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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (2/3) + +Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +Release Date: October 12, 2007 [EBook #23020] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + + + SOUVENIRS + DE + MADAME LOUISE-ÉLISABETH + VIGÉE-LEBRUN, + + + DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS, DE ROUEN, + DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE, + DE PARME ET DE BOLOGNE, + DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON. + + + En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai + le temps passé, qui doublera pour ainsi + dire mon existence. + J.-J. Rousseau. + + + + TOME SECOND + + + + PARIS, + LIBRAIRIE DE H. FOURNIER, + RUE DE SEINE, 14 BIS. + + 1835. + +[Illustration.] + + + + +AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR. + + +La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le choléra vint +enlever à Pétersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps +à toute idée de continuer mes _Souvenirs_, pour lesquels cependant +j'avais déjà rassemblé les matériaux nécessaires. Les instances de mes +amis m'ayant fait consentir l'an dernier à reprendre ce travail, le +lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume écrit dans une +autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur +d'achever le récit de ma vie pour celle qui me l'avait fait +entreprendre. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Turin, Porporati, le Corrége.--Parme, M. de Flavigni, les Églises, +l'Infante de Parme.--Modène.--Bologne.--Florence. + + +Après avoir traversé Chambéry, j'arrivai à Turin extrêmement fatiguée de +corps et d'esprit, car une pluie battante m'avait empêchée, pendant +toute la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien +de plus ennuyeux que les voiturins qui cheminent constamment au pas. +Enfin, mon conducteur me déposa dans une très mauvaise auberge. Il était +neuf heures du soir; nous mourions de faim; mais comme il ne se trouvait +rien à manger dans la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous +fûmes obligées de nous coucher sans souper. + +Le lendemain de très bonne heure, je fis prévenir de mon arrivée le +célèbre Porporati[1], que j'avais beaucoup vu pendant son séjour à +Paris. Il était alors professeur à Turin, et il vint aussitôt me faire +une visite. Me trouvant si mal dans mon auberge, il me pria avec +instance de venir loger chez lui, ce que je n'osai d'abord accepter; +mais il insista sur cette offre avec une vivacité si franche, que je +n'hésitai plus, et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitôt +avec mon enfant. Je fus reçue par sa fille, âgée de dix-huit ans, qui +logeait avec lui, et qui se joignit à son père pour avoir de moi tous +les soins imaginables pendant les cinq ou six jours que je passai dans +leur maison. + +Étant pressée de continuer ma route vers Rome, je ne voulus voir +personne à Turin. Je me contentai de visiter la ville et de faire +quelques excursions dans les beaux sites qui l'environnent. La ville est +fort belle; toutes les rues sont parfaitement alignées et les maisons +bâties régulièrement. Elle est dominée par une montagne appelée la +Superga, lieu de sépulture, destinée aux rois de Sardaigne. + +Porporati me conduisit d'abord au musée royal, où j'admirai une +collection de superbes tableaux des diverses écoles, entre autres celui +_de la femme hydropique_ de Gérard Dow[2], qu'on peut appeler un +chef-d'oeuvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables de +Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui représente une famille +de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et demi de hauteur. +Il est certain que Vandick a pris plaisir à faire ce tableau si +remarquable; car, non seulement les têtes et les mains, mais les +draperies, les moindres accessoires, tout est fini et tout est parfait, +tant pour le coloris que pour l'exécution. Vandick, au reste, tenait la +plus grande place dans ce musée du roi, où je trouvai peu de tableaux +des maîtres d'Italie. + +Porporati voulut aussi me mener au spectacle. Nous allâmes au grand +théâtre, et là, j'aperçus aux premières loges le duc de Bourbon et le +duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien long-temps. Le père +alors paraissait encore si jeune, qu'on l'aurait cru le frère de son +fils. + +La musique me fit grand plaisir, et comme je demandais à Porporati si sa +ville renfermait beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tête et me +dit: «Ils n'en ont aucune idée, et voici ce qui vient de m'arriver ici: +un très grand personnage, ayant entendu dire que j'étais graveur, est +venu dernièrement chez moi pour me faire graver son cachet.» + +Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince +opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts. + +Je quittai mes aimables hôtes pour aller à Parme. À peine étais-je +arrivée dans cette dernière ville, que je reçus la visite du comte de +Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de +Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontré en +France; mais son extrême bonté et la grâce qu'il mit à m'obliger en tout +me le firent bientôt connaître et apprécier. Sa femme aussi combla de +soins ma fille et moi, et leur société me fut de la plus agréable +ressource dans une ville où je ne connaissais personne. + +M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable. +Après avoir été contempler le magnifique tableau du Corrége, _la Créche_ +ou _la Nativité_[3], je visitai les églises, dont les ouvrages de ce +grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant +de tableaux divins sans croire à l'inspiration que l'artiste chrétien +puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions; +mais la poésie du christianisme me semble bien plus belle. + +Je montai tout au haut de l'église Saint-Jean; là, je m'établis dans le +cintre pour admirer de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs +anges dans une gloire, entourés de nuages légers. Ces anges sont +réellement célestes; leurs physionomies, toutes variées, ont un charme +impossible à décrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les +figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir +un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette +coupole, vue du bas de l'église. + +On peut admirer aussi dans l'église de Saint-Antoine, en entrant à +gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je +connaisse, et d'une couleur inimitable. + +J'ai remarqué dans la bibliothèque de Parme un buste antique d'Adrien, +très bien conservé, quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en bronze +d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de +médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége!... le Corrége est la +grande gloire de Parme. + +M. le comte de Flavigny me présenta à l'infante (soeur de +Marie-Antoinette), qui était beaucoup plus âgée que notre reine, dont +elle n'avait ni la beauté ni la grâce. Elle portait le grand deuil de +son frère l'empereur Joseph II, et ses appartemens étaient tout tendus +de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus +qu'elle était fort maigre et d'une extrême pâleur. + +Cette princesse montait tous les jours à cheval. Sa façon de vivre comme +ses manières étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point +charmée, quoiqu'elle m'ait reçue parfaitement bien. + +Je ne séjournai que peu de jours à Parme; la saison avançait, et j'avais +les montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très pressée de me +mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon +départ de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il désirait me +confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma +fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva, +et je fus remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que +je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à Rome. + +Je m'arrêtai très peu à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort +agréable à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques qui mettent +les piétons à l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect +grandiose et élégant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de +Raphaël et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc., +etc. On y voit aussi quantité de curiosités remarquables et des dessins +des plus grands maîtres italiens; quelques statues antiques, un grand +nombre de belles médailles, ainsi que des camées en agate très précieux. + +La bibliothèque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente +mille volumes, beaucoup d'éditions très rares et des manuscrits. + +Le théâtre rappelle les amphithéâtres des anciens. Les remparts sont la +promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins +sont charmantes, riches et bien cultivées. + +Après avoir traversé les montagnes qui ont bien quelque chose +d'effrayant, car le chemin est très étroit et très escarpé, et bordé de +précipices, ce qui m'engagea à en faire une partie à pied, nous +arrivâmes à Bologne. Mon désir était de passer au moins une semaine dans +cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son école, regardée +généralement comme une des premières de l'Italie, et pour visiter tant +de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette +intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me dit +l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Française, vous +ne pouvez passer qu'une nuit ici. + +Me voilà au désespoir, d'autant plus que dans le moment même, je vis +entrer un grand homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce qui +me le fit reconnaître aussitôt pour un messager du gouvernement papal. +Ses habits, son visage pâle et sérieux, lui donnaient un aspect qui me +fit tout-à-fait peur. Il tenait à la main un papier, que je pris +naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre +heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un +air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici +tant qu'il vous plaira, madame, répondit-il. + +On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon +empressement à profiter de cette faveur[4]. Je me rendis aussitôt à +l'église de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau du martyre de +cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si +bien exprimée sur le beau visage de sainte Agnès, celui du bourreau qui +la frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature +toute divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une +pieuse admiration. + +Je m'étais agenouillée devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me +faisaient entendre l'ouverture d'_Iphigénie_ parfaitement bien exécutée. +Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des +païens et la jeune victime chrétienne, le souvenir du temps si calme et +si heureux où j'avais entendu cette même musique, et la triste pensée +des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon +coeur au point que je me mis à pleurer amèrement et à prier Dieu pour la +France. Heureusement j'étais seule dans l'église, et je pus y rester +long-temps, livrée aux émotions si vives qui s'étaient emparées de mon +ame. + +En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les +chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'école de Bologne, plus féconde +qu'aucune autre école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire +les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain, +ont orné ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode +me suivait, s'obstinant à me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela +m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine +inutile; que je connaissais tous ces maîtres. Il se contenta donc de +continuer seulement à m'accompagner; mais comme il m'entendait +m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me +quitta pour aller dire à mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai +conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y +connaisse aussi bien qu'elle. + +Le palais Caprara renferme, dans sa première galerie, des trophées +militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de +généraux vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus célèbre +guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique +dans son genre. + +On voit, dans la seconde galerie, une tête de prophète et la Sibylle de +Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain, +quelques têtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du +Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande finesse. + +Le palais Bonfigliola possède un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, une +Sibylle du Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs +autres chefs-d'oeuvre. + +Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle +d'Annibal Carrache, la Déposition du Christ, effet de nuit, superbe +tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-même. Un plafond +du Guerchin représentant Hercule qui étouffe Antée, et le Départ d'Agar, +beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on voit le +chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant ensemble. Ce +tableau réunit toutes les perfections; les moindres détails y sont d'une +telle vérité, que ces deux figures font illusion au point qu'on croit +les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide a fait de +plus beau. + +Trois jours après mon arrivée (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue +membre de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en +était le directeur, vint m'apporter lui-même mes lettres de réception. + +Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idée de tous +ceux que j'allais trouver à Florence. Après avoir traversé les Apennins +et les montagnes arides de _Radico Fani_, nous parcourûmes un pays plein +de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. À droite du chemin, +on me montra un petit volcan, qui s'enflamme à l'approche d'une lumière, +et que l'on nomme _Fuoco di Lagno_. Plus loin, le chemin s'étant élevé, +je découvris Florence, située au fond d'une large vallée, ce qui d'abord +me parut triste; car j'aime beaucoup que l'on bâtisse sur les hauteurs; +mais sitôt que j'entrai dans la ville, je fus surprise et charmée de sa +beauté. + +Après m'être installée dans l'hôtel qu'on m'avait indiqué, je débutai +par aller, avec ma fille et le vicomte de Lespignière, me promener sur +une montagne des environs, d'où l'on découvre une vue magnifique, et sur +laquelle se trouvent beaucoup de cyprès. Ma fille, en les regardant, me +dit: «Ces arbres-là invitent au silence.» Je fus si surprise qu'un +enfant de sept ans pût avoir une idée de ce genre, que je n'ai jamais +oublié cela. + +Malgré le désir extrême que j'avais d'arriver à Rome, il m'était +impossible de ne pas séjourner un peu dans cette charmante ville. +J'allai voir avant tout la célèbre galerie que les Médicis ont enrichie +avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, on aperçoit +d'abord une quantité de tombeaux antiques[5]; et contre la porte, se +trouve placée la fameuse statue du Gladiateur. De ce vestibule, on entre +dans la galerie qui renferme tant de superbes statues. La Vénus de +Médicis, les deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et +le Bacchus de Jean de Bologne, et la belle scène de la Niobé. Ces +principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi décorée +par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont de Raphaël, un d'André del +Sarte, et d'autres de divers grands maîtres. Dans une seconde salle, on +voit en sculpture: Euphrosine couchée, Alexandre mourant; en peinture: +une Vénus du Titien, un très beau Vanderveft, de superbes paysages de +Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'oeuvre que je ne cite point; car il +faudrait un volume pour entrer dans quelques détails sur toutes les +richesses que j'eus le bonheur d'admirer dans ce lieu de délices pour un +artiste. + +J'allai le lendemain au palais Pitti, où, dans la première salle, je +distinguai surtout la Charité, peinte par le Guide, le portrait d'un +philosophe par Rembrandt, un tableau à la fois très fin et très +vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, et la +vision d'Ézéchiel, admirable petit tableau de Raphaël. On y remarque +aussi le portrait d'une femme habillée en satin cramoisi, peint par le +Titien avec autant de vigueur que de vérité. + +La seconde salle renferme quatre beaux tableaux du vieux Palme; et de +Rubens, un grand tableau allégorique, une Sainte Famille, ainsi que son +tableau des Philosophes, qui est superbe; le portrait d'un cardinal, +peint par Vandick, dont la belle couleur et la grande vérité sont +remarquables. C'est aussi dans cette salle que l'on voit la Madone à la +Seggiola, Léon X et Jules II, par Raphaël, trois chefs-d'oeuvre, si +dignes de leur haute renommée. + +On trouve dans la troisième salle un grand et beau tableau d'André del +Sarte représentant la Vierge, Jésus et saint Jérôme; Paul III, du +Titien, admirable de vérité; un tableau allégorique, deux paysages, et +la fameuse fête de village, par Rubens; enfin, une Sainte Famille assise +sur des ruines, magnifique tableau de Raphaël. + +Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus d'un bassin qui a vingt pieds +de diamètre, on voit une statue colossale de Neptune, et trois Fleuves +qui versent de l'eau en abondance; toutes ces figures, d'une très belle +composition, sont de Jean de Bologne. + +Dès que je pus m'arracher à la jouissance de parcourir la galerie des +Médicis et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautés que renferme +Florence. D'abord, les portes du baptistère de _Guilberti_, dont les +sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. Ces +sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief des +figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques, +tout est d'une exécution si parfaite, qu'on pourrait en faire des +tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange les +nommait-il les portes du paradis. + +À l'église de Saint-Laurent, je m'arrêtai long-temps dans la chapelle +des Médicis, dont plusieurs tombeaux ont été exécutés d'après les +dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir de plus beau que ces +tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, d'autres en granit +égyptien. Dans des niches en marbre noir on a placé des statues en +bronze doré. C'est dans l'église Santa-Croce que se trouve le mausolée +de Michel-Ange. Là, il faut se prosterner. + +Je suis montée au cloître de l'Annonciate, peint par André del Sarte. +Ces diverses compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet, +et qui tient même de l'antique. Les figures pleines d'expression et de +vérité sont d'une excellente couleur. Il est bien malheureux que l'on +n'ait pas soigné ces chefs-d'oeuvre, qui auraient suffi à la réputation +de ce grand peintre. La Vierge, nommée la _Madona del Sacco_, est +divine. On la prendrait pour une vierge de Raphaël. + +On sent bien que je ne pouvais quitter Florence sans aller au palais +Altoviti pour voir le beau portrait que Raphaël a fait de lui-même. Ce +portrait a été mis sous verre afin de le conserver, et cette précaution +a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la chair sont restés +purs et d'une belle couleur. Les traits du visage sont régulièrement +beaux, les yeux charmans, et le regard est bien celui d'un observateur. + +Je ne négligeai pas de visiter la bibliothèque des Médicis, qui possède +les manuscrits les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont les +marges à gauche sont peintes dans la perfection; ces sujets saints sont +rendus en miniature avec des couleurs et un fini admirables. + +Le jour que j'allai visiter la galerie où se trouvent les portraits des +peintres modernes peints par eux-mêmes, on me fit l'honneur de me +demander le mien pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer +quand je serais arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil +dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann, une des gloires de notre +sexe. + +Tout le temps de mon séjour à Florence fut un temps d'enchantement. +J'avais fait connaissance avec une dame française, la marquise de +Venturi, qui me comblait d'amitiés et d'obligeances. Les soirs, elle me +menait promener sur les bords de l'Arno, où arrivent, à une certaine +heure, une quantité de voitures élégantes et de beau monde, dont la +présence animait ce lieu charmant. Ces promenades et mes courses du +matin à la galerie Médicis, aux églises et aux palais de la ville, me +faisaient passer mes journées d'une manière ravissante; et si j'avais pu +ne point penser à cette pauvre France, j'aurais été alors la plus +heureuse des créatures. + + + + +CHAPITRE II. + +Borne.--Saint-Pierre.--Le Muséum.--Drouais.--Raphaël.--Le Vatican.--Le +Colysée.--Angelica Kaufmann.--Le cardinal de Bernis.--Usage romain.--Mes +déménagemens. + + +Peu de jours après mon arrivée à Rome, j'écrivais à Robert le paysagiste +la lettre suivante: + + Rome, 1er décembre 1789. + + J'ai quitté avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence où + j'ai vu très rapidement des chefs-d'oeuvre si remarquables, et que + je me promets bien de revoir avec plus de soin à mon retour de + Rome. + + Vous avez été témoin des gros soupirs que me faisaient pousser les + récits de tous ceux qui avaient eu le bonheur de séjourner ici. + Vous savez combien je désirais visiter à mon tour cette belle + patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du + pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagée à faire ne + m'auraient pas permis de réaliser mon désir, si, pour notre malheur + à tous, la révolution n'était pas venue me déterminer à quitter + Paris, dont le charme était détruit pour moi. + + Vous savez, mon cher ami, qu'à quelque distance de Rome on découvre + déjà le dôme de Saint-Pierre? Il m'est impossible de vous dire la + joie que j'éprouvai lorsque je l'aperçus: je croyais rêver ce que + j'avais souhaité si long-temps en vain. Enfin je me trouvai sur le + Ponte Mole; je vous avouerai même tout bas qu'il m'a paru bien + petit, et le Tibre si chanté, bien sale. J'arrive à la porte del + Popolo, je traverse la rue du Cours, puis je m'arrête à l'Académie + de France. Notre directeur, M. Ménageot, vient à ma voiture; je lui + demande l'hospitalité jusqu'à ce que j'aie trouvé un logement, et + voilà qu'il me donne aussitôt un petit appartement où ma fille et + sa gouvernante sont logées près de moi. De plus, il me prête dix + louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car il faut + dire que je n'ai emporté avec moi que quatre-vingts louis, mon cher + mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il avait coutume de + faire. + + Le jour même de mon arrivée, M. Ménageot m'a menée avant tout à + Saint-Pierre, dont l'immensité, d'après l'idée que l'on m'en avait + donnée, ne m'a point frappée d'abord. J'attribue cet effet à la + grandeur si bien calculée de tous ses détails: par exemple, à + l'aspect de ces deux bénitiers de jaune antique, en forme de + coquilles, que l'on voit en entrant, les enfans de quatre ou cinq + ans qui les entourent ont six pieds de hauteur, et cette parfaite + proportion diminue au premier coup d'oeil la grandeur de l'église; + quoi qu'il en soit, je n'ai su qu'en la parcourant à quel point + elle était vaste. Ayant dit à M. Ménageot que j'aurais préféré la + voir soutenue par des colonnes au lieu de ces énormes pilastres, il + me répondit qu'on l'avait bâtie d'abord comme je le désirais, mais + que les colonnes ne paraissant pas assez solides, on les avait + entourées ainsi; il m'a fait voir en effet depuis un tableau où + Saint-Pierre est représentée comme je voudrais qu'elle fût. + + J'ai monté aussi l'escalier qui conduit à la chapelle Sixtine, pour + admirer la voûte peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau + représentant le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on + a faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'oeuvre du premier + ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a + vraiment du sublime dans la composition, dans l'exécution. Quant au + désordre qui y règne, il est, selon moi, complètement justifié par + le sujet. + + Le lendemain, je suis allée voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on + ne peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de + l'exécution, à tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs + surtout qu'il appartenait de réunir dans une aussi haute perfection + l'élégance des formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages, on ne + peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modèles, et que + les hommes et les femmes de la Grèce n'aient réalisé jadis ce que + nous appelons le beau idéal. Je n'ai fait encore que parcourir le + muséum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant, le groupe du + Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candélabres, toutes ces + beautés enfin qui me sont apparues, m'ont déjà laissé des souvenirs + ineffaçables. + + Au moment où j'allais partir pour cette course au muséum, j'ai reçu + la visite des pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre + desquels était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune + Drouais, et m'ont demandé en échange quelques brosses dont je me + sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, à quel + point j'ai été sensible à cet hommage si distingué, à cette demande + si flatteuse; j'en garderai toujours une douce et reconnaissante + pensée. + + Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que + la mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu à + Paris, il avait même dîné chez moi avec ses camarades la veille du + jour où tous sont partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans + doute son beau Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se + portait chez la mère du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui + était exposé chez elle. Hélas! la mort ne respecte rien; n'a-t-elle + pas frappé Raphaël avant qu'il eût trente-huit ans? n'a-t-elle pas + enlevé ce génie au monde, quand il était dans toute sa force, dans + toute son énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque + je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire que Raphaël était + mort par suite d'excès, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent + si pur, si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les + mauvais lieux! De bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve + que rien n'est plus faux, c'est que nous savons tous que Raphaël + était amoureux, éperduement amoureux de cette belle boulangère sans + laquelle il ne pouvait vivre, à qui il restait fidèle au point de + refuser pour elle les honneurs, les richesses et la main de la + nièce du cardinal Bibiéna; tellement que, lorsque enfin le pape se + laissa fléchir et permit que la Fornarina rentrât dans Rome, + l'émotion de joie qu'il éprouva, le bonheur de revoir cette femme + adorée, contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme aussi + passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptés + grossières, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas + compatibles; non, Raphaël n'était pas un libertin; il ne faut que + regarder ses têtes de Vierges pour être sûr du contraire. + + Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est là + surtout que le divin maître a démontré toute la subtilité de son + art. Les copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de Raphaël sont + loin d'en donner une juste idée; il faut les voir face à face pour + admirer le dessin, l'expression, la composition de chaque sujet: + jusques aux draperies, tout y est parfait. J'ai même remarqué que, + dans la plus grande partie de ces belles pages, la couleur avait la + vérité du Titien. + + La galerie, les salles, et même ce corridor du Vatican où j'ai vu + dans le fond la belle Cléopâtre mourante, tout cela est unique dans + le monde. Combien ne s'étonne-t-on pas de la variété des + compositions de Raphaël en voyant cette école d'Athènes, ordonnée + avec tant de sagesse, puis l'incendie de Borgo, composé dans un + genre si différent? Mais ce qui surprend le plus, c'est que celui + qui est mort si jeune ait laissé tant de chefs-d'oeuvre. Cela prouve + avec évidence que la fécondité est un attribut inhérent au génie. + + Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions + soient altérées, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on + permet que de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque. + Je me rappelle à ce sujet qu'un ancien directeur de l'Académie + disait à ses élèves: Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des + figures de Raphaël? prenez la nature, morbleu! ce sera la même + chose; allez sur la place del Popolo.» + + Je me suis rendue au Colysée en mémoire de vous. Le côté d'où l'on + peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa + grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses + qu'on puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la + végétation y a semés partout, en font un monument admirable pour la + peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée si + hasardeuse de grimper jusqu'au faîte pour l'unique plaisir d'y + planter une croix? La raison se refuse à le croire. Je dois vous + dire, au reste, que cette croix est restée, et que votre adresse et + votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore à + Rome. + + J'ai été voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrême désir de + connaître. Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son talent, + par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir + cinquante ans, très délicate, sa santé s'étant altérée par suite du + malheur qu'elle avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui + l'avait ruinée. Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est + pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup et + très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées chez elle. Sa + conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais + aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait + pas. + + Angelica possède quelques tableaux des plus grands maîtres, et j'ai + vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait + plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur + titianesque. + + J'ai été dîner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal + de Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après mon + arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il + avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps + diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table, + dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne + mangeant lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà le + plaisant: ce matin on me réveille à sept heures en m'annonçant la + famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous + imaginez! Je me lève, toute essoufflée, et je fais entrer. Cette + famille était cinq grands laquais en livrée qui venaient me + demander la _buona mano_. On m'expliqua que c'était pour boire. Je + les congédiai en leur donnant deux écus romains. Vous concevez + toutefois mon étonnement, n'étant pas instruite de cet usage. + + Voilà, mon ami, une énorme lettre; mais j'avais besoin de causer + avec vous. Rappelez-moi à ce qui reste à Paris de mes amis et de + mes connaissances. Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui + de moi, ainsi qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à ma + bonne amie madame de Verdun. Hélas! quand vous reverrai-je tous! + Adieu. + +Comme je ne pouvais rester dans le très petit appartement que j'occupais +à l'Académie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais +fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue +dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à toute heure de +nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre, +il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont +sans doute elle était la sainte, venaient chanter et jouer de la musette +devant sa niche jusqu'au jour. À vrai dire, il m'était assez difficile +de trouver à me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et +le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour dormir. +J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez +Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne +cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où logeait +l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes +du peuple s'y réunissait, quand j'étais au lit, pour chanter en choeur +des morceaux que les jeunes filles et les jeunes garçons improvisaient +d'une manière charmante, il est vrai, car la nation italienne semble +avoir été créée pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel, +qui m'aurait enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était +impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la +place d'Espagne. + +J'allai louer près de là, dans une rue fort tranquille, une petite +maison qui me convenait parfaitement, où j'avais une charmante chambre à +coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup. +J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais même +examiné les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui pût +m'inquiéter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le +bruit bien léger d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon +enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou +douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude +parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal +précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la +gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la +mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon +hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et +j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée à la muraille près de +mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le +jour, attendu l'extrême chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit. +On imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison. + +Après avoir beaucoup cherché inutilement pour m'établir à ma fantaisie, +on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un +appartement; n'ayant encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le +parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il n'en fallait +pour me loger commodément; mais toutes ces pièces étaient d'une saleté +dégoûtante. Enfin, après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais +m'y établir. Dès la première nuit je pus juger des agrémens de cette +habitation. Un froid, une humidité effroyables, m'auraient permis de +dormir, qu'une troupe de rats énormes, qui couraient dans ma chambre, +qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empêchée. +Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que ce +petit palais fût si froid et que les rats y eussent établi leur +domicile, il me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver à le +louer: ce que je n'eus point de peine à croire. Malgré tous ces +inconvéniens, cependant, je me vis forcée d'y rester six semaines. + +Enfin, je trouvai une maison qui paraissait être entièrement à ma +convenance. Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer +pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit, que j'entendis sur +ma tête un bruit tout-à-fait insurmontable; c'était une quantité +innombrable de vers qui grugeaient les solives. Dès que j'eus fait +ouvrir les volets, le bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins +abandonner cette maison à mon grand regret, car je ne crois pas qu'il +soit possible de déménager plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes +différens séjours dans la ville du Capitole: aussi suis-je restée +convaincue que la chose la plus difficile à faire dans Rome, c'est de +s'y loger. + + + + +CHAPITRE III. + +Portraits que je fais en arrivant à Rome.--Les palais.--Les églises.--La +Semaine-Sainte.--Le jour de Pâques.--La bénédiction du Pape.--La +Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa +dernière représentation à Rome. + + +Aussitôt après mon arrivée à Rome, je fis mon portrait pour la galerie +de Florence. Je me peignis la palette à la main, devant une toile sur +laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss +Pitt, la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, était fort +jolie: aussi la représentai-je en Hébé, sur des nuages, tenant à la main +une coupe, dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle +d'après nature, et j'ai pensé être dévorée par lui. Il appartenait au +cardinal de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'être +toujours en plein air, enchaîné dans la cour, était si furieux de se +trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il +me fit grand'peur. + +Je fis dans le même temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse +Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dès qu'il nous eut +quittées, elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisième mari; +mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux, +quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une manière très +pittoresque: elle est appuyée sur un rocher couvert de mousse, et près +d'elle s'échappent des cascades. + +Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maîtresse de lord +Welesley, qui a peu tardé à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma +réception à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais à +Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol +lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise +que j'ai retrouvée depuis à Naples, et dont je parlerai plus tard. En +tout, j'ai prodigieusement travaillé à Rome pendant les trois ans que +j'ai passés en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à +m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de tant de +chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne +possédais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'à choisir, +parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de +faire. + +La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du +chagrin d'avoir quitté mon pays, ma famille, et tant d'amis que je +chérissais. L'intérêt qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout +le monde et si profitable à un artiste, qu'il suffit pour répandre +quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire de +pensées trop pénibles, j'ai été au soleil couchant revoir ce Colysée, +dont l'imagination ne saurait agrandir l'espace! Il est impossible, +quand on est là, de songer à autre chose qu'à ces effets si beaux, si +divers! Les arcades, éclairées d'un ton jaune rougeâtre, se détachent +sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle part aussi foncé qu'en +Italie. L'intérieur ruiné de ce grand théâtre, qui est maintenant rempli +de verdure, d'arbustes en fleur, et de lière qui court çà et là, ne doit +encore sa conservation actuelle qu'à une douzaine de petites chapelles +portant une croix, placées symétriquement au milieu de l'enceinte. C'est +là que des confréries viennent faire des stations, et d'autres entendre +prêcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arène des gladiateurs et +des bêtes féroces, est devenu un lieu consacré à notre culte. Quelles +réflexions ne font point naître de semblables métamorphoses! Mais dans +Rome, peut-on faire un pas sans rêver à l'instabilité des choses +humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres, ces débris de +colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient l'ornement des +temples, des palais, et qui, malgré leur vétusté, conservent encore le +style et le _faire_ délicat des Grecs; soit qu'on entre dans les églises +et qu'on y trouve ces baignoires de marbre précieux, qui peut-être ont +servi à Périclès ou à Lays, transformées en tabernacles? Le maître-autel +de Sainte-Marie-Majeure est une urne antique de porphyre; les colonnes +de la plupart des églises sont celles des anciens temples. Tout offre un +mélange de sacré et de profane; et ces superbes restes d'un temps qui +n'est plus ajoutent prodigieusement à la magnificence des cérémonies +religieuses, qui d'ailleurs ont conservé toute la pompe de l'ancienne +Rome. + +Mon travail ne me privait point du plaisir journalier de parcourir Rome +et ses environs. J'allais toujours seule visiter les palais qui +renfermaient des collections de tableaux et de statues, afin de n'être +point distraite de ma jouissance par des entretiens ou des questions +souvent insipides. Tous ces palais sont ouverts aux étrangers, qui +doivent beaucoup de reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une +telle obligeance. + +Je me suis décidée à ne donner ici qu'un très léger aperçu de ces +magnifiques habitations et des beautés qu'elles renferment, d'abord +parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les décrivent en détail, +ensuite parce que tant d'années se sont écoulées depuis mon voyage à +Rome, que beaucoup de chefs-d'oeuvre ont changé de place. J'apprends sans +cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue ou +tel tableau n'est plus où je l'avais vu, et je ne veux point induire en +erreur les amis des arts. + +Le palais Justinien renfermait alors une immense quantité de +chefs-d'oeuvre qui depuis ont tous été vendus. J'y admirai l'Ombre de +Samuel, un des plus beaux tableaux de Gérard de la Note; c'est un effet +de nuit du genre habituel de ce maître; plusieurs statues antiques, +entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps brûlé +l'encens, ce qu'on reconnaît en voyant le bas de cette statue très +enfumé. + +Le palais Farnèse, Doria, Barbarini, étaient pleins aussi d'objets d'art +qu'on ne se lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situé +sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obélisque +égyptien, la voûte du grand salon est peinte par Pierre de Cortone; dans +d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus, du Poussin, une +Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs beaux portraits +de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste d'Adrien, le Faune qui +dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs antiques. + +Le palais Colona est cité comme le plus beau de Rome; toutefois, il est +loin d'offrir le même intérêt que le palais Borghèse. Celui-ci est si +riche en tableaux des grands maîtres et en statues, qu'il peut, ainsi +que la villa du même nom, passer pour un musée royal. C'est là que j'ai +vu les plus beaux tableaux de Claude Lorrain. + +Si l'on s'en croyait, on passerait sa vie à Rome dans les palais dont je +parle et dans les églises. Les églises renferment des trésors en +peinture, en mausolées admirables. En ce genre, les richesses qui ornent +Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du +mausolée de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle chose. C'est à +_San Pietro in vincoli_ que se trouve celui de Jules II par Michel-Ange. +À Saint-Laurent hors des murs, on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux +représente un mariage, et l'autre une vendange. L'église de +Saint-Jean-de-Latran, qui est ornée de colonnes, renferme aussi +plusieurs tombeaux du même genre, dont l'un est en porphyre et d'une +immense dimension; le cloître, qui joint la sacristie, est rempli +d'inscriptions antiques écrites en diverses langues. C'est à +Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte à genoux les vingt-huit degrés +qui précèdent le portail. + +La plus belle des églises sous le rapport d'architecture est celle de +Saint-Paul hors des murs, dont l'intérieur, de chaque côté, est orné de +colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait été un temple, et c'est +dans ce style que j'aurais désiré Saint-Pierre. + +À Saint-André-de-la-Valle, la coupole et les quatre évangélistes sont +peints par le Dominiquin. C'est à la Trinité-du-Mont, que se trouve la +célèbre Descente de Croix de Daniel de Volterra. Ce tableau, aussi +admirable par la composition que par l'expression, est un des +chefs-d'oeuvre les plus remarquables de Rome. Je l'ai vu bien dégradé; +mais on m'assure qu'aujourd'hui il est parfaitement restauré. Je ne sais +s'il faut dire que l'on voit dans l'église de la Victoire de +Sainte-Marie, la fameuse Sainte-Thérèse du Bernin, dont l'expression +scandaleuse ne peut se décrire; mais c'est à San Pietro in Montorio +qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de Raphaël. + +On ne peut avoir une idée de l'effet imposant et grandiose que produit +la religion catholique, quand on n'a point vu Rome pendant le carême. La +semaine sainte commence au dimanche des Rameaux, et se passe en +cérémonies religieuses dont la pompe est vraiment admirable. + +Le mercredi, je me portai avec la foule à la chapelle de Monte-Cavalo où +se chante le _Stabat Mater_ de Pergolèze, musique qu'on peut appeler +céleste. + +Le jeudi j'assistai à la messe qui se dit à Saint-Pierre avec la plus +grande magnificence. Les cardinaux, revêtus de riches chasubles et +tenant un cierge à la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est +éclairée par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des +cuirasses et des casques de fer, suivent le cortége, et le coup d'oeil de +cette procession est superbe. + +Le matin du vendredi-saint, j'allai à la chapelle Sixtine, entendre le +fameux _Miserere_ d'Allégri, chanté par des soprani sans aucun +instrument. C'était vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis +à Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel étaient éteintes. L'église ne +se trouve plus éclairée que par une croix illuminée, prodigieusement +brillante. Cette croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous +parait être suspendue d'une manière magique. Nous vîmes entrer le pape, +qui s'agenouilla; il était suivi de tous les cardinaux qui l'imitèrent; +mais ce qui, je l'avoue, me surprit et me scandalisa même, ce fut de +voir, pendant la prière du saint Père, une quantité d'étranger se +promener dans l'église avec la même liberté que s'ils étaient dans le +jardin du Palais-Royal. + +Le jour de Pâques, j'eus soin de me trouver sur la place de +Saint-Pierre, pour voir le pape donner la bénédiction. Rien n'est plus +solennel. Cette place immense est couverte dès le grand matin par des +groupes de paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes +différens, de couleurs fortes est variées; on y voit un grand nombre de +pèlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries de chaque +côté de l'église étaient remplies de Romains et d'étrangers, puis en +avant, se trouvaient placées les troupes du pape et les troupes suisses, +enseignes et drapeaux déployés. Le plus religieux silence régnait +partout. Ce peuple était aussi immobile que le superbe obélisque de +granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit de l'eau +tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement dans l'immensité +de la place. + +À dix heures le pape arriva, tout habillé de blanc, et la tiare sur la +tête. Il se plaça dans la tribune du milieu en dehors de l'église, sur +un magnifique trône cramoisi très élevé. Tous les cardinaux, vêtus de +leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que le pape Pie VI était +superbe. Son visage coloré n'offrait aucune trace des fatigues de l'âge. +Ses mains étaient très blanches et potelées. Il s'agenouilla pour lire +sa prière; après quoi, se levant, il donna trois bénédictions en +prononçant ces mots: _urbi et orbi_(à la ville et au monde). Alors comme +frappés par un coup d'électricité, le peuple, les étrangers, les +troupes, tout se prosterna, tandis que le canon retentissait de toute +part; ce qui ajoute encore à la majesté de cette scène, dont il est, je +crois, impossible de ne pas se sentir attendri. + +La bénédiction donnée, les cardinaux jettent de la tribune une grande +quantité de papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est à ce +moment seulement que les groupes dont j'ai parlé se rompent, se +confondent; qu'un millier de bras s'élèvent pour saisir un de ces +papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule qui s'élance et se +presse, est au-dessus de toute description. Lorsque le pape se retire, +la musique des régimens joue des fanfares, et les troupes défilent +ensuite au son des tambours. Le soir, le dôme de Saint-Pierre est +illuminé, d'abord en verres de couleur, puis subitement en lumières +blanches du plus grand éclat. On ne peut concevoir comment ce changement +s'opère avec tant de rapidité; mais c'est un spectacle aussi beau +qu'extraordinaire. Le soir aussi on tire un très beau feu d'artifice +au-dessus du château Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons +enflammés sont lancés dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on +peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau feu +dans le Tibre en double l'effet. + +À Rome, où tout est resté grandiose, on n'illumine point avec de +misérables lampions. On place devant chaque palais d'énormes candélabres +d'où sortent de grands feux dont les flammes s'élèvent et rendent, pour +ainsi dire, le jour à toute la ville. Ce luxe de lumière frappe d'autant +plus un étranger, que les rues de Rome habituellement ne sont éclairées +que par les lampes qui brûlent devant les madones. + +La foule des étrangers est attirée à Rome bien plus pour la semaine +sainte, que pour le carnaval, qui ne m'a pas semblé fort remarquable. +Les masques s'établissent sur des gradins, déguisés en arlequin, en +polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons à Paris sur les +boulevards, si ce n'est qu'à Rome ils ne bougent point. Je n'ai vu qu'un +seul jeune homme qui courait les rues, costumé à la française. Il +contrefaisait à s'y méprendre un élégant très maniéré que nous avons +tous reconnu. + +Les voitures, les chars vont et reviennent remplis de personnes +costumées richement. Les chevaux sont parés de plumes, de rubans, de +grelots, et la livrée porte des habits de scaramouche ou d'arlequin; +mais tout cela se passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le +soir, quelques coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui +animent le reste du jour. + +Une de mes jouissances, dès que je fus arrivée à Rome, fut celle +d'entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas. La +célèbre Banti s'y trouva pendant mon séjour. Quoiqu'elle eût chanté +plusieurs fois à Paris, je ne l'avais jamais entendue, et j'eus cette +jouissance à un concert qui se donna dans une galerie immense. Je ne +sais pourquoi je m'étais figuré qu'elle avait une taille prodigieusement +grande. Elle était au contraire très petite et fort laide, ayant une +telle quantité de cheveux, que son chignon ressemblait à une crinière de +cheval. Mais quelle voix! il n'en a jamais existé de pareille pour la +force et l'étendue; la salle, toute grande qu'elle était, ne pouvait la +contenir. Le style de son chant, je me le rappelle, était absolument le +même que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini a été +l'élève. + +Cette admirable cantatrice était conformée d'une manière très +particulière: elle avait la poitrine élevée et construite tout-à-fait +comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir après le concert, +lorsque quelques dames et moi furent passées avec elle dans un cabinet; +et je pensai que cette étrange organisation pouvait expliquer la force +et l'agilité de sa voix. + +Très peu de temps après mon arrivée, j'allai avec Angelica Kaufmann voir +l'opéra de _César_, dans lequel Crescentini débutait. Son chant et sa +voix à cette époque avaient la même perfection: il jouait un rôle de +femme, et il était affublé d'un grand panier comme on en portait à la +cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup rire. Il faut ajouter +qu'alors Crescentini avait toute la fraîcheur de la jeunesse et qu'il +jouait avec une grande expression. Enfin, pour tout dire, il succédait à +Marchesi, dont toutes les Romaines étaient folles, au point qu'à la +dernière représentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut de +leurs regrets; plusieurs même pleuraient amèrement, ce qui, pour bien du +monde, devint un second spectacle. + + + + +CHAPITRE IV. + +La place Saint-Pierre.--Les poignards.--La princesse Joseph de +Monaco.--La duchesse de Fleury; son mot à Bonaparte.--Bontés de Louis +XVI pour moi.--L'abbé Maury.--Usage qui m'empêche de faire le portrait +du pape.--Les Cascatelles et Tasculum.--La villa Conti, la villa +Adriana.--Monte Mario.--Genesano.--Némi.--Son lac.--Aventure. + + +Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le +temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les +ressources qu'offre la société. La promenade seule dans ces murs est une +jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysée, ce Capitole, +ce Panthéon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe +pyramide, ses belles fontaines que le soleil éclaire d'une manière si +magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite +en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil +et au clair de lune; que ce fût ou non mon chemin, je me plaisais alors +à la traverser. + +Ce qui m'a beaucoup étonnée à Rome, c'est de trouver le dimanche matin +au Colysée une quantité de femmes des plus basses classes +extraordinairement parées, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles +d'énormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette +qu'elles se rendent à l'église, suivies d'un domestique, qui, très +souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'état est +presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans +leur ménage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misérables et +deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit à leurs +fenêtres dans les rues de Rome, coiffées avec des fleurs, des plumes, +fardées de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on +aperçoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice, +qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre +dans leurs chambres, de les trouver seulement vêtues d'un jupon sale. +Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes +dames, et quand le temps de se rendre aux _villa_ arrive, elles ferment +avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties +pour la campagne. + +On m'a assuré que toutes les femmes à Rome avaient sur elles un +poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent; +mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez +qui j'ai logé, et qui était Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait +constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en +être munis, ce qui amène souvent des accidens bien graves. Trois jours +après mon arrivée, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des +cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et +l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son +poignard. Comme ces manières d'agir m'effrayaient beaucoup pour les +étrangers, on m'assura que les étrangers n'avaient rien à craindre, +qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le +cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et +l'homme assassiné s'étaient pris de querelle: le premier venait de +reconnaître son adversaire, et l'avait frappé de son poignard; ce qui +prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune. + +À coup sûr, les moeurs de la classe élevée sont plus douces, car la haute +société est à peu près la même dans toute l'Europe. Toutefois, j'en +serais assez mauvais juge; car à l'exception des rapports relatifs à mon +art, et des invitations qui m'étaient adressées pour des réunions +nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaître les grandes dames +romaines. Il m'est arrivé ce qui arrive naturellement à tout exilé, +c'est de rechercher à Rome, pour société intime, celle de mes +compatriotes. Pendant les années 1789 et 1790, cette ville était pleine +d'émigrés français que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels +je fis bientôt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tôt ou +plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la +duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui +d'une si belle célébrité, la famille des Polignac; je m'abstins +néanmoins de fréquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie; +car on n'aurait pas manqué de dire que je complotais avec eux, et je +crus devoir éviter cela en considération des parens et des amis que +j'avais laissés en France. Nous vîmes arriver aussi la princesse Joseph +Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes +marquantes. + +La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et +d'amabilité. Pour son malheur, hélas! elle ne resta pas à Rome. Elle +voulut retourner à Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait +à ses enfans, et s'y trouva à l'époque de la terreur. Arrêtée, condamnée +à mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'étant +plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite à l'échafaud. + +Ce qui désespère, quand on pense à cette aimable femme, c'est que le 9 +thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de +temps. + +Celle que je distinguai bientôt parmi toutes les dames françaises qui se +trouvaient à Rome, était la charmante duchesse de Fleury, très jeune +alors; la nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son +visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne +à Vénus, et son esprit supérieur. Nous nous sentîmes entraînées à nous +rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme +moi pour les beautés de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne +telle que je l'avais souvent désirée. + +Nous allions habituellement ensemble passer nos soirées chez le prince +Camille de Rohan, qui était alors ambassadeur de Malte et grand +commandeur de l'ordre; tous les soirs il réunissait chez lui les +étrangers les plus distingués; la conversation était très animée et très +intéressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journée, et +le goût, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout. + +Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui +menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une ame +ardente; elle était tellement susceptible de se passionner qu'en +songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je +tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de +Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une +grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je +puisse penser qu'elle était fort innocente. Le duc de Lauzun était resté +en France; j'ignore s'il a pris une part active à la révolution; ce qui +est certain, c'est qu'il a été guillotiné. + +Quant à la duchesse de Fleury, elle est revenue à Paris avant moi. Les +passions y étaient encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce +avec son mari, puis étant devenue très amoureuse de M. de Montrond, +homme à bonne fortune, jeune encore, et très spirituel, elle l'épousa. +Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la +solitude, mais, hélas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent à +Paris que pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour +un frère de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin +elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'à la restauration qui lui +ramena son père, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se +jeter pour le soigner jusqu'à sa mort; avant la rentrée des Bourbons, +étant allée voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit +brusquement:--Aimez-vous toujours les hommes?--Oui, sire, quand ils sont +polis, répondit-elle. + +L'arrivée à Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de +la France me faisait éprouver chaque jour des émotions, souvent bien +tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu +de temps après mon départ, comme on suppliait le roi de se faire +peindre, il avait répondu: «Non, j'attendrai le retour de madame Lebrun, +pour qu'elle fasse mon portrait en pendant à celui de la reine. Je veux +qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre à M. de La Pérouse d'aller +faire le tour du monde.» + +Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a +toujours témoigné de bonté, au point que je me suis beaucoup reproché +d'avoir oublié de dire, dans mon premier volume, qu'à l'époque où je fis +le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint +chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de +Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de +lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses +calomnies s'attachaient à ma personne, je craignis qu'une aussi haute +distinction ne portât à son comble l'envie que j'excitais déjà, et, +toute pénétrée que j'étais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M. +d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdît l'idée de +m'accorder cette faveur. + +Je retrouvai à Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M. +Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prêtait les beaux dessins +qu'il possédait pour les copier. M. Dagincour était un grand +enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'étais fort jeune +quand il quitta la France; il me dit en partant: «Je ne vous reverrai +que dans trois ans,» et il s'en était écoulé quatorze depuis lors, sans +qu'il pût se décider à quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on +pût vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville, +regretté de tous ceux qui l'avaient connu. + +C'est aussi, je crois, pendant mon premier séjour à Rome, que je revis +l'abbé Maury, qui n'était pas encore cardinal; il vint chez moi pour me +dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le désirais +infiniment; mais il fallait que je fusse voilée pour peindre le +Saint-Père et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse +contente, m'obligea à refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car +Pie VI était encore un des plus beaux hommes qu'on pût voir. + +J'étais arrivée à Rome, où il pleut si rarement, précisément à l'époque +des pluies d'automne, qui sont de vrais déluges. Il me fallut attendre +le beau temps pour visiter les environs. M. Ménageot alors me mena à +Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie. +Nous allâmes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantée que +ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec +du pastel, désirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes +d'eaux. La montagne qui s'élève à gauche, couverte d'oliviers, complète +le charme du point de vue. + +Quand nous eûmes enfin quitté les cascades, Ménageot nous fit monter par +un mauvais petit sentier à pic jusqu'au temple de la Sibylle, où nous +dînâmes de bon appétit; puis après, j'allai me coucher sur le +soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De là, +j'entendais le bruit des cascades, qui me berçait délicieusement; car +celui-là n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je déteste. Sans +parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour +moi, dont je pourrais tracer la forme d'après l'impression que j'en +reçois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de même, il en +est qui m'ont toujours été agréables: celui des vagues de la mer, par +exemple, est moelleux et porte à une douce rêverie; enfin je serais +capable, je crois, d'écrire un traité sur les _bruits_, tant j'y ai, +toute ma vie, attaché d'importance. Mais je reviens à Tivoli. Nous +couchâmes à l'auberge, et de grand matin nous retournâmes aux +cascatelles, où je finis mon esquisse. Ensuite nous allâmes voir la +grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une énorme quantité d'eau, +qui, après avoir bouillonné en cascades sur de grosses pierres noires, +va former une large nappe blanche et limpide. De là, nous entrâmes dans +ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de +rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui +rendent cette caverne très pittoresque. Près de là, nous trouvâmes une +nouvelle cascade que l'on aperçoit sous l'arche d'un pont: je la +dessinai aussi; car tous les artistes ont dû sentir comme moi qu'il est +impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de prendre +ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une +promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'était bonne +pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me +souviens, par exemple, que, pendant mon séjour à Rome, je reçus une +lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de +dix-huit mille francs sur son banquier à Rome, en paiement de deux +tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France[6]. N'ayant +point alors besoin d'argent, je remis à me faire payer plus tard de +cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me +trouvant un soir sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, je suis frappée +de la beauté du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre +papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargée d'écriture, je +prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derrière ce +coucher du soleil. Trois ans après, comme je songeais à rentrer en +France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier +de Turin dix mille francs à compte, qui même ne m'en valurent que huit +mille, tant le change sur Paris était mauvais à cette époque. Par suite, +quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou +ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient à payer, +nous rompîmes le marché, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la +lettre de change avec mon coucher du soleil derrière. + +M. Ménageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit à la +villa Aldobrandini, dont le parc est très beau et les jets d'eau +superbes. Du cazin, qui est fort élevé, on découvre une vue magnifique: +d'un côté on aperçoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de +Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas, +_Tusculum_. Nous allâmes visiter cette ville détruite, qui était située +sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formé +par ces maisons, par ces murailles renversées sans forme, çà et là, sur +terre. Il n'est resté debout que l'enceinte où Ciceron tenait son école. +Le coeur se serre à la vue de ces grands désastres, qui font naître de si +tristes pensées. + +En quittant _Tusculum_, nous allâmes à Monte-Cavi. Nous trouvâmes à +droite de cette montagne une forêt qu'il faut gravir pour aller voir les +restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, été bâti +par Tarquin-le-Superbe. + +Nous allâmes aussi visiter la villa Conti, où j'ai vu les plus beaux +arbres de toutes les espèces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin +est superbe et les appartemens très beaux. Nous trouvâmes à peu de +distance une chapelle dans laquelle étant entrés, nous vîmes une sainte +Victoire très bien habillée et couchée sur une châsse. Comme un rideau +la couvrait, le petit garçon qui nous conduisait, en le tirant, fit +remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin +nous terminâmes cette tournée par une course à la villa Bracciano que je +trouvai très belle. + +Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, néanmoins, est +loin de m'intéresser autant que celui de cette grande ruine qu'on +appelle la villa Adriana. Malgré les énormes débris qui couvrent le +terrain sur lequel était bâti ce vaste palais antique, on peut encore +juger de sa beauté. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls +attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idée des +merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantité de statues +antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et +plusieurs palais de Rome. «Adrien, dit M. de Lalande dans son _Voyage +d'Italie_, avait imité dans son palais tout ce que l'antiquité avait eu +de plus célèbre. On y trouvait un lycée, une académie, le portique, le +temple de Thessalie, la piscine d'Athènes, etc., etc. On y avait +construit un double portique très long et très élevé, qui garantissait +du soleil à toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquées +dans les murs de la bibliothèque, avaient sans doute contenu des +statues.» + +On reconnaît dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des +appartemens, qui sont extrêmement vastes. Les décorations extérieures et +intérieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par +leur style que par leur exécution. Nous sommes bien loin, hélas! de +cette élégance et de ce grandiose. + +J'avais peine à quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah! +combien ce qui reste fait rêver! Combien le temps fait nos plus grandes +choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont +les seules qui n'aient point changé. Ayons donc de l'orgueil, quand +chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous révèle +l'instabilité des choses humaines; car on peut dire que là on foule aux +pieds les chefs-d'oeuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort +près de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entrâmes dans une +villa dont le jardin était presque en friche et qui nous paraissait +désert. En entrant dans une allée où l'herbe poussait, nous aperçûmes de +loin plusieurs débris de vases et de statues mutilées. Ayant poussé plus +loin, nous trouvâmes quelques ouvriers qui démolissaient une petite +maison dans laquelle ils avaient déjà trouvé ces restes d'antiquités, +qu'ils brisaient en les jetant çà et là sans aucune précaution; madame +de Fleury et moi, furieuses contre le propriétaire qui n'avait pas songé +à faire surveiller ses manoeuvres, nous étions décidées à l'aller trouver +pour arrêter ce massacre; mais on nous dit que la personne à qui +appartenait le jardin était en voyage, et il nous fut impossible de +savoir à qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec +soin des fouilles aussi intéressantes. + +Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'était la hauteur du +Monte-Mario, sur laquelle est située la villa Mellini. On m'a dit qu'en +creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvé des coquilles +d'huîtres et une roue semblable à celles que l'on fait aujourd'hui. On +voit encore sur ces chemins d'énormes troncs d'arbres coupés; ces arbres +ont été ceux de la forêt sacrée qui conduisait au temple antique, à la +place même où se trouve maintenant le cazin, qui est abandonné. Arrivée +sur les côtes du mont, j'aperçus la belle ligne des Apennins; cette vue +est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien là, +qu'après y être venue d'abord avec M. Ménageot, j'y retournai plusieurs +fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon +domestique, qui me suivait, portait mon dîner dans un panier. Ce dîner +était un poulet; mais comme il y avait une espèce de ferme sur le +plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la +jouissance que j'éprouvais à contempler ces lignes des Apennins jusqu'à +l'heure où le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel! +Cette voûte céleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complète +solitude, tout m'élevait l'âme; j'adressais au ciel une prière pour la +France, pour mes amis, et Dieu sait quel mépris j'éprouvais alors pour +les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poète Lebrun: + + «L'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent.» + +M. Ménageot m'avait recommandé de ne jamais aller seule dans les chemins +escarpés et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours; +mais je voulais que ce fût de loin, d'autant plus qu'il avait des +souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui +dis un jour: «Germain, éloignez-vous, je vous prie, vous m'empêchez de +penser.» En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui +n'avait rien de mieux à faire, s'amusait à guetter toutes les personnes +qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire: +«N'allez pas près de madame, cela l'empêche de penser,» ce que plusieurs +gens de mes connaissances me répétaient le soir. + +Lorsque les chaleurs devinrent insupportables à Rome, je fis plusieurs +excursions aux environs, désirant trouver une maison dans laquelle je +pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord à la Riccia, +j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort +pittoresques. On y trouve une quantité de beaux arbres très anciens et +une jolie fontaine. Après avoir couru quelque temps, nous louâmes à +Genesano une maison qui était justement ce qu'il nous fallait. Cette +maison avait appartenu à Carle Maratte; on voyait sur les murailles +d'une grande salle, diverses compositions tracées par lui, ce qui me la +rendait précieuse. Nous allâmes l'habiter en commun, la duchesse et moi, +et nous faisions très bon ménage. + +Dès que nous fûmes établies, les courses dans les environs commencèrent. +Nous avions loué trois ânes; car ma fille voulait toujours être de nos +parties: nous allâmes d'abord au lac d'Albano; il est très spacieux, et +l'on parcourt avec délices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette +promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui préférâmes bientôt +néanmoins les bords du charmant lac de Némi, à gauche duquel on voit un +temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac +a quatre milles de circuit, il est comme encaissé dans un fond +qu'entoure une si riche végétation, que les sentiers sont bordés de +mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Némi, +surmontée d'une tour et d'un aqueduc. Nous vîmes un jour une procession +sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la +montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-là. Une +autre fois, nous entrâmes dans un cimetière où des têtes de morts +étaient rangées avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces +têtes; quant à moi, je ne les regardais pas volontiers. + +Les arbres qui entourent le lac de Némi sont énormes; il y en a de si +vieux, que leur tronc, leurs branches, sont desséchés et blanchis par le +temps. Nous fîmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et +ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant +que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du +lac. Nous restâmes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous +suivions un sentier, ces mêmes arbres, ayant été agités par le vent, +prirent tout-à-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaçaient; ma +pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: «Ils +sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans.» + +En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi +n'étions pas beaucoup plus braves que ma fille, témoin l'aventure +suivante: étant allées un jour nous promener toutes deux dans les bois +de la Riccia, nous prîmes, pour gagner un grand vallon situé près de là, +un chemin dans lequel on voit à droite et à gauche plusieurs tombeaux +anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolé. Tout à coup nous +apercevons venir derrière nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air +d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la +terreur que nous éprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne +sont pas éloignés, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais +l'ennemi approchait toujours, et, trop sûres que ceux que nous appelions +ne viendraient pas, nous nous mîmes à gravir la montagne en courant de +toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la +hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forçait à nous essouffler +de la sorte était un brigand ou le plus honnête homme du monde. + + + + +CHAPITRE V. + +Je pars pour Naples.--Le mari de Mme Denis, nièce de Voltaire.--Le comte +et la comtesse Scawronski--Le chevalier Hamilton.--Lady Hamilton.--Son +histoire, ses attitudes.--L'hôtel de Maroc.--Chiaja.--L'Hercule Farnèse. + + +J'étais à Rome depuis huit mois à peu près, lorsque, voyant tous les +étrangers partir pour Naples, il me prit grande envie de m'y rendre +aussi. Je fis part de mon projet au cardinal de Bernis qui, tout en +l'approuvant, me conseilla beaucoup de ne point aller seule. Il me parla +d'un M. D***, mari de la nièce de Voltaire, madame Denis, qui se +proposait de faire ce voyage et qui serait charmé de m'accompagner. M. +D***, en effet vint chez moi, me répéter tout ce que m'avait dit le +cardinal, en me promettant d'avoir le plus grand soin de ma fille et de +moi. Il ajouta, pour me tenter davantage, qu'il avait sous sa voiture +une espèce de marmite propre à cuire une volaille, ce qui nous serait +très utile, attendu la mauvaise chère que l'on faisait dans les +meilleures auberges de Terracine. + +Tout cela me convenait à merveille, je partis avec ce monsieur. Sa +voiture était fort grande; ma fille et sa gouvernante en occupaient le +devant; et de plus, il y avait une banquette dans le milieu. Un énorme +valet de chambre vint s'y placer devant moi, de manière que son gros dos +me touchait et m'infectait. Il est rare que je parle en voiture, et la +conversation se bornait entre nous tous à l'échange de quelques mots. +Mais comme nous traversions les marais Pontins, j'aperçus au bord des +canaux un berger assis, dont les moutons paissaient dans une prairie +tout émaillée de fleurs, au-delà de laquelle on voyait la mer et le cap +Circée.--Ceci ferait un charmant tableau, dis-je à mon compagnon de +voyage: ce berger, ces moutons, la prairie, la mer!