beau-p&egrave;re, lors
+de la premi&egrave;re promenade que nous eussions faite au Bois, ensemble.
+C'&eacute;tait le jour o&ugrave;, venu chez moi, sous le pr&eacute;texte d'une livraison de
+Revue &agrave; redemander, je l'avais contraint de regarder en face le portrait
+de sa victime. Je le revis en pens&eacute;e, qui avan&ccedil;ait sous le ciel froid
+d'hiver, sur le m&ecirc;me sentier, entre les gazons pauvres, et ses cheveux
+grisonnants; et sa haute taille, prise dans son pardessus. Je me
+rappelai quelle &eacute;trange piti&eacute; avait serr&eacute; mon c&#339;ur &agrave; le regarder ainsi,
+tout triste, tout bris&eacute;, comme vaincu. L'&eacute;vocation de ce souvenir me le
+rendit soudain vivant, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; l&agrave; encore, &agrave; deux pas de moi,
+et cette sensation aigu&euml; de son existence me fit mieux sentir, du m&ecirc;me
+coup, toute la signification du mot effrayant et myst&eacute;rieux:&mdash;tuer...
+Tuer?... J'allais le tuer, dans quelques heures peut-&ecirc;tre, au plus tard
+dans quelques jours. L'angoisse que j'avais essay&eacute; de fuir, en sortant
+de ma maison, et en marchant ainsi, venait de me reprendre, et je me
+posai enfin la question devant laquelle j'avais recul&eacute; tout &agrave; l'heure:
+&laquo;Je vais le tuer, en ai-je le droit?...&raquo; Comme les feuillages remuaient
+doucement autour de moi, qui m'&eacute;tais laiss&eacute; tomber sur un banc, &eacute;cras&eacute;
+de souffrance! J'&eacute;tais dans l'ombre... J'entendis des voix qui
+s'approchaient; deux formes pass&egrave;rent sur la route, &agrave; quelques m&egrave;tres de
+moi. C'&eacute;taient un jeune homme et une jeune femme qui ne me virent pas.
+Ils s'arr&ecirc;t&egrave;rent pour unir leurs l&egrave;vres. La lune les baignait de sa
+lumi&egrave;re. Je me mis &agrave; fondre en larmes. Je pleurai, pleurai,
+ind&eacute;finiment. Ah! j'&eacute;tais jeune, moi aussi, j'avais dans le c&#339;ur un flot
+de tendresse dont j'&eacute;touffais, et par cette nuit parfum&eacute;e, &eacute;toil&eacute;e et
+frissonnante, j'&eacute;tais l&agrave; dans un coin d'ombre, farouche, &agrave; m&eacute;diter un
+assassinat!</p>
+
+<p>&laquo;Non, me dis-je, une ex&eacute;cution.&mdash;Est-ce que mon beau-p&egrave;re a m&eacute;rit&eacute; la
+mort?&mdash;Oui.&mdash;Est-ce que le bourreau qui fait tomber dans le panier la
+t&ecirc;te du condamn&eacute;, doit s'appeler un assassin?&mdash;- Non; eh bien! je serai
+le bourreau, et pas autre chose...&raquo; Je me levai de ce banc o&ugrave; j'avais
+vers&eacute; mes derni&egrave;res larmes de l&acirc;chet&eacute;.&mdash;C'est ainsi que je qualifiai en
+moi-m&ecirc;me, ces chaudes larmes dont je me souviens aujourd'hui, comme
+d'une preuve derni&egrave;re que je n'&eacute;tais pas n&eacute; pour ce que j'ai fait. Je
+repris la route de Paris, et je tendis toutes les forces de mon esprit
+sur ce point unique: &laquo;J'ai le droit d'ex&eacute;cuter l'assassin de mon p&egrave;re...
+Quand la soci&eacute;t&eacute; frappe un coupable, au nom de quoi d&eacute;cr&egrave;te-t-elle que
+ce coupable a m&eacute;rit&eacute; la mort? Est-ce qu'elle poss&egrave;de mission d'en haut
+pour cette &#339;uvre de justice? Elle a simplement re&ccedil;u d&eacute;l&eacute;gation de tous
+les membres qui la composent, pour agir en leur nom. C'est leur droit, &agrave;
+eux, de se d&eacute;fendre, qui fait son droit, &agrave; elle, de punir. Il existe
+comme un contrat tacite, pass&eacute; entre elle et nous. Si chaque citoyen
+n'avait pas son droit propre de se d&eacute;fendre, la communaut&eacute; n'aurait pas
+le droit de ch&acirc;tier les criminels, puisque son droit n'est que
+l'addition des droits de tous. Il se trouve que le contrat pass&eacute; entre
+elle et moi ne peut pas s'ex&eacute;cuter, pour des raisons sup&eacute;rieures. Je
+d&eacute;nonce le pacte et je reprends mon droit premier... Quel droit? Celui
+de me d&eacute;fendre... N'y a-t-il pas en effet un droit de d&eacute;fense morale,
+comme il y a un droit de d&eacute;fense physique? Mon beau-p&egrave;re a tu&eacute; mon p&egrave;re,
+et il a &eacute;pous&eacute; ma m&egrave;re. Il m'a vol&eacute; les deux plus ch&egrave;res affections de
+ma vie, et il ne serait pas l&eacute;gitime de l'abattre comme un voleur qui
+entre, la nuit, par la fen&ecirc;tre!...&raquo; Je multipliais les arguments. Par
+minute, j'arrivais &agrave; faire taire une voix qui parlait en moi, plus fort
+que mon app&eacute;tit de vengeance et que mes raisonnements, et cette voix
+pronon&ccedil;ait les paroles qui avaient &eacute;t&eacute; celles de ma tante autrefois: &laquo;Il
+faut laisser &agrave; Dieu le soin de punir...&mdash;&Agrave; Dieu? r&eacute;pliquais-je, et s'il
+n'y a pas de Dieu? S'il y en a un, que la faute retombe sur lui qui a
+laiss&eacute; les circonstances se disposer de la sorte...&raquo; Je reprenais: &laquo;Ce
+sont des images d'enfance qui me reviennent, parce que mon cerveau est
+fatigu&eacute; d'&eacute;motions. C'est mon christianisme qui repara&icirc;t, comme chez les
+malades qui tremblent devant l'enfer auquel ils ne croyaient pas, quand
+ils &eacute;taient bien portants...&raquo; Et puis tous ces scrupules de ma
+conscience me paraissaient de froides et vaines discussions, bonnes
+pour des philosophes ou des confesseurs. Il y avait un fait
+indiscutable, absolu: je ne pouvais pas subir davantage que l'assassin
+de mon p&egrave;re continu&acirc;t d'&ecirc;tre le mari de ma m&egrave;re.&mdash;Il y avait un second