--Ces moutons sont +tout crottés, me répondit-il; c'est en Angleterre qu'il faut en voir. +Plus loin sur le chemin de Terracine, à l'endroit où l'on traverse une +petite rivière en bateau, je vis à gauche la ligne des Apennins entourée +de nuages superbes que le soleil couchant éclairait; je ne pus +m'empêcher d'exprimer tout haut mon admiration:--Ces nuages ne nous +promettent que de la pluie pour demain, dit mon homme. + +Arrivés à Terracine, nous descendîmes à l'auberge pour souper et +coucher. Ma fille n'avait jamais vu la mer qu'en peinture, elle ne +revenait pas de son étonnement: «Sais-tu bien, maman, s'écriait-elle, +que c'est plus grand que nature!» + +Nous demandâmes à souper; je comptais beaucoup sur la poularde de M. +D***; mais vraisemblablement elle avait été oubliée, car nous fûmes +réduits à nous contenter de deux mauvais petits plats, et nous nous +remîmes en route le lendemain matin fort mal restaurés. Les chemins qui +mènent à Naples sont charmans; outre de très beaux arbres qu'on y trouve +semés çà et là, ils sont bordés des deux côtés de rosiers sauvages et de +myrtes odoriférans. J'étais enchantée, quoique mon compagnon préférât, +disait-il, les coteaux de Bourgogne qui promettent de bon vin; mais je +ne l'écoutais plus; j'étais décidée à ne point me laisser refroidir par +ce glaçon. + +Enfin nous arrivâmes à Naples le lendemain, vers trois ou quatre heures. +Je ne puis exprimer l'impression que j'éprouvai en entrant dans la +ville. Ce soleil si brillant, l'étendue de cette mer, ces îles que l'on +aperçoit dans le lointain, ce Vésuve d'où s'élevait une forte colonne de +fumée, et jusqu'à cette population si animée, si bruyante, qui diffère +tellement de celle de Rome qu'on penserait qu'il existe entre elles +mille lieues de distance; tout me ravissait; le plaisir de me séparer de +mon ennuyeux compagnon de voyage entrait peut-être bien pour quelque +chose dans ma satisfaction. Je nommais ce monsieur mon _éteignoir_; +c'est un titre dont souvent depuis j'ai gratifié quelques autres +personnes. + +J'avais retenu l'hôtel de Maroc, situé à Chiaja, sur les bords de la +pleine mer. Je voyais en face de moi l'île de Caprée, et cette situation +me charmait. À peine y étais-je arrivée, que le comte Scawronski, +ambassadeur de Russie à Naples, dont l'hôtel touchait le mien, envoya un +de ses coureurs pour s'informer de mes nouvelles et me fit apporter +aussitôt le dîner le plus recherché. Je fus d'autant plus sensible à +cette aimable attention, que je serais morte de faim avant qu'on eût +chez moi le temps de songer à la cuisine. Dès le soir même, j'allai le +remercier, et je fis alors connaissance avec sa charmante femme; tous +deux m'engagèrent beaucoup à n'avoir point d'autre table que la leur, et +quoiqu'il me fût impossible d'accepter entièrement cette offre, j'en ai +profité souvent pendant mon séjour à Naples, tant leur société m'était +agréable. + +Le comte Scawronski avait des traits nobles et réguliers; il était fort +pâle. Cette pâleur tenait à l'extrême faiblesse de sa santé, qui ne +l'empêchait pas cependant d'être parfaitement aimable et de causer avec +autant de grâce que d'esprit. La comtesse était douce et jolie comme un +ange; le fameux Potemkin, son oncle, l'avait comblée de richesses dont +elle ne faisait aucun usage. Son bonheur était de vivre étendue sur un +canapé, enveloppée d'une grande pelisse noire et sans corset. Sa +belle-mère faisait venir de Paris pour elle des caisses remplies des +plus charmantes parures que faisait alors mademoiselle Bertin, marchande +de modes de la reine Marie-Antoinette. Je ne crois pas que la comtesse +en ait jamais ouvert une seule, et quand sa belle-mère lui témoignait le +désir de la voir porter les charmantes robes, les charmantes coiffures +que ces caisses renfermaient, elle répondait nonchalamment: À quoi bon? +pour qui? pour quoi? Elle me fit la même réponse quand elle me montra +son écrin, un des plus riches qu'on puisse voir: il contenait des +diamans énormes que lui avait donnés Potemkin, et que je n'ai jamais vus +sur elle. Je me souviens qu'elle m'a conté que pour s'endormir, elle +avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la même +histoire. Le jour, elle restait constamment oisive; elle n'avait aucune +instruction, et sa conversation était des plus nulles; en dépit de tout +cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle +avait un charme invincible. Le comte Scawronski en était fort amoureux, +et quand il eut succombé à ses longues souffrances, la comtesse, que je +retrouvai à Pétersbourg, se remaria au bailli de Litta, qui était +retourné à Milan pour se faire relever de ses voeux, et revint ensuite en +Russie épouser cette belle nonchalante. Elle n'a jamais eu que deux +filles de son premier mari, dont l'une a épousé le prince Bagration. + +Ce voisinage à Naples me fut très agréable, et je passais la plupart de +mes soirées à l'ambassade russe. Le comte et sa femme faisaient souvent +une partie de cartes avec l'abbé Bertrand, qui était alors consul de +France à Naples. Cet abbé était bossu dans toute l'étendue du terme, et +je ne sais par quelle fatalité, dès que je me trouvais assise à côté de +lui près de la table de jeu, l'air des bossus me revenait toujours en +tête. J'avais toutes les peines du monde à m'en distraire. Enfin, un +soir ma préoccupation devint telle, que je fredonnai tout haut ce +malheureux air; je m'arrêtai aussitôt, et l'abbé se retournant vers moi, +me dit du ton le plus aimable: «Continuez, continuez, cela ne me blesse +nullement.» Je ne puis concevoir comment pareille chose m'était arrivée: +c'est un de ces mouvemens inexplicables. + +Le comte de Scawronski m'avait fait promettre de faire le portrait de sa +femme avant celui de toute autre personne; je m'y engageai, en sorte +que, deux jours après mon arrivée, je commençai ce portrait où +l'ambassadrice est peinte presque en pied, tenant en main et regardant +un médaillon sur lequel était le portrait de son mari. J'avais donné la +première séance, quand je vis arriver chez moi le chevalier Hamilton, +ambassadeur d'Angleterre à Naples, qui me demandait en grâce que mon +premier portrait fût celui d'une superbe femme qu'il me présenta; +c'était madame Hart, sa maîtresse, qui ne tarda pas à devenir lady +Hamilton, et que sa beauté a rendue célèbre. D'après la promesse faite à +mes voisins, je ne voulus commencer ce portrait que lorsque celui de la +comtesse Scawronski serait avancé. Je fis en même temps un nouveau +portrait de lord Bristol que je retrouvai à Naples, où l'on peut dire +qu'il passait sa vie sur le Vésuve, car il y montait tous les jours. + +Je peignis madame Hart couchée au bord de la mer, tenant une coupe à la +main. Sa belle figure était fort animée et contrastait complètement avec +celle de la comtesse; elle avait une quantité énorme de beaux cheveux +châtains qui pouvaient la couvrir entièrement, et en bacchante, ses +cheveux épars, elle était admirable. + +Le chevalier Hamilton faisait faire ce portrait pour lui; mais il faut +savoir qu'il revendait très souvent ses tableaux lorsqu'il y trouvait un +bénéfice; aussi, M. de Talleyrand, le fils aîné de notre ambassadeur à +Naples, entendant dire un jour que le chevalier Hamilton protégeait les +arts, répondit-il: «Dites plutôt que les arts le protégent.» Le fait est +qu'après avoir marchandé fort long-temps pour le portrait de sa +maîtresse, il obtint que je le ferais pour cent louis et qu'il l'a vendu +à Londres trois cents guinées. Plus tard, lorsque j'ai peint encore lady +Hamilton en sibylle pour le duc de Brissac, j'imaginai de copier la tête +et d'en faire présent au chevalier Hamilton, qui la vendit tout de même +sans hésiter. + +La vie de lady Hamilton est un roman: elle se nommait Emma Lyon; sa +mère, dit-on, était une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur +le lieu de sa naissance; à treize ans, elle entra comme bonne d'enfant +chez un honnête bourgeois à Hawarder; mais, ennuyée de l'obscurité dans +laquelle elle vivait, et se flattant qu'à Londres elle pourrait se +placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit +l'avoir vue à cette époque, avec des sabots à la porte d'une fruitière, +et quoiqu'elle fût très pauvrement vêtue, sa charmante figure la faisait +remarquer. + +Un détaillant du marché Saint-Jean la reçut à son service, mais elle +sortit bientôt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une +dame de bonne famille et très honnête. Dans cette maison elle prit le +goût des romans, puis le goût des spectacles. Elle étudiait les gestes, +les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilité +prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement à sa +maîtresse, la fit renvoyer. + +Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne où se rassemblaient +tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa +beauté était dans tout son éclat; toutefois, elle était encore très +sage. On raconte que sa première faiblesse eut pour motif de sauver un +de ses parens nommé Galois, qui venait d'être _pressé_ sur la Tamise, et +qui était matelot. Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la +délivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille. +Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maîtres de toute espèce, puis +il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier +Feathersonhang, qui la trouva trop fière avec lui, et ne tarda pas à +l'abandonner aussi. + +Emma se voyant sans ressource, descendit bientôt au dernier degré +d'avilissement. Un hasard étrange la tira de cet abîme. Le docteur +Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un léger +voile, sous le nom de la _déesse Higia_ (déesse de la santé); une +quantité de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les +artistes surtout en étaient charmés. Quelque temps après cette +exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modèle; il lui faisait +prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est +là qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue +célèbre. Rien n'était plus curieux en effet que la faculté qu'avait +acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits +l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser +merveilleusement pour représenter des personnages divers. L'oeil animé, +les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis +tout à coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une +Madeleine repentante admirable. Le jour que le chevalier Hamilton me la +présenta, il voulut que je la visse en action; je fus ravie; mais elle +était habillée comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire +des robes comme celles que je portais, pour peindre à mon aise, et qu'on +appelle des blouses; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle +entendait très bien; dès lors, on aurait pu copier ses différentes poses +et ses différentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux; +il en existe même un recueil, dessiné par Frédéric Reinberg, qu'on a +gravé. + +Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle était chez le +peintre dont j'ai parlé, que lord Gréville[7] en devint si fort +amoureux, qu'il allait l'épouser en 1789, quand il fut subitement +dépouillé de ses places et ruiné. Il partit aussitôt pour Naples, dans +l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et +il emmena Emma afin qu'elle plaidât sa cause auprès de son grand parent. +Le chevalier, en effet, consentit à payer toutes les dettes de son +neveu, mais à la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces détails +de lord Gréville lui-même.) Emma devint donc la maîtresse de lord +Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se détermina à l'épouser en +dépit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour +Londres: «Elle sera ma femme malgré eux; après tout, c'est pour moi que +je l'épouse.» + +Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena à Naples peu de temps après, +devenue aussi grande dame qu'on puisse l'être. On a prétendu que la +reine de Naples alors s'était intimement liée avec elle. Il est certain +que la reine la voyait; mais on peut dire que c'était politiquement. +Lady Hamilton étant très indiscrète, la mettait au fait d'une foule de +petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les +affaires de son royaume. + +Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fût excessivement +moqueuse et dénigrante, au point que ces défauts étaient les seuls +mobiles de sa conversation; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie +à se faire épouser. Elle manquait de tournure et s'habillait très mal, +dès qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que +lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle: elle habitait à +Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée; je m'y rendais +tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et +la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut +la dernière. J'avais coiffé madame Hart (elle n'était pas encore mariée) +avec un schall tourné autour de sa tête en forme de turban, dont un bout +tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que +ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes +invitées à dîner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa +toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette, +qui était des plus communes, l'avait tellement changée à son +désavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde à la +reconnaître. + +Lorsque j'allai à Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son +mari. Je me fis écrire chez elle, et elle vint aussitôt me voir dans le +plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait +couper ses beaux cheveux pour se coiffer à la Titus, ce qui était alors +à la mode. Je trouvai cette Andromaque énorme; car elle avait +horriblement engraissé. Elle me dit en pleurant qu'elle était bien à +plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un père; et +qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu +d'impression; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comédie. Je me +trompais d'autant moins que peu de minutes après, ayant aperçu de la +musique sur mon piano, elle se mit à chanter un des airs qui s'y +trouvaient. + +On sait que lord Nelson à Naples avait été très amoureux d'elle; elle +était restée avec lui en correspondance fort tendre; et quand j'allai +lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de +plus, elle avait placé une rose dans ses cheveux comme Nina. Je ne pus +me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je +viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me répondit-elle. + +Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses +attitudes, avaient un désir extrême de voir ce spectacle qu'elle n'avait +jamais voulu donner à Londres. Je lui demandai de m'accorder une soirée +pour les deux princes, et elle y consentit. J'invitai alors quelques +autres Français que je savais être fort curieux d'assister à cette +scène; et le jour venu je plaçai dans le milieu de mon salon un très +grand cadre enfermé à droite et à gauche dans deux paravens. J'avais +fait faire une énorme bougie qui répandait un grand foyer de lumière; je +la posai de façon qu'on ne pût la voir, mais qu'elle éclairât lady +Hamilton comme on éclaire un tableau. Toutes les personnes invitées +étant arrivées, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec +une expression vraiment admirable. Elle avait amené avec elle une jeune +fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait +beaucoup[8]. Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes +poursuivies dans l'enlèvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la +douleur à la joie, de la joie à l'effroi, avec une telle rapidité que +nous étions tous ravis. + +Comme je l'avais retenue à souper, le duc de Bourbon, qui était à table +à côté de moi, me fit remarquer combien elle buvait de _porter_. Il +fallait qu'elle y fût bien accoutumée, car elle n'était pas ivre après +deux ou trois bouteilles. Long-temps après avoir quitté Londres, en +1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours à Calais, +où elle était morte dans l'isolement et la plus affreuse misère. + +Nous voilà bien loin de Naples et de 1790; j'y reviens. + +J'étais dans l'enchantement d'habiter cet hôtel de Maroc, sans parler de +l'agrément de mon voisinage. Je jouissais de ma fenêtre de la vue la +plus magnifique et du spectacle le plus réjouissant. La mer et l'île +Caprée en face; à gauche le Vésuve, qui promettait une éruption par la +quantité de fumée qu'il exhalait; à droite le coteau de Pausilippe, +couvert de charmantes maisons, et d'une superbe végétation; puis ce quai +de Chiaja est toujours si animé qu'il m'offrait sans cesse des tableaux +amusans et variés; tantôt des lazzaroni venaient se désaltérer au jet +d'eau qui sortait d'une belle fontaine placée devant mes fenêtres, où de +jeunes blanchisseuses y lavaient leur linge; le dimanche de jeunes +paysannes, dans leurs plus beaux atours, dansaient la tarentelle devant +ma maison, en jouant du tambour de basque, et tous les soirs je voyais +les pêcheurs avec des torches dont la vive lumière reflétait dans la mer +des lames de feu. Après ma chambre à coucher se trouvait une galerie +ouverte qui donnait sur un jardin rempli d'orangers et de citronniers en +fleurs; mais comme toute chose ici-bas a ses inconvéniens, mon +appartement en avait un dont il me fallut bien prendre mon parti. +Pendant plusieurs heures de la matinée je ne pouvais ouvrir mes fenêtres +sur le devant, attendu qu'il s'établissait au-dessous de moi une cuisine +ambulante où les femmes faisaient cuire des tripes dans de grands +chaudrons, avec de l'huile infecte dont l'odeur montait chez moi. +J'étais réduite à regarder la mer à travers mes carreaux. Qu'elle est +belle cette mer de Naples! bien souvent j'ai passé des heures à la +contempler la nuit, quand ses flots étaient calmes et argentés par le +reflet d'une lune superbe. Bien souvent aussi j'ai pris un bateau pour +faire une promenade, et jouir du magnifique coup d'oeil que présente la +ville, que l'on voit alors tout entière, s'élevant en amphithéâtre. Le +chevalier Hamilton avait sur le rivage un petit cazin où j'allais +quelquefois dîner[9]. Il faisait venir de jeunes garçons qui, pour un +sou, plongeaient dans la mer pendant plusieurs minutes; quand je +tremblais pour eux, je les voyais remonter triomphans, leur sou à la +bouche. + +C'est à Chiaja que se trouve la Villa-Reale, jardin public, bordé par la +mer, et qui devient le soir une promenade délicieuse. L'Hercule Farnèse +était placé dans ce jardin; comme on avait retrouvé les jambes antiques +de la statue, elles étaient remises en place de celles qu'avait faites +dans le temps Michel-Ange; mais celles-ci restaient posées à côté, afin +que l'on comparât, en sorte qu'il fallait reconnaître la sublime +supériorité de l'antique, même auprès de Michel-Ange. + + + + +CHAPITRE VI. + +Le baron de Talleyrand--L'île de Caprée.--Le Vésuve.--Ischia et +Procida.--Le mont Saint-Nicolas.--Portrait des filles aînées de la reine +de Naples.--Portrait du prince royal.--Paësiello.--La Nina.--Le coteau +de Pausilippe.--Ma fille, son maître de musique. + + +Aussitôt que j'étais arrivée à Naples, j'avais été chez M. le baron de +Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui eut pour moi mille bontés +pendant tout mon séjour. Je retrouvai chez lui madame Silva, Portugaise +très aimable, avec laquelle je projetai de faire plusieurs courses +intéressantes. Nous allâmes d'abord à l'île de Caprée. Le comte de la +Roche-Aymon et le fils aîné de M. de Talleyrand nous accompagnèrent. Ils +avaient engagé deux musiciens, l'un pour chanter et l'autre pour jouer +de la guitare. Nous nous embarquâmes à minuit par un beau clair de lune; +mais la mer était très agitée; ses vagues énormes dont l'écume +s'amoncelait autour de nous, menaçaient si furieusement notre chétif +bateau, qu'à chaque instant je pensais le voir englouti. J'avoue que je +mourais de peur. Il faut dire que je n'avais jamais fait sur mer un +aussi long trajet, n'ayant entrepris jusqu'alors que le passage du +Mordit dont la traversée est très courte, quand j'étais en Hollande. + +Lorsque nous eûmes pris le large, M. de Talleyrand engagea ses musiciens +à chanter; mais ces deux pauvres jeunes gens étaient pris du mal de mer +à un tel point, qu'il leur était bien impossible de faire de la musique. +Ce mal saisit aussi madame Silva et le jeune baron; M. de la Roche-Aymon +et moi, nous n'en fûmes que très légèrement atteints. + +Enfin, après avoir été ballottés sans relâche par ces terribles vagues, +nous débarquâmes à l'île de Caprée, un peu après le lever du soleil. +Nous ne trouvâmes là que des pêcheurs qui habitent les creux des rochers +sur le bord de la mer. Un d'eux s'offrit pour nous servir de guide, et +nous prîmes des ânes; car nous voulions monter jusqu'au sommet de l'île. +La route que nous gravissions était bordée à notre gauche par des +vergers d'orangers et de citronniers en fleurs, des gazons aromatiques, +des bois d'aloës, qui répandaient un parfum délicieux. À notre droite +étaient des rochers et des débris d'antiques constructions. Arrivés au +sommet, sur la plate-forme appelée Saint-Michel, nous jouîmes de la vue +de la pleine mer terminée par le Vésuve, tout en respirant l'air le plus +pur. C'est là qu'était placé le palais de Tibère; il n'en reste qu'un +seul tronçon de colonne, sur lequel un ermite, qui habite près de ces +débris informes, venait de poser son frugal repas du matin; et c'était +de cette hauteur immense que Tibère faisait jeter non-seulement des +esclaves, mais tous ceux qui lui déplaisaient. + +On nous fit voir de loin une jolie maison qu'avait fait bâtir un Anglais +malade, et que tous les médecins avaient condamné depuis long-temps à +Naples. Ayant suivi le conseil qu'on lui donna d'aller habiter Caprée, +il y vécut plus de vingt ans encore sans aucune souffrance. + +Après avoir respiré avec délice cet air vivifiant, admiré les sites les +plus curieux, nous revînmes à Naples, ravis de notre course, à +l'exception pourtant du jeune baron de Talleyrand, qui reçut une forte +réprimande de son père pour avoir fait ce voyage par un aussi mauvais +temps et dans un aussi léger bateau. + +Ce que je désirais par-dessus tout, c'était de monter sur le Vésuve, et +nous résolûmes de faire cette partie avec madame Silva et l'abbé +Bertrand. + +Je vais copier ici la fin d'une lettre que j'écrivis de Naples à mon ami +Brongniart l'architecte, parce que l'impression que m'avait faite le +terrible phénomène était alors bien plus récente et bien plus vive. + +«... Maintenant je vais vous parler de mon spectacle favori, du Vésuve. +Pour un peu je me ferais Vésuvienne, tant j'aime ce superbe volcan; je +crois qu'il m'aime aussi, car il m'a fêtée et reçue de la manière la +plus grandiose. Que deviennent les plus beaux feux d'artifices, sans en +excepter la girande du château Saint-Ange, quand on songe au Vésuve? + +«La première fois que j'y suis montée, nous fûmes pris, mes compagnons +et moi, par un orage affreux, une pluie qui ressemblait au déluge. Nous +étions trempés, mais nous n'en cheminions pas moins sur une hauteur pour +voir une des grandes laves qui coulaient à nos pieds. Je croyais toucher +aux avenues de l'enfer. Un brasier qui me suffoquait serpentait sous mes +yeux; il avait trois milles de circonférence. Le mauvais temps nous +empêchant d'aller plus loin ce jour-là, outre que la fumée et la pluie +de cendre qui nous couvrait rendaient le sommet du mont invisible, nous +montons sur nos mulets et descendons dans les laves noires. Deux +tonnerres, celui du ciel et celui du mont, se mêlaient; le bruit était +infernal, d'autant plus qu'il se répétait dans les cavités des montagnes +environnantes. Comme nous étions précisément sous la nuée, je tremblais, +et toute notre cavalcade tremblait comme moi, que le mouvement de notre +marche n'attirât sur nous la foudre. Malgré ma frayeur, je ne pus +m'empêcher de rire en regardant un de nos compagnons de voyage, l'abbé +Bertrand. Il faut vous dire qu'il est bossu par derrière et par devant: +un grand manteau couvrait son âne et lui, et tous deux étaient tellement +confondus ensemble, que, la petite humanité de l'abbé disparaissant, je +ne voyais plus qu'un chameau. + +«J'arrivai chez moi dans un état qui faisait pitié: ma robe n'était que +cendre détrempée; j'étais morte de fatigue; je me sèche et me couche +fort heureusement. + +«Bien loin d'être dégoûtée par ce début, quelque jours après je retourne +à mon cher Vésuve. Cette fois ma petite brunette était de la partie; je +voulais qu'elle vît ce grand spectacle. Monsieur de la Chenaye et deux +autres personnes en étaient aussi. Il faisait le plus beau temps du +monde. Avant la nuit nous étions sur la montagne pour voir les anciennes +laves et le coucher du soleil dans la mer. Le volcan était plus furieux +que jamais, et comme au jour on ne distingue point de feu, on ne voit +sortir du cratère, avec des nuées de cendres et de laves, qu'une énorme +fumée blanchâtre, argentée, que le soleil éclaire d'une manière +admirable. J'ai peint cet effet, car il est divin. + +«Nous montâmes chez l'ermite. Le soleil se couchait, et je vis ses +rayons se perdre sous le cap Mysène, Ischia et Procida; quelle vue! +Enfin la nuit vint, et la fumée se transforma en flammes, les plus +belles que j'aie jamais vues de ma vie. Des gerbes de feu s'élançaient +du cratère, et se succédaient rapidement, jetant de tout côté des +pierres embrasées qui tombaient avec fracas. En même temps descendait +une cascade de feu qui parcourait l'espace de quatre à cinq milles. Une +autre bouche du cratère placée plus bas était aussi enflammée; celle-ci +produisait une fumée rouge et dorée, qui complétait le spectacle d'une +manière effrayante et sublime. La foudre qui partait du centre de la +montagne, faisait retentir tous les environs, au point que la terre +tremblait sous nos pas. J'étais bien un peu effrayée; mais je n'en +témoignais rien à cause de ma pauvre petite qui me disait en pleurant: +«Maman, faut-il avoir peur?» D'ailleurs, j'avais tant à admirer que ce +besoin l'emportait sur mon effroi. Imaginez que nous planions alors sur +une immensité de brasiers, sur des champs entiers que ces laves, dans +leur course, mettaient en feu. Je voyais ces terribles laves brûler les +arbrisseaux, les arbres, les vignes; je voyais la flamme s'allumer et +s'éteindre, et j'entendais le bruit des broussailles voisines qu'elles +consumaient. + +«Cette grande scène de destruction a quelque chose de pénible et +d'imposant, qui remue fortement l'ame; je ne pouvais plus parler en +revenant à Naples; dans le chemin je ne cessais de retourner la tête +pour voir encore ces gerbes et cette rivière de feu. C'est donc à regret +que j'ai quitté ce spectacle si grandiose; mais j'en jouis par le +souvenir, et tous les jours je me représente encore ses différens +effets. J'en ai quatre dessins que je vous porterai à Paris. Deux sont +déjà en petite maquette; on en est très content ici. + +«Donnez-moi de vos nouvelles, et de celles de nos amis, etc.» + +Depuis lors je suis retournée plusieurs fois sur le Vésuve, un jour +entre autres avec M. Lethière[10], très habile peintre d'histoire, qui +était grand amateur du volcan. Je me souviens que ce jour était celui de +la Chandeleur. Nous partîmes vers trois heures, avec deux amis de M. +Lethière. Il faisait beau; mais lorsque nous fûmes arrivés sur la +montagne, il s'éleva un brouillard si épais qu'il ressemblait à une +énorme fumée. Tout disparut à nos yeux; nos compagnons, quoiqu'ils +fussent très près de nous, étaient devenus invisibles; en un mot c'était +le néant. Ma petite mourait de peur, et moi aussi. Pour comble de +malheur l'humidité était extrême, et nous fûmes obligés de rester en +place pendant une heure et demie. Enfin le brouillard se dissipant peu à +peu, nous découvrit la mer et tout ce qui l'environne jusqu'aux îles les +plus lointaines; cette création fut admirable. + +J'avais fait porter notre dîner chez l'ermite, que nous avions invité à +le partager. Avant la fin du repas, cet ermite se leva et passa derrière +un vieux rideau qui touchait presque la table. Il resta là tout un quart +d'heure; quand il revint, je lui demandai pour quel motif il nous avait +quittés:--C'est, dit-il, que je viens de faire ma prière auprès de mon +compagnon qui est mort cette nuit, et qui est là sous ce rideau. À ces +mots, on peut imaginer si je me lève à mon tour et si je sors pour aller +respirer le grand air. + +Nous remontâmes pour voir le coucher du soleil. Son disque brillant d'où +partaient d'immenses rayons, se réfléchissait dans la mer. Nous étions +dans l'extase à la vue de ce superbe tableau et de tout ce qui +l'encadrait. Nous revînmes à Naples, rapportant nos croquis. M. Lethière +avait fait un dessin dans lequel il me représentait descendant la +montagne sur mon âne. + +Une des plus charmantes parties que j'aie faites à Naples, c'est un +petit voyage de cinq jours que le chevalier me fit entreprendre pour +visiter les îles d'Ischia et de Procida. Nous partîmes à cinq heures du +matin. J'étais dans une felouque avec madame Hart, sa mère, le chevalier +et quelques musiciens. Il faisait le plus beau temps du monde; la mer +était calme au point de ressembler à un grand lac. À peu de distance, on +voyait le coteau du mont Pausilippe, que le soleil éclairait d'une façon +ravissante. Tout cela m'aurait porté à une douce rêverie, si nos rameurs +n'avaient point crié à tue-tête, ce qui vous empêchait de suivre une +idée. + +À neuf heures et demie nous arrivâmes à Procida, et nous fîmes aussitôt +une promenade pendant laquelle je fus frappée de la beauté des femmes +que nous rencontrions sur notre chemin. Presque toutes étaient grandes +et fortes, et leurs costumes, ainsi que leurs visages, rappelaient les +femmes grecques. Je vis peu d'habitations agréables, l'île étant +généralement cultivée en vignes et en arbres fruitiers. À midi nous +allâmes dîner chez le gouverneur; de la terrasse de son château, on +découvre le cap Mysène, l'Achéron, les Champs-Élysées, enfin, tout ce +que Virgile décrit; ces divers points de vue sont assez rapprochés pour +qu'on puisse en distinguer les détails, et le Vésuve se voit dans le +lointain. + +Après dîner, nous remontâmes sur la felouque pour aller débarquer à +Ischia vers les six heures du soir. Un des plus jolis effets que j'ai +vus tout en arrivant, était celui d'une quantité de maisons bâties çà et +là sur les monts, et très éclairées, ce qui présentait à l'oeil comme un +second firmament. J'allai joindre madame Silva, mon aimable Portugaise, +pour parcourir avec elle une partie de l'île, qui est charmante; tout +son territoire est volcanique, elle a quinze lieues d'étendue, et +partout on trouve des traces de foyers éteints. La plupart des +montagnes, qui sont en très grand nombre et fort près les unes des +autres, sont cultivées. Le mont le plus élevé (Saint-Nicolas) est plus +haut que le Vésuve. + +Nous trouvions à Ischia une société très aimable, entre autres le +général baron Salis; et le lendemain matin à six heures, nous partîmes +au nombre de vingt personnes, toutes montées sur des ânes, pour aller +dîner au mont Saint-Nicolas. On ne peut se faire une idée des chemins +qu'il nous fallut prendre; les sentiers étaient des ravins profonds +pleins d'énormes pierres noircies par le feu; et les hauteurs de ces +ravins étant cultivées, cette terre fertile, près de cette terre +désolée, offrait un contraste étrange. Nous suivîmes entre autres un +chemin à pic rempli de laves grosses comme des maisons, qui ressemblait +tout-à-fait au chemin de l'enfer, et cette superbe horreur nous +conduisit dans un lieu de délices, sous des berceaux de vignes +parfaitement cultivées, et près d'une très belle forêt de châtaigniers. +Là, j'aperçus une seule petite habitation, que mon guide me dit être +celle d'un ermite. L'ermite était absent; je m'assis sur son banc, et je +découvris par une percée de la forêt, la mer et les îles Cyrènes, que la +vapeur du matin entourait d'un ton bleuâtre. Je croyais faire un rêve +enchanteur; je me disais: la poésie est née là! Il fallut m'arracher à +ma ravissante contemplation, il nous restait encore à gravir bien +autrement. + +Nous arrivâmes dans une espèce de désert, bordé de ravins si profonds, +que je n'osais y plonger mes yeux, et mon maudit âne s'obstinait à +marcher toujours sur le bord. Ne pouvant regarder en bas, je me mets à +regarder en haut, et je vois la montagne que nous avions à gravir, toute +couverte d'affreux nuages noirs. Il fallait pourtant traverser cela, au +risque d'être étouffée cent fois: notez de plus que le chemin était à +pic sur la mer, et qu'il ne s'y trouvait pas une seule habitation. Le +coeur me bat encore quand j'y pense. Je suivis pourtant, non sans +recommander mon ame à Dieu. Nous mîmes une heure et demie, marchant +toujours, à traverser ces nuages. L'humidité était si grande, que nos +vêtemens étaient trempés; on ne se voyait pas à quatre pieds, en sorte +que je finis par perdre ma compagnie. On peut juger de l'effroi que +j'éprouvais, quand j'entendis le son d'une petite cloche; je poussai un +grand cri de joie, pensant bien que c'était celle de l'ermite chez +lequel nous devions dîner. C'était elle, en effet, et l'on vint au +devant de moi. + +Je trouvai toute ma société réunie dans l'ermitage, qui est situé sur la +dernière pointe des rochers du mont Saint-Nicolas. Dans ce moment +néanmoins, le brouillard était si épais, qu'il était impossible de rien +voir; mais, presque aussitôt, les nuages se divisent, le brouillard se +dissipe, et je me trouve sous un ciel pur. Je domine ces nuées qui +m'avaient tant effrayée, je les vois descendre dans la mer que le soleil +traçait en ligne d'opale et d'autres couleurs d'arc-en-ciel; quelques +nuages argentés embellissaient ce coup d'oeil. On ne distinguait les +barques qu'à leurs voiles blanches qui brillaient au soleil. Notre vue +plongeait sur les villages d'Ischia; mais cette masse de rochers +écrasait tellement de sa supériorité tout ce qui fait l'ambition des +hommes, que les châteaux, les maisons, ressemblaient à de petits points +blancs; quant aux individus, ils étaient invisibles: ce que c'est que de +nous, mon Dieu! + +Nous étions à contempler ce magnifique spectacle, quand le général Salis +vint nous avertir que le dîner était servi, nouvelle qui ne nous fut pas +indifférente après tant de fatigues et de tribulations. Ce dîner qu'il +nous donnait, pouvait se comparer à ceux de Lucullus; tout était +recherché, rien n'y manquait, au point que nous eûmes des glaces pour +finir. Il fallait voir l'étonnement des trois bons religieux qui +habitaient ce rocher et qui profitaient de cet excellent repas; ils en +gardèrent les restes, ce dont ils paraissaient fort contens. + +Après dîner, madame Silva et moi nous fîmes notre sieste en plein air +sur des sacs d'orge renversés, où l'odeur des genêts et de mille fleurs +nous embaumait. Puis, nous remontâmes sur nos ânes pour parcourir +l'autre côté de l'île. Là, nous vîmes des vergers sans nombre, des sites +très pittoresques, et ce chemin nous conduisit à notre habitation. + +Je voulus aller aussi à Poestum; quoique la distance de Naples ne soit +que de vingt-cinq lieues, nous étions prévenus que le voyage est très +fatigant, mais on ne tient pas au désir d'aller admirer des monumens qui +ont trois ou quatre mille ans, quand ils se trouvent aussi près de vous. +Des trois temples que l'on y voit, celui de Junon était encore alors +bien conservé, au point qu'à l'extérieur il semblait être entier. Ce +temple est noble, imposant, comme tout ce qu'ont fait les anciens, près +desquels nous ne sommes que des pygmées. Aussi puis-je dire avoir été +fort surprise à _Pompeï_ que nous visitâmes ainsi qu'_Herculanum_, de la +petitesse des maisons et du temple d'Isis. Il faut croire que la partie +découverte était autrefois un faubourg. + +Je conduisis aussi ma fille à Portici, dans le muséum, beauté +tout-à-fait unique dans le monde; mais tant d'écrivains l'ont si bien +décrit, que je crois inutile d'en parler ici. + +Ces excursions et plusieurs autres ne m'empêchaient pas de travailler +beaucoup à Naples. J'avais même entrepris tant de portraits que mon +premier séjour dans cette ville a été de six mois, quoique je fusse +arrivée dans l'intention d'y passer six semaines. L'ambassadeur de +France, M. le baron de Talleyrand, vint m'annoncer un matin que la reine +désirait que je fisse les portraits de ses deux filles aînées, ce que je +commençai tout de suite. Sa Majesté s'apprêtait à partir pour Vienne où +elle allait s'occuper de marier ces princesses. Je me souviens qu'à son +retour elle me dit: «J'ai fait un heureux voyage; je viens de conclure +deux mariages pour mes filles avec un grand bonheur.» L'aînée en effet +épousa peu de temps après l'empereur d'Autriche, François II, et la +seconde, qui se nommait Louise, le grand duc de Toscane. Cette dernière +était fort laide, et tellement grimacière, que je ne voulais pas finir +son portrait. Elle est morte quelques années après son mariage. + +Lorsque la reine fut partie, je peignis aussi le prince royal. L'heure +de mes séances à la cour était midi, et pour m'y rendre il me fallait +suivre le chemin de Chiaja, au moment de la plus grande chaleur. Les +maisons qui sont bâties à gauche et qui font face à la mer, étant +peintes en blanc _pur_, le soleil y donnait avec une telle force que +j'en étais aveuglée. Pour sauver mes yeux j'imaginai de mettre un voile +vert, ce que je n'avais vu faire encore à personne, et devait paraître +assez singulier, car on n'en portait que de blancs ou de noirs; mais +quelques jours après je vis quantité d'Anglaises m'imiter, et les voiles +verts furent à la mode[11]. + +À cette même époque je commençai le portrait de Paësiello. Tout en me +donnant séance, il composait un morceau de musique, qu'on devait +exécuter pour le retour de la reine, et j'étais charmée de cette +circonstance qui me faisait saisir les traits du grand musicien au +moment de l'inspiration. + +J'avais quitté mon cher hôtel de Maroc, parce qu'après avoir admiré tout +le jour il faut pourtant bien dormir la nuit, et qu'il m'était +impossible d'y fermer l'oeil. Les voitures allaient et venaient sans +cesse sur le chemin de Chiaja jusqu'à la grotte de Pausilippe, où l'on +fait souvent de mauvais soupers dans les cabarets. Ce bruit, que +j'entendais toutes les nuits, me fit enfin déserter. J'allai m'établir +dans un joli cazin baigné par la mer, dont les vagues venaient se briser +sous mes fenêtres. J'étais enchantée; ce bruit rond et léger me berçait +délicieusement; mais hélas! huit jours après il survint un orage +affreux, une tempête si violente, que les vagues furieuses montaient +jusque dans mon appartement. J'en étais inondée, et la crainte d'une +récidive me fit quitter ce charmant cazin, à mon grand regret. À la +vérité, entre le mur et cette maison, il y avait une place sur laquelle +les voitures élégantes, les mêmes voitures qui m'empêchaient de dormir à +Chiaja, venaient stationner, pour ce qu'on appelle à Naples _faire +heure_. Mais cela m'était peu incommode. Je me rappelle que le jour de +mon départ la propriétaire ouvrit une armoire dans laquelle j'avais +serré mon linge, et se mit à écrire mon nom sur toutes les planches; +comme je lui demandai le motif de ce qu'elle faisait, elle me répondit +gracieusement qu'elle était fière d'avoir logé madame Lebrun, et qu'elle +voulait que tout le monde le sût. + +Après avoir quitté cette maison, j'allai en louer une tout près de la +ville, et je m'y installai la veille de Noël. Dès le soir même, comme +j'allais me mettre au lit, je suis tout à coup assourdie par des pétards +sans nombre; les jeunes garçons qui les tiraient en jetaient dans ma +cour, dans mes fenêtres; ce train-là dura trois jours et trois nuits. En +outre, j'étais gelée dans cet appartement. Je faisais alors le portrait +de Paësiello, qui soufflait dans ses doigts ainsi que moi; pour nous +réchauffer, je fis faire du feu dans mon atelier; mais comme on s'occupe +bien plus en Italie d'obtenir de la fraîcheur que de la chaleur, les +cheminées sont si mal soignées que la fumée nous étouffait. Les yeux de +Paësiello en pleuraient, les miens aussi; et je ne conçois pas comment +j'ai pu finir son portrait. + +Paësiello, à cette époque, faisait les délices de l'Italie. J'allais +fort souvent au grand Opéra, dans la loge de la comtesse Scawronski. +J'assistai à la premier représentation de _Nina_, qui bien certainement +est un chef-d'oeuvre; mais tel est l'effet de la première impression +reçue, que la musique de Paësiello, toute belle qu'elle était, ne me +faisait pas autant de plaisir que celle de Dalayrac; il faut dire aussi +que madame Dugazon n'était point là pour jouer _Nina_. Le théâtre de +Saint-Charles, où se donnait cet opéra et les autres, est, je crois, le +plus vaste de l'Europe. Je m'y suis trouvée le jour de la fête de la +reine; il était alors magnifiquement éclairé, totalement rempli de +monde, et ce coup d'oeil me parut superbe. Je me souviens d'avoir ri ce +jour-là d'une méprise assez plaisante. J'aperçus près de nous la baronne +de Talleyrand, chez laquelle je n'avais pas été depuis quelque temps, et +je voulus lui faire ma visite dans sa loge; la comtesse me dit alors: +«Elle éprouve un grand chagrin, l'ambassadrice; elle a perdu Rigi.» +Pensant qu'il s'agissait d'un ami, je me décide d'autant plus à l'aller +trouver; j'y vais. Je suis en effet frappée du changement de son visage, +et je lui vois un air si triste que je commence à croire qu'un de ses +enfans est mort. Je lui dis donc combien je prenais part à son +affliction, et lui demande si c'était l'aîné. À ces mots, malgré son +chagrin, elle se mit à rire: c'était son chien qu'elle venait de perdre. + +Un de mes grands plaisirs était d'aller me promener sur le beau coteau +de Pausilippe, sous lequel est placée la grotte du même nom, qui est un +magnifique ouvrage d'un mille de longueur, et qu'on voit bien avoir été +fait par les Romains. Cette côte de Pausilippe est couverte de maisons +de campagne, de cazins, de prairies et de très beaux arbres, autour +desquels des vignes s'entrelacent en guirlandes. C'est là qu'est placé +le tombeau de Virgile, sur lequel on prétend qu'il pousse des lauriers; +mais je n'en ai point vu. Les soirs j'allais sur les bords de la mer; +j'y conduisais souvent ma fille, et nous y restions quelquefois assises +ensemble jusqu'au lever de la lune, jouissant de ce bon air et de cette +superbe vue, ce qui la reposait de ses études journalières; car j'avais +résolu, tout en courant le monde, de soigner son éducation autant qu'il +serait possible, et je lui avais donné à Naples des maîtres d'écriture, +de géographie, d'italien, d'anglais et d'allemand. Elle préférait cette +dernière langue à toutes les autres, et montrait dans ses diverses +études une intelligence remarquable. Elle annonçait aussi quelques +dispositions pour la peinture; mais sa récréation favorite était de +composer des romans. Je la trouvais, en revenant de passer mes soirées +dans le monde, une plume à la main, et une autre sur son bonnet; je +l'obligeais alors à se mettre au lit; mais il n'était pas rare qu'elle +se relevât la nuit pour achever un chapitre; et je me souviens très bien +qu'à l'âge de neuf ans elle a écrit à Vienne un petit roman remarquable +par les situations autant que par le style. + +Me trouvant en Italie, on imagine bien que je n'avais point négligé de +lui donner un maître de musique. Je prenais moi-même des leçons de ce +maître, qui montrait à merveille, mais qui était bien le plus grand +poltron que j'aie rencontré de mes jours. Il nous entretenait sans cesse +de ses frayeurs. Comme il ne venait chez moi qu'à sept heures du soir, +il retournait chez lui à neuf, heure à laquelle tout le monde étant au +spectacle, les rues de Naples sont fort désertes, sans excepter la rue +de Tolède, qui, dans le jour, est la plus bruyante de toutes. Le pauvre +homme me disait un soir: «J'ai eu terriblement peur hier; j'ai rencontré +un homme dans la rue de Tolède; heureusement j'ai pris l'autre côté, et +j'ai pressé le pas.» Deux jours après il revenait: «Dieu! que j'ai eu +peur! je me suis trouvé avec deux hommes dans la rue de Tolède; je n'ai +eu que le temps de passer au milieu et de m'enfuir à toutes jambes.» +Enfin une autre fois il me dit: «J'ai eu bien plus peur vraiment, +j'étais seul, tout seul, dans la rue de Tolède.» + + + + +CHAPITRE VII + +Je retourne à Rome.--La reine de Naples.--Je reviens à Naples.--La fête +de la madone de l'Arca.--La fête du pied de la Grotte.--La +Solfatara.--Pouzol.--Le cap Mysène.--Portrait de la reine de +Naples.--Caractère de cette princesse.--Le Napolitain.--Vol d'un +lazzaroni.--Mon retour à Rome.--Mesdames de France, tantes de Louis XVI. + + +Tous les portraits que j'avais entrepris à Naples étant finis, je +retournai à Rome; mais à peine y étais-je arrivée, que la reine de +Naples s'y arrêta en revenant de Vienne. Comme je me trouvais sur son +passage dans la foule, elle m'aperçut, vint à moi, et me pria avec toute +la grâce imaginable de revenir à Naples pour y faire son portrait. Il me +fut impossible de refuser, et je ne tardai pas à me remettre en route. + +Ce qui me consolait de toutes ces allées et venues, c'est qu'il me +restait encore à voir plusieurs choses curieuses dans ce beau pays. Le +chevalier Hamilton se plaisait à m'en faire les honneurs. Et dès que je +fus de retour, il s'empressa de me conduire à la fête de la madone de +l'Arca, qui par son originalité se distingue de toutes les fêtes de +village. La place de l'église était couverte de marchands de gâteaux ou +d'images de la Vierge et de groupes d'habitans, venus des cantons +voisins, dont les divers costumes étaient richement brodés d'or. Tous +portaient des thyrses en haut desquels était placée l'image de la +madone, ce qui rappelait les fêtes antiques. Toutefois, cette foule, au +lieu de nous donner le spectacle d'une bacchanale, entra dévotement dans +l'église pour y entendre la messe. Le chevalier Hamilton, madame Hart et +moi, nous étions placés près d'une petite chapelle où se voyait un +tableau de la Vierge, noir comme de l'encre. De minute en minute, des +paysans et des paysannes venaient s'agenouiller devant cette Vierge, et +solliciter quelque faveur ou rendre grâce pour celles qu'ils avaient +reçues. Ils exprimaient tous leurs voeux d'une voix si haute, que nous +entendions les demandes de chacun. Nous vîmes d'abord un homme beau +comme une statue grecque, le cou nu, qui remerciait la Vierge d'avoir +guéri son enfant. Il avait placé cet enfant sur l'autel en face du +tableau; quand il eut fini sa prière, il le reprit et partit heureux. +Après lui, vint une femme qui grondait avec fureur la madone de ce que +son mari la maltraitait. J'étouffais de rire; mais le chevalier me dit +de tout faire pour me contraindre, qu'autrement je serais fort +maltraitée moi-même. Il vint ensuite deux jeunes filles, qui se mirent à +genoux en demandant des maris. Enfin, les solliciteurs se succédèrent +pendant une heure de la manière la plus plaisante. Dès que chacun d'eux +avait parlé, on sonnait du milieu de l'église une clochette qui leur +annonçait vraisemblablement que la prière était exaucée; car ils s'en +allaient tous l'air content. + +Après la messe, toutes ces bonnes gens se réunirent sur la place de +l'église pour y danser la tarentelle; c'est là seulement qu'on peut +prendre l'idée de cette danse: ce que j'avais vu jusqu'alors n'en était +qu'une faible copie. Ils commencent par former de grands ronds au milieu +desquels la tarentelle se danse, au bruit du tambour de basque et de +longues guitares à trois cordes dont ils tirent des sons vifs et +harmonieux. On ne saurait décrire ni l'activité, ni l'expression +d'amour, qu'offrent tous leurs mouvemens; aucune danse ne ressemble à +cela. + +Nous restâmes jusqu'à la fin de la fête, et nous vîmes, en retournant à +Naples, les hauteurs couvertes de femmes, dont les unes jouaient du +tambour de basque et les autres dansaient le thyrse à la main: c'était +un spectacle charmant. + +J'assistai aussi à une autre fête beaucoup plus célèbre que celle dont +je viens de parler; c'est la fête du _Pied de Grotte_. Elle est ainsi +nommée d'après la tradition qui raconte qu'un jour un ermite, retiré au +fond de cette grotte, eut une vision dans laquelle la Vierge lui apparut +et lui ordonna de faire bâtir une chapelle dans cet endroit. Le prêtre +en ayant instruit les habitans du canton, la chapelle fut aussitôt +bâtie; et tous les ans la famille royale s'y rend en grande cérémonie +pour y faire sa prière. Les chevau-légers, le régiment de la reine, +celui du roi, enfin toutes les troupes, s'y trouvent rassemblées, ainsi +que toute la noblesse en grand gala, et une multitude prodigieuse de +gens du peuple. Les cochers qui mènent la famille royale sont coiffés de +perruques à trois marteaux, ou à la Louis XIV. Cette fête est tellement +en vénération, que les habitans des petits pays dépendans du royaume de +Naples, font mettre sur les contrats de mariage que l'on mènera leurs +filles une fois à la fête de la Vierge du _Pied de Grotte_. + +J'allai voir, avec M. Amaury Duval et M. Sacaut[12], la Solfatare, qui +est encore brûlante. C'était au mois de juin, en sorte que le soleil +dardait sur notre tête, tandis que nous marchions sur du feu. De ma vie +je n'ai autant souffert de la chaleur. Pour comble de malheur, j'avais +ma fille avec moi; je la couvrais de ma robe, mais ce secours était si +faible, que je tremblais à chaque instant de la voir tomber sans +connaissance. Elle me dit plusieurs fois: «Maman, on peut mourir de +chaud, n'est-ce pas?» Alors, Dieu sait si j'étais au désespoir de +l'avoir emmenée. Enfin, nous aperçûmes sur la hauteur une espèce de +chaumière, dans laquelle il nous fut permis, grâce au ciel, de nous +reposer. La chaleur nous avait tellement suffoqués, qu'aucun de nous ne +pouvait ni agir, ni parler. Au bout d'un quart d'heure, M. Duval se +rappela qu'il avait une orange dans sa poche, ce qui nous fit pousser un +cri de joie; car cette orange était la manne dans le désert. + +Quand nous fûmes tout-à-fait remis, nous descendîmes à Pouzol. C'était +un dimanche, les habitans étaient en habits de fête; je me rappelle +encore un jeune homme, les cheveux bouclés et tellement poudrés, que son +énorme catogan avait blanchi son habit de taffetas bleu de ciel; sa +veste était couleur de rose fanée; il portait un gros bouquet à sa +boutonnière; enfin, c'était tout-à-fait le beau Léandre de la parade +française, et il avait un air si important, si content de lui-même, +qu'il me fit beaucoup rire. + +Nous traversâmes toute la ville pour aller dîner au bord de la mer, où +l'on nous servit d'excellens poissons. L'amphithéâtre de Pouzol, +quoiqu'il soit en ruines, est encore fort curieux à voir. Il y reste +quelques gradins placés en face de la mer, devant de grands rochers +creux, et l'on prétend que c'était dans ces antres que les acteurs +anciens jouaient les tragédies avec des masques caractéristiques et des +porte-voix. Après le dîner, nous prîmes une barque qui nous conduisit au +promontoire de Mysène. Là, nous foulions aux pieds des morceaux brisés +des marbres les plus précieux; car Mysène a été détruite de fond en +comble par les Lombards et les Sarrazins: il n'y reste que le grand +souvenir de Pline. + +Que de lieux de délices ne sont plus maintenant que des lieux de mort! +Bayes! si renommé chez les Romains qui venaient y prendre les eaux, +Bayes n'est plus qu'un amas de ruines informes sur lesquelles plane un +air infect; aussi le rivage de cette mer est-il désert. On voit encore à +Bayes les restes de trois temples, celui de Vénus, de Mercure et de +Diane, dont les eaux du lac Averne couvrent aujourd'hui les +soubassemens. Mais il ne reste pas même de vestiges de ces palais +magnifiques, de ces belles terrasses: la mer a tout englouti. + +Sitôt que j'avais été de retour à Naples, j'avais commencé le portrait +de la reine; bien loin qu'il m'arrivât le même inconvénient qu'avec +Paësiello, il faisait alors si cruellement chaud, qu'un jour qu'elle me +donnait séance, nous nous endormîmes toutes deux. Je prenais plaisir à +faire ce portrait. La reine de Naples, sans être aussi jolie que sa soeur +cadette, la reine de France, me la rappelait beaucoup; son visage était +fatigué, mais l'on pouvait encore juger qu'elle avait été belle; ses +mains et ses bras surtout étaient la perfection pour la forme et pour le +ton de la couleur des chairs. Cette princesse, dont on a dit et écrit +tant de mal, était d'un naturel affectueux et très simple dans son +intérieur; sa générosité était vraiment royale: le marquis de Bombelles, +ambassadeur à Venise en 1790, fut le seul ambassadeur français qui +refusa de prêter serment à la Constitution; la reine ayant appris que, +par cette conduite noble et courageuse, M. de Bombelles, père d'une +famille nombreuse, était réduit à la position la plus cruelle, lui +écrivit de sa propre main une lettre de félicitation. Elle ajoutait que +tous les souverains devant se regarder comme solidaires en +reconnaissance pour les sujets fidèles, elle le priait d'accepter une +pension de douze mille francs[13]. Outre ce trait, j'en connais +plusieurs autres qui font honneur à son coeur: elle aimait à soulager la +misère, elle ne craignait pas de monter au cinquième étage pour secourir +des malheureux, et j'ai su positivement que ses bienfaits ont sauvé de +la prison, de la mort peut-être, une mère de famille et quatre enfans +dont le père venait de faire banqueroute. Voilà cette soi-disant mégère +contre qui, sous Bonaparte, on exposait, dans les rues de Paris, les +gravures les plus infâmes et les plus obscènes. Il fallait bien la +calomnier, on voulait sa couronne. On sait qu'elle fut trahie par ceux +mêmes qu'elle avait toujours honorés de son amitié et de sa confiance. +La femme qu'elle affectionnait le plus correspondait avec le conquérant +qui parvint enfin, par de viles menées, à détrôner la soeur de +Marie-Antoinette, pour mettre à sa place madame Murat. + +La reine de Naples avait un grand caractère et beaucoup d'esprit. Elle +seule portait tout le fardeau du gouvernement. Le roi ne voulait point +régner; il restait presque toujours à Caserte, occupé de manufactures, +dont les ouvrières, disait-on, lui composaient un sérail. + +La reine ayant appris que je m'apprêtais à retourner à Rome, me fit +demander, et me dit: «J'ai bien du regret que Naples ne puisse vous +retenir.» Alors elle m'offrit son petit cazin au bord de la mer, si je +voulais rester; mais je brûlais de revoir encore Rome, et je refusai +avec toute la reconnaissance que m'inspirait tant de bonté. Enfin, après +qu'elle m'eut fait payer magnifiquement, lorsque j'allai prendre un +dernier congé, elle me remit une belle boîte de vieux laque qui +renfermait son chiffre entouré de très beaux brillans. Ce chiffre vaut +dix mille francs; mais je le garderai toute ma vie. + +Tout magnifique que soit le pays que j'allais quitter, il n'aurait pas +été dans mon goût d'y passer ma vie. Selon moi, Naples doit être vue +comme une lanterne magique ravissante, mais pour y fixer ses jours, il +faut s'être fait à l'idée, il faut avoir vaincu l'effroi qu'inspirent +les volcans; quand on songe que tout ce qui habite les lieux d'alentour +vit dans l'attente ou d'une éruption, ou d'un tremblement de terre, sans +parler de la peste, qui pendant les chaleurs existe à deux ou trois +lieues de là. En outre, les lacs où l'on met rouir le lin produisent un +air infect qui donne aux habitans de ces belles campagnes la fièvre et +la mort. Tous ces inconvéniens sont graves, on en conviendra; mais +aussi, s'ils n'existaient pas, qui ne voudrait habiter ce délicieux +climat? + +Le chevalier Hamilton, qui, depuis près de vingt ans, était ambassadeur +d'Angleterre à Naples, connaissait parfaitement les moeurs et les usages +de la haute société de cette ville. Ce qu'il m'en rapportait, je +l'avoue, était peu favorable à la noblesse napolitaine, mais, depuis +cette époque, sans douter, tout a beaucoup changé. Il me contait sur les +plus grandes dames mille histoires, que je m'abstiens de répéter, comme +trop scandaleuses. Selon lui, les Napolitaines étaient d'une ignorance +surprenante; elles ne lisaient rien, quoiqu'elles fissent semblant de +lire; car un jour étant arrivé chez l'une d'elles, et lui trouvant un +livre à la main, il reconnut, en s'approchant, que la dame tenait ce +livre sens dessus dessous. Privées de toute espèce d'instruction, +plusieurs d'entre elles, selon lui, ne savaient pas qu'il existât un +autre pays que Naples, et leur unique occupation était l'amour qui, pour +elles, changeait souvent d'objet. + +Ce dont j'ai pu juger par moi-même, c'est que les dames napolitaines +gesticulent beaucoup en parlant. Elles ne font d'autre exercice que +celui de se promener en voiture, jamais à pied. Tous les soirs elles +sont au spectacle et reçoivent leurs visites dans leur loge; comme elles +n'écoutent que _l'aria_, c'est là que s'établissent les conversations +d'une manière beaucoup moins confortable, selon moi, que dans un salon. + +Les gens de la basse classe, à Naples, poussent au dernier degré +l'exagération dans leurs cris et dans leurs gestes. J'ai vu un jour +passer sous mes fenêtres, à Chiaja, l'enterrement d'un homme du peuple, +que suivaient les amis et connaissances du mort; hommes et femmes +gémissaient de la façon la plus lamentable. Une femme surtout (c'était +la veuve) poussait des cris affreux en se tordant les bras. Un pareil +désespoir me faisait peur et pitié; mais on m'assura que ces cheveux +épars et ces hurlemens étaient d'usage. + +Un enterrement bien plus touchant que j'ai vu à la _Torre del Greco_, +c'était celui d'un jeune enfant que l'on portait dans sa bierre, très +paré et le visage découvert; on lui jetait des fleurs et des dragées des +fenêtres sous lesquelles il passait, et je ne puis dire combien ce +spectacle serrait le coeur. + +Si l'on veut juger toute l'expression des visages napolitains, il faut +aller sur le chemin qui conduit à l'église de Saint-Janvier, le jour que +s'opère le miracle de la sainte ampoule. Les habitans de Naples et des +environs se rendent en foule sur ce chemin, où les voitures stationnent +à droite et les piétons à gauche. Le désir, l'impatience, se peignaient +d'une manière si étrange sur tous ces visages, attendu que le miracle +tardait un peu, qu'il m'en prenait envie de rire, quand heureusement on +vint me dire de rester calme, si je ne voulais pas me faire lapider par +la multitude. Enfin le miracle s'opère; il est annoncé; alors on ne voit +plus une figure qui ne peigne la joie, le ravissement avec une telle +vivacité, une telle véhémence, qu'il est impossible de décrire ce +tableau. + +La partie de la population napolitaine la plus curieuse à observer, ce +sont les lazzaroni. Ces gens ont simplifié la vie, au point de se passer +de logement et presque de nourriture; car ils n'ont d'autre habitation +que les marches des églises, et leur frugalité égale leur paresse, ce +qui n'est pas peu dire. On les trouve étendus à l'ombre des murs ou sur +les bords de la mer. À peine sont-ils vêtus, et leurs enfans sont tous +nus jusqu'à l'âge de douze ans. J'étais d'abord un peu scandalisée et +fort effrayée de les voir jouer ainsi sur le quai de Chiaja, où passent +continuellement des voitures; car ce chemin est la promenade accoutumée +de tout le monde à Naples, et même celle des princesses. + +La misère des lazzaroni ne les porte pas à se faire voleurs; ils sont +peut-être trop paresseux pour cela, surtout ayant besoin de si peu de +chose pour vivre. La plupart des vols se commettent à Naples par les +domestiques de louage, qui sont, en général, de forts mauvais sujets, le +rebut de toutes les grandes villes des différentes nations. Je n'ai +entendu parler, pendant mon séjour, que d'un seul vol, commis par un +lazzaroni, et l'on peut dire qu'il porte un caractère de retenue qui +équivaut à l'innocence. Le baron de Salis, un jour qu'il donnait un +grand dîner, se rendait à sa cuisine; comme il descendait doucement +l'escalier, il s'arrêta à la vue d'un homme qui, se croyant seul, +s'approche du pot-au-feu, y prend un morceau de boeuf et l'emporte. Le +baron s'était contenté de le suivre des yeux; car toute son argenterie +était étalée sur une table; le lazzaroni l'avait très bien vue, et +pourtant le pauvre homme bornait son larcin au morceau de boeuf qu'il +emportait. + +Je fis mes adieux à cette belle mer de Naples, à ce charmant coteau de +Pausilippe, à ce terrible Vésuve, et je partis pour revoir une troisième +fois ma chère Rome, et pour admirer encore Raphaël dans toute sa gloire. +Là j'entrepris de nouveau un grand nombre de portraits, ce qui me +satisfaisait médiocrement, à dire vrai. J'avais regretté à Naples, et je +regrettais surtout à Rome de ne pas employer mon temps à faire quelques +tableaux dont les sujets m'inspiraient. On m'avait nommé membre de +toutes les académies de l'Italie, ce qui m'encourageait à mériter des +distinctions aussi flatteuses, et je n'allais rien laisser dans ce beau +pays qui pût ajouter beaucoup à ma réputation. Ces idées me revenaient +souvent en tête; j'ai plus d'une esquisse dans mon portefeuille, qui +pourraient en fournir la preuve; mais, tantôt le besoin de gagner de +l'argent, puisqu'il ne me restait pas un sou de tout ce que j'avais +gagné en France; tantôt la faiblesse de mon caractère, me faisait +prendre des engagemens, et je me séchais à la portraiture. Il en résulte +qu'après avoir dévoué ma jeunesse au travail, avec une constance, une +assiduité, assez rares dans une femme, aimant mon art autant que ma vie, +je puis à peine compter quatre ouvrages (portraits compris) dont je sois +réellement contente. + +Plusieurs des portraits que je fis néanmoins pendant mon dernier séjour +à Rome me procurèrent quelques satisfactions, entre autres, celle de +revoir Mesdames de France, tantes de Louis XVI, qui, dès qu'elles furent +arrivées, me firent venir et me demandèrent de les peindre. Je +n'ignorais pas qu'une femme artiste, qui s'est toujours montrée mon +ennemie, je ne sais pourquoi, avait essayé, par tous les moyens +imaginables, de me noircir dans l'esprit de ces princesses; mais +l'extrême bonté avec laquelle elles me traitèrent m'assura bientôt du +peu d'effet qu'avaient produit ces viles calomnies. Je commençai par +faire le portrait de madame Adélaïde; je fis ensuite celui de madame +Victoire. + +Cette princesse, en me donnant sa dernière séance, me dit: «Je reçois +une nouvelle qui me comble de joie; car j'apprends que le roi est +parvenu à sortir de France, et je viens de lui écrire, en mettant +seulement sur l'adresse: _À Sa Majesté le roi de France_. On saura bien +le trouver,» ajouta-t-elle en souriant. + +Je rentrai chez moi bien contente, et j'annonçai cette heureuse nouvelle +à la gouvernante de ma fille, qui pensait comme moi; mais dans la soirée +nous entendîmes chanter mon domestique, homme très morose, qui ne +chantait jamais, et que nous connaissions pour être révolutionnaire. +Nous nous disons aussitôt: «Il est arrivé quelque malheur au roi!» ce +qui ne nous fut que trop confirmé le lendemain, quand nous apprîmes +l'arrestation à Varennes, et le retour à Paris. La plupart de nos +domestiques étaient vendus aux jacobins pour nous épier, ce qui peut +expliquer comment ils étaient mieux instruits que nous de tout ce qui se +passait en France; d'ailleurs beaucoup d'entre eux allaient attendre +l'arrivée du courrier, qui leur en disait beaucoup plus que nous n'en +apprenions par nos lettres. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Je quitte Rome.--La cascade de Terni.--Le cabinet de Fontana à +Florence.--Sienne.--Sa cathédrale.--Parme.--Ma sibylle.--Mantoue.--Jules +Romain. + + +Je quittai Rome le 14 avril 1792. En montant en voiture, je pleurais +amèrement. J'enviais le sort de tous ceux qui restaient, et sur la +route, je ne pouvais rencontrer des voyageurs sans m'écrier: «Ils sont +bien heureux ceux-ci, ils vont à Rome!» + +J'allai coucher le premier jour à _Civita-Castellana_. En sortant de +cette ville, le lendemain, nous vîmes de superbes rochers, puis nous +entrâmes dans des gorges de montagnes où nous marchions au milieu des +précipices; en tout, ce pays me parut le plus triste du monde. Il n'en +fut pas de même du chemin qui conduit à Narni; ce chemin est délicieux, +des vallons remplis de vignes en berceaux, des haies de genêts et de +chèvre-feuilles en fleurs; tout cela réjouissait les yeux. Plus loin, à +la vérité, nous retrouvâmes des montagnes de l'aspect le plus austère et +le plus sauvage, dont les cyprès et quelques vieux pins font le +principal ornement. Ces rochers nous enveloppèrent jusqu'à _Narni_; mais +à peine a-t-on traversé cette ville, dont l'aspect est très pittoresque, +que l'on jouit du plus magnifique coup d'oeil. La scène a complètement +changé: la route plonge sur la plus belle et la plus riche vallée, où +s'étend à perte de vue une rivière bordée de peupliers; de la hauteur où +nous étions, cette rivière semblait un petit ruisseau argenté, tant +l'espace à travers lequel elle serpente est immense. Des monts lointains +terminent l'horizon; le soleil couchant éclairait leurs cimes, ce qui +produisait un effet enchanteur. Nous passâmes devant trois grandes croix +noires qui se détachaient sur le fond dont je parle, et dont l'immensité +donnait à ces monumens religieux un tel caractère, qu'ils me firent +éprouver une sensation indicible. La seule chose que je puisse +regretter, après avoir parcouru cette belle route, c'est de n'avoir pas +vu le pont d'Auguste, que mon voiturin, très mauvais _cicerone_, +négligea de me faire remarquer. + +Nous côtoyâmes cette superbe vallée jusqu'à Terni, où nous couchâmes, et +le lendemain matin, quoique le temps fût très couvert, je voulus gravir +la montagne pour aller voir la fameuse cascade. Je partis avec ma fille, +deux ânes, Germain, et deux petits bonshommes qui nous montraient le +chemin. Brunette, une baguette à la main, ne cessait de fouetter son âne +et le mien, en sorte que, perçant le brouillard du matin, nous ne +tardâmes pas à arriver sur le plateau qui mène à la cascade. Là nous +nous reposâmes sur un beau gazon enrichi de fleurs et d'arbres divers. +Une seule petite maison, un troupeau, un berger, c'est tout ce que nous +trouvâmes dans ce lieu charmant, où l'on respire l'air le plus pur en +jouissant de la plus belle vue du monde. J'aurais bien désiré avoir là +ma chaumière; je m'y plaisais tant! Il n'en fallut pas moins continuer +notre chemin pour aller voir la cascade. En traversant une roche coupée, +nous approchâmes de ce large torrent dont la chute est si imposante; +ensuite nous entrâmes dans un petit pavillon carré pour voir sous un +autre aspect cette masse d'eau qui tombe bouillonnante, et dont la +vapeur nous environnait. Ensuite nous descendîmes dans la grotte antique +où jadis passait la cascade. On ne peut rien voir d'aussi curieux que +les différentes pétrifications qui s'y trouvent; elles ressemblent en +grand à celles que l'on observe à Tivoli. Je dessinai l'entrée si +pittoresque de cette grotte, et je m'emparai de quelques petits morceaux +pétrifiés. + +Ma curiosité sur la cascade n'étant pas encore satisfaite, et le temps +se trouvant favorable, car le soleil commençait à percer les nuages, je +descendis au bord de la rivière, formée par cet énorme torrent, pour +jouir d'un point de vue dont mon imagination s'était flattée; j'espérais +voir en face la chute d'eau, mais je ne la vis qu'en partie. Il est vrai +que j'en fus dédommagée par le spectacle qu'offre cette grande nappe du +bas, et le chemin qui y conduit. À gauche étaient des rochers ornés et +nuancés par mille arbustes en fleurs; à droite, sur la rivière courante, +de petites îles garnies d'arbres légers, qui forment des bocages +charmans. Toutes ces îles sont séparées par des cascades multipliées, +dont l'eau ruisselait et brillait comme des diamans au soleil, qui avait +alors tout son éclat. Il était midi, et la chaleur était si forte que, +lorsqu'il nous fallut remonter les rochers pour aller retrouver nos +ânes, que nous avions laissés à trois milles de là, j'étais anéantie de +fatigue. Brunette n'en pouvait plus; enfin nous parvînmes à rejoindre +nos montures qui nous rapportèrent à Terni pour dîner. + +Les campagnes de Terni sont riches et belles, la ville est bien bâtie; +mais, soit dans les églises, soit ailleurs, je n'ai rien trouvé de bien +remarquable, sinon les restes des fondations d'un grand temple antique. + +Je ne restai qu'un jour à Terni. Le lendemain, nous passâmes la Somma, +une des plus hautes montagnes des Apennins. Je me rappelle qu'en la +descendant, nous vîmes dans une tour, près du chemin, plusieurs bergères +qui chantaient en choeur une musique suave et délicieuse; ces bonnes +fortunes ne sont pas rares en Italie. + +Le soir j'arrivai à Spolète, et j'allai voir le lendemain l'Adoration +des Rois, grande composition de Raphaël: ce tableau, n'étant pas +terminé, indique parfaitement la méthode du divin maître: Raphaël +peignait d'abord les têtes et les mains; quant à ses draperies, il en +essayait d'abord les tons avant de les terminer. + +On voit sur la montagne, à Spolète, le temple de la Concorde, dont les +beaux fragmens antiques sont arrangés avec symétrie les uns sur les +autres. Les colonnes, leurs chapiteaux, sont du plus beau travail grec. +On voit aussi dans cette ville un superbe aqueduc d'une hauteur immense. + +Après Spolète, nous allâmes à Trévi, à Cétri, puis nous nous arrêtâmes à +Foligno. Là, je trouvai encore un tableau de Raphaël, un des plus beaux +et des plus originaux qu'il ait faits; il représente la Vierge sur des +nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. L'enfant est plein de +naïveté et semble en relief; la Vierge est d'une noblesse du plus grand +style; le saint Jean, le cardinal placé à gauche, sont peints +tout-à-fait dans le genre de Vandick, et les autres figures sont aussi +d'une grande vérité. + +Comme j'arrivais à Perruge, qui est une belle et célèbre ville, où il +reste quelques fortifications et quelques tombeaux antiques, on me +décida à aller voir le combat d'un taureau contre des chiens. Ce +spectacle, qui n'a lieu que tous les cinq ou six ans en mémoire d'une +sainte, se donne dans une espèce d'arène, à la manière des anciens; je +puis dire qu'il ne me réjouit pas du tout. + +En sortant de Perruge, on trouve des campagnes charmantes, que nous +traversâmes pour aller dîner en face du lac Trasimène; puis, nous +allâmes à _Cise_, où l'on voit sur la montagne une grande forteresse +surmontée d'une tour, et plus haut encore, tout-à-fait sur la cime, une +abbaye; enfin, à _la Combuccia_, Arezzo, Levane et Pietre-Fonte, pour +arriver à Florence. + +Ce fut pour moi une grande jouissance, dès que je me retrouvai dans +cette ville, d'aller revoir tant de chefs-d'oeuvre auxquels je n'avais pu +donner qu'un coup d'oeil en passant pour aller à Rome. J'entrepris +aussitôt une copie du portrait de Raphaël, que je fis _avec amour_, +comme disent les Italiens, et qui depuis, n'a jamais quitté mon atelier. + +Un souvenir de Florence qui m'a poursuivie bien long-temps, est celui de +la visite que je fis alors au célèbre Fontana. Ce grand anatomiste, +comme on sait, avait imaginé de représenter jusque dans les moindres +détails, l'intérieur du corps humain, dont toutes les parties sont si +ingénieuses et si sublimes. Il me fit voir son cabinet, qui était rempli +de pièces d'anatomie, faites en cire couleur de chair. Ce que j'observai +d'abord avec admiration, ce sont tous les ligamens presque +imperceptibles qui entourent notre oeil, et une foule d'autres détails +particulièrement utiles à notre conservation ou à notre intelligence. Il +est bien impossible de considérer la structure du corps de l'homme, sans +être persuadé de l'existence d'une divinité. Quoi que aient osé dire +quelques misérables philosophes, dans le cabinet de M. Fontana il faut +croire et se prosterner. Jusqu'ici je n'avais rien vu qui m'eût fait +éprouver une sensation pénible; mais, comme je remarquais une femme +couchée de grandeur naturelle, qui faisait véritablement illusion, +Fontana me dit de m'approcher de cette figure, puis, levant une espèce +de couvercle, il offrit à mes regards tous les intestins, tournés comme +sont les nôtres. Cette vue me fit une telle impression, que je me sentis +près de me trouver mal. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de +m'en distraire, au point que je ne pouvais voir une personne sans la +dépouiller mentalement de ses habits et de sa peau, ce qui me mettait +dans un état nerveux déplorable. Quand je revis M. Fontana, je lui +demandai ses conseils pour me délivrer de l'importune susceptibilité de +mes organes.--J'entends trop, lui dis-je, je vois trop et je sens tout +d'une lieue.--Ce que vous regardez comme une faiblesse, me répondit-il, +c'est votre force et c'est votre talent; d'ailleurs, si vous voulez +diminuer les inconvéniens de cette susceptibilité, ne peignez plus. On +croira sans peine que je ne fus pas tentée de suivre son conseil; +peindre et vivre n'a jamais été qu'un pour moi, et j'ai bien souvent +rendu grâce à la Providence de m'avoir donné cette vue excellente, dont +je m'avisais de me plaindre comme une sotte au célèbre anatomiste. + +De Florence, je me rendis à Sienne, et je n'ai jamais oublié la +charmante soirée que j'ai passée en arrivant dans cette ville, où je ne +suis restée que très peu de temps. Mon habitude a toujours été, dès que +je descends dans une auberge, et que j'ai commandé mon souper, d'aller +faire une petite course à pied, qui me délasse de la voiture. Le soleil +allait se coucher quand je partis pour me promener dans les environs de +Sienne, et pour reconnaître les lieux. Assez près de mon auberge, +j'aperçois une porte ouverte, qui me laisse voir un enclos et un assez +grand canal; je descends la marche de cette porte, et je m'assieds +dessus pour respirer la fraîcheur, dont j'avais grand besoin. Là, +j'entendis bientôt un concert _nature_, que les nôtres sont bien loin +d'égaler. Divers bruits harmonieux me berçaient délicieusement; à +gauche, c'était celui de la cascade qui alimentait le canal; puis un +léger vent agitait les branches des énormes peupliers plantés sur le +bord de l'eau; et mille oiseaux par leurs chants, faisaient leurs adieux +au jour. Une pluie fine se mit à tomber à petit bruit sur les feuilles; +mais bien loin qu'elle me fît déloger, elle me sembla si bien d'ensemble +avec toute cette douce musique, que, pendant plus de deux heures, +j'oubliai mon souper. La fille de l'auberge, après m'avoir cherchée +long-temps, finit par me trouver là, et vint m'arracher à mes +jouissances. Si les propriétaires de ce bel enclos lisent par hasard +ceci, et qu'ils reconnaissent les lieux, je les remercie aujourd'hui du +plaisir qu'ils m'ont procuré à leur insu. + +Le lendemain je fis quelques courses dans la ville, qui est très belle +et très bien située, sur une hauteur. On y voit des palais et des +maisons gothiques; entre autres la maison de sainte Catherine et celle +de je ne sais quel saint. L'hôtel-de-ville renferme des peintures +antiques; les Augustins, une fort belle bibliothèque, et la superbe +église bâtie par Vauvitelli, où se trouvent des tableaux de Romanelli, +de Carlo Maratte et de Pietre Pérugin; mais ce qu'on peut admirer avant +tout, c'est la cathédrale. Cette belle église est gothique, extrêmement +vaste, et revêtue de marbre en dedans et en dehors. Sa voûte est couleur +d'azur, parsemée d'étoiles d'or; les vitres du haut sont toutes peintes, +et le pavé même est remarquable en ce que les sujets de +l'Ancien-Testament y sont tracés. Elle est ornée par douze statues en +marbre, représentant les douze apôtres, par de belles fresques, par des +tableaux du Calabrèse, du Pérugin, etc., et plusieurs des chapelles ont +été décorées par le Bernin. + +Dès que je fus revenue à Parme, où je n'avais passé que très peu de +jours, en allant à Rome, on m'y reçut de l'Académie, à qui je donnai une +petite tête que je venais de faire d'après ma fille. Dans la même +semaine j'éprouvai aussi dans cette ville une satisfaction non moins +vive. J'emportais avec moi le tableau de la Sibylle que j'avais fait à +Naples, d'après lady Hamilton; mon projet était de le rapporter en +France, où je comptais alors rentrer bientôt. Comme ce tableau était +encore fraîchement peint, en arrivant à Parme, pour qu'il ne jaunisse +pas, je le mis au jour sous châssis, attaché seulement dans l'une de mes +chambres. Un matin, j'étais à faire ma toilette quand on m'annonça que +sept à huit élèves peintres venaient me faire une visite. On les fit +entrer dans la chambre où se trouvait placée ma Sibylle, et quelques +minutes après j'allai les y recevoir. Après m'avoir parlé de tout le +désir qu'ils avaient eu de me connaître, ils me dirent qu'ils seraient +heureux de voir quelques-uns de mes ouvrages.--Voici un tableau que je +viens de finir, répondis-je en montrant la Sibylle. Tous témoignèrent +d'abord une surprise bien plus flatteuse que n'auraient pu l'être des +paroles; plusieurs s'écrièrent qu'ils avaient cru ce tableau fait par un +des maîtres de leur école, et l'un d'eux se jeta à mes pieds, les larmes +aux yeux. Je fus d'autant plus touchée, d'autant plus contente de cette +épreuve, que ma Sibylle a toujours été un de mes ouvrages de +prédilection. Les lecteurs, en lisant ce récit, m'accusent peut-être de +vanité: je les supplie de réfléchir qu'un artiste travaille toute sa vie +pour avoir deux ou trois momens pareils à celui dont je parle. + +Je restai quelques jours à Parme pour revoir les églises, la +bibliothèque, le théâtre, qui est bâti par Vignola, et rappelle +tout-à-fait l'antique; c'est grand dommage qu'il n'ait pas été plus +soigné; quoiqu'il soit immense, il ne s'y perd pas un son. Je vis là des +danseurs qu'on devrait appeler des _tourneurs_; car ils ne faisaient pas +un seul pas, et ne cessèrent de tourner comme des tontons. + +Je visitai aussi tous les palais qu'on me dit renfermer des objets +d'arts; dans l'un d'eux, je ne sais lequel, je vis des plafonds +d'Allegrini admirables. Je ne pouvais contempler tant de belles +collections particulières, sans regretter que ce beau luxe, ce luxe de +si bon goût, n'existât point en France. On peut à peine compter à Paris +trois ou quatre cabinets d'amateurs, et combien encore diffèrent-ils de +ceux des seigneurs italiens! + +Je quittai Parme le 1er juillet 1792; la nature alors était dans toute +sa beauté, et ma sortie de la ville m'offrit le coup d'oeil de la plus +belle campagne qu'on puisse voir. Sans doute le beau ciel de l'Italie +aide à la magie du spectacle; néanmoins, ces prairies à perte de vue, +parsemées d'arbres, autour desquels la vigne grimpe en s'entrelaçant; +ces mille ruisseaux serpentant dans de riches vallons que terminent de +hautes montagnes ou des collines boisées; ce grand chemin bordé de +chênes, qui souvent sont baignés par des canaux dont mille fleurs +champêtres ornent les bords; tout cela ravirait sous quelque ciel que ce +fût. + +Je voulus aller à Mantoue, qui méritait bien une visite, et comme patrie +de Virgile, et comme aînée du Capitole, car on prétend qu'elle a été +bâtie par les Étrusques ou Toscans, trois cents ans avant la fondation +de Rome. Cette ville, située au milieu d'un lac formé par le Mincio, est +grande et belle. Sa magnifique cathédrale est de Jules Romain, qui, +comme on sait, était à la fois peintre, architecte et sculpteur. Jules +Romain et le Primatice ont enrichi Mantoue de chefs-d'oeuvre en tout +genre. Toutes les salles du palais ducal sont ornées par ces deux grands +peintres et par Gonzalès. Ce palais est immense et l'un des plus riches +que l'on puisse voir sous le rapport des arts. + +On vous fait voir à Mantoue la maison de Jules Romain; elle est située +en face du palais Gonzalès, qui est construit aussi sur les dessins de +ce célèbre maître. Il y a à Mantoue une Académie des beaux-arts et un +musée de statues. L'église Saint-André renferme plusieurs beaux +monumens, et la bibliothèque de nombreux manuscrits. Le palais du T. est +aussi très remarquable par les peintures à fresque de Jules Romain et du +Primatice. Ces fresques représentent des sujets héroïques et l'histoire +de Psyché. + +Jules Romain est mort à Mantoue en 1546; mais son nom vit encore avec +toute sa gloire dans cette ville, où il a laissé un plus grand nombre de +chefs-d'oeuvre que partout ailleurs. + + + + +CHAPITRE IX. + +Venise.--M. Denon.--Le mariage du doge avec la mer.--Madame Marini.--Les +palais.--Le Tintoret.--Paccherotti.--Improvisateur.--Le +cimetière.--Vicence.--Padoue.--Vérone.