+fait non moins &eacute;vident: je ne pouvais pas d&eacute;noncer cet homme &agrave; la
+justice, sans tuer ma m&egrave;re du coup, ou du moins empoisonner &agrave; jamais sa
+vie. Donc, c'&eacute;tait &agrave; moi d'&ecirc;tre mon propre tribunal, le juge et le
+bourreau dans ma propre cause. Que m'importaient les sophismes pour ou
+contre? Je devais d'abord &eacute;couter mon instinct de fils, et cet instinct
+me criait: &laquo;Tue!&raquo;&mdash;Je devais tuer.</p>
+
+<p>Je marchais vite, fixant mon regard int&eacute;rieur sur cette id&eacute;e, avec une
+esp&egrave;ce de tragique d&eacute;lice, car je sentais que, du moins, mes
+irr&eacute;solutions avaient cess&eacute;, et que j'agirais. Tout d'un coup, et comme
+je d&eacute;bouchais sur l'Arc-de-Triomphe, je me rappelai avoir rencontr&eacute; l&agrave;,
+pour la derni&egrave;re fois, un de mes compagnons de Cercle, qui s'&eacute;tait br&ucirc;l&eacute;
+la cervelle le lendemain. Par quel myst&egrave;re ce souvenir fit-il tout d'un
+coup surgir en moi une s&eacute;rie de nouvelles pens&eacute;es? Je m'arr&ecirc;tai, le c&#339;ur
+battant... Je venais d'entrevoir le salut. Fou que j'avais &eacute;t&eacute;, comme
+toujours, et entra&icirc;n&eacute; par une imagination sans discernement! Mon
+beau-p&egrave;re mourrait, je l'avais condamn&eacute; au nom de mon droit
+imprescriptible de fils vengeur, mais ne pouvais-je pas le contraindre &agrave;
+mourir de sa propre main? N'avais-je pas en ma possession de quoi
+l'acculer au suicide? Si j'allais &agrave; lui sans plus d'ambages ni de
+sous-entendus, et si je lui disais: &laquo;Je tiens la preuve que vous &ecirc;tes le
+meurtrier de mon p&egrave;re, je vous donne le choix, vous vous tuerez ou je
+vous d&eacute;nonce &agrave; ma m&egrave;re...&raquo; Que me r&eacute;pondrait-il? Lui, qui aimait sa
+femme avec cette idol&acirc;trie partag&eacute;e dont j'avais tant souffert, il
+consentirait &agrave; ce qu'elle s&ucirc;t la v&eacute;rit&eacute;, &agrave; ce qu'elle le consid&eacute;r&acirc;t
+comme un inf&acirc;me, un l&acirc;che assassin? Non, jamais. Il aimerait mieux
+mourir... Et tout de suite mon c&#339;ur, &eacute;puis&eacute; de sensations douloureuses,
+se pr&eacute;cipita vers cette porte d'esp&eacute;rance, subitement ouverte. &laquo;J'aurai
+fait mon devoir, me disais-je, et je n'aurai pas de sang sur les
+mains... Ma conscience ne sera pas salie de cette tache...&raquo; Et
+j'&eacute;prouvai comme un soulagement immense du poids des remords ressentis
+par avance dans mon agonie de tout &agrave; l'heure. Je continuai, me tra&ccedil;ant
+le tableau de l'avenir, enfin d&eacute;livr&eacute; de ce sombre nuage qui avait voil&eacute;
+de son deuil le ciel de ma jeunesse: &laquo;Il se tuera... Ma m&egrave;re le
+pleurera... Mais je saurai l'art d'essuyer ses larmes... Son c&#339;ur
+saignera, mais sur cette blessure je poserai le baume de ma tendresse...
+Toutes les heures douces que l'assassin nous a vol&eacute;es, nous les vivrons
+ensemble quand il ne sera plus l&agrave;, quand je pourrai lui montrer, &agrave; elle,
+comment je l'aime. Les caresses que je ne lui ai pas donn&eacute;es, lorsque
+j'&eacute;tais enfant, parce que l'autre me gla&ccedil;ait de sa seule pr&eacute;sence, je
+les lui donnerai. Les mots que je ne lui ai pas fait entendre, les
+tendres phrases, qui se sont arr&ecirc;t&eacute;es sur le bord de mon c&#339;ur et de mes
+l&egrave;vres, je les prononcerai. Nous quitterons Paris et ces tristes
+souvenirs. Nous nous retirerons dans quelque endroit perdu, bien loin,
+o&ugrave; elle n'aura que moi, o&ugrave; je n'aurai qu'elle... Je me consacrerai &agrave; sa
+vieillesse. Qu'ai-je besoin d'autres amours, d'une autre famille...? La
+souffrance attendrit l'&acirc;me. Cette souffrance la fera m'aimer davantage.
+Ah! que nous serons heureux...!&raquo; Des larmes, de nouveau, me vinrent, qui
+se s&eacute;ch&egrave;rent sur mes joues,&mdash;comme elles avaient jailli,&mdash;sous le coup
+de la brusque apparition d'une pens&eacute;e. La voix int&eacute;rieure venait de
+reprendre: &laquo;Et si le mis&eacute;rable refuse de se tuer?...&raquo; Oui, s'il allait
+ne pas me croire, quand je le menacerais de le d&eacute;noncer? Ne m'avait-il
+pas vu, depuis des mois, me faire son complice dans les soins qu'il
+prenait d'entretenir l'aveuglement de ma m&egrave;re? Ne savait-il pas combien
+je l'aimais, cette m&egrave;re, lui qui avait &eacute;t&eacute; jaloux de mon affection de
+fils, comme j'&eacute;tais jaloux de sa tendresse de mari? Ne me r&eacute;pondrait-il
+pas: &laquo;D&eacute;nonce-moi...&raquo; s&ucirc;r a l'avance que je ne voudrais pas porter ce
+coup &agrave; la pauvre femme...? &laquo;Allons donc, r&eacute;pondais-je &agrave; ces objections;
+jusqu'ici je soup&ccedil;onnais; aujourd'hui je sais. Il ne doutera pas que
+cette &eacute;vidence ne me rende capable de tout oser... Et puis, s'il refuse,
+j'aurai tent&eacute; l'impossible pour &eacute;viter le meurtre... Que la destin&eacute;e
+s'accomplisse!...&raquo;</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001I.png" alt="I" /></span><span class="smcap">l</span>
+&eacute;tait quatre heures de l'apr&egrave;s-midi, le lendemain, lorsque je me
+pr&eacute;sentai &agrave; l'h&ocirc;tel du boulevard de Latour-Maubourg. Je savais que,
+selon toute probabilit&eacute;, ma m&egrave;re serait sortie pour quelques visites. Je
+pensais aussi que mon beau-p&egrave;re ne se serait pas senti mieux &agrave; la suite
+de la course matinale qu'il avait faite la veille, jusqu'au Grand-H&ocirc;tel.
+J'esp&eacute;rais donc le trouver au logis, peut-&ecirc;tre couch&eacute;. Ma m&egrave;re, en
+effet, n'&eacute;tait pas l&agrave;, et il &eacute;tait, lui, rest&eacute; &agrave; la maison. Il se tenait
+dans ce cabinet de travail au plafond rev&ecirc;tu de sombres voussures de
+bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille-morte et
+d'or, o&ugrave; nous avions eu notre premi&egrave;re explication. Celle que je venais
+provoquer &eacute;tait d'une autre importance, et cependant j'&eacute;tais moins &eacute;mu
+cette fois-ci que l'autre. La certitude enfin poss&eacute;d&eacute;e me procurait un
+calme singulier, au point que je me souviens d'avoir pu causer une
+minute avec le valet de pied qui m'introduisait et qui avait un enfant
+malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la premi&egrave;re fois, &agrave;
+travers une des fen&ecirc;tres de l'escalier, un long et fumeux tuyau d'usine
+dress&eacute;, depuis cet hiver sans doute, par del&agrave; le petit jardin. La
+libert&eacute; de mon esprit &eacute;tait donc intacte&mdash;il faut bien que je le
+reconnaisse pour &ecirc;tre sinc&egrave;re jusqu'au bout&mdash;&agrave; la minute o&ugrave; je p&eacute;n&eacute;trai
+dans la vaste pi&egrave;ce. J'aper&ccedil;us aussit&ocirc;t mon beau-p&egrave;re qui, plong&eacute; dans
+un grand fauteuil au coin de la chemin&eacute;e dont la trappe &eacute;tait baiss&eacute;e,
+coupait les pages d'un livre nouveau, avec un poignard &agrave; lame large,
+courte et forte. Il avait rapport&eacute; ce couteau d'Espagne, comme beaucoup
+d'autres armes qui tra&icirc;naient un peu partout dans les diverses pi&egrave;ces o&ugrave;
+il habitait. Je comprenais maintenant &agrave; quel ordre d'id&eacute;es se rattachait
+cette singuli&egrave;re manie. Il &eacute;tait habill&eacute; comme pour sortir, mais le
+caract&egrave;re alt&eacute;r&eacute; de sa physionomie t&eacute;moignait de l'intensit&eacute; de la crise
+qu'il avait subie et qui pesait encore sur tout son &ecirc;tre. Probablement
+mon visage, &agrave; moi, exprimait une r&eacute;solution extraordinaire, car je
+reconnus &agrave; ses yeux, d&egrave;s que nos regards se furent rencontr&eacute;s, qu'il
+venait de lire jusqu'au fond de ma pens&eacute;e. Il me dit n&eacute;anmoins un:
+&laquo;C'est toi, Andr&eacute;, comme tu es aimable d'&ecirc;tre venu...&raquo; qui me prouva,
+une fois de plus, le degr&eacute; de son empire sur lui-m&ecirc;me, et il me tendit
+une main que je ne pris pas. Cet &eacute;trange refus oppos&eacute; &agrave; son geste
+d'accueil, le silence que je gardai pendant les premi&egrave;res minutes, la
+contraction de mes traits sans doute et mes yeux mena&ccedil;ants, achev&egrave;rent
+de l'&eacute;clairer sur la disposition d'esprit dans laquelle je venais &agrave; lui.
+Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la
+chambre, et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se
+servir. Il se leva, s'adossa au marbre de la chemin&eacute;e, et, croisant les
+bras, me regarda de cet air altier qu'il savait prendre, et dont il
+m'avait humili&eacute; tant de fois, durant toute ma jeunesse. Je fus le
+premier &agrave; rompre le silence; je lui dis, r&eacute;pondant &agrave; sa phrase gracieuse
+sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face:</p>
+
+<p>&mdash;Le temps des mensonges est pass&eacute;... Vous avez devin&eacute; que je sais
+tout?...</p>
+
+<p>Il fron&ccedil;a le sourcil comme cela lui arrivait quand il &eacute;tait en proie &agrave;
+une col&egrave;re qu'il lui fallait dompter; ses yeux soutinrent les miens avec
+une invincible fiert&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te comprends pas..., me r&eacute;pondit-il simplement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me comprenez pas?... r&eacute;pliquai-je, soit; je vais &eacute;claircir vos
+id&eacute;es... Ma voix tremblait en pronon&ccedil;ant ces mots, car mon sang-froid
+commen&ccedil;ait de s'en aller. La veille et dans ma conversation avec le
+fr&egrave;re, j'avais pu voir &agrave; plein l'inf&acirc;me bassesse d'un dr&ocirc;le et d'un
+l&acirc;che. Tout au contraire, mon ennemi d'&agrave; pr&eacute;sent, plus sc&eacute;l&eacute;rat que
+l'autre cependant, trouvait le moyen de garder une esp&egrave;ce de sup&eacute;riorit&eacute;
+morale, m&ecirc;me &agrave; cette heure terrible o&ugrave; il sentait bien que son forfait
+allait se dresser devant lui. Oui, cet homme &eacute;tait un criminel, mais de
+grande race et sans vilenie. L'orgueil allumait toutes ses flammes sur
+ce front charg&eacute; de sinistres pens&eacute;es, o&ugrave; la peur n'apparaissait point,
+non plus que le repentir. Dans ses yeux, tout semblables &agrave; ceux de son
+fr&egrave;re, r&eacute;sidait une r&eacute;solution farouche. Je sentis qu'il se d&eacute;fendrait
+jusqu'au bout. Il ne se rendrait qu'&agrave; l'&eacute;vidence, et cette force d'&acirc;me
+d&eacute;ploy&eacute;e dans un pareil moment avait pour r&eacute;sultat de m'exasp&eacute;rer. Le
+sang me montait &agrave; la t&ecirc;te et mon c&#339;ur battait plus vite, tandis que je
+continuais:</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi de reprendre les choses d'un peu haut... En 1864, il y
+avait &agrave; Paris un homme qui aimait la femme de son ami le plus intime...