--Les conversazione. + + +Je brûlais du désir de voir Venise, où j'arrivai la veille de +l'Ascension. Quoi qu'il m'eût été dit jusque alors sur l'aspect +extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnèrent la juste +idée, et j'avoue qu'il me surprit autant qu'il me charma. À la première +vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergée; mais bientôt ces +superbes palais, bâtis dans le style gothique, dont ces beaux canaux +baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus +ravissant par son originalité. J'admirai beaucoup le pont du _Rialto_ +qui est d'une seule arche de quatre-vingt-neuf pieds de longueur, et je +me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux, +raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garçon de +cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-être ce pauvre enfant mourait-il de +faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme; car sous ce +beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde +chantât gaiement. De même, je fus quelque temps sans m'accoutumer à +cette quantité de barques noires qui remplacent les voitures, et dans +lesquelles on s'embarque et l'on débarque continuellement à la porte de +toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fût moins triste; +mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs. + +M. Denon, que j'avais connu à Paris, ayant appris mon arrivée, vint me +voir aussitôt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient +de lui le plus aimable _cicerone_, et je me réjouis beaucoup de cette +rencontre. Dès le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le +canal où se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les +membres du sénat étaient sur un bâtiment doré en dedans et en dehors, +appelé _le Bucentaure_; mille barques dont plusieurs portaient des +musiciens, l'entouraient. Le doge et les sénateurs étaient vêtus de noir +et coiffés de perruques blanches à trois marteaux. Lorsque _le +Bucentaure_ fut arrivé au lieu fixé pour la célébration du mariage, le +doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et dans le même +instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de +cet hymen solennel, qui se termine par une messe. + +Une foule d'étrangers assistaient à cette cérémonie. Je trouvai là, +entre autres, le prince auguste d'Angleterre, ainsi que la charmante +princesse Joseph Monaco, qui s'apprêtait alors à retourner en France +pour retrouver ses enfans, et que j'ai revue à Venise pour la dernière +fois. + +Le soir de la fête, nous allâmes voir la lutte des gondoliers. On ne +saurait se faire une idée de l'adresse et de l'activité de cette espèce +d'hommes; c'est un spectacle fort amusant. Plus tard, la place +Saint-Marc fut illuminée ainsi que la foire qui l'entoure. +L'illumination et la foire ont lieu pendant quinze jours. + +Le lendemain, M. Denon me présenta à son amie, madame Marini, qui depuis +a épousé le comte Albridgi. Elle était aimable et spirituelle. Le soir +même, elle me proposa de me mener au café, ce qui me surprit un peu, ne +connaissant pas l'usage du pays; mais je le fus bien davantage quand +elle me dit: «Est-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?» +Je répondis que j'étais venue seule avec ma fille et sa gouvernante. «Eh +bien, reprit-elle, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir +quelqu'un; je vais vous céder M. Denon, qui vous donnera le bras, et moi +je prendrai le bras d'une autre personne; on me croira brouillée avec +lui, et ce sera pour tout le temps que vous séjournerez ici; car vous ne +pouvez pas aller sans un ami.» + +Tout étrange qu'était cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il +me donnait pour guide un de nos Français les plus aimables, non sous le +rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, même très jeune, a +toujours été fort laid, ce qui, dit-on, ne l'a pas empêché de plaire à +une grand nombre de jolies femmes. Quoi qu'il en soit, _mon ami_ me +conduisit d'abord au palais pour y voir les chefs-d'oeuvre que Venise +possède, et qui sont en grand nombre. Dans la plus grande salle des +bâtimens de la confrérie, on s'arrête avec délice devant les belles +pages à fresques peintes par le Tintoret. Le Crucifiement surtout est +admirable, et ce n'est qu'à Venise qu'on peut apprécier ce grand +peintre, qui réunit dans ses belles compositions le dessin, la couleur +et l'expression. Il faut aussi remarquer, dans la première salle, la +Fuite en Égypte: le paysage en est superbe. + +Nous visitâmes ensuite les églises, qui sont remplies des plus beaux +ouvrages du Tintoret, de Paul Véronèse, des Bassan et du Titien. C'est +dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul, qu'on voit le martyre de +saint Pierre, composé de trois figures et de deux anges; toutes ces +figures sont pleines d'expression, et le paysage est ravissant. L'église +Saint-Marc, dont le lion est le symbole, est du style gothique. Les arcs +de la façade sont soutenus par une quantité de colonnes en marbre et en +porphyre; les chevaux dorés, si fameux, ajoutent à ces ornemens; mais +ces chevaux, quoique antiques, sont bien loin d'être parfaits[14]. Quant +à l'intérieur de l'église, il est impossible de détailler toutes les +richesses qu'il renferme en tout genre; ces voûtes d'or, ces parois de +jaspes, de porphyre, d'albâtre, de vert antique, ces tableaux, ces +bas-reliefs, font de Saint-Marc un véritable trésor. + +M. Denon me mena aussi chez un ancien sénateur; nous vîmes là une belle +Danaé du Corrége, sujet que ce peintre a répété plusieurs fois, et douze +portraits au pastel de la Rosalba, qui sont admirables pour la couleur +et la vérité. Ces portraits étant ceux de la famille du sénateur, n'ont +jamais été déplacés, et ils sont conservés à tel point, qu'ils ont +encore toute leur fraîcheur. Un seul suffirait pour rendre un peintre +célèbre. + +La société que je fréquentais le plus à Venise était celle de +l'ambassadrice d'Espagne, qui avait mille bontés pour moi. Elle me mena +au spectacle pour le début d'une belle actrice âgée de quinze ans au +plus, que son chant et surtout son expression, rendaient étonnante. +J'assistai aussi au dernier concert que donnait Paccherotti, ce célèbre +chanteur, modèle de la grande et belle méthode italienne. Il avait +encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n'a jamais +chanté en public. Je puis dire néanmoins qu'aucune musique n'égalait +celle que j'ai entendue de même à Venise dans une église. Elle était +exécutée par des jeunes filles, et ces chants si simples, si harmonieux, +chantés par des voix si belles et si fraîches, semblaient vraiment +célestes; les jeunes filles étaient placées dans des tribunes élevées et +grillées; on ne pouvait les voir, en sorte que cette musique venait du +ciel, chantée par des anges. + +Après le concert de Paccherotti, on nous prévint qu'il y avait, dans une +salle près du théâtre, un improvisateur fameux. Je n'en avais jamais +entendu, et cet homme me fit l'effet d'un énergumène; il courait de long +en large, criant ses improvisations d'une telle force, qu'il en suait à +grosse goutte; il débitait si vite outre cela, que ma fille, qui parlait +fort bien l'italien, n'entendait pas un mot. Il nous faisait peur, tant +il avait l'air furieux; quant à moi, je le crus fou, et tout son talent +me parut se réduire à une pantomime effrayante. + +M. Denon, ayant vu ma Sibylle, me pria instamment de la lui laisser +exposer chez lui, afin de la montrer à ses connaissances. Il s'ensuivit +que beaucoup d'étrangers allèrent voir ce tableau, qui eut du succès à +Venise, à ma vive satisfaction. M. Denon m'avait aussi priée de faire le +portrait de son amie, madame Marini, et je pris grand plaisir à peindre +cette jolie femme, attendu qu'elle avait infiniment de physionomie. + +Avant de quitter Venise, je voulus voir le fameux cimetière qui est +situé aux environs de la ville. Un ami de M. Denon m'offrit de m'y +conduire, et nous convînmes de faire cette course au clair de lune. Le +soir même nous prîmes une barque qui nous conduisit en face du cimetière +des Anglais. Celui-ci est fort simple; les tombes sont de pierre ou de +marbre blanc, toutes debout. La lune, entourée de nuages, cessait +parfois de donner sa lumière, et ces tombes alors paraissaient se +mouvoir. + +Notre but principal était d'entrer dans l'enceinte des tombeaux +vénitiens, dont la plupart datent de la fondation de Venise; mais, +hélas! la porte était fermée. Nous fîmes une partie du tour de +l'enceinte, et nous eûmes le bonheur de trouver un pan de mur abattu. +Nous profitâmes aussitôt des pierres tombées pour en former un escalier +qui nous facilita l'entrée de ce vaste séjour des morts. L'aspect de ce +lieu vénérable nous imposa le plus profond silence. Nous marchâmes en +tous sens à travers ces tombes colossales dont nous ne pouvions +apprécier les détails à la pâle clarté de la lune, et quand nous eûmes +vu tout ce qu'il nous était possible de voir, nous pensâmes à retourner +à Venise; mais il fallait pour cela retrouver notre brèche. Pendant près +d'une heure nous la cherchâmes inutilement. Aucune habitation n'est +voisine du cimetière; nous entendions seulement la cloche d'une église +assez lointaine, dont le son était fort mélancolique. Nous ne trouvions +pourtant pas très gai de rester là toute la nuit. Enfin j'aperçus la +brèche, et nous sortîmes, charmés d'aller retrouver des vivans. Nous ne +rencontrâmes que deux soldats en faction, qui nous laissèrent passer +sans crier _qui vive!_ Ils nous prirent sans doute pour deux amans, ce +qui est toujours fort respecté en Italie. Nous nous hâtâmes de rejoindre +notre barque, et nous ne rentrâmes dans la ville qu'à trois heures du +matin. + +J'ai conservé de Venise un souvenir agréable, quoique depuis j'y aie +perdu trente-cinq mille francs; voici comment: j'avais placé sur sa +banque mes économies de Rome et de Naples, que ma négligence m'empêcha +de retirer à temps. M. Sacaut, que j'avais connu à Naples secrétaire +d'ambassade auprès du baron de Talleyrand, et qui sous la république a +été ministre de France à Florence, avait la bonté de s'occuper de mes +affaires, afin que je pusse me livrer entièrement à ma peinture; comme +il prévoyait mieux que moi ce qui devait bientôt se passer en Europe, il +ne cessait de me conseiller d'écrire à Venise pour retirer mes fonds. +«Bah! lui disais-je, des républicains n'attaqueront pas une république.» +Il vint un matin, entre autres, comme il se trouvait sur ma table +plusieurs lettres que je venais d'écrire pour Paris. «J'espère bien, +dit-il, que vous avez là une lettre pour Venise?--Non.--À qui donc +écrivez-vous tout cela?--À mes amis.--Est-ce qu'il y a des amis? +répondit-il en hochant la tête.» On voit que le bon monsieur Sacaut +n'était pas sentimental; mais il était mon maître en prudence et en +politique; car lorsque l'armée française, commandée par le général +Bonaparte, s'empara de Venise, les chevaux dorés, les tableaux, les +trésors furent emportés ainsi que la banque. J'appris que Bonaparte +avait dit à M. Haler, le banquier, qu'il voulait que l'on conservât mes +fonds, et que l'on m'en payât la rente; mais, ainsi qu'il arrive souvent +en pareil cas, Bonaparte éloigné, les assertions réitérées de M. Haler +ne purent faire respecter l'ordre du général; mon argent fut transporté +à Milan, et je n'ai jamais touché qu'un revenu de deux cent cinquante +francs pour un fonds de quarante mille. Venise n'en est pas moins une +ville bien curieuse à voir, et que je suis charmée d'avoir vue. + +Je m'arrêtai à Vicence, qui date sa fondation de 380 ans avant J.-C. Ses +beaux palais, parmi lesquels on remarque celui des comtes Chieracati, +ont pour la plupart été bâtis par le Palladio, et sont d'une élégance +remarquable. La rotonde du marquis de Capra mérite aussi d'être citée. +Elle est située sur une éminence, et Palladio en a fait un temple, aux +quatre côtés duquel se trouvent quatre péristyles, ayant chacun six +colonnes qui soutiennent un fronton. Au milieu est une salle ronde, +entourée d'une galerie qui joint ces péristyles, dont les quatre points +de vue sont admirablement diversifiés. + +À la Madone del Monte, on plane sur de belles campagnes, enrichies des +plus beaux arbres. Dans l'intérieur de cette église, on voit un +magnifique tableau de Paul Véronèse; il est d'une si belle couleur, et +peint avec une telle vérité, que les figures se détachent du fond. À +Sainte-Corone, le Baptême de Jésus, par Jean Bellin, est parfait pour le +dessin. + +Le théâtre de Vicence est du style antique. C'est le chef-d'oeuvre du +Palladio, qui l'a construit d'après les proportions et sur les dessins +de Vitruve. + +La traversée de la Brenta offre l'aspect le plus agréable. D'un côté, +ses bords sont ornés d'une multitude de palais du style de Palladio, qui +font l'effet de temples, et dont les formes grandioses se répètent dans +les eaux. + +Je suis allée dîner dans l'un de ces palais, chez le marquis ***; +l'escalier même était d'un style qui me charma. Le propriétaire de cette +belle habitation me fit une galanterie à laquelle j'étais loin de +m'attendre; il me reçut dans une galerie où se trouvait posé, sur une +table, une très grande quantité de gravures; une seule était placée sens +dessus dessous sur toutes les autres; la curiosité me porta bien vite à +la retourner, et je vis mon portrait que l'on venait de graver d'après +celui que j'avais donné à Florence. + +On voit encore à Vicence la maison du Palladio, qui est un modèle +d'élégance et de simplicité. + +Padoue est aussi situé sur les bords de la Brenta. Cette ville est bien +ancienne, s'il faut en croire les habitans qui prétendent qu'elle a été +bâtie par Antenor le Troyen. Le palais de justice ou l'hôtel-de-ville, +est une des plus belles fabriques de l'Europe. Le salon a cent pas de +long sur quarante de large; il est couvert de plomb, sans autre soutien +que la muraille; on y voit les douze signes du zodiaque, et dans une +niche, une Vierge qui a beaucoup de simplicité et de naturel. + +On trouve aux Augustins des fresques de Montigni, dont les figures et +tous les accessoires sont de la plus grande finesse. L'église +Saint-Antoine, qui est de style gothique, renferme un nombre infini de +tombeaux, de bas-reliefs, et tant de marbre travaillé qu'elle en est +fatigante; mais les fresques de Gioto, qu'on y voit, sont très bien +composées; l'attitude simple et l'expression des figures se rapprochent +du style des anciens. La couleur est souvent celle du Titien, sans +pourtant en avoir la perfection. En sortant du cloître, on remarque +plusieurs tombeaux très anciens, dont les figures sont pleines de +simplicité, et la statue équestre d'Érasme de Narni, général vénitien. + +Dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, on admire les Évangélistes dans le +désert, un des plus beaux tableaux du Guide; à la cathédrale, dans la +sacristie, une Vierge du Titien, bien conservée; à Saint-Jean, plusieurs +fresques du Titien, représentant divers miracles. Les têtes, pleines +d'expression, sont d'une belle couleur, et la touche, le ton du paysage +et du ciel, sont admirables. Une autre fresque gothique est aussi très +remarquable par la vérité des têtes et l'attitude des personnages. + +Je passai toute une semaine à Vérone; c'est une grande ville, dont les +rues sont spacieuses et bien alignées, et les maisons fort belles. +J'allai voir d'abord les restes de l'amphithéâtre, qui a été bâti sous +le règne d'Adrien, et que les Gaulois ont détruit; puis le dôme de +l'église, qui est fort belle, et dans laquelle se trouve un tombeau +antique, dont les ornemens sont du plus fin travail. Comme, en Italie, +les églises sont ouvertes toute la journée, je fis ma tournée. J'entrai +dans celle de Saint-Georges, où le maître-autel est décoré d'un beau +tableau de Paul Veronèse, et d'un autre tableau de ce peintre, à droite +en entrant. J'y vis aussi une Vierge et deux évêques de Chieralino, +ainsi qu'un groupe d'anges; mais ce que je remarquai surtout du même +maître, est un tableau de trois figures qui représente un concert; outre +qu'il est peint avec le plus grand soin, les figures sont pleines de +grâce et de naïveté. + +L'église de Sainte-Amastrasie est tout-à-fait de style gothique, avec +des colonnes d'une belle proportion, qui produisent un grand effet; +toutefois, je lui préfère celle de Saint-Zemon. Celle-ci est très vaste, +et le jour, qui l'éclaire seulement par en haut, lui donne un aspect +mystérieux et mélancolique. Je me trouvais seule dans ce temple +silencieux, et je me plaisais à me livrer aux idées religieuses et +douces qui s'emparaient de mon ame. + +Tous les soirs, pendant mon séjour à Vérone, j'allais à la +_Conversazione_ (on sait que c'est ainsi qu'on appelle les assemblées en +Italie): là, nous étions réunis en assez grand nombre dans une galerie, +les femmes assises de chaque côté, et les hommes se promenant au milieu. +La vivacité, la gesticulation italienne, rendent ces réunions assez +piquantes à observer; en outre, j'y rencontrais la comtesse Marioni, sa +soeur, et la marquise de Strozi, qui toutes trois étaient fort +spirituelles. + +Pendant les huit jours que j'ai passés à Vérone, j'ai délogé deux fois. +Je m'étais d'abord installée dans un petit appartement, après avoir +demandé si l'on n'y entendait point de bruit. «Aucun,» avait répondu +l'hôtesse. Voilà que le lendemain matin, à six heures, j'entends sur ma +tête un bacchanal épouvantable: on sautait, on jouait du violon; je +demande ce que ce peut être?--Madame, me dit mon hôtesse, ce n'est rien +de fâcheux. Le maître de danse de la ville loge ici dessus, et tous les +jours les jeunes gens viennent prendre leur leçon pendant deux heures, +voilà tout. Je trouvai que c'était assez pour me décider à chercher +ailleurs. + + + + +CHAPITRE X. + +Turin.--La reine de Sardaigne.--Madame, femme de Louis XVIII.--Je +m'établis dans la ferme de Porporati.--Affreuses nouvelles de la +France.--Les émigrés.--M. de Rivière vient me rejoindre.--Je vais à +Milan.--La Cène de Léonard de Vinci.--La Madone del Monte.--Le lac +Majeur.--Je pars pour Vienne.--M. et madame Bistri. + + +Mon désir étant de rentrer en France, je gagnai Turin dans cette +intention. Mesdames de France, tantes de Louis XVI, quand je les avais +peintes à Rome, sachant que je devais repasser par Turin, avaient eu la +bonté de me donner des lettres pour madame Clothilde, leur nièce, reine +de Sardaigne. Elles lui mandaient qu'elles désiraient beaucoup avoir son +portrait fait par moi; en conséquence, dès que je fus établie je me +présentai chez Sa Majesté. Elle me reçut fort bien, mais quand elle eut +pris lecture des lettres de madame Adélaïde et de madame Victoire, elle +me dit qu'elle était bien fâchée de refuser ses tantes; mais, qu'ayant +renoncé entièrement au monde, elle ne se ferait pas peindre. Ce que je +voyais d'elle, en effet, me semblait parfaitement d'accord avec ses +paroles et sa résolution; cette princesse s'était fait couper les +cheveux; elle avait sur sa tête un petit bonnet qui, de même que toute +sa toilette, était le plus simple du monde. Sa maigreur me frappa +d'autant plus que je l'avais vue très jeune, avant son mariage, et +qu'alors son embonpoint était si prodigieux, qu'on l'appelait en France +_le gros Madame_. Soit qu'une dévotion trop austère, soit que la douleur +que lui faisaient éprouver les malheurs de sa famille, eût causé ce +changement, le fait est qu'elle n'était plus reconnaissable. Le roi vint +la rejoindre dans le salon où elle me recevait; ce prince était de même +si pâle, si maigre, que tous deux faisaient peine à voir. + +J'allai aussitôt chez Madame, femme de Louis XVIII. Non seulement elle +me reçut à merveille, mais elle arrangea pour moi des courses +pittoresques dans les environs de Turin, qu'elle me fit faire avec sa +dame de compagnie, madame de Gourbillon et le fils de cette dame. Ces +environs sont très beaux; mais notre début en fait d'excursion ne fut +pas très heureux. Nous nous mîmes en route par une chaleur extrême pour +aller voir une chartreuse, qui est située sur de hautes montagnes. Comme +à moitié chemin cette montagne est très rapide, nous fûmes obligés de la +gravir à pied, et je me souviens que nous passâmes devant une fontaine, +de l'eau la plus limpide, dont les gouttes brillaient comme des diamans, +que les paysans nous dirent avoir une grande vertu pour plusieurs +maladies. + +Après avoir grimpé si long-temps que nous en étions exténués, nous +arrivâmes enfin à la chartreuse, mourant de chaud et de faim. Le couvert +était déjà mis pour les religieux et pour les voyageurs, ce qui nous fit +une grande joie; car on peut juger que nous attendions le dîner avec +impatience. Comme il tardait à venir, nous pensions que l'on faisait de +l'extraordinaire pour nous, attendu que madame nous recommandait aux +religieux dans les lettres qu'elle nous avait données pour eux. Enfin on +servit d'abord un plat de grenouilles au blanc, que je pris pour une +fricassée de poulet; mais dès que j'en eus goûté, il me fût impossible +d'en manger, quelque faim que j'eusse. Puis on apporta trois autres +plats, frits et grillés, sur lesquels je comptais beaucoup; hélas! ce +n'était encore que des grenouilles, si bien que nous ne mangeâmes que du +pain sec, et ne bûmes que de l'eau, ces religieux ne buvant et ne +donnant jamais de vin. Mon plus grand désir alors aurait été d'obtenir +une omelette; mais il n'y avait point d'oeufs dans la maison. + +Au retour de ma visite à cette chartreuse, je vis Porporati, qui voulut +encore que j'allasse loger chez lui. Il me proposa d'habiter la ferme +qu'il possédait à deux lieues de Turin, où il avait quelques chambres +très simples, mais commodes. J'acceptai cette offre avec joie, détestant +habiter la ville, et j'allai aussitôt m'établir avec ma fille et sa +gouvernante dans ce réduit, qui me charma. La ferme était située en +pleine campagne, entourée de prairies et de petites rivières bordées +d'arbres divers assez élevés, qui formaient de charmans bocages. Du +matin au soir j'allais me promener avec délice dans des lieux +enchanteurs et solitaires; mon enfant jouissait comme moi de cet air +pur, de cette vie douce et tranquille que nous menions; pour comble de +bonheur, je n'entendais d'autre bruit que celui d'un torrent qui était à +une demi-lieue de là, et que j'allai voir. C'était une énorme chute +d'eau qui tombait de roche en roche, et qu'entourait un bois de haute +futaie. Nous allions le dimanche à la messe par un chemin charmant; la +petite église avait un porche très joli, et là nous étions comme en +plein air: entouré de cette belle nature, il semble que l'on prie mieux. +Le soir, mon spectacle favori était celui du soleil couchant, environné +de ses beaux nuages dorés et couleur de feu, espèce de nuages que l'on +ne voit qu'en Italie. Ce moment était celui de mes méditations, de mes +châteaux en Espagne; je m'abandonnais alors à la douce pensée de revoir +bientôt la France, me berçant de l'espoir que la révolution devait enfin +se terminer. Hélas! ce fut dans cette situation si paisible, dans cet +état d'esprit si heureux, que le coup le plus cruel vint me frapper. La +charrette qui apportait les lettres étant arrivée un soir, le voiturier +m'en remit une de mon ami M. de Rivière[15], qui m'apprenait les affreux +événemens du 10 août, et me donnait des détails épouvantables. J'en fus +bouleversée; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent à mes +yeux d'un voile funèbre. Je me reprochai l'extrême quiétude, les douces +jouissances que je venais de goûter; dans l'angoisse que j'éprouvais +d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti +de retourner aussitôt à Turin. + +En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu? les rues, les places +encombrées d'hommes, de femmes de tout âge, qui se sauvaient des villes +de France, et venaient à Turin chercher un asile. Ils arrivaient par +milliers, et ce spectacle était déchirant. La plupart d'entre eux +n'emportaient ni paquets, ni argent, ni même de pain; car le temps leur +avait manqué pour songer à autre chose qu'à sauver leur vie. On m'a cité +depuis la duchesse de Villeroi, alors très âgée, que sa femme de +chambre, qui possédait une petite somme, venait de nourrir dans la route +à raison de dix sous par jour. Les enfans criaient la faim à faire +pitié; plusieurs femmes grosses, qui n'étaient jamais montées en +charrette, n'avaient pu supporter les cahots et accouchaient avant +terme. Enfin on ne saurait rien voir de plus déplorable. Le roi de +Sardaigne envoya des ordres pour qu'on logeât ces infortunés et qu'on +leur donnât à manger; mais il n'y avait point de place pour tous. Madame +fit aussi porter de nombreux secours; nous parcourûmes la ville, +accompagnés de son écuyer, cherchant des logemens et des vivres pour ces +malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il en fallait. Je +n'oublierai jamais l'impression que me fit un ancien militaire décoré de +la croix de Saint-Louis, et qui pouvait avoir soixante-six ans. Il était +encore bel homme, de l'aspect le plus noble. Appuyé contre une borne +dans un coin de rue isolée, il ne demandait rien à personne: il serait +plutôt mort de faim, je crois, que de s'y décider, mais le malheur +profond empreint sur sa figure appelait l'intérêt dès la première vue. +Nous allâmes droit à lui, nous lui donnâmes le peu d'argent qui nous +restait, et l'infortuné nous remercia par des sanglots. Le lendemain il +fut logé dans le palais du roi, ainsi que plusieurs autres émigrés; car +il n'y avait plus de place dans la ville. + +On peut juger combien le cruel spectacle que je venais de voir +redoublait mes inquiétudes sur ce qui pouvait se passer à Paris. Il +m'était impossible de me calmer; je ne vivais pas; d'autant plus que je +ne voyais point arriver M. de Rivière, qui m'avait écrit de l'attendre à +Turin. Enfin l'instant qu'il avait fixé pour me rejoindre était dépassé +de quinze jours quand il arriva, si horriblement changé que j'avais +peine à le reconnaître. Ce qu'il venait de voir se passer sous ses yeux, +en effet, était bien capable d'affecter à la fois l'esprit et le corps +d'un homme; il me raconta qu'au moment où il traversait le pont de +Beauvoisin, on y massacrait tous les prêtres, avec une fureur dont il ne +saurait me donner une idée. Il avait été obligé de rester à Chambéry +pour se faire soigner d'une fièvre ardente, causée par les atrocités +dont il avait été témoin. + +Je n'osai qu'en tremblant demander des nouvelles de ma mère, de mon +frère, de M. Lebrun et de tous mes amis. Cependant M. de Rivière me +rassura un peu, en me disant que ma mère ne quittait plus Neuilly, que +M. Lebrun restait assez tranquille à Paris, et que mon frère et sa femme +étaient cachés. Quant à mes amis et à mes connaissances, le danger ne +les avait point encore atteints; mais beaucoup d'entre eux étaient +inquiétés. + +On imagine bien que je renonçai au projet d'aller à Paris. Je me décidai +à rester à Turin, c'est-à-dire fort près de cette ville, pour être plus +à portée des nouvelles. En conséquence, je louai une petite maison (ce +qu'on appelle une vigne) sur le coteau de Montcarlier, qui domine le Pô. +M. de Rivière vint habiter avec moi cette solitude, où nous ne pouvions +rencontrer que de bons paysans, si pieux et si calmes, que ces braves +gens réjouissaient le coeur et consolaient l'esprit. Nous avions un clos, +entouré de berceaux de vignes et de figuiers. Nous montions souvent la +forêt qui était au-dessus de mon habitation; plusieurs sentiers nous +menaient à de petites chapelles, situées de distance en distance sur la +hauteur du coteau, dans lesquelles nous allions les dimanches entendre +la messe. J'avoue que les églises champêtres m'ont toujours vue prier +avec plus de ferveur que les autres. Je me souviens que mon amie, madame +de Verdun, me grondait souvent de ne point me montrer assez assidue au +service divin. Certes, si je n'allais pas en France régulièrement à la +messe, ce n'est point par irréligion; mais dans les églises de Paris, où +il y a foule, je ne suis pas assez à Dieu. J'y vois des couleurs, des +draperies, une multitude d'expressions diverses de physionomies, des +effets de soleil; enfin, comme la peinture m'y poursuit, je ne puis +prier aussi bien que je le fais dans une église de village. + +Le séjour que M. de Rivière fit dans cette solitude remit peu à peu sa +santé. Quant à moi, je repris ma palette. Je peignis une baigneuse, +d'après ma fille, et je vendis tout de suite ce tableau au prince +Ysoupoff, qui vint me trouver dans ma Thébaïde. + +Quand je fus résolue à retourner à Milan, ne sachant comment reconnaître +les bons soins que Porporati avait pris de moi, j'imaginai de lui faire +le portrait de sa fille, qu'il adorait avec raison. Il en fut si +enchanté qu'il grava ce portrait aussitôt et m'en donna plusieurs +charmantes épreuves. + +À moitié chemin, sur la route de Milan, je fus arrêtée deux jours comme +Française. J'écrivis tout de suite pour demander un permis de séjour, +que le comte de Wilsheck, ambassadeur d'Autriche à Milan, me fit +obtenir. J'allai l'en remercier dès que je fus installée, et je fus +reçue par lui avec autant de bonté que de distinction. Il m'engagea +beaucoup à me rendre à Vienne, m'assurant que ma présence y causerait +une grande satisfaction. Comme les nouvelles que nous recevions de +France m'obligeaient d'ajourner indéfiniment mon retour à Paris, je ne +tardai pas à me décider, ainsi qu'on le verra, à suivre ce conseil. + +Je fus reçue à Milan de la manière la plus flatteuse; le soir même de +mon arrivée, les jeunes gens des premières familles de la ville vinrent +me donner une sérénade sous mes fenêtres. Je me contentais d'écouter +avec grand plaisir, ne soupçonnant pas le moins du monde que je fusse +l'objet de cette galanterie italienne, quand mon hôtesse monta pour me +le dire, et m'assurer de l'extrême désir que l'on avait de me garder +dans la ville au moins pendant quelque temps. Afin de témoigner ma +reconnaissance d'un pareil accueil, je crus devoir m'établir pour +plusieurs jours à Milan, où d'ailleurs je désirais voir les tableaux des +grands maîtres, et beaucoup d'autres choses curieuses. + +Je visitai d'abord le réfectoire de l'église des _Grazie_, où se trouve +la fameuse Cène, peinte sur mur par Léonard de Vinci. C'est un des +chefs-d'oeuvre de l'école italienne; mais en admirant ce Christ, si +noblement représenté, tous ces personnages, peints avec tant de vérité +et de caractère, je gémissais de voir un aussi superbe tableau altéré à +ce point; il a d'abord été couvert de plâtre, puis repeint dans +plusieurs parties. Toutefois on pouvait juger de ce qu'était cette belle +composition avant ces désastres, puisque, vue d'un peu loin, elle +produisait encore un effet admirable[16]. + +Je m'empressai, comme on peut le croire, d'aller voir les cartons de +l'école d'Athènes, tracés par Raphaël, et je les contemplai long-temps +avec délices. Puis je trouvai aussi à la bibliothèque Ambroisine une +collection de dessins très précieux; car plusieurs sont de Raphaël, de +Léonard de Vinci et d'autres grands maîtres. Ces dessins ne sont point +terminés, mais tout y est indiqué avec autant d'esprit que de sentiment; +plus finis, ils auraient perdu de leur piquante originalité. On voit +dans cette bibliothèque Ambroisine une grande quantité de médailles +antiques, les plus intéressans manuscrits et des trésors en pierres +rares et en marbres précieux. + +Je fis différentes excursions aux environs de Milan, une entre autres à +la montagne de la _Madone del Monte_, où l'on voit à gauche, sur la +hauteur, un temple; puis de distance en distance de petites chapelles +dans lesquelles se trouvent tous les sujets de la passion. Les figures, +grandes comme nature, sont sculptées. Elles ne sont pas d'un travail +très fin; mais elles ont une grande vérité d'expression; une Vierge +surtout, sculptée, plus grande que nature, qui est représentée seule et +montant au ciel, a beaucoup de majesté et une très belle pose. + +Je suis montée jusqu'au sommet de cette montagne, d'où l'on découvre une +vue magnifique et si étendue, que les monts voisins paraissent des +vallons. Dans le lointain, à différentes distances, on aperçoit trois +lacs. Celui de Côme, le plus éloigné de tous, est entouré de montagnes +vaporeuses. Les deux autres, reflétant le ciel, étaient d'un bleu +d'azur. Les tons variés des vallons d'un vert tendre, et des montagnes +d'un vert foncé, font un repoussoir admirable pour le lointain. Sur le +haut de ce Calvaire se trouve une église, environnée de sites +enchanteurs, et d'une étendue immense; en descendant, je m'arrêtais +souvent pour contempler cette belle végétation, ces beaux arbres et ce +chemin pittoresque. En général, la nature de cette contrée est une des +plus riches de l'Italie, et les environs de Milan sont si ravissans, que +je ne cessais d'en faire des croquis. + +Quelques jours après j'allai au lac Majeur, dont la large étendue est +environnée de montagnes boisées, et au milieu duquel se trouvent deux +îles, l'_isola Bella_ et l'_isola Madre_. J'ai habité la première, en +ayant reçu la permission du prince Boromée, à qui elle appartient. +L'isola Bella n'a rien de pittoresque; elle est en partie entourée de +murailles garnies d'espaliers de pêches. L'autre île est, dit-on, plus +jolie; mais comme je m'embarquais dans l'intention de m'y rendre, le lac +était si furieux que je fus obligée de renoncera mon projet, et de +profiter d'un moment de calme pour regagner la terre, d'autant que l'on +m'assurait qu'il n'était pas rare de se trouver en danger sur ce lac. + +De retour à Milan, j'allai voir la cathédrale qui est fort belle, et +différentes curiosités que renferment les palais, qui sont bien loin +d'être aussi riches en tableaux que les palais de Parme, et surtout ceux +de Bologne. + +Les promenades, aux environs de la ville, se font en voiture; les femmes +y sont extrêmement parées, ce qui me rappelait notre Longchamp et notre +ancien boulevard du Temple. En tout Milan me faisait bien souvent penser +à Paris, tant par son luxe que par sa population. La salle de spectacle +(la Scala), où j'ai entendu d'excellente musique, est immense. Je ne +crois pas qu'il en existe de plus grande; sous ce rapport, celle de +Naples peut seule lui être comparée. + +Je suis allée à plusieurs beaux concerts; car Milan possède toujours +quelque fameux chanteur et quelques grandes cantatrices. Au dernier, je +me trouvais placée à côté d'une Polonaise très belle et très aimable, +nommée la comtesse Bistri. Comme nous nous étions mises à causer +ensemble, je lui parlai de mon prochain départ pour Vienne. Elle me dit +qu'elle et son mari allaient aussi se rendre dans cette ville, mais plus +tard. Cependant tous deux me témoignèrent un grand désir de faire route +avec moi, en sorte qu'ils eurent la bonté d'avancer l'époque de leur +voyage, et comme j'allais en voiturin, ils poussèrent l'obligeance +jusqu'à ne pas prendre la poste, afin de ne jamais me quitter sur le +chemin. + +Il m'aurait été impossible de trouver des compagnons de voyage plus +aimables. Ils me comblaient de soins, et l'on peut dire que le mari et +la femme étaient d'une bonté rare, au point qu'ils emmenèrent avec eux +un pauvre vieux prêtre émigré, et un autre jeune prêtre, qu'ils avaient +trouvés en route, et qui venaient d'échapper au massacre de Pont de +Beauvoisin. Quoique madame Bistri n'eût pour voiture qu'une diligence à +deux places, ils mirent le vieillard entre eux deux, et le jeune homme +derrière la voiture. Ils soignèrent ces deux infortunés, dont ils +étaient les anges tutélaires, comme des amis, comme des parens les plus +proches. Je fus tellement édifiée de leur conduite envers ces deux +malheureux, que je ne puis exprimer à quel point elle m'attacha à cet +excellent ménage, que j'ai vu constamment à Vienne. + +En faisant route pour la capitale de l'Autriche, nous traversâmes une +partie du Tyrol. Ce chemin est grandiose et pittoresque. On y voit des +rochers d'une majesté imposante, embellis par la plus active végétation, +et par des chutes d'eau, brillantes comme du cristal, qui vont alimenter +des torrens. Nous parcourûmes aussi une partie de la Styrie; à mi-côte +de ses montagnes, on aperçoit çà et là des habitations champêtres et +quelques châteaux, qui sont du plus charmant effet. En tout, le chemin +occupa mes yeux agréablement, depuis Milan jusqu'à Vienne. + + + + +CHAPITRE XI. + +Je me loge à Vienne avec monsieur et madame Bistri.--La comtesse de +Thoun; ses soirées.--La comtesse Kinski.--Casanova.--Le prince +Kaunitz.--Le baron de Strogonoff.--Le comte de Langeron.--La comtesse de +Fries, ses spectacles.--La comtesse de Schoenfeld. + + +Nous arrivâmes enfin dans la bonne ville de Vienne, où deux années et +demie de ma vie devaient s'écouler d'une manière si agréable, que j'ai +toujours su gré au comte de Wilsheck de m'avoir engagée à faire ce +voyage. Comme monsieur, madame de Bistri et moi, nous ne voulions pas +nous quitter, il nous fut impossible de trouver à nous loger dans la +ville. Nous fûmes obligés d'aller nous établir dans un des faubourgs +(qui sont plus grands que la ville), et là, je fis le portrait de +l'aimable comtesse de Bistri, qui était une fort belle femme. + +Peu de jours après mon arrivée, j'allai dans la ville porter les lettres +de recommandation que m'avait données le comte de Wilsheck. Dans le +nombre, il s'en trouvait une pour le célèbre prince Kaunitz, qui avait +été ministre sous Marie-Thérèse. Mais je me rendis d'abord chez la +comtesse de Thoun. Elle m'invita aussitôt à ses soirées, où se +réunissaient les plus grandes dames de Vienne, et cette maison aurait +suffi pour me faire connaître toute la haute société de la ville. J'y +trouvais aussi beaucoup d'émigrés de notre pauvre France: le duc de +Richelieu, le comte de Langeron, la comtesse de Sabran et son fils, la +famille de Polignac, et plus tard l'aimable et bon comte de Vaudreuil, +que je fus bien joyeuse de revoir. + +Je n'ai jamais vu, rassemblées dans un salon, un aussi grand nombre de +jolies femmes qu'il s'en trouvait dans celui de madame de Thoun. La +plupart de ces dames apportaient leur ouvrage, et s'établissaient autour +d'une grande table, faisant de la tapisserie. On m'appelait quelquefois +pour me consulter sur les effets, sur les nuances; mais comme ce qui me +fait le plus de mal aux yeux est de les attacher sur des couleurs vives, +à la lueur des lampes ou des bougies, j'avoue que je donnais souvent mon +avis sans regarder. En général, j'ai toujours soigné mes yeux avec une +grande prudence, et je m'en suis fort bien trouvée, puisque, maintenant +encore, je peins sans être obligée de prendre des lunettes. + +Parmi les jolies femmes dont j'ai parlé, il y en avait surtout trois +remarquables par leur beauté: la princesse Linoski; la femme de +l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, et la charmante +comtesse Kinski, née comtesse Diedrochsten. Cette dernière avait tous +les charmes qu'on peut avoir; sa taille, sa figure, toute sa personne +enfin était la perfection: aussi fus-je bien surprise quand on me +raconta son histoire, qui vraiment ressemble à un roman. Les parens du +comte Kinski et les siens avaient arrangé entre eux de marier les jeunes +gens, qui ne se connaissaient point. Le comte habitait je ne sais quelle +ville d'Allemagne, et n'arriva que pour la célébration du mariage. +Aussitôt après la messe, il dit à sa jeune et charmante femme: «Madame, +nous avons obéi à nos parens; je vous quitte à regret; mais je ne puis +vous cacher que depuis long-temps je suis attaché à une femme sans +laquelle je ne puis vivre, et je vais la rejoindre.» La chaise de poste +était à la porte de l'église; cet adieu fait, le comte monte en voiture, +et retourne vers sa Dulcinée. + +La comtesse Kinski n'était donc ni fille, ni femme, ni veuve, et cette +bizarrerie devait surprendre quiconque la regardait; car je n'ai point +vu de personne aussi ravissante. Elle joignait à sa grande beauté +l'esprit le plus aimable, et un coeur excellent; un jour qu'elle me +donnait séance, je fis demander quelque chose à la gouvernante de ma +fille, qui entra dans mon atelier avec un air si gai, que je lui +demandai ce qu'elle avait. «Je viens, répondit-elle, de recevoir une +lettre de mon mari, qui me mande que l'on m'a mise sur la liste des +émigrés. Je perds mes huit cents francs de rente; mais je m'en console, +car me voilà sur la liste des honnêtes gens.» La comtesse et moi, nous +fûmes touchées d'un désintéressement aussi honorable. Quelques minutes +après, madame Kinski me dit que ma robe de peinture lui semblait si +commode, qu'elle voudrait bien en avoir une pareille (elle savait déjà +que la gouvernante de ma fille me faisait ces blouses). J'offris de lui +en prêter une. «Non, reprit-elle, j'aimerais bien mieux que vous la +fissiez faire par madame Charot (c'était le nom de la gouvernante); +j'enverrai la toile nécessaire.» Peu de jours après, je lui remis la +robe. Aussitôt notre séance finie, la comtesse court à la chambre de +madame Charot et lui donne dix louis; la bonne refuse; mais l'aimable +comtesse les pose sur la cheminée et s'enfuit comme un oiseau, bien +contente d'avoir au moins rendu à cette brave femme un quartier de la +pension perdue. + +Ma coutume étant, lorsque j'arrivais dans une ville, de faire mes +premières visites aux artistes, je n'avais pas tardé à aller voir +Casanova, peintre très renommé dans le genre des batailles[17]. Il +pouvait avoir soixante ans, mais il avait encore beaucoup de vigueur, +quoiqu'il portât deux ou trois paires de lunettes les unes sur les +autres. Il travaillait alors à divers grands tableaux, représentant les +hauts faits du prince de Nassau. Dans l'un, on voyait le prince +terrassant un lion; dans un autre, il écrasait un tigre; enfin, tous +étaient de cette force, ce qui donnait une terrible idée du personnage +qui, pour avoir fait réellement ces prodiges de valeur et beaucoup +d'autres encore, n'en avait pas moins l'air le plus doux et le plus +tranquille qu'on puisse voir. Quant aux tableaux dont je parle, ils +avaient de l'effet, de la couleur, mais ils n'étaient point terminés. + +Casanova avait beaucoup d'esprit et d'originalité. Il était très bavard, +et je l'ai vu nous amuser extrêmement aux dîners du prince Kaunitz, par +des histoires qui souvent n'avaient aucune vérité, et qui devaient tout +leur comique à l'imagination vive et bizarre du conteur. Il avait la +repartie prompte et heureuse. Un jour que nous dînions chez le prince de +Kaunitz, la conversation roulant sur la peinture, on parla de Rubens, et +quand on eut fait l'éloge de son immense talent, quelqu'un dit que son +instruction, qui était aussi prodigieuse, l'avait fait nommer +ambassadeur. À ces mots, une vieille baronne allemande prend la parole, +et dit: «Comment! un peintre ambassadeur! c'est sans doute un +ambassadeur qui s'amusait à peindre.--Non, madame, répond Casanova, +c'est un peintre qui s'amusait à être ambassadeur.» + +Casanova avait gagné énormément d'argent; mais son désordre était tel, +qu'il ne lui en restait pas. + +En sortant de chez lui, je portai toutes mes lettres de recommandation. +Je trouvai le prince de Kaunitz que je désirais beaucoup connaître. Ce +grand ministre était alors âgé de quatre-vingt-trois ans au moins; il +était grand, très maigre, et se tenait fort droit. Il me reçut avec une +bonté parfaite, et m'engagea pour dîner le lendemain. Comme on ne se +mettait à table chez lui qu'à sept heures, et que j'avais l'habitude de +dîner seule chez moi à deux heures et demie, cette invitation et celles +qui suivirent, tout en me flattant, me contrariaient un peu: je n'aimais +ni à dîner aussi tard, ni à dîner avec tant de monde; car sa table, +composée en grande partie d'étrangers, était toujours de trente +couverts, souvent plus. Dès le premier jour dont il est question, je +pris le parti de dîner chez moi avant de me rendre chez lui, ce que je +m'efforçai de cacher autant qu'il m'était possible, en mettant une +demi-heure à manger un oeuf à la coque, mais ce petit manége, dont il +s'aperçut, le contraria; et cela, joint au soin que je pris par la suite +pour esquiver quelques-unes de ses invitations, causait les seules +querelles qu'il m'ait jamais faites, attendu qu'il ne tarda pas à me +prendre en grande amitié, ce dont j'étais fort reconnaissante. Il ne +m'appelait jamais autrement que sa bonne amie, et il voulut que ma +Sibylle restât exposée dans son salon pendant plus de quinze jours, +durant lesquels on le vit faire les honneurs de ce tableau à la ville et +à la cour avec une grâce toute affectueuse pour moi. + +Le prince de Kaunitz, malgré son grand âge, avait encore une forte tête +et un esprit plein de verve. Son goût, son jugement exquis, sa haute +raison, étonnaient tous ses convives. Il recevait son monde +admirablement; son unique faiblesse était de conserver la prétention de +monter à cheval mieux que personne. Il m'invita, ainsi que plusieurs +autres amis, à venir le voir caracoler dans son manége. La vérité est +qu'il s'en acquittait parfaitement bien, et d'une manière fort +surprenante à son âge. Il montait à la française: son costume et sa +personne me rappelaient les cavaliers du temps de Louis XIV, tels que +nous les voyons représentés dans les beaux tableaux de Wouvermans. + +Le prince de Kaunitz jouissait à Vienne de la plus grande existence; la +gloire qu'il avait acquise comme ministre y vivait encore avec lui. Le +premier jour de l'an et celui de sa fête, une foule immense se rendait +chez lui pour le complimenter; nul ne s'en dispensait, et l'on aurait pu +le croire empereur ces deux jours-là: aussi ai-je été bien surprise de +l'indifférence des Viennois pour la perte de leur célèbre compatriote. +J'étais encore à Vienne quand le prince de Kaunitz mourut après une +courte maladie; à peine eut-on l'air d'être sensible à la disparition de +ce grand homme. Quant à moi, j'en fus très affligée. Je me souviens +qu'étant allée peu de temps après, voir pour la seconde fois un cabinet +de figures en cire fort curieux, je fus saisie à la vue de celle du +prince de Kaunitz couché, revêtu des habits qu'il portait, coiffé comme +il avait l'habitude de l'être, enfin absolument tel que je l'avais vu si +souvent chez lui. Ce spectacle, auquel je ne m'attendais nullement, me +fit la plus douloureuse impression; car je ne connais rien de si pénible +à voir, que les traits exacts de quelqu'un que l'on a aimé, privés +d'activité et de vie. + +Peu de jours après mon arrivée à Vienne, je fis connaissance avec le +baron et la baronne de Strogonoff, qui me prièrent tous deux de faire +leurs portraits. La première se faisait aimer par sa douceur et son +extrême bienveillance: quant à son mari, il possédait un charme +supérieur pour animer la société; il faisait les délices de Vienne en +donnant des soupers, des spectacles, des fêtes, où chacun se pressait de +se faire inviter. J'ai peu connu d'hommes plus aimables, plus gais, que +le baron de Strogonoff. Quand le désir de rire et de s'amuser lui +prenait, il inventait toutes les folies imaginables. Un jour entre +autres, sachant que plusieurs personnes de sa société et moi, devions +aller visiter le cabinet de figures en cire que je n'avais pas encore vu +alors, il s'excusa sous un prétexte de ne pouvoir nous accompagner, et, +prenant l'avance, il va se placer dans ce cabinet derrière un piédestal, +de manière qu'il ne laissait voir que sa tête. En parcourant la galerie +des portraits, nous passons devant lui; mais il avait donné à ses yeux +une telle fixité, et tant d'immobilité à tous ses traits, qu'aucun de +nous ne le reconnaît. Après avoir visité les autres salles, nous +repassons une seconde fois sans le reconnaître davantage; mais alors +voilà qu'il remue et qu'il parle; nous fûmes tous effrayés, et surtout +bien surpris de notre méprise. Elle prouve au reste combien, lorsque +l'on peint une personne, sa physionomie ajoute à la ressemblance; c'est +pourquoi il faut bien se garder de donner des séances trop longues, ou +de laisser un modèle s'ennuyer. + +J'ai rarement vu jouer la comédie par des amateurs aussi bien que chez +la baronne de Strogonoff. Les premiers rôles étaient remplis par le +comte de Langeron, qui jouait les amoureux avec autant de grâce que de +facilité, et qui avait une véritable passion pour la comédie. M. de +Rivière jouait les rôles comiques d'une manière étonnante. Au reste, cet +aimable homme[18] possédait tous les talens; aussi Doyen disait-il que +M. de Rivière était un petit nécessaire de société. Le fait est qu'il +peignait très bien, et copiait tous mes portraits, en grande miniature à +l'huile; il chantait fort agréablement; il jouait du violon, de la +basse, et s'accompagnait sur le piano. Il avait de l'esprit, un tact +parfait, et un coeur si excellent, qu'en dépit de ses distractions, qui +étaient fréquentes et nombreuses, il obligeait ses amis avec autant de +zèle que de succès. M. de Rivière était petit, mince, et il a toujours +conservé l'air si jeune, qu'âgé de soixante ans, sa taille et sa +tournure ne lui en donnaient que trente. + +Quant à M. de Langeron, je ne puis le faire mieux connaître, qu'en +plaçant ici le portrait qu'il a tracé de lui-même, avec la plus grande +vérité, et qu'il ajouta à son rôle, dans la dernière pièce qu'il a jouée +à Vienne, avant le départ du baron de Strogonoff. Ces vers donneront +l'idée la plus juste de ce brave et aimable Français, qui, grâce à notre +révolution, est mort chez les Russes, gouverneur d'Odessa. + +_Portrait de M. de Langeron, fait par lui-même, et ajouté au rôle de +Dorlange, dans la comédie des_ Châteaux en Espagne. + + Je veux pour m'amuser faire ici mon portrait, + En bien tout comme en mal ressemblant trait pour trait. + Du moins ce sera gai si ce n'est pas trop sage. + Je dois à la nature et j'acquis par l'usage, + De la facilité, du babil, du jargon, + Plus de superficie en un mot que de fond; + Aussi, légèrement je glisse sur les choses, + Et n'approfondis point les effets et les causes. + Je suis bon, confiant jusques à l'abandon; + Aussi, je fus souvent trompé, mais pourquoi non? + J'aime mieux me livrer, hélas! que de tout craindre; + Bien plus que le trompé, le trompeur est à plaindre. + J'ai toujours adoré l'honneur et l'amitié; + Pour ces dieux j'ai tout fait, j'ai tout sacrifié. + Quant à mon caractère, il est léger sans doute; + Mais heureux sur ma foi, car de rien je ne doute + Et toujours trouve à tout un remède assuré; + Si quelque chose enfin ne va pas à mon gré, + On bien si le malheur veut verser sur ma vie + Ses poisons, ses dégoûts ou sa mélancolie, + Les rêves et l'espoir viennent avec gaîté, + Dans mon coeur tenir lieu de la réalité. + Je fus d'aimer le sexe accusé par l'envie; + Je ne m'en défends pas, je l'aime à la folie, + Et l'aimerai demain plus encor qu'aujourd'hui. + Valons-nous dans le fait quelque chose sans lui? + On m'a dit bien souvent que j'étais trop volage. + Oui, je suis, j'en conviens, plus étourdi que sage, + Et mon esprit errant en projets, en amours, + Est tout comme mon corps, il voyage toujours. + On m'a souvent aussi reproché, ce me semble, + D'avoir aimé parfois plusieurs femmes ensemble. + Eh bien! c'était tromper, dit-on... Non, car je croi + Que je les adorais toutes de bonne foi. + Du véritable amour j'ai cru que dans ma vie, + J'avais connu deux fois la triste frénésie. + Je m'en plaignais au sort; mais en me tâtant bien, + J'ai vu, je l'avouerai, qu'il n'en fut jamais rien. + Ai-je tort? Le profit est moindre que la peine. + J'ai cinq ans de l'hymen porté l'aimable chaîne; + Pendant trois, j'ai vécu comme un franc étourdi; + Mais on m'a vu depuis un excellent mari. + Quelle en est la raison? Elle existe en mon ame; + Je suis sensible et bon, un ange était ma femme. + J'ai connu la faveur sans en être enivré. + J'ai connu le malheur sans en être altéré. + J'ai beaucoup voyagé, j'ai fait beaucoup la guerre; + Comme le mouvement elle m'est nécessaire. + Je l'ai faite souvent, sans profit, sans projet, + J'ai plus cherché la gloire enfin que l'intérêt. + Je suis fat, ce n'est pas ma faute en vérité; + Je le suis devenu parce qu'on m'a gâté. + Être stable, est pour moi dans les choses futures, + Pour l'être, j'aime trop encor les aventures. + Je serai, j'en suis sûr, avant qu'il soit long-temps, + Le meilleur des maris, le meilleur des amans; + Mais j'ai besoin d'user ma fureur vagabonde, + Et quelque temps encor de parcourir le monde. + +Ce portrait de M. de Langeron était celui de beaucoup de jeunes gens de +la cour de France à l'époque de la révolution. Chez la plupart d'entre +eux, quelque peu d'étourderie se joignait à la franchise, à la bravoure, +et surtout à je ne sais quelle grâce d'esprit qui, s'il faut le dire, a +totalement disparu depuis que nous sommes devenus si profonds. Le +chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur, le comte Louis de Narbonne, +étaient des modèles de cette grâce d'esprit dont je parle. Je ne connais +pas de mot de courtisan plus fin que la repartie du dernier à l'empereur +Bonaparte, qui, parlant de madame de Narbonne, lui disait: «Votre mère +ne m'aime pas; je le sais.--Sire, répondit le comte, elle n'en est +encore qu'à l'admiration.» + +La maison du baron de Strogonoff n'était pas la seule à Vienne où l'on +jouât la comédie de société. La comtesse de Fries, veuve du fameux +banquier de ce nom, avait une très jolie salle de spectacle, dans +laquelle je l'ai vue parfaitement bien jouer les rôles de caractères. Sa +fille, mademoiselle de Fries, avait une très belle voix, et chantait à +merveille, en sorte que l'on donna un jour pour elle un petit opéra à +trois acteurs. Tout alla fort bien d'abord; la scène se passait dans une +île déserte, où deux amans s'étaient réfugiés. Mademoiselle de Fries +jouait le rôle de la jeune fille, M. de Rivière celui de l'amant, et +tous deux chantaient admirablement; mais vers la fin de la pièce, le +père de l'amante arrive dans une barque. On avait collé une barbe de +coton autour de la bouche et du menton de celui qui remplissait ce rôle; +dès que ce jeune homme se mit à chanter, voilà que cette barbe se +détache et lui entre dans la bouche de telle sorte, qu'il en fut +suffoqué. Nous l'entendions crier d'une voix étouffée: J'avale ma barbe! +j'avale ma barbe! et quoique ce grotesque accident n'eût aucune suite +fâcheuse, l'opéra en resta là. + +Mademoiselle de Fries était excellente musicienne, et quand je fis son +portrait, je voulus la peindre en Sapho, chantant, et s'accompagnant de +la lyre. Son visage, sans être joli, avait infiniment d'expression. Sa +soeur, la comtesse de Schoenfeld, était très jolie, et fashionable autant +qu'on puisse l'être, au point que sa mère, madame de Fries, ayant un +jour donné, dans une pièce, un rôle à son neveu, qui n'avait point l'air +distingué, comme je me trouvais placée au spectacle à côté de madame de +Schoenfeld, je lui demandai qui était ce monsieur?--C'est le neveu de ma +mère, répondit-elle, ne pouvant se décider à dire: C'est mon cousin. + + + + +CHAPITRE XII. + +Je vais me loger dans la ville.--Portraits que je fais à +Vienne.--Bienfaisance des Viennois.--Musée royal.--Le +Prater.--Schoenbrunn.--Beaux parcs des environs de Vienne.--Les bals.--Le +jour de l'an.--Le prince d'Esterhazy.--La princesse maréchale +Lubomirska.--La comtesse de Rombec.--Mort de Louis XVI et de +Marie-Antoinette.--Mort de madame de Polignac. + + +Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un +logement dans l'intérieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer +à habiter un faubourg; car pour me rendre à la ville, il me fallait +traverser les remparts, les glacis, où le vent constant et furieux +élevait une énorme poussière qui me faisait très mal aux yeux; aussi le +dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort: +le vent, la poussière et la valse. Le fait est que la traversée de ces +remparts était alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils +sont plantés de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une +immense et superbe promenade. + +Je m'établis dans un logement à ma convenance, et j'y fis aussitôt le +portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de +Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très jolie, ainsi que ceux du +baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en +foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, à décider beaucoup +de personnes à me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillé à +Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la +reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reçu dans cette +ville. Non seulement les Viennois ont témoigné de l'affection pour ma +personne, mais ils mettaient de la coquetterie à placer mes tableaux +d'une manière qui leur fût favorable. Je me souviens, par exemple, que +le prince Paar, à qui l'on avait porté le grand portrait que je venais +de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita à +venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placé dans son +salon, et comme les boiseries étaient peintes en blanc, ce qui tue la +peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait +tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait +fait faire un candélabre à plusieurs bougies, portant un garde-vue, et +disposé de façon que toute la lumière ne se reflétait que sur le +portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit être sensible à +ce genre de galanterie. + +La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient +alors exactement la même pour le ton et pour les usages. Quant au +peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance, +qui n'a cessé de me réjouir les yeux pendant mon séjour dans cette +grande ville. Soit à Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent, +je n'ai jamais rencontré un mendiant; les hommes de peine, les paysans, +les rouliers, tous sont bien vêtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous +un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de +plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des +fortunes colossales, dépensent leurs revenus de la manière la plus +honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement +travailler, et la bienfaisance est une vertu commune à toutes les +classes aisées. Un de mes grands sujets d'étonnement a été, la première +fois que j'allai au spectacle à Vienne, de voir plusieurs dames, entre +autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges; +je trouvais cela fort étrange; mais quand on m'eut dit que ces bas +étaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, à voir les plus +jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles +tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans même regarder leur +ouvrage et avec une vitesse prodigieuse. + +Vienne, dont l'étendue est considérable, si l'on y comprend ses +trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musée +impérial possède des tableaux des plus grands maîtres que j'ai bien +souvent été admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette +dernière galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des +tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage, +Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'oeuvre +de ce grand maître dans le Musée impérial. + +On a dit avec raison que le Prater était une des plus belles promenades +connues. Elle consiste en une longue et magnifique allée dans laquelle +circulent un grand nombre de voitures élégantes, et de chaque côté sont, +beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allée +des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agréable et plus +pittoresque, c'est que son allée conduit à un bois, peu ombragé et plein +de cerfs, si apprivoisés, qu'on les approche sans les effrayer. On voit +encore une autre promenade sur les bords du Danube, où tous les +dimanches se réunissent diverses sociétés bourgeoises pour y manger des +poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi très fréquenté, surtout +le dimanche. Ses belles allées, et les repos pittoresques que l'on +trouve sur les hauteurs à l'extrémité du parc, en font une promenade +charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en +tête-à-tête, ce que l'on respecte en s'éloignant; car presque toujours +ces promenades à Schoenbrunn sont des préludes de mariages convenus. + +Les environs de Vienne en général sont grandioses. On remarque surtout +le parc du maréchal Lansdon, du maréchal Lassi, et celui du comte de +Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que +les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par +conséquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des +montagnes naturelles, boisées dans le haut; il s'y trouve des ravins +profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme élégante, des +rivières naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec +rapidité des hauteurs. + +À Vienne, je suis allée à plusieurs bals, particulièrement à ceux que +donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait +appeler des fêtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle +fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en +tournant de la sorte, ne s'étourdissaient pas au point de tomber; mais +hommes et femmes sont tous si bien habitués à ce violent exercice, +qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On +dansait souvent aussi _la polonaise_, beaucoup moins fatigante; car +cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche +tranquillement deux à deux. Celle-ci convient à merveille aux jolies +femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage. + +Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur François II +avait épousé en secondes noces Marie-Thérèse des Deux-Siciles, fille de +la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la +retrouvais si changée qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine à la +reconnaître. Son nez s'était allongé, et ses joues s'étaient aplaties au +point qu'elle ressemblait alors à son père. Je regrettai pour elle +qu'elle n'eût pas conservé les traits de sa mère, qui, je crois l'avoir +déjà dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France. + +Il se donnait à Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu +plusieurs. Dans l'un d'eux, on exécuta d'abord, à grand orchestre et +avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis +je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de +Marie-Thérèse, à qui j'aurais bien donné cent ans, quoiqu'elle me parût, +à ma grande surprise, s'apprêter à chanter. Je tremblais que la pauvre +vieille ne pût faire entendre deux notes de suite; mais dès qu'elle eut +commencé le récitatif, son âge, sa laideur, tout disparut; son visage +prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que +nous étions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupéfaite; je +croyais assister à l'opération d'un miracle. + +Le premier jour de l'an est très brillant à Vienne. On voit alors une +grande quantité de Hongrois dans leur élégant costume, ce qui leur sied +à merveille, attendu qu'en général ils sont grands et bien faits. Un des +plus remarquables était le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, monté +sur un cheval richement caparaçonné, couvert d'une housse parsemée de +diamans. L'habit du prince était d'une richesse analogue, et comme il +faisait grand soleil, les yeux étaient vraiment éblouis d'une telle +magnificence. + +Une société fort agréable, était celle des Polonaises; presque toutes +sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On +les trouvait réunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que +j'avais connue à Paris, à l'époque où je fis le portrait de son neveu en +Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup à Vienne. Elle +tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, où elle +donnait de très beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une +grande réunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui +recevait à merveille. Son mari était fort aimable, et leur fils, que je +connus alors, a été depuis ministre à Pétersbourg. + +Une personne que je retrouvais avec bonheur à Vienne, c'était madame la +comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait été parfaite pour +moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller +souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant +prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans +un salon. + +Je fréquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur +du comte de Cobentzel. Madame de Rombec était la meilleure des femmes; +elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur à +soulager les malheureux: c'était chez elle que se faisaient toutes les +quêtes, que se tiraient toutes les loteries destinées à secourir les +infortunés; elle mettait à ces bonnes oeuvres tant de grâce et de zèle, +qu'il était impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarqué, au +reste, que les quêtes faites dans les salons, sont un des moyens les +plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvé +l'usage établi dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens +qu'à Rome, où je passais souvent la soirée chez la douce et bonne lady +Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse à la main, et faire le +tour de son cercle, qui était fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de +moi, voyant que j'avais préparé mon offrande: «Non, me dit-elle, je +quête pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui +vient de perdre au jeu tout ce qu'il possédait; c'est à nous seuls de le +secourir.» Je trouvai ce mot bien anglais. + +La comtesse de Rombec réunissait dans son salon la société la plus +distinguée de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich +avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'était +alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvé l'aimable prince de +Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimée +avec l'impératrice Catherine II, et me donnait le désir de voir cette +grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le +charmant visage n'avait pas changé. Sa mère, madame de Polignac, +habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est là qu'elle +apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santé en fut +très altérée; mais lorsqu'elle reçut l'affreuse nouvelle de celle de la +reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante +figure était devenue méconnaissable, et que l'on pouvait prévoir sa fin +prochaine. Elle mourut en effet peu de temps après, laissant sa famille +et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittée, inconsolables de sa +perte. + +Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en +France dut être affreux pour elle, par la douleur que j'en éprouvai +moi-même. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus +depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y +trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait +guillotinées; on prenait même grand soin dans ma société de me cacher +tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible événement par mon +frère, qui me l'écrivit sans ajouter aucun détail. Le coeur navré, il me +dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur +l'échafaud! Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de +faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder +cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus +aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard. + + + + +CHAPITRE XIII. + +Huitzing.--La princesse Lichtenstein.--Les corbeaux.--Je me décide à +aller en Russie.--Le prince de Ligne me prête le couvent de Caltemberg +que je vais habiter.--Vers du prince de Ligne.--Portrait en vers du +prince de Ligne par M. de Langeron. + + +Sitôt que le printemps était venu, j'avais loué une petite maison dans +un village des environs de Vienne, où j'avais été m'établir. Ce village, +nommé Huitzing, touchait presque le parc de Schoenbrunn. La famille de +Polignac l'habitait, et quoique sa situation le rendît agréable dès ce +temps, j'ai su depuis, par madame de Rombec, qu'il s'est fort embelli, +et qu'elle-même y possédait une habitation ressemblante à la maison +carrée de Nîmes. + +J'apportai à Huitzing le grand portrait que je faisais alors de la +princesse Lichtenstein pour le terminer. Cette jeune princesse était +très bien faite; son joli visage avait une expression douce et céleste, +qui me donna l'idée de la représenter en Iris. Elle était peinte en +pied, s'élançant dans les airs. Son écharpe, aux couleurs de +l'arc-en-ciel, l'entourait, en voltigeant autour d'elle. On imagine bien +que je la peignis les pieds nus; mais lorsque ce tableau fut placé dans +la galerie du prince, son mari, les chefs de la famille furent très +scandalisés de voir que l'on montrât la princesse sans chaussure, et le +prince me raconta qu'il avait fait placer dessous le portrait une jolie +petite paire de souliers, qui, disait-il aux grands parens, venaient de +s'échapper et de tomber à terre. + +Les bords du Danube sont superbes et m'offraient tous les moyens de +satisfaire mon goût pour les promenades solitaires et pittoresques. J'en +découvris une un jour, où, de l'autre côté de la rive, en face de moi, +s'élevait un superbe groupe d'arbres, que les nuances de l'automne +enrichissaient de tons riches et variés, et d'où j'apercevais à gauche, +dans le lointain, la haute montagne du Caltemberg. Charmée de ce +magnifique paysage, je m'établis sur les bords du fleuve, je prends mes +pastels, et je me mets à peindre ces beaux arbres et ce qui les +environne. Tout près d'eux était une cahute en planches, et je voyais +sur le Danube un petit bateau, qu'un homme dirigeait fort doucement dans +l'intention de tuer des corbeaux. Quelques minutes ensuite, +effectivement, cet homme tire son coup de fusil, abat un de ces oiseaux, +qu'il prend et qu'il place sur la planche de son bateau; mais dans +l'instant même une énorme nuée de corbeaux arrive à tire-d'aile; leur +nombre était tel, que l'homme eut peur et courut se cacher dans sa +petite baraque, en quoi je pense qu'il agit prudemment; car je n'ai pas +le moindre doute que les corbeaux, furieux du meurtre de leur camarade, +ne l'eussent assailli de manière à le tuer. L'homme enfui, ces pauvres +bêtes s'approchèrent du corbeau blessé à mort, le prirent, et +l'emportèrent sur les branches d'un des plus grands arbres. Alors +commencèrent des cris, des croassemens si violens, qu'on ne peut en +donner une idée. Je restai deux ou trois heures à peindre les arbres où +ils étaient perchés, et lorsque j'eus fini mon étude, leur fureur +n'était point calmée. Cette scène, qui me surprit beaucoup, me jeta dans +je ne sais quelle rêverie sur l'espèce humaine, qui, je dois l'avouer, +était toute à l'avantage des corbeaux. + +J'étais heureuse à Vienne autant qu'il est possible de l'être loin des +siens et de son pays. L'hiver, la ville m'offrait une des plus aimables +et des plus brillantes sociétés de l'Europe, et quand le beau temps +revenait, j'allais jouir avec délice du charme de ma petite retraite. Je +ne pensais donc nullement à quitter l'Autriche avant qu'il fût possible +de rentrer en France sans danger, lorsque l'ambassadeur de Russie et +plusieurs de ses compatriotes me pressèrent vivement d'aller à +Pétersbourg où l'on m'assurait que l'impératrice me verrait arriver avec +un extrême plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m'avait dit de +Catherine II m'inspirait un grand désir de voir cette souveraine. Je +pensais avec raison, d'ailleurs, que le plus court séjour en Russie +complèterait la fortune que je m'étais promis de faire avant de +retourner à Paris; je me décidai donc à faire ce voyage. + +Je m'occupais de mes préparatifs pour quitter Vienne, et j'allais me +mettre en route dans peu de jours, quand le prince de Ligne vint me +voir. Il me conseilla d'attendre la fonte des neiges, et pour m'engager +à rester encore, il m'offrit d'aller habiter, sur la montagne de +Caltemberg, l'ancien couvent qui lui avait été donné par l'empereur +Joseph II. Connaissant mon goût pour les lieux élevés, il me tenta en me +parlant de Caltemberg comme de la plus haute montagne des environs de +Vienne, et je ne résistai pas à l'envie d'y passer quelque temps. + +J'allai donc prendre avec ma fille, sa gouvernante et M. de Rivière, le +chemin horrible et rocailleux qui conduit à ce couvent. Nous le fîmes à +pied, les cahots de la cariole n'étant pas supportables, en sorte que +nous arrivâmes très fatigués. Le gardien et sa femme, à qui le prince +nous avait fortement recommandés, eurent pour nous les soins les plus +empressés. Tous les bâtimens qu'avaient occupés anciennement les +religieux existaient encore. On prépara aussitôt nos chambres, qui +n'étaient autre chose que de petites cellules distantes les unes des +autres. Pendant ces arrangemens, j'allai me reposer sur un banc, d'où +l'on avait une vue magnifique. Je planais sur le Danube, coupé par des +îles qu'embellissait la plus belle végétation, et sur des campagnes à +perte de vue; enfin c'était l'immensité, et l'on peut remarquer que les +religieux avaient le bon esprit d'habiter toujours des lieux fort +élevés. Privés des jouissances du monde, au moins goûtaient-ils le +charme qu'on éprouve à respirer un air pur en contemplant une nature +grandiose. Je le goûtais moi-même alors, d'autant plus qu'il faisait un +temps admirable. Je me reposai promptement de mes fatigues; et je courus +de l'autre côté de la montagne, où, de la lisière d'un bois, +j'apercevais dans le fond un village très peuplé que traversait une +petite rivière courante et limpide; enfin, j'étais ravie de me trouver +là: je préférais la cellule que j'allais habiter à tous les salons du +monde, et je bénissais ce bon prince de Ligne en regrettant bien qu'il +ne fût pas témoin de mon bonheur. + +Je suis restée trois semaines dans ce beau lieu. M. de Rivière, plus +citadin que moi, allait souvent à la ville, mais nous n'en avons pas +moins fait ensemble de charmantes promenades sur la montagne. Ma fille +venait quelquefois s'asseoir avec moi sur le banc dont j'ai parlé, où +nous attendions le clair de lune. Je me souviens qu'un soir, l'heure de +son coucher approchant, elle me dit: «Maman, tu trouves que cela fait +rêver; pour moi, je trouve que cela donne envie de dormir.» + +Les grandes salles du couvent étaient restées intactes dans leur +construction; depuis, le prince les a fait meubler pour y donner de très +belles fêtes. Les bals durant une partie de la nuit, les dames restaient +tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces +immenses salons. Pour mon goût, Caltemberg, tel qu'il était quand je +l'ai habité, me plaisait infiniment mieux qu'à l'époque où se donnaient +toutes ces fêtes. Je retrouve des vers que le prince de Ligne m'adressa +lorsque j'allai m'établir sur sa charmante montagne. + + À MADAME LEBRUN. + + Pour avoir fait à l'empyrée + Le même vol que Prométhée, + Vous méritez punition. + À ce mont soyez attachée. + Par un vautour au lieu d'être ici déchirée, + De vous nous voulons bien avoir compassion; + De caresses soyez mangée: + Par notre amour soyez clouée; + Et par notre admiration + Pour toujours en ces lieux fixée. + Près de votre habitation + De la voûte azurée + Dont vous semblez être échappée, + Oubliez votre nation, + Par votre génie honorée, + Mais à présent, pays de désolation! + Que ma montagne fortunée + Par la fière possession + Des talens dont la terre est ravie, étonnée, + Soit par nos chants à jamais célébrée. + +Certes, on peut dire qu'une trop flatteuse exagération a dicté ces vers +à l'aimable prince de Ligne; mais en voici faits sur lui-même, pour +lesquels le poète n'a laissé parler que la vérité. + + _Vers faits sur le prince de Ligne par M. de Langeron, en 1790_. + + De Mars et d'Apollon tu vois le favori, + Et de Vénus le serviteur fidèle. + Es-tu bon citoyen? ce sera ton ami. + Es-tu soldat? ce sera ton modèle. + Es-tu triste? ses soins calmeront ta douleur. + Es-tu femme? bientôt il sera ton vainqueur. + + + + +CHAPITRE XIV. + +Je quitte Vienne.--Prague.--Les églises.--Budin.--Dresde.--Les +promenades.--La galerie.--Raphaël.--La forteresse de +Koenigsberg.--Berlin.--Reinsberg.