+Quoique cet ami f&ucirc;t bien confiant, bien noble, bien facile &agrave; duper, il
+s'aper&ccedil;ut de cet amour, et il commen&ccedil;a d'en souffrir. Il devint jaloux,
+quoiqu'il ne dout&acirc;t point de la puret&eacute; du c&#339;ur de sa femme... jaloux
+comme on est quand on aime trop... L'homme qui lui portait ainsi ombrage
+s'aper&ccedil;ut de cette jalousie. Il comprit que la maison allait lui &ecirc;tre
+ferm&eacute;e. Il savait, lui, de son c&ocirc;t&eacute;, que la femme dont il &eacute;tait amoureux
+ne s'abaisserait jamais jusqu'&agrave; prendre un amant... Et voici le plan
+qu'il osa concevoir: il avait un fr&egrave;re, quelque part, au loin, un inf&acirc;me
+qui passait pour mort, couvert d'ailleurs des pires hontes, voleur,
+faussaire et d&eacute;serteur. Il s'avisa que ce fr&egrave;re &eacute;tait un instrument tout
+trouv&eacute; pour se d&eacute;barrasser de l'ami qui g&ecirc;nait sa passion... Il fit
+venir le mis&eacute;rable, secr&egrave;tement. Il lui donna rendez-vous dans un des
+coins les plus d&eacute;serts de Paris,&mdash;sur le trottoir d'une rue qui touche
+au Jardin des Plantes, et la nuit... Vous voyez que je suis bien
+renseign&eacute;... Comment il s'y prit pour d&eacute;terminer l'ancien voleur &agrave; jouer
+le r&ocirc;le de bravo, il n'est pas difficile de l'imaginer... Quelques mois
+apr&egrave;s, le mari &eacute;tait assassin&eacute; dans un guet-apens par ce fr&egrave;re qui
+&eacute;chappait &agrave; la justice. L'ami f&eacute;lon &eacute;pousait celle qu'il aimait, presque
+aussit&ocirc;t... C'est aujourd'hui un homme du monde, riche, honor&eacute;, &agrave; qui sa
+pure et sainte femme a vou&eacute; un culte de tendresse et de respect...
+Commencez-vous &agrave; comprendre maintenant?...</p>
+
+<p>&mdash;Pas davantage..., r&eacute;pondit-il avec ce m&ecirc;me visage impassible.&mdash;Il
+avait raison de ne pas faiblir. Ce que je venais de lui dire pouvait
+n'&ecirc;tre qu'une tentative pour lui arracher son secret en feignant de tout
+savoir. D&eacute;j&agrave;, cependant, le d&eacute;tail sur l'endroit o&ugrave; il avait donn&eacute; le
+premier rendez-vous &agrave; son fr&egrave;re l'avait fait tressaillir. C'&eacute;tait &agrave;
+cette place qu'il fallait frapper, et vite.</p>
+
+<p>&mdash;Le l&acirc;che assassin, continuai-je, oui, le l&acirc;che, puisqu'il n'avait pas
+os&eacute; accomplir son crime lui-m&ecirc;me, avait bien calcul&eacute; toutes les
+circonstances du meurtre... Mais il avait compt&eacute; sans quelques petits
+accidents, par exemple que son fr&egrave;re garderait les trois lettres re&ccedil;ues,
+les deux premi&egrave;res &agrave; New-York, la derni&egrave;re &agrave; Liverpool, et qui
+contenaient les instructions relatives aux &eacute;tapes de ce voyage
+clandestin. Il n'avait pas compt&eacute; non plus que le fils de sa victime
+grandirait, deviendrait un homme, concevrait des soup&ccedil;ons sur les causes
+v&eacute;ritables de la mort de son p&egrave;re et arriverait &agrave; se procurer la preuve
+accablante du t&eacute;n&eacute;breux complot... Allons, &agrave; bas les masques! ajoutai-je
+brutalement; Monsieur Jacques Termonde, c'est vous qui avez fait tuer
+mon malheureux p&egrave;re par votre fr&egrave;re &Eacute;douard... J'ai entre mes mains les
+lettres que vous lui avez &eacute;crites en janvier 1864 pour le faire venir en
+Europe sous le faux nom d'abord de Rochester, puis de Rochdale... Ce
+n'est pas la peine de jouer l'indign&eacute; ou l'&eacute;tonn&eacute; avec moi... La com&eacute;die
+est finie...</p>
+
+<p>Il &eacute;tait devenu affreusement p&acirc;le. Ses bras cependant restaient crois&eacute;s
+et son audacieux regard ne faiblissait pas. Il fit une derni&egrave;re
+tentative pour parer le coup droit que je venais de lui porter, et il
+eut l'&eacute;nergie de me dire:</p>
+
+<p>&mdash;Combien ce mis&eacute;rable &Eacute;douard t'a-t-il demand&eacute; d'argent pour te vendre
+ce faux, fabriqu&eacute; par lui afin de se venger de mes refus d'argent?...</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous donc, lui dis-je plus brutalement encore, c'est &agrave; moi que
+vous osez parler ainsi, &agrave; moi!... Mais est-ce que j'avais besoin de ces
+lettres pour tout apprendre? Est-ce que depuis des semaines nous ne
+savons pas tous deux, moi que vous avez commis le crime, et vous que
+j'ai devin&eacute; que vous l'avez commis?... Ce qui me manquait, c'&eacute;tait la
+preuve &eacute;crite, indiscutable, ind&eacute;niable, celle que l'on peut livrer &agrave; un
+magistrat... Des refus d'argent?... Mais vous alliez lui en donner, de
+l'argent, &agrave; votre fr&egrave;re; seulement vous vous &ecirc;tes d&eacute;fi&eacute;. Vous avez voulu
+attendre le jour de son d&eacute;part... Vous ne soup&ccedil;onniez pas que je fusse
+sur cette piste... Voulez-vous que je vous dise quand vous l'avez vu
+pour la derni&egrave;re fois?... Hier, vous &ecirc;tes sorti &agrave; dix heures du matin,
+vous avez chang&eacute; de fiacre une premi&egrave;re fois place de la Concorde, une
+seconde fois au Palais-Royal... Vous &ecirc;tes all&eacute; au Grand-H&ocirc;tel... Vous
+avez demand&eacute; si M. Stanbury &eacute;tait dans sa chambre. Et quelques heures
+apr&egrave;s, j'y &eacute;tais, moi, dans cette m&ecirc;me chambre. Ah! combien &Eacute;douard
+Termonde m'a demand&eacute; pour me vendre les lettres?... Mais je les lui ai
+arrach&eacute;es, le pistolet au poing, apr&egrave;s une lutte o&ugrave; j'ai failli &ecirc;tre
+tu&eacute;... Vous voyez bien que vous ne pouvez plus me tromper, et que ce
+n'est plus la peine de nier...</p>
+
+<p>Je crus qu'il allait tomber mort devant moi. Son visage se d&eacute;composait &agrave;
+mesure que j'allais, j'allais, accumulant les faits pr&eacute;cis, traquant son
+mensonge comme on traque une b&ecirc;te sauvage et lui prouvant que son fr&egrave;re
+s'&eacute;tait d&eacute;fendu, &agrave; sa mani&egrave;re, comme il se d&eacute;fendait lui-m&ecirc;me. Il prit
+sa t&ecirc;te dans ses mains, tandis que j'achevais de parler, afin de
+comprimer les affolantes pens&eacute;es qui l'envahissaient; puis, me regardant
+de nouveau, mais cette fois avec des yeux o&ugrave; r&eacute;sidait un infini
+d&eacute;sespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, pr&eacute;cis&eacute;ment la phrase
+que m'avait dite son fr&egrave;re, mais avec quelle autre visage, quel autre
+accent, quelle autre douleur!</p>
+
+<p>&mdash;Cette heure aussi devait venir... Que voulez-vous de moi,
+maintenant?...</p>
+
+<p>&mdash;Que vous vous fassiez justice, r&eacute;pondis-je... Vous avez vingt-quatre
+heures devant vous... Si demain, &agrave; pareil moment, vous ne vous &ecirc;tes pas
+tu&eacute;, je livre les lettres &agrave; ma m&egrave;re...</p>
+
+<p>Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant
+que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui
+n'admettait plus de discussion. J'&eacute;tais debout, appuy&eacute; contre la grande
+table; il s'avan&ccedil;a vers moi, avec une esp&egrave;ce de d&eacute;lire dans ses
+prunelles qui cherchaient les miennes.</p>
+
+<p>&mdash;Non, s'&eacute;cria-t-il, non, Andr&eacute;, pas encore!... Piti&eacute;, Andr&eacute;, piti&eacute;!...