--Le prince Henri de Prusse. + + +Après avoir séjourné à Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche +19 avril 1795 pour me rendre à Prague où j'arrivai le 23 avril, par une +route très belle. + +Ce que nous remarquâmes d'abord en entrant dans la capitale de la +Bohême, ville grande et bien bâtie, ce fut le pont placé sur la rivière +qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est très +beau et très long; car il a vingt-quatre arches. + +Je commençai par aller voir les églises. La première que je visitai, +Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admiré un beau tableau de Rubens, +qui représente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage, +qui est très noirci, mais qui a de beaux détails. + +On trouve au maître-autel de la cathédrale un superbe tableau de Gérard +de la Notte, qui représente sainte Anne écrivant, et la Vierge tenant +l'enfant Jésus. Ces trois figures sont de la plus grande vérité. Le +style en est parfait, de même que celui des draperies. Le fond aussi est +du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile; +les bas-reliefs sont extrêmement soignés; enfin cet ouvrage est un des +plus finis de ce maître. À gauche du maître-autel, on voit un tableau de +Lairesse, représentant un martyr; les figures du second et du troisième +plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composé +et bien peint. + +Cette cathédrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchés, qui +sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est +saint Népomucène; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands +que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, représentant le saint, +que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on +conserve dans l'église la cotte de mailles en fer de saint Népomucène, +et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique. + +Le palais de l'archiduchesse Marianne est très grand et très beau; il me +rappelait celui du roi de Naples. + +La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine; +mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restée +qu'un jour à Prague, désirant arriver à Dresde le plus tôt possible. + +Sur notre route, nous passâmes à Budin dont les environs sont charmans. +Cette ville est déserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y +rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore +en très petit nombre. + +Enfin nous arrivâmes à Dresde, après avoir passé la Corniche, chemin +fort étroit, sur une grande hauteur, d'où l'on côtoie l'Elbe qui coule +dans un fond très spacieux. Dresde est une jolie ville, bien bâtie, mais +à cette époque elle était très mal pavée; l'Elbe la traverse. Ses +environs sont charmans, principalement le Plaone, d'où l'on découvre une +vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectés de +l'odeur des pipes. C'est là que les bourgeois viennent, surtout le +dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dîner, +et sitôt leur repas terminé, ils se mettent tous à fumer, ce qui +désenchantait, pour moi, ces délicieuses promenades. Cet inconvénient, à +la vérité, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus, +et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc +Antoine, le grand jardin de l'électeur et le jardin de Hollande, comme +les plus remarquables. + +J'allai à l'église catholique pour voir un très beau tableau de Mengs, +qui représente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivée, je visitai +enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne +dément point sa grande célébrité; il est bien certain que c'est la plus +belle de l'Europe. J'y suis retournée bien souvent, toujours plus +convaincue de sa supériorité, en admirant le nombre immense de +chefs-d'oeuvre qu'elle renferme. + +Ces chefs-d'oeuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers +propres à en donner l'idée pour que j'entre ici dans aucuns détails. Je +dirai seulement que là comme partout on reconnaît combien Raphaël +s'élève au-dessus de tous les autres maîtres. Je venais de visiter +plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui +me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire +éprouver l'art du peintre. Il représente la Vierge, placée sur des +nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Cette figure est d'une +beauté, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracée. Le visage +de l'enfant, qui est charmant, porte une expression à la fois naïve et +céleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle +couleur. À la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractère de +vérité est admirable; ses deux mains surtout sont à remarquer. À gauche +est une jeune sainte, la tête baissée, qui regarde deux anges placés en +bas du tableau. Sa figure est pleine de beauté, de candeur et de +modestie. Les deux petits anges sont appuyés sur leurs mains, les yeux +levés vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs +têtes ont une ingénuité et une finesse dont il est impossible de donner +l'idée par des mots[19]. + +Après être restée très long-temps en adoration devant ce chef-d'oeuvre, +je repassai pour sortir de la galerie par les mêmes salles que je venais +de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maîtres avaient +perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais +l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de +Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts à la noble simplicité, et +toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu. + +Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle +renferme des chefs-d'oeuvre des grands maîtres de toutes les écoles. On +peut dire que toute la peinture est là, et que l'art ne possède pas un +nom célèbre qui n'y soit inscrit. Tout en évitant de donner ici un +catalogue, je parlerai d'un saint Jérôme de Rubens, qui m'a semblé un de +ses ouvrages supérieurs, et d'une salle remplie de portraits et de +tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vérité enchanteresse. Les pastels +notamment ont une grâce et un moelleux qui rappelle tout-à-fait le +Corrège. + +L'électeur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle, +qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir +mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner +combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute +faveur, que j'étais loin d'attendre et de mériter. + +La bibliothèque de Dresde est très belle; on y voit, outre des livres +rares, une grande quantité de porcelaines très précieuses, et de très +beaux antiques. + +Le trésor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en +perles fines. + +Une chose fort curieuse à voir, ce sont les salles qui renferment les +armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le +chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son épée, le casque et la cuirasse +d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne +peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut +trois hommes pour la soulever. + +Nous allâmes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut +de cette partie. Notre chemin nous conduisit à un petit village nommé +Krebs, bâti sur une montagne, entouré de collines très fertiles, et de +beaux bois de cyprès et de sapins. Nous nous y arrêtâmes pour jouir +d'une superbe vue, qui vous montre, à droite, la ville de Dresde, +Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et à gauche la magnifique +forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle +aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux là, loin des +villes. + +Nous arrivâmes à la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du +monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un +puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans +l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est très bonne à boire. Tout +concourt à faire de cette place forte un lieu de défense admirable; de +son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blé, et sur +d'excellens pâturages. Elle est entourée de canons, et le magasin à +poudre est placé au milieu d'un bois qui la touche. + +Dans l'intention sans doute de nous prémunir contre les dangers que nous +pouvions courir à une telle élévation, on nous raconta dans cette +forteresse plusieurs événemens arrivés par suite d'imprudence: une +nourrice et son enfant étaient tombés de trois cents pieds dans l'Elbe; +on sauva l'enfant, mais la femme fut tuée. Le vent est si furieux sur +cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la +précaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce +soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut +l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large +et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-là l'électeur +donnait à dîner à Koenigstein; il aperçut l'étourdi qu'il fit lier avec +des cordes, et rentrer par la fenêtre. + +La vue que l'on découvre de cette belle forteresse est d'une immensité +vraiment prodigieuse. + +Étant très pressée de me rendre à Pétersbourg, j'allai directement de +Dresde à Berlin, où je ne suis restée que cinq jours, car mon projet +était d'y revenir et d'y séjourner à mon retour de Russie, pour y voir +la charmante reine de Prusse. + +Berlin, comme on sait, est une très belle ville, mais pas assez peuplée +pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est +traversée par la Sprée, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs +édifices y sont très remarquables. Le palais du roi est superbe; celui +du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des bâtimens +de l'arsenal et de l'église catholique qui a la forme de la rotonde, et +d'un grand nombre de palais. La salle de la comédie se trouve placée +entre deux églises. Les dehors de la salle de l'Opéra, qui est très +grande, sont simples et d'une belle architecture. + +La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est +parfaitement alignée, et l'on trouve à son extrémité une porte ornée de +huit colonnes, qui conduit à Charlottenbourg. Ce parc est magnifique, +plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promène à +pied, à cheval et en voiture. En allant à cette belle promenade, on peut +voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme +_Belle-Vue_. + +Charlottenbourg est un village à trois quarts d'heure de chemin de +Berlin. Le roi y possède un château superbe, dont les appartenons sont +fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois, +japonais, et l'ordonnance de tous est de très bon goût. Le théâtre a +quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques +tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui +représente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apôtres est le +portrait du peintre. + +J'ai admiré à Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du +roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues +antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de +plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intérêt que +toute autre chose, c'est la chambre du grand Frédéric. La mémoire de ce +prince vous suit partout à Berlin et à Potsdam, où je suis allée aussi +m'asseoir sur le banc où s'asseyait le grand capitaine. C'est de là +qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute +à ces hautes pensées qui importaient tant au sort de l'Europe. + +Après avoir séjourné cinq jours à Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour +aller à Reinsberg, résidence du prince Henri, située à vingt lieues de +la capitale. Nous fîmes cette route fort lentement, le chemin n'étant +que sable. On côtoie plusieurs forêts et des plaines bien cultivées; en +général, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'à Reinsberg. +J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le +chevalier de Boufflers. C'était même sur une lettre que cette aimable +femme m'avait adressée à Berlin, dans laquelle elle me disait que le +prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrêter +chez lui, que je m'étais décidée à ce petit voyage. J'eus tout lieu +d'être persuadée que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le +prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bonté +sans égale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me présenter +aussitôt à ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner +le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en +étaient au moins étonnées; mais le bon prince se chargea de toutes les +excuses, ce qui était d'autant plus juste, à dire vrai, qu'il était le +seul coupable. + +Le château est très bien situé, et divisé en deux parties, dont la +famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri +me promena dans son parc, qui est immense et très beau. Par amour pour +les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de +Sept-Ans, le prince y avait fait élever une énorme pyramide sur laquelle +tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument était un temple dédié à +l'amitié, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes +qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha +surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers +en l'honneur du dévouement et de la mort généreuse de Malesherbes. Je +n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me +l'aurait fait connaître. + +Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au +milieu duquel est une île qu'on prétend avoir été habitée par _Rémus_ +dont elle porte le nom. + +La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers étaient +établis à Reinsberg; ils y sont encore restés très long-temps après mon +départ. Le prince leur avait donné des terres, et le chevalier s'était +fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la +plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui +appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies +assez bien jouées, et plusieurs concerts; car le maître avait conservé +toute sa passion pour la musique. + +Je ne puis dire combien j'étais triste de quitter cet excellent prince, +que je ne devais, hélas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma +vie. L'accueil que j'en avais reçu, les bontés dont il m'avait comblée +pendant mon séjour chez lui, tout me rendait cette séparation pénible. +Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dès que +j'eus quitté Reinsberg, je fus touchée au dernier point, en découvrant +la quantité de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture, +sachant que je ne trouverais rien jusqu'à Riga. On avait placé des +comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les +coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un régiment prussien, et +certes le bon prince dut être bien assuré que je ne mourrais pas +d'inanition en route. + +En quittant Reinsberg, nous prîmes le chemin de la Prusse qui conduit à +Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont très bien +bâties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si +sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une +poste en sept heures, ce qui m'a obligée souvent à marcher la nuit. +Avant d'arriver de Mariaverde à Koenigsberg, on voit la mer, et fort près +du chemin, qui est très étroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de +Reinsberg à Koenigsberg, d'où je repartis aussitôt pour Memel. Loin de +s'améliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous +marchions dans des sables horribles, côtoyant la Hafft de si près que la +moitié de la voiture était penchée dans cette rivière. Enfin j'arrivai à +Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour +Pétersbourg. + + + + +CHAPITRE XV. + +Peterhoff.--Pétersbourg.--Le comte d'Esterhazy.--Czarskozelo.--La +grande-duchesse Elizabeth, femme d'Alexandre.--Catherine II.--Le comte +Strogonoff.--Kaminostroff.--Esprit hospitalier des Russes. + + +J'entrai à Pétersbourg le 25 juillet 1795, par le chemin de Peterhoff, +qui m'avait donné une idée avantageuse de la ville; car ce chemin est +bordé des deux côtés par de charmantes maisons de campagne, entourées de +jardins du meilleur goût dans le genre anglais. Les habitans ont tiré +parti du terrain, qui est très marécageux, pour orner ces jardins, où se +trouvent des kiosques, de jolis ponts, etc., par des canaux et des +petites rivières qui les traversent. Il est malheureux qu'une humidité +effroyable vienne le soir désenchanter tout cela; même avant le coucher +du soleil, il s'élève un tel brouillard que l'on se croit entouré d'une +épaisse fumée presque noire. + +Toute magnifique que je me représentais Pétersbourg, je fus ravie par +l'aspect de ses monumens, de ses beaux hôtels et de ses larges rues, +dont une, que l'on nomme la Perspective, a une lieue de long. La belle +Néva, si claire, si limpide, traverse la ville chargée de vaisseaux et +de barques, qui vont et viennent sans cesse, ce qui anime cette belle +cité d'une manière charmante. Les quais de la Néva sont en granit, ainsi +que ceux de plusieurs grands canaux que Catherine a fait creuser dans +l'intérieur de la ville. D'un côté de la rivière se trouvent de superbes +monumens, celui de l'Académie des arts, celui de l'Académie des sciences +et beaucoup d'autres encore, qui se reflètent dans la Néva. On ne peut +rien voir de plus beau, au clair de lune, que les masses de ces +majestueux édifices, qui ressemblent à des temples antiques. En tout, +Pétersbourg me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose +de ses monumens que par le costume du peuple, qui rappelle celui de +l'ancien âge. + +Quoique j'aie parlé plus haut du clair de lune, ce n'est pas qu'à +l'époque de mon arrivée il me fût possible d'en jouir; car au mois de +juillet on n'a pas à Pétersbourg une heure de nuit; le soleil se couche +vers dix heures et demie du soir; la brune dure jusqu'au crépuscule, qui +commence vers minuit et demi, en sorte que l'on y voit toujours clair, +et j'ai souvent soupé à onze heures avec le jour. + +Mon premier soin fut de me reposer; car depuis Riga les chemins avaient +été ce qu'on imagine de plus effroyables[20]; de grosses pierres posées +les unes sur les autres nous donnaient à chaque pas des secousses +d'autant plus violentes, que ma voiture était une des plus rudes du +monde, et les auberges étant trop mauvaises sur cette route pour qu'il +fût possible de s'y arrêter, nous avions marché de cahot en cahot +jusqu'à Pétersbourg sans prendre de repos. + +J'étais bien loin de me sentir remise de toutes mes fatigues, car je +n'habitais Pétersbourg que depuis vingt-quatre heures, lorsqu'on +m'annonça l'ambassadeur de France, le comte d'Esterhazy. Il me dit qu'il +allait informer tout de suite l'impératrice de mon arrivée, et prendre +en même temps ses ordres pour ma présentation. Un instant après, je +reçus la visite du comte de Choiseul-Gouffier. Tout en causant avec lui, +je lui témoignai le bonheur que j'aurais à voir cette grande Catherine; +mais je ne lui dissimulai pas la peur et l'embarras que j'éprouverais +lorsque je serais présentée à cette princesse si imposante. +«Rassurez-vous, me répondit-il; lorsque vous verrez l'impératrice, vous +serez étonnée de son air de bonhomie; car, ajouta-t-il, c'est vraiment +une bonne femme.» + +J'avoue que cette expression me surprit; je ne pouvais croire à sa +justesse, d'après ce que j'avais entendu dire jusqu'alors. Il est vrai +que le prince de Ligne, en nous faisant avec tant de charme la narration +de son voyage en Crimée, nous avait conté plusieurs choses qui +prouvaient que cette grande princesse avait autant de grâce que de +simplicité dans ses manières; mais une _bonne femme_, on en conviendra, +n'était pas le mot propre. + +Quoi qu'il en soit, le soir même, M. d'Esterhazy, en revenant de +Czarskozelo, où l'impératrice était établie, vint me prévenir que Sa +Majesté me recevrait le lendemain à une heure. Une présentation aussi +prompte, que je n'avais pas espérée, me jeta dans un extrême embarras; +je n'avais que des robes de mousseline très simples, n'en portant point +d'autres habituellement, et il était impossible de faire faire une robe +parée du jour au lendemain. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il viendrait +me prendre à dix heures précises, pour me mener déjeuner avec sa femme, +qui habitait aussi Czarskozelo, en sorte que, lorsqu'il arriva à l'heure +indiquée, je partis assez inquiète de ma toilette, qui vraiment n'était +pas une toilette de cour. En entrant chez madame d'Esterhazy, en effet, +je remarquai bien son étonnement. Toute sa politesse ne put l'empêcher +de me dire: «Madame, est-ce que vous n'avez pas apporté une autre robe?» +Je devins cramoisie, et j'expliquai comment le temps m'avait manqué pour +me faire faire une robe plus convenable. Son air mécontent de moi +redoubla mon anxiété, au point que j'eus besoin de m'armer de tout mon +courage quand le moment d'aller chez l'impératrice arriva. + +M. d'Esterhazy me donnait le bras, et nous traversions une partie du +parc, lorsqu'à la fenêtre d'un rez-de-chaussée j'aperçus une jeune +personne qui arrosait un pot d'oeillets. Elle avait dix-sept ans au plus; +ses traits étaient fins et réguliers, et son ovale parfait; son beau +teint n'était pas animé, mais d'une pâleur tout-à-fait en harmonie avec +l'expression de son visage, dont la douceur était angélique. Ses cheveux +blond cendré flottaient sur son cou, sur son front. Elle était vêtue +d'une tunique blanche, attachée par une ceinture nouée négligemment +autour d'une taille fine et souple comme celle d'une nymphe. Telle que +je viens de la peindre, elle se détachait sur le fond de son +appartement, orné de colonnes, et drapé en gaze rose et argent, d'une +manière si ravissante que je m'écriai: C'est Psyché! C'était la +princesse Élizabeth, femme d'Alexandre. Elle m'adressa la parole, et me +retint assez long-temps pour me dire mille choses flatteuses; puis elle +ajouta:--«Il y a bien long-temps, madame, que nous vous désirions ici, +au point que j'ai rêvé souvent que vous y étiez arrivée.» Je la quittai +à regret, et j'ai toujours conservé le souvenir de cette charmante +apparition. + +J'arrivai chez l'impératrice un peu tremblante, et me voilà tête à tête +avec l'autocrate de toutes les Russies. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il +fallait lui baiser la main, et conséquemment à cet usage elle avait ôté +un de ses gants, ce qui aurait dû me le rappeler; mais je l'oubliai +complètement. Il est vrai que l'aspect de cette femme si célèbre me +faisait une telle impression, qu'il m'était impossible de songer à autre +chose qu'à la contempler. J'étais d'abord extrêmement étonnée de la +trouver très petite; je me l'étais figurée d'une grandeur prodigieuse, +aussi haute que sa renommée. Elle était fort grasse, mais elle avait +encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevés encadraient à +merveille. Le génie paraissait siéger sur son front large et très élevé. +Ses yeux étaient doux et fins, son nez tout-à-fait grec, son teint fort +animé, et sa physionomie très mobile. + +Elle me dit aussitôt avec un son de voix plein de douceur, un peu gras +pourtant: «Je suis charmée, madame, de vous recevoir ici; votre +réputation vous avait devancée. J'aime beaucoup les arts, et surtout la +peinture. Je ne suis pas connaisseur, mais amateur.» Tout ce qu'elle +ajouta pendant cet entretien, qui fut assez long, sur le désir qu'elle +avait que je pusse me plaire assez en Russie pour y rester long-temps, +portait le caractère d'une si grande bienveillance, que ma timidité +disparut, et lorsque je pris congé, j'étais entièrement rassurée. +Seulement je ne me pardonnais pas de n'avoir pas baisé sa main, qui +était très belle et très blanche, d'autant plus que M. d'Esterhazy m'en +fit des reproches. Quant à ma toilette, elle ne me parut pas y faire la +moindre attention, ou peut-être était-elle moins difficile sous ce +rapport que notre ambassadrice. + +Je parcourus une partie des jardins de Czarskozelo, qui sont une vraie +féerie. L'impératrice y avait une terrasse qui communiquait à ses +appartemens, sur laquelle elle entretenait une grande quantité +d'oiseaux; on me dit que tous les matins elle venait leur donner la +béquée, et que c'était un de ses grands plaisirs. + +Tout de suite après m'avoir reçue, Sa Majesté témoigna l'intention de me +faire passer l'été dans cette belle campagne. Elle commanda aux +maréchaux-des-logis (dont l'un était le vieux prince Bariatinski) de me +donner un appartement dans le château, désirant m'avoir près d'elle afin +de me voir peindre. Mais j'ai su depuis que ces Messieurs ne se +soucièrent nullement de me placer aussi près de l'impératrice; et malgré +ses ordres réitérés, ils soutinrent toujours qu'ils n'avaient aucun +logement disponible. Ce qui me surprit au dernier point, lorsqu'on +m'instruisit de ce détail, c'est qu'on me dit que ces courtisans, me +croyant du parti du comte d'Artois, craignaient que je ne fusse venue +pour faire remplacer M. d'Esterhazy par un autre ambassadeur. Il est +vraisemblable que M. d'Esterhazy s'entendait de tout cela avec eux; mais +certes, il fallait bien peu me connaître pour ne pas savoir que j'étais +trop occupée de mon art pour pouvoir donner du temps à des affaires +politiques, lors même que je n'aurais pas eu l'aversion que j'ai +toujours ressentie pour tout ce qui ressemble à l'intrigue. Au reste, à +part l'honneur de me trouver logée chez la souveraine, et le plaisir +d'habiter un aussi beau lieu, tout était gêne et contrariété pour moi +dans un établissement à Czarskozelo. J'ai toujours eu le plus grand +besoin de jouir de ma liberté, et, pour vivre selon mon goût, j'aimais +infiniment mieux loger chez moi. + +L'accueil que je recevais en Russie, d'ailleurs, était bien fait pour me +consoler d'une petite tracasserie de cour. Je ne saurais dire avec quel +empressement, avec quelle bienveillance affectueuse, un étranger se voit +recherché dans ce pays, surtout s'il possède quelque talent. Mes lettres +de recommandation me devinrent tout-à-fait inutiles; non seulement je +fus aussitôt invitée à passer ma vie dans les meilleures et les plus +agréables maisons, mais je retrouvais à Pétersbourg plusieurs anciennes +connaissances, et même d'anciens amis. D'abord le comte de Strogonoff, +véritable amateur des arts, dont j'avais fait le portrait à Paris, dans +ma très grande jeunesse. Nous nous revîmes tous deux avec un plaisir +extrême. Il possédait à Pétersbourg une superbe collection de tableaux, +et près de la ville, à Kaminostroff, un charmant cazin à l'italienne, où +il donnait tous les dimanches un grand dîner. Il vint me chercher pour +m'y conduire, et je fus enchantée de cette habitation: le cazin donnait +sur le grand chemin, et des fenêtres on voyait la Néva. Le jardin, dont +on n'apercevait pas les limites, était dans le genre anglais. Une +quantité de barques arrivaient de tout côté, amenant du monde qui +descendait chez le comte Strogonoff; car beaucoup de personnes, qui +n'étaient point du dîner, venaient se promener dans le parc. Le comte +permettait aussi à des marchands de s'y installer avec leurs boutiques, +ce qui animait ce beau lieu par une foire amusante, attendu que les +costumes des divers pays voisins étaient pittoresques et variés. + +Vers les trois heures, nous montâmes sur une terrasse couverte et +entourée de colonnes, où le jour arrivait de toute part. D'un côté, nous +jouissions de la vue du parc, et de l'autre, de celle de la Néva, +chargée de mille barques plus ou moins élégantes. Il faisait le plus +beau temps du monde; car l'été est superbe en Russie, où souvent au mois +de juillet j'ai eu plus chaud qu'en Italie. Nous dînâmes sur cette même +terrasse, et le dîner fut splendide, au point que l'on nous servit au +dessert des fruits magnifiques et d'excellens melons, ce qui me parut +devoir être un grand luxe. Dès que nous fûmes à table, une musique +d'instrumens à vent délicieuse se fit entendre. Elle exécuta surtout +l'ouverture d'_Iphigénie_ d'une manière ravissante. Aussi fus-je bien +surprise quand le comte Strogonoff me dit que chacun des musiciens ne +donnait qu'une note; il m'était impossible de concevoir comment tous ces +sons particuliers arrivaient à former un ensemble vraiment parfait, et +comment l'expression pouvait naître d'une exécution aussi machinale. + +Après le dîner, nous fîmes une promenade charmante dans le parc; puis, +vers le soir, nous remontâmes sur la terrasse d'où nous vîmes tirer, dès +que la nuit fut venue, un très beau feu d'artifice que le comte avait +fait préparer. Ce feu, répété dans les eaux de la Néva, était d'un effet +magique. Enfin, pour terminer les plaisirs de cette journée, arrivèrent, +dans deux petits bateaux très étroits, des Indiens qui se mirent à +danser devant nous. Cette danse consistait à faire de si légers +mouvemens sans bouger de place, qu'elle nous divertit beaucoup. + +La maison du comte de Strogonoff était bien loin d'être la seule qui fût +tenue avec autant de magnificence. À Pétersbourg comme à Moscou, une +foule de seigneurs qui possèdent des fortunes colossales, se plaisent à +tenir table ouverte, au point qu'un étranger connu, ou bien recommandé, +n'a jamais besoin d'avoir recours au restaurateur[21]. Il trouve partout +un dîner, un souper, il n'a que l'embarras du choix. J'ai eu toute la +peine possible à me dispenser d'aller souvent dîner en ville; mes +séances, et le besoin que j'ai de dormir en sortant de table, pouvaient +seuls me faire pardonner mes refus, tant les Russes sont enchantés que +l'on vienne dîner chez eux. + +Ce caractère hospitalier existe aussi dans l'intérieur de la Russie où +la civilisation moderne n'a point encore pénétré. Lorsque les seigneurs +russes vont visiter leurs terres, qui généralement sont situées à de +grandes distances de la capitale, ils s'arrêtent en chemin dans les +châteaux de leurs compatriotes, où, sans être connus personnellement du +maître de la maison, eux, leurs gens et leurs bêtes sont reçus et +traités à merveille, quand ils devraient y rester un mois. De plus, j'ai +vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses +amis. Tous les trois avaient traversé les provinces les plus reculées +ainsi qu'on aurait pu le faire dans l'âge d'or, au temps des +patriarches. Partout on les avait logés et nourris avec tant de bonté +que leur bourse était devenue inutile. Ils ne parvenaient seulement pas +à faire accepter le pour-boire aux gens qui les avaient servis et qui +avaient soigné leurs chevaux. Leurs hôtes, qui pour la plupart étaient +des négocians ou des cultivateurs, s'étonnaient beaucoup de la vivacité +de leurs remerciemens. «Si nous étions dans votre pays, disaient-ils, +bien certainement vous en feriez autant pour nous.» Hélas! + + + + +CHAPITRE XVI. + +Le comte de Cobentzel.--La princesse Dolgorouki.--Les tableaux +vivans.--Potemkin.--Madame de With.--Je suis volée.--Doyen.--M. de L***. + + +Je profitais du reste de la belle saison pour courir un peu les +campagnes; car l'été finit en Russie au mois d'août et il n'y a point +d'automne. J'allais souvent me promener à Czarkozelo, dont le parc, +bordé par la mer, est une des belles choses qu'on puisse voir. Il est +rempli de monumens que l'impératrice appelait ses caprices. On y voit un +superbe pont de marbre dans le style du Palladio; des bains turcs, +trophées des victoires de Romazoff et d'Orloff; un temple à trente-deux +colonnes, puis la colonnade et le grand escalier d'Hercule. Ce parc a +des allées d'arbres superbes. En face du château est un long et large +gazon au bout duquel se trouve une cerisaie où je me souviens d'avoir +mangé des cerises excellentes. + +Le comte de Cobentzel désirait beaucoup me faire faire connaissance avec +une femme dont j'avais entendu vanter l'esprit et la beauté, la +princesse Dolgorouki. Je reçus d'elle un billet d'invitation pour aller +dîner à Alexandrowski où elle avait une maison de campagne, et le comte +vint me prendre pour m'y conduire avec ma fille. Cette maison fort +grande était meublée sans aucune recherche; mais la rivière terminait le +jardin, et c'était un grand plaisir pour moi que la vue de ce passage +continuel de barques, dans lesquelles les rameurs chantaient en choeur. +Les chants du peuple russe ont une originalité un peu barbare; mais ils +sont mélancoliques et mélodieux. + +La beauté de la princesse Dolgorouki me frappa. Ses traits avaient tout +le caractère grec mêlé de quelque chose de juif, surtout de profil. Ses +longs cheveux châtain foncé, relevés négligemment, tombaient sur ses +épaules; sa taille était admirable, et foute sa personne avait à la fois +de la noblesse et de la grâce sans aucune affectation. Elle me reçût +avec tant d'amabilité et de distinction, que je cédai volontiers à la +demande qu'elle me fit de rester huit jours chez elle. L'aimable +princesse Kourakin, avec qui je fis connaissance alors, était établie +dans cette maison, où ces deux dames et le comte de Cobentzel faisaient +ménage commun. La société était fort nombreuse, et personne ne songeait +à autre chose qu'à s'amuser. Après dîner nous faisions des promenades +charmantes dans des barques fort élégantes, ornées de rideaux de velours +cramoisi à crépines d'or. Des musiciens nous devançaient dans une barque +plus simple, nous charmant par leur chant, car ce chant était toujours +d'une justesse parfaite, même dans les sons les plus élevés. Le jour de +mon arrivée nous eûmes de la musique le soir, et le lendemain un +spectacle charmant. On donna _le Souterrain_ de Dalayrac. La princesse +Dolgorouki jouait le rôle de Camille; le jeune de la Ribaussière[22] +celui de l'enfant, et le comte de Cobentzel celui du jardinier. Je me +souviens que pendant la représentation, un courrier arriva de Vienne, +chargé de dépêches pour le comte, qui était ambassadeur d'Autriche à +Pétersbourg, et qu'à la vue d'un homme costumé en jardinier, il ne +voulait pas lui remettre ses dépêches, ce qui éleva dans la coulisse une +contestation fort plaisante. + +Le petit théâtre était charmant, je voulus en profiter pour composer des +tableaux vivans. Il nous arrivait sans cesse du monde de Pétersbourg; je +choisissais mes personnages entre les plus beaux hommes et les plus +belles femmes, et je les costumais en les drapant avec des schals de +cachemire que nous avions à profusion. Je préférais les sujets graves ou +ceux de la Bible à tout autre. Je représentai aussi de souvenir +plusieurs tableaux connus, tels que la famille de Darius, qui réussit à +merveille; mais celui qui obtint le plus grand succès fut celui +d'Achille à la cour de Lycomède; je me chargeai du personnage d'Achille, +car le plus souvent je m'habillais de manière qu'un casque et un +bouclier suffirent pour me composer un costume fort exact. Les tableaux +vivans amusaient extrêmement la société. L'hiver suivant ils servirent à +varier les divertissemens du soir dans les salons de Pétersbourg. Chacun +voulait s'y trouver placé, et je me voyais forcée de contrarier quelques +dames qui désiraient beaucoup être en _exhibition_. + +Au bout de huit jours qui ne m'avaient paru qu'un moment, il me fallut, +à mon grand regret, quitter la maison de la très aimable princesse +Dolgorouki; car j'avais pris une foule d'engagemens pour des portraits à +faire. Toutefois, je venais de former à Alexandrowski plusieurs liaisons +qui me furent infiniment agréables pendant tout mon séjour en Russie. + +Le comte de Cobentzel était passionnément amoureux de la princesse +Dolgorouki, sans qu'elle répondît le moins du monde à son amour; mais +l'insouciance avec laquelle elle recevait ses soins ne parvenait point à +l'éloigner, et, comme dit une chanson, il préférait ses rigueurs à +toutes les faveurs des autres femmes. Ne pouvant espérer d'autre bonheur +que celui de la voir, il voulait au moins jouir de celui-là dans toute +sa latitude: soit à la campagne, soit à la ville, il ne la quittait +jamais. Dès que ses dépêches, qu'il faisait avec une grande facilité, +étaient expédiées, il volait chez elle, et s'était complètement fait son +esclave. On le voyait courir au moindre mot, au moindre geste de sa +divinité. Voulait-on jouer la comédie, il prenait le rôle qu'elle lui +donnait, même lorsque ce rôle ne convenait point du tout à son physique. +Car le comte de Cobentzel, qui paraissait avoir cinquante ans, était +fort laid et louchait horriblement. Il était assez grand, mais très +gros, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort actif, surtout lorsqu'il +s'agissait d'exécuter les ordres de sa bien-aimée princesse. Au reste il +avait de l'esprit, il était habile; sa conversation était animée par +mille anecdotes qu'il racontait à merveille, et je l'ai toujours connu +pour le meilleur et le plus obligeant des hommes. + +Ce qui pouvait donner à la princesse Dolgorouki de l'indifférence pour +les soins de M. de Cobentzel comme pour ceux de beaucoup d'autres +adorateurs, c'est qu'elle en avait reçu de si brillans, que les +souverains les plus épris d'une femme n'en avaient jamais rendu de +pareils. Le fameux Potemkin, celui qui voulait que l'on rayât le mot +_impossible_ de la grammaire, l'avait aimée passionnément, et la +magnificence avec laquelle il lui témoignait son amour surpasse tout ce +que nous lisons dans les _Mille et une Nuits_. Lorsqu'en 1791, après +avoir fait son voyage en Crimée, l'Impératrice retourna à Pétersbourg, +le prince Potemkin resta pour commander l'armée où plusieurs généraux +avaient amené leurs femmes. Ce fut alors qu'il eut occasion de connaître +la princesse Dolgorouki. Elle se nommait aussi Catherine, et le jour de +cette fête arrivé, le prince donna un grand dîner, soi-disant en +l'honneur de l'Impératrice. Il avait placé la princesse à table à côté +de lui. Au dessert on apporta des coupes de cristal remplies de diamans +que l'on servit aux dames à pleines cuillerées. La reine du festin +paraissant remarquer cette magnificence:--«Puisque c'est vous que je +fête, lui dit-il tout bas, comment vous étonnez-vous de quelque chose?» +Rien ne lui coûtait pour satisfaire un désir, un caprice de cette femme +adorée. Ayant appris qu'elle manquait de souliers de bal, +qu'habituellement elle faisait venir de France, Potemkin fit partir pour +Paris un exprès, qui courut jour et nuit et rapporta des souliers. Une +chose qui était bien connue aussi de tout Pétersbourg, c'est que, pour +offrir à la princesse Dolgorouki un spectacle qu'elle désirait voir, il +avait fait donner l'assaut à la forteresse d'Otshakoff plus tôt qu'il +n'était convenu, et peut-être qu'il n'était prudent de le faire. + +Lorsque j'arrivai à Pétersbourg il y avait déjà plusieurs années que le +prince Potemkin était mort; mais on y parlait encore de lui comme d'un +enchanteur. On peut prendre une idée de ce qu'il avait d'extraordinaire +et de grandiose dans l'imagination, en lisant ce qu'ont écrit le prince +de Ligne et le comte de Ségur du voyage qu'il fit faire à l'impératrice +en Crimée. Ces palais, ces villages en bois, bâtis sur toute la route +comme par un coup de baguette; cette immense forêt qu'il brûle pour +donner un feu d'artifice à Sa Majesté, tout ce voyage enfin, a quelque +chose de fantastique. Sa nièce, la comtesse Scawronski, me disait à +Vienne: «Si mon oncle vous avait connue, il vous aurait comblée +d'honneurs et de richesses.» Il est certain qu'en toute occasion cet +homme si célèbre se montrait généreux jusqu'à la prodigalité, magnifique +jusqu'à la folie. Tous ses goûts étaient dispendieux, toutes ses +habitudes royales, au point qu'ayant possédé une fortune qui dépassait +celle de certains souverains, le prince de Ligne m'a dit l'avoir vu +quelquefois sans argent. + +La faveur, la puissance, avaient habitué le prince Potemkin à satisfaire +aussitôt ses plus légères volontés. On cite un trait qui le prouve +admirablement. Comme on parlait un jour chez lui de la grandeur d'un de +ses aides-de-camp, il dit qu'un officier de l'armée russe, qu'il nomma, +était encore d'une plus haute taille. Tous ceux qui connaissaient cet +officier n'en étant pas convenus, il fit partir aussitôt un exprès avec +ordre d'amener ce militaire, qui se trouvait alors à huit cents lieues +de là. Lorsque celui-ci apprit qu'on venait le chercher de la part du +prince, sa joie fut extrême; car il se persuada qu'il venait d'être +nommé à quelque grade supérieur. On peut donc imaginer son +désappointement, quand à son arrivée au camp, on le fit se mesurer avec +l'aide-de-camp de Potemkin, après quoi il fallut s'en retourner bien +tristement, le tout n'ayant d'autre résultat pour lui que la fatigue +d'un aussi long voyage. + +On sent bien que l'homme qu'une si longue faveur avait accoutumé pour +ainsi dire à régner à côté de la souveraine, ne pouvait survivre à la +pensée d'une disgrâce. Lorsqu'on lui écrivit que le nouveau favori (le +jeune Platon Zouboff) paraissait prendre un empire absolu sur l'esprit +de l'impératrice, il se hâta de quitter l'armée pour voler à +Pétersbourg. Comme il y arrivait, Catherine venait d'envoyer au prince +Repnin, qui le remplaçait dans le commandement des troupes, l'ordre de +traiter de la paix, à laquelle Potemkin s'était toujours opposé. Irrité +autant qu'on peut l'être, il repart à l'instant dans l'espoir d'arrêter +la signature; mais c'est pour apprendre à Passy que la paix était +conclue. Cette nouvelle lui porta le coup fatal; déjà souffrant, il +tomba mortellement malade, ce qui ne l'empêcha pas de se remettre +aussitôt en route pour Pétersbourg. En peu d'heures, son mal fit de tels +progrès, qu'il lui devint impossible de supporter le mouvement de la +voiture; on l'étendit sur un pré, couvert de son manteau, et là, +Potemkin rendit le dernier soupir, le 15 octobre 1791, dans les bras de +la comtesse Branitska, sa nièce. Je n'ai jamais oublié qu'un jour, que +je demandais à une vieille princesse Galitzin, qui parlait fort mal +français, comment était mort cet homme si célèbre. Elle me répondit: +«Hélas, ma chère! ce grand prince qui avait tant de diamans, tant d'or, +est mort sur l'herbette.» + +La princesse Dolgorouki n'a pas été la seule beauté dont le prince se +soit montré épris. On l'a vu aussi éperduement amoureux d'une charmante +Polonaise, nommée d'abord madame de With, et mariée depuis à un Potoski, +pour laquelle il déploya de même tout ce que la galanterie a de plus +recherché. Entre plusieurs traits de magnificence, on cite que, voulant +lui faire accepter un cachemire de fort grand prix, il imagina de donner +une fête où se trouvaient deux cents femmes, et fit tirer après le dîner +une loterie à laquelle toutes ces dames gagnèrent chacune un cachemire, +trop heureux qu'il était de faire tomber à ce prix le plus beau shall +dans les mains de la plus belle. Long-temps avant cette époque, j'avais +vu madame de With à Paris, elle était alors extrêmement jeune et aussi +jolie qu'on puisse l'être, mais passablement vaine de sa charmante +figure. J'ai entendu conter que, comme on lui parlait sans cesse de ses +beaux yeux, quelqu'un s'informant de sa santé, un jour qu'ils étaient un +peu enflammés, elle répondit naïvement: «J'ai mal à mes beaux yeux.» Il +est possible, à la vérité, qu'elle ne sut pas très bien notre langue, +quoique en général toutes les Polonaises parlent le français à +merveille, et même sans aucun accent. + +Sous le rapport de la fortune, les premiers temps de mon séjour en +Russie ne furent point heureux pour moi. On peut en prendre une idée par +la copie d'une lettre que j'écrivais à madame Vigée, ma belle-soeur, +moins de deux mois après mon arrivée. + + Pétersbourg, ce 10 septembre. + + Il faut bien, ma chère Suzette, que je te mette au courant de tous + mes soucis et tribulations. Je suis installée dans un appartement + qui me convient assez, attendu que j'y ai un fort bel atelier; mais + il est très humide, la maison n'étant bâtie que depuis trois ans, + et n'ayant pas encore été habitée, ce qui me fait prévoir un + déménagement pour la fin de la belle saison. Cette contrariété, à + laquelle je devrais être habituée, n'est malheureusement pas la + seule. Entre autres qui l'accompagnent, il vient de m'arriver un + événement qui m'a donné beaucoup de tracas. Peu de temps après mon + arrivée, je fus invitée à passer la soirée chez la princesse + Menzicoff, où l'on donnait un très joli spectacle. En revenant chez + moi vers une heure du matin, je trouve sur mon escalier la + gouvernante de ma fille, toute effarée et toute pâle: «Ah! madame, + s'écria-t-elle, vous venez d'être volée de tout votre argent!» Tu + sens bien que je fus fort saisie. Puis, elle me conte que mon petit + domestique allemand avait fait ce mauvais coup; qu'on avait trouvé + sous son lit et sur lui des paquets de mon or; qu'il en avait même + jeté un peu sur l'escalier, afin de faire croire que le petit Russe + était le voleur; enfin, qu'il venait d'être emmené par les gens de + la police, qui, après avoir compté les pièces, les avaient + emportées comme preuve du délit. Je commençai par dire à madame + Charrot qu'elle avait eu grand tort de laisser emporter mes pièces + d'or, et j'avais bien raison; car maintenant que l'affaire est + finie, on m'a bien rendu le nombre de ces pièces, mais non leur + valeur: j'avais des Doppio, des quadruples de Vienne, pour lesquels + on ne m'a donné que de mauvais ducats, en sorte que j'ai perdu tout + juste la moitié de trente mille cinq cents livres. Cependant, ce + n'était pas cela qui m'inquiétait le plus alors, c'était ce + malheureux enfant, qui, selon la loi du pays, allait être pendu. Il + est fils des concierges de ce couvent de Caltemberg, que le prince + de Ligne m'a prêté à Vienne. L'homme et la femme sont les plus + honnêtes gens du monde, ils ont eu mille soins de moi, en sorte que + je ne pouvais supporter l'idée de voir pendre leur fils. Je courus + chez le gouverneur, et je le suppliai de sauver ce misérable jeune + homme en le faisant partir sans bruit. Mais le comte Samoeloff ne + voulut pas céder à mes instances, disant que l'impératrice était + instruite du vol, et qu'elle en était outrée. Je ne puis te dire ce + qu'il m'en a coûté de prières, de démarches, pour obtenir enfin la + certitude qu'on le ferait partir par mer, ce qui fut exécuté. + + Pour en revenir à mes quinze mille francs, je les regrette d'autant + plus que je viens d'en perdre quarante-cinq mille d'un autre côté; + Voici comment: pendant le premier mois de mon séjour ici, j'avais + gagné quinze mille roubles[23]. On m'a conseillé de les placer + aussitôt chez un banquier qui me paraissait un fort honnête homme. + Cet honnête homme vient de faire banqueroute, et je n'aurai rien de + mes quinze mille roubles. Tu dois reconnaître là cette destinée que + tu sais? Il m'a été impossible jusqu'ici de conserver la moindre + chose de ce que je gagne; j'attends avec résignation un temps plus + heureux. + + Pour changer de discours, je te dirai que je viens de voir mon plus + ancien ami, Doyen le peintre, si bon, si spirituel! l'impératrice + l'aime beaucoup. Elle est venue à son secours; car il a émigré sans + aucune fortune, n'ayant laissé en France qu'une maison de campagne + qu'on lui a prise. Il a sa place au spectacle tout près de la loge + de l'impératrice, qui, m'a-t-on dit, cause souvent avec lui. + + J'ai retrouvé aussi avec plaisir la baronne de Strogonoff, que je + voyais beaucoup à Vienne, où j'ai fait son portrait et celui de son + mari. Il vient de m'arriver chez elle une petite aventure que je + veux te conter parce qu'elle te fera rire. Il faut te dire qu'un + jour à Vienne, pendant qu'elle me donnait séance, elle me parla de + ce souper grec, dont tu peux te souvenir, en ajoutant le plus + simplement du monde qu'elle savait que ce souper m'avait coûté + soixante mille francs. Je fis un grand saut sur ma chaise en + entendant cela, puis je me pressai de lui conter tous les détails + de la chose, et de lui prouver que j'avais dépensé quinze + francs.--Vous m'étonnez bien, me dit-elle quand elle fut persuadée + que je disais vrai; car à Pétersbourg, nous tenions le fait d'un de + vos compatriotes, monsieur de L***, qui se dit fort lié avec vous, + et qui prétend avoir été un des convives. Je répondis, ce qui était + exact, que je ne connaissais M. de L*** que de nom, et nous n'en + parlâmes plus alors. + + Peu de jours après mon arrivée à Pétersbourg, où certainement M. de + L*** n'avait pas cru que je viendrais jamais, la baronne de + Strogonoff fut indisposée; j'allai la voir, et comme j'étais assise + auprès de son lit, on annonça M. de L***; vite, je me cache + derrière les rideaux, on fait entrer le personnage, et la baronne + lui dit:--Eh bien! vous devez être bien content; car madame Lebrun + vient d'arriver? Puis avec malice elle veut le ramener sur ses + liaisons avec moi, et sur le souper grec. Mon homme alors commence + à balbutier, la baronne le poussant toujours de questions, lorsque + enfin je me montre; je vais à lui: «Monsieur, lui dis-je, vous + connaissez donc beaucoup madame Lebrun? Il est forcé de répondre + que oui.--Voilà qui est bien étrange, repris-je, car c'est moi, + Monsieur, qui suis madame Lebrun, celle que vous avez calomniée, et + je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois de ma vie.» À + ces mots il fut saisi au point que ses jambes tremblaient sous lui. + Il prit son chapeau, sortit, et depuis on ne l'a point revu; car il + a été consigné à la porte des meilleures maisons. + + Une chose, triste c'est de remarquer, ainsi que j'ai pu le faire + trop souvent, que dans un pays étranger, des Français seuls sont + capables de chercher à nuire à leurs compatriotes, même en + employant la calomnie. Partout, au contraire, on voit les Anglais, + les Allemands, les Italiens, se soutenir et s'appuyer entre eux + mutuellement. + + Adieu, ma bonne Suzette, je t'embrasse et je t'aime de tout mon + coeur. J'embrasse aussi mon frère, et ta chère petite, qui est si + jolie et si intéressante. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Je peins les deux jeunes grandes-duchesses, filles de Paul.--Platon +Zouboff.--La grande duchesse Elisabeth.--La grande duchesse Anne, femme +de Constantin.--Madame Narischkin.--Un bal à la cour.--Un gala.--Les +dîners à Pétersbourg. + + +Ainsi que je l'avais prévu, je ne tardai pas à déménager, et j'allai +loger sur la grande place du palais impérial. Quand l'impératrice fut +rentrée en ville, je la voyais tous les matins ouvrir un _vasistas_, et +jeter de la mie de pain à des centaines de corbeaux qui chaque jour, à +l'heure fixe; venaient chercher leur pitance. Le soir, vers les dix +heures, quand ses salons étaient illuminés, je la voyais encore faire +venir ses petits enfans et quelques personnes de sa cour, pour jouer +avec eux à la main-chaude ou à cache-cache. + +Dès que Sa Majesté fut de retour de Czarkozelo, le comte de Strogonoff +vint me commander, de sa part, les portraits des deux grandes-duchesses +Alexandrine et Hélène. Ces princesses pouvaient avoir treize ou quatorze +ans, et leurs visages étaient célestes, bien qu'avec des expressions +toutes différentes. Leur teint surtout était si fin et si délicat qu'on +aurait pu croire qu'elles vivaient d'ambroisie. L'aînée, Alexandrine, +avait la beauté grecque, elle ressemblait beaucoup à Alexandre; mais la +figure de la cadette, Hélène, avait infiniment plus de finesse. Je les +avais groupées ensemble, tenant et regardant le portrait de +l'impératrice; le costume était un peu grec, mais très modeste. Je fus +donc assez surprise quand Zouboff, le favori, me fit dire que Sa Majesté +était scandalisée de la manière dont j'avais costumé les deux +grandes-duchesses dans mon tableau. Je crus tellement à ce mauvais +propos, que je me hâtai de remplacer mes tuniques par les robes que +portaient les princesses, et de couvrir les bras de tristes amadis[24]. +La vérité est que l'impératrice n'avait rien dit; car elle eut la bonté +de m'en assurer la première fois que je la revis. Je n'en avais pas +moins gâté l'ensemble de mon tableau, sans compter que les jolis bras +que j'avais faits de mon mieux, ne s'y voyaient plus. Je me souviens que +Paul, devenu empereur, me fit un jour des reproches d'avoir changé le +costume que j'avais d'abord donné à ses deux filles. Je lui racontai +alors comment la chose s'était passée, sur quoi, il leva les épaules en +disant: «C'est un tour que l'on vous a joué.» Au reste, ce ne fut point +le seul, car Zouboff ne m'aimait pas. Sa malveillance pour moi me fut +encore prouvée dans une autre occasion. Voici comment. On venait en +foule chez moi voir les portraits des grandes-duchesses et mes autres +ouvrages. Comme je ne voulais point perdre toutes mes matinées, j'avais +fixé le dimanche matin pour ouvrir mon atelier, ainsi que je l'ai +toujours fait dans les divers pays que j'ai habités. J'ai déjà dit que +j'étais logée en face du palais, en sorte que les voitures de toutes les +personnes qui venaient de faire leur cour à l'impératrice tournaient +pour venir aussitôt s'arrêter à ma porte. Zouboff, qui ne pouvait +concevoir, apparemment, que la foule se portât chez un peintre pour y +voir des tableaux, dit un jour à Sa Majesté: «Voyez, madame, on va aussi +faire sa cour à madame Lebrun; ce sont sûrement des rendez-vous que l'on +se donne chez elle.» Heureusement pour moi, la petitesse glissa sur +l'esprit élevé auquel elle s'adressait, et l'impératrice ne fit pas plus +d'attention à ce qu'il y avait d'inconvenant ou de perfide dans ces +paroles de son favori; mais le prince de Nassau, qui les entendit, vint +me les rapporter tout de suite, et il en était indigné. + +Pourquoi Zouboff ne m'aimait pas, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir +au juste. À la vérité, il s'était fait le protecteur de Lampi, peintre +habile pour les portraits, que j'avais trouvé établi à Pétersbourg; mais +Lampi lui-même a toujours été fort bien pour moi. Le lendemain de mon +arrivée, il vint me faire une visite et m'engager à dîner chez lui. Je +me souviens même que ce dîner fut très recherché, et que pendant tout le +repas, nous fûmes réjouis par une excellente musique d'harmonie. +Quoiqu'on m'eût assuré d'abord que j'exciterais la jalousie de Lampi, +j'ai su depuis au contraire, d'une manière certaine, qu'il louait mes +ouvrages, au point de dire, en voyant les mains d'un portrait que +j'avais fait du baron de Strogonoff, qu'il ne pourrait pas faire aussi +bien. + +Il se peut aussi que le favori fût mal disposé pour moi, parce que je ne +parus jamais rechercher sa faveur. J'avais même négligé pendant six de +mois de porter une lettre de recommandation que j'avais pour sa soeur. +Zouboff aimait que l'on recherchât son appui; mais un orgueil que je ne +crois pas blâmable m'a toujours fait craindre que l'on pût attribuer à +la protection les succès que je désirais obtenir; soit à tort, soit à +raison, je n'ai jamais voulu devoir qu'à ma palette ma réputation et ma +fortune. Zouboff devait avoir peine à comprendre une pareille façon +d'agir, lui qui voyait toute une cour à ses pieds. Enivré de sa faveur +qui de plus en plus devenait éclatante, on m'a dit qu'il traitait +souvent avec une extrême insolence les ministres et les seigneurs. Dès +le matin, les plus grands personnages de la cour attendaient dans ses +antichambres l'instant où sa porte s'ouvrait; car il avait un _lever_, +comme Louis XIV, après lequel on se retirait, heureux d'avoir assisté à +la toilette de Platon Zouboff, surtout s'il vous avait honoré d'un +sourire. + +Dès que j'eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses, +l'impératrice me commanda celui de la grande-duchesse Élizabeth, mariée +depuis peu à Alexandre. J'ai déjà dit quelle ravissante personne était +cette princesse; j'aurais bien voulu ne point représenter sous un +costume vulgaire une aussi céleste figure, j'ai même toujours désiré +faire un tableau historique d'elle et d'Alexandre, tant les traits de +tous deux étaient nobles et réguliers. Toutefois, ce qui venait de +m'arriver pour les portraits des grandes-duchesses ne me permettant pas +de me livrer à mon inspiration, je la peignis en pied, dans le grand +costume de cour, arrangeant des fleurs près d'une corbeille qui en était +remplie. Je me rendis chez elle pour les séances, et l'on me fit entrer +dans son divan[25], drapé en velours bleu clair, garni de grandes +crépines d'argent. Le fond de cette salle était tout en glaces d'une +prodigieuse dimension, en face desquelles se trouvaient les fenêtres, en +glaces aussi, en sorte qu'elles répétaient d'une manière vraiment +magique la vue de la Néva couverte de vaisseaux. La grande-duchesse ne +tarda pas à paraître, vêtue d'une tunique blanche, ainsi que je l'avais +déjà vue une première fois; c'était encore Psyché, et son abord si doux, +si gracieux, joint à cette charmante figure, la faisait chérir +doublement. + +Quand j'eus fini son grand portrait, elle m'en fit faire encore un autre +pour sa mère, dans lequel je la peignis avec un schall violet, +transparent, appuyée sur un coussin. Je puis dire que plus la +grande-duchesse Élisabeth m'a donné de séances, plus je l'ai trouvée +bonne et attachante. Un matin, tandis qu'elle posait, il me prit un +étourdissement, et des scintillations telles que mes yeux ne pouvaient +plus rien fixer. Elle s'en alarma, et courut vite elle-même chercher de +l'eau, me frotta les yeux, me soigna avec une bonté inimaginable, et dès +que je fus rentrée chez moi, on vint de sa part savoir de mes nouvelles. + +Je fis aussi dans le même temps le portrait de la grande-duchesse Anne, +femme du grand-duc Constantin. Celle-ci, née princesse de Cobourg, sans +avoir un visage aussi céleste que celui de sa belle-soeur, n'en était pas +moins jolie à ravir. Elle pouvait avoir seize ans, et la plus vive gaîté +régnait sur tous ses traits. Ce n'était pourtant pas que cette jeune +princesse ait jamais connu le bonheur en Russie. Si l'on peut dire +qu'Alexandre tenait de sa mère par sa beauté et par son caractère, on +sait qu'il n'en était pas ainsi de Constantin, qui ressemblait beaucoup +à son père, sans être pourtant tout-à-fait aussi laid, et qui se +montrait comme lui prodigieusement enclin à la colère. Il est bien vrai +que par momens Constantin a témoigné de l'obligeance et de la bonté; +quand il aimait, par exemple, il aimait bien; mais à l'exception de +quelques personnes qui avaient trouvé le chemin de son coeur, ses +emportemens, sa violence, le rendaient redoutable à tous ceux qui +l'approchaient. Entre différens traits bizarres que l'on racontait de +lui, on disait que le soir de ses noces, au moment de monter chez sa +femme, il entra dans une fureur horrible contre un soldat de garde à la +porte, qui n'exécutait pas assez strictement sa consigne. Cette scène se +prolongea d'une manière si étrange que toutes les personnes de sa cour +qui l'accompagnaient ne pouvaient concevoir qu'il restât aussi +long-temps à maltraiter un factionnaire, au lieu d'aller rejoindre la +jeune et jolie femme qu'il avait épousée le matin. Quelque temps après +son mariage, il devint très jaloux de son frère Alexandre, ce qui +amenait de fortes querelles entre lui et la duchesse Anne, indignée de +ses soupçons. Les choses allèrent au point qu'il en résulta, comme on +sait, un divorce. La princesse alla rejoindre d'abord sa famille, et +lorsque, beaucoup plus tard, je suis allée en Suisse, elle y était +établie. + +Tout porte à croire que la grande-duchesse Élisabeth, cet ange de +beauté, n'a pas été plus heureuse que sa belle-soeur à conserver le coeur +d'un époux. L'amour d'Alexandre pour une charmante Polonaise qu'il a +mariée au prince Narischkin est connu de toute l'Europe. J'ai vu madame +Narischkin, bien jeune, à la cour de Pétersbourg. Elle et sa soeur y +arrivèrent après la mort de leur père, qui fut tué lors de la dernière +guerre de Pologne. L'aînée des deux pouvait avoir seize ans. Elles +étaient ravissantes à voir, elles dansaient avec une grâce parfaite, et +bientôt l'une fit la conquête d'Alexandre et l'autre celle de +Constantin. Madame Narischkin était la plus régulièrement belle; sa +taille fine et souple, son visage tout-à-fait grec la rendait +extrêmement remarquable; mais elle n'avait pas, à mes yeux, ce charme +céleste de la grande-duchesse Élisabeth. + +En général, à cette époque, la cour de Russie était composée d'un si +grand nombre de femmes charmantes, qu'un bal chez l'impératrice offrait +un coup-d'oeil ravissant. J'ai assisté au plus magnifique qu'elle ait +donné. L'impératrice, très parée, était assise dans le fond de sa salle, +entourée des premiers personnages de la cour. Près d'elle se tenaient la +grande-duchesse Marie, femme de Paul, Paul, Alexandre, qui était +superbe, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les séparait +de la galerie où l'on dansait. + +La danse n'était autre chose que des polonaises, où je pris place +d'abord avec le jeune prince Bariatinski, afin de faire ainsi le tour du +bal, après quoi je m'assis sur une banquette pour mieux voir toutes les +danseuses. Il me serait impossible de dire quelle quantité de jolies +femmes je vis alors passer devant moi; mais la vérité est qu'au milieu +de toutes ces beautés, les princesses de la famille impériale +l'emportaient encore. Toutes les quatre étaient habillées à la grecque, +avec des tuniques qu'attachaient sur leurs épaules des agrafes en gros +diamans. Je m'étais mêlée de la toilette de la grande-duchesse +Élisabeth, en sorte que son costume était le plus correct; cependant les +deux filles de Paul, Hélène et Alexandrine, avaient sur la tête des +voiles de gaze bleu clair, semée d'argent, qui donnaient à leurs visages +je ne sais quoi de céleste. + +La magnificence de tout ce qui entourait l'impératrice, la richesse de +la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de +diamans, l'éclat de mille bougies, faisaient véritablement de ce bal +quelque chose de magique. + +Peu de jours après, je retournai à la cour pour voir un gala. Lorsque +j'arrivai dans la salle[26], toutes les dames invitées étaient déjà +debout, près de la table, qui venait d'être servie. Peu d'instans après, +on ouvrit une grande porte à deux battans, et l'impératrice parut. J'ai +dit qu'elle était petite de taille, et pourtant, les jours de +représentation, sa tête haute, son regard d'aigle, cette contenance que +donne l'habitude de commander, tout en elle enfin avait tant de majesté, +qu'elle me paraissait la reine du monde; elle portait les grands cordons +de trois ordres, et son costume était simple et noble; il consistait en +une tunique de mousseline brodée en or, que serrait une ceinture de +diamans, et dont les manches, très amples, étaient plissées en travers +dans le genre asiatique. Par-dessus cette tunique, était un dolman de +velours rouge à manches très courtes. Le bonnet qui encadrait ses +cheveux blancs, n'était pas orné de rubans, mais de diamans de la plus +grande beauté[27]. + +Dès que Sa Majesté eut pris place, toutes les dames s'assirent à table, +et posèrent, comme tout le monde fait, leur serviette sur leurs genoux, +tandis que l'impératrice attacha la sienne avec deux épingles, ainsi +qu'on l'attache aux enfans. Elle s'aperçut bientôt que ces dames ne +mangeaient point, et leur dit tout à coup:--Mesdames, vous ne voulez pas +suivre mon exemple, aussi faites-vous semblant de manger. Moi, j'ai pris +pour toujours le parti d'attacher ma serviette; car autrement, je ne +puis même manger un oeuf sans en jeter sur ma collerette. + +Je la vis en effet dîner de fort bon appétit. Cette belle musique +d'harmonie dont j'ai parlé, se fit entendre pendant tout le repas; les +musiciens étant placés au bout de la salle, dans une large tribune. +J'avoue que c'est pour moi une chose charmante, que de la musique quand +on est à table. C'est la seule qui m'ait jamais fait désirer d'être très +grande dame ou très riche; car je préfère la musique à toutes les +causeries de gens qui dînent, quoique l'abbé Delille ait dit souvent, +«que les morceaux caquetés se digéraient beaucoup mieux.» + +À propos de dîners, je dirai ici que bien certainement le plus triste +que j'aie fait à Pétersbourg, eut lieu chez cette soeur de Zouboff, chez +laquelle j'avais négligé de porter ma lettre de recommandation. Six mois +de mon séjour en Russie s'étaient passés lorsque je la rencontrai en +sortant du spectacle. Elle vint à moi et me dit d'un air fort aimable, +qu'elle attendait toujours une lettre que l'on m'avait remise pour elle. +Ne sachant pas trop comment m'excuser, je lui répondis que j'avais égaré +cette lettre; mais que je la chercherais de nouveau et m'empresserais de +la lui porter. Je vais en effet un matin chez la comtesse D***, qui +m'engage à dîner pour le surlendemain. On dînait alors à deux heures et +demie dans toutes les maisons de Pétersbourg; je me rendis donc chez la +comtesse à l'heure fixe, avec ma fille qu'elle avait invitée aussi. On +nous introduisit dans un salon fort triste, sans que j'eusse aperçu sur +mon passage aucun apprêt de dîner. Une heure, deux heures se passent; +mais il n'est pas plus question de se mettre à table que si nous venions +de prendre le café; enfin, je vois entrer deux domestiques qui déploient +plusieurs tables de jeu, et quoiqu'il me parût un peu étrange que l'on +mangeât dans un salon, je me flatte qu'ils vont servir; point du tout, +ces gens sortent, et quelques minutes après, une partie des convives se +mettent à jouer. Vers six heures, ma pauvre fille et moi, nous étions +tellement affamées, qu'en nous regardant toutes deux dans une glace, +nous nous fîmes peur et pitié. Je me sentais tout-à-fait mourante; ce ne +fut qu'à sept heures et demie qu'enfin l'on vint nous dire que l'on +était servi; mais nos pauvres estomacs avaient trop souffert; il nous +fut impossible de manger. J'appris alors que la comtesse D*** étant +intimement liée avec lord Wilford, ne dînait, pour lui complaire, qu'à +l'heure où l'on dîne à Londres. Le fait est que la comtesse aurait dû +m'en avertir; mais peut-être la soeur du favori s'était-elle persuadé que +tout l'univers savait à quelle heure elle se mettait à table. + +En général, rien ne me contrariait autant que de dîner en ville; j'étais +cependant parfois obligée de le faire, surtout en Russie, où l'on risque +de fâcher tout-à-fait les maîtres de maison si l'on refuse trop souvent +leurs invitations. Les dîners me plaisaient d'autant moins qu'ils +étaient habituellement fort nombreux. Au reste, la plus grande +magnificence présidait à ces repas; la plupart des seigneurs avaient de +très bons cuisiniers français, et la chère était exquise. Un quart +d'heure avant de se mettre à table, un domestique apporte sur un plateau +des liqueurs de toute espèce avec de petites tartines de pain beurrées. +On ne prend guère de liqueur après le dîner; mais toujours du vin de +Malaga excellent. + +Il est d'usage que les grandes dames chez elles passent à table avant +les personnes invitées, en sorte que la princesse Dolgorouki et d'autres +venaient me prendre le bras afin de me faire passer en même temps +qu'elles; car il est impossible de pousser plus loin que les dames +russes la politesse bienveillante qui fait le charme de la bonne +compagnie. J'irai même jusqu'à dire qu'elles n'ont point cette morgue +que l'on peut reprocher à quelques-unes de nos dames françaises. + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Le froid à Pétersbourg.--Le peuple russe.--La douceur de ses moeurs.--Sa +probité.--Son intelligence.--Les femmes de marchands russes.--Le comte +Golovin.--La débâcle de la Néva.--Les salons de Pétersbourg.--Le +théâtre.--Madame Hus.--Mandini.--La comtesse Strogonoff.--La princesse +Kourakin. + + +On ne s'apercevrait point à Pétersbourg de la rigueur du climat, si, +l'hiver arrivé, on ne sortait pas de chez soi, tant les Russes ont +perfectionné les moyens d'entretenir de la chaleur dans les appartemens. +À partir de la porte cochère, tout est chauffé par des poêles si +excellens, que le feu qu'on entretient dans les cheminées n'est autre +chose que du luxe. Les escaliers, les corridors, sont à la même +température que les chambres, dont les portes de communication restent +ouvertes sans aucun inconvénient. Aussi lorsque l'empereur Paul, qui +n'était alors que grand-duc, vint en France sous le nom de prince du +Nord, il disait aux Parisiens: «À Pétersbourg nous voyons le froid; mais +ici nous le sentons.» De même quand, après avoir passé sept ans et demi +en Russie, je fus de retour à Paris, où la princesse Dolgorouki se +trouvait aussi, je me rappelle qu'un jour étant allée la voir, nous +avions un tel froid toutes deux devant sa cheminée que nous nous +disions: «Il faut aller passer l'hiver en Russie pour nous réchauffer.» + +On ne sort qu'en prenant de telles précautions, que les étrangers mêmes +souffrent à peine de la rigueur du climat. Chacun, dans sa voiture, a de +grandes bottes de velours fourrées, et des manteaux doublés d'épaisses +fourrures. À dix-sept degrés on ferme le spectacle, et tout le monde +reste chez soi. Je suis la seule peut-être qui, ne me doutant pas un +jour du froid qu'il faisait, imaginai d'aller faire une visite à la +comtesse Golovin, le thermomètre étant à dix-huit. Elle logeait assez +loin de chez moi, dans la grande rue qu'on appelle la Perspective, et +depuis ma maison jusqu'à la sienne, je ne rencontrai pas une seule +voiture, ce qui m'étonnait beaucoup; mais j'allais toujours. Le froid +était tel, que d'abord je croyais les glaces de ma voiture ouvertes. +Lorsque la comtesse me vit entrer dans son salon, elle s'écria: «Mon +Dieu! comment sortez-vous ce soir? ne savez-vous donc pas qu'il y a près +de vingt degrés?» À ces mots je pense à mon pauvre cocher, et sans ôter +ma pelisse, je cours regagner ma voiture, et retourne bien vite chez +moi. Mais ma tête avait été saisie par le froid, au point que j'en étais +étourdie. On me la frotta avec de l'eau de Cologne pour la réchauffer, +autrement je serais devenue folle. + +Une chose tout-à-fait surprenante, c'est le peu d'impression que semble +faire une aussi rigoureuse température sur les gens du peuple. Bien loin +que leur santé en souffre, on a remarqué que c'est en Russie qu'il +existe le plus de centenaires. À Pétersbourg comme à Moscou, les grands +seigneurs et toutes les notabilités de l'empire vont à six et à huit +chevaux; leurs postillons sont de petits garçons de huit à dix ans, qui +mènent avec une adresse et une dextérité surprenantes. On en met deux +pour conduire huit chevaux, et c'est une chose curieuse de voir ces +petits bons-hommes, vêtus assez légèrement, et quelquefois même leur +chemise toute ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposés à un +froid qui bien certainement ferait périr en peu d'heures un grenadier +prussien ou français. Moi, qui me contentais de deux chevaux à ma +voiture, je m'étonnais de même de la douceur et de la résignation des +cochers; jamais ils ne se plaignent. Par les temps les plus rigoureux, +lorsqu'ils attendent leurs maîtres, soit au spectacle, soit au bal, ils +restent tous là sans bouger, on les voit seulement battre du pied sur +leurs siéges pour se réchauffer un peu, tandis que les petits postillons +vont s'étendre sur le bas des escaliers[28]. + +Le peuple russe est laid en général, mais il a une tenue à la fois +simple et fière, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne +rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de +l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et +force ail mêlé d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils +infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis. +Cette pauvre nourriture ne les empêche pas de chanter à tue-tête en +travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent +rappelé ce qu'au commencement de la révolution disait un soir chez moi +le marquis de Chastellux: «Si on leur ôte leur bandeau, ils seront bien +plus malheureux!» + +Les Russes sont adroits et intelligens, car ils apprennent tous les +métiers avec une facilité prodigieuse; plusieurs même obtiennent du +succès dans les arts. Je vis un jour chez le comte de Strogonoff, son +architecte qui avait été son esclave. Ce jeune homme montrait tant de +talent, que le comte le présenta à l'empereur Paul, qui le nomma un de +ses architectes, et lui commanda de bâtir une salle de spectacle sur des +plans qu'il avait faits. Je n'ai point vu cette salle finie, mais on m'a +dit qu'elle était fort belle. En fait d'esclaves devenus artistes, je +n'avais pas été aussi heureuse que le comte. Comme je me trouvais sans +domestique, lorsque celui que j'avais amené de Vienne m'eut volé, le +comte de Strogonoff me donna un de ses esclaves, qu'il me dit savoir +arranger la palette et nettoyer les brosses de sa belle-fille, quand +elle s'amusait à peindre. Ce jeune homme que j'employais en effet à cet +usage, au bout de quinze jours qu'il me servait, se persuada qu'il était +peintre aussi, et ne me donna point de repos que je n'eusse obtenu sa +liberté du comte, afin qu'il pût aller travailler avec les élèves de +l'Académie. Il m'écrivit sur ce sujet plusieurs lettres qui sont +vraiment curieuses de style et de pensées. Le comte, en cédant à ma +prière, me dit: «Soyez sûre qu'avant peu il voudra me revenir.» Je donne +vingt roubles à ce jeune homme, le comte lui en donne au moins autant, +en sorte qu'il court aussitôt acheter l'uniforme des élèves en peinture, +avec lequel il vient me remercier d'un air triomphant. Mais, deux mois +après environ, il revint m'apporter un grand tableau de famille si +mauvais, que je ne pouvais le regarder, et qu'on lui avait payé si peu, +que le pauvre jeune homme, les frais soldés, y perdait huit roubles de +son argent. Ainsi que le comte l'avait prévu, un pareil désappointement +le fit renoncer à sa triste liberté. + +Les domestiques sont remarquables par leur intelligence. J'en avais un +qui ne savait pas un mot de français, et moi, je ne savais pas un mot de +russe; mais nous nous entendions parfaitement sans le secours de la +parole. En levant le bras, je lui demandais mon chevalet, ma boîte à +couleurs, enfin je lui figurais les différens objets dont j'avais +besoin. Il comprenait tout et me servait à merveille. Une autre qualité +bien précieuse que je trouvais en lui, c'était une fidélité à toute +épreuve: on m'envoyait très souvent des billets de banque en paiement de +mes tableaux, et lorsque j'étais occupée à peindre, je les posais près +de moi sur une table; en quittant mon travail, j'oubliais constamment +d'emporter ces billets, qui restaient là souvent trois ou quatre jours +sans que jamais il en ait soustrait un seul. Il était en outre d'une +sobriété rare, je ne l'ai pas vu ivre une fois. Ce bon serviteur se +nommait Pierre; il pleura lorsque je quittai Pétersbourg, et moi je l'ai +toujours vivement regretté. + +Le peuple russe en général a de la probité et sa nature est douce. À +Pétersbourg, à Moscou, non-seulement on n'entend jamais parler d'un +grand crime, mais on n'entend parler d'aucun vol. Cette conduite honnête +et paisible surprend dans des hommes encore à peu près barbares, et +beaucoup de personnes l'attribueront à l'esclavage; mais moi, je pense +qu'elle tient à ce que les Russes sont extrêmement dévots. Peu de temps +après mon arrivée à Pétersbourg, j'allai voir à la campagne la +belle-fille de mon ancien ami le comte de Strogonoff. Sa maison à +Kaminostroff était située à droite du grand chemin qui bordait la Néva. +Je descendis de voiture, j'ouvris une petite barrière en treillage qui +donnait entrée dans le jardin que je traversai, et j'arrivai dans un +salon au rez-de-chaussée, dont je trouvai la porte toute grande ouverte. +Il était donc très facile d'entrer chez la comtesse de Strogonoff; +aussi, quand je l'eus trouvée dans un petit boudoir et qu'elle me montra +ses appartemens, je fus très surprise de voir tous ses diamans près +d'une fenêtre qui donnait sur le jardin, et par conséquent à peu près +sur le grand chemin. Cela me parut d'autant plus imprudent, que les +dames russes ont l'usage d'étaler leurs diamans et leurs bijoux dans de +grandes montres couvertes d'un verre, telles qu'on en voit chez les +bijoutiers.--Madame, lui dis-je, ne craignez-vous pas d'être +volée?--Jamais, répondit-elle, voilà la meilleure des polices. Et elle +me montra placées au-dessus de l'écrin, plusieurs images de la Vierge et +de saint Nicolas, patron du pays, devant lesquelles brûlait une lampe. +Il est de fait que, durant les sept années et plus que j'ai passées en +Russie, j'ai toujours reconnu qu'en toute occasion l'image de la Vierge, +ou d'un saint, et la présence d'un enfant, ont toujours quelque chose de +sacré pour un Russe. + +Les gens du peuple, lorsqu'ils vous adressent la parole, ne vous nomment +pas autrement (selon votre âge) que _mère_, _père_, _frère_ ou _soeur_, +sans que cet usage excepte l'empereur, l'impératrice et toute la famille +impériale. + +On ne voit pas à Pétersbourg de filles publiques se promener dans la +ville; elles habitent un quartier qui leur est assigné, et sont de si +mauvais genre que les gens comme il faut ne vont jamais chez elles. Je +n'ai pas entendu dire non plus, qu'il y eût des filles entretenues comme +à Paris, si ce n'étaient quelques actrices. + +Dans la classe supérieure à celle du peuple, il existe un grand nombre +de personnes aisées et même riches. Les femmes de marchands, par +exemple, dépensent beaucoup pour leur toilette, sans que cela paraisse +apporter aucune gêne dans le ménage. Elles sont surtout coiffées avec +une magnificence fort élégante. Sur leurs bonnets dont les papillons +sont le plus souvent ornés de perles fines, elles portent une large +draperie qui de leur tête retombe sur leurs épaules et sur leur dos, +jusqu'en bas des reins. Cette espèce de voile produit sur le visage un +demi jour, dont il faut avouer qu'elles ont besoin, attendu que toutes, +je ne sais pourquoi, mettent du blanc, du rouge, et peignent leurs +sourcils en noir, de la manière la plus ridicule. + +Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un +jour pour dîner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand +et gros homme qui avait tout-à-fait l'air d'un paysan renforcé. Quand on +eut annoncé le dîner, je vis cet homme se mettre à table avec nous, ce +qui me parut extraordinaire, et je demandai à la comtesse qui il était: +«C'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prêter +soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire à quelques +dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dîner que nous lui +donnons.» Rien n'était plus naturel en effet; ce qui pouvait me le +paraître un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune +aussi considérable que la sienne, pût avoir besoin de l'argent de son +fermier; mais je n'en étais plus à apprendre avec quelle facilité les +seigneurs russes dépensent leur revenu; il faut dire, à la vérité, +qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les Français. Il résulte +toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nôtre ne peut être +comparé, que, pour être payé quand ils vous doivent, il faut aller chez +eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, époques où ils touchent +le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver +sans argent. Tant que je suis restée dans l'ignorance de cet usage, j'ai +souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste, +le comte Golovin dont je parle, était le meilleur homme du monde; mais +il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens +qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance +en lui. Il tenait compte exactement de l'intérêt à dix pour cent, (taux +ordinaire à Pétersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de +manière ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir +s'il s'en présentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'à sa mort, +lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus +grande partie de ce qu'il devait. + +La comtesse Golovin était une femme charmante, pleine d'esprit et de +talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle +recevait peu de monde. Elle dessinait très bien, et composait des +romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De +plus, elle était à l'affût de toutes les nouvelles littéraires de +l'Europe, qui, je crois, étaient connues chez elle aussitôt qu'à Paris. +Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui était belle et +bonne, mais beaucoup moins animée que la comtesse Golovin; et peut-être +ce contraste dans leur caractère avait-il formé et cimenté leur liaison. + +Lorsque le mois de mai arrive à Pétersbourg, il ne s'agit encore ni de +fleurs printanières dont l'air soit embaumé, ni de ce chant du rossignol +tant chanté par les poètes. La terre est couverte de neige à moitié +fondue; la Doga apporte dans la Néva des glaçons aussi gros que +d'énormes rochers amoncelés les uns sur les autres, et ces glaçons +ramènent le froid qui s'était adouci après la débâcle de la Néva. On +peut appeler cette débâcle une belle horreur, le bruit en est +épouvantable; car près de la bourse, la Néva a plus de trois fois la +largeur de la Seine au pont Royal[29]; que l'on imagine donc l'effet que +produit cette mer de glace, se fendant de toutes parts. En dépit des +factionnaires que l'on place alors tout le long des quais pour empêcher +le peuple de sauter de glaçon en glaçon, des téméraires s'aventurent sur +la glace devenue mouvante pour gagner l'autre bord. Avant d'entreprendre +ce dangereux trajet, ils font le signe de la croix, et s'élancent bien +persuadés que, s'ils périssent, c'est qu'ils y sont prédestinés. Au +moment de la débâcle, le premier qui traverse la Néva en bateau, +présente une coupe en argent, remplie d'eau de la Néva, à l'empereur, +qui la lui rend remplie d'or. + +On ne décalfeutre pas encore les fenêtres à cette époque, et la Russie +n'a point de printemps; mais aussi la végétation se presse pour regagner +le temps perdu. On peut dire à la lettre que les feuilles poussent à vue +d'oeil. J'allai un jour, à la fin du mois de mai, me promener avec ma +fille au jardin d'été, et voulant nous assurer si tout ce qu'on nous +avait dit sur la rapidité de la végétation était vrai, nous remarquâmes +des feuilles d'arbustes qui n'étaient encore qu'en bourgeons. Nous fîmes +un tour d'allée, puis étant revenues aussitôt à la place que nous +venions de quitter, nous trouvâmes les bourgeons ouverts, et les +feuilles entièrement étendues. + +Les Russes tirent parti, même de la rigueur de leur climat pour se +divertir. Par le plus grand froid, il se fait des parties de traîneaux, +soit de jour, soit de nuit aux flambeaux. Puis, dans plusieurs +quartiers, on établit des montagnes de neige sur lesquelles on va +glisser avec une rapidité prodigieuse, sans aucun danger; car des +hommes, habitués à ce métier, vous lancent du haut de la montagne, et +d'autres vous reçoivent en bas. + +Une des belles cérémonies qu'on puisse voir est celle de la bénédiction +de la Néva. Elle a lieu tous les ans, et c'est l'archimandrite qui donne +la bénédiction en présence de l'empereur, de la famille impériale et de +tous les grands dignitaires. Comme à cette époque la glace de la Néva a +pour le moins trois pieds d'épaisseur, on y pratique un grand trou dans +lequel, après la cérémonie, chacun vient puiser de l'eau bénite. Assez +souvent on voit des femmes y plonger de petits enfans; parfois il arrive +à ces malheureuses mères de laisser échapper la pauvre victime du +préjugé; mais alors, au lieu de pleurer la perte de son enfant, la mère +se félicite du bonheur de l'ange qui s'en va prier pour elle. L'empereur +est obligé de boire le premier verre d'eau, que l'archimandrite lui +présente. + +J'ai déjà dit qu'il faut aller dans la rue pour s'apercevoir qu'il fait +froid à Pétersbourg. Les Russes ne se contentent pas de donner à leurs +appartemens la température du printemps, plusieurs salons sont entourés +de grands paravens vitrés, derrière lesquels sont placés des caisses et +des pots remplis des plus belles fleurs que donne chez nous le mois de +mai. + +L'hiver, les appartemens sont éclairés avec le plus grand luxe. On les +parfume avec du vinaigre chaud dans lequel on jette des branches de +menthe, ce qui donne une odeur très agréable et très saine. Toutes les +pièces sont garnies de longs et larges divans, sur lesquels les femmes +et les hommes s'établissent; j'avais si bien pris l'habitude de ces +sièges que je ne pouvais plus m'asseoir sur un fauteuil. + +Les dames russes saluent en s'inclinant, ce qui me paraissait plus noble +et plus gracieux que nos révérences. Elles ne sonnaient point leurs +domestiques, mais les appelaient en frappant dans leurs mains, comme on +dit que font les sultanes dans le sérail. Toutes avaient à la porte de +leur salon un homme en grande livrée, qui restait toujours là, pour +ouvrir aux visites; car je crois avoir remarqué qu'à cette époque +l'usage n'était pas de les annoncer. Mais ce qui m'a paru plus étrange, +c'est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave +sous leur lit. + +Tous les soirs j'allais dans le monde. Non-seulement les bals, les +concerts, les spectacles, étaient fréquens, mais je me plaisais dans ces +réunions journalières, où je retrouvais toute l'urbanité, toute la grâce +d'un cercle français; car, pour me servir de l'expression de la +princesse Dolgorouki, il semble que le bon goût a sauté à pieds joints +de Paris à Pétersbourg. Les maisons ouvertes ne manquaient pas, et dans +toutes on était reçu de la manière la plus aimable. On se réunissait +vers les huit heures, et l'on soupait à dix. Dans l'intervalle, on +prenait du thé comme partout ailleurs; mais le thé en Russie est si +excellent que moi, qu'il incommode et qui ne puis en prendre, j'étais +embaumée par son parfum. Je buvais au lieu de thé de l'hydromèle. Cette +boisson, qui est charmante, se fait avec de bon miel et des petits +fruits qui viennent dans les bois de la Russie; on la laisse pendant un +certain temps à la cave avant de la mettre en bouteille; je la trouve +bien préférable au cidre, à la bière, et même à la limonade. + +Deux maisons extrêmement recherchées étaient celles de la princesse +Michel Galitzin[30] et de la princesse Dolgorouki; il existait même +entre ces deux dames, relativement à leurs soirées, une sorte de +rivalité. La première, moins belle que la princesse Dolgorouki, était +plus jolie. Elle avait infiniment d'esprit, mais fantasque à l'excès. +Elle vous boudait tout à coup sans aucun motif, puis l'instant d'après +vous disait les choses les plus aimables et les plus flatteuses. Le +comte de Choiseul-Gouffier en était amoureux fou au point que les +caprices, l'humeur bizarre qu'il lui fallait supporter, ne faisaient +qu'augmenter son amour. Il était curieux de le voir saluer la princesse +jusqu'à terre lorsqu'elle arrivait après lui dans un salon; mais tel +était autrefois le respect que l'on marquait à la femme que l'on ne +voulait pas afficher, et cela, quel que fût l'amour qu'on avait pour +elle. De nos jours, il est vrai, on n'affiche pas davantage, mais c'est +par indifférence. + +Les soupers de la princesse Dolgorouki étaient charmans; elle y +réunissait le corps diplomatique, les étrangers les plus marquans, et +chacun s'empressait de s'y rendre, tant la maîtresse de maison était +aimable. Aussi n'avais-je pas tardé à répondre aux avances qu'elle avait +bien voulu me faire, et je la voyais très souvent. Elle me donnait +toujours au spectacle une place dans sa loge, qui était fort près du +théâtre, en sorte que je pouvais apprécier parfaitement dans la tragédie +le jeu si noble de madame Hus, dont le son de voix était enchanteur, et +dans la comédie le jeu si fin de mademoiselle Suzette, qui jouait les +rôles de soubrettes. Les acteurs et les actrices de Pétersbourg étaient +tous Français, et sans égaler les grands comédiens que Paris possédait +alors, ils avaient pour la plupart beaucoup de talent, et jouaient avec +un ensemble parfait. Nous ne tardâmes pas d'ailleurs à voir arriver un +homme qui, quoique jeune, avait déjà fait les délices de l'Italie et de +la France. C'était Mandini, que l'on peut dire avoir réuni pour le +théâtre tous les avantages imaginables. Il était beau; il était grand +acteur, et il chantait admirablement[31]. Comme il ne pouvait point +jouer les opéras français, on monta l'été chez la princesse Dolgorouki +plusieurs opéras italiens, qui furent représentés sur le petit théâtre +d'Alexandrowski. On donnait naturellement à Mandini les premiers rôles, +dans lesquels il était si ravissant, qu'il fallait que les dames et les +seigneurs qui le secondaient, eussent fait l'entier sacrifice de leur +amour-propre. + +Aucune femme, je crois, n'avait plus de dignité dans sa personne et dans +ses manières que la princesse Dolgorouki; comme elle avait vu ma +Sibylle, dont elle était enthousiasmée, elle désira que je fisse son +portrait dans ce genre, et j'eus le plaisir de la satisfaire +entièrement. Le portrait fini, elle m'envoya une fort belle voiture, et +mit à mon bras un bracelet, fait d'une tresse de cheveux, sur laquelle +des diamans sont arrangés de manière qu'on y lit: _Ornez celle qui orne +son siècle_. Je fus extrêmement touchée de la grâce et de la délicatesse +d'un pareil présent. + +Je voyais aussi très fréquemment le comte de Strogonoff, son fils et sa +belle-fille. Cette dernière était jeune, jolie et très spirituelle. Son +mari, qui avait vingt-cinq ans au plus, était un homme charmant. Une +actrice qui venait de Paris lui tourna la tête. La comtesse s'aperçut de +son infidélité, et comme elle l'aimait beaucoup, elle en souffrit +excessivement sans jamais lui en parler. Le jeune comte entretenait avec +faste cette actrice, qui s'appelait mademoiselle Lachassaigne; il eut +d'elle un enfant, et lui fit alors six mille roubles de pension. Lorsque +la guerre avec les Français eut lieu, il fut tué; mais la jeune comtesse +continua la pension de six mille roubles à l'actrice. Ce trait me semble +à la fois si noble et si bon qu'il suffit à son éloge. + +La bonne, la charmante princesse Kourakin recevait peu; mais chaque soir +elle se réunissait à la société, le plus souvent chez la princesse +Dolgorouki, où c'était un bonheur pour moi de la rencontrer. Il était +tout-à-fait impossible de la voir deux fois sans l'aimer. Son esprit, +son naturel, sa bonté, je ne sais quoi de naïf dans son caractère qui me +faisait l'appeler l'enfant de sept ans; tout en elle me charmait, tout +lui gagnait les coeurs; et je ne veux pas que l'on croie ici que la +tendre amitié que j'ai sentie pour elle m'engage à flatter sa mémoire. +La princesse Kourakin est venue à Paris où elle est restée long-temps; +madame de Bawr, M. de Sabran, M. Briffaut l'ont connue, ont été ses +amis: ils peuvent dire si mes regrets m'aveuglent, et si la société n'a +point perdu en elle un de ses plus aimables ornemens. + + + + +CHAPITRE XIX. + +Le lac de Pergola.--L'île de Krestowski.--L'île de Zelaguin.--Le général +Melissimo.--Dîner turc.--J'écris à Cléry, valet-de-chambre de Louis +XVI.--Sa réponse.--Je fais le portrait de Marie-Antoinette pour madame +la duchesse d'Angoulême.--Lettre que m'écrit madame la duchesse +d'Angoulême. + + +Une grande jouissance avait lieu pour moi lorsque, après avoir respiré +pendant plusieurs mois un air glacé ou l'air des poêles, je voyais +arriver l'été. La promenade alors me semblait une chose délicieuse, et +je me pressais de parcourir les beaux environs de Pétersbourg. J'allais +très souvent au lac de Pergola[32], seule avec mon bon domestique russe, +prendre ce que j'appelais un bain d'air. Je me plaisais à contempler ce +beau lac si limpide, qui réfléchissait vivement les arbres qui +l'environnaient. Puis je montais sur les hauteurs dont il est entouré. +D'un côté j'avais la mer pour horizon, et je distinguais les voiles des +vaisseaux, éclairées par le soleil. Là régnait un silence qui n'était +troublé que par le chant de mille oiseaux, ou souvent par celui d'une +petite cloche lointaine. Cet air pur, ce lieu sauvage et pittoresque, me +charmait. Mon bon Pierre, qui faisait réchauffer mon petit dîner, ou qui +cueillait des bouquets de fleurs champêtres pour me les apporter, me +faisait penser à Robinson dans son île avec Vendredi. + +J'allais souvent aussi me promener de très grand matin avec ma fille à +l'île de Krestowski. L'extrémité de cette île parait joindre la mer sur +laquelle naviguaient de grandes barques. L'horizon n'avait point de +bornes, et cette vue était calme et belle. Nous y allâmes au soir pour +voir danser les paysannes russes, dont le costume est si pittoresque. +Puis un jour du mois de juillet de je ne sais quelle année, pendant +laquelle la chaleur fut plus forte qu'en Italie, je me souviens que la +mère[33] de la princesse Dolgorouki, ne pouvant la supporter, s'était +établie dans sa cave; sa dame de compagnie, moins susceptible, restait +sur les marches élevés, et lui faisait la lecture. Mais pour en revenir +à l'île de Krestowski, comme nous faisions une promenade en bateau, nous +rencontrâmes une multitude d'hommes et de femmes, se baignant tous +pêle-mêle. Nous vîmes même de loin des jeunes gens tout nus à cheval, +qui allaient ainsi se baigner avec leurs chevaux. Dans tout autre pays +un grand scandale naîtrait de pareilles choses; mais il en est autrement +là où règne l'innocence de la pensée. Aucune indécence ne se passait, +personne ne songeait à mal; car le peuple russe a vraiment l'ingénuité +de la première nature. Dans les familles, l'hiver, le mari, la femme, +les enfans, se couchent ensemble sur leur poêle; si le poêle ne suffit +pas, ils s'étendent sur des bancs de bois, rangés autour de leur +hangard, enveloppés seulement de leur peau de mouton. Enfui ils ont +conservé les moeurs des anciens patriarches. + +Une des promenades qui me charmaient le plus, était celle de l'île de +Zelaguin, qui, pour avoir été un très beau jardin anglais, n'en était +pas moins abandonnée alors. Toutefois il y restait encore de très beaux +arbres, des allées charmantes, un temple, entouré de superbes saules +pleureurs et de petites rivières courantes, quelques masses de fleurs +qui réjouissaient les yeux, des ponts dans le genre anglais, et des +arbres verts magnifiques. Je ne concevais pas comment on avait abandonné +ce lieu qui pouvait devenir le plus délicieux du monde; depuis mon +retour en France, en effet, j'ai appris qu'Alexandre l'a fait soigner, +et qu'il en a fait un des beaux jardins que l'on puisse voir. Il y avait +dans cette île des vues si belles et si pittoresques que j'en ai dessiné +une grande quantité et pour jouir tout à mon aise de cette charmante +promenade, je louai presque en face, sur les bords de la Neva, une +petite maison de bois. + +La situation de cette maisonnette était délicieuse et d'une gaieté +ravissante, en ce que la plupart des barques qui allaient et venaient +sans cesse sur la rivière me donnaient un concert perpétuel de musique +vocale ou d'instrumens à vent. Tout près de moi, le général Melissimo, +grand-maître de l'artillerie, habitait une fort jolie maison, et j'étais +charmée de ce voisinage; car le général était le meilleur et le plus +obligeant des hommes. Comme il avait séjourné long-temps en Turquie, sa +maison offrait un modèle, non-seulement du luxe, mais du _confortable_ +oriental. Il s'y trouvait une salle de bain, éclairée par en haut, et +dans le milieu de laquelle était une cuve assez grande pour contenir une +douzaine de personnes. On descendait dans l'eau par quelques marches; le +linge qui servait à s'essuyer en sortant du bain, était posé sur la +balustrade en or qui entourait la cuve, et ce linge consistait en de +grands morceaux de mousseline de l'Inde brodés en bas de fleurs et d'or, +afin que la pesanteur de cette bordure pût fixer la mousseline sur les +chairs, ce qui me parut une recherche pleine de magnificence. Autour de +cette salle régnait un large divan, sur lequel on pouvait s'étendre et +se reposer après le bain, outre qu'une des portes ouvrait sur un +charmant petit boudoir dont le divan formait un lit de repos. Ce boudoir +donnait sur un parterre de fleurs odoriférantes, et quelques tiges +venaient toucher la fenêtre. C'est là que le général nous donna un +déjeuner en fruits, en fromage à la crème, et en excellent café moka, +qui régala beaucoup ma fille. Il nous invita une autre fois à un très +bon dîner, et le fit servir sous une belle tente turque qu'il avait +rapportée de ses voyages. On avait dressé cette tente sur la pelouse +fleurie qui faisait face à la maison. Nous étions une douzaine de +personnes, toutes assises sur de magnifiques divans qui entouraient la +table: on nous servit une quantité de fruits parfaits au dessert: enfin +ce dîner fut tout-à-fait asiatique, et la manière dont le général +recevait donnait encore du prix à toutes ces choses. J'aurais seulement +désiré chez lui qu'on ne tirât point tout près de nous des coups de +canon au moment où nous nous mettions à table, mais on me dit que +c'était l'usage chez tous les généraux d'armée. + +Je ne louai qu'un été ma petite maison sur la Neva; l'été suivant, le +jeune comte de Strogonoff me prêta une maison charmante à Kaminostroff, +où je me plaisais beaucoup. Tous les matins, j'allais seule me promener +dans une forêt voisine, et je passais mes soirées chez la comtesse +Golovin, qui était établie tout à côté de moi. Je trouvais là le jeune +prince Bariatinski, la princesse Tarente et plusieurs autres personnes +aimables. Nous causions, ou nous faisions des lectures jusqu'au moment +du souper; enfin mon temps se passait le plus agréablement du monde. + +La paix et le bonheur dont je jouissais, ne m'empêchaient pas néanmoins +de penser bien souvent à la France et à ses malheurs. J'étais surtout +poursuivie par le souvenir de Louis XVI et de Marie-Antoinette, au point +qu'un de mes désirs les plus vifs était de faire un tableau qui les +représentât dans un des momens touchans et solennels qui avaient dû +précéder leur mort. J'ai déjà dit que j'avais évité soigneusement la +connaissance de ces tristes détails, mais alors il me fallait bien les +connaître, si je voulais intéresser. Je savais que Cléry s'était réfugié +à Vienne après la mort de son auguste maître, je lui écrivis, et je +l'instruisis de mon désir, en le priant de m'aider à l'exécuter. Fort +peu de temps après, je reçus de lui la lettre suivante, que j'ai +toujours gardée, et que je copie mot pour mot. + + Madame, + + La connaissance parfaite que vous avez des personnages de l'auguste + famille de Louis XVI m'avait fait dire à madame la comtesse de + Rombeck que personne autre que vous ne pourrait rendre les scènes + déchirantes qu'a eu à éprouver cette malheureuse famille, dans le + cours de sa captivité. Des faits aussi intéressans doivent passer à + la postérité, et le pinceau de madame Lebrun peut seul les y + transmettre avec vérité. + + Parmi ces scènes de douleur, on pourrait en peindre six: + + 1° Louis XVI dans sa prison, entouré de sa famille, donnant des + leçons de géographie et de lecture à ses enfans; la reine et madame + Élisabeth occupées en ce moment à coudre et à raccommoder leurs + habits; + + 2° La séparation du roi et de son fils, le 11 décembre, jour que le + roi parut à la convention pour la première fois, et qu'il a été + séparé de sa famille jusqu'à la veille de sa mort. + + 3° Louis XVI interrogé dans la tour, par quatre membres de la + convention, et entouré de son conseil: MM. de Malesherbes, de Sèze + et Tronchet; + + 4° Le conseil exécutif annonçant au roi son décret de mort, et la + lecture de ce décret par Gronvelle; + + 5° Les adieux du roi à sa famille la veille de sa mort; + + 6° Son départ de la tour pour marcher au lieu du supplice. + + Celui de ces faits qui paraît généralement toucher le plus les ames + sensibles, est le moment des adieux. Une gravure a été faite en + Angleterre sur ce sujet; mais elle est bien loin de la vérité, tant + dans la ressemblance des personnages que des localités. + + Je vais tâcher, madame, de vous donner les détails que vous désirez + pour faire une esquisse de ce tableau. La chambre où s'est passée + cette scène peut avoir quinze pieds carrés; les murs sont + recouverts en papier en forme de pierre de taille, ce qui + représente bien l'intérieur d'une prison. À droite, près de la + porte d'entrée, est une grande croisée, et comme les murs de la + tour ont neuf pieds d'épaisseur, la croisée se trouve dans un + enfoncement d'environ huit pieds de large; mais en diminuant vers + l'extrémité où l'on aperçoit de très gros barreaux. Dans + l'embrasure de cette croisée est un poêle de faïence de deux pieds + et demi de large sur trois pieds et demi de haut; le tuyau passe + sous la croisée, et il est adossé à la partie gauche de l'embrasure + et au commencement. De la croisée au mur de face, il peut y avoir + huit pieds; à ce mur et près du poêle est une lampe-quinquet et qui + éclairait toute la salle, la scène s'étant passée de nuit, + c'est-à-dire à dix heures du soir. Le mur de face peut avoir quinze + pieds; une porte à deux venteaux le sépare; mais elle se trouve + plus du côté droit que du gauche. Cette porte est peinte en gris; + un des venteaux doit être ouvert pour laisser apercevoir une partie + de la chambre à coucher. On doit voir la moitié de la cheminée qui + se trouve en face de la porte; une glace est dessus, une partie + d'une tenture de papier jaune, une chaise près de la cheminée, une + table devant; une écritoire, des plumes, du papier et des livres, + sont sur la table. La partie gauche de la salle est une cloison en + vitrage; aux deux extrémités sont deux portes vitrées; derrière + cette cloison est une petite pièce qui servait de salle à manger. + C'est dans cette salle que le roi assis et entouré de sa famille + leur a fait part de ses dernières volontés. C'est en sortant de + cette petite salle à manger, le roi s'avançant vers la porte + d'entrée, comme pour reconduire sa famille, que cette scène doit + être prise, et ce fut aussi le moment le plus douloureux. + + Le roi était debout, tenant par la main droite la reine, qui à + peine pouvait se soutenir; elle était appuyée sur l'épaule droite + du roi; le dauphin, du même côté, se trouve enlacé dans le bras + droit de la reine qui le presse vers elle; il tient avec ses + petites mains celle droite du roi et la gauche de la reine, les + baise et les arrose de ses larmes. Madame Élisabeth est au côté + gauche du roi, pressant de ses deux mains le haut du bras du roi, + et levant les yeux remplis de larmes vers le ciel; Madame Royale + est devant elle, tenant la main gauche du roi, en faisant retentir + la salle des gémissemens les plus douloureux. Le roi toujours + calme, toujours auguste, ne versait aucune larme; mais il + paraissait cruellement affecté de l'état douloureux de sa famille. + Il lui dit avec le son de voix le plus doux, mais plein + d'expressions touchantes: _Je ne vous dis point adieu, soyez + assurée que je vous verrai encore demain matin, à sept + heures.--Vous nous le promettez?_, dit la reine, pouvant à peine + articuler.--_Oui, je vous le promets_, répondit le roi; + _adieu_.--Dans ce moment les sanglots redoublèrent, Madame Royale + tomba presque évanouie aux pieds du roi qu'elle tenait embrassé; + madame Élisabeth s'occupa vivement de la soutenir. Le roi fit un + effort bien pénible sur lui-même, il s'arracha de leurs bras et + rentra dans sa chambre. Comme j'étais près de madame Élisabeth, + j'aidai cette princesse à soutenir Madame Royale pendant quelques + degrés; mais on ne me permit pas de suivre plus loin, et je rentrai + près du roi. Pendant cette scène, quatre officiers municipaux, dont + deux très mal vêtus et le chapeau sur la tête, se tenaient dans + l'embrasure de la croisée, se chauffant au poêle sans se mouvoir. + Ils étaient décorés d'un ruban tricolore avec une cocarde au + milieu. + + Le roi était vêtu d'un habit brun mélangé, avec un collet de même, + une veste blanche de piqué de Marseille, une culotte de casimir + gris et des bas de soie gris, des boucles d'or, mais très simples, + à ses souliers, un col de mousseline, les cheveux un peu poudrés, + une boucle séparée en deux ou trois, le toupet en vergette un peu + longue, les cheveux de derrière noués en catogan. + + La reine, Madame Royale et madame Élisabeth étaient vêtues d'une + robe blanche de mousseline, des fichus très simples en linon, des + bonnets absolument pareils faits en forme de baigneuses, garnis + d'une petite dentelle, un mouchoir garni aussi de dentelle, noué + dessus le bonnet en forme de marmotte. + + Le jeune prince avait un habit de casimir d'un gris verdâtre, une + culotte ou pantalon pareille, un petit gilet de basin blanc rayé, + l'habit décolleté et à revers, le col de la chemise uni et + retombant dessus le collet de l'habit, le jabot de batiste plissé, + des souliers noirs noués avec un ruban, les cheveux blonds sans + poudre, tombant négligemment et bouclés sur le front et sur les + épaules, relevés en natte derrière, et ceux de devant tombaient + naturellement et sans poudre. Les cheveux de la reine étaient + presque tous blancs, ceux de Madame du beau blond clair, et ceux de + madame Élisabeth aussi blonds, mais de nuance plus foncée. Voilà à + peu près, madame, les détails que je puis vous donner sur ce sujet; + s'ils ne remplissent point vos désirs, daignez me faire d'autres + questions, et je tâcherai d'y répondre. Il me reste une grâce à + vous demander, c'est que tous ces détails restent entre nous. Comme + j'ai des notes où tous ces faits sont écrits, je ne voudrais point + qu'ils soient connus avant leur impression[34]. J'espère que + quelque jour vous reviendrez habiter cette ville; et si vous + désirez faire d'autres tableaux sur ces tristes événemens, je suis + fort aise de pouvoir vous être agréable en quelque chose. En + attendant, je vous prie d'agréer, madame, les respectueux hommages + + De votre très humble et très obéissant serviteur, + + CLÉRY. + + Vienne, le 27 octobre 1796. + +Cette lettre me fit une si cruelle impression que je reconnus +l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de +pinceau m'aurait fait fondre en pleurs. Je renonçai donc à mon projet; +toutefois j'eus le bonheur, pendant mon séjour en Russie, de retracer +encore des traits augustes et chéris; voici à quelle occasion. Le comte +de Cossé arriva à Pétersbourg, venant de Mitau où il avait laissé la +famille royale. Il me fit une visite pour m'engager à me rendre auprès +des princes, qui me verraient, me dit-il, avec plaisir. J'éprouvai dans +le moment un bien vif chagrin; car, ma fille étant malade, je ne pouvais +la quitter, et de plus j'avais à remplir des engagemens pris, non +seulement avec des personnages marquans, mais avec la famille impériale, +pour plusieurs portraits, ce qui ne me permettait pas de quitter avant +quelque temps Pétersbourg. J'en exprimai toute ma peine à M. de Cossé, +et comme il ne repartait pas tout de suite, je fis aussitôt de souvenir +le portrait de la reine, que je le priai de remettre à madame la +duchesse d'Angoulême, en attendant que je pusse aller moi-même recevoir +les ordres de Son Altesse Royale. + +Cet envoi me procura la jouissance de recevoir de Madame la lettre que +je joins ici, et que je conserve comme un témoignage qui m'est bien +cher, de sa satisfaction. + +Dès que j'eus repris ma liberté, je courus à Mitau; mais j'eus le +malheur de n'y plus retrouver la famille royale. + + + + +CHAPITRE XX. + +Catherine.--Le roi de Suède.--Le bal masqué.--Mort de Catherine.--Ses +funérailles. + + +On vivait si heureux sous le règne de Catherine, que je puis affirmer +avoir entendu bénir, par les petits comme par les grands, celle à qui la +nation devait tant de gloire et tant de bien-être. Je ne parlerai point +de conquêtes dont l'orgueil national était si prodigieusement flatté, +mais du bien réel et durable que cette souveraine a fait à son peuple. +Durant l'espace de trente-quatre ans qu'elle a régné, son génie +bienfaisant a créé ou protégé tout ce qui était utile, comme tout ce qui +était grandiose. On la voyait ériger à la mémoire de Pierre Ier un +monument immortel, faire bâtir _deux cent trente-sept_ villes en +pierres, disant que les villages en bois qui brûlaient si souvent lui +coûtaient beaucoup; couvrir la mer de ses flottes; établir partout des +manufactures et des banques, si propices au commerce, à Pétersbourg, à +Moscou et à Tobolsck; accorder de nouveaux priviléges à l'Académie; +fonder des écoles dans toutes les villes et les campagnes; faire creuser +des canaux; élever des quais de granit; donner un code de lois; enfin, +introduire l'inoculation que sa volonté puissante était seule capable de +faire adopter par les Russes[35]. + +Tous ces bienfaits sont dus à Catherine seule; car elle n'a jamais +accordé à personne aucune véritable autorité; elle dictait elle-même les +dépêches à ses ministres, qui n'étaient réellement que ses secrétaires. +On raconte que la comtesse de Bruce, qui long-temps a été son amie +intime, lui disait un jour:--Je remarque que les favoris de Votre +Majesté sont bien jeunes.--Je les veux ainsi, répondit-elle: s'ils +étaient d'un âge raisonnable, on dirait qu'ils me gouvernent. Zouboff, +en effet, qui fut le dernier, avait tout au plus vingt-deux ans. Il +était grand, mince, bien fait, et il avait des traits réguliers. Je l'ai +vu pour la première fois à un bal de la cour, donnant le bras à +l'impératrice, qui se promenait. Il portait à sa boutonnière le portrait +de Catherine, entouré de superbes diamans, et elle paraissait le traiter +avec une grande bonté; néanmoins on s'accordait à dire que celui de ses +favoris qu'elle avait le plus aimé, était Lanskoi. Elle le pleura +long-temps. Elle lui avait fait élever un tombeau près du château de +Czarskozelo, où l'on m'a assuré qu'elle allait très souvent seule, au +clair de lune. Au reste, Catherine-le-Grand, comme l'appelle le prince +de Ligne, s'était fait homme; on ne peut parler de ses faiblesses que +comme on parle de celles de François Ier ou de Louis XIV, faiblesses qui +n'influèrent nullement sur le bonheur de leurs sujets[36]. + +Catherine II aimait tout ce qui était grandiose dans les arts. Elle +avait fait construire à l'ermitage les salles du Vatican, et copier les +cinquante tableaux de Raphaël dont ces salles sont ornées. Elle avait +aussi décoré l'Académie des beaux-arts de copiés en plâtre des plus +belles statues antiques, et d'un grand nombre de tableaux des différens +maîtres. L'ermitage qu'elle avait créé et placé tout près de son +palais[37], était un modèle de bon goût sous tous les rapports. On sait +qu'elle écrivait le français avec la plus grande facilité (j'ai vu à la +bibliothèque le manuscrit original du code de lois qu'elle a donné aux +Russes entièrement écrit de sa main, et dans notre langue). Son style, +m'a-t-on dit, était élégant et très concis, ce qui me rappelle un trait +de laconisme que l'on m'a cité d'elle, que je trouve charmant. Quand le +général Souwaroff eut gagné la bataille de Varsovie, Catherine fit +partir aussitôt un courrier pour lui, et ce courrier ne portait à +l'heureux vainqueur qu'une enveloppe de lettre, sur laquelle elle avait +écrit de sa main: _Au maréchal Souwaroff_. + +Cette femme dont la puissance était si grande, était dans son intérieur +la plus simple et la moins exigeante des femmes. Elle se levait à cinq +heures du matin, allumait son feu, puis faisait son café elle-même. On +racontait même qu'un jour, ayant allumé ce feu sans savoir qu'un +ramoneur venait de monter dans la cheminée, le ramoneur se mit à jurer +après elle et à la gratifier des plus grosses invectives, croyant +s'adresser à un feutier. L'impératrice se hâta d'éteindre, non sans rire +beaucoup de se voir traitée ainsi. + +Dès que l'impératrice avait déjeuné, elle écrivait ses lettres, +préparait ses dépêches, restant ainsi seule jusqu'à neuf heures. Alors +elle sonnait ses valets de chambre, qui quelquefois ne répondaient point +à sa sonnette. Un jour, par exemple, impatientée d'attendre, elle ouvrit +la porte de la salle où ils se tenaient, et les trouvant établis à jouer +aux cartes, elle demanda pourquoi ils ne venaient pas quand elle +sonnait; sur quoi l'un d'eux répondit tranquillement qu'ils avaient +voulu finir leur partie, et il n'en fut pas davantage. Une autre fois, +la comtesse de Bruce, qui avait ses entrées chez elle à toute heure, +arrive un matin, et la trouve seule, appuyée sur sa toilette.--Votre +Majesté est bien isolée, lui dit la comtesse.--Que voulez-vous, répond +l'impératrice, mes femmes de chambre m'ont toutes abandonnée. Je venais +d'essayer une robe qui allait si mal, que j'en ai pris de l'humeur; +alors, elles m'ont plantée là. Il n'y a pas jusqu'à Reinette (la +première femme de chambre), qui ne m'ait quittée, et j'attends qu'elles +soient défâchées. + +Le soir, Catherine réunissait autour d'elle quelques-unes des personnes +de sa cour qu'elle affectionnait le plus. Elle faisait venir ses petits +enfans, et l'on jouait à colin-maillard, à la main chaude, etc., jusqu'à +dix heures que Sa Majesté allait se coucher. La princesse Dolgorouki, +qui était du nombre des favorisées, m'a dit souvent par combien de gaîté +et de bonhomie l'impératrice animait ces réunions. Le comte Stackelberg +était des petites soirées, ainsi que le comte de Ségur, dont Catherine +avait distingué l'esprit et l'amabilité. On sait que, lorsqu'elle rompit +avec la France, et qu'elle congédia cet ambassadeur[38], elle lui +témoigna tout le regret qu'elle avait de le perdre;--«Mais, +ajouta-t-elle, je suis aristocrate; il faut que chacun fasse son +métier.» + +Le nom des personnes que l'impératrice invitait aux petites soirées dont +je viens de parler, aussi bien que la présence des jeunes grands-ducs et +grandes-duchesses, semblaient devoir être une garantie suffisante de la +décence qui régnait dans ces réunions. Il n'en parut pas moins à +Pétersbourg un libelle affreux dans lequel on accusait Catherine de +présider tous les soirs aux plus dégoûtantes orgies. L'auteur de cet +infâme écrit fut découvert et chassé de la Russie; mais il faut +malheureusement avouer, à la honte de l'humanité, que ce libelliste, qui +était un émigré français, distingué par son esprit, avait d'abord +intéressé l'impératrice à ses malheurs, au point qu'elle l'avait logé +convenablement, et lui faisait une pension de douze mille roubles! + +Beaucoup de personnes ont attribué la mort de Catherine au vif chagrin +que lui fit éprouver la rupture du mariage projeté entre sa +petite-fille, la grande-duchesse Alexandrine, et le jeune roi de Suède. +Ce prince arriva à Pétersbourg avec son oncle le duc de Sudermanie, le +14 août 1796. Il n'avait que dix-sept ans; sa taille était élancée, son +air doux, noble et fier, ce qui le faisait respecter malgré son jeune +âge. Son éducation ayant été très soignée, il montrait une politesse +tout-à-fait obligeante. La princesse qu'il venait épouser, âgée de +quatorze ans, était belle comme un ange, et il en devint aussitôt très +amoureux. Je me souviens qu'étant venu chez moi voir le portrait que +j'avais fait d'elle, il regardait ce portrait avec tant d'attention, que +son chapeau s'échappa de sa main. + +L'impératrice ne désirait rien tant que ce mariage; mais elle exigeait +que sa petite-fille pût avoir dans le palais de Stockholm et une +chapelle et un clergé de sa religion, et le jeune roi, malgré tout son +amour pour la duchesse Alexandrine, refusait de consentir à ce qui +dérogeait aux lois de son pays. Sachant que Catherine avait fait venir +le patriarche pour le fiancer après le bal qui se donnait le soir, le +roi ne se rendit pas à ce bal, en dépit des courses multipliées de M. de +Marcoff pour le presser d'y venir. Je faisais alors le portrait du comte +Diedrestein; lui et moi allions souvent à ma fenêtre pour voir si le +jeune roi céderait à tant d'instances et prendrait le chemin du bal; il +ne céda point. Enfin, d'après ce que j'ai su de la princesse Dolgorouki, +tout le monde était réuni, lorsque l'impératrice entr'ouvrit la porte de +sa chambre, et dit, d'une voix très altérée: «Mesdames, il n'y aura pas +de bal ce soir.» Le roi de Suède et le duc de Sudermanie quittèrent +Pétersbourg le lendemain matin. + +Que ce soit ou non le chagrin que lui causa cet événement, qui abrégea +les jours de Catherine, la Russie ne tarda pas à la perdre. Le dimanche +qui précéda sa mort, j'allai, le matin après la messe, présenter le +portrait que j'avais fait de la grande-duchesse Élisabeth. L'impératrice +vint à moi, m'en fit compliment, puis me dit: «On veut absolument que +vous fassiez mon portrait, je suis bien vieille; mais enfin, puisqu'ils +le désirent tous, je vous donnerai la première séance d'aujourd'hui en +huit.» Le jeudi suivant, elle ne sonna pas à neuf heures ainsi qu'elle +faisait ordinairement. On attendit jusqu'à dix heures et même un peu +plus; enfin la première femme de chambre entra. Ne voyant pas +l'impératrice dans sa chambre, elle alla au petit cabinet de garde-robe, +et dès qu'elle en ouvrit la porte, le corps de Catherine tomba à terre. +On ne pouvait savoir à quelle heure l'attaque d'apoplexie l'avait +frappée; toutefois le pouls battait encore, on ne perdit donc pas toute +espérance aussitôt; mais de mes jours je n'ai vu une alarme aussi vive +se propager aussi généralement. Pour mon compte, je fus tellement saisie +quand on vint me dire tout bas cette terrible nouvelle, que ma fille, +qui était convalescente, s'aperçut de mon état et s'en trouva mal. + +Je courus, après mon dîner, chez la princesse Dolgorouki où le comte de +Cobentzel, qui allait toutes les dix minutes au palais savoir ce qui se +passait, venait nous en instruire. L'anxiété allait toujours croissant; +elle était affreuse pour tout le monde; car non-seulement on adorait +Catherine, mais on avait une telle peur du règne de Paul! + +Vers le soir, Paul arriva d'un lieu voisin de Pétersbourg qu'il habitait +presque toujours. Lorsqu'il vit sa mère étendue sans connaissance, la +nature reprit un moment ses droits; il s'approcha de l'Impératrice, lui +baisa la main et versa quelques larmes. Enfin Catherine II expira à neuf +heures du soir, le 17 novembre 1796. Le comte de Cobentzel, qui lui vit +rendre le dernier soupir, vint nous dire aussitôt qu'elle n'existait +plus. + +J'avoue que je ne sortis pas de chez la princesse Dolgorouki sans une +grande frayeur, attendu que l'on entendait dire généralement qu'il y +aurait une révolution contre Paul. La foule immense que je vis en +rentrant chez moi, sur la place du château, n'était pas propre à me +rassurer; néanmoins tout ce monde était si tranquille que je pensai +bientôt, avec raison, que nous n'avions rien à craindre pour le moment. +Le lendemain matin, le peuple se rassembla de nouveau sur la place, +exprimant son désespoir, sous les fenêtres de Catherine, par les cris +les plus déchirans. On entendait les vieillards, les jeunes gens, les +enfans appeler leur _matusha_ (leur mère), s'écrier en sanglotant qu'ils +avaient tout perdu. Cette journée fut d'autant plus affligeante qu'elle +était de triste augure pour le prince qui montait sur le trône. + +Le corps de l'impératrice resta exposé pendant six semaines dans une +grande salle du château, illuminée jour et nuit[39], et magnifiquement +décorée. Catherine était étendue sur un lit de parade entouré d'écussons +portant les armes de toutes les villes de l'empire. Son visage était +découvert, sa belle main posée sur le lit. Toutes les dames (dont +quelques-unes étaient alternativement de service auprès du corps) +allaient baiser cette main, ou faisaient le semblant. Pour moi, je ne +l'avais point baisée vivante, je ne voulus pas la baiser morte, et +j'évitai même de regarder le visage, qui me serait resté si tristement +dans l'imagination. + +Sitôt après la mort de sa mère, Paul avait fait déterrer Pierre III, son +père, inhumé depuis trente-cinq ans dans le couvent d'Alexandre Newski. +On n'avait trouvé dans le cercueil que des os et la manche de l'uniforme +de Pierre. Paul voulut que l'on rendît à ces restes les mêmes honneurs +qu'à ceux de Catherine. Il les fit exposer au milieu de l'église de +Cazan, et le service fut fait par de vieux officiers, amis de Pierre +III, que son fils s'était pressé de faire revenir, et qu'il combla +d'honneurs et de bienfaits. + +L'époque des funérailles arrivée, on transporta avec pompe le cercueil +de Pierre III, sur lequel son fils avait fait placer une couronne, près +de celui de Catherine, et tous deux furent conduits ensemble à la +citadelle, celui de Pierre marchant le premier; car Paul voulait au +moins humilier la cendre de sa mère. Je vis de ma fenêtre cette lugubre +cérémonie comme on voit un spectacle des premières loges. Le cercueil de +l'empereur défunt était précédé par un chevalier de la garde, armé de +pied en cap d'une armure d'or; celui qui marchait devant le cercueil de +l'impératrice n'avait qu'une armure de fer[40], et les assassins de +Pierre III, sur l'ordre de son fils, étaient obligés de porter les coins +de son drap mortuaire. Paul suivait le cortége à pied, tête nue, avec sa +femme et toute la cour, qui était très nombreuse et dans le plus grand +deuil. Les dames avaient de longues robes à queue et d'immenses voiles +noirs qui les entouraient. Il leur fallut marcher ainsi dans la neige +par un froid horrible, depuis le palais jusqu'à la forteresse[41], qui +est à une fort grande distance de l'autre côté de la Néva. Au retour, +j'en vis quelques-unes qui étaient mourantes de fatigue. + +Le deuil se porta six mois. Les femmes sans cheveux, ayant des bonnets à +pointe avancés sur le front, qui ne les embellissaient pas du tout; mais +ce léger désagrément était bien peu de choses, comparé aux vives +inquiétudes que faisait naître dans tout l'empire la mort de Catherine +II. + + + + +LISTE DE MES PORTRAITS. + +1 Buste, d'après moi, pour l'Académie de Saint-Luc. + +1 Mon portrait pour la galerie de Florence. + +1 Copie du même pour lord Bristol. + +1 Miss Pitt, fille de lord Camelfort. + +1 Mademoiselle Roland, depuis lady Welesley. + +1 Madame Silva, Portugaise. + +1 La comtesse Potoska. + +2 Mesdames de France, Adélaïde et Victoire. + +Plusieurs études de paysages, à l'huile et au pastel, des environs de +Rome. + +-- + +9 + + * * * * * + +À NAPLES. + +1 La comtesse Scawronski à mi-jambes. + +2 Deux bustes de la même. + +1 Lady Hamilton en bacchante couchée. + +1 La même en sibylle en pied. + +1 La même en bacchante, dansant avec un tambour de basque. + +1 Tête de la même en sibylle. + +1 La princesse Marie-Thérèse, qui a épousé l'empereur François II. + +1 La princesse Marie-Louise, qui a épousé le grand-duc de Toscane. + +1 Le prince héréditaire, père de la duchesse de Berry. + +1 La princesse Marie-Christine. + +1 Paësiello composant. + +1 Le prince Resoniko. + +1 Lord Bistol, à mi-jambes. + +1 Le bailly de Litta. + +1 La reine de Naples. + +Plusieurs études du Vésuve et des environs de Naples. + +-- + +16 + + * * * * * + +PARME, BOLOGNE, TURIN, FLORENCE. + +1 Une tête à l'huile pour l'Académie de Parme. + +1 Un petit buste à l'huile pour l'Institut de Bologne. + +1 Madame Gourbillon, attachée à Madame, femme de Louis XVIII. + +1 Son fils. + +1 Une baigneuse, d'après ma fille. + +1 Mademoiselle Porporati. + +1 Copie du portrait de Raphaël à Florence. + +Plusieurs paysages d'après nature. + +-- + +7 + + * * * * * + +VENISE. + +1 Madame Marini. + + * * * * * + +VIENNE. + +1 Madame Bistri, Polonaise. + +1 Mademoiselle de Kaquenet. + +1 La comtesse Kinski, à mi-jambes. + +1 La même en buste. + +1 La comtesse du Buquoi, soeur du prince Paar. + +1 La comtesse Rosamowfski. + +1 La comtesse de Palfi. + +1 La princesse Lichtenstein, en pied. + +1 Le baron de Strogonoff, grand buste. + +1 Le baron de Strogonoff, avec les mains. + +1 Le comte de Czhernicheff, avec un domino noir, tenant un masque. + +1 La comtesse Zamoiska, dansant avec un schall. + +1 Mademoiselle la comtesse de Fries, en + + + +Sapho, tenant une lyre et chantant, jusqu'à mi-jambes. + +1 La duchesse de Guiche, buste, en turban bleu. + +2 Deux portaits du prince Schotorinsky, dont l'un en manteau. + +1 Madame de Schoenfeld, femme du ministre de Saxe, tenant son enfant sur +ses genoux. + +1 Le prince Henry Lubomirski, jouant de la lyre, en Amphyon, et deux +nayades qui l'écoutent. + +1 La princesse de Lystenstein, en pied, en Iris, traversant des nuages. + +1 La princesse d'Esterhazy, en pied, rêvant au bord de la mer, assise +sur des rochers. + +1 La princesse Louise Galitzin. + +1 Madame de Mayer. + +1 Une petite baigneuse pour la reine. + +1 Madame la comtesse Severin Potoska. + +1 La princesse de Wurtemberg. + +1 Un petit tableau pour le comte de Wilsechk. + +1 Madame la comtesse de Braonne, jusqu'aux genoux. + +1 Un petit portrait pour madame de Carpeny. + +1 Madame la duchesse de Polignac, faite de souvenir après sa mort. + +1 Le jeune Edmond, de la famille de Polignac. + +1 La princesse Sapia. + +-- + +31 + + * * * * * + +PASTELS FAITS À VIENNE. + +1 M. le comte de Woina, fils de l'ambassadeur de Pologne. + +1 Mademoiselle Caroline de Woina, sa soeur. + +1 Mademoiselle la comtesse Metzy de Polignac, fille du père du duc de +Polignac. + +1 Mademoiselle la comtesse Thérèse de Hardik. + +2 Les deux frères de la duchesse de Guiche. + +1 Le frère de mademoiselle de Fries, en buste. + +2 Deux bustes de la comtesse de Rombec. + +1 Le comte Jules de Polignac. + +1 La princesse de Lynoski. + +1 Lady Guisford. + +2 Mesdemoiselles de Choisy. + +1 Mademoiselle Schoën. + +1 Angenor, enfant, fils de la duchesse de Polignac. + +1 Le jeune comte son frère, M. de Fries. + +1 Madame la comtesse de Thoun. + +1 Madame la comtesse d'Harrack. + +1 Un petit dessin de la même. + +1 M. de Rivière. + +1 M. Thomas, architecte. + +1 Madame la comtesse de Rombec. + +1 Le marquis de Rivière. + +Plusieurs paysages faits d'après nature dans les environs de Vienne. + +-- + +24 + +88 total général. + +FIN DU TOME SECOND. + + + + +NOTES + +[1: Celui dont on connaît de si belles gravures, entre autres une faite +d'après le tableau de Santerre, qui représente la chaste Suzanne entre +les deux vieillards. Le burin éminemment classique de Porporati, comme +celui de M. Desnoyers, sera toujours apprécié par les vrais +connaisseurs.] + +[2: Ce tableau a été acheté par la France; il est resté depuis au musée +du Louvre.] + +[3: Nous l'avons eu au Musée.] + +[4: Il faut croire que de Turin on instruisait le gouvernement papal du +nom de tous les voyageurs français qui traversaient les États romains]. + +[5: Les Médicis ont élevé à Gioto, Florentin de naissance, un monument +sur lequel est placé le portrait de ce peintre]. + +[6: Ces deux tableaux étaient le portrait de Robert, sa palette à la +main, et le mien tenant ma fille dans mes bras.] + +[7: Lord Gréville était de l'antique famille des Warwick.] + +[8: On m'a dit que cette enfant était la fille de lord Nelson.] + +[9: Ceci me rappelle encore un trait du chevalier Hamilton. Dans le +cazin dont je parle j'avais fait avec du charbon, sur un dessus de +porte, deux petites têtes d'expression, que je fus bien surprise de +retrouver en Angleterre chez lord Warwick. Le chevalier avait fait scier +le chambranle, et vendu ces croquis: je ne me rappelle plus pour quelle +somme.] + +[10: M. Lethière, qui a été directeur de l'Académie de Rome, il y a peu +d'années, était venu alors à Naples pour y copier quelques tableaux, +entre autres la Descente de croix de l'Espagnolet qui est à la +Chartreuse et qu'il copia admirablement.] + +[11: Je me suis aussi très bien trouvé de mon voile vert à Pétersbourg, +où la neige est si brillante qu'elle m'aurait fait perdre la vue.] + +[12: Tous deux étaient alors secrétaires de légation à Naples. M. Amaury +Duval est frère de M. Alexandre Duval, l'auteur dramatique.] + +[13: Trois des enfans de M. de Bombelles ont aujourd'hui dans le monde +des positions brillantes. L'aîné, le conte Louis de Bombelles, est +ministre d'Autriche en Suisse; le second, le comte Charles, est +grand-maître de la maison de Marie-Louise; et le troisième, le comte +Henri, est ministre d'Autriche à Turin.] + +[14: On les a vus à Paris.] + +[15: Frère de ma belle-soeur.] + +[16: Depuis j'ai su que ce chef-d'oeuvre avait été bien autrement +dégradé. On m'a dit que, pendant les dernières guerres de Bonaparte en +Italie, les soldats s'amusaient à tirer des coups de fusils à balles +dans la Cène de Léonard de Vinci! Maudits soient ces barbares!] + +[17: Avant la révolution, on voyait au palais Bourbon plusieurs grands +et beaux tableaux de lui, qui représentaient les batailles du prince de +Condé, père du duc de Bourbon.] + +[18: M. de Rivière ayant embrassé plus tard la carrière de la +diplomatie, est mort en 1833, à Paris, où il était ministre de +Hesse-Cassel.] + +[19: Ce tableau de Raphaël a été fort bien gravé à Dresde par Schender.] + +[20: L'empereur Alexandre a fait rétablir cette route depuis que j'ai +quitté la Russie: elle est fort belle maintenant.] + +[21: Dans les derniers temps de mon séjour à Pétersbourg, le prince +Nariebskin, grand écuyer, tenait constamment une table ouverte de +vingt-cinq à trente couverts pour les étrangers.] + +[22: Celui qui depuis a été ministre en Russie.] + +[23: Le rouble valait trois francs.] + +[24: On appelait ainsi alors les manches longues.] + +[25: On appelle ainsi d'immenses salons dont un large divan fait le +tour.] + +[26: Cette salle était garnie de chaque côté par des gradins, sur +lesquels, les jours de bal, se plaçaient les habitans de Pétersbourg qui +n'étaient pas de la cour.] + +[27: Ce costume était habituellement celui de Catherine. Seulement elle +ne portait de diamans que les jours de bal ou de gala, et changeait +l'étoffe du dolman selon la saison.] + +[28: À la vérité on a soin de donner aux cochers des habits et des gants +fourrés, et quand le froid dépasse les degrés ordinaires, si quelque +seigneur veut recevoir ou donner un bal, il leur fait distribuer du bois +pour qu'ils établissent des feux de bivouac dans les cours et dans la +rue.] + +[29: Il a toujours été impossible d'établir un pont d'une rive à +l'autre; aucun ne résisterait aux glaçons de la Doga. La communication +entre les deux bords n'existe que par un pont de bateaux qu'on retire au +moment de la débâcle. J'ai vu pourtant au palais des beaux-arts le +modèle d'un pont d'une seule arche qu'un esclave russe à fait +d'instinct, n'ayant reçu nulle éducation. Ce modèle est admirable. Il +faut que de fortes raisons empêchent de l'exécuter.] + +[30: La princesse Galitzin a fait plusieurs séjours à Paris, où elle a +marié une de ses filles à un Français, M. le comte de Caumont.] + +[31: Il arrivait de Paris où plusieurs personnes peuvent encore se +souvenir de l'avoir entendu.] + +[32: Ce lieu appartenait à madame de Schouvaloff, femme de l'auteur de +l'Épitre à Ninon. Sa fille a épousé le comte Diedrestein, frère de la +belle comtesse Kinski.] + +[33: La princesse Bariatinski. Elle avait été jolie comme un ange, et +son esprit fin et naturel la rendait une des plus aimables femmes de +Pétersbourg.] + +[34: Tout le monde sait que les mémoires de Cléry ont paru.] + +[35: Elle se fit inoculer la première pour donner l'exemple; elle fonda +aussi un établissement pour les enfans trouvés.] + +[36: Je suis très fâchée que madame la duchesse d'Abrantes, qui a fait +paraître récemment un ouvrage sur Catherine II, ou n'ait pas lu ce +qu'ont écrit le prince de Ligne et le comte de Ségur, ou ne se soit pas +soumise à ces deux témoignages irrécusables. Elle aurait plus justement +apprécié, admiré, ce qui distingue cette grande impératrice, considérée +comme souveraine, et elle aurait respecté davantage la mémoire d'une +femme dont notre sexe peut s'enorgueillir sous tant de rapports +importans.] + +[37: Le palais que Catherine habitait à Pétersbourg est d'une +architecture lourde, mais les appartemens sont vastes et beaux.] + +[38: Le comte d'Esterhazy, envoyé par Louis XVIII, était l'ambassadeur +de France reconnu à la cour de Pétersbourg quand j'y arrivai.] + +[39: C'était dans cette même salle que j'avais vu donner les bals. Aussi +je ne saurais dire quel effet me fit éprouver pendant six semaines cette +illumination que je voyais tous les soirs en rentrant chez moi.] + +[40: Le chevalier qui portait l'armure d'or est mort de fatigue.] + +[41: C'est dans la forteresse que sont enterrés tous les souverains +russes. Le tombeau de Pierre Ier que l'on y voit est le plus simple du +monde.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + +***** This file should be named 23020-8.txt or 23020-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/3/0/2/23020/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/23020-8.zip b/23020-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..786f97c --- /dev/null +++ b/23020-8.zip diff --git a/23020-h.zip b/23020-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..644d54a --- /dev/null +++ b/23020-h.zip diff --git a/23020-h/23020-h.htm b/23020-h/23020-h.htm new file mode 100644 index 0000000..800b22d --- /dev/null +++ b/23020-h/23020-h.htm @@ -0,0 +1,6993 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun,(2/3) by Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (2/3) + +Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +Release Date: October 12, 2007 [EBook #23020] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + + + + +<h2>SOUVENIRS</h2> + +<h5>DE</h5> + +<h3>MADAME LOUISE-ÉLISABETH</h3> + +<h1>VIGÉE-LEBRUN,</h1> + +<p class="mid">DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,<br> DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET +D'ARCADIE,<br> DE PARME ET DE BOLOGNE,<br> DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE +GENÈVE ET AVIGNON.</p><br><br> + +<p class="i30"> En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai<br> le temps passé, qui + doublera pour ainsi<br> dire mon existence.<br><br> + + J.-J. Rousseau.</p> + +<br> + + + +<h3>TOME SECOND</h3> + +<br> + +<h2>PARIS,</h2> + +<h3>LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,</h3> + +<h5>RUE DE SEINE, 14 BIS.</h5> +<hr class="short"> + +<h4>1835.</h4> +<br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p> +<br> + +<h2>AVANT-PROPOS</h2> + +<h4>DE L'AUTEUR.</h4> + +<p>La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le choléra vint +enlever à Pétersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps +à toute idée de continuer mes <i>Souvenirs</i>, pour lesquels cependant +j'avais déjà rassemblé les matériaux nécessaires. Les instances de mes +amis m'ayant fait consentir l'an dernier à reprendre ce travail, le +lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume écrit dans une +autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur +d'achever le récit de ma vie pour celle qui me l'avait fait +entreprendre.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3> + +<p class="mid">Turin, Porporati, le Corrége.--Parme, M. de Flavigni, les Églises, +l'Infante de Parme.--Modène.--Bologne.--Florence.</p> + +<br><hr class="short"><br> +<p>Après avoir traversé Chambéry, j'arrivai à Turin extrêmement fatiguée de +corps et d'esprit, car une pluie battante m'avait empêchée, pendant +toute la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien +de plus ennuyeux que les voiturins qui cheminent constamment au pas. +Enfin, mon conducteur me déposa dans une très mauvaise auberge. Il était +neuf heures du soir; nous mourions de faim; mais comme il ne se trouvait +rien à manger dans la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous +fûmes obligées de nous coucher sans souper.</p> + +<p>Le lendemain de très bonne heure, je fis prévenir de mon arrivée le +célèbre Porporati<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>, que j'avais beaucoup vu pendant son séjour à +Paris. Il était alors professeur à Turin, et il vint aussitôt me faire +une visite. Me trouvant si mal dans mon auberge, il me pria avec +instance de venir loger chez lui, ce que je n'osai d'abord accepter; +mais il insista sur cette offre avec une vivacité si franche, que je +n'hésitai plus, et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitôt +avec mon enfant. Je fus reçue par sa fille, âgée de dix-huit ans, qui +logeait avec lui, et qui se joignit à son père pour avoir de moi tous +les soins imaginables pendant les cinq ou six jours que je passai dans +leur maison.</p> + +<p>Étant pressée de continuer ma route vers Rome, je ne voulus voir +personne à Turin. Je me contentai de visiter la ville et de faire +quelques excursions dans les beaux sites qui l'environnent. La ville est +fort belle; toutes les rues sont parfaitement alignées et les maisons +bâties régulièrement. Elle est dominée par une montagne appelée la +Superga, lieu de sépulture, destinée aux rois de Sardaigne.</p> + +<p>Porporati me conduisit d'abord au musée royal, où j'admirai une +collection de superbes tableaux des diverses écoles, entre autres celui +<i>de la femme hydropique</i> de Gérard Dow<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, qu'on peut appeler un +chef-d'oeuvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables de +Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui représente une famille +de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et demi de hauteur. +Il est certain que Vandick a pris plaisir à faire ce tableau si +remarquable; car, non seulement les têtes et les mains, mais les +draperies, les moindres accessoires, tout est fini et tout est parfait, +tant pour le coloris que pour l'exécution. Vandick, au reste, tenait la +plus grande place dans ce musée du roi, où je trouvai peu de tableaux +des maîtres d'Italie.</p> + +<p>Porporati voulut aussi me mener au spectacle. Nous allâmes au grand +théâtre, et là, j'aperçus aux premières loges le duc de Bourbon et le +duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien long-temps. Le père +alors paraissait encore si jeune, qu'on l'aurait cru le frère de son +fils.</p> + +<p>La musique me fit grand plaisir, et comme je demandais à Porporati si sa +ville renfermait beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tête et me +dit: «Ils n'en ont aucune idée, et voici ce qui vient de m'arriver ici: +un très grand personnage, ayant entendu dire que j'étais graveur, est +venu dernièrement chez moi pour me faire graver son cachet.»</p> + +<p>Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince +opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts.</p> + +<p>Je quittai mes aimables hôtes pour aller à Parme. À peine étais-je +arrivée dans cette dernière ville, que je reçus la visite du comte de +Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de +Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontré en +France; mais son extrême bonté et la grâce qu'il mit à m'obliger en tout +me le firent bientôt connaître et apprécier. Sa femme aussi combla de +soins ma fille et moi, et leur société me fut de la plus agréable +ressource dans une ville où je ne connaissais personne.</p> + +<p>M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable. +Après avoir été contempler le magnifique tableau du Corrége, <i>la Créche</i> +ou <i>la Nativité</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a> +<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>, je visitai les églises, dont les ouvrages de ce +grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant +de tableaux divins sans croire à l'inspiration que l'artiste chrétien +puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions; +mais la poésie du christianisme me semble bien plus belle.</p> + +<p>Je montai tout au haut de l'église Saint-Jean; là, je m'établis dans le +cintre pour admirer de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs +anges dans une gloire, entourés de nuages légers. Ces anges sont +réellement célestes; leurs physionomies, toutes variées, ont un charme +impossible à décrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les +figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir +un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette +coupole, vue du bas de l'église.</p> + +<p>On peut admirer aussi dans l'église de Saint-Antoine, en entrant à +gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je +connaisse, et d'une couleur inimitable.</p> + +<p>J'ai remarqué dans la bibliothèque de Parme un buste antique d'Adrien, +très bien conservé, quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en bronze +d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de +médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége!... le Corrége est la +grande gloire de Parme.</p> + +<p>M. le comte de Flavigny me présenta à l'infante (soeur de +Marie-Antoinette), qui était beaucoup plus âgée que notre reine, dont +elle n'avait ni la beauté ni la grâce. Elle portait le grand deuil de +son frère l'empereur Joseph II, et ses appartemens étaient tout tendus +de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus +qu'elle était fort maigre et d'une extrême pâleur.</p> + +<p>Cette princesse montait tous les jours à cheval. Sa façon de vivre comme +ses manières étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point +charmée, quoiqu'elle m'ait reçue parfaitement bien.</p> + +<p>Je ne séjournai que peu de jours à Parme; la saison avançait, et j'avais +les montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très pressée de me +mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon +départ de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il désirait me +confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma +fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva, +et je fus remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que +je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à Rome.</p> + +<p>Je m'arrêtai très peu à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort +agréable à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques qui mettent +les piétons à l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect +grandiose et élégant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de +Raphaël et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc., +etc. On y voit aussi quantité de curiosités remarquables et des dessins +des plus grands maîtres italiens; quelques statues antiques, un grand +nombre de belles médailles, ainsi que des camées en agate très précieux.</p> + +<p>La bibliothèque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente +mille volumes, beaucoup d'éditions très rares et des manuscrits.</p> + +<p>Le théâtre rappelle les amphithéâtres des anciens. Les remparts sont la +promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins +sont charmantes, riches et bien cultivées.</p> + +<p>Après avoir traversé les montagnes qui ont bien quelque chose +d'effrayant, car le chemin est très étroit et très escarpé, et bordé de +précipices, ce qui m'engagea à en faire une partie à pied, nous +arrivâmes à Bologne. Mon désir était de passer au moins une semaine dans +cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son école, regardée +généralement comme une des premières de l'Italie, et pour visiter tant +de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette +intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me dit +l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Française, vous +ne pouvez passer qu'une nuit ici.</p> + +<p>Me voilà au désespoir, d'autant plus que dans le moment même, je vis +entrer un grand homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce qui +me le fit reconnaître aussitôt pour un messager du gouvernement papal. +Ses habits, son visage pâle et sérieux, lui donnaient un aspect qui me +fit tout-à-fait peur. Il tenait à la main un papier, que je pris +naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre +heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un +air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici +tant qu'il vous plaira, madame, répondit-il.</p> + +<p>On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon +empressement à profiter de cette faveur<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a> +<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. Je me rendis aussitôt à +l'église de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau du martyre de +cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si +bien exprimée sur le beau visage de sainte Agnès, celui du bourreau qui +la frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature +toute divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une +pieuse admiration.</p> + +<p>Je m'étais agenouillée devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me +faisaient entendre l'ouverture d'<i>Iphigénie</i> parfaitement bien exécutée. +Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des +païens et la jeune victime chrétienne, le souvenir du temps si calme et +si heureux où j'avais entendu cette même musique, et la triste pensée +des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon +coeur au point que je me mis à pleurer amèrement et à prier Dieu pour la +France. Heureusement j'étais seule dans l'église, et je pus y rester +long-temps, livrée aux émotions si vives qui s'étaient emparées de mon +ame.</p> + +<p>En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les +chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'école de Bologne, plus féconde +qu'aucune autre école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire +les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain, +ont orné ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode +me suivait, s'obstinant à me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela +m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine +inutile; que je connaissais tous ces maîtres. Il se contenta donc de +continuer seulement à m'accompagner; mais comme il m'entendait +m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me +quitta pour aller dire à mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai +conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y +connaisse aussi bien qu'elle.</p> + +<p>Le palais Caprara renferme, dans sa première galerie, des trophées +militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de +généraux vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus célèbre +guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique +dans son genre.</p> + +<p>On voit, dans la seconde galerie, une tête de prophète et la Sibylle de +Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain, +quelques têtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du +Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande finesse.</p> + +<p>Le palais Bonfigliola possède un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, une +Sibylle du Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs +autres chefs-d'oeuvre.</p> + +<p>Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle +d'Annibal Carrache, la Déposition du Christ, effet de nuit, superbe +tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-même. Un plafond +du Guerchin représentant Hercule qui étouffe Antée, et le Départ d'Agar, +beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on voit le +chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant ensemble. Ce +tableau réunit toutes les perfections; les moindres détails y sont d'une +telle vérité, que ces deux figures font illusion au point qu'on croit +les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide a fait de +plus beau.</p> + +<p>Trois jours après mon arrivée (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue +membre de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en +était le directeur, vint m'apporter lui-même mes lettres de réception.</p> + +<p>Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idée de tous +ceux que j'allais trouver à Florence. Après avoir traversé les Apennins +et les montagnes arides de <i>Radico Fani</i>, nous parcourûmes un pays plein +de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. À droite du chemin, +on me montra un petit volcan, qui s'enflamme à l'approche d'une lumière, +et que l'on nomme <i>Fuoco di Lagno</i>. Plus loin, le chemin s'étant élevé, +je découvris Florence, située au fond d'une large vallée, ce qui d'abord +me parut triste; car j'aime beaucoup que l'on bâtisse sur les hauteurs; +mais sitôt que j'entrai dans la ville, je fus surprise et charmée de sa +beauté.</p> + +<p>Après m'être installée dans l'hôtel qu'on m'avait indiqué, je débutai +par aller, avec ma fille et le vicomte de Lespignière, me promener sur +une montagne des environs, d'où l'on découvre une vue magnifique, et sur +laquelle se trouvent beaucoup de cyprès. Ma fille, en les regardant, me +dit: «Ces arbres-là invitent au silence.» Je fus si surprise qu'un +enfant de sept ans pût avoir une idée de ce genre, que je n'ai jamais +oublié cela.</p> + +<p>Malgré le désir extrême que j'avais d'arriver à Rome, il m'était +impossible de ne pas séjourner un peu dans cette charmante ville. +J'allai voir avant tout la célèbre galerie que les Médicis ont enrichie +avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, on aperçoit +d'abord une quantité de tombeaux antiques<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a> +<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>; et contre la porte, se +trouve placée la fameuse statue du Gladiateur. De ce vestibule, on entre +dans la galerie qui renferme tant de superbes statues. La Vénus de +Médicis, les deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et +le Bacchus de Jean de Bologne, et la belle scène de la Niobé. Ces +principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi décorée +par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont de Raphaël, un d'André del +Sarte, et d'autres de divers grands maîtres. Dans une seconde salle, on +voit en sculpture: Euphrosine couchée, Alexandre mourant; en peinture: +une Vénus du Titien, un très beau Vanderveft, de superbes paysages de +Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'oeuvre que je ne cite point; car il +faudrait un volume pour entrer dans quelques détails sur toutes les +richesses que j'eus le bonheur d'admirer dans ce lieu de délices pour un +artiste.</p> + +<p>J'allai le lendemain au palais Pitti, où, dans la première salle, je +distinguai surtout la Charité, peinte par le Guide, le portrait d'un +philosophe par Rembrandt, un tableau à la fois très fin et très +vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, et la +vision d'Ézéchiel, admirable petit tableau de Raphaël. On y remarque +aussi le portrait d'une femme habillée en satin cramoisi, peint par le +Titien avec autant de vigueur que de vérité.</p> + +<p>La seconde salle renferme quatre beaux tableaux du vieux Palme; et de +Rubens, un grand tableau allégorique, une Sainte Famille, ainsi que son +tableau des Philosophes, qui est superbe; le portrait d'un cardinal, +peint par Vandick, dont la belle couleur et la grande vérité sont +remarquables. C'est aussi dans cette salle que l'on voit la Madone à la +Seggiola, Léon X et Jules II, par Raphaël, trois chefs-d'oeuvre, si +dignes de leur haute renommée.</p> + +<p>On trouve dans la troisième salle un grand et beau tableau d'André del +Sarte représentant la Vierge, Jésus et saint Jérôme; Paul III, du +Titien, admirable de vérité; un tableau allégorique, deux paysages, et +la fameuse fête de village, par Rubens; enfin, une Sainte Famille assise +sur des ruines, magnifique tableau de Raphaël.</p> + +<p>Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus d'un bassin qui a vingt pieds +de diamètre, on voit une statue colossale de Neptune, et trois Fleuves +qui versent de l'eau en abondance; toutes ces figures, d'une très belle +composition, sont de Jean de Bologne.</p> + +<p>Dès que je pus m'arracher à la jouissance de parcourir la galerie des +Médicis et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautés que renferme +Florence. D'abord, les portes du baptistère de <i>Guilberti</i>, dont les +sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. Ces +sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief des +figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques, +tout est d'une exécution si parfaite, qu'on pourrait en faire des +tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange les +nommait-il les portes du paradis.</p> + +<p>À l'église de Saint-Laurent, je m'arrêtai long-temps dans la chapelle +des Médicis, dont plusieurs tombeaux ont été exécutés d'après les +dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir de plus beau que ces +tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, d'autres en granit +égyptien. Dans des niches en marbre noir on a placé des statues en +bronze doré. C'est dans l'église Santa-Croce que se trouve le mausolée +de Michel-Ange. Là, il faut se prosterner.</p> + +<p>Je suis montée au cloître de l'Annonciate, peint par André del Sarte. +Ces diverses compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet, +et qui tient même de l'antique. Les figures pleines d'expression et de +vérité sont d'une excellente couleur. Il est bien malheureux que l'on +n'ait pas soigné ces chefs-d'oeuvre, qui auraient suffi à la réputation +de ce grand peintre. La Vierge, nommée la <i>Madona del Sacco</i>, est +divine. On la prendrait pour une vierge de Raphaël.</p> + +<p>On sent bien que je ne pouvais quitter Florence sans aller au palais +Altoviti pour voir le beau portrait que Raphaël a fait de lui-même. Ce +portrait a été mis sous verre afin de le conserver, et cette précaution +a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la chair sont restés +purs et d'une belle couleur. Les traits du visage sont régulièrement +beaux, les yeux charmans, et le regard est bien celui d'un observateur.</p> + +<p>Je ne négligeai pas de visiter la bibliothèque des Médicis, qui possède +les manuscrits les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont les +marges à gauche sont peintes dans la perfection; ces sujets saints sont +rendus en miniature avec des couleurs et un fini admirables.</p> + +<p>Le jour que j'allai visiter la galerie où se trouvent les portraits des +peintres modernes peints par eux-mêmes, on me fit l'honneur de me +demander le mien pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer +quand je serais arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil +dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann, une des gloires de notre +sexe.</p> + +<p>Tout le temps de mon séjour à Florence fut un temps d'enchantement. +J'avais fait connaissance avec une dame française, la marquise de +Venturi, qui me comblait d'amitiés et d'obligeances. Les soirs, elle me +menait promener sur les bords de l'Arno, où arrivent, à une certaine +heure, une quantité de voitures élégantes et de beau monde, dont la +présence animait ce lieu charmant. Ces promenades et mes courses du +matin à la galerie Médicis, aux églises et aux palais de la ville, me +faisaient passer mes journées d'une manière ravissante; et si j'avais pu +ne point penser à cette pauvre France, j'aurais été alors la plus +heureuse des créatures.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="mid">Borne.--Saint-Pierre.--Le Muséum.--Drouais.--Raphaël.--Le Vatican.--Le +Colysée.--Angelica Kaufmann.--Le cardinal de Bernis.--Usage romain.--Mes +déménagemens.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Peu de jours après mon arrivée à Rome, j'écrivais à Robert le paysagiste +la lettre suivante:</p> + +<p class="rig"> Rome, 1er décembre 1789.</p><br><br> + +<p> J'ai quitté avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence où + j'ai vu très rapidement des chefs-d'oeuvre si remarquables, et que + je me promets bien de revoir avec plus de soin à mon retour de + Rome.</p> + +<p> Vous avez été témoin des gros soupirs que me faisaient pousser les + récits de tous ceux qui avaient eu le bonheur de séjourner ici. + Vous savez combien je désirais visiter à mon tour cette belle + patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du + pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagée à faire ne + m'auraient pas permis de réaliser mon désir, si, pour notre malheur + à tous, la révolution n'était pas venue me déterminer à quitter + Paris, dont le charme était détruit pour moi.</p> + +<p> Vous savez, mon cher ami, qu'à quelque distance de Rome on découvre + déjà le dôme de Saint-Pierre? Il m'est impossible de vous dire la + joie que j'éprouvai lorsque je l'aperçus: je croyais rêver ce que + j'avais souhaité si long-temps en vain. Enfin je me trouvai sur le + Ponte Mole; je vous avouerai même tout bas qu'il m'a paru bien + petit, et le Tibre si chanté, bien sale. J'arrive à la porte del + Popolo, je traverse la rue du Cours, puis je m'arrête à l'Académie + de France. Notre directeur, M. Ménageot, vient à ma voiture; je lui + demande l'hospitalité jusqu'à ce que j'aie trouvé un logement, et + voilà qu'il me donne aussitôt un petit appartement où ma fille et + sa gouvernante sont logées près de moi. De plus, il me prête dix + louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car il faut + dire que je n'ai emporté avec moi que quatre-vingts louis, mon cher + mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il avait coutume de + faire.</p> + +<p> Le jour même de mon arrivée, M. Ménageot m'a menée avant tout à + Saint-Pierre, dont l'immensité, d'après l'idée que l'on m'en avait + donnée, ne m'a point frappée d'abord. J'attribue cet effet à la + grandeur si bien calculée de tous ses détails: par exemple, à + l'aspect de ces deux bénitiers de jaune antique, en forme de + coquilles, que l'on voit en entrant, les enfans de quatre ou cinq + ans qui les entourent ont six pieds de hauteur, et cette parfaite + proportion diminue au premier coup d'oeil la grandeur de l'église; + quoi qu'il en soit, je n'ai su qu'en la parcourant à quel point + elle était vaste. Ayant dit à M. Ménageot que j'aurais préféré la + voir soutenue par des colonnes au lieu de ces énormes pilastres, il + me répondit qu'on l'avait bâtie d'abord comme je le désirais, mais + que les colonnes ne paraissant pas assez solides, on les avait + entourées ainsi; il m'a fait voir en effet depuis un tableau où + Saint-Pierre est représentée comme je voudrais qu'elle fût.</p> + +<p> J'ai monté aussi l'escalier qui conduit à la chapelle Sixtine, pour + admirer la voûte peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau + représentant le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on + a faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'oeuvre du premier + ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a + vraiment du sublime dans la composition, dans l'exécution. Quant au + désordre qui y règne, il est, selon moi, complètement justifié par + le sujet.</p> + +<p> Le lendemain, je suis allée voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on + ne peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de + l'exécution, à tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs + surtout qu'il appartenait de réunir dans une aussi haute perfection + l'élégance des formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages, on ne + peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modèles, et que + les hommes et les femmes de la Grèce n'aient réalisé jadis ce que + nous appelons le beau idéal. Je n'ai fait encore que parcourir le + muséum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant, le groupe du + Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candélabres, toutes ces + beautés enfin qui me sont apparues, m'ont déjà laissé des souvenirs + ineffaçables.</p> + +<p> Au moment où j'allais partir pour cette course au muséum, j'ai reçu + la visite des pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre + desquels était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune + Drouais, et m'ont demandé en échange quelques brosses dont je me + sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, à quel + point j'ai été sensible à cet hommage si distingué, à cette demande + si flatteuse; j'en garderai toujours une douce et reconnaissante + pensée.</p> + +<p> Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que + la mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu à + Paris, il avait même dîné chez moi avec ses camarades la veille du + jour où tous sont partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans + doute son beau Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se + portait chez la mère du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui + était exposé chez elle. Hélas! la mort ne respecte rien; n'a-t-elle + pas frappé Raphaël avant qu'il eût trente-huit ans? n'a-t-elle pas + enlevé ce génie au monde, quand il était dans toute sa force, dans + toute son énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque + je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire que Raphaël était + mort par suite d'excès, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent + si pur, si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les + mauvais lieux! De bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve + que rien n'est plus faux, c'est que nous savons tous que Raphaël + était amoureux, éperduement amoureux de cette belle boulangère sans + laquelle il ne pouvait vivre, à qui il restait fidèle au point de + refuser pour elle les honneurs, les richesses et la main de la + nièce du cardinal Bibiéna; tellement que, lorsque enfin le pape se + laissa fléchir et permit que la Fornarina rentrât dans Rome, + l'émotion de joie qu'il éprouva, le bonheur de revoir cette femme + adorée, contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme aussi + passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptés + grossières, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas + compatibles; non, Raphaël n'était pas un libertin; il ne faut que + regarder ses têtes de Vierges pour être sûr du contraire.</p> + +<p> Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est là + surtout que le divin maître a démontré toute la subtilité de son + art. Les copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de Raphaël sont + loin d'en donner une juste idée; il faut les voir face à face pour + admirer le dessin, l'expression, la composition de chaque sujet: + jusques aux draperies, tout y est parfait. J'ai même remarqué que, + dans la plus grande partie de ces belles pages, la couleur avait la + vérité du Titien.