+Vois, je suis condamn&eacute;, je n'en ai pas pour six mois &agrave; vivre... Ta
+vengeance, tu n'as pas eu besoin de t'en charger... Va, si j'ai commis
+une action terrible, crois-tu que je n'en ai pas &eacute;t&eacute; puni?... Mais,
+regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret... C'est fini. Mes jours
+sont compt&eacute;s. Ce peu qui me reste, ah! laisse-le-moi!... Comprends-le
+bien, je n'ai pas peur de mourir; mais me tuer, m'en aller en l&eacute;guant
+cette douleur &agrave; celle que tu aimes comme moi... C'est vrai que j'ai os&eacute;,
+pour la conqu&eacute;rir, un crime atroce; mais, depuis, est-ce qu'il s'est
+&eacute;coul&eacute; une heure, une minute, r&eacute;ponds, o&ugrave; je n'aie eu pour but son
+bonheur?... Et tu veux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce
+supplice de penser que, pouvant vieillir aupr&egrave;s d'elle, j'ai pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+partir, l'abandonner avant le temps?... Non, Andr&eacute;, cette derni&egrave;re
+ann&eacute;e, ah! laisse-la-moi!... laisse-la-nous!... Puisque je te dis que je
+suis perdu, que je le sais, que les m&eacute;decins ne me l'ont pas cach&eacute;!...
+Dans quelques mois, fixe une date... si la maladie ne m'a pas emport&eacute;,
+alors tu reviendras... Mais je serai mort... Elle me pleurera, sans
+l'horreur de cette id&eacute;e que j'aie devanc&eacute; mon heure, elle si pieuse! Tu
+seras l&agrave; pour la consoler, pour l'aimer seul... Piti&eacute; pour elle, si ce
+n'est pour moi... Vois, je n'ai plus de fiert&eacute; avec toi, je te supplie
+en son nom, au nom de son c&#339;ur dont tu connais la tendresse... Tu
+l'aimes, je le sais; je l'ai bien devin&eacute;, que tu lui cachais tes
+soup&ccedil;ons pour lui &eacute;pargner une douleur... Je te le dis encore une fois:
+ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec d&eacute;lice pour expier ce
+que j'ai fait; mais elle, Andr&eacute;, mais elle, ta m&egrave;re, et qui n'a jamais,
+jamais nourri une pens&eacute;e qui ne f&ucirc;t noblesse et puret&eacute;, non, ne lui
+impose pas cette torture...</p>
+
+<p>&mdash;Des mots, des mots, r&eacute;pondis-je, remu&eacute; malgr&eacute; moi jusqu'au fond de
+l'&acirc;me par l'explosion de cette souffrance o&ugrave; j'&eacute;tais bien forc&eacute; de
+reconna&icirc;tre un accent sinc&egrave;re; c'est parce que ma m&egrave;re est noble et pure
+que je ne veux pas qu'elle soit un jour de plus la femme d'un ignoble
+assassin... Vous vous tuerez, ou elle saura tout...</p>
+
+<p>&mdash;Ose-le donc! r&eacute;pliqua-t-il, rendu soudain &agrave; l'orgueil naturel de son
+caract&egrave;re par la f&eacute;rocit&eacute; de ma r&eacute;ponse, ose-le donc!... Oui, elle est
+ma femme, oui, elle m'aime; va lui parler et l'assassiner toi-m&ecirc;me avec
+cette parole... Tu le vois bien... Tu p&acirc;lis &agrave; cette seule pens&eacute;e... Je
+t'ai bien laiss&eacute; vivre, moi, &agrave; cause d'elle, et crois-tu que je ne te
+ha&iuml;sse pas autant que tu me hais?... Je t'ai respect&eacute; pourtant, parce
+que tu lui &eacute;tais cher, et il faudra bien que tu fasses de m&ecirc;me avec moi;
+entends-tu, il le faudra bien...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait lui qui commandait maintenant, lui qui mena&ccedil;ait. Comme il avait
+lu dans mon &acirc;me pour se tenir devant moi dans une attitude semblable!...
+Et la passion se d&eacute;cha&icirc;nait en moi, furieuse. J'apercevais la v&eacute;rit&eacute; de
+ma situation. Cet homme avait aim&eacute; ma m&egrave;re assez follement pour
+l'acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l'aimait
+assez profond&eacute;ment, apr&egrave;s tant d'ann&eacute;es, pour ne pas vouloir perdre un
+seul des jours qu'il pouvait encore passer aupr&egrave;s d'elle. Et c'&eacute;tait
+vrai aussi, que je ne trouverais jamais en moi l'&eacute;nergie de r&eacute;v&eacute;ler ce
+myst&egrave;re affreux &agrave; la pauvre femme. Je me sentis soudain exalt&eacute; par la
+col&egrave;re, au point de perdre tout empire sur ma fr&eacute;n&eacute;sie int&eacute;rieure: &laquo;Ah!