</p> + +<p> La galerie, les salles, et même ce corridor du Vatican où j'ai vu + dans le fond la belle Cléopâtre mourante, tout cela est unique dans + le monde. Combien ne s'étonne-t-on pas de la variété des + compositions de Raphaël en voyant cette école d'Athènes, ordonnée + avec tant de sagesse, puis l'incendie de Borgo, composé dans un + genre si différent? Mais ce qui surprend le plus, c'est que celui + qui est mort si jeune ait laissé tant de chefs-d'oeuvre. Cela prouve + avec évidence que la fécondité est un attribut inhérent au génie.</p> + +<p> Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions + soient altérées, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on + permet que de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque. + Je me rappelle à ce sujet qu'un ancien directeur de l'Académie + disait à ses élèves: Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des + figures de Raphaël? prenez la nature, morbleu! ce sera la même + chose; allez sur la place del Popolo.»</p> + +<p> Je me suis rendue au Colysée en mémoire de vous. Le côté d'où l'on + peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa + grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses + qu'on puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la + végétation y a semés partout, en font un monument admirable pour la + peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée si + hasardeuse de grimper jusqu'au faîte pour l'unique plaisir d'y + planter une croix? La raison se refuse à le croire. Je dois vous + dire, au reste, que cette croix est restée, et que votre adresse et + votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore à + Rome.</p> + +<p> J'ai été voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrême désir de + connaître. Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son talent, + par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir + cinquante ans, très délicate, sa santé s'étant altérée par suite du + malheur qu'elle avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui + l'avait ruinée. Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est + pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup et + très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées chez elle. Sa + conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais + aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait + pas.</p> + +<p> Angelica possède quelques tableaux des plus grands maîtres, et j'ai + vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait + plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur + titianesque.</p> + +<p> J'ai été dîner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal + de Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après mon + arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il + avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps + diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table, + dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne + mangeant lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà le + plaisant: ce matin on me réveille à sept heures en m'annonçant la + famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous + imaginez! Je me lève, toute essoufflée, et je fais entrer. Cette + famille était cinq grands laquais en livrée qui venaient me + demander la <i>buona mano</i>. On m'expliqua que c'était pour boire. Je + les congédiai en leur donnant deux écus romains. Vous concevez + toutefois mon étonnement, n'étant pas instruite de cet usage.</p> + +<p> Voilà, mon ami, une énorme lettre; mais j'avais besoin de causer + avec vous. Rappelez-moi à ce qui reste à Paris de mes amis et de + mes connaissances. Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui + de moi, ainsi qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à ma + bonne amie madame de Verdun. Hélas! quand vous reverrai-je tous! + Adieu.</p> + +<p>Comme je ne pouvais rester dans le très petit appartement que j'occupais +à l'Académie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais +fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue +dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à toute heure de +nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre, +il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont +sans doute elle était la sainte, venaient chanter et jouer de la musette +devant sa niche jusqu'au jour. À vrai dire, il m'était assez difficile +de trouver à me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et +le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour dormir. +J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez +Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne +cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où logeait +l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes +du peuple s'y réunissait, quand j'étais au lit, pour chanter en choeur +des morceaux que les jeunes filles et les jeunes garçons improvisaient +d'une manière charmante, il est vrai, car la nation italienne semble +avoir été créée pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel, +qui m'aurait enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était +impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la +place d'Espagne.</p> + +<p>J'allai louer près de là, dans une rue fort tranquille, une petite +maison qui me convenait parfaitement, où j'avais une charmante chambre à +coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup. +J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais même +examiné les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui pût +m'inquiéter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le +bruit bien léger d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon +enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou +douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude +parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal +précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la +gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la +mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon +hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et +j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée à la muraille près de +mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le +jour, attendu l'extrême chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit. +On imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison.</p> + +<p>Après avoir beaucoup cherché inutilement pour m'établir à ma fantaisie, +on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un +appartement; n'ayant encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le +parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il n'en fallait +pour me loger commodément; mais toutes ces pièces étaient d'une saleté +dégoûtante. Enfin, après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais +m'y établir. Dès la première nuit je pus juger des agrémens de cette +habitation. Un froid, une humidité effroyables, m'auraient permis de +dormir, qu'une troupe de rats énormes, qui couraient dans ma chambre, +qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empêchée. +Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que ce +petit palais fût si froid et que les rats y eussent établi leur +domicile, il me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver à le +louer: ce que je n'eus point de peine à croire. Malgré tous ces +inconvéniens, cependant, je me vis forcée d'y rester six semaines.</p> + +<p>Enfin, je trouvai une maison qui paraissait être entièrement à ma +convenance. Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer +pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit, que j'entendis sur +ma tête un bruit tout-à-fait insurmontable; c'était une quantité +innombrable de vers qui grugeaient les solives. Dès que j'eus fait +ouvrir les volets, le bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins +abandonner cette maison à mon grand regret, car je ne crois pas qu'il +soit possible de déménager plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes +différens séjours dans la ville du Capitole: aussi suis-je restée +convaincue que la chose la plus difficile à faire dans Rome, c'est de +s'y loger.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="mid">Portraits que je fais en arrivant à Rome.--Les palais.--Les églises.--La +Semaine-Sainte.--Le jour de Pâques.--La bénédiction du Pape.--La +Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa +dernière représentation à Rome.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Aussitôt après mon arrivée à Rome, je fis mon portrait pour la galerie +de Florence. Je me peignis la palette à la main, devant une toile sur +laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss +Pitt, la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, était fort +jolie: aussi la représentai-je en Hébé, sur des nuages, tenant à la main +une coupe, dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle +d'après nature, et j'ai pensé être dévorée par lui. Il appartenait au +cardinal de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'être +toujours en plein air, enchaîné dans la cour, était si furieux de se +trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il +me fit grand'peur.</p> + +<p>Je fis dans le même temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse +Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dès qu'il nous eut +quittées, elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisième mari; +mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux, +quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une manière très +pittoresque: elle est appuyée sur un rocher couvert de mousse, et près +d'elle s'échappent des cascades.</p> + +<p>Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maîtresse de lord +Welesley, qui a peu tardé à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma +réception à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais à +Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol +lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise +que j'ai retrouvée depuis à Naples, et dont je parlerai plus tard. En +tout, j'ai prodigieusement travaillé à Rome pendant les trois ans que +j'ai passés en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à +m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de tant de +chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne +possédais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'à choisir, +parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de +faire.</p> + +<p>La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du +chagrin d'avoir quitté mon pays, ma famille, et tant d'amis que je +chérissais. L'intérêt qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout +le monde et si profitable à un artiste, qu'il suffit pour répandre +quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire de +pensées trop pénibles, j'ai été au soleil couchant revoir ce Colysée, +dont l'imagination ne saurait agrandir l'espace! Il est impossible, +quand on est là, de songer à autre chose qu'à ces effets si beaux, si +divers! Les arcades, éclairées d'un ton jaune rougeâtre, se détachent +sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle part aussi foncé qu'en +Italie. L'intérieur ruiné de ce grand théâtre, qui est maintenant rempli +de verdure, d'arbustes en fleur, et de lière qui court çà et là, ne doit +encore sa conservation actuelle qu'à une douzaine de petites chapelles +portant une croix, placées symétriquement au milieu de l'enceinte. C'est +là que des confréries viennent faire des stations, et d'autres entendre +prêcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arène des gladiateurs et +des bêtes féroces, est devenu un lieu consacré à notre culte. Quelles +réflexions ne font point naître de semblables métamorphoses! Mais dans +Rome, peut-on faire un pas sans rêver à l'instabilité des choses +humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres, ces débris de +colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient l'ornement des +temples, des palais, et qui, malgré leur vétusté, conservent encore le +style et le <i>faire</i> délicat des Grecs; soit qu'on entre dans les églises +et qu'on y trouve ces baignoires de marbre précieux, qui peut-être ont +servi à Périclès ou à Lays, transformées en tabernacles? Le maître-autel +de Sainte-Marie-Majeure est une urne antique de porphyre; les colonnes +de la plupart des églises sont celles des anciens temples. Tout offre un +mélange de sacré et de profane; et ces superbes restes d'un temps qui +n'est plus ajoutent prodigieusement à la magnificence des cérémonies +religieuses, qui d'ailleurs ont conservé toute la pompe de l'ancienne +Rome.</p> + +<p>Mon travail ne me privait point du plaisir journalier de parcourir Rome +et ses environs. J'allais toujours seule visiter les palais qui +renfermaient des collections de tableaux et de statues, afin de n'être +point distraite de ma jouissance par des entretiens ou des questions +souvent insipides. Tous ces palais sont ouverts aux étrangers, qui +doivent beaucoup de reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une +telle obligeance.</p> + +<p>Je me suis décidée à ne donner ici qu'un très léger aperçu de ces +magnifiques habitations et des beautés qu'elles renferment, d'abord +parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les décrivent en détail, +ensuite parce que tant d'années se sont écoulées depuis mon voyage à +Rome, que beaucoup de chefs-d'oeuvre ont changé de place. J'apprends sans +cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue ou +tel tableau n'est plus où je l'avais vu, et je ne veux point induire en +erreur les amis des arts.</p> + +<p>Le palais Justinien renfermait alors une immense quantité de +chefs-d'oeuvre qui depuis ont tous été vendus. J'y admirai l'Ombre de +Samuel, un des plus beaux tableaux de Gérard de la Note; c'est un effet +de nuit du genre habituel de ce maître; plusieurs statues antiques, +entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps brûlé +l'encens, ce qu'on reconnaît en voyant le bas de cette statue très +enfumé.</p> + +<p>Le palais Farnèse, Doria, Barbarini, étaient pleins aussi d'objets d'art +qu'on ne se lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situé +sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obélisque +égyptien, la voûte du grand salon est peinte par Pierre de Cortone; dans +d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus, du Poussin, une +Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs beaux portraits +de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste d'Adrien, le Faune qui +dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs antiques.</p> + +<p>Le palais Colona est cité comme le plus beau de Rome; toutefois, il est +loin d'offrir le même intérêt que le palais Borghèse. Celui-ci est si +riche en tableaux des grands maîtres et en statues, qu'il peut, ainsi +que la villa du même nom, passer pour un musée royal. C'est là que j'ai +vu les plus beaux tableaux de Claude Lorrain.</p> + +<p>Si l'on s'en croyait, on passerait sa vie à Rome dans les palais dont je +parle et dans les églises. Les églises renferment des trésors en +peinture, en mausolées admirables. En ce genre, les richesses qui ornent +Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du +mausolée de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle chose. C'est à +<i>San Pietro in vincoli</i> que se trouve celui de Jules II par Michel-Ange. +À Saint-Laurent hors des murs, on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux +représente un mariage, et l'autre une vendange. L'église de +Saint-Jean-de-Latran, qui est ornée de colonnes, renferme aussi +plusieurs tombeaux du même genre, dont l'un est en porphyre et d'une +immense dimension; le cloître, qui joint la sacristie, est rempli +d'inscriptions antiques écrites en diverses langues. C'est à +Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte à genoux les vingt-huit degrés +qui précèdent le portail.</p> + +<p>La plus belle des églises sous le rapport d'architecture est celle de +Saint-Paul hors des murs, dont l'intérieur, de chaque côté, est orné de +colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait été un temple, et c'est +dans ce style que j'aurais désiré Saint-Pierre.</p> + +<p>À Saint-André-de-la-Valle, la coupole et les quatre évangélistes sont +peints par le Dominiquin. C'est à la Trinité-du-Mont, que se trouve la +célèbre Descente de Croix de Daniel de Volterra. Ce tableau, aussi +admirable par la composition que par l'expression, est un des +chefs-d'oeuvre les plus remarquables de Rome. Je l'ai vu bien dégradé; +mais on m'assure qu'aujourd'hui il est parfaitement restauré. Je ne sais +s'il faut dire que l'on voit dans l'église de la Victoire de +Sainte-Marie, la fameuse Sainte-Thérèse du Bernin, dont l'expression +scandaleuse ne peut se décrire; mais c'est à San Pietro in Montorio +qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de Raphaël.</p> + +<p>On ne peut avoir une idée de l'effet imposant et grandiose que produit +la religion catholique, quand on n'a point vu Rome pendant le carême. La +semaine sainte commence au dimanche des Rameaux, et se passe en +cérémonies religieuses dont la pompe est vraiment admirable.</p> + +<p>Le mercredi, je me portai avec la foule à la chapelle de Monte-Cavalo où +se chante le <i>Stabat Mater</i> de Pergolèze, musique qu'on peut appeler +céleste.</p> + +<p>Le jeudi j'assistai à la messe qui se dit à Saint-Pierre avec la plus +grande magnificence. Les cardinaux, revêtus de riches chasubles et +tenant un cierge à la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est +éclairée par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des +cuirasses et des casques de fer, suivent le cortége, et le coup d'oeil de +cette procession est superbe.</p> + +<p>Le matin du vendredi-saint, j'allai à la chapelle Sixtine, entendre le +fameux <i>Miserere</i> d'Allégri, chanté par des soprani sans aucun +instrument. C'était vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis +à Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel étaient éteintes. L'église ne +se trouve plus éclairée que par une croix illuminée, prodigieusement +brillante. Cette croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous +parait être suspendue d'une manière magique. Nous vîmes entrer le pape, +qui s'agenouilla; il était suivi de tous les cardinaux qui l'imitèrent; +mais ce qui, je l'avoue, me surprit et me scandalisa même, ce fut de +voir, pendant la prière du saint Père, une quantité d'étranger se +promener dans l'église avec la même liberté que s'ils étaient dans le +jardin du Palais-Royal.</p> + +<p>Le jour de Pâques, j'eus soin de me trouver sur la place de +Saint-Pierre, pour voir le pape donner la bénédiction. Rien n'est plus +solennel. Cette place immense est couverte dès le grand matin par des +groupes de paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes +différens, de couleurs fortes est variées; on y voit un grand nombre de +pèlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries de chaque +côté de l'église étaient remplies de Romains et d'étrangers, puis en +avant, se trouvaient placées les troupes du pape et les troupes suisses, +enseignes et drapeaux déployés. Le plus religieux silence régnait +partout. Ce peuple était aussi immobile que le superbe obélisque de +granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit de l'eau +tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement dans l'immensité +de la place.</p> + +<p>À dix heures le pape arriva, tout habillé de blanc, et la tiare sur la +tête. Il se plaça dans la tribune du milieu en dehors de l'église, sur +un magnifique trône cramoisi très élevé. Tous les cardinaux, vêtus de +leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que le pape Pie VI était +superbe. Son visage coloré n'offrait aucune trace des fatigues de l'âge. +Ses mains étaient très blanches et potelées. Il s'agenouilla pour lire +sa prière; après quoi, se levant, il donna trois bénédictions en +prononçant ces mots: <i>urbi et orbi</i>(à la ville et au monde). Alors comme +frappés par un coup d'électricité, le peuple, les étrangers, les +troupes, tout se prosterna, tandis que le canon retentissait de toute +part; ce qui ajoute encore à la majesté de cette scène, dont il est, je +crois, impossible de ne pas se sentir attendri.</p> + +<p>La bénédiction donnée, les cardinaux jettent de la tribune une grande +quantité de papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est à ce +moment seulement que les groupes dont j'ai parlé se rompent, se +confondent; qu'un millier de bras s'élèvent pour saisir un de ces +papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule qui s'élance et se +presse, est au-dessus de toute description. Lorsque le pape se retire, +la musique des régimens joue des fanfares, et les troupes défilent +ensuite au son des tambours. Le soir, le dôme de Saint-Pierre est +illuminé, d'abord en verres de couleur, puis subitement en lumières +blanches du plus grand éclat. On ne peut concevoir comment ce changement +s'opère avec tant de rapidité; mais c'est un spectacle aussi beau +qu'extraordinaire. Le soir aussi on tire un très beau feu d'artifice +au-dessus du château Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons +enflammés sont lancés dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on +peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau feu +dans le Tibre en double l'effet.</p> + +<p>À Rome, où tout est resté grandiose, on n'illumine point avec de +misérables lampions. On place devant chaque palais d'énormes candélabres +d'où sortent de grands feux dont les flammes s'élèvent et rendent, pour +ainsi dire, le jour à toute la ville. Ce luxe de lumière frappe d'autant +plus un étranger, que les rues de Rome habituellement ne sont éclairées +que par les lampes qui brûlent devant les madones.</p> + +<p>La foule des étrangers est attirée à Rome bien plus pour la semaine +sainte, que pour le carnaval, qui ne m'a pas semblé fort remarquable. +Les masques s'établissent sur des gradins, déguisés en arlequin, en +polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons à Paris sur les +boulevards, si ce n'est qu'à Rome ils ne bougent point. Je n'ai vu qu'un +seul jeune homme qui courait les rues, costumé à la française. Il +contrefaisait à s'y méprendre un élégant très maniéré que nous avons +tous reconnu.</p> + +<p>Les voitures, les chars vont et reviennent remplis de personnes +costumées richement. Les chevaux sont parés de plumes, de rubans, de +grelots, et la livrée porte des habits de scaramouche ou d'arlequin; +mais tout cela se passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le +soir, quelques coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui +animent le reste du jour.</p> + +<p>Une de mes jouissances, dès que je fus arrivée à Rome, fut celle +d'entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas. La +célèbre Banti s'y trouva pendant mon séjour. Quoiqu'elle eût chanté +plusieurs fois à Paris, je ne l'avais jamais entendue, et j'eus cette +jouissance à un concert qui se donna dans une galerie immense. Je ne +sais pourquoi je m'étais figuré qu'elle avait une taille prodigieusement +grande. Elle était au contraire très petite et fort laide, ayant une +telle quantité de cheveux, que son chignon ressemblait à une crinière de +cheval. Mais quelle voix! il n'en a jamais existé de pareille pour la +force et l'étendue; la salle, toute grande qu'elle était, ne pouvait la +contenir. Le style de son chant, je me le rappelle, était absolument le +même que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini a été +l'élève.</p> + +<p>Cette admirable cantatrice était conformée d'une manière très +particulière: elle avait la poitrine élevée et construite tout-à-fait +comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir après le concert, +lorsque quelques dames et moi furent passées avec elle dans un cabinet; +et je pensai que cette étrange organisation pouvait expliquer la force +et l'agilité de sa voix.</p> + +<p>Très peu de temps après mon arrivée, j'allai avec Angelica Kaufmann voir +l'opéra de <i>César</i>, dans lequel Crescentini débutait. Son chant et sa +voix à cette époque avaient la même perfection: il jouait un rôle de +femme, et il était affublé d'un grand panier comme on en portait à la +cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup rire. Il faut ajouter +qu'alors Crescentini avait toute la fraîcheur de la jeunesse et qu'il +jouait avec une grande expression. Enfin, pour tout dire, il succédait à +Marchesi, dont toutes les Romaines étaient folles, au point qu'à la +dernière représentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut de +leurs regrets; plusieurs même pleuraient amèrement, ce qui, pour bien du +monde, devint un second spectacle.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="mid">La place Saint-Pierre.--Les poignards.--La princesse Joseph de +Monaco.--La duchesse de Fleury; son mot à Bonaparte.--Bontés de Louis +XVI pour moi.--L'abbé Maury.--Usage qui m'empêche de faire le portrait +du pape.--Les Cascatelles et Tasculum.--La villa Conti, la villa +Adriana.--Monte Mario.--Genesano.--Némi.--Son lac.--Aventure.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le +temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les +ressources qu'offre la société. La promenade seule dans ces murs est une +jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysée, ce Capitole, +ce Panthéon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe +pyramide, ses belles fontaines que le soleil éclaire d'une manière si +magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite +en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil +et au clair de lune; que ce fût ou non mon chemin, je me plaisais alors +à la traverser.</p> + +<p>Ce qui m'a beaucoup étonnée à Rome, c'est de trouver le dimanche matin +au Colysée une quantité de femmes des plus basses classes +extraordinairement parées, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles +d'énormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette +qu'elles se rendent à l'église, suivies d'un domestique, qui, très +souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'état est +presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans +leur ménage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misérables et +deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit à leurs +fenêtres dans les rues de Rome, coiffées avec des fleurs, des plumes, +fardées de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on +aperçoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice, +qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre +dans leurs chambres, de les trouver seulement vêtues d'un jupon sale. +Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes +dames, et quand le temps de se rendre aux <i>villa</i> arrive, elles ferment +avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties +pour la campagne.</p> + +<p>On m'a assuré que toutes les femmes à Rome avaient sur elles un +poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent; +mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez +qui j'ai logé, et qui était Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait +constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en +être munis, ce qui amène souvent des accidens bien graves. Trois jours +après mon arrivée, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des +cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et +l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son +poignard. Comme ces manières d'agir m'effrayaient beaucoup pour les +étrangers, on m'assura que les étrangers n'avaient rien à craindre, +qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le +cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et +l'homme assassiné s'étaient pris de querelle: le premier venait de +reconnaître son adversaire, et l'avait frappé de son poignard; ce qui +prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune.</p> + +<p>À coup sûr, les moeurs de la classe élevée sont plus douces, car la haute +société est à peu près la même dans toute l'Europe. Toutefois, j'en +serais assez mauvais juge; car à l'exception des rapports relatifs à mon +art, et des invitations qui m'étaient adressées pour des réunions +nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaître les grandes dames +romaines. Il m'est arrivé ce qui arrive naturellement à tout exilé, +c'est de rechercher à Rome, pour société intime, celle de mes +compatriotes. Pendant les années 1789 et 1790, cette ville était pleine +d'émigrés français que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels +je fis bientôt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tôt ou +plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la +duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui +d'une si belle célébrité, la famille des Polignac; je m'abstins +néanmoins de fréquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie; +car on n'aurait pas manqué de dire que je complotais avec eux, et je +crus devoir éviter cela en considération des parens et des amis que +j'avais laissés en France. Nous vîmes arriver aussi la princesse Joseph +Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes +marquantes.</p> + +<p>La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et +d'amabilité. Pour son malheur, hélas! elle ne resta pas à Rome. Elle +voulut retourner à Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait +à ses enfans, et s'y trouva à l'époque de la terreur. Arrêtée, condamnée +à mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'étant +plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite à l'échafaud.</p> + +<p>Ce qui désespère, quand on pense à cette aimable femme, c'est que le 9 +thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de +temps.</p> + +<p>Celle que je distinguai bientôt parmi toutes les dames françaises qui se +trouvaient à Rome, était la charmante duchesse de Fleury, très jeune +alors; la nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son +visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne +à Vénus, et son esprit supérieur. Nous nous sentîmes entraînées à nous +rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme +moi pour les beautés de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne +telle que je l'avais souvent désirée.</p> + +<p>Nous allions habituellement ensemble passer nos soirées chez le prince +Camille de Rohan, qui était alors ambassadeur de Malte et grand +commandeur de l'ordre; tous les soirs il réunissait chez lui les +étrangers les plus distingués; la conversation était très animée et très +intéressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journée, et +le goût, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout.</p> + +<p>Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui +menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une ame +ardente; elle était tellement susceptible de se passionner qu'en +songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je +tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de +Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une +grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je +puisse penser qu'elle était fort innocente. Le duc de Lauzun était resté +en France; j'ignore s'il a pris une part active à la révolution; ce qui +est certain, c'est qu'il a été guillotiné.</p> + +<p>Quant à la duchesse de Fleury, elle est revenue à Paris avant moi. Les +passions y étaient encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce +avec son mari, puis étant devenue très amoureuse de M. de Montrond, +homme à bonne fortune, jeune encore, et très spirituel, elle l'épousa. +Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la +solitude, mais, hélas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent à +Paris que pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour +un frère de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin +elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'à la restauration qui lui +ramena son père, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se +jeter pour le soigner jusqu'à sa mort; avant la rentrée des Bourbons, +étant allée voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit +brusquement:--Aimez-vous toujours les hommes?--Oui, sire, quand ils sont +polis, répondit-elle.</p> + +<p>L'arrivée à Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de +la France me faisait éprouver chaque jour des émotions, souvent bien +tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu +de temps après mon départ, comme on suppliait le roi de se faire +peindre, il avait répondu: «Non, j'attendrai le retour de madame Lebrun, +pour qu'elle fasse mon portrait en pendant à celui de la reine. Je veux +qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre à M. de La Pérouse d'aller +faire le tour du monde.»</p> + +<p>Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a +toujours témoigné de bonté, au point que je me suis beaucoup reproché +d'avoir oublié de dire, dans mon premier volume, qu'à l'époque où je fis +le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint +chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de +Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de +lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses +calomnies s'attachaient à ma personne, je craignis qu'une aussi haute +distinction ne portât à son comble l'envie que j'excitais déjà, et, +toute pénétrée que j'étais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M. +d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdît l'idée de +m'accorder cette faveur.</p> + +<p>Je retrouvai à Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M. +Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prêtait les beaux dessins +qu'il possédait pour les copier. M. Dagincour était un grand +enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'étais fort jeune +quand il quitta la France; il me dit en partant: «Je ne vous reverrai +que dans trois ans,» et il s'en était écoulé quatorze depuis lors, sans +qu'il pût se décider à quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on +pût vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville, +regretté de tous ceux qui l'avaient connu.</p> + +<p>C'est aussi, je crois, pendant mon premier séjour à Rome, que je revis +l'abbé Maury, qui n'était pas encore cardinal; il vint chez moi pour me +dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le désirais +infiniment; mais il fallait que je fusse voilée pour peindre le +Saint-Père et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse +contente, m'obligea à refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car +Pie VI était encore un des plus beaux hommes qu'on pût voir.</p> + +<p>J'étais arrivée à Rome, où il pleut si rarement, précisément à l'époque +des pluies d'automne, qui sont de vrais déluges. Il me fallut attendre +le beau temps pour visiter les environs. M. Ménageot alors me mena à +Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie. +Nous allâmes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantée que +ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec +du pastel, désirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes +d'eaux. La montagne qui s'élève à gauche, couverte d'oliviers, complète +le charme du point de vue.</p> + +<p>Quand nous eûmes enfin quitté les cascades, Ménageot nous fit monter par +un mauvais petit sentier à pic jusqu'au temple de la Sibylle, où nous +dînâmes de bon appétit; puis après, j'allai me coucher sur le +soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De là, +j'entendais le bruit des cascades, qui me berçait délicieusement; car +celui-là n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je déteste. Sans +parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour +moi, dont je pourrais tracer la forme d'après l'impression que j'en +reçois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de même, il en +est qui m'ont toujours été agréables: celui des vagues de la mer, par +exemple, est moelleux et porte à une douce rêverie; enfin je serais +capable, je crois, d'écrire un traité sur les <i>bruits</i>, tant j'y ai, +toute ma vie, attaché d'importance. Mais je reviens à Tivoli. Nous +couchâmes à l'auberge, et de grand matin nous retournâmes aux +cascatelles, où je finis mon esquisse. Ensuite nous allâmes voir la +grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une énorme quantité d'eau, +qui, après avoir bouillonné en cascades sur de grosses pierres noires, +va former une large nappe blanche et limpide. De là, nous entrâmes dans +ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de +rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui +rendent cette caverne très pittoresque. Près de là, nous trouvâmes une +nouvelle cascade que l'on aperçoit sous l'arche d'un pont: je la +dessinai aussi; car tous les artistes ont dû sentir comme moi qu'il est +impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de prendre +ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une +promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'était bonne +pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me +souviens, par exemple, que, pendant mon séjour à Rome, je reçus une +lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de +dix-huit mille francs sur son banquier à Rome, en paiement de deux +tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a> +<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. N'ayant +point alors besoin d'argent, je remis à me faire payer plus tard de +cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me +trouvant un soir sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, je suis frappée +de la beauté du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre +papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargée d'écriture, je +prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derrière ce +coucher du soleil. Trois ans après, comme je songeais à rentrer en +France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier +de Turin dix mille francs à compte, qui même ne m'en valurent que huit +mille, tant le change sur Paris était mauvais à cette époque. Par suite, +quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou +ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient à payer, +nous rompîmes le marché, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la +lettre de change avec mon coucher du soleil derrière.</p> + +<p>M. Ménageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit à la +villa Aldobrandini, dont le parc est très beau et les jets d'eau +superbes. Du cazin, qui est fort élevé, on découvre une vue magnifique: +d'un côté on aperçoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de +Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas, +<i>Tusculum</i>. Nous allâmes visiter cette ville détruite, qui était située +sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formé +par ces maisons, par ces murailles renversées sans forme, çà et là, sur +terre. Il n'est resté debout que l'enceinte où Ciceron tenait son école. +Le coeur se serre à la vue de ces grands désastres, qui font naître de si +tristes pensées.</p> + +<p>En quittant <i>Tusculum</i>, nous allâmes à Monte-Cavi. Nous trouvâmes à +droite de cette montagne une forêt qu'il faut gravir pour aller voir les +restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, été bâti +par Tarquin-le-Superbe.</p> + +<p>Nous allâmes aussi visiter la villa Conti, où j'ai vu les plus beaux +arbres de toutes les espèces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin +est superbe et les appartemens très beaux. Nous trouvâmes à peu de +distance une chapelle dans laquelle étant entrés, nous vîmes une sainte +Victoire très bien habillée et couchée sur une châsse. Comme un rideau +la couvrait, le petit garçon qui nous conduisait, en le tirant, fit +remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin +nous terminâmes cette tournée par une course à la villa Bracciano que je +trouvai très belle.</p> + +<p>Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, néanmoins, est +loin de m'intéresser autant que celui de cette grande ruine qu'on +appelle la villa Adriana. Malgré les énormes débris qui couvrent le +terrain sur lequel était bâti ce vaste palais antique, on peut encore +juger de sa beauté. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls +attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idée des +merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantité de statues +antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et +plusieurs palais de Rome. «Adrien, dit M. de Lalande dans son <i>Voyage +d'Italie</i>, avait imité dans son palais tout ce que l'antiquité avait eu +de plus célèbre. On y trouvait un lycée, une académie, le portique, le +temple de Thessalie, la piscine d'Athènes, etc., etc. On y avait +construit un double portique très long et très élevé, qui garantissait +du soleil à toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquées +dans les murs de la bibliothèque, avaient sans doute contenu des +statues.»</p> + +<p>On reconnaît dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des +appartemens, qui sont extrêmement vastes. Les décorations extérieures et +intérieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par +leur style que par leur exécution. Nous sommes bien loin, hélas! de +cette élégance et de ce grandiose.</p> + +<p>J'avais peine à quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah! +combien ce qui reste fait rêver! Combien le temps fait nos plus grandes +choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont +les seules qui n'aient point changé. Ayons donc de l'orgueil, quand +chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous révèle +l'instabilité des choses humaines; car on peut dire que là on foule aux +pieds les chefs-d'oeuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort +près de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entrâmes dans une +villa dont le jardin était presque en friche et qui nous paraissait +désert. En entrant dans une allée où l'herbe poussait, nous aperçûmes de +loin plusieurs débris de vases et de statues mutilées. Ayant poussé plus +loin, nous trouvâmes quelques ouvriers qui démolissaient une petite +maison dans laquelle ils avaient déjà trouvé ces restes d'antiquités, +qu'ils brisaient en les jetant çà et là sans aucune précaution; madame +de Fleury et moi, furieuses contre le propriétaire qui n'avait pas songé +à faire surveiller ses manoeuvres, nous étions décidées à l'aller trouver +pour arrêter ce massacre; mais on nous dit que la personne à qui +appartenait le jardin était en voyage, et il nous fut impossible de +savoir à qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec +soin des fouilles aussi intéressantes.</p> + +<p>Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'était la hauteur du +Monte-Mario, sur laquelle est située la villa Mellini. On m'a dit qu'en +creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvé des coquilles +d'huîtres et une roue semblable à celles que l'on fait aujourd'hui. On +voit encore sur ces chemins d'énormes troncs d'arbres coupés; ces arbres +ont été ceux de la forêt sacrée qui conduisait au temple antique, à la +place même où se trouve maintenant le cazin, qui est abandonné. Arrivée +sur les côtes du mont, j'aperçus la belle ligne des Apennins; cette vue +est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien là, +qu'après y être venue d'abord avec M. Ménageot, j'y retournai plusieurs +fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon +domestique, qui me suivait, portait mon dîner dans un panier. Ce dîner +était un poulet; mais comme il y avait une espèce de ferme sur le +plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la +jouissance que j'éprouvais à contempler ces lignes des Apennins jusqu'à +l'heure où le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel! +Cette voûte céleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complète +solitude, tout m'élevait l'âme; j'adressais au ciel une prière pour la +France, pour mes amis, et Dieu sait quel mépris j'éprouvais alors pour +les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poète Lebrun:</p> + +<p class="mid">«L'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent.»</p> + +<p>M. Ménageot m'avait recommandé de ne jamais aller seule dans les chemins +escarpés et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours; +mais je voulais que ce fût de loin, d'autant plus qu'il avait des +souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui +dis un jour: «Germain, éloignez-vous, je vous prie, vous m'empêchez de +penser.» En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui +n'avait rien de mieux à faire, s'amusait à guetter toutes les personnes +qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire: +«N'allez pas près de madame, cela l'empêche de penser,» ce que plusieurs +gens de mes connaissances me répétaient le soir.</p> + +<p>Lorsque les chaleurs devinrent insupportables à Rome, je fis plusieurs +excursions aux environs, désirant trouver une maison dans laquelle je +pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord à la Riccia, +j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort +pittoresques. On y trouve une quantité de beaux arbres très anciens et +une jolie fontaine. Après avoir couru quelque temps, nous louâmes à +Genesano une maison qui était justement ce qu'il nous fallait. Cette +maison avait appartenu à Carle Maratte; on voyait sur les murailles +d'une grande salle, diverses compositions tracées par lui, ce qui me la +rendait précieuse. Nous allâmes l'habiter en commun, la duchesse et moi, +et nous faisions très bon ménage.</p> + +<p>Dès que nous fûmes établies, les courses dans les environs commencèrent. +Nous avions loué trois ânes; car ma fille voulait toujours être de nos +parties: nous allâmes d'abord au lac d'Albano; il est très spacieux, et +l'on parcourt avec délices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette +promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui préférâmes bientôt +néanmoins les bords du charmant lac de Némi, à gauche duquel on voit un +temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac +a quatre milles de circuit, il est comme encaissé dans un fond +qu'entoure une si riche végétation, que les sentiers sont bordés de +mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Némi, +surmontée d'une tour et d'un aqueduc. Nous vîmes un jour une procession +sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la +montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-là. Une +autre fois, nous entrâmes dans un cimetière où des têtes de morts +étaient rangées avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces +têtes; quant à moi, je ne les regardais pas volontiers.</p> + +<p>Les arbres qui entourent le lac de Némi sont énormes; il y en a de si +vieux, que leur tronc, leurs branches, sont desséchés et blanchis par le +temps. Nous fîmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et +ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant +que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du +lac. Nous restâmes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous +suivions un sentier, ces mêmes arbres, ayant été agités par le vent, +prirent tout-à-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaçaient; ma +pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: «Ils +sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans.»</p> + +<p>En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi +n'étions pas beaucoup plus braves que ma fille, témoin l'aventure +suivante: étant allées un jour nous promener toutes deux dans les bois +de la Riccia, nous prîmes, pour gagner un grand vallon situé près de là, +un chemin dans lequel on voit à droite et à gauche plusieurs tombeaux +anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolé. Tout à coup nous +apercevons venir derrière nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air +d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la +terreur que nous éprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne +sont pas éloignés, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais +l'ennemi approchait toujours, et, trop sûres que ceux que nous appelions +ne viendraient pas, nous nous mîmes à gravir la montagne en courant de +toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la +hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forçait à nous essouffler +de la sorte était un brigand ou le plus honnête homme du monde.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="mid">Je pars pour Naples.--Le mari de Mme Denis, nièce de Voltaire.--Le comte +et la comtesse Scawronski--Le chevalier Hamilton.--Lady Hamilton.--Son +histoire, ses attitudes.--L'hôtel de Maroc.--Chiaja.--L'Hercule Farnèse.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>J'étais à Rome depuis huit mois à peu près, lorsque, voyant tous les +étrangers partir pour Naples, il me prit grande envie de m'y rendre +aussi. Je fis part de mon projet au cardinal de Bernis qui, tout en +l'approuvant, me conseilla beaucoup de ne point aller seule. Il me parla +d'un M. D***, mari de la nièce de Voltaire, madame Denis, qui se +proposait de faire ce voyage et qui serait charmé de m'accompagner. M. +D***, en effet vint chez moi, me répéter tout ce que m'avait dit le +cardinal, en me promettant d'avoir le plus grand soin de ma fille et de +moi. Il ajouta, pour me tenter davantage, qu'il avait sous sa voiture +une espèce de marmite propre à cuire une volaille, ce qui nous serait +très utile, attendu la mauvaise chère que l'on faisait dans les +meilleures auberges de Terracine.</p> + +<p>Tout cela me convenait à merveille, je partis avec ce monsieur. Sa +voiture était fort grande; ma fille et sa gouvernante en occupaient le +devant; et de plus, il y avait une banquette dans le milieu. Un énorme +valet de chambre vint s'y placer devant moi, de manière que son gros dos +me touchait et m'infectait. Il est rare que je parle en voiture, et la +conversation se bornait entre nous tous à l'échange de quelques mots. +Mais comme nous traversions les marais Pontins, j'aperçus au bord des +canaux un berger assis, dont les moutons paissaient dans une prairie +tout émaillée de fleurs, au-delà de laquelle on voyait la mer et le cap +Circée.--Ceci ferait un charmant tableau, dis-je à mon compagnon de +voyage: ce berger, ces moutons, la prairie, la mer!--Ces moutons sont +tout crottés, me répondit-il; c'est en Angleterre qu'il faut en voir. +Plus loin sur le chemin de Terracine, à l'endroit où l'on traverse une +petite rivière en bateau, je vis à gauche la ligne des Apennins entourée +de nuages superbes que le soleil couchant éclairait; je ne pus +m'empêcher d'exprimer tout haut mon admiration:--Ces nuages ne nous +promettent que de la pluie pour demain, dit mon homme.</p> + +<p>Arrivés à Terracine, nous descendîmes à l'auberge pour souper et +coucher. Ma fille n'avait jamais vu la mer qu'en peinture, elle ne +revenait pas de son étonnement: «Sais-tu bien, maman, s'écriait-elle, +que c'est plus grand que nature!»</p> + +<p>Nous demandâmes à souper; je comptais beaucoup sur la poularde de M. +D***; mais vraisemblablement elle avait été oubliée, car nous fûmes +réduits à nous contenter de deux mauvais petits plats, et nous nous +remîmes en route le lendemain matin fort mal restaurés. Les chemins qui +mènent à Naples sont charmans; outre de très beaux arbres qu'on y trouve +semés çà et là, ils sont bordés des deux côtés de rosiers sauvages et de +myrtes odoriférans. J'étais enchantée, quoique mon compagnon préférât, +disait-il, les coteaux de Bourgogne qui promettent de bon vin; mais je +ne l'écoutais plus; j'étais décidée à ne point me laisser refroidir par +ce glaçon.</p> + +<p>Enfin nous arrivâmes à Naples le lendemain, vers trois ou quatre heures. +Je ne puis exprimer l'impression que j'éprouvai en entrant dans la +ville. Ce soleil si brillant, l'étendue de cette mer, ces îles que l'on +aperçoit dans le lointain, ce Vésuve d'où s'élevait une forte colonne de +fumée, et jusqu'à cette population si animée, si bruyante, qui diffère +tellement de celle de Rome qu'on penserait qu'il existe entre elles +mille lieues de distance; tout me ravissait; le plaisir de me séparer de +mon ennuyeux compagnon de voyage entrait peut-être bien pour quelque +chose dans ma satisfaction. Je nommais ce monsieur mon <i>éteignoir</i>; +c'est un titre dont souvent depuis j'ai gratifié quelques autres +personnes.</p> + +<p>J'avais retenu l'hôtel de Maroc, situé à Chiaja, sur les bords de la +pleine mer. Je voyais en face de moi l'île de Caprée, et cette situation +me charmait. À peine y étais-je arrivée, que le comte Scawronski, +ambassadeur de Russie à Naples, dont l'hôtel touchait le mien, envoya un +de ses coureurs pour s'informer de mes nouvelles et me fit apporter +aussitôt le dîner le plus recherché. Je fus d'autant plus sensible à +cette aimable attention, que je serais morte de faim avant qu'on eût +chez moi le temps de songer à la cuisine. Dès le soir même, j'allai le +remercier, et je fis alors connaissance avec sa charmante femme; tous +deux m'engagèrent beaucoup à n'avoir point d'autre table que la leur, et +quoiqu'il me fût impossible d'accepter entièrement cette offre, j'en ai +profité souvent pendant mon séjour à Naples, tant leur société m'était +agréable.</p> + +<p>Le comte Scawronski avait des traits nobles et réguliers; il était fort +pâle. Cette pâleur tenait à l'extrême faiblesse de sa santé, qui ne +l'empêchait pas cependant d'être parfaitement aimable et de causer avec +autant de grâce que d'esprit. La comtesse était douce et jolie comme un +ange; le fameux Potemkin, son oncle, l'avait comblée de richesses dont +elle ne faisait aucun usage. Son bonheur était de vivre étendue sur un +canapé, enveloppée d'une grande pelisse noire et sans corset. Sa +belle-mère faisait venir de Paris pour elle des caisses remplies des +plus charmantes parures que faisait alors mademoiselle Bertin, marchande +de modes de la reine Marie-Antoinette. Je ne crois pas que la comtesse +en ait jamais ouvert une seule, et quand sa belle-mère lui témoignait le +désir de la voir porter les charmantes robes, les charmantes coiffures +que ces caisses renfermaient, elle répondait nonchalamment: À quoi bon? +pour qui? pour quoi? Elle me fit la même réponse quand elle me montra +son écrin, un des plus riches qu'on puisse voir: il contenait des +diamans énormes que lui avait donnés Potemkin, et que je n'ai jamais vus +sur elle. Je me souviens qu'elle m'a conté que pour s'endormir, elle +avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la même +histoire. Le jour, elle restait constamment oisive; elle n'avait aucune +instruction, et sa conversation était des plus nulles; en dépit de tout +cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle +avait un charme invincible. Le comte Scawronski en était fort amoureux, +et quand il eut succombé à ses longues souffrances, la comtesse, que je +retrouvai à Pétersbourg, se remaria au bailli de Litta, qui était +retourné à Milan pour se faire relever de ses voeux, et revint ensuite en +Russie épouser cette belle nonchalante. Elle n'a jamais eu que deux +filles de son premier mari, dont l'une a épousé le prince Bagration.</p> + +<p>Ce voisinage à Naples me fut très agréable, et je passais la plupart de +mes soirées à l'ambassade russe. Le comte et sa femme faisaient souvent +une partie de cartes avec l'abbé Bertrand, qui était alors consul de +France à Naples. Cet abbé était bossu dans toute l'étendue du terme, et +je ne sais par quelle fatalité, dès que je me trouvais assise à côté de +lui près de la table de jeu, l'air des bossus me revenait toujours en +tête. J'avais toutes les peines du monde à m'en distraire. Enfin, un +soir ma préoccupation devint telle, que je fredonnai tout haut ce +malheureux air; je m'arrêtai aussitôt, et l'abbé se retournant vers moi, +me dit du ton le plus aimable: «Continuez, continuez, cela ne me blesse +nullement.» Je ne puis concevoir comment pareille chose m'était arrivée: +c'est un de ces mouvemens inexplicables.</p> + +<p>Le comte de Scawronski m'avait fait promettre de faire le portrait de sa +femme avant celui de toute autre personne; je m'y engageai, en sorte +que, deux jours après mon arrivée, je commençai ce portrait où +l'ambassadrice est peinte presque en pied, tenant en main et regardant +un médaillon sur lequel était le portrait de son mari. J'avais donné la +première séance, quand je vis arriver chez moi le chevalier Hamilton, +ambassadeur d'Angleterre à Naples, qui me demandait en grâce que mon +premier portrait fût celui d'une superbe femme qu'il me présenta; +c'était madame Hart, sa maîtresse, qui ne tarda pas à devenir lady +Hamilton, et que sa beauté a rendue célèbre. D'après la promesse faite à +mes voisins, je ne voulus commencer ce portrait que lorsque celui de la +comtesse Scawronski serait avancé. Je fis en même temps un nouveau +portrait de lord Bristol que je retrouvai à Naples, où l'on peut dire +qu'il passait sa vie sur le Vésuve, car il y montait tous les jours.</p> + +<p>Je peignis madame Hart couchée au bord de la mer, tenant une coupe à la +main. Sa belle figure était fort animée et contrastait complètement avec +celle de la comtesse; elle avait une quantité énorme de beaux cheveux +châtains qui pouvaient la couvrir entièrement, et en bacchante, ses +cheveux épars, elle était admirable.</p> + +<p>Le chevalier Hamilton faisait faire ce portrait pour lui; mais il faut +savoir qu'il revendait très souvent ses tableaux lorsqu'il y trouvait un +bénéfice; aussi, M. de Talleyrand, le fils aîné de notre ambassadeur à +Naples, entendant dire un jour que le chevalier Hamilton protégeait les +arts, répondit-il: «Dites plutôt que les arts le protégent.» Le fait est +qu'après avoir marchandé fort long-temps pour le portrait de sa +maîtresse, il obtint que je le ferais pour cent louis et qu'il l'a vendu +à Londres trois cents guinées. Plus tard, lorsque j'ai peint encore lady +Hamilton en sibylle pour le duc de Brissac, j'imaginai de copier la tête +et d'en faire présent au chevalier Hamilton, qui la vendit tout de même +sans hésiter.</p> + +<p>La vie de lady Hamilton est un roman: elle se nommait Emma Lyon; sa +mère, dit-on, était une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur +le lieu de sa naissance; à treize ans, elle entra comme bonne d'enfant +chez un honnête bourgeois à Hawarder; mais, ennuyée de l'obscurité dans +laquelle elle vivait, et se flattant qu'à Londres elle pourrait se +placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit +l'avoir vue à cette époque, avec des sabots à la porte d'une fruitière, +et quoiqu'elle fût très pauvrement vêtue, sa charmante figure la faisait +remarquer.</p> + +<p>Un détaillant du marché Saint-Jean la reçut à son service, mais elle +sortit bientôt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une +dame de bonne famille et très honnête. Dans cette maison elle prit le +goût des romans, puis le goût des spectacles. Elle étudiait les gestes, +les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilité +prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement à sa +maîtresse, la fit renvoyer.</p> + +<p>Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne où se rassemblaient +tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa +beauté était dans tout son éclat; toutefois, elle était encore très +sage. On raconte que sa première faiblesse eut pour motif de sauver un +de ses parens nommé Galois, qui venait d'être <i>pressé</i> sur la Tamise, et +qui était matelot. Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la +délivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille. +Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maîtres de toute espèce, puis +il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier +Feathersonhang, qui la trouva trop fière avec lui, et ne tarda pas à +l'abandonner aussi.</p> + +<p>Emma se voyant sans ressource, descendit bientôt au dernier degré +d'avilissement. Un hasard étrange la tira de cet abîme. Le docteur +Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un léger +voile, sous le nom de la <i>déesse Higia</i> (déesse de la santé); une +quantité de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les +artistes surtout en étaient charmés. Quelque temps après cette +exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modèle; il lui faisait +prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est +là qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue +célèbre. Rien n'était plus curieux en effet que la faculté qu'avait +acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits +l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser +merveilleusement pour représenter des personnages divers. L'oeil animé, +les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis +tout à coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une +Madeleine repentante admirable. Le jour que le chevalier Hamilton me la +présenta, il voulut que je la visse en action; je fus ravie; mais elle +était habillée comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire +des robes comme celles que je portais, pour peindre à mon aise, et qu'on +appelle des blouses; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle +entendait très bien; dès lors, on aurait pu copier ses différentes poses +et ses différentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux; +il en existe même un recueil, dessiné par Frédéric Reinberg, qu'on a +gravé.</p> + +<p>Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle était chez le +peintre dont j'ai parlé, que lord Gréville<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a> +<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a> en devint si fort +amoureux, qu'il allait l'épouser en 1789, quand il fut subitement +dépouillé de ses places et ruiné. Il partit aussitôt pour Naples, dans +l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et +il emmena Emma afin qu'elle plaidât sa cause auprès de son grand parent. +Le chevalier, en effet, consentit à payer toutes les dettes de son +neveu, mais à la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces détails +de lord Gréville lui-même.) Emma devint donc la maîtresse de lord +Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se détermina à l'épouser en +dépit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour +Londres: «Elle sera ma femme malgré eux; après tout, c'est pour moi que +je l'épouse.»</p> + +<p>Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena à Naples peu de temps après, +devenue aussi grande dame qu'on puisse l'être. On a prétendu que la +reine de Naples alors s'était intimement liée avec elle. Il est certain +que la reine la voyait; mais on peut dire que c'était politiquement. +Lady Hamilton étant très indiscrète, la mettait au fait d'une foule de +petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les +affaires de son royaume.</p> + +<p>Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fût excessivement +moqueuse et dénigrante, au point que ces défauts étaient les seuls +mobiles de sa conversation; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie +à se faire épouser. Elle manquait de tournure et s'habillait très mal, +dès qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que +lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle: elle habitait à +Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée; je m'y rendais +tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et +la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut +la dernière. J'avais coiffé madame Hart (elle n'était pas encore mariée) +avec un schall tourné autour de sa tête en forme de turban, dont un bout +tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que +ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes +invitées à dîner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa +toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette, +qui était des plus communes, l'avait tellement changée à son +désavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde à la +reconnaître.</p> + +<p>Lorsque j'allai à Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son +mari. Je me fis écrire chez elle, et elle vint aussitôt me voir dans le +plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait +couper ses beaux cheveux pour se coiffer à la Titus, ce qui était alors +à la mode. Je trouvai cette Andromaque énorme; car elle avait +horriblement engraissé. Elle me dit en pleurant qu'elle était bien à +plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un père; et +qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu +d'impression; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comédie. Je me +trompais d'autant moins que peu de minutes après, ayant aperçu de la +musique sur mon piano, elle se mit à chanter un des airs qui s'y +trouvaient.</p> + +<p>On sait que lord Nelson à Naples avait été très amoureux d'elle; elle +était restée avec lui en correspondance fort tendre; et quand j'allai +lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de +plus, elle avait placé une rose dans ses cheveux comme Nina. Je ne pus +me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je +viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me répondit-elle.</p> + +<p>Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses +attitudes, avaient un désir extrême de voir ce spectacle qu'elle n'avait +jamais voulu donner à Londres. Je lui demandai de m'accorder une soirée +pour les deux princes, et elle y consentit. J'invitai alors quelques +autres Français que je savais être fort curieux d'assister à cette +scène; et le jour venu je plaçai dans le milieu de mon salon un très +grand cadre enfermé à droite et à gauche dans deux paravens. J'avais +fait faire une énorme bougie qui répandait un grand foyer de lumière; je +la posai de façon qu'on ne pût la voir, mais qu'elle éclairât lady +Hamilton comme on éclaire un tableau. Toutes les personnes invitées +étant arrivées, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec +une expression vraiment admirable. Elle avait amené avec elle une jeune +fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait +beaucoup<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a> +<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes +poursuivies dans l'enlèvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la +douleur à la joie, de la joie à l'effroi, avec une telle rapidité que +nous étions tous ravis.</p> + +<p>Comme je l'avais retenue à souper, le duc de Bourbon, qui était à table +à côté de moi, me fit remarquer combien elle buvait de <i>porter</i>. Il +fallait qu'elle y fût bien accoutumée, car elle n'était pas ivre après +deux ou trois bouteilles. Long-temps après avoir quitté Londres, en +1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours à Calais, +où elle était morte dans l'isolement et la plus affreuse misère.</p> + +<p>Nous voilà bien loin de Naples et de 1790; j'y reviens.</p> + +<p>J'étais dans l'enchantement d'habiter cet hôtel de Maroc, sans parler de +l'agrément de mon voisinage. Je jouissais de ma fenêtre de la vue la +plus magnifique et du spectacle le plus réjouissant. La mer et l'île +Caprée en face; à gauche le Vésuve, qui promettait une éruption par la +quantité de fumée qu'il exhalait; à droite le coteau de Pausilippe, +couvert de charmantes maisons, et d'une superbe végétation; puis ce quai +de Chiaja est toujours si animé qu'il m'offrait sans cesse des tableaux +amusans et variés; tantôt des lazzaroni venaient se désaltérer au jet +d'eau qui sortait d'une belle fontaine placée devant mes fenêtres, où de +jeunes blanchisseuses y lavaient leur linge; le dimanche de jeunes +paysannes, dans leurs plus beaux atours, dansaient la tarentelle devant +ma maison, en jouant du tambour de basque, et tous les soirs je voyais +les pêcheurs avec des torches dont la vive lumière reflétait dans la mer +des lames de feu. Après ma chambre à coucher se trouvait une galerie +ouverte qui donnait sur un jardin rempli d'orangers et de citronniers en +fleurs; mais comme toute chose ici-bas a ses inconvéniens, mon +appartement en avait un dont il me fallut bien prendre mon parti. +Pendant plusieurs heures de la matinée je ne pouvais ouvrir mes fenêtres +sur le devant, attendu qu'il s'établissait au-dessous de moi une cuisine +ambulante où les femmes faisaient cuire des tripes dans de grands +chaudrons, avec de l'huile infecte dont l'odeur montait chez moi. +J'étais réduite à regarder la mer à travers mes carreaux. Qu'elle est +belle cette mer de Naples! bien souvent j'ai passé des heures à la +contempler la nuit, quand ses flots étaient calmes et argentés par le +reflet d'une lune superbe. Bien souvent aussi j'ai pris un bateau pour +faire une promenade, et jouir du magnifique coup d'oeil que présente la +ville, que l'on voit alors tout entière, s'élevant en amphithéâtre. Le +chevalier Hamilton avait sur le rivage un petit cazin où j'allais +quelquefois dîner<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a> +<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>. Il faisait venir de jeunes garçons qui, pour un +sou, plongeaient dans la mer pendant plusieurs minutes; quand je +tremblais pour eux, je les voyais remonter triomphans, leur sou à la +bouche.</p> + +<p>C'est à Chiaja que se trouve la Villa-Reale, jardin public, bordé par la +mer, et qui devient le soir une promenade délicieuse. L'Hercule Farnèse +était placé dans ce jardin; comme on avait retrouvé les jambes antiques +de la statue, elles étaient remises en place de celles qu'avait faites +dans le temps Michel-Ange; mais celles-ci restaient posées à côté, afin +que l'on comparât, en sorte qu'il fallait reconnaître la sublime +supériorité de l'antique, même auprès de Michel-Ange.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="mid">Le baron de Talleyrand--L'île de Caprée.--Le Vésuve.--Ischia et +Procida.--Le mont Saint-Nicolas.--Portrait des filles aînées de la reine +de Naples.--Portrait du prince royal.--Paësiello.--La Nina.--Le coteau +de Pausilippe.--Ma fille, son maître de musique.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Aussitôt que j'étais arrivée à Naples, j'avais été chez M. le baron de +Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui eut pour moi mille bontés +pendant tout mon séjour. Je retrouvai chez lui madame Silva, Portugaise +très aimable, avec laquelle je projetai de faire plusieurs courses +intéressantes. Nous allâmes d'abord à l'île de Caprée. Le comte de la +Roche-Aymon et le fils aîné de M. de Talleyrand nous accompagnèrent. Ils +avaient engagé deux musiciens, l'un pour chanter et l'autre pour jouer +de la guitare. Nous nous embarquâmes à minuit par un beau clair de lune; +mais la mer était très agitée; ses vagues énormes dont l'écume +s'amoncelait autour de nous, menaçaient si furieusement notre chétif +bateau, qu'à chaque instant je pensais le voir englouti. J'avoue que je +mourais de peur. Il faut dire que je n'avais jamais fait sur mer un +aussi long trajet, n'ayant entrepris jusqu'alors que le passage du +Mordit dont la traversée est très courte, quand j'étais en Hollande.</p> + +<p>Lorsque nous eûmes pris le large, M. de Talleyrand engagea ses musiciens +à chanter; mais ces deux pauvres jeunes gens étaient pris du mal de mer +à un tel point, qu'il leur était bien impossible de faire de la musique. +Ce mal saisit aussi madame Silva et le jeune baron; M. de la Roche-Aymon +et moi, nous n'en fûmes que très légèrement atteints.</p> + +<p>Enfin, après avoir été ballottés sans relâche par ces terribles vagues, +nous débarquâmes à l'île de Caprée, un peu après le lever du soleil. +Nous ne trouvâmes là que des pêcheurs qui habitent les creux des rochers +sur le bord de la mer. Un d'eux s'offrit pour nous servir de guide, et +nous prîmes des ânes; car nous voulions monter jusqu'au sommet de l'île. +La route que nous gravissions était bordée à notre gauche par des +vergers d'orangers et de citronniers en fleurs, des gazons aromatiques, +des bois d'aloës, qui répandaient un parfum délicieux. À notre droite +étaient des rochers et des débris d'antiques constructions. Arrivés au +sommet, sur la plate-forme appelée Saint-Michel, nous jouîmes de la vue +de la pleine mer terminée par le Vésuve, tout en respirant l'air le plus +pur. C'est là qu'était placé le palais de Tibère; il n'en reste qu'un +seul tronçon de colonne, sur lequel un ermite, qui habite près de ces +débris informes, venait de poser son frugal repas du matin; et c'était +de cette hauteur immense que Tibère faisait jeter non-seulement des +esclaves, mais tous ceux qui lui déplaisaient.</p> + +<p>On nous fit voir de loin une jolie maison qu'avait fait bâtir un Anglais +malade, et que tous les médecins avaient condamné depuis long-temps à +Naples. Ayant suivi le conseil qu'on lui donna d'aller habiter Caprée, +il y vécut plus de vingt ans encore sans aucune souffrance.</p> + +<p>Après avoir respiré avec délice cet air vivifiant, admiré les sites les +plus curieux, nous revînmes à Naples, ravis de notre course, à +l'exception pourtant du jeune baron de Talleyrand, qui reçut une forte +réprimande de son père pour avoir fait ce voyage par un aussi mauvais +temps et dans un aussi léger bateau.</p> + +<p>Ce que je désirais par-dessus tout, c'était de monter sur le Vésuve, et +nous résolûmes de faire cette partie avec madame Silva et l'abbé +Bertrand.</p> + +<p>Je vais copier ici la fin d'une lettre que j'écrivis de Naples à mon ami +Brongniart l'architecte, parce que l'impression que m'avait faite le +terrible phénomène était alors bien plus récente et bien plus vive.</p> + +<p>«... Maintenant je vais vous parler de mon spectacle favori, du Vésuve. +Pour un peu je me ferais Vésuvienne, tant j'aime ce superbe volcan; je +crois qu'il m'aime aussi, car il m'a fêtée et reçue de la manière la +plus grandiose. Que deviennent les plus beaux feux d'artifices, sans en +excepter la girande du château Saint-Ange, quand on songe au Vésuve?</p> + +<p>«La première fois que j'y suis montée, nous fûmes pris, mes compagnons +et moi, par un orage affreux, une pluie qui ressemblait au déluge. Nous +étions trempés, mais nous n'en cheminions pas moins sur une hauteur pour +voir une des grandes laves qui coulaient à nos pieds. Je croyais toucher +aux avenues de l'enfer. Un brasier qui me suffoquait serpentait sous mes +yeux; il avait trois milles de circonférence. Le mauvais temps nous +empêchant d'aller plus loin ce jour-là, outre que la fumée et la pluie +de cendre qui nous couvrait rendaient le sommet du mont invisible, nous +montons sur nos mulets et descendons dans les laves noires. Deux +tonnerres, celui du ciel et celui du mont, se mêlaient; le bruit était +infernal, d'autant plus qu'il se répétait dans les cavités des montagnes +environnantes. Comme nous étions précisément sous la nuée, je tremblais, +et toute notre cavalcade tremblait comme moi, que le mouvement de notre +marche n'attirât sur nous la foudre. Malgré ma frayeur, je ne pus +m'empêcher de rire en regardant un de nos compagnons de voyage, l'abbé +Bertrand. Il faut vous dire qu'il est bossu par derrière et par devant: +un grand manteau couvrait son âne et lui, et tous deux étaient tellement +confondus ensemble, que, la petite humanité de l'abbé disparaissant, je +ne voyais plus qu'un chameau.</p> + +<p>«J'arrivai chez moi dans un état qui faisait pitié: ma robe n'était que +cendre détrempée; j'étais morte de fatigue; je me sèche et me couche +fort heureusement.</p> + +<p>«Bien loin d'être dégoûtée par ce début, quelque jours après je retourne +à mon cher Vésuve. Cette fois ma petite brunette était de la partie; je +voulais qu'elle vît ce grand spectacle. Monsieur de la Chenaye et deux +autres personnes en étaient aussi. Il faisait le plus beau temps du +monde. Avant la nuit nous étions sur la montagne pour voir les anciennes +laves et le coucher du soleil dans la mer. Le volcan était plus furieux +que jamais, et comme au jour on ne distingue point de feu, on ne voit +sortir du cratère, avec des nuées de cendres et de laves, qu'une énorme +fumée blanchâtre, argentée, que le soleil éclaire d'une manière +admirable. J'ai peint cet effet, car il est divin.</p> + +<p>«Nous montâmes chez l'ermite. Le soleil se couchait, et je vis ses +rayons se perdre sous le cap Mysène, Ischia et Procida; quelle vue! +Enfin la nuit vint, et la fumée se transforma en flammes, les plus +belles que j'aie jamais vues de ma vie. Des gerbes de feu s'élançaient +du cratère, et se succédaient rapidement, jetant de tout côté des +pierres embrasées qui tombaient avec fracas. En même temps descendait +une cascade de feu qui parcourait l'espace de quatre à cinq milles. Une +autre bouche du cratère placée plus bas était aussi enflammée; celle-ci +produisait une fumée rouge et dorée, qui complétait le spectacle d'une +manière effrayante et sublime. La foudre qui partait du centre de la +montagne, faisait retentir tous les environs, au point que la terre +tremblait sous nos pas. J'étais bien un peu effrayée; mais je n'en +témoignais rien à cause de ma pauvre petite qui me disait en pleurant: +«Maman, faut-il avoir peur?» D'ailleurs, j'avais tant à admirer que ce +besoin l'emportait sur mon effroi. Imaginez que nous planions alors sur +une immensité de brasiers, sur des champs entiers que ces laves, dans +leur course, mettaient en feu. Je voyais ces terribles laves brûler les +arbrisseaux, les arbres, les vignes; je voyais la flamme s'allumer et +s'éteindre, et j'entendais le bruit des broussailles voisines qu'elles +consumaient.</p> + +<p>«Cette grande scène de destruction a quelque chose de pénible et +d'imposant, qui remue fortement l'ame; je ne pouvais plus parler en +revenant à Naples; dans le chemin je ne cessais de retourner la tête +pour voir encore ces gerbes et cette rivière de feu. C'est donc à regret +que j'ai quitté ce spectacle si grandiose; mais j'en jouis par le +souvenir, et tous les jours je me représente encore ses différens +effets. J'en ai quatre dessins que je vous porterai à Paris. Deux sont +déjà en petite maquette; on en est très content ici.</p> + +<p>«Donnez-moi de vos nouvelles, et de celles de nos amis, etc.»</p> + +<p>Depuis lors je suis retournée plusieurs fois sur le Vésuve, un jour +entre autres avec M. Lethière<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a> +<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>, très habile peintre d'histoire, qui +était grand amateur du volcan. Je me souviens que ce jour était celui de +la Chandeleur. Nous partîmes vers trois heures, avec deux amis de M. +Lethière. Il faisait beau; mais lorsque nous fûmes arrivés sur la +montagne, il s'éleva un brouillard si épais qu'il ressemblait à une +énorme fumée. Tout disparut à nos yeux; nos compagnons, quoiqu'ils +fussent très près de nous, étaient devenus invisibles; en un mot c'était +le néant. Ma petite mourait de peur, et moi aussi. Pour comble de +malheur l'humidité était extrême, et nous fûmes obligés de rester en +place pendant une heure et demie. Enfin le brouillard se dissipant peu à +peu, nous découvrit la mer et tout ce qui l'environne jusqu'aux îles les +plus lointaines; cette création fut admirable.</p> + +<p>J'avais fait porter notre dîner chez l'ermite, que nous avions invité à +le partager. Avant la fin du repas, cet ermite se leva et passa derrière +un vieux rideau qui touchait presque la table. Il resta là tout un quart +d'heure; quand il revint, je lui demandai pour quel motif il nous avait +quittés:--C'est, dit-il, que je viens de faire ma prière auprès de mon +compagnon qui est mort cette nuit, et qui est là sous ce rideau. À ces +mots, on peut imaginer si je me lève à mon tour et si je sors pour aller +respirer le grand air.