+m'&eacute;criai-je, puisque tu ne veux pas te faire justice toi-m&ecirc;me, meurs
+donc tout de suite!...&raquo; J'&eacute;tendis le bras, je saisis le poignard qu'il
+venait de poser sur la table. Il me regarda sans trembler, sans
+reculer, m'offrant sa poitrine pour mieux braver ma rage d'enfant...
+J'&eacute;tais &agrave; sa gauche, ramass&eacute; sur moi-m&ecirc;me et pr&ecirc;t &agrave; bondir. Je le vis
+sourire de m&eacute;pris, et alors, de toute ma force, je le frappai avec le
+couteau dans la direction du c&#339;ur. La lame entra jusqu'&agrave; la garde. J'eus
+&agrave; peine fait cela, que je reculai, fou de terreur devant ce que je
+venais d'oser. Il jeta un cri. Une angoisse terrible se peignit sur son
+visage, il porta la main droite vers sa blessure comme pour arracher le
+poignard. Il me regarda, paralys&eacute; par une insoutenable souffrance. Je
+vis qu'il voulait parler; ses l&egrave;vres remu&egrave;rent, mais aucun son ne sortit
+de sa bouche. L'expression d'un supr&ecirc;me effort passa dans ses yeux, il
+se tourna vers la table, il prit une plume qu'il eut encore l'&eacute;nergie de
+plonger dans l'encrier, il tra&ccedil;a deux lignes sur une feuille de papier &agrave;
+sa port&eacute;e, il me regarda encore, ses l&egrave;vres remu&egrave;rent de nouveau, puis
+il tomba comme une masse.</p>
+
+<p>Je me souviens... Je vois le corps &eacute;tendu sur le tapis, entre la table
+et la haute chemin&eacute;e, &agrave; deux pas de moi... Je marchai vers lui, je me
+penchai sur son visage... Ses yeux semblaient me poursuivre de leur
+regard, m&ecirc;me apr&egrave;s la mort... Oui, il &eacute;tait mort. Le m&eacute;decin qui
+constata le d&eacute;c&egrave;s expliqua plus tard que le couteau avait travers&eacute;
+l'&eacute;paisseur du muscle cardiaque, sans p&eacute;n&eacute;trer tout &agrave; fait dans la
+cavit&eacute; gauche du c&#339;ur, et que le sang ne s'&eacute;tant pas &eacute;panch&eacute; tout d'un
+coup, la mort n'avait pas du &ecirc;tre instantan&eacute;e. Moi, je ne peux pas dire
+combien de minutes avait dur&eacute; l'affreuse crise, je ne sais pas non plus
+combien je restai de temps ainsi, foudroy&eacute; par cette pens&eacute;e: &laquo;On va
+venir, et je suis perdu...&raquo; Non, ce n'&eacute;tait pas pour moi que je
+tremblais. Que pouvait-on faire &agrave; un fils qui, venait de venger son p&egrave;re
+assassin&eacute;?... Mais ma m&egrave;re?... Ces r&eacute;solutions de la m&eacute;nager &agrave; tout
+prix, ce souci quotidien de son bonheur, mes larmes cach&eacute;es, mes tendres
+silences, voil&agrave; o&ugrave; venait aboutir cette sollicitude de tant de semaines.
+Il faudrait bien maintenant, ou m'expliquer, ou lui laisser croire que
+j'&eacute;tais, moi, un vulgaire meurtrier... J'&eacute;tais perdu... Mais si
+j'appelais, si je criais subitement que mon beau-p&egrave;re venait de se tuer
+devant moi?... Est-ce qu'on me croirait, et d'ailleurs ne venait-il pas
+d'&eacute;crire lui-m&ecirc;me de quoi me convaincre d'assassinat, sur cette feuille
+de papier qui restait l&agrave;, sur la table?... Allais-je la supprimer, comme
+un bandit, avant de quitter le th&eacute;&acirc;tre d'un crime, d&eacute;truit tout vestige
+de sa pr&eacute;sence?... Je la saisis, cette feuille de papier, grande et
+large, couverte de caract&egrave;res trac&eacute;s avec une &eacute;criture un peu plus
+grosse que d'ordinaire. Comme elle tremblait dans ma main, tandis que
+j'y lisais ces mots: &laquo;Pardon, Marie. Je souffrais trop. J'ai voulu en
+finir...&raquo; Et il avait eu l&agrave; force de signer!... Ainsi, sa derni&egrave;re
+pens&eacute;e avait &eacute;t&eacute; pour elle. Dans ces courtes minutes, qui s'&eacute;taient
+&eacute;coul&eacute;es, entre mon coup de couteau et sa mort, il avait aper&ccedil;u cette
+terrible chose: que j'allais &ecirc;tre arr&ecirc;t&eacute;, que je parlerais pour
+expliquer mon acte, que ma m&egrave;re saurait son crime, &agrave; lui, et il m'avait
+sauv&eacute; en me for&ccedil;ant aussi de me taire... Mais allais-je profiter de ce
+moyen de salut? Accepterais-je cette &eacute;pouvantable g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; par
+laquelle cet homme, que j'avais tant d&eacute;test&eacute;, s'acquittait avec moi &agrave;
+tout jamais?... Je dois rendre &agrave; mon honneur cette justice, que mon
+premier mouvement fut de d&eacute;chirer ce papier, d'an&eacute;antir avec lui
+jusqu'au souvenir de cette dette impos&eacute;e &agrave; ma haine par un atroce et
+sublime d&eacute;vouement de celui qui avait &eacute;t&eacute; l'assassin de mon p&egrave;re. &Agrave; ce
+moment, j'aper&ccedil;us devant moi, sur la table, le portrait de ma m&egrave;re, une
+photographie de sa jeunesse, o&ugrave; elle &eacute;tait repr&eacute;sent&eacute;e en un adorable
+costume de soir&eacute;e, les bras nus dans des manches de dentelle, des perles
+dans les cheveux, mieux que gaie, heureuse, avec une expression si pure
+de son visage pench&eacute;... Mon beau-p&egrave;re avait tout sacrifi&eacute; pour la sauver
+du d&eacute;sespoir d'apprendre la v&eacute;rit&eacute;, et elle recevrait par moi le coup
+fatal, et elle saurait en m&ecirc;me temps, que l'homme qu'elle aimait avait
+tu&eacute; son premier mari, puis qu'il avait &eacute;t&eacute; tu&eacute; par son fils!... Je veux
+croire, pour continuer de m'estimer encore, que l'image seule de sa
+douleur me d&eacute;termina... Je posai de nouveau la feuille de papier sur la
+table, je m'&eacute;loignai du cadavre qui gisait sur le tapis, sans lui jeter
+un regard. L'id&eacute;e de ma fuite du Grand-H&ocirc;tel, la veille, me rendit du
+courage. Il fallait essayer une seconde fois de partir sans trembler.