</p> + +<p>Nous remontâmes pour voir le coucher du soleil. Son disque brillant d'où +partaient d'immenses rayons, se réfléchissait dans la mer. Nous étions +dans l'extase à la vue de ce superbe tableau et de tout ce qui +l'encadrait. Nous revînmes à Naples, rapportant nos croquis. M. Lethière +avait fait un dessin dans lequel il me représentait descendant la +montagne sur mon âne.</p> + +<p>Une des plus charmantes parties que j'aie faites à Naples, c'est un +petit voyage de cinq jours que le chevalier me fit entreprendre pour +visiter les îles d'Ischia et de Procida. Nous partîmes à cinq heures du +matin. J'étais dans une felouque avec madame Hart, sa mère, le chevalier +et quelques musiciens. Il faisait le plus beau temps du monde; la mer +était calme au point de ressembler à un grand lac. À peu de distance, on +voyait le coteau du mont Pausilippe, que le soleil éclairait d'une façon +ravissante. Tout cela m'aurait porté à une douce rêverie, si nos rameurs +n'avaient point crié à tue-tête, ce qui vous empêchait de suivre une +idée.</p> + +<p>À neuf heures et demie nous arrivâmes à Procida, et nous fîmes aussitôt +une promenade pendant laquelle je fus frappée de la beauté des femmes +que nous rencontrions sur notre chemin. Presque toutes étaient grandes +et fortes, et leurs costumes, ainsi que leurs visages, rappelaient les +femmes grecques. Je vis peu d'habitations agréables, l'île étant +généralement cultivée en vignes et en arbres fruitiers. À midi nous +allâmes dîner chez le gouverneur; de la terrasse de son château, on +découvre le cap Mysène, l'Achéron, les Champs-Élysées, enfin, tout ce +que Virgile décrit; ces divers points de vue sont assez rapprochés pour +qu'on puisse en distinguer les détails, et le Vésuve se voit dans le +lointain.</p> + +<p>Après dîner, nous remontâmes sur la felouque pour aller débarquer à +Ischia vers les six heures du soir. Un des plus jolis effets que j'ai +vus tout en arrivant, était celui d'une quantité de maisons bâties çà et +là sur les monts, et très éclairées, ce qui présentait à l'oeil comme un +second firmament. J'allai joindre madame Silva, mon aimable Portugaise, +pour parcourir avec elle une partie de l'île, qui est charmante; tout +son territoire est volcanique, elle a quinze lieues d'étendue, et +partout on trouve des traces de foyers éteints. La plupart des +montagnes, qui sont en très grand nombre et fort près les unes des +autres, sont cultivées. Le mont le plus élevé (Saint-Nicolas) est plus +haut que le Vésuve.</p> + +<p>Nous trouvions à Ischia une société très aimable, entre autres le +général baron Salis; et le lendemain matin à six heures, nous partîmes +au nombre de vingt personnes, toutes montées sur des ânes, pour aller +dîner au mont Saint-Nicolas. On ne peut se faire une idée des chemins +qu'il nous fallut prendre; les sentiers étaient des ravins profonds +pleins d'énormes pierres noircies par le feu; et les hauteurs de ces +ravins étant cultivées, cette terre fertile, près de cette terre +désolée, offrait un contraste étrange. Nous suivîmes entre autres un +chemin à pic rempli de laves grosses comme des maisons, qui ressemblait +tout-à-fait au chemin de l'enfer, et cette superbe horreur nous +conduisit dans un lieu de délices, sous des berceaux de vignes +parfaitement cultivées, et près d'une très belle forêt de châtaigniers. +Là, j'aperçus une seule petite habitation, que mon guide me dit être +celle d'un ermite. L'ermite était absent; je m'assis sur son banc, et je +découvris par une percée de la forêt, la mer et les îles Cyrènes, que la +vapeur du matin entourait d'un ton bleuâtre. Je croyais faire un rêve +enchanteur; je me disais: la poésie est née là! Il fallut m'arracher à +ma ravissante contemplation, il nous restait encore à gravir bien +autrement.</p> + +<p>Nous arrivâmes dans une espèce de désert, bordé de ravins si profonds, +que je n'osais y plonger mes yeux, et mon maudit âne s'obstinait à +marcher toujours sur le bord. Ne pouvant regarder en bas, je me mets à +regarder en haut, et je vois la montagne que nous avions à gravir, toute +couverte d'affreux nuages noirs. Il fallait pourtant traverser cela, au +risque d'être étouffée cent fois: notez de plus que le chemin était à +pic sur la mer, et qu'il ne s'y trouvait pas une seule habitation. Le +coeur me bat encore quand j'y pense. Je suivis pourtant, non sans +recommander mon ame à Dieu. Nous mîmes une heure et demie, marchant +toujours, à traverser ces nuages. L'humidité était si grande, que nos +vêtemens étaient trempés; on ne se voyait pas à quatre pieds, en sorte +que je finis par perdre ma compagnie. On peut juger de l'effroi que +j'éprouvais, quand j'entendis le son d'une petite cloche; je poussai un +grand cri de joie, pensant bien que c'était celle de l'ermite chez +lequel nous devions dîner. C'était elle, en effet, et l'on vint au +devant de moi.</p> + +<p>Je trouvai toute ma société réunie dans l'ermitage, qui est situé sur la +dernière pointe des rochers du mont Saint-Nicolas. Dans ce moment +néanmoins, le brouillard était si épais, qu'il était impossible de rien +voir; mais, presque aussitôt, les nuages se divisent, le brouillard se +dissipe, et je me trouve sous un ciel pur. Je domine ces nuées qui +m'avaient tant effrayée, je les vois descendre dans la mer que le soleil +traçait en ligne d'opale et d'autres couleurs d'arc-en-ciel; quelques +nuages argentés embellissaient ce coup d'oeil. On ne distinguait les +barques qu'à leurs voiles blanches qui brillaient au soleil. Notre vue +plongeait sur les villages d'Ischia; mais cette masse de rochers +écrasait tellement de sa supériorité tout ce qui fait l'ambition des +hommes, que les châteaux, les maisons, ressemblaient à de petits points +blancs; quant aux individus, ils étaient invisibles: ce que c'est que de +nous, mon Dieu!</p> + +<p>Nous étions à contempler ce magnifique spectacle, quand le général Salis +vint nous avertir que le dîner était servi, nouvelle qui ne nous fut pas +indifférente après tant de fatigues et de tribulations. Ce dîner qu'il +nous donnait, pouvait se comparer à ceux de Lucullus; tout était +recherché, rien n'y manquait, au point que nous eûmes des glaces pour +finir. Il fallait voir l'étonnement des trois bons religieux qui +habitaient ce rocher et qui profitaient de cet excellent repas; ils en +gardèrent les restes, ce dont ils paraissaient fort contens.</p> + +<p>Après dîner, madame Silva et moi nous fîmes notre sieste en plein air +sur des sacs d'orge renversés, où l'odeur des genêts et de mille fleurs +nous embaumait. Puis, nous remontâmes sur nos ânes pour parcourir +l'autre côté de l'île. Là, nous vîmes des vergers sans nombre, des sites +très pittoresques, et ce chemin nous conduisit à notre habitation.</p> + +<p>Je voulus aller aussi à Poestum; quoique la distance de Naples ne soit +que de vingt-cinq lieues, nous étions prévenus que le voyage est très +fatigant, mais on ne tient pas au désir d'aller admirer des monumens qui +ont trois ou quatre mille ans, quand ils se trouvent aussi près de vous. +Des trois temples que l'on y voit, celui de Junon était encore alors +bien conservé, au point qu'à l'extérieur il semblait être entier. Ce +temple est noble, imposant, comme tout ce qu'ont fait les anciens, près +desquels nous ne sommes que des pygmées. Aussi puis-je dire avoir été +fort surprise à <i>Pompeï</i> que nous visitâmes ainsi qu'<i>Herculanum</i>, de la +petitesse des maisons et du temple d'Isis. Il faut croire que la partie +découverte était autrefois un faubourg.</p> + +<p>Je conduisis aussi ma fille à Portici, dans le muséum, beauté +tout-à-fait unique dans le monde; mais tant d'écrivains l'ont si bien +décrit, que je crois inutile d'en parler ici.</p> + +<p>Ces excursions et plusieurs autres ne m'empêchaient pas de travailler +beaucoup à Naples. J'avais même entrepris tant de portraits que mon +premier séjour dans cette ville a été de six mois, quoique je fusse +arrivée dans l'intention d'y passer six semaines. L'ambassadeur de +France, M. le baron de Talleyrand, vint m'annoncer un matin que la reine +désirait que je fisse les portraits de ses deux filles aînées, ce que je +commençai tout de suite. Sa Majesté s'apprêtait à partir pour Vienne où +elle allait s'occuper de marier ces princesses. Je me souviens qu'à son +retour elle me dit: «J'ai fait un heureux voyage; je viens de conclure +deux mariages pour mes filles avec un grand bonheur.» L'aînée en effet +épousa peu de temps après l'empereur d'Autriche, François II, et la +seconde, qui se nommait Louise, le grand duc de Toscane. Cette dernière +était fort laide, et tellement grimacière, que je ne voulais pas finir +son portrait. Elle est morte quelques années après son mariage.</p> + +<p>Lorsque la reine fut partie, je peignis aussi le prince royal. L'heure +de mes séances à la cour était midi, et pour m'y rendre il me fallait +suivre le chemin de Chiaja, au moment de la plus grande chaleur. Les +maisons qui sont bâties à gauche et qui font face à la mer, étant +peintes en blanc <i>pur</i>, le soleil y donnait avec une telle force que +j'en étais aveuglée. Pour sauver mes yeux j'imaginai de mettre un voile +vert, ce que je n'avais vu faire encore à personne, et devait paraître +assez singulier, car on n'en portait que de blancs ou de noirs; mais +quelques jours après je vis quantité d'Anglaises m'imiter, et les voiles +verts furent à la mode<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a> +<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>.</p> + +<p>À cette même époque je commençai le portrait de Paësiello. Tout en me +donnant séance, il composait un morceau de musique, qu'on devait +exécuter pour le retour de la reine, et j'étais charmée de cette +circonstance qui me faisait saisir les traits du grand musicien au +moment de l'inspiration.</p> + +<p>J'avais quitté mon cher hôtel de Maroc, parce qu'après avoir admiré tout +le jour il faut pourtant bien dormir la nuit, et qu'il m'était +impossible d'y fermer l'oeil. Les voitures allaient et venaient sans +cesse sur le chemin de Chiaja jusqu'à la grotte de Pausilippe, où l'on +fait souvent de mauvais soupers dans les cabarets. Ce bruit, que +j'entendais toutes les nuits, me fit enfin déserter. J'allai m'établir +dans un joli cazin baigné par la mer, dont les vagues venaient se briser +sous mes fenêtres. J'étais enchantée; ce bruit rond et léger me berçait +délicieusement; mais hélas! huit jours après il survint un orage +affreux, une tempête si violente, que les vagues furieuses montaient +jusque dans mon appartement. J'en étais inondée, et la crainte d'une +récidive me fit quitter ce charmant cazin, à mon grand regret. À la +vérité, entre le mur et cette maison, il y avait une place sur laquelle +les voitures élégantes, les mêmes voitures qui m'empêchaient de dormir à +Chiaja, venaient stationner, pour ce qu'on appelle à Naples <i>faire +heure</i>. Mais cela m'était peu incommode. Je me rappelle que le jour de +mon départ la propriétaire ouvrit une armoire dans laquelle j'avais +serré mon linge, et se mit à écrire mon nom sur toutes les planches; +comme je lui demandai le motif de ce qu'elle faisait, elle me répondit +gracieusement qu'elle était fière d'avoir logé madame Lebrun, et qu'elle +voulait que tout le monde le sût.</p> + +<p>Après avoir quitté cette maison, j'allai en louer une tout près de la +ville, et je m'y installai la veille de Noël. Dès le soir même, comme +j'allais me mettre au lit, je suis tout à coup assourdie par des pétards +sans nombre; les jeunes garçons qui les tiraient en jetaient dans ma +cour, dans mes fenêtres; ce train-là dura trois jours et trois nuits. En +outre, j'étais gelée dans cet appartement. Je faisais alors le portrait +de Paësiello, qui soufflait dans ses doigts ainsi que moi; pour nous +réchauffer, je fis faire du feu dans mon atelier; mais comme on s'occupe +bien plus en Italie d'obtenir de la fraîcheur que de la chaleur, les +cheminées sont si mal soignées que la fumée nous étouffait. Les yeux de +Paësiello en pleuraient, les miens aussi; et je ne conçois pas comment +j'ai pu finir son portrait.</p> + +<p>Paësiello, à cette époque, faisait les délices de l'Italie. J'allais +fort souvent au grand Opéra, dans la loge de la comtesse Scawronski. +J'assistai à la premier représentation de <i>Nina</i>, qui bien certainement +est un chef-d'oeuvre; mais tel est l'effet de la première impression +reçue, que la musique de Paësiello, toute belle qu'elle était, ne me +faisait pas autant de plaisir que celle de Dalayrac; il faut dire aussi +que madame Dugazon n'était point là pour jouer <i>Nina</i>. Le théâtre de +Saint-Charles, où se donnait cet opéra et les autres, est, je crois, le +plus vaste de l'Europe. Je m'y suis trouvée le jour de la fête de la +reine; il était alors magnifiquement éclairé, totalement rempli de +monde, et ce coup d'oeil me parut superbe. Je me souviens d'avoir ri ce +jour-là d'une méprise assez plaisante. J'aperçus près de nous la baronne +de Talleyrand, chez laquelle je n'avais pas été depuis quelque temps, et +je voulus lui faire ma visite dans sa loge; la comtesse me dit alors: +«Elle éprouve un grand chagrin, l'ambassadrice; elle a perdu Rigi.» +Pensant qu'il s'agissait d'un ami, je me décide d'autant plus à l'aller +trouver; j'y vais. Je suis en effet frappée du changement de son visage, +et je lui vois un air si triste que je commence à croire qu'un de ses +enfans est mort. Je lui dis donc combien je prenais part à son +affliction, et lui demande si c'était l'aîné. À ces mots, malgré son +chagrin, elle se mit à rire: c'était son chien qu'elle venait de perdre.</p> + +<p>Un de mes grands plaisirs était d'aller me promener sur le beau coteau +de Pausilippe, sous lequel est placée la grotte du même nom, qui est un +magnifique ouvrage d'un mille de longueur, et qu'on voit bien avoir été +fait par les Romains. Cette côte de Pausilippe est couverte de maisons +de campagne, de cazins, de prairies et de très beaux arbres, autour +desquels des vignes s'entrelacent en guirlandes. C'est là qu'est placé +le tombeau de Virgile, sur lequel on prétend qu'il pousse des lauriers; +mais je n'en ai point vu. Les soirs j'allais sur les bords de la mer; +j'y conduisais souvent ma fille, et nous y restions quelquefois assises +ensemble jusqu'au lever de la lune, jouissant de ce bon air et de cette +superbe vue, ce qui la reposait de ses études journalières; car j'avais +résolu, tout en courant le monde, de soigner son éducation autant qu'il +serait possible, et je lui avais donné à Naples des maîtres d'écriture, +de géographie, d'italien, d'anglais et d'allemand. Elle préférait cette +dernière langue à toutes les autres, et montrait dans ses diverses +études une intelligence remarquable. Elle annonçait aussi quelques +dispositions pour la peinture; mais sa récréation favorite était de +composer des romans. Je la trouvais, en revenant de passer mes soirées +dans le monde, une plume à la main, et une autre sur son bonnet; je +l'obligeais alors à se mettre au lit; mais il n'était pas rare qu'elle +se relevât la nuit pour achever un chapitre; et je me souviens très bien +qu'à l'âge de neuf ans elle a écrit à Vienne un petit roman remarquable +par les situations autant que par le style.</p> + +<p>Me trouvant en Italie, on imagine bien que je n'avais point négligé de +lui donner un maître de musique. Je prenais moi-même des leçons de ce +maître, qui montrait à merveille, mais qui était bien le plus grand +poltron que j'aie rencontré de mes jours. Il nous entretenait sans cesse +de ses frayeurs. Comme il ne venait chez moi qu'à sept heures du soir, +il retournait chez lui à neuf, heure à laquelle tout le monde étant au +spectacle, les rues de Naples sont fort désertes, sans excepter la rue +de Tolède, qui, dans le jour, est la plus bruyante de toutes. Le pauvre +homme me disait un soir: «J'ai eu terriblement peur hier; j'ai rencontré +un homme dans la rue de Tolède; heureusement j'ai pris l'autre côté, et +j'ai pressé le pas.» Deux jours après il revenait: «Dieu! que j'ai eu +peur! je me suis trouvé avec deux hommes dans la rue de Tolède; je n'ai +eu que le temps de passer au milieu et de m'enfuir à toutes jambes.» +Enfin une autre fois il me dit: «J'ai eu bien plus peur vraiment, +j'étais seul, tout seul, dans la rue de Tolède.»</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE VII</h3> + +<p class="mid">Je retourne à Rome.--La reine de Naples.--Je reviens à Naples.--La fête +de la madone de l'Arca.--La fête du pied de la Grotte.--La +Solfatara.--Pouzol.--Le cap Mysène.--Portrait de la reine de +Naples.--Caractère de cette princesse.--Le Napolitain.--Vol d'un +lazzaroni.--Mon retour à Rome.--Mesdames de France, tantes de Louis XVI.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Tous les portraits que j'avais entrepris à Naples étant finis, je +retournai à Rome; mais à peine y étais-je arrivée, que la reine de +Naples s'y arrêta en revenant de Vienne. Comme je me trouvais sur son +passage dans la foule, elle m'aperçut, vint à moi, et me pria avec toute +la grâce imaginable de revenir à Naples pour y faire son portrait. Il me +fut impossible de refuser, et je ne tardai pas à me remettre en route.</p> + +<p>Ce qui me consolait de toutes ces allées et venues, c'est qu'il me +restait encore à voir plusieurs choses curieuses dans ce beau pays. Le +chevalier Hamilton se plaisait à m'en faire les honneurs. Et dès que je +fus de retour, il s'empressa de me conduire à la fête de la madone de +l'Arca, qui par son originalité se distingue de toutes les fêtes de +village. La place de l'église était couverte de marchands de gâteaux ou +d'images de la Vierge et de groupes d'habitans, venus des cantons +voisins, dont les divers costumes étaient richement brodés d'or. Tous +portaient des thyrses en haut desquels était placée l'image de la +madone, ce qui rappelait les fêtes antiques. Toutefois, cette foule, au +lieu de nous donner le spectacle d'une bacchanale, entra dévotement dans +l'église pour y entendre la messe. Le chevalier Hamilton, madame Hart et +moi, nous étions placés près d'une petite chapelle où se voyait un +tableau de la Vierge, noir comme de l'encre. De minute en minute, des +paysans et des paysannes venaient s'agenouiller devant cette Vierge, et +solliciter quelque faveur ou rendre grâce pour celles qu'ils avaient +reçues. Ils exprimaient tous leurs voeux d'une voix si haute, que nous +entendions les demandes de chacun. Nous vîmes d'abord un homme beau +comme une statue grecque, le cou nu, qui remerciait la Vierge d'avoir +guéri son enfant. Il avait placé cet enfant sur l'autel en face du +tableau; quand il eut fini sa prière, il le reprit et partit heureux. +Après lui, vint une femme qui grondait avec fureur la madone de ce que +son mari la maltraitait. J'étouffais de rire; mais le chevalier me dit +de tout faire pour me contraindre, qu'autrement je serais fort +maltraitée moi-même. Il vint ensuite deux jeunes filles, qui se mirent à +genoux en demandant des maris. Enfin, les solliciteurs se succédèrent +pendant une heure de la manière la plus plaisante. Dès que chacun d'eux +avait parlé, on sonnait du milieu de l'église une clochette qui leur +annonçait vraisemblablement que la prière était exaucée; car ils s'en +allaient tous l'air content.</p> + +<p>Après la messe, toutes ces bonnes gens se réunirent sur la place de +l'église pour y danser la tarentelle; c'est là seulement qu'on peut +prendre l'idée de cette danse: ce que j'avais vu jusqu'alors n'en était +qu'une faible copie. Ils commencent par former de grands ronds au milieu +desquels la tarentelle se danse, au bruit du tambour de basque et de +longues guitares à trois cordes dont ils tirent des sons vifs et +harmonieux. On ne saurait décrire ni l'activité, ni l'expression +d'amour, qu'offrent tous leurs mouvemens; aucune danse ne ressemble à +cela.</p> + +<p>Nous restâmes jusqu'à la fin de la fête, et nous vîmes, en retournant à +Naples, les hauteurs couvertes de femmes, dont les unes jouaient du +tambour de basque et les autres dansaient le thyrse à la main: c'était +un spectacle charmant.</p> + +<p>J'assistai aussi à une autre fête beaucoup plus célèbre que celle dont +je viens de parler; c'est la fête du <i>Pied de Grotte</i>. Elle est ainsi +nommée d'après la tradition qui raconte qu'un jour un ermite, retiré au +fond de cette grotte, eut une vision dans laquelle la Vierge lui apparut +et lui ordonna de faire bâtir une chapelle dans cet endroit. Le prêtre +en ayant instruit les habitans du canton, la chapelle fut aussitôt +bâtie; et tous les ans la famille royale s'y rend en grande cérémonie +pour y faire sa prière. Les chevau-légers, le régiment de la reine, +celui du roi, enfin toutes les troupes, s'y trouvent rassemblées, ainsi +que toute la noblesse en grand gala, et une multitude prodigieuse de +gens du peuple. Les cochers qui mènent la famille royale sont coiffés de +perruques à trois marteaux, ou à la Louis XIV. Cette fête est tellement +en vénération, que les habitans des petits pays dépendans du royaume de +Naples, font mettre sur les contrats de mariage que l'on mènera leurs +filles une fois à la fête de la Vierge du <i>Pied de Grotte</i>.</p> + +<p>J'allai voir, avec M. Amaury Duval et M. Sacaut<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a> +<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, la Solfatare, qui +est encore brûlante. C'était au mois de juin, en sorte que le soleil +dardait sur notre tête, tandis que nous marchions sur du feu. De ma vie +je n'ai autant souffert de la chaleur. Pour comble de malheur, j'avais +ma fille avec moi; je la couvrais de ma robe, mais ce secours était si +faible, que je tremblais à chaque instant de la voir tomber sans +connaissance. Elle me dit plusieurs fois: «Maman, on peut mourir de +chaud, n'est-ce pas?» Alors, Dieu sait si j'étais au désespoir de +l'avoir emmenée. Enfin, nous aperçûmes sur la hauteur une espèce de +chaumière, dans laquelle il nous fut permis, grâce au ciel, de nous +reposer. La chaleur nous avait tellement suffoqués, qu'aucun de nous ne +pouvait ni agir, ni parler. Au bout d'un quart d'heure, M. Duval se +rappela qu'il avait une orange dans sa poche, ce qui nous fit pousser un +cri de joie; car cette orange était la manne dans le désert.</p> + +<p>Quand nous fûmes tout-à-fait remis, nous descendîmes à Pouzol. C'était +un dimanche, les habitans étaient en habits de fête; je me rappelle +encore un jeune homme, les cheveux bouclés et tellement poudrés, que son +énorme catogan avait blanchi son habit de taffetas bleu de ciel; sa +veste était couleur de rose fanée; il portait un gros bouquet à sa +boutonnière; enfin, c'était tout-à-fait le beau Léandre de la parade +française, et il avait un air si important, si content de lui-même, +qu'il me fit beaucoup rire.</p> + +<p>Nous traversâmes toute la ville pour aller dîner au bord de la mer, où +l'on nous servit d'excellens poissons. L'amphithéâtre de Pouzol, +quoiqu'il soit en ruines, est encore fort curieux à voir. Il y reste +quelques gradins placés en face de la mer, devant de grands rochers +creux, et l'on prétend que c'était dans ces antres que les acteurs +anciens jouaient les tragédies avec des masques caractéristiques et des +porte-voix. Après le dîner, nous prîmes une barque qui nous conduisit au +promontoire de Mysène. Là, nous foulions aux pieds des morceaux brisés +des marbres les plus précieux; car Mysène a été détruite de fond en +comble par les Lombards et les Sarrazins: il n'y reste que le grand +souvenir de Pline.</p> + +<p>Que de lieux de délices ne sont plus maintenant que des lieux de mort! +Bayes! si renommé chez les Romains qui venaient y prendre les eaux, +Bayes n'est plus qu'un amas de ruines informes sur lesquelles plane un +air infect; aussi le rivage de cette mer est-il désert. On voit encore à +Bayes les restes de trois temples, celui de Vénus, de Mercure et de +Diane, dont les eaux du lac Averne couvrent aujourd'hui les +soubassemens. Mais il ne reste pas même de vestiges de ces palais +magnifiques, de ces belles terrasses: la mer a tout englouti.</p> + +<p>Sitôt que j'avais été de retour à Naples, j'avais commencé le portrait +de la reine; bien loin qu'il m'arrivât le même inconvénient qu'avec +Paësiello, il faisait alors si cruellement chaud, qu'un jour qu'elle me +donnait séance, nous nous endormîmes toutes deux. Je prenais plaisir à +faire ce portrait. La reine de Naples, sans être aussi jolie que sa soeur +cadette, la reine de France, me la rappelait beaucoup; son visage était +fatigué, mais l'on pouvait encore juger qu'elle avait été belle; ses +mains et ses bras surtout étaient la perfection pour la forme et pour le +ton de la couleur des chairs. Cette princesse, dont on a dit et écrit +tant de mal, était d'un naturel affectueux et très simple dans son +intérieur; sa générosité était vraiment royale: le marquis de Bombelles, +ambassadeur à Venise en 1790, fut le seul ambassadeur français qui +refusa de prêter serment à la Constitution; la reine ayant appris que, +par cette conduite noble et courageuse, M. de Bombelles, père d'une +famille nombreuse, était réduit à la position la plus cruelle, lui +écrivit de sa propre main une lettre de félicitation. Elle ajoutait que +tous les souverains devant se regarder comme solidaires en +reconnaissance pour les sujets fidèles, elle le priait d'accepter une +pension de douze mille francs<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a> +<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. Outre ce trait, j'en connais +plusieurs autres qui font honneur à son coeur: elle aimait à soulager la +misère, elle ne craignait pas de monter au cinquième étage pour secourir +des malheureux, et j'ai su positivement que ses bienfaits ont sauvé de +la prison, de la mort peut-être, une mère de famille et quatre enfans +dont le père venait de faire banqueroute. Voilà cette soi-disant mégère +contre qui, sous Bonaparte, on exposait, dans les rues de Paris, les +gravures les plus infâmes et les plus obscènes. Il fallait bien la +calomnier, on voulait sa couronne. On sait qu'elle fut trahie par ceux +mêmes qu'elle avait toujours honorés de son amitié et de sa confiance. +La femme qu'elle affectionnait le plus correspondait avec le conquérant +qui parvint enfin, par de viles menées, à détrôner la soeur de +Marie-Antoinette, pour mettre à sa place madame Murat.</p> + +<p>La reine de Naples avait un grand caractère et beaucoup d'esprit. Elle +seule portait tout le fardeau du gouvernement. Le roi ne voulait point +régner; il restait presque toujours à Caserte, occupé de manufactures, +dont les ouvrières, disait-on, lui composaient un sérail.</p> + +<p>La reine ayant appris que je m'apprêtais à retourner à Rome, me fit +demander, et me dit: «J'ai bien du regret que Naples ne puisse vous +retenir.» Alors elle m'offrit son petit cazin au bord de la mer, si je +voulais rester; mais je brûlais de revoir encore Rome, et je refusai +avec toute la reconnaissance que m'inspirait tant de bonté. Enfin, après +qu'elle m'eut fait payer magnifiquement, lorsque j'allai prendre un +dernier congé, elle me remit une belle boîte de vieux laque qui +renfermait son chiffre entouré de très beaux brillans. Ce chiffre vaut +dix mille francs; mais je le garderai toute ma vie.</p> + +<p>Tout magnifique que soit le pays que j'allais quitter, il n'aurait pas +été dans mon goût d'y passer ma vie. Selon moi, Naples doit être vue +comme une lanterne magique ravissante, mais pour y fixer ses jours, il +faut s'être fait à l'idée, il faut avoir vaincu l'effroi qu'inspirent +les volcans; quand on songe que tout ce qui habite les lieux d'alentour +vit dans l'attente ou d'une éruption, ou d'un tremblement de terre, sans +parler de la peste, qui pendant les chaleurs existe à deux ou trois +lieues de là. En outre, les lacs où l'on met rouir le lin produisent un +air infect qui donne aux habitans de ces belles campagnes la fièvre et +la mort. Tous ces inconvéniens sont graves, on en conviendra; mais +aussi, s'ils n'existaient pas, qui ne voudrait habiter ce délicieux +climat?</p> + +<p>Le chevalier Hamilton, qui, depuis près de vingt ans, était ambassadeur +d'Angleterre à Naples, connaissait parfaitement les moeurs et les usages +de la haute société de cette ville. Ce qu'il m'en rapportait, je +l'avoue, était peu favorable à la noblesse napolitaine, mais, depuis +cette époque, sans douter, tout a beaucoup changé. Il me contait sur les +plus grandes dames mille histoires, que je m'abstiens de répéter, comme +trop scandaleuses. Selon lui, les Napolitaines étaient d'une ignorance +surprenante; elles ne lisaient rien, quoiqu'elles fissent semblant de +lire; car un jour étant arrivé chez l'une d'elles, et lui trouvant un +livre à la main, il reconnut, en s'approchant, que la dame tenait ce +livre sens dessus dessous. Privées de toute espèce d'instruction, +plusieurs d'entre elles, selon lui, ne savaient pas qu'il existât un +autre pays que Naples, et leur unique occupation était l'amour qui, pour +elles, changeait souvent d'objet.</p> + +<p>Ce dont j'ai pu juger par moi-même, c'est que les dames napolitaines +gesticulent beaucoup en parlant. Elles ne font d'autre exercice que +celui de se promener en voiture, jamais à pied. Tous les soirs elles +sont au spectacle et reçoivent leurs visites dans leur loge; comme elles +n'écoutent que <i>l'aria</i>, c'est là que s'établissent les conversations +d'une manière beaucoup moins confortable, selon moi, que dans un salon.</p> + +<p>Les gens de la basse classe, à Naples, poussent au dernier degré +l'exagération dans leurs cris et dans leurs gestes. J'ai vu un jour +passer sous mes fenêtres, à Chiaja, l'enterrement d'un homme du peuple, +que suivaient les amis et connaissances du mort; hommes et femmes +gémissaient de la façon la plus lamentable. Une femme surtout (c'était +la veuve) poussait des cris affreux en se tordant les bras. Un pareil +désespoir me faisait peur et pitié; mais on m'assura que ces cheveux +épars et ces hurlemens étaient d'usage.</p> + +<p>Un enterrement bien plus touchant que j'ai vu à la <i>Torre del Greco</i>, +c'était celui d'un jeune enfant que l'on portait dans sa bierre, très +paré et le visage découvert; on lui jetait des fleurs et des dragées des +fenêtres sous lesquelles il passait, et je ne puis dire combien ce +spectacle serrait le coeur.</p> + +<p>Si l'on veut juger toute l'expression des visages napolitains, il faut +aller sur le chemin qui conduit à l'église de Saint-Janvier, le jour que +s'opère le miracle de la sainte ampoule. Les habitans de Naples et des +environs se rendent en foule sur ce chemin, où les voitures stationnent +à droite et les piétons à gauche. Le désir, l'impatience, se peignaient +d'une manière si étrange sur tous ces visages, attendu que le miracle +tardait un peu, qu'il m'en prenait envie de rire, quand heureusement on +vint me dire de rester calme, si je ne voulais pas me faire lapider par +la multitude. Enfin le miracle s'opère; il est annoncé; alors on ne voit +plus une figure qui ne peigne la joie, le ravissement avec une telle +vivacité, une telle véhémence, qu'il est impossible de décrire ce +tableau.</p> + +<p>La partie de la population napolitaine la plus curieuse à observer, ce +sont les lazzaroni. Ces gens ont simplifié la vie, au point de se passer +de logement et presque de nourriture; car ils n'ont d'autre habitation +que les marches des églises, et leur frugalité égale leur paresse, ce +qui n'est pas peu dire. On les trouve étendus à l'ombre des murs ou sur +les bords de la mer. À peine sont-ils vêtus, et leurs enfans sont tous +nus jusqu'à l'âge de douze ans. J'étais d'abord un peu scandalisée et +fort effrayée de les voir jouer ainsi sur le quai de Chiaja, où passent +continuellement des voitures; car ce chemin est la promenade accoutumée +de tout le monde à Naples, et même celle des princesses.</p> + +<p>La misère des lazzaroni ne les porte pas à se faire voleurs; ils sont +peut-être trop paresseux pour cela, surtout ayant besoin de si peu de +chose pour vivre. La plupart des vols se commettent à Naples par les +domestiques de louage, qui sont, en général, de forts mauvais sujets, le +rebut de toutes les grandes villes des différentes nations. Je n'ai +entendu parler, pendant mon séjour, que d'un seul vol, commis par un +lazzaroni, et l'on peut dire qu'il porte un caractère de retenue qui +équivaut à l'innocence. Le baron de Salis, un jour qu'il donnait un +grand dîner, se rendait à sa cuisine; comme il descendait doucement +l'escalier, il s'arrêta à la vue d'un homme qui, se croyant seul, +s'approche du pot-au-feu, y prend un morceau de boeuf et l'emporte. Le +baron s'était contenté de le suivre des yeux; car toute son argenterie +était étalée sur une table; le lazzaroni l'avait très bien vue, et +pourtant le pauvre homme bornait son larcin au morceau de boeuf qu'il +emportait.</p> + +<p>Je fis mes adieux à cette belle mer de Naples, à ce charmant coteau de +Pausilippe, à ce terrible Vésuve, et je partis pour revoir une troisième +fois ma chère Rome, et pour admirer encore Raphaël dans toute sa gloire. +Là j'entrepris de nouveau un grand nombre de portraits, ce qui me +satisfaisait médiocrement, à dire vrai. J'avais regretté à Naples, et je +regrettais surtout à Rome de ne pas employer mon temps à faire quelques +tableaux dont les sujets m'inspiraient. On m'avait nommé membre de +toutes les académies de l'Italie, ce qui m'encourageait à mériter des +distinctions aussi flatteuses, et je n'allais rien laisser dans ce beau +pays qui pût ajouter beaucoup à ma réputation. Ces idées me revenaient +souvent en tête; j'ai plus d'une esquisse dans mon portefeuille, qui +pourraient en fournir la preuve; mais, tantôt le besoin de gagner de +l'argent, puisqu'il ne me restait pas un sou de tout ce que j'avais +gagné en France; tantôt la faiblesse de mon caractère, me faisait +prendre des engagemens, et je me séchais à la portraiture. Il en résulte +qu'après avoir dévoué ma jeunesse au travail, avec une constance, une +assiduité, assez rares dans une femme, aimant mon art autant que ma vie, +je puis à peine compter quatre ouvrages (portraits compris) dont je sois +réellement contente.</p> + +<p>Plusieurs des portraits que je fis néanmoins pendant mon dernier séjour +à Rome me procurèrent quelques satisfactions, entre autres, celle de +revoir Mesdames de France, tantes de Louis XVI, qui, dès qu'elles furent +arrivées, me firent venir et me demandèrent de les peindre. Je +n'ignorais pas qu'une femme artiste, qui s'est toujours montrée mon +ennemie, je ne sais pourquoi, avait essayé, par tous les moyens +imaginables, de me noircir dans l'esprit de ces princesses; mais +l'extrême bonté avec laquelle elles me traitèrent m'assura bientôt du +peu d'effet qu'avaient produit ces viles calomnies. Je commençai par +faire le portrait de madame Adélaïde; je fis ensuite celui de madame +Victoire.</p> + +<p>Cette princesse, en me donnant sa dernière séance, me dit: «Je reçois +une nouvelle qui me comble de joie; car j'apprends que le roi est +parvenu à sortir de France, et je viens de lui écrire, en mettant +seulement sur l'adresse: <i>À Sa Majesté le roi de France</i>. On saura bien +le trouver,» ajouta-t-elle en souriant.</p> + +<p>Je rentrai chez moi bien contente, et j'annonçai cette heureuse nouvelle +à la gouvernante de ma fille, qui pensait comme moi; mais dans la soirée +nous entendîmes chanter mon domestique, homme très morose, qui ne +chantait jamais, et que nous connaissions pour être révolutionnaire. +Nous nous disons aussitôt: «Il est arrivé quelque malheur au roi!» ce +qui ne nous fut que trop confirmé le lendemain, quand nous apprîmes +l'arrestation à Varennes, et le retour à Paris. La plupart de nos +domestiques étaient vendus aux jacobins pour nous épier, ce qui peut +expliquer comment ils étaient mieux instruits que nous de tout ce qui se +passait en France; d'ailleurs beaucoup d'entre eux allaient attendre +l'arrivée du courrier, qui leur en disait beaucoup plus que nous n'en +apprenions par nos lettres.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE VIII.</h3> + +<p class="mid">Je quitte Rome.--La cascade de Terni.--Le cabinet de Fontana à +Florence.--Sienne.--Sa cathédrale.--Parme.--Ma sibylle.--Mantoue.--Jules +Romain.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Je quittai Rome le 14 avril 1792. En montant en voiture, je pleurais +amèrement. J'enviais le sort de tous ceux qui restaient, et sur la +route, je ne pouvais rencontrer des voyageurs sans m'écrier: «Ils sont +bien heureux ceux-ci, ils vont à Rome!»</p> + +<p>J'allai coucher le premier jour à <i>Civita-Castellana</i>. En sortant de +cette ville, le lendemain, nous vîmes de superbes rochers, puis nous +entrâmes dans des gorges de montagnes où nous marchions au milieu des +précipices; en tout, ce pays me parut le plus triste du monde. Il n'en +fut pas de même du chemin qui conduit à Narni; ce chemin est délicieux, +des vallons remplis de vignes en berceaux, des haies de genêts et de +chèvre-feuilles en fleurs; tout cela réjouissait les yeux. Plus loin, à +la vérité, nous retrouvâmes des montagnes de l'aspect le plus austère et +le plus sauvage, dont les cyprès et quelques vieux pins font le +principal ornement. Ces rochers nous enveloppèrent jusqu'à <i>Narni</i>; mais +à peine a-t-on traversé cette ville, dont l'aspect est très pittoresque, +que l'on jouit du plus magnifique coup d'oeil. La scène a complètement +changé: la route plonge sur la plus belle et la plus riche vallée, où +s'étend à perte de vue une rivière bordée de peupliers; de la hauteur où +nous étions, cette rivière semblait un petit ruisseau argenté, tant +l'espace à travers lequel elle serpente est immense. Des monts lointains +terminent l'horizon; le soleil couchant éclairait leurs cimes, ce qui +produisait un effet enchanteur. Nous passâmes devant trois grandes croix +noires qui se détachaient sur le fond dont je parle, et dont l'immensité +donnait à ces monumens religieux un tel caractère, qu'ils me firent +éprouver une sensation indicible. La seule chose que je puisse +regretter, après avoir parcouru cette belle route, c'est de n'avoir pas +vu le pont d'Auguste, que mon voiturin, très mauvais <i>cicerone</i>, +négligea de me faire remarquer.</p> + +<p>Nous côtoyâmes cette superbe vallée jusqu'à Terni, où nous couchâmes, et +le lendemain matin, quoique le temps fût très couvert, je voulus gravir +la montagne pour aller voir la fameuse cascade. Je partis avec ma fille, +deux ânes, Germain, et deux petits bonshommes qui nous montraient le +chemin. Brunette, une baguette à la main, ne cessait de fouetter son âne +et le mien, en sorte que, perçant le brouillard du matin, nous ne +tardâmes pas à arriver sur le plateau qui mène à la cascade. Là nous +nous reposâmes sur un beau gazon enrichi de fleurs et d'arbres divers. +Une seule petite maison, un troupeau, un berger, c'est tout ce que nous +trouvâmes dans ce lieu charmant, où l'on respire l'air le plus pur en +jouissant de la plus belle vue du monde. J'aurais bien désiré avoir là +ma chaumière; je m'y plaisais tant! Il n'en fallut pas moins continuer +notre chemin pour aller voir la cascade. En traversant une roche coupée, +nous approchâmes de ce large torrent dont la chute est si imposante; +ensuite nous entrâmes dans un petit pavillon carré pour voir sous un +autre aspect cette masse d'eau qui tombe bouillonnante, et dont la +vapeur nous environnait. Ensuite nous descendîmes dans la grotte antique +où jadis passait la cascade. On ne peut rien voir d'aussi curieux que +les différentes pétrifications qui s'y trouvent; elles ressemblent en +grand à celles que l'on observe à Tivoli. Je dessinai l'entrée si +pittoresque de cette grotte, et je m'emparai de quelques petits morceaux +pétrifiés.</p> + +<p>Ma curiosité sur la cascade n'étant pas encore satisfaite, et le temps +se trouvant favorable, car le soleil commençait à percer les nuages, je +descendis au bord de la rivière, formée par cet énorme torrent, pour +jouir d'un point de vue dont mon imagination s'était flattée; j'espérais +voir en face la chute d'eau, mais je ne la vis qu'en partie. Il est vrai +que j'en fus dédommagée par le spectacle qu'offre cette grande nappe du +bas, et le chemin qui y conduit. À gauche étaient des rochers ornés et +nuancés par mille arbustes en fleurs; à droite, sur la rivière courante, +de petites îles garnies d'arbres légers, qui forment des bocages +charmans. Toutes ces îles sont séparées par des cascades multipliées, +dont l'eau ruisselait et brillait comme des diamans au soleil, qui avait +alors tout son éclat. Il était midi, et la chaleur était si forte que, +lorsqu'il nous fallut remonter les rochers pour aller retrouver nos +ânes, que nous avions laissés à trois milles de là, j'étais anéantie de +fatigue. Brunette n'en pouvait plus; enfin nous parvînmes à rejoindre +nos montures qui nous rapportèrent à Terni pour dîner.</p> + +<p>Les campagnes de Terni sont riches et belles, la ville est bien bâtie; +mais, soit dans les églises, soit ailleurs, je n'ai rien trouvé de bien +remarquable, sinon les restes des fondations d'un grand temple antique.</p> + +<p>Je ne restai qu'un jour à Terni. Le lendemain, nous passâmes la Somma, +une des plus hautes montagnes des Apennins. Je me rappelle qu'en la +descendant, nous vîmes dans une tour, près du chemin, plusieurs bergères +qui chantaient en choeur une musique suave et délicieuse; ces bonnes +fortunes ne sont pas rares en Italie.</p> + +<p>Le soir j'arrivai à Spolète, et j'allai voir le lendemain l'Adoration +des Rois, grande composition de Raphaël: ce tableau, n'étant pas +terminé, indique parfaitement la méthode du divin maître: Raphaël +peignait d'abord les têtes et les mains; quant à ses draperies, il en +essayait d'abord les tons avant de les terminer.</p> + +<p>On voit sur la montagne, à Spolète, le temple de la Concorde, dont les +beaux fragmens antiques sont arrangés avec symétrie les uns sur les +autres. Les colonnes, leurs chapiteaux, sont du plus beau travail grec. +On voit aussi dans cette ville un superbe aqueduc d'une hauteur immense.</p> + +<p>Après Spolète, nous allâmes à Trévi, à Cétri, puis nous nous arrêtâmes à +Foligno. Là, je trouvai encore un tableau de Raphaël, un des plus beaux +et des plus originaux qu'il ait faits; il représente la Vierge sur des +nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. L'enfant est plein de +naïveté et semble en relief; la Vierge est d'une noblesse du plus grand +style; le saint Jean, le cardinal placé à gauche, sont peints +tout-à-fait dans le genre de Vandick, et les autres figures sont aussi +d'une grande vérité.</p> + +<p>Comme j'arrivais à Perruge, qui est une belle et célèbre ville, où il +reste quelques fortifications et quelques tombeaux antiques, on me +décida à aller voir le combat d'un taureau contre des chiens. Ce +spectacle, qui n'a lieu que tous les cinq ou six ans en mémoire d'une +sainte, se donne dans une espèce d'arène, à la manière des anciens; je +puis dire qu'il ne me réjouit pas du tout.</p> + +<p>En sortant de Perruge, on trouve des campagnes charmantes, que nous +traversâmes pour aller dîner en face du lac Trasimène; puis, nous +allâmes à <i>Cise</i>, où l'on voit sur la montagne une grande forteresse +surmontée d'une tour, et plus haut encore, tout-à-fait sur la cime, une +abbaye; enfin, à <i>la Combuccia</i>, Arezzo, Levane et Pietre-Fonte, pour +arriver à Florence.</p> + +<p>Ce fut pour moi une grande jouissance, dès que je me retrouvai dans +cette ville, d'aller revoir tant de chefs-d'oeuvre auxquels je n'avais pu +donner qu'un coup d'oeil en passant pour aller à Rome. J'entrepris +aussitôt une copie du portrait de Raphaël, que je fis <i>avec amour</i>, +comme disent les Italiens, et qui depuis, n'a jamais quitté mon atelier.</p> + +<p>Un souvenir de Florence qui m'a poursuivie bien long-temps, est celui de +la visite que je fis alors au célèbre Fontana. Ce grand anatomiste, +comme on sait, avait imaginé de représenter jusque dans les moindres +détails, l'intérieur du corps humain, dont toutes les parties sont si +ingénieuses et si sublimes. Il me fit voir son cabinet, qui était rempli +de pièces d'anatomie, faites en cire couleur de chair. Ce que j'observai +d'abord avec admiration, ce sont tous les ligamens presque +imperceptibles qui entourent notre oeil, et une foule d'autres détails +particulièrement utiles à notre conservation ou à notre intelligence. Il +est bien impossible de considérer la structure du corps de l'homme, sans +être persuadé de l'existence d'une divinité. Quoi que aient osé dire +quelques misérables philosophes, dans le cabinet de M. Fontana il faut +croire et se prosterner. Jusqu'ici je n'avais rien vu qui m'eût fait +éprouver une sensation pénible; mais, comme je remarquais une femme +couchée de grandeur naturelle, qui faisait véritablement illusion, +Fontana me dit de m'approcher de cette figure, puis, levant une espèce +de couvercle, il offrit à mes regards tous les intestins, tournés comme +sont les nôtres. Cette vue me fit une telle impression, que je me sentis +près de me trouver mal. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de +m'en distraire, au point que je ne pouvais voir une personne sans la +dépouiller mentalement de ses habits et de sa peau, ce qui me mettait +dans un état nerveux déplorable. Quand je revis M. Fontana, je lui +demandai ses conseils pour me délivrer de l'importune susceptibilité de +mes organes.--J'entends trop, lui dis-je, je vois trop et je sens tout +d'une lieue.--Ce que vous regardez comme une faiblesse, me répondit-il, +c'est votre force et c'est votre talent; d'ailleurs, si vous voulez +diminuer les inconvéniens de cette susceptibilité, ne peignez plus. On +croira sans peine que je ne fus pas tentée de suivre son conseil; +peindre et vivre n'a jamais été qu'un pour moi, et j'ai bien souvent +rendu grâce à la Providence de m'avoir donné cette vue excellente, dont +je m'avisais de me plaindre comme une sotte au célèbre anatomiste.</p> + +<p>De Florence, je me rendis à Sienne, et je n'ai jamais oublié la +charmante soirée que j'ai passée en arrivant dans cette ville, où je ne +suis restée que très peu de temps. Mon habitude a toujours été, dès que +je descends dans une auberge, et que j'ai commandé mon souper, d'aller +faire une petite course à pied, qui me délasse de la voiture. Le soleil +allait se coucher quand je partis pour me promener dans les environs de +Sienne, et pour reconnaître les lieux. Assez près de mon auberge, +j'aperçois une porte ouverte, qui me laisse voir un enclos et un assez +grand canal; je descends la marche de cette porte, et je m'assieds +dessus pour respirer la fraîcheur, dont j'avais grand besoin. Là, +j'entendis bientôt un concert <i>nature</i>, que les nôtres sont bien loin +d'égaler. Divers bruits harmonieux me berçaient délicieusement; à +gauche, c'était celui de la cascade qui alimentait le canal; puis un +léger vent agitait les branches des énormes peupliers plantés sur le +bord de l'eau; et mille oiseaux par leurs chants, faisaient leurs adieux +au jour. Une pluie fine se mit à tomber à petit bruit sur les feuilles; +mais bien loin qu'elle me fît déloger, elle me sembla si bien d'ensemble +avec toute cette douce musique, que, pendant plus de deux heures, +j'oubliai mon souper. La fille de l'auberge, après m'avoir cherchée +long-temps, finit par me trouver là, et vint m'arracher à mes +jouissances. Si les propriétaires de ce bel enclos lisent par hasard +ceci, et qu'ils reconnaissent les lieux, je les remercie aujourd'hui du +plaisir qu'ils m'ont procuré à leur insu.</p> + +<p>Le lendemain je fis quelques courses dans la ville, qui est très belle +et très bien située, sur une hauteur. On y voit des palais et des +maisons gothiques; entre autres la maison de sainte Catherine et celle +de je ne sais quel saint. L'hôtel-de-ville renferme des peintures +antiques; les Augustins, une fort belle bibliothèque, et la superbe +église bâtie par Vauvitelli, où se trouvent des tableaux de Romanelli, +de Carlo Maratte et de Pietre Pérugin; mais ce qu'on peut admirer avant +tout, c'est la cathédrale. Cette belle église est gothique, extrêmement +vaste, et revêtue de marbre en dedans et en dehors. Sa voûte est couleur +d'azur, parsemée d'étoiles d'or; les vitres du haut sont toutes peintes, +et le pavé même est remarquable en ce que les sujets de +l'Ancien-Testament y sont tracés. Elle est ornée par douze statues en +marbre, représentant les douze apôtres, par de belles fresques, par des +tableaux du Calabrèse, du Pérugin, etc., et plusieurs des chapelles ont +été décorées par le Bernin.</p> + +<p>Dès que je fus revenue à Parme, où je n'avais passé que très peu de +jours, en allant à Rome, on m'y reçut de l'Académie, à qui je donnai une +petite tête que je venais de faire d'après ma fille. Dans la même +semaine j'éprouvai aussi dans cette ville une satisfaction non moins +vive. J'emportais avec moi le tableau de la Sibylle que j'avais fait à +Naples, d'après lady Hamilton; mon projet était de le rapporter en +France, où je comptais alors rentrer bientôt. Comme ce tableau était +encore fraîchement peint, en arrivant à Parme, pour qu'il ne jaunisse +pas, je le mis au jour sous châssis, attaché seulement dans l'une de mes +chambres. Un matin, j'étais à faire ma toilette quand on m'annonça que +sept à huit élèves peintres venaient me faire une visite. On les fit +entrer dans la chambre où se trouvait placée ma Sibylle, et quelques +minutes après j'allai les y recevoir. Après m'avoir parlé de tout le +désir qu'ils avaient eu de me connaître, ils me dirent qu'ils seraient +heureux de voir quelques-uns de mes ouvrages.--Voici un tableau que je +viens de finir, répondis-je en montrant la Sibylle. Tous témoignèrent +d'abord une surprise bien plus flatteuse que n'auraient pu l'être des +paroles; plusieurs s'écrièrent qu'ils avaient cru ce tableau fait par un +des maîtres de leur école, et l'un d'eux se jeta à mes pieds, les larmes +aux yeux. Je fus d'autant plus touchée, d'autant plus contente de cette +épreuve, que ma Sibylle a toujours été un de mes ouvrages de +prédilection. Les lecteurs, en lisant ce récit, m'accusent peut-être de +vanité: je les supplie de réfléchir qu'un artiste travaille toute sa vie +pour avoir deux ou trois momens pareils à celui dont je parle.</p> + +<p>Je restai quelques jours à Parme pour revoir les églises, la +bibliothèque, le théâtre, qui est bâti par Vignola, et rappelle +tout-à-fait l'antique; c'est grand dommage qu'il n'ait pas été plus +soigné; quoiqu'il soit immense, il ne s'y perd pas un son. Je vis là des +danseurs qu'on devrait appeler des <i>tourneurs</i>; car ils ne faisaient pas +un seul pas, et ne cessèrent de tourner comme des tontons.</p> + +<p>Je visitai aussi tous les palais qu'on me dit renfermer des objets +d'arts; dans l'un d'eux, je ne sais lequel, je vis des plafonds +d'Allegrini admirables. Je ne pouvais contempler tant de belles +collections particulières, sans regretter que ce beau luxe, ce luxe de +si bon goût, n'existât point en France. On peut à peine compter à Paris +trois ou quatre cabinets d'amateurs, et combien encore diffèrent-ils de +ceux des seigneurs italiens!</p> + +<p>Je quittai Parme le 1er juillet 1792; la nature alors était dans toute +sa beauté, et ma sortie de la ville m'offrit le coup d'oeil de la plus +belle campagne qu'on puisse voir. Sans doute le beau ciel de l'Italie +aide à la magie du spectacle; néanmoins, ces prairies à perte de vue, +parsemées d'arbres, autour desquels la vigne grimpe en s'entrelaçant; +ces mille ruisseaux serpentant dans de riches vallons que terminent de +hautes montagnes ou des collines boisées; ce grand chemin bordé de +chênes, qui souvent sont baignés par des canaux dont mille fleurs +champêtres ornent les bords; tout cela ravirait sous quelque ciel que ce +fût.</p> + +<p>Je voulus aller à Mantoue, qui méritait bien une visite, et comme patrie +de Virgile, et comme aînée du Capitole, car on prétend qu'elle a été +bâtie par les Étrusques ou Toscans, trois cents ans avant la fondation +de Rome. Cette ville, située au milieu d'un lac formé par le Mincio, est +grande et belle. Sa magnifique cathédrale est de Jules Romain, qui, +comme on sait, était à la fois peintre, architecte et sculpteur. Jules +Romain et le Primatice ont enrichi Mantoue de chefs-d'oeuvre en tout +genre. Toutes les salles du palais ducal sont ornées par ces deux grands +peintres et par Gonzalès. Ce palais est immense et l'un des plus riches +que l'on puisse voir sous le rapport des arts.</p> + +<p>On vous fait voir à Mantoue la maison de Jules Romain; elle est située +en face du palais Gonzalès, qui est construit aussi sur les dessins de +ce célèbre maître. Il y a à Mantoue une Académie des beaux-arts et un +musée de statues. L'église Saint-André renferme plusieurs beaux +monumens, et la bibliothèque de nombreux manuscrits. Le palais du T. est +aussi très remarquable par les peintures à fresque de Jules Romain et du +Primatice. Ces fresques représentent des sujets héroïques et l'histoire +de Psyché.</p> + +<p>Jules Romain est mort à Mantoue en 1546; mais son nom vit encore avec +toute sa gloire dans cette ville, où il a laissé un plus grand nombre de +chefs-d'oeuvre que partout ailleurs.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE IX.</h3> + +<p class="mid">Venise.--M. Denon.--Le mariage du doge avec la mer.--Madame Marini.--Les +palais.--Le Tintoret.--Paccherotti.--Improvisateur.--Le +cimetière.--Vicence.--Padoue.--Vérone.--Les conversazione.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Je brûlais du désir de voir Venise, où j'arrivai la veille de +l'Ascension. Quoi qu'il m'eût été dit jusque alors sur l'aspect +extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnèrent la juste +idée, et j'avoue qu'il me surprit autant qu'il me charma. À la première +vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergée; mais bientôt ces +superbes palais, bâtis dans le style gothique, dont ces beaux canaux +baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus +ravissant par son originalité. J'admirai beaucoup le pont du <i>Rialto</i> +qui est d'une seule arche de quatre-vingt-neuf pieds de longueur, et je +me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux, +raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garçon de +cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-être ce pauvre enfant mourait-il de +faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme; car sous ce +beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde +chantât gaiement. De même, je fus quelque temps sans m'accoutumer à +cette quantité de barques noires qui remplacent les voitures, et dans +lesquelles on s'embarque et l'on débarque continuellement à la porte de +toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fût moins triste; +mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs.</p> + +<p>M. Denon, que j'avais connu à Paris, ayant appris mon arrivée, vint me +voir aussitôt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient +de lui le plus aimable <i>cicerone</i>, et je me réjouis beaucoup de cette +rencontre. Dès le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le +canal où se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les +membres du sénat étaient sur un bâtiment doré en dedans et en dehors, +appelé <i>le Bucentaure</i>; mille barques dont plusieurs portaient des +musiciens, l'entouraient. Le doge et les sénateurs étaient vêtus de noir +et coiffés de perruques blanches à trois marteaux. Lorsque <i>le +Bucentaure</i> fut arrivé au lieu fixé pour la célébration du mariage, le +doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et dans le même +instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de +cet hymen solennel, qui se termine par une messe.</p> + +<p>Une foule d'étrangers assistaient à cette cérémonie. Je trouvai là, +entre autres, le prince auguste d'Angleterre, ainsi que la charmante +princesse Joseph Monaco, qui s'apprêtait alors à retourner en France +pour retrouver ses enfans, et que j'ai revue à Venise pour la dernière +fois.</p> + +<p>Le soir de la fête, nous allâmes voir la lutte des gondoliers. On ne +saurait se faire une idée de l'adresse et de l'activité de cette espèce +d'hommes; c'est un spectacle fort amusant. Plus tard, la place +Saint-Marc fut illuminée ainsi que la foire qui l'entoure. +L'illumination et la foire ont lieu pendant quinze jours.</p> + +<p>Le lendemain, M. Denon me présenta à son amie, madame Marini, qui depuis +a épousé le comte Albridgi. Elle était aimable et spirituelle. Le soir +même, elle me proposa de me mener au café, ce qui me surprit un peu, ne +connaissant pas l'usage du pays; mais je le fus bien davantage quand +elle me dit: «Est-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?» +Je répondis que j'étais venue seule avec ma fille et sa gouvernante. «Eh +bien, reprit-elle, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir +quelqu'un; je vais vous céder M. Denon, qui vous donnera le bras, et moi +je prendrai le bras d'une autre personne; on me croira brouillée avec +lui, et ce sera pour tout le temps que vous séjournerez ici; car vous ne +pouvez pas aller sans un ami.»</p> + +<p>Tout étrange qu'était cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il +me donnait pour guide un de nos Français les plus aimables, non sous le +rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, même très jeune, a +toujours été fort laid, ce qui, dit-on, ne l'a pas empêché de plaire à +une grand nombre de jolies femmes. Quoi qu'il en soit, <i>mon ami</i> me +conduisit d'abord au palais pour y voir les chefs-d'oeuvre que Venise +possède, et qui sont en grand nombre. Dans la plus grande salle des +bâtimens de la confrérie, on s'arrête avec délice devant les belles +pages à fresques peintes par le Tintoret. Le Crucifiement surtout est +admirable, et ce n'est qu'à Venise qu'on peut apprécier ce grand +peintre, qui réunit dans ses belles compositions le dessin, la couleur +et l'expression. Il faut aussi remarquer, dans la première salle, la +Fuite en Égypte: le paysage en est superbe.</p> + +<p>Nous visitâmes ensuite les églises, qui sont remplies des plus beaux +ouvrages du Tintoret, de Paul Véronèse, des Bassan et du Titien. C'est +dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul, qu'on voit le martyre de +saint Pierre, composé de trois figures et de deux anges; toutes ces +figures sont pleines d'expression, et le paysage est ravissant. L'église +Saint-Marc, dont le lion est le symbole, est du style gothique. Les arcs +de la façade sont soutenus par une quantité de colonnes en marbre et en +porphyre; les chevaux dorés, si fameux, ajoutent à ces ornemens; mais +ces chevaux, quoique antiques, sont bien loin d'être parfaits<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a> +<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. Quant +à l'intérieur de l'église, il est impossible de détailler toutes les +richesses qu'il renferme en tout genre; ces voûtes d'or, ces parois de +jaspes, de porphyre, d'albâtre, de vert antique, ces tableaux, ces +bas-reliefs, font de Saint-Marc un véritable trésor.</p> + +<p>M. Denon me mena aussi chez un ancien sénateur; nous vîmes là une belle +Danaé du Corrége, sujet que ce peintre a répété plusieurs fois, et douze +portraits au pastel de la Rosalba, qui sont admirables pour la couleur +et la vérité. Ces portraits étant ceux de la famille du sénateur, n'ont +jamais été déplacés, et ils sont conservés à tel point, qu'ils ont +encore toute leur fraîcheur. Un seul suffirait pour rendre un peintre +célèbre.</p> + +<p>La société que je fréquentais le plus à Venise était celle de +l'ambassadrice d'Espagne, qui avait mille bontés pour moi. Elle me mena +au spectacle pour le début d'une belle actrice âgée de quinze ans au +plus, que son chant et surtout son expression, rendaient étonnante. +J'assistai aussi au dernier concert que donnait Paccherotti, ce célèbre +chanteur, modèle de la grande et belle méthode italienne. Il avait +encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n'a jamais +chanté en public. Je puis dire néanmoins qu'aucune musique n'égalait +celle que j'ai entendue de même à Venise dans une église. Elle était +exécutée par des jeunes filles, et ces chants si simples, si harmonieux, +chantés par des voix si belles et si fraîches, semblaient vraiment +célestes; les jeunes filles étaient placées dans des tribunes élevées et +grillées; on ne pouvait les voir, en sorte que cette musique venait du +ciel, chantée par des anges.</p> + +<p>Après le concert de Paccherotti, on nous prévint qu'il y avait, dans une +salle près du théâtre, un improvisateur fameux. Je n'en avais jamais +entendu, et cet homme me fit l'effet d'un énergumène; il courait de long +en large, criant ses improvisations d'une telle force, qu'il en suait à +grosse goutte; il débitait si vite outre cela, que ma fille, qui parlait +fort bien l'italien, n'entendait pas un mot. Il nous faisait peur, tant +il avait l'air furieux; quant à moi, je le crus fou, et tout son talent +me parut se réduire à une pantomime effrayante.</p> + +<p>M. Denon, ayant vu ma Sibylle, me pria instamment de la lui laisser +exposer chez lui, afin de la montrer à ses connaissances. Il s'ensuivit +que beaucoup d'étrangers allèrent voir ce tableau, qui eut du succès à +Venise, à ma vive satisfaction. M. Denon m'avait aussi priée de faire le +portrait de son amie, madame Marini, et je pris grand plaisir à peindre +cette jolie femme, attendu qu'elle avait infiniment de physionomie.</p> + +<p>Avant de quitter Venise, je voulus voir le fameux cimetière qui est +situé aux environs de la ville. Un ami de M. Denon m'offrit de m'y +conduire, et nous convînmes de faire cette course au clair de lune. Le +soir même nous prîmes une barque qui nous conduisit en face du cimetière +des Anglais. Celui-ci est fort simple; les tombes sont de pierre ou de +marbre blanc, toutes debout. La lune, entourée de nuages, cessait +parfois de donner sa lumière, et ces tombes alors paraissaient se +mouvoir.</p> + +<p>Notre but principal était d'entrer dans l'enceinte des tombeaux +vénitiens, dont la plupart datent de la fondation de Venise; mais, +hélas! la porte était fermée. Nous fîmes une partie du tour de +l'enceinte, et nous eûmes le bonheur de trouver un pan de mur abattu. +Nous profitâmes aussitôt des pierres tombées pour en former un escalier +qui nous facilita l'entrée de ce vaste séjour des morts. L'aspect de ce +lieu vénérable nous imposa le plus profond silence. Nous marchâmes en +tous sens à travers ces tombes colossales dont nous ne pouvions +apprécier les détails à la pâle clarté de la lune, et quand nous eûmes +vu tout ce qu'il nous était possible de voir, nous pensâmes à retourner +à Venise; mais il fallait pour cela retrouver notre brèche. Pendant près +d'une heure nous la cherchâmes inutilement. Aucune habitation n'est +voisine du cimetière; nous entendions seulement la cloche d'une église +assez lointaine, dont le son était fort mélancolique. Nous ne trouvions +pourtant pas très gai de rester là toute la nuit. Enfin j'aperçus la +brèche, et nous sortîmes, charmés d'aller retrouver des vivans. Nous ne +rencontrâmes que deux soldats en faction, qui nous laissèrent passer +sans crier <i>qui vive!</i> Ils nous prirent sans doute pour deux amans, ce +qui est toujours fort respecté en Italie. Nous nous hâtâmes de rejoindre +notre barque, et nous ne rentrâmes dans la ville qu'à trois heures du +matin.</p> + +<p>J'ai conservé de Venise un souvenir agréable, quoique depuis j'y aie +perdu trente-cinq mille francs; voici comment: j'avais placé sur sa +banque mes économies de Rome et de Naples, que ma négligence m'empêcha +de retirer à temps. M. Sacaut, que j'avais connu à Naples secrétaire +d'ambassade auprès du baron de Talleyrand, et qui sous la république a +été ministre de France à Florence, avait la bonté de s'occuper de mes +affaires, afin que je pusse me livrer entièrement à ma peinture; comme +il prévoyait mieux que moi ce qui devait bientôt se passer en Europe, il +ne cessait de me conseiller d'écrire à Venise pour retirer mes fonds. +«Bah! lui disais-je, des républicains n'attaqueront pas une république.» +Il vint un matin, entre autres, comme il se trouvait sur ma table +plusieurs lettres que je venais d'écrire pour Paris. «J'espère bien, +dit-il, que vous avez là une lettre pour Venise?--Non.--À qui donc +écrivez-vous tout cela?--À mes amis.--Est-ce qu'il y a des amis? +répondit-il en hochant la tête.» On voit que le bon monsieur Sacaut +n'était pas sentimental; mais il était mon maître en prudence et en +politique; car lorsque l'armée française, commandée par le général +Bonaparte, s'empara de Venise, les chevaux dorés, les tableaux, les +trésors furent emportés ainsi que la banque. J'appris que Bonaparte +avait dit à M. Haler, le banquier, qu'il voulait que l'on conservât mes +fonds, et que l'on m'en payât la rente; mais, ainsi qu'il arrive souvent +en pareil cas, Bonaparte éloigné, les assertions réitérées de M. Haler +ne purent faire respecter l'ordre du général; mon argent fut transporté +à Milan, et je n'ai jamais touché qu'un revenu de deux cent cinquante +francs pour un fonds de quarante mille. Venise n'en est pas moins une +ville bien curieuse à voir, et que je suis charmée d'avoir vue.</p> + +<p>Je m'arrêtai à Vicence, qui date sa fondation de 380 ans avant J.-C. Ses +beaux palais, parmi lesquels on remarque celui des comtes Chieracati, +ont pour la plupart été bâtis par le Palladio, et sont d'une élégance +remarquable. La rotonde du marquis de Capra mérite aussi d'être citée. +Elle est située sur une éminence, et Palladio en a fait un temple, aux +quatre côtés duquel se trouvent quatre péristyles, ayant chacun six +colonnes qui soutiennent un fronton. Au milieu est une salle ronde, +entourée d'une galerie qui joint ces péristyles, dont les quatre points +de vue sont admirablement diversifiés.</p> + +<p>À la Madone del Monte, on plane sur de belles campagnes, enrichies des +plus beaux arbres. Dans l'intérieur de cette église, on voit un +magnifique tableau de Paul Véronèse; il est d'une si belle couleur, et +peint avec une telle vérité, que les figures se détachent du fond. À +Sainte-Corone, le Baptême de Jésus, par Jean Bellin, est parfait pour le +dessin.</p> + +<p>Le théâtre de Vicence est du style antique. C'est le chef-d'oeuvre du +Palladio, qui l'a construit d'après les proportions et sur les dessins +de Vitruve.</p> + +<p>La traversée de la Brenta offre l'aspect le plus agréable. D'un côté, +ses bords sont ornés d'une multitude de palais du style de Palladio, qui +font l'effet de temples, et dont les formes grandioses se répètent dans +les eaux.</p> + +<p>Je suis allée dîner dans l'un de ces palais, chez le marquis ***; +l'escalier même était d'un style qui me charma. Le propriétaire de cette +belle habitation me fit une galanterie à laquelle j'étais loin de +m'attendre; il me reçut dans une galerie où se trouvait posé, sur une +table, une très grande quantité de gravures; une seule était placée sens +dessus dessous sur toutes les autres; la curiosité me porta bien vite à +la retourner, et je vis mon portrait que l'on venait de graver d'après +celui que j'avais donné à Florence.</p> + +<p>On voit encore à Vicence la maison du Palladio, qui est un modèle +d'élégance et de simplicité.</p> + +<p>Padoue est aussi situé sur les bords de la Brenta. Cette ville est bien +ancienne, s'il faut en croire les habitans qui prétendent qu'elle a été +bâtie par Antenor le Troyen. Le palais de justice ou l'hôtel-de-ville, +est une des plus belles fabriques de l'Europe. Le salon a cent pas de +long sur quarante de large; il est couvert de plomb, sans autre soutien +que la muraille; on y voit les douze signes du zodiaque, et dans une +niche, une Vierge qui a beaucoup de simplicité et de naturel.</p> + +<p>On trouve aux Augustins des fresques de Montigni, dont les figures et +tous les accessoires sont de la plus grande finesse. L'église +Saint-Antoine, qui est de style gothique, renferme un nombre infini de +tombeaux, de bas-reliefs, et tant de marbre travaillé qu'elle en est +fatigante; mais les fresques de Gioto, qu'on y voit, sont très bien +composées; l'attitude simple et l'expression des figures se rapprochent +du style des anciens. La couleur est souvent celle du Titien, sans +pourtant en avoir la perfection. En sortant du cloître, on remarque +plusieurs tombeaux très anciens, dont les figures sont pleines de +simplicité, et la statue équestre d'Érasme de Narni, général vénitien.</p> + +<p>Dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, on admire les Évangélistes dans le +désert, un des plus beaux tableaux du Guide; à la cathédrale, dans la +sacristie, une Vierge du Titien, bien conservée; à Saint-Jean, plusieurs +fresques du Titien, représentant divers miracles. Les têtes, pleines +d'expression, sont d'une belle couleur, et la touche, le ton du paysage +et du ciel, sont admirables. Une autre fresque gothique est aussi très +remarquable par la vérité des têtes et l'attitude des personnages.</p> + +<p>Je passai toute une semaine à Vérone; c'est une grande ville, dont les +rues sont spacieuses et bien alignées, et les maisons fort belles. +J'allai voir d'abord les restes de l'amphithéâtre, qui a été bâti sous +le règne d'Adrien, et que les Gaulois ont détruit; puis le dôme de +l'église, qui est fort belle, et dans laquelle se trouve un tombeau +antique, dont les ornemens sont du plus fin travail. Comme, en Italie, +les églises sont ouvertes toute la journée, je fis ma tournée. J'entrai +dans celle de Saint-Georges, où le maître-autel est décoré d'un beau +tableau de Paul Veronèse, et d'un autre tableau de ce peintre, à droite +en entrant. J'y vis aussi une Vierge et deux évêques de Chieralino, +ainsi qu'un groupe d'anges; mais ce que je remarquai surtout du même +maître, est un tableau de trois figures qui représente un concert; outre +qu'il est peint avec le plus grand soin, les figures sont pleines de +grâce et de naïveté.</p> + +<p>L'église de Sainte-Amastrasie est tout-à-fait de style gothique, avec +des colonnes d'une belle proportion, qui produisent un grand effet; +toutefois, je lui préfère celle de Saint-Zemon. Celle-ci est très vaste, +et le jour, qui l'éclaire seulement par en haut, lui donne un aspect +mystérieux et mélancolique. Je me trouvais seule dans ce temple +silencieux, et je me plaisais à me livrer aux idées religieuses et +douces qui s'emparaient de mon ame.</p> + +<p>Tous les soirs, pendant mon séjour à Vérone, j'allais à la +<i>Conversazione</i> (on sait que c'est ainsi qu'on appelle les assemblées en +Italie): là, nous étions réunis en assez grand nombre dans une galerie, +les femmes assises de chaque côté, et les hommes se promenant au milieu. +La vivacité, la gesticulation italienne, rendent ces réunions assez +piquantes à observer; en outre, j'y rencontrais la comtesse Marioni, sa +soeur, et la marquise de Strozi, qui toutes trois étaient fort +spirituelles.</p> + +<p>Pendant les huit jours que j'ai passés à Vérone, j'ai délogé deux fois. +Je m'étais d'abord installée dans un petit appartement, après avoir +demandé si l'on n'y entendait point de bruit. «Aucun,» avait répondu +l'hôtesse. Voilà que le lendemain matin, à six heures, j'entends sur ma +tête un bacchanal épouvantable: on sautait, on jouait du violon; je +demande ce que ce peut être?--Madame, me dit mon hôtesse, ce n'est rien +de fâcheux. Le maître de danse de la ville loge ici dessus, et tous les +jours les jeunes gens viennent prendre leur leçon pendant deux heures, +voilà tout. Je trouvai que c'était assez pour me décider à chercher +ailleurs.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE X.</h3> + +<p class="mid">Turin.--La reine de Sardaigne.--Madame, femme de Louis XVIII.--Je +m'établis dans la ferme de Porporati.--Affreuses nouvelles de la +France.--Les émigrés.--M. de Rivière vient me rejoindre.--Je vais à +Milan.--La Cène de Léonard de Vinci.--La Madone del Monte.--Le lac +Majeur.--Je pars pour Vienne.--M. et madame Bistri.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Mon désir étant de rentrer en France, je gagnai Turin dans cette +intention. Mesdames de France, tantes de Louis XVI, quand je les avais +peintes à Rome, sachant que je devais repasser par Turin, avaient eu la +bonté de me donner des lettres pour madame Clothilde, leur nièce, reine +de Sardaigne. Elles lui mandaient qu'elles désiraient beaucoup avoir son +portrait fait par moi; en conséquence, dès que je fus établie je me +présentai chez Sa Majesté. Elle me reçut fort bien, mais quand elle eut +pris lecture des lettres de madame Adélaïde et de madame Victoire, elle +me dit qu'elle était bien fâchée de refuser ses tantes; mais, qu'ayant +renoncé entièrement au monde, elle ne se ferait pas peindre. Ce que je +voyais d'elle, en effet, me semblait parfaitement d'accord avec ses +paroles et sa résolution; cette princesse s'était fait couper les +cheveux; elle avait sur sa tête un petit bonnet qui, de même que toute +sa toilette, était le plus simple du monde. Sa maigreur me frappa +d'autant plus que je l'avais vue très jeune, avant son mariage, et +qu'alors son embonpoint était si prodigieux, qu'on l'appelait en France +<i>le gros Madame</i>. Soit qu'une dévotion trop austère, soit que la douleur +que lui faisaient éprouver les malheurs de sa famille, eût causé ce +changement, le fait est qu'elle n'était plus reconnaissable. Le roi vint +la rejoindre dans le salon où elle me recevait; ce prince était de même +si pâle, si maigre, que tous deux faisaient peine à voir.</p> + +<p>J'allai aussitôt chez Madame, femme de Louis XVIII. Non seulement elle +me reçut à merveille, mais elle arrangea pour moi des courses +pittoresques dans les environs de Turin, qu'elle me fit faire avec sa +dame de compagnie, madame de Gourbillon et le fils de cette dame. Ces +environs sont très beaux; mais notre début en fait d'excursion ne fut +pas très heureux. Nous nous mîmes en route par une chaleur extrême pour +aller voir une chartreuse, qui est située sur de hautes montagnes. Comme +à moitié chemin cette montagne est très rapide, nous fûmes obligés de la +gravir à pied, et je me souviens que nous passâmes devant une fontaine, +de l'eau la plus limpide, dont les gouttes brillaient comme des diamans, +que les paysans nous dirent avoir une grande vertu pour plusieurs +maladies.</p> + +<p>Après avoir grimpé si long-temps que nous en étions exténués, nous +arrivâmes enfin à la chartreuse, mourant de chaud et de faim. Le couvert +était déjà mis pour les religieux et pour les voyageurs, ce qui nous fit +une grande joie; car on peut juger que nous attendions le dîner avec +impatience. Comme il tardait à venir, nous pensions que l'on faisait de +l'extraordinaire pour nous, attendu que madame nous recommandait aux +religieux dans les lettres qu'elle nous avait données pour eux. Enfin on +servit d'abord un plat de grenouilles au blanc, que je pris pour une +fricassée de poulet; mais dès que j'en eus goûté, il me fût impossible +d'en manger, quelque faim que j'eusse. Puis on apporta trois autres +plats, frits et grillés, sur lesquels je comptais beaucoup; hélas! ce +n'était encore que des grenouilles, si bien que nous ne mangeâmes que du +pain sec, et ne bûmes que de l'eau, ces religieux ne buvant et ne +donnant jamais de vin. Mon plus grand désir alors aurait été d'obtenir +une omelette; mais il n'y avait point d'oeufs dans la maison.</p> + +<p>Au retour de ma visite à cette chartreuse, je vis Porporati, qui voulut +encore que j'allasse loger chez lui. Il me proposa d'habiter la ferme +qu'il possédait à deux lieues de Turin, où il avait quelques chambres +très simples, mais commodes. J'acceptai cette offre avec joie, détestant +habiter la ville, et j'allai aussitôt m'établir avec ma fille et sa +gouvernante dans ce réduit, qui me charma. La ferme était située en +pleine campagne, entourée de prairies et de petites rivières bordées +d'arbres divers assez élevés, qui formaient de charmans bocages. Du +matin au soir j'allais me promener avec délice dans des lieux +enchanteurs et solitaires; mon enfant jouissait comme moi de cet air +pur, de cette vie douce et tranquille que nous menions; pour comble de +bonheur, je n'entendais d'autre bruit que celui d'un torrent qui était à +une demi-lieue de là, et que j'allai voir. C'était une énorme chute +d'eau qui tombait de roche en roche, et qu'entourait un bois de haute +futaie. Nous allions le dimanche à la messe par un chemin charmant; la +petite église avait un porche très joli, et là nous étions comme en +plein air: entouré de cette belle nature, il semble que l'on prie mieux. +Le soir, mon spectacle favori était celui du soleil couchant, environné +de ses beaux nuages dorés et couleur de feu, espèce de nuages que l'on +ne voit qu'en Italie. Ce moment était celui de mes méditations, de mes +châteaux en Espagne; je m'abandonnais alors à la douce pensée de revoir +bientôt la France, me berçant de l'espoir que la révolution devait enfin +se terminer. Hélas! ce fut dans cette situation si paisible, dans cet +état d'esprit si heureux, que le coup le plus cruel vint me frapper. La +charrette qui apportait les lettres étant arrivée un soir, le voiturier +m'en remit une de mon ami M. de Rivière<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a> +<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>, qui m'apprenait les affreux +événemens du 10 août, et me donnait des détails épouvantables. J'en fus +bouleversée; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent à mes +yeux d'un voile funèbre. Je me reprochai l'extrême quiétude, les douces +jouissances que je venais de goûter; dans l'angoisse que j'éprouvais +d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti +de retourner aussitôt à Turin.</p> + +<p>En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu? les rues, les places +encombrées d'hommes, de femmes de tout âge, qui se sauvaient des villes +de France, et venaient à Turin chercher un asile. Ils arrivaient par +milliers, et ce spectacle était déchirant. La plupart d'entre eux +n'emportaient ni paquets, ni argent, ni même de pain; car le temps leur +avait manqué pour songer à autre chose qu'à sauver leur vie. On m'a cité +depuis la duchesse de Villeroi, alors très âgée, que sa femme de +chambre, qui possédait une petite somme, venait de nourrir dans la route +à raison de dix sous par jour. Les enfans criaient la faim à faire +pitié; plusieurs femmes grosses, qui n'étaient jamais montées en +charrette, n'avaient pu supporter les cahots et accouchaient avant +terme. Enfin on ne saurait rien voir de plus déplorable. Le roi de +Sardaigne envoya des ordres pour qu'on logeât ces infortunés et qu'on +leur donnât à manger; mais il n'y avait point de place pour tous. Madame +fit aussi porter de nombreux secours; nous parcourûmes la ville, +accompagnés de son écuyer, cherchant des logemens et des vivres pour ces +malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il en fallait. Je +n'oublierai jamais l'impression que me fit un ancien militaire décoré de +la croix de Saint-Louis, et qui pouvait avoir soixante-six ans. Il était +encore bel homme, de l'aspect le plus noble. Appuyé contre une borne +dans un coin de rue isolée, il ne demandait rien à personne: il serait +plutôt mort de faim, je crois, que de s'y décider, mais le malheur +profond empreint sur sa figure appelait l'intérêt dès la première vue. +Nous allâmes droit à lui, nous lui donnâmes le peu d'argent qui nous +restait, et l'infortuné nous remercia par des sanglots. Le lendemain il +fut logé dans le palais du roi, ainsi que plusieurs autres émigrés; car +il n'y avait plus de place dans la ville.