+J'avisai mon chapeau, je sortis de la chambre, j'en refermai la porte
+comme un indiff&eacute;rent. Je traversai le hall. Je descendis l'escalier. Je
+passai devant le valet de pied qui se leva machinalement, puis devant le
+concierge qui me salua. Ces deux domestiques ne m'avaient m&ecirc;me pas
+d&eacute;visag&eacute;. Je rentrai comme j'avais fait la veille, mais dans quelle
+anxi&eacute;t&eacute; plus tragique encore!... &Eacute;tais-je sauv&eacute;? &Eacute;tais-je perdu? Tout
+d&eacute;pendait de l'instant o&ugrave; l'on entrerait chez mon beau-p&egrave;re. Que ma m&egrave;re
+f&ucirc;t revenue quelques minutes seulement apr&egrave;s mon d&eacute;part, qu'un autre
+visiteur f&ucirc;t arriv&eacute; aussit&ocirc;t, que le valet de pied f&ucirc;t mont&eacute; avec
+quelque lettre, je me voyais soup&ccedil;onn&eacute;, en d&eacute;pit de la d&eacute;claration
+&eacute;crite par M. Termonde,&mdash;et je sentais que mon &eacute;nergie &eacute;tait &agrave; bout.
+Non, si j'&eacute;tais accus&eacute;, je ne trouverais pas assez de vigueur morale
+pour me d&eacute;fendre, tant ma lassitude &eacute;tait grande, si grande que je ne
+souffrais m&ecirc;me plus. Il ne me restait qu'une force, celle de suivre sur
+la pendule l'all&eacute;e et la venue du balancier avec la marche des
+aiguilles... Un quart d'heure s'&eacute;coula, puis une demi-heure, puis une
+heure. Il y avait une heure et demie que j'&eacute;tais sorti de la chambre
+fatale quand un coup de sonnette retentit &agrave; la porte; je l'entendis &agrave;
+travers les murs. Un domestique m'apportait un laconique billet de ma
+m&egrave;re, griffonn&eacute; au crayon d'une main affol&eacute;e et qui m'annon&ccedil;ait que mon
+beau-p&egrave;re venait de se tuer dans une crise de douleur. La pauvre femme
+me conjurait d'accourir aussit&ocirc;t. Ah! du moins, elle ne saurait jamais
+la v&eacute;rit&eacute;!</p>
+
+
+
+<h2 class="top15"><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX</h2>
+
+<p class="n"><span style="float:left;padding-top:2px;
+padding-bottom:0%;
+padding-right:1%;">
+<img src="images/001C.png" alt="C" /></span><span class="smcap">ette</span>
+confession que je voulais &eacute;crire, elle est &eacute;crite. &Agrave; quoi bon y
+ajouter &agrave; pr&eacute;sent de nouveaux faits? J'esp&eacute;rais soulager mon c&#339;ur, et
+voici qu'&agrave; repasser en esprit tout le d&eacute;tail de ce drame sinistre, j'ai
+seulement raviv&eacute; la m&eacute;moire des sc&egrave;nes o&ugrave; je fus acteur, depuis la
+premi&egrave;re, celle o&ugrave; je vis mon p&egrave;re &eacute;tendu, rigide, sur son lit, au pied
+duquel pleurait ma m&egrave;re, jusqu'&agrave; la derni&egrave;re, celle o&ugrave; j'ai franchi le
+seuil d'une chambre dans laquelle la malheureuse femme pleurait aussi,
+agenouill&eacute;e,&mdash;et sur le lit il y avait un cadavre encore, et elle se
+leva comme autrefois, et elle jeta le m&ecirc;me cri d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;: &laquo;Mon Andr&eacute;...
+Mon fils...&raquo; Et j'ai d&ucirc; r&eacute;pondre &agrave; ses questions, j'ai d&ucirc; lui raconter
+une fausse causerie avec mon beau-p&egrave;re, lui dire que je l'avais laiss&eacute;
+un peu triste, mais sans que rien p&ucirc;t annoncer une funeste r&eacute;solution.
+J'ai d&ucirc; faire les d&eacute;marches n&eacute;cessaires pour que ce pr&eacute;tendu suicide
+rest&acirc;t ignor&eacute;. J'ai d&ucirc; voir le commissaire, le m&eacute;decin des morts. J'ai
+d&ucirc; pr&eacute;sider aux fun&eacute;railles, recevoir les invit&eacute;s, conduire le deuil. Et
+toujours, toujours, je le revoyais debout devant moi, le couteau dans la
+poitrine, &eacute;crivant ces lignes qui m'avaient sauv&eacute;, me regardant, et
+remuant les l&egrave;vres... Ah! va-t'en! va-t'en! fant&ocirc;me abhorr&eacute;! Oui! je
+l'ai fait; oui! je t'ai tu&eacute;; oui! c'&eacute;tait juste. Tu le sais bien que
+c'&eacute;tait juste. Pourquoi es-tu l&agrave; encore maintenant? Ah! je veux vivre,
+je veux oublier. Si seulement je pouvais ne plus penser &agrave; toi, un jour,
+rien qu'un jour, respirer, marcher, voir le ciel sans que ton image
+revienne hanter ma pauvre t&ecirc;te que l'hallucination envahit, qui se
+trouble?... Mon Dieu! ayez piti&eacute; de moi. Je n'ai pas demand&eacute; ce sort.
+C'est vous qui me l'avez donn&eacute;. Pourquoi m'en punissez-vous? Piti&eacute;, mon
+Dieu. <i>Miserere mei, Domine...</i></p>
+
+<p>Folles pri&egrave;res! Est-ce qu'il y a un Dieu, un bien, un mal, une justice?
+Rien, rien, rien, rien. Il n'y a qu'une destin&eacute;e impitoyable qui p&egrave;se
+sur la race humaine, inique, absurde, distribuant au hasard la douleur
+et la joie. Un Dieu qui dit: &laquo;Tu ne tueras point&raquo;, &agrave; celui dont on a tu&eacute;
+le p&egrave;re? Non, je n'y crois pas. Non, l'enfer f&ucirc;t-il l&agrave; ouvert, je
+r&eacute;pondrais: &laquo;J'ai bien fait,&raquo; et je ne me repentirais pas. Je ne me
+repens pas. Mon remords n'est pas d'avoir pris l'arme et d'avoir frapp&eacute;,
+c'est de lui devoir,&mdash;&agrave; lui,&mdash;cet inf&acirc;me bienfait, c'est de ne pouvoir,
+&agrave; l'heure pr&eacute;sente, secouer de moi ce don horrible que j'ai re&ccedil;u de cet
+homme. Si j'avais d&eacute;truit ce papier, si j'&eacute;tais all&eacute; me d&eacute;noncer, si
+j'avais paru devant les jur&eacute;s, r&eacute;v&eacute;lant, proclamant mon acte, je le
+sens, je n'aurais plus de honte, je porterais haut la t&ecirc;te. Quel d&eacute;lice
+si je pouvais crier &agrave; tous que je l'ai tu&eacute;, qu'il a menti, que j'ai
+menti, que c'est moi, moi qui ai pris l'arme et qui l'ai enfonc&eacute;e!... Et
+cependant je ne devrais pas souffrir d'avoir accept&eacute;,&mdash;non,&mdash;d'avoir
+subi l'affreux bienfait. Est-ce que j'ai agi ainsi par l&acirc;chet&eacute;? De quoi
+ai-je eu peur? De torturer ma m&egrave;re. Rien de plus. Pourquoi donc
+&eacute;prouv&eacute;-je cette intol&eacute;rable angoisse? Ah! c'est elle, c'est ma m&egrave;re
+qui, sans le vouloir, me rend de nouveau le mort si vivant, si pr&eacute;sent,
+par son d&eacute;sespoir. Enferm&eacute;e au fond de cet h&ocirc;tel ou ils ont v&eacute;cu
+ensemble treize ans, elle n'a pas touch&eacute; &agrave; un seul des meubles; elle
+entoure ce souvenir maudit du m&ecirc;me culte pieux que ma tante eut jadis
+pour mon malheureux p&egrave;re. C'est le mort dont je retrouve l'influence
+invincible dans la p&acirc;leur de son teint, dans les rides de ses paupi&egrave;res,
+dans les touffes blanchies de ses cheveux. Il me la dispute du fond de
+sa bi&egrave;re, il me la reprend, heure par heure, et je ne peux rien contre
+cet amour. Je voudrais tout lui dire, depuis le crime hideux qu'il avait
+commis jusqu'&agrave; l'ex&eacute;cution que j'ai accomplie. C'est moi qu'elle ha&iuml;rait
+pour l'avoir frapp&eacute;, lui. Elle vieillira ainsi, et je la verrai le
+pleurer toujours, toujours.&mdash;&Agrave; quoi bon avoir fait ce que j'ai fait,
+puisque je ne l'ai pas tu&eacute; dans son c&#339;ur?...<br />&nbsp;</p>
+
+<p style="font-size:70%;"><i>Avril-Novembre 1886.</i></p>
+
+<p class="c"><img src="images/004.png" alt="medallion" /></p>
+
+<p class="c"><i>Achev&eacute; d'imprimer</i></p>
+
+<p class="c">Le vingt janvier mil huit cent quatre-vingt-sept</p>
+
+<p class="c">PAR</p>
+
+<p class="c">ALPHONSE LEMERRE</p>
+
+<p class="c smcap">25, rue des grands-augustins</p>
+
+<p class="c"><i>PARIS</i></p>
+
+<hr />
+
+
+<p class="c">DU M&Ecirc;ME AUTEUR</p>
+
+<p class="c">&Eacute;dition in-18</p>
+
+<p class="c"><i>PO&Eacute;SIE</i></p>
+
+<table summary="oeuvres" cellspacing="0" cellpadding="0">
+<tr>
+<td><span class="smcap">La Vie inqui&egrave;te</span>, 1 vol. (<i>&eacute;puis&eacute;</i>)</td>
+<td align="right">3</td><td>f.</td><td>&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Edel</span>, 1 vol.</td>
+<td align="right">3</td><td>&nbsp;</td><td>&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Les Aveux</span>, deuxi&egrave;me &eacute;dition, 1 vol.&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td>
+<td align="right">3</td><td>&nbsp;</td><td>&raquo;</td></tr>
+</table>
+
+<p class="c"><i>PROSE</i></p>
+
+<table summary="oeuvres2" cellspacing="0" cellpadding="3">
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Essais de Psychologie contemporaine</span>. (<i>Baudelaire</i>.&mdash;<i>M.
+Renan</i>.&mdash;<i>Flaubert</i>.&mdash;<i>M. Taine</i>.&mdash;<i>Stendhal</i>).
+Sixi&egrave;me &eacute;dition. 1 vol.</td>
+<td align="right">3</td><td align="right">50</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine</span>.
+(<i>M. Dumas fils</i>.&mdash;<i>M. Leconte de Lisle</i>.&mdash;<i>MM. de
+Goncourt</i>.&mdash;<i>Tourgu&eacute;niev</i>.&mdash;<i>Amiel</i>). Sixi&egrave;me &eacute;dition.
+1 vol.</td>
+<td align="right">3</td><td align="right">50</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">L'Irr&eacute;parable</span>. <i>L'Irr&eacute;parable</i>&mdash;<i>Deuxi&egrave;me amour</i>&mdash;<i>Profils
+perdus</i>. Cinqui&egrave;me &eacute;dition. 1 vol</td>
+<td align="right">3</td><td align="right">50</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Cruelle &Eacute;nigme</span>. Dix-septi&egrave;me &eacute;dition. 1 vol.</td>
+<td align="right">3</td><td align="right">50</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Un Crime d'Amour</span>. Dix-septi&egrave;me &eacute;dition. 1 vol.</td>
+<td align="right">3</td><td align="right">50</td></tr>
+</table>
+
+
+<p class="c">&Eacute;dition elz&eacute;virienne</p>
+
+<table summary="oeuvres3" cellspacing="0" cellpadding="5">
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Po&eacute;sies</span> (1872-1876) <i>Au bord de la Mer</i>&mdash;<i>La Vie
+inqui&egrave;te Petits Po&egrave;mes</i>. 1 vol.</td>
+<td align="right">6</td><td>&raquo;</td></tr>
+
+<tr><td style="text-indent:-.5%;"><span class="smcap">Po&eacute;sies</span> (1876-1882) <i>Edel</i>.&mdash;<i>Les Aveux</i>, 1 vol.</td>
+<td align="right">6</td><td>&raquo;</td></tr>
+</table>
+
+
+<p class="c">EN PR&Eacute;PARATION</p>
+
+<p class="c"><span class="smcap">Fausse comme l'eau</span> (<i>Roman</i>).<br />
+<span class="smcap">Les Nostalgiques</span> (<i>Po&eacute;sies</i>).</p>
+<hr />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of André Cornélis, by Paul Bourget
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***
+
+***** This file should be named 23616-h.htm or 23616-h.zip *****
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+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+DAMAGE.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
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