</p> + +<p>On peut juger combien le cruel spectacle que je venais de voir +redoublait mes inquiétudes sur ce qui pouvait se passer à Paris. Il +m'était impossible de me calmer; je ne vivais pas; d'autant plus que je +ne voyais point arriver M. de Rivière, qui m'avait écrit de l'attendre à +Turin. Enfin l'instant qu'il avait fixé pour me rejoindre était dépassé +de quinze jours quand il arriva, si horriblement changé que j'avais +peine à le reconnaître. Ce qu'il venait de voir se passer sous ses yeux, +en effet, était bien capable d'affecter à la fois l'esprit et le corps +d'un homme; il me raconta qu'au moment où il traversait le pont de +Beauvoisin, on y massacrait tous les prêtres, avec une fureur dont il ne +saurait me donner une idée. Il avait été obligé de rester à Chambéry +pour se faire soigner d'une fièvre ardente, causée par les atrocités +dont il avait été témoin.</p> + +<p>Je n'osai qu'en tremblant demander des nouvelles de ma mère, de mon +frère, de M. Lebrun et de tous mes amis. Cependant M. de Rivière me +rassura un peu, en me disant que ma mère ne quittait plus Neuilly, que +M. Lebrun restait assez tranquille à Paris, et que mon frère et sa femme +étaient cachés. Quant à mes amis et à mes connaissances, le danger ne +les avait point encore atteints; mais beaucoup d'entre eux étaient +inquiétés.</p> + +<p>On imagine bien que je renonçai au projet d'aller à Paris. Je me décidai +à rester à Turin, c'est-à-dire fort près de cette ville, pour être plus +à portée des nouvelles. En conséquence, je louai une petite maison (ce +qu'on appelle une vigne) sur le coteau de Montcarlier, qui domine le Pô. +M. de Rivière vint habiter avec moi cette solitude, où nous ne pouvions +rencontrer que de bons paysans, si pieux et si calmes, que ces braves +gens réjouissaient le coeur et consolaient l'esprit. Nous avions un clos, +entouré de berceaux de vignes et de figuiers. Nous montions souvent la +forêt qui était au-dessus de mon habitation; plusieurs sentiers nous +menaient à de petites chapelles, situées de distance en distance sur la +hauteur du coteau, dans lesquelles nous allions les dimanches entendre +la messe. J'avoue que les églises champêtres m'ont toujours vue prier +avec plus de ferveur que les autres. Je me souviens que mon amie, madame +de Verdun, me grondait souvent de ne point me montrer assez assidue au +service divin. Certes, si je n'allais pas en France régulièrement à la +messe, ce n'est point par irréligion; mais dans les églises de Paris, où +il y a foule, je ne suis pas assez à Dieu. J'y vois des couleurs, des +draperies, une multitude d'expressions diverses de physionomies, des +effets de soleil; enfin, comme la peinture m'y poursuit, je ne puis +prier aussi bien que je le fais dans une église de village.</p> + +<p>Le séjour que M. de Rivière fit dans cette solitude remit peu à peu sa +santé. Quant à moi, je repris ma palette. Je peignis une baigneuse, +d'après ma fille, et je vendis tout de suite ce tableau au prince +Ysoupoff, qui vint me trouver dans ma Thébaïde.</p> + +<p>Quand je fus résolue à retourner à Milan, ne sachant comment reconnaître +les bons soins que Porporati avait pris de moi, j'imaginai de lui faire +le portrait de sa fille, qu'il adorait avec raison. Il en fut si +enchanté qu'il grava ce portrait aussitôt et m'en donna plusieurs +charmantes épreuves.</p> + +<p>À moitié chemin, sur la route de Milan, je fus arrêtée deux jours comme +Française. J'écrivis tout de suite pour demander un permis de séjour, +que le comte de Wilsheck, ambassadeur d'Autriche à Milan, me fit +obtenir. J'allai l'en remercier dès que je fus installée, et je fus +reçue par lui avec autant de bonté que de distinction. Il m'engagea +beaucoup à me rendre à Vienne, m'assurant que ma présence y causerait +une grande satisfaction. Comme les nouvelles que nous recevions de +France m'obligeaient d'ajourner indéfiniment mon retour à Paris, je ne +tardai pas à me décider, ainsi qu'on le verra, à suivre ce conseil.</p> + +<p>Je fus reçue à Milan de la manière la plus flatteuse; le soir même de +mon arrivée, les jeunes gens des premières familles de la ville vinrent +me donner une sérénade sous mes fenêtres. Je me contentais d'écouter +avec grand plaisir, ne soupçonnant pas le moins du monde que je fusse +l'objet de cette galanterie italienne, quand mon hôtesse monta pour me +le dire, et m'assurer de l'extrême désir que l'on avait de me garder +dans la ville au moins pendant quelque temps. Afin de témoigner ma +reconnaissance d'un pareil accueil, je crus devoir m'établir pour +plusieurs jours à Milan, où d'ailleurs je désirais voir les tableaux des +grands maîtres, et beaucoup d'autres choses curieuses.</p> + +<p>Je visitai d'abord le réfectoire de l'église des <i>Grazie</i>, où se trouve +la fameuse Cène, peinte sur mur par Léonard de Vinci. C'est un des +chefs-d'oeuvre de l'école italienne; mais en admirant ce Christ, si +noblement représenté, tous ces personnages, peints avec tant de vérité +et de caractère, je gémissais de voir un aussi superbe tableau altéré à +ce point; il a d'abord été couvert de plâtre, puis repeint dans +plusieurs parties. Toutefois on pouvait juger de ce qu'était cette belle +composition avant ces désastres, puisque, vue d'un peu loin, elle +produisait encore un effet admirable<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a> +<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>.</p> + +<p>Je m'empressai, comme on peut le croire, d'aller voir les cartons de +l'école d'Athènes, tracés par Raphaël, et je les contemplai long-temps +avec délices. Puis je trouvai aussi à la bibliothèque Ambroisine une +collection de dessins très précieux; car plusieurs sont de Raphaël, de +Léonard de Vinci et d'autres grands maîtres. Ces dessins ne sont point +terminés, mais tout y est indiqué avec autant d'esprit que de sentiment; +plus finis, ils auraient perdu de leur piquante originalité. On voit +dans cette bibliothèque Ambroisine une grande quantité de médailles +antiques, les plus intéressans manuscrits et des trésors en pierres +rares et en marbres précieux.</p> + +<p>Je fis différentes excursions aux environs de Milan, une entre autres à +la montagne de la <i>Madone del Monte</i>, où l'on voit à gauche, sur la +hauteur, un temple; puis de distance en distance de petites chapelles +dans lesquelles se trouvent tous les sujets de la passion. Les figures, +grandes comme nature, sont sculptées. Elles ne sont pas d'un travail +très fin; mais elles ont une grande vérité d'expression; une Vierge +surtout, sculptée, plus grande que nature, qui est représentée seule et +montant au ciel, a beaucoup de majesté et une très belle pose.</p> + +<p>Je suis montée jusqu'au sommet de cette montagne, d'où l'on découvre une +vue magnifique et si étendue, que les monts voisins paraissent des +vallons. Dans le lointain, à différentes distances, on aperçoit trois +lacs. Celui de Côme, le plus éloigné de tous, est entouré de montagnes +vaporeuses. Les deux autres, reflétant le ciel, étaient d'un bleu +d'azur. Les tons variés des vallons d'un vert tendre, et des montagnes +d'un vert foncé, font un repoussoir admirable pour le lointain. Sur le +haut de ce Calvaire se trouve une église, environnée de sites +enchanteurs, et d'une étendue immense; en descendant, je m'arrêtais +souvent pour contempler cette belle végétation, ces beaux arbres et ce +chemin pittoresque. En général, la nature de cette contrée est une des +plus riches de l'Italie, et les environs de Milan sont si ravissans, que +je ne cessais d'en faire des croquis.</p> + +<p>Quelques jours après j'allai au lac Majeur, dont la large étendue est +environnée de montagnes boisées, et au milieu duquel se trouvent deux +îles, l'<i>isola Bella</i> et l'<i>isola Madre</i>. J'ai habité la première, en +ayant reçu la permission du prince Boromée, à qui elle appartient. +L'isola Bella n'a rien de pittoresque; elle est en partie entourée de +murailles garnies d'espaliers de pêches. L'autre île est, dit-on, plus +jolie; mais comme je m'embarquais dans l'intention de m'y rendre, le lac +était si furieux que je fus obligée de renoncera mon projet, et de +profiter d'un moment de calme pour regagner la terre, d'autant que l'on +m'assurait qu'il n'était pas rare de se trouver en danger sur ce lac.</p> + +<p>De retour à Milan, j'allai voir la cathédrale qui est fort belle, et +différentes curiosités que renferment les palais, qui sont bien loin +d'être aussi riches en tableaux que les palais de Parme, et surtout ceux +de Bologne.</p> + +<p>Les promenades, aux environs de la ville, se font en voiture; les femmes +y sont extrêmement parées, ce qui me rappelait notre Longchamp et notre +ancien boulevard du Temple. En tout Milan me faisait bien souvent penser +à Paris, tant par son luxe que par sa population. La salle de spectacle +(la Scala), où j'ai entendu d'excellente musique, est immense. Je ne +crois pas qu'il en existe de plus grande; sous ce rapport, celle de +Naples peut seule lui être comparée.</p> + +<p>Je suis allée à plusieurs beaux concerts; car Milan possède toujours +quelque fameux chanteur et quelques grandes cantatrices. Au dernier, je +me trouvais placée à côté d'une Polonaise très belle et très aimable, +nommée la comtesse Bistri. Comme nous nous étions mises à causer +ensemble, je lui parlai de mon prochain départ pour Vienne. Elle me dit +qu'elle et son mari allaient aussi se rendre dans cette ville, mais plus +tard. Cependant tous deux me témoignèrent un grand désir de faire route +avec moi, en sorte qu'ils eurent la bonté d'avancer l'époque de leur +voyage, et comme j'allais en voiturin, ils poussèrent l'obligeance +jusqu'à ne pas prendre la poste, afin de ne jamais me quitter sur le +chemin.</p> + +<p>Il m'aurait été impossible de trouver des compagnons de voyage plus +aimables. Ils me comblaient de soins, et l'on peut dire que le mari et +la femme étaient d'une bonté rare, au point qu'ils emmenèrent avec eux +un pauvre vieux prêtre émigré, et un autre jeune prêtre, qu'ils avaient +trouvés en route, et qui venaient d'échapper au massacre de Pont de +Beauvoisin. Quoique madame Bistri n'eût pour voiture qu'une diligence à +deux places, ils mirent le vieillard entre eux deux, et le jeune homme +derrière la voiture. Ils soignèrent ces deux infortunés, dont ils +étaient les anges tutélaires, comme des amis, comme des parens les plus +proches. Je fus tellement édifiée de leur conduite envers ces deux +malheureux, que je ne puis exprimer à quel point elle m'attacha à cet +excellent ménage, que j'ai vu constamment à Vienne.</p> + +<p>En faisant route pour la capitale de l'Autriche, nous traversâmes une +partie du Tyrol. Ce chemin est grandiose et pittoresque. On y voit des +rochers d'une majesté imposante, embellis par la plus active végétation, +et par des chutes d'eau, brillantes comme du cristal, qui vont alimenter +des torrens. Nous parcourûmes aussi une partie de la Styrie; à mi-côte +de ses montagnes, on aperçoit çà et là des habitations champêtres et +quelques châteaux, qui sont du plus charmant effet. En tout, le chemin +occupa mes yeux agréablement, depuis Milan jusqu'à Vienne.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XI.</h3> + +<p class="mid">Je me loge à Vienne avec monsieur et madame Bistri.--La comtesse de +Thoun; ses soirées.--La comtesse Kinski.--Casanova.--Le prince +Kaunitz.--Le baron de Strogonoff.--Le comte de Langeron.--La comtesse de +Fries, ses spectacles.--La comtesse de Schoenfeld.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Nous arrivâmes enfin dans la bonne ville de Vienne, où deux années et +demie de ma vie devaient s'écouler d'une manière si agréable, que j'ai +toujours su gré au comte de Wilsheck de m'avoir engagée à faire ce +voyage. Comme monsieur, madame de Bistri et moi, nous ne voulions pas +nous quitter, il nous fut impossible de trouver à nous loger dans la +ville. Nous fûmes obligés d'aller nous établir dans un des faubourgs +(qui sont plus grands que la ville), et là, je fis le portrait de +l'aimable comtesse de Bistri, qui était une fort belle femme.</p> + +<p>Peu de jours après mon arrivée, j'allai dans la ville porter les lettres +de recommandation que m'avait données le comte de Wilsheck. Dans le +nombre, il s'en trouvait une pour le célèbre prince Kaunitz, qui avait +été ministre sous Marie-Thérèse. Mais je me rendis d'abord chez la +comtesse de Thoun. Elle m'invita aussitôt à ses soirées, où se +réunissaient les plus grandes dames de Vienne, et cette maison aurait +suffi pour me faire connaître toute la haute société de la ville. J'y +trouvais aussi beaucoup d'émigrés de notre pauvre France: le duc de +Richelieu, le comte de Langeron, la comtesse de Sabran et son fils, la +famille de Polignac, et plus tard l'aimable et bon comte de Vaudreuil, +que je fus bien joyeuse de revoir.</p> + +<p>Je n'ai jamais vu, rassemblées dans un salon, un aussi grand nombre de +jolies femmes qu'il s'en trouvait dans celui de madame de Thoun. La +plupart de ces dames apportaient leur ouvrage, et s'établissaient autour +d'une grande table, faisant de la tapisserie. On m'appelait quelquefois +pour me consulter sur les effets, sur les nuances; mais comme ce qui me +fait le plus de mal aux yeux est de les attacher sur des couleurs vives, +à la lueur des lampes ou des bougies, j'avoue que je donnais souvent mon +avis sans regarder. En général, j'ai toujours soigné mes yeux avec une +grande prudence, et je m'en suis fort bien trouvée, puisque, maintenant +encore, je peins sans être obligée de prendre des lunettes.</p> + +<p>Parmi les jolies femmes dont j'ai parlé, il y en avait surtout trois +remarquables par leur beauté: la princesse Linoski; la femme de +l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, et la charmante +comtesse Kinski, née comtesse Diedrochsten. Cette dernière avait tous +les charmes qu'on peut avoir; sa taille, sa figure, toute sa personne +enfin était la perfection: aussi fus-je bien surprise quand on me +raconta son histoire, qui vraiment ressemble à un roman. Les parens du +comte Kinski et les siens avaient arrangé entre eux de marier les jeunes +gens, qui ne se connaissaient point. Le comte habitait je ne sais quelle +ville d'Allemagne, et n'arriva que pour la célébration du mariage. +Aussitôt après la messe, il dit à sa jeune et charmante femme: «Madame, +nous avons obéi à nos parens; je vous quitte à regret; mais je ne puis +vous cacher que depuis long-temps je suis attaché à une femme sans +laquelle je ne puis vivre, et je vais la rejoindre.» La chaise de poste +était à la porte de l'église; cet adieu fait, le comte monte en voiture, +et retourne vers sa Dulcinée.</p> + +<p>La comtesse Kinski n'était donc ni fille, ni femme, ni veuve, et cette +bizarrerie devait surprendre quiconque la regardait; car je n'ai point +vu de personne aussi ravissante. Elle joignait à sa grande beauté +l'esprit le plus aimable, et un coeur excellent; un jour qu'elle me +donnait séance, je fis demander quelque chose à la gouvernante de ma +fille, qui entra dans mon atelier avec un air si gai, que je lui +demandai ce qu'elle avait. «Je viens, répondit-elle, de recevoir une +lettre de mon mari, qui me mande que l'on m'a mise sur la liste des +émigrés. Je perds mes huit cents francs de rente; mais je m'en console, +car me voilà sur la liste des honnêtes gens.» La comtesse et moi, nous +fûmes touchées d'un désintéressement aussi honorable. Quelques minutes +après, madame Kinski me dit que ma robe de peinture lui semblait si +commode, qu'elle voudrait bien en avoir une pareille (elle savait déjà +que la gouvernante de ma fille me faisait ces blouses). J'offris de lui +en prêter une. «Non, reprit-elle, j'aimerais bien mieux que vous la +fissiez faire par madame Charot (c'était le nom de la gouvernante); +j'enverrai la toile nécessaire.» Peu de jours après, je lui remis la +robe. Aussitôt notre séance finie, la comtesse court à la chambre de +madame Charot et lui donne dix louis; la bonne refuse; mais l'aimable +comtesse les pose sur la cheminée et s'enfuit comme un oiseau, bien +contente d'avoir au moins rendu à cette brave femme un quartier de la +pension perdue.</p> + +<p>Ma coutume étant, lorsque j'arrivais dans une ville, de faire mes +premières visites aux artistes, je n'avais pas tardé à aller voir +Casanova, peintre très renommé dans le genre des batailles<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a> +<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Il +pouvait avoir soixante ans, mais il avait encore beaucoup de vigueur, +quoiqu'il portât deux ou trois paires de lunettes les unes sur les +autres. Il travaillait alors à divers grands tableaux, représentant les +hauts faits du prince de Nassau. Dans l'un, on voyait le prince +terrassant un lion; dans un autre, il écrasait un tigre; enfin, tous +étaient de cette force, ce qui donnait une terrible idée du personnage +qui, pour avoir fait réellement ces prodiges de valeur et beaucoup +d'autres encore, n'en avait pas moins l'air le plus doux et le plus +tranquille qu'on puisse voir. Quant aux tableaux dont je parle, ils +avaient de l'effet, de la couleur, mais ils n'étaient point terminés.</p> + +<p>Casanova avait beaucoup d'esprit et d'originalité. Il était très bavard, +et je l'ai vu nous amuser extrêmement aux dîners du prince Kaunitz, par +des histoires qui souvent n'avaient aucune vérité, et qui devaient tout +leur comique à l'imagination vive et bizarre du conteur. Il avait la +repartie prompte et heureuse. Un jour que nous dînions chez le prince de +Kaunitz, la conversation roulant sur la peinture, on parla de Rubens, et +quand on eut fait l'éloge de son immense talent, quelqu'un dit que son +instruction, qui était aussi prodigieuse, l'avait fait nommer +ambassadeur. À ces mots, une vieille baronne allemande prend la parole, +et dit: «Comment! un peintre ambassadeur! c'est sans doute un +ambassadeur qui s'amusait à peindre.--Non, madame, répond Casanova, +c'est un peintre qui s'amusait à être ambassadeur.»</p> + +<p>Casanova avait gagné énormément d'argent; mais son désordre était tel, +qu'il ne lui en restait pas.</p> + +<p>En sortant de chez lui, je portai toutes mes lettres de recommandation. +Je trouvai le prince de Kaunitz que je désirais beaucoup connaître. Ce +grand ministre était alors âgé de quatre-vingt-trois ans au moins; il +était grand, très maigre, et se tenait fort droit. Il me reçut avec une +bonté parfaite, et m'engagea pour dîner le lendemain. Comme on ne se +mettait à table chez lui qu'à sept heures, et que j'avais l'habitude de +dîner seule chez moi à deux heures et demie, cette invitation et celles +qui suivirent, tout en me flattant, me contrariaient un peu: je n'aimais +ni à dîner aussi tard, ni à dîner avec tant de monde; car sa table, +composée en grande partie d'étrangers, était toujours de trente +couverts, souvent plus. Dès le premier jour dont il est question, je +pris le parti de dîner chez moi avant de me rendre chez lui, ce que je +m'efforçai de cacher autant qu'il m'était possible, en mettant une +demi-heure à manger un oeuf à la coque, mais ce petit manége, dont il +s'aperçut, le contraria; et cela, joint au soin que je pris par la suite +pour esquiver quelques-unes de ses invitations, causait les seules +querelles qu'il m'ait jamais faites, attendu qu'il ne tarda pas à me +prendre en grande amitié, ce dont j'étais fort reconnaissante. Il ne +m'appelait jamais autrement que sa bonne amie, et il voulut que ma +Sibylle restât exposée dans son salon pendant plus de quinze jours, +durant lesquels on le vit faire les honneurs de ce tableau à la ville et +à la cour avec une grâce toute affectueuse pour moi.</p> + +<p>Le prince de Kaunitz, malgré son grand âge, avait encore une forte tête +et un esprit plein de verve. Son goût, son jugement exquis, sa haute +raison, étonnaient tous ses convives. Il recevait son monde +admirablement; son unique faiblesse était de conserver la prétention de +monter à cheval mieux que personne. Il m'invita, ainsi que plusieurs +autres amis, à venir le voir caracoler dans son manége. La vérité est +qu'il s'en acquittait parfaitement bien, et d'une manière fort +surprenante à son âge. Il montait à la française: son costume et sa +personne me rappelaient les cavaliers du temps de Louis XIV, tels que +nous les voyons représentés dans les beaux tableaux de Wouvermans.</p> + +<p>Le prince de Kaunitz jouissait à Vienne de la plus grande existence; la +gloire qu'il avait acquise comme ministre y vivait encore avec lui. Le +premier jour de l'an et celui de sa fête, une foule immense se rendait +chez lui pour le complimenter; nul ne s'en dispensait, et l'on aurait pu +le croire empereur ces deux jours-là: aussi ai-je été bien surprise de +l'indifférence des Viennois pour la perte de leur célèbre compatriote. +J'étais encore à Vienne quand le prince de Kaunitz mourut après une +courte maladie; à peine eut-on l'air d'être sensible à la disparition de +ce grand homme. Quant à moi, j'en fus très affligée. Je me souviens +qu'étant allée peu de temps après, voir pour la seconde fois un cabinet +de figures en cire fort curieux, je fus saisie à la vue de celle du +prince de Kaunitz couché, revêtu des habits qu'il portait, coiffé comme +il avait l'habitude de l'être, enfin absolument tel que je l'avais vu si +souvent chez lui. Ce spectacle, auquel je ne m'attendais nullement, me +fit la plus douloureuse impression; car je ne connais rien de si pénible +à voir, que les traits exacts de quelqu'un que l'on a aimé, privés +d'activité et de vie.</p> + +<p>Peu de jours après mon arrivée à Vienne, je fis connaissance avec le +baron et la baronne de Strogonoff, qui me prièrent tous deux de faire +leurs portraits. La première se faisait aimer par sa douceur et son +extrême bienveillance: quant à son mari, il possédait un charme +supérieur pour animer la société; il faisait les délices de Vienne en +donnant des soupers, des spectacles, des fêtes, où chacun se pressait de +se faire inviter. J'ai peu connu d'hommes plus aimables, plus gais, que +le baron de Strogonoff. Quand le désir de rire et de s'amuser lui +prenait, il inventait toutes les folies imaginables. Un jour entre +autres, sachant que plusieurs personnes de sa société et moi, devions +aller visiter le cabinet de figures en cire que je n'avais pas encore vu +alors, il s'excusa sous un prétexte de ne pouvoir nous accompagner, et, +prenant l'avance, il va se placer dans ce cabinet derrière un piédestal, +de manière qu'il ne laissait voir que sa tête. En parcourant la galerie +des portraits, nous passons devant lui; mais il avait donné à ses yeux +une telle fixité, et tant d'immobilité à tous ses traits, qu'aucun de +nous ne le reconnaît. Après avoir visité les autres salles, nous +repassons une seconde fois sans le reconnaître davantage; mais alors +voilà qu'il remue et qu'il parle; nous fûmes tous effrayés, et surtout +bien surpris de notre méprise. Elle prouve au reste combien, lorsque +l'on peint une personne, sa physionomie ajoute à la ressemblance; c'est +pourquoi il faut bien se garder de donner des séances trop longues, ou +de laisser un modèle s'ennuyer.</p> + +<p>J'ai rarement vu jouer la comédie par des amateurs aussi bien que chez +la baronne de Strogonoff. Les premiers rôles étaient remplis par le +comte de Langeron, qui jouait les amoureux avec autant de grâce que de +facilité, et qui avait une véritable passion pour la comédie. M. de +Rivière jouait les rôles comiques d'une manière étonnante. Au reste, cet +aimable homme<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a> +<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a> possédait tous les talens; aussi Doyen disait-il que +M. de Rivière était un petit nécessaire de société. Le fait est qu'il +peignait très bien, et copiait tous mes portraits, en grande miniature à +l'huile; il chantait fort agréablement; il jouait du violon, de la +basse, et s'accompagnait sur le piano. Il avait de l'esprit, un tact +parfait, et un coeur si excellent, qu'en dépit de ses distractions, qui +étaient fréquentes et nombreuses, il obligeait ses amis avec autant de +zèle que de succès. M. de Rivière était petit, mince, et il a toujours +conservé l'air si jeune, qu'âgé de soixante ans, sa taille et sa +tournure ne lui en donnaient que trente.</p> + +<p>Quant à M. de Langeron, je ne puis le faire mieux connaître, qu'en +plaçant ici le portrait qu'il a tracé de lui-même, avec la plus grande +vérité, et qu'il ajouta à son rôle, dans la dernière pièce qu'il a jouée +à Vienne, avant le départ du baron de Strogonoff. Ces vers donneront +l'idée la plus juste de ce brave et aimable Français, qui, grâce à notre +révolution, est mort chez les Russes, gouverneur d'Odessa.</p> + +<p><i>Portrait de M. de Langeron, fait par lui-même, et ajouté au rôle de +Dorlange, dans la comédie des</i> Châteaux en Espagne.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> Je veux pour m'amuser faire ici mon portrait,</p> +<p class="i8"> En bien tout comme en mal ressemblant trait pour trait.</p> +<p class="i8"> Du moins ce sera gai si ce n'est pas trop sage.</p> +<p class="i8"> Je dois à la nature et j'acquis par l'usage,</p> +<p class="i8"> De la facilité, du babil, du jargon,</p> +<p class="i8"> Plus de superficie en un mot que de fond;</p> +<p class="i8"> Aussi, légèrement je glisse sur les choses,</p> +<p class="i8"> Et n'approfondis point les effets et les causes.</p> +<p class="i8"> Je suis bon, confiant jusques à l'abandon;</p> +<p class="i8"> Aussi, je fus souvent trompé, mais pourquoi non?</p> +<p class="i8"> J'aime mieux me livrer, hélas! que de tout craindre;</p> +<p class="i8"> Bien plus que le trompé, le trompeur est à plaindre.</p> +<p class="i8"> J'ai toujours adoré l'honneur et l'amitié;</p> +<p class="i8"> Pour ces dieux j'ai tout fait, j'ai tout sacrifié.</p> +<p class="i8"> Quant à mon caractère, il est léger sans doute;</p> +<p class="i8"> Mais heureux sur ma foi, car de rien je ne doute</p> +<p class="i8"> Et toujours trouve à tout un remède assuré;</p> +<p class="i8"> Si quelque chose enfin ne va pas à mon gré,</p> +<p class="i8"> On bien si le malheur veut verser sur ma vie</p> +<p class="i8"> Ses poisons, ses dégoûts ou sa mélancolie,</p> +<p class="i8"> Les rêves et l'espoir viennent avec gaîté,</p> +<p class="i8"> Dans mon coeur tenir lieu de la réalité.</p> +<p class="i8"> Je fus d'aimer le sexe accusé par l'envie;</p> +<p class="i8"> Je ne m'en défends pas, je l'aime à la folie,</p> +<p class="i8"> Et l'aimerai demain plus encor qu'aujourd'hui.</p> +<p class="i8"> Valons-nous dans le fait quelque chose sans lui?</p> +<p class="i8"> On m'a dit bien souvent que j'étais trop volage.</p> +<p class="i8"> Oui, je suis, j'en conviens, plus étourdi que sage,</p> +<p class="i8"> Et mon esprit errant en projets, en amours,</p> +<p class="i8"> Est tout comme mon corps, il voyage toujours.</p> +<p class="i8"> On m'a souvent aussi reproché, ce me semble,</p> +<p class="i8"> D'avoir aimé parfois plusieurs femmes ensemble.</p> +<p class="i8"> Eh bien! c'était tromper, dit-on... Non, car je croi</p> +<p class="i8"> Que je les adorais toutes de bonne foi.</p> +<p class="i8"> Du véritable amour j'ai cru que dans ma vie,</p> +<p class="i8"> J'avais connu deux fois la triste frénésie.</p> +<p class="i8"> Je m'en plaignais au sort; mais en me tâtant bien,</p> +<p class="i8"> J'ai vu, je l'avouerai, qu'il n'en fut jamais rien.</p> +<p class="i8"> Ai-je tort? Le profit est moindre que la peine.</p> +<p class="i8"> J'ai cinq ans de l'hymen porté l'aimable chaîne;</p> +<p class="i8"> Pendant trois, j'ai vécu comme un franc étourdi;</p> +<p class="i8"> Mais on m'a vu depuis un excellent mari.</p> +<p class="i8"> Quelle en est la raison? Elle existe en mon ame;</p> +<p class="i8"> Je suis sensible et bon, un ange était ma femme.</p> +<p class="i8"> J'ai connu la faveur sans en être enivré.</p> +<p class="i8"> J'ai connu le malheur sans en être altéré.</p> +<p class="i8"> J'ai beaucoup voyagé, j'ai fait beaucoup la guerre;</p> +<p class="i8"> Comme le mouvement elle m'est nécessaire.</p> +<p class="i8"> Je l'ai faite souvent, sans profit, sans projet,</p> +<p class="i8"> J'ai plus cherché la gloire enfin que l'intérêt.</p> +<p class="i8"> Je suis fat, ce n'est pas ma faute en vérité;</p> +<p class="i8"> Je le suis devenu parce qu'on m'a gâté.</p> +<p class="i8"> Être stable, est pour moi dans les choses futures,</p> +<p class="i8"> Pour l'être, j'aime trop encor les aventures.</p> +<p class="i8"> Je serai, j'en suis sûr, avant qu'il soit long-temps,</p> +<p class="i8"> Le meilleur des maris, le meilleur des amans;</p> +<p class="i8"> Mais j'ai besoin d'user ma fureur vagabonde,</p> +<p class="i8"> Et quelque temps encor de parcourir le monde.</p> +</div></div> + +<p>Ce portrait de M. de Langeron était celui de beaucoup de jeunes gens de +la cour de France à l'époque de la révolution. Chez la plupart d'entre +eux, quelque peu d'étourderie se joignait à la franchise, à la bravoure, +et surtout à je ne sais quelle grâce d'esprit qui, s'il faut le dire, a +totalement disparu depuis que nous sommes devenus si profonds. Le +chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur, le comte Louis de Narbonne, +étaient des modèles de cette grâce d'esprit dont je parle. Je ne connais +pas de mot de courtisan plus fin que la repartie du dernier à l'empereur +Bonaparte, qui, parlant de madame de Narbonne, lui disait: «Votre mère +ne m'aime pas; je le sais.--Sire, répondit le comte, elle n'en est +encore qu'à l'admiration.»</p> + +<p>La maison du baron de Strogonoff n'était pas la seule à Vienne où l'on +jouât la comédie de société. La comtesse de Fries, veuve du fameux +banquier de ce nom, avait une très jolie salle de spectacle, dans +laquelle je l'ai vue parfaitement bien jouer les rôles de caractères. Sa +fille, mademoiselle de Fries, avait une très belle voix, et chantait à +merveille, en sorte que l'on donna un jour pour elle un petit opéra à +trois acteurs. Tout alla fort bien d'abord; la scène se passait dans une +île déserte, où deux amans s'étaient réfugiés. Mademoiselle de Fries +jouait le rôle de la jeune fille, M. de Rivière celui de l'amant, et +tous deux chantaient admirablement; mais vers la fin de la pièce, le +père de l'amante arrive dans une barque. On avait collé une barbe de +coton autour de la bouche et du menton de celui qui remplissait ce rôle; +dès que ce jeune homme se mit à chanter, voilà que cette barbe se +détache et lui entre dans la bouche de telle sorte, qu'il en fut +suffoqué. Nous l'entendions crier d'une voix étouffée: J'avale ma barbe! +j'avale ma barbe! et quoique ce grotesque accident n'eût aucune suite +fâcheuse, l'opéra en resta là.</p> + +<p>Mademoiselle de Fries était excellente musicienne, et quand je fis son +portrait, je voulus la peindre en Sapho, chantant, et s'accompagnant de +la lyre. Son visage, sans être joli, avait infiniment d'expression. Sa +soeur, la comtesse de Schoenfeld, était très jolie, et fashionable autant +qu'on puisse l'être, au point que sa mère, madame de Fries, ayant un +jour donné, dans une pièce, un rôle à son neveu, qui n'avait point l'air +distingué, comme je me trouvais placée au spectacle à côté de madame de +Schoenfeld, je lui demandai qui était ce monsieur?--C'est le neveu de ma +mère, répondit-elle, ne pouvant se décider à dire: C'est mon cousin.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XII.</h3> + +<p class="mid">Je vais me loger dans la ville.--Portraits que je fais à +Vienne.--Bienfaisance des Viennois.--Musée royal.--Le +Prater.--Schoenbrunn.--Beaux parcs des environs de Vienne.--Les bals.--Le +jour de l'an.--Le prince d'Esterhazy.--La princesse maréchale +Lubomirska.--La comtesse de Rombec.--Mort de Louis XVI et de +Marie-Antoinette.--Mort de madame de Polignac.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un +logement dans l'intérieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer +à habiter un faubourg; car pour me rendre à la ville, il me fallait +traverser les remparts, les glacis, où le vent constant et furieux +élevait une énorme poussière qui me faisait très mal aux yeux; aussi le +dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort: +le vent, la poussière et la valse. Le fait est que la traversée de ces +remparts était alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils +sont plantés de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une +immense et superbe promenade.</p> + +<p>Je m'établis dans un logement à ma convenance, et j'y fis aussitôt le +portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de +Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très jolie, ainsi que ceux du +baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en +foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, à décider beaucoup +de personnes à me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillé à +Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la +reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reçu dans cette +ville. Non seulement les Viennois ont témoigné de l'affection pour ma +personne, mais ils mettaient de la coquetterie à placer mes tableaux +d'une manière qui leur fût favorable. Je me souviens, par exemple, que +le prince Paar, à qui l'on avait porté le grand portrait que je venais +de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita à +venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placé dans son +salon, et comme les boiseries étaient peintes en blanc, ce qui tue la +peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait +tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait +fait faire un candélabre à plusieurs bougies, portant un garde-vue, et +disposé de façon que toute la lumière ne se reflétait que sur le +portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit être sensible à +ce genre de galanterie.</p> + +<p>La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient +alors exactement la même pour le ton et pour les usages. Quant au +peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance, +qui n'a cessé de me réjouir les yeux pendant mon séjour dans cette +grande ville. Soit à Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent, +je n'ai jamais rencontré un mendiant; les hommes de peine, les paysans, +les rouliers, tous sont bien vêtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous +un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de +plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des +fortunes colossales, dépensent leurs revenus de la manière la plus +honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement +travailler, et la bienfaisance est une vertu commune à toutes les +classes aisées. Un de mes grands sujets d'étonnement a été, la première +fois que j'allai au spectacle à Vienne, de voir plusieurs dames, entre +autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges; +je trouvais cela fort étrange; mais quand on m'eut dit que ces bas +étaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, à voir les plus +jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles +tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans même regarder leur +ouvrage et avec une vitesse prodigieuse.</p> + +<p>Vienne, dont l'étendue est considérable, si l'on y comprend ses +trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musée +impérial possède des tableaux des plus grands maîtres que j'ai bien +souvent été admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette +dernière galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des +tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage, +Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'oeuvre +de ce grand maître dans le Musée impérial.</p> + +<p>On a dit avec raison que le Prater était une des plus belles promenades +connues. Elle consiste en une longue et magnifique allée dans laquelle +circulent un grand nombre de voitures élégantes, et de chaque côté sont, +beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allée +des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agréable et plus +pittoresque, c'est que son allée conduit à un bois, peu ombragé et plein +de cerfs, si apprivoisés, qu'on les approche sans les effrayer. On voit +encore une autre promenade sur les bords du Danube, où tous les +dimanches se réunissent diverses sociétés bourgeoises pour y manger des +poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi très fréquenté, surtout +le dimanche. Ses belles allées, et les repos pittoresques que l'on +trouve sur les hauteurs à l'extrémité du parc, en font une promenade +charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en +tête-à-tête, ce que l'on respecte en s'éloignant; car presque toujours +ces promenades à Schoenbrunn sont des préludes de mariages convenus.</p> + +<p>Les environs de Vienne en général sont grandioses. On remarque surtout +le parc du maréchal Lansdon, du maréchal Lassi, et celui du comte de +Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que +les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par +conséquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des +montagnes naturelles, boisées dans le haut; il s'y trouve des ravins +profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme élégante, des +rivières naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec +rapidité des hauteurs.</p> + +<p>À Vienne, je suis allée à plusieurs bals, particulièrement à ceux que +donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait +appeler des fêtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle +fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en +tournant de la sorte, ne s'étourdissaient pas au point de tomber; mais +hommes et femmes sont tous si bien habitués à ce violent exercice, +qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On +dansait souvent aussi <i>la polonaise</i>, beaucoup moins fatigante; car +cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche +tranquillement deux à deux. Celle-ci convient à merveille aux jolies +femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage.</p> + +<p>Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur François II +avait épousé en secondes noces Marie-Thérèse des Deux-Siciles, fille de +la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la +retrouvais si changée qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine à la +reconnaître. Son nez s'était allongé, et ses joues s'étaient aplaties au +point qu'elle ressemblait alors à son père. Je regrettai pour elle +qu'elle n'eût pas conservé les traits de sa mère, qui, je crois l'avoir +déjà dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France.</p> + +<p>Il se donnait à Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu +plusieurs. Dans l'un d'eux, on exécuta d'abord, à grand orchestre et +avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis +je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de +Marie-Thérèse, à qui j'aurais bien donné cent ans, quoiqu'elle me parût, +à ma grande surprise, s'apprêter à chanter. Je tremblais que la pauvre +vieille ne pût faire entendre deux notes de suite; mais dès qu'elle eut +commencé le récitatif, son âge, sa laideur, tout disparut; son visage +prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que +nous étions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupéfaite; je +croyais assister à l'opération d'un miracle.</p> + +<p>Le premier jour de l'an est très brillant à Vienne. On voit alors une +grande quantité de Hongrois dans leur élégant costume, ce qui leur sied +à merveille, attendu qu'en général ils sont grands et bien faits. Un des +plus remarquables était le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, monté +sur un cheval richement caparaçonné, couvert d'une housse parsemée de +diamans. L'habit du prince était d'une richesse analogue, et comme il +faisait grand soleil, les yeux étaient vraiment éblouis d'une telle +magnificence.</p> + +<p>Une société fort agréable, était celle des Polonaises; presque toutes +sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On +les trouvait réunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que +j'avais connue à Paris, à l'époque où je fis le portrait de son neveu en +Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup à Vienne. Elle +tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, où elle +donnait de très beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une +grande réunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui +recevait à merveille. Son mari était fort aimable, et leur fils, que je +connus alors, a été depuis ministre à Pétersbourg.</p> + +<p>Une personne que je retrouvais avec bonheur à Vienne, c'était madame la +comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait été parfaite pour +moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller +souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant +prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans +un salon.</p> + +<p>Je fréquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur +du comte de Cobentzel. Madame de Rombec était la meilleure des femmes; +elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur à +soulager les malheureux: c'était chez elle que se faisaient toutes les +quêtes, que se tiraient toutes les loteries destinées à secourir les +infortunés; elle mettait à ces bonnes oeuvres tant de grâce et de zèle, +qu'il était impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarqué, au +reste, que les quêtes faites dans les salons, sont un des moyens les +plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvé +l'usage établi dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens +qu'à Rome, où je passais souvent la soirée chez la douce et bonne lady +Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse à la main, et faire le +tour de son cercle, qui était fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de +moi, voyant que j'avais préparé mon offrande: «Non, me dit-elle, je +quête pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui +vient de perdre au jeu tout ce qu'il possédait; c'est à nous seuls de le +secourir.» Je trouvai ce mot bien anglais.</p> + +<p>La comtesse de Rombec réunissait dans son salon la société la plus +distinguée de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich +avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'était +alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvé l'aimable prince de +Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimée +avec l'impératrice Catherine II, et me donnait le désir de voir cette +grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le +charmant visage n'avait pas changé. Sa mère, madame de Polignac, +habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est là qu'elle +apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santé en fut +très altérée; mais lorsqu'elle reçut l'affreuse nouvelle de celle de la +reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante +figure était devenue méconnaissable, et que l'on pouvait prévoir sa fin +prochaine. Elle mourut en effet peu de temps après, laissant sa famille +et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittée, inconsolables de sa +perte.</p> + +<p>Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en +France dut être affreux pour elle, par la douleur que j'en éprouvai +moi-même. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus +depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y +trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait +guillotinées; on prenait même grand soin dans ma société de me cacher +tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible événement par mon +frère, qui me l'écrivit sans ajouter aucun détail. Le coeur navré, il me +dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur +l'échafaud! Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de +faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder +cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus +aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XIII.</h3> + +<p class="mid">Huitzing.--La princesse Lichtenstein.--Les corbeaux.--Je me décide à +aller en Russie.--Le prince de Ligne me prête le couvent de Caltemberg +que je vais habiter.--Vers du prince de Ligne.--Portrait en vers du +prince de Ligne par M. de Langeron.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Sitôt que le printemps était venu, j'avais loué une petite maison dans +un village des environs de Vienne, où j'avais été m'établir. Ce village, +nommé Huitzing, touchait presque le parc de Schoenbrunn. La famille de +Polignac l'habitait, et quoique sa situation le rendît agréable dès ce +temps, j'ai su depuis, par madame de Rombec, qu'il s'est fort embelli, +et qu'elle-même y possédait une habitation ressemblante à la maison +carrée de Nîmes.</p> + +<p>J'apportai à Huitzing le grand portrait que je faisais alors de la +princesse Lichtenstein pour le terminer. Cette jeune princesse était +très bien faite; son joli visage avait une expression douce et céleste, +qui me donna l'idée de la représenter en Iris. Elle était peinte en +pied, s'élançant dans les airs. Son écharpe, aux couleurs de +l'arc-en-ciel, l'entourait, en voltigeant autour d'elle. On imagine bien +que je la peignis les pieds nus; mais lorsque ce tableau fut placé dans +la galerie du prince, son mari, les chefs de la famille furent très +scandalisés de voir que l'on montrât la princesse sans chaussure, et le +prince me raconta qu'il avait fait placer dessous le portrait une jolie +petite paire de souliers, qui, disait-il aux grands parens, venaient de +s'échapper et de tomber à terre.</p> + +<p>Les bords du Danube sont superbes et m'offraient tous les moyens de +satisfaire mon goût pour les promenades solitaires et pittoresques. J'en +découvris une un jour, où, de l'autre côté de la rive, en face de moi, +s'élevait un superbe groupe d'arbres, que les nuances de l'automne +enrichissaient de tons riches et variés, et d'où j'apercevais à gauche, +dans le lointain, la haute montagne du Caltemberg. Charmée de ce +magnifique paysage, je m'établis sur les bords du fleuve, je prends mes +pastels, et je me mets à peindre ces beaux arbres et ce qui les +environne. Tout près d'eux était une cahute en planches, et je voyais +sur le Danube un petit bateau, qu'un homme dirigeait fort doucement dans +l'intention de tuer des corbeaux. Quelques minutes ensuite, +effectivement, cet homme tire son coup de fusil, abat un de ces oiseaux, +qu'il prend et qu'il place sur la planche de son bateau; mais dans +l'instant même une énorme nuée de corbeaux arrive à tire-d'aile; leur +nombre était tel, que l'homme eut peur et courut se cacher dans sa +petite baraque, en quoi je pense qu'il agit prudemment; car je n'ai pas +le moindre doute que les corbeaux, furieux du meurtre de leur camarade, +ne l'eussent assailli de manière à le tuer. L'homme enfui, ces pauvres +bêtes s'approchèrent du corbeau blessé à mort, le prirent, et +l'emportèrent sur les branches d'un des plus grands arbres. Alors +commencèrent des cris, des croassemens si violens, qu'on ne peut en +donner une idée. Je restai deux ou trois heures à peindre les arbres où +ils étaient perchés, et lorsque j'eus fini mon étude, leur fureur +n'était point calmée. Cette scène, qui me surprit beaucoup, me jeta dans +je ne sais quelle rêverie sur l'espèce humaine, qui, je dois l'avouer, +était toute à l'avantage des corbeaux.</p> + +<p>J'étais heureuse à Vienne autant qu'il est possible de l'être loin des +siens et de son pays. L'hiver, la ville m'offrait une des plus aimables +et des plus brillantes sociétés de l'Europe, et quand le beau temps +revenait, j'allais jouir avec délice du charme de ma petite retraite. Je +ne pensais donc nullement à quitter l'Autriche avant qu'il fût possible +de rentrer en France sans danger, lorsque l'ambassadeur de Russie et +plusieurs de ses compatriotes me pressèrent vivement d'aller à +Pétersbourg où l'on m'assurait que l'impératrice me verrait arriver avec +un extrême plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m'avait dit de +Catherine II m'inspirait un grand désir de voir cette souveraine. Je +pensais avec raison, d'ailleurs, que le plus court séjour en Russie +complèterait la fortune que je m'étais promis de faire avant de +retourner à Paris; je me décidai donc à faire ce voyage.</p> + +<p>Je m'occupais de mes préparatifs pour quitter Vienne, et j'allais me +mettre en route dans peu de jours, quand le prince de Ligne vint me +voir. Il me conseilla d'attendre la fonte des neiges, et pour m'engager +à rester encore, il m'offrit d'aller habiter, sur la montagne de +Caltemberg, l'ancien couvent qui lui avait été donné par l'empereur +Joseph II. Connaissant mon goût pour les lieux élevés, il me tenta en me +parlant de Caltemberg comme de la plus haute montagne des environs de +Vienne, et je ne résistai pas à l'envie d'y passer quelque temps.</p> + +<p>J'allai donc prendre avec ma fille, sa gouvernante et M. de Rivière, le +chemin horrible et rocailleux qui conduit à ce couvent. Nous le fîmes à +pied, les cahots de la cariole n'étant pas supportables, en sorte que +nous arrivâmes très fatigués. Le gardien et sa femme, à qui le prince +nous avait fortement recommandés, eurent pour nous les soins les plus +empressés. Tous les bâtimens qu'avaient occupés anciennement les +religieux existaient encore. On prépara aussitôt nos chambres, qui +n'étaient autre chose que de petites cellules distantes les unes des +autres. Pendant ces arrangemens, j'allai me reposer sur un banc, d'où +l'on avait une vue magnifique. Je planais sur le Danube, coupé par des +îles qu'embellissait la plus belle végétation, et sur des campagnes à +perte de vue; enfin c'était l'immensité, et l'on peut remarquer que les +religieux avaient le bon esprit d'habiter toujours des lieux fort +élevés. Privés des jouissances du monde, au moins goûtaient-ils le +charme qu'on éprouve à respirer un air pur en contemplant une nature +grandiose. Je le goûtais moi-même alors, d'autant plus qu'il faisait un +temps admirable. Je me reposai promptement de mes fatigues; et je courus +de l'autre côté de la montagne, où, de la lisière d'un bois, +j'apercevais dans le fond un village très peuplé que traversait une +petite rivière courante et limpide; enfin, j'étais ravie de me trouver +là: je préférais la cellule que j'allais habiter à tous les salons du +monde, et je bénissais ce bon prince de Ligne en regrettant bien qu'il +ne fût pas témoin de mon bonheur.</p> + +<p>Je suis restée trois semaines dans ce beau lieu. M. de Rivière, plus +citadin que moi, allait souvent à la ville, mais nous n'en avons pas +moins fait ensemble de charmantes promenades sur la montagne. Ma fille +venait quelquefois s'asseoir avec moi sur le banc dont j'ai parlé, où +nous attendions le clair de lune. Je me souviens qu'un soir, l'heure de +son coucher approchant, elle me dit: «Maman, tu trouves que cela fait +rêver; pour moi, je trouve que cela donne envie de dormir.»</p> + +<p>Les grandes salles du couvent étaient restées intactes dans leur +construction; depuis, le prince les a fait meubler pour y donner de très +belles fêtes. Les bals durant une partie de la nuit, les dames restaient +tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces +immenses salons. Pour mon goût, Caltemberg, tel qu'il était quand je +l'ai habité, me plaisait infiniment mieux qu'à l'époque où se donnaient +toutes ces fêtes. Je retrouve des vers que le prince de Ligne m'adressa +lorsque j'allai m'établir sur sa charmante montagne.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i12"> À MADAME LEBRUN.</p> +<br> +<p class="i12"> Pour avoir fait à l'empyrée</p> +<p class="i12"> Le même vol que Prométhée,</p> +<p class="i12"> Vous méritez punition.</p> +<p class="i12"> À ce mont soyez attachée.</p> +<p class="i8">Par un vautour au lieu d'être ici déchirée,</p> +<p class="i8">De vous nous voulons bien avoir compassion;</p> +<p class="i12"> De caresses soyez mangée:</p> +<p class="i12"> Par notre amour soyez clouée;</p> +<p class="i12"> Et par notre admiration</p> +<p class="i12"> Pour toujours en ces lieux fixée.</p> +<p class="i12"> Près de votre habitation</p> +<p class="i12"> De la voûte azurée</p> +<p class="i12"> Dont vous semblez être échappée,</p> +<p class="i12"> Oubliez votre nation,</p> +<p class="i12"> Par votre génie honorée,</p> +<p class="i8">Mais à présent, pays de désolation!</p> +<p class="i12"> Que ma montagne fortunée</p> +<p class="i12"> Par la fière possession</p> +<p class="i8">Des talens dont la terre est ravie, étonnée,</p> +<p class="i10">Soit par nos chants à jamais célébrée.</p> +</div></div> + +<p>Certes, on peut dire qu'une trop flatteuse exagération a dicté ces vers +à l'aimable prince de Ligne; mais en voici faits sur lui-même, pour +lesquels le poète n'a laissé parler que la vérité.</p> + +<p> <i>Vers faits sur le prince de Ligne par M. de Langeron, en 1790</i>.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i8"> De Mars et d'Apollon tu vois le favori, +<p class="i12"> Et de Vénus le serviteur fidèle. +<p class="i8"> Es-tu bon citoyen? ce sera ton ami. +<p class="i12"> Es-tu soldat? ce sera ton modèle. +<p class="i10"> Es-tu triste? ses soins calmeront ta douleur. + <p class="i10"> Es-tu femme? bientôt il sera ton vainqueur.</p> +</div></div> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XIV.</h3> + +<p class="mid">Je quitte Vienne.--Prague.--Les églises.--Budin.--Dresde.--Les +promenades.--La galerie.--Raphaël.--La forteresse de +Koenigsberg.--Berlin.--Reinsberg.--Le prince Henri de Prusse.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Après avoir séjourné à Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche +19 avril 1795 pour me rendre à Prague où j'arrivai le 23 avril, par une +route très belle.</p> + +<p>Ce que nous remarquâmes d'abord en entrant dans la capitale de la +Bohême, ville grande et bien bâtie, ce fut le pont placé sur la rivière +qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est très +beau et très long; car il a vingt-quatre arches.</p> + +<p>Je commençai par aller voir les églises. La première que je visitai, +Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admiré un beau tableau de Rubens, +qui représente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage, +qui est très noirci, mais qui a de beaux détails.</p> + +<p>On trouve au maître-autel de la cathédrale un superbe tableau de Gérard +de la Notte, qui représente sainte Anne écrivant, et la Vierge tenant +l'enfant Jésus. Ces trois figures sont de la plus grande vérité. Le +style en est parfait, de même que celui des draperies. Le fond aussi est +du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile; +les bas-reliefs sont extrêmement soignés; enfin cet ouvrage est un des +plus finis de ce maître. À gauche du maître-autel, on voit un tableau de +Lairesse, représentant un martyr; les figures du second et du troisième +plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composé +et bien peint.</p> + +<p>Cette cathédrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchés, qui +sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est +saint Népomucène; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands +que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, représentant le saint, +que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on +conserve dans l'église la cotte de mailles en fer de saint Népomucène, +et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique.</p> + +<p>Le palais de l'archiduchesse Marianne est très grand et très beau; il me +rappelait celui du roi de Naples.</p> + +<p>La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine; +mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restée +qu'un jour à Prague, désirant arriver à Dresde le plus tôt possible.</p> + +<p>Sur notre route, nous passâmes à Budin dont les environs sont charmans. +Cette ville est déserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y +rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore +en très petit nombre.</p> + +<p>Enfin nous arrivâmes à Dresde, après avoir passé la Corniche, chemin +fort étroit, sur une grande hauteur, d'où l'on côtoie l'Elbe qui coule +dans un fond très spacieux. Dresde est une jolie ville, bien bâtie, mais +à cette époque elle était très mal pavée; l'Elbe la traverse. Ses +environs sont charmans, principalement le Plaone, d'où l'on découvre une +vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectés de +l'odeur des pipes. C'est là que les bourgeois viennent, surtout le +dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dîner, +et sitôt leur repas terminé, ils se mettent tous à fumer, ce qui +désenchantait, pour moi, ces délicieuses promenades. Cet inconvénient, à +la vérité, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus, +et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc +Antoine, le grand jardin de l'électeur et le jardin de Hollande, comme +les plus remarquables.</p> + +<p>J'allai à l'église catholique pour voir un très beau tableau de Mengs, +qui représente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivée, je visitai +enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne +dément point sa grande célébrité; il est bien certain que c'est la plus +belle de l'Europe. J'y suis retournée bien souvent, toujours plus +convaincue de sa supériorité, en admirant le nombre immense de +chefs-d'oeuvre qu'elle renferme.</p> + +<p>Ces chefs-d'oeuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers +propres à en donner l'idée pour que j'entre ici dans aucuns détails. Je +dirai seulement que là comme partout on reconnaît combien Raphaël +s'élève au-dessus de tous les autres maîtres. Je venais de visiter +plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui +me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire +éprouver l'art du peintre. Il représente la Vierge, placée sur des +nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Cette figure est d'une +beauté, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracée. Le visage +de l'enfant, qui est charmant, porte une expression à la fois naïve et +céleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle +couleur. À la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractère de +vérité est admirable; ses deux mains surtout sont à remarquer. À gauche +est une jeune sainte, la tête baissée, qui regarde deux anges placés en +bas du tableau. Sa figure est pleine de beauté, de candeur et de +modestie. Les deux petits anges sont appuyés sur leurs mains, les yeux +levés vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs +têtes ont une ingénuité et une finesse dont il est impossible de donner +l'idée par des mots<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a> +<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>.</p> + +<p>Après être restée très long-temps en adoration devant ce chef-d'oeuvre, +je repassai pour sortir de la galerie par les mêmes salles que je venais +de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maîtres avaient +perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais +l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de +Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts à la noble simplicité, et +toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu.</p> + +<p>Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle +renferme des chefs-d'oeuvre des grands maîtres de toutes les écoles. On +peut dire que toute la peinture est là, et que l'art ne possède pas un +nom célèbre qui n'y soit inscrit. Tout en évitant de donner ici un +catalogue, je parlerai d'un saint Jérôme de Rubens, qui m'a semblé un de +ses ouvrages supérieurs, et d'une salle remplie de portraits et de +tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vérité enchanteresse. Les pastels +notamment ont une grâce et un moelleux qui rappelle tout-à-fait le +Corrège.</p> + +<p>L'électeur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle, +qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir +mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner +combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute +faveur, que j'étais loin d'attendre et de mériter.</p> + +<p>La bibliothèque de Dresde est très belle; on y voit, outre des livres +rares, une grande quantité de porcelaines très précieuses, et de très +beaux antiques.</p> + +<p>Le trésor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en +perles fines.</p> + +<p>Une chose fort curieuse à voir, ce sont les salles qui renferment les +armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le +chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son épée, le casque et la cuirasse +d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne +peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut +trois hommes pour la soulever.</p> + +<p>Nous allâmes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut +de cette partie. Notre chemin nous conduisit à un petit village nommé +Krebs, bâti sur une montagne, entouré de collines très fertiles, et de +beaux bois de cyprès et de sapins. Nous nous y arrêtâmes pour jouir +d'une superbe vue, qui vous montre, à droite, la ville de Dresde, +Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et à gauche la magnifique +forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle +aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux là, loin des +villes.</p> + +<p>Nous arrivâmes à la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du +monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un +puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans +l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est très bonne à boire. Tout +concourt à faire de cette place forte un lieu de défense admirable; de +son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blé, et sur +d'excellens pâturages. Elle est entourée de canons, et le magasin à +poudre est placé au milieu d'un bois qui la touche.</p> + +<p>Dans l'intention sans doute de nous prémunir contre les dangers que nous +pouvions courir à une telle élévation, on nous raconta dans cette +forteresse plusieurs événemens arrivés par suite d'imprudence: une +nourrice et son enfant étaient tombés de trois cents pieds dans l'Elbe; +on sauva l'enfant, mais la femme fut tuée. Le vent est si furieux sur +cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la +précaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce +soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut +l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large +et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-là l'électeur +donnait à dîner à Koenigstein; il aperçut l'étourdi qu'il fit lier avec +des cordes, et rentrer par la fenêtre.</p> + +<p>La vue que l'on découvre de cette belle forteresse est d'une immensité +vraiment prodigieuse.</p> + +<p>Étant très pressée de me rendre à Pétersbourg, j'allai directement de +Dresde à Berlin, où je ne suis restée que cinq jours, car mon projet +était d'y revenir et d'y séjourner à mon retour de Russie, pour y voir +la charmante reine de Prusse.</p> + +<p>Berlin, comme on sait, est une très belle ville, mais pas assez peuplée +pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est +traversée par la Sprée, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs +édifices y sont très remarquables. Le palais du roi est superbe; celui +du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des bâtimens +de l'arsenal et de l'église catholique qui a la forme de la rotonde, et +d'un grand nombre de palais. La salle de la comédie se trouve placée +entre deux églises. Les dehors de la salle de l'Opéra, qui est très +grande, sont simples et d'une belle architecture.</p> + +<p>La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est +parfaitement alignée, et l'on trouve à son extrémité une porte ornée de +huit colonnes, qui conduit à Charlottenbourg. Ce parc est magnifique, +plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promène à +pied, à cheval et en voiture. En allant à cette belle promenade, on peut +voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme +<i>Belle-Vue</i>.</p> + +<p>Charlottenbourg est un village à trois quarts d'heure de chemin de +Berlin. Le roi y possède un château superbe, dont les appartenons sont +fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois, +japonais, et l'ordonnance de tous est de très bon goût. Le théâtre a +quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques +tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui +représente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apôtres est le +portrait du peintre.</p> + +<p>J'ai admiré à Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du +roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues +antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de +plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intérêt que +toute autre chose, c'est la chambre du grand Frédéric. La mémoire de ce +prince vous suit partout à Berlin et à Potsdam, où je suis allée aussi +m'asseoir sur le banc où s'asseyait le grand capitaine. C'est de là +qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute +à ces hautes pensées qui importaient tant au sort de l'Europe.</p> + +<p>Après avoir séjourné cinq jours à Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour +aller à Reinsberg, résidence du prince Henri, située à vingt lieues de +la capitale. Nous fîmes cette route fort lentement, le chemin n'étant +que sable. On côtoie plusieurs forêts et des plaines bien cultivées; en +général, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'à Reinsberg. +J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le +chevalier de Boufflers. C'était même sur une lettre que cette aimable +femme m'avait adressée à Berlin, dans laquelle elle me disait que le +prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrêter +chez lui, que je m'étais décidée à ce petit voyage. J'eus tout lieu +d'être persuadée que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le +prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bonté +sans égale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me présenter +aussitôt à ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner +le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en +étaient au moins étonnées; mais le bon prince se chargea de toutes les +excuses, ce qui était d'autant plus juste, à dire vrai, qu'il était le +seul coupable.</p> + +<p>Le château est très bien situé, et divisé en deux parties, dont la +famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri +me promena dans son parc, qui est immense et très beau. Par amour pour +les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de +Sept-Ans, le prince y avait fait élever une énorme pyramide sur laquelle +tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument était un temple dédié à +l'amitié, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes +qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha +surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers +en l'honneur du dévouement et de la mort généreuse de Malesherbes. Je +n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me +l'aurait fait connaître.</p> + +<p>Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au +milieu duquel est une île qu'on prétend avoir été habitée par <i>Rémus</i> +dont elle porte le nom.</p> + +<p>La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers étaient +établis à Reinsberg; ils y sont encore restés très long-temps après mon +départ. Le prince leur avait donné des terres, et le chevalier s'était +fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la +plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui +appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies +assez bien jouées, et plusieurs concerts; car le maître avait conservé +toute sa passion pour la musique.</p> + +<p>Je ne puis dire combien j'étais triste de quitter cet excellent prince, +que je ne devais, hélas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma +vie. L'accueil que j'en avais reçu, les bontés dont il m'avait comblée +pendant mon séjour chez lui, tout me rendait cette séparation pénible. +Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dès que +j'eus quitté Reinsberg, je fus touchée au dernier point, en découvrant +la quantité de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture, +sachant que je ne trouverais rien jusqu'à Riga. On avait placé des +comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les +coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un régiment prussien, et +certes le bon prince dut être bien assuré que je ne mourrais pas +d'inanition en route.</p> + +<p>En quittant Reinsberg, nous prîmes le chemin de la Prusse qui conduit à +Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont très bien +bâties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si +sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une +poste en sept heures, ce qui m'a obligée souvent à marcher la nuit. +Avant d'arriver de Mariaverde à Koenigsberg, on voit la mer, et fort près +du chemin, qui est très étroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de +Reinsberg à Koenigsberg, d'où je repartis aussitôt pour Memel. Loin de +s'améliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous +marchions dans des sables horribles, côtoyant la Hafft de si près que la +moitié de la voiture était penchée dans cette rivière. Enfin j'arrivai à +Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour +Pétersbourg.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XV.</h3> + +<p class="mid">Peterhoff.--Pétersbourg.--Le comte d'Esterhazy.--Czarskozelo.--La +grande-duchesse Elizabeth, femme d'Alexandre.--Catherine II.--Le comte +Strogonoff.--Kaminostroff.--Esprit hospitalier des Russes.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>J'entrai à Pétersbourg le 25 juillet 1795, par le chemin de Peterhoff, +qui m'avait donné une idée avantageuse de la ville; car ce chemin est +bordé des deux côtés par de charmantes maisons de campagne, entourées de +jardins du meilleur goût dans le genre anglais. Les habitans ont tiré +parti du terrain, qui est très marécageux, pour orner ces jardins, où se +trouvent des kiosques, de jolis ponts, etc., par des canaux et des +petites rivières qui les traversent. Il est malheureux qu'une humidité +effroyable vienne le soir désenchanter tout cela; même avant le coucher +du soleil, il s'élève un tel brouillard que l'on se croit entouré d'une +épaisse fumée presque noire.</p> + +<p>Toute magnifique que je me représentais Pétersbourg, je fus ravie par +l'aspect de ses monumens, de ses beaux hôtels et de ses larges rues, +dont une, que l'on nomme la Perspective, a une lieue de long. La belle +Néva, si claire, si limpide, traverse la ville chargée de vaisseaux et +de barques, qui vont et viennent sans cesse, ce qui anime cette belle +cité d'une manière charmante. Les quais de la Néva sont en granit, ainsi +que ceux de plusieurs grands canaux que Catherine a fait creuser dans +l'intérieur de la ville. D'un côté de la rivière se trouvent de superbes +monumens, celui de l'Académie des arts, celui de l'Académie des sciences +et beaucoup d'autres encore, qui se reflètent dans la Néva. On ne peut +rien voir de plus beau, au clair de lune, que les masses de ces +majestueux édifices, qui ressemblent à des temples antiques. En tout, +Pétersbourg me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose +de ses monumens que par le costume du peuple, qui rappelle celui de +l'ancien âge.</p> + +<p>Quoique j'aie parlé plus haut du clair de lune, ce n'est pas qu'à +l'époque de mon arrivée il me fût possible d'en jouir; car au mois de +juillet on n'a pas à Pétersbourg une heure de nuit; le soleil se couche +vers dix heures et demie du soir; la brune dure jusqu'au crépuscule, qui +commence vers minuit et demi, en sorte que l'on y voit toujours clair, +et j'ai souvent soupé à onze heures avec le jour.</p> + +<p>Mon premier soin fut de me reposer; car depuis Riga les chemins avaient +été ce qu'on imagine de plus effroyables<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a> +<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>; de grosses pierres posées +les unes sur les autres nous donnaient à chaque pas des secousses +d'autant plus violentes, que ma voiture était une des plus rudes du +monde, et les auberges étant trop mauvaises sur cette route pour qu'il +fût possible de s'y arrêter, nous avions marché de cahot en cahot +jusqu'à Pétersbourg sans prendre de repos.</p> + +<p>J'étais bien loin de me sentir remise de toutes mes fatigues, car je +n'habitais Pétersbourg que depuis vingt-quatre heures, lorsqu'on +m'annonça l'ambassadeur de France, le comte d'Esterhazy. Il me dit qu'il +allait informer tout de suite l'impératrice de mon arrivée, et prendre +en même temps ses ordres pour ma présentation. Un instant après, je +reçus la visite du comte de Choiseul-Gouffier. Tout en causant avec lui, +je lui témoignai le bonheur que j'aurais à voir cette grande Catherine; +mais je ne lui dissimulai pas la peur et l'embarras que j'éprouverais +lorsque je serais présentée à cette princesse si imposante. +«Rassurez-vous, me répondit-il; lorsque vous verrez l'impératrice, vous +serez étonnée de son air de bonhomie; car, ajouta-t-il, c'est vraiment +une bonne femme.»</p> + +<p>J'avoue que cette expression me surprit; je ne pouvais croire à sa +justesse, d'après ce que j'avais entendu dire jusqu'alors. Il est vrai +que le prince de Ligne, en nous faisant avec tant de charme la narration +de son voyage en Crimée, nous avait conté plusieurs choses qui +prouvaient que cette grande princesse avait autant de grâce que de +simplicité dans ses manières; mais une <i>bonne femme</i>, on en conviendra, +n'était pas le mot propre.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le soir même, M. d'Esterhazy, en revenant de +Czarskozelo, où l'impératrice était établie, vint me prévenir que Sa +Majesté me recevrait le lendemain à une heure. Une présentation aussi +prompte, que je n'avais pas espérée, me jeta dans un extrême embarras; +je n'avais que des robes de mousseline très simples, n'en portant point +d'autres habituellement, et il était impossible de faire faire une robe +parée du jour au lendemain. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il viendrait +me prendre à dix heures précises, pour me mener déjeuner avec sa femme, +qui habitait aussi Czarskozelo, en sorte que, lorsqu'il arriva à l'heure +indiquée, je partis assez inquiète de ma toilette, qui vraiment n'était +pas une toilette de cour. En entrant chez madame d'Esterhazy, en effet, +je remarquai bien son étonnement. Toute sa politesse ne put l'empêcher +de me dire: «Madame, est-ce que vous n'avez pas apporté une autre robe?» +Je devins cramoisie, et j'expliquai comment le temps m'avait manqué pour +me faire faire une robe plus convenable. Son air mécontent de moi +redoubla mon anxiété, au point que j'eus besoin de m'armer de tout mon +courage quand le moment d'aller chez l'impératrice arriva.</p> + +<p>M. d'Esterhazy me donnait le bras, et nous traversions une partie du +parc, lorsqu'à la fenêtre d'un rez-de-chaussée j'aperçus une jeune +personne qui arrosait un pot d'oeillets. Elle avait dix-sept ans au plus; +ses traits étaient fins et réguliers, et son ovale parfait; son beau +teint n'était pas animé, mais d'une pâleur tout-à-fait en harmonie avec +l'expression de son visage, dont la douceur était angélique. Ses cheveux +blond cendré flottaient sur son cou, sur son front. Elle était vêtue +d'une tunique blanche, attachée par une ceinture nouée négligemment +autour d'une taille fine et souple comme celle d'une nymphe. Telle que +je viens de la peindre, elle se détachait sur le fond de son +appartement, orné de colonnes, et drapé en gaze rose et argent, d'une +manière si ravissante que je m'écriai: C'est Psyché! C'était la +princesse Élizabeth, femme d'Alexandre. Elle m'adressa la parole, et me +retint assez long-temps pour me dire mille choses flatteuses; puis elle +ajouta:--«Il y a bien long-temps, madame, que nous vous désirions ici, +au point que j'ai rêvé souvent que vous y étiez arrivée.» Je la quittai +à regret, et j'ai toujours conservé le souvenir de cette charmante +apparition.</p> + +<p>J'arrivai chez l'impératrice un peu tremblante, et me voilà tête à tête +avec l'autocrate de toutes les Russies. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il +fallait lui baiser la main, et conséquemment à cet usage elle avait ôté +un de ses gants, ce qui aurait dû me le rappeler; mais je l'oubliai +complètement. Il est vrai que l'aspect de cette femme si célèbre me +faisait une telle impression, qu'il m'était impossible de songer à autre +chose qu'à la contempler. J'étais d'abord extrêmement étonnée de la +trouver très petite; je me l'étais figurée d'une grandeur prodigieuse, +aussi haute que sa renommée. Elle était fort grasse, mais elle avait +encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevés encadraient à +merveille. Le génie paraissait siéger sur son front large et très élevé. +Ses yeux étaient doux et fins, son nez tout-à-fait grec, son teint fort +animé, et sa physionomie très mobile.</p> + +<p>Elle me dit aussitôt avec un son de voix plein de douceur, un peu gras +pourtant: «Je suis charmée, madame, de vous recevoir ici; votre +réputation vous avait devancée. J'aime beaucoup les arts, et surtout la +peinture. Je ne suis pas connaisseur, mais amateur.» Tout ce qu'elle +ajouta pendant cet entretien, qui fut assez long, sur le désir qu'elle +avait que je pusse me plaire assez en Russie pour y rester long-temps, +portait le caractère d'une si grande bienveillance, que ma timidité +disparut, et lorsque je pris congé, j'étais entièrement rassurée. +Seulement je ne me pardonnais pas de n'avoir pas baisé sa main, qui +était très belle et très blanche, d'autant plus que M. d'Esterhazy m'en +fit des reproches. Quant à ma toilette, elle ne me parut pas y faire la +moindre attention, ou peut-être était-elle moins difficile sous ce +rapport que notre ambassadrice.</p> + +<p>Je parcourus une partie des jardins de Czarskozelo, qui sont une vraie +féerie. L'impératrice y avait une terrasse qui communiquait à ses +appartemens, sur laquelle elle entretenait une grande quantité +d'oiseaux; on me dit que tous les matins elle venait leur donner la +béquée, et que c'était un de ses grands plaisirs.</p> + +<p>Tout de suite après m'avoir reçue, Sa Majesté témoigna l'intention de me +faire passer l'été dans cette belle campagne. Elle commanda aux +maréchaux-des-logis (dont l'un était le vieux prince Bariatinski) de me +donner un appartement dans le château, désirant m'avoir près d'elle afin +de me voir peindre. Mais j'ai su depuis que ces Messieurs ne se +soucièrent nullement de me placer aussi près de l'impératrice; et malgré +ses ordres réitérés, ils soutinrent toujours qu'ils n'avaient aucun +logement disponible. Ce qui me surprit au dernier point, lorsqu'on +m'instruisit de ce détail, c'est qu'on me dit que ces courtisans, me +croyant du parti du comte d'Artois, craignaient que je ne fusse venue +pour faire remplacer M. d'Esterhazy par un autre ambassadeur. Il est +vraisemblable que M. d'Esterhazy s'entendait de tout cela avec eux; mais +certes, il fallait bien peu me connaître pour ne pas savoir que j'étais +trop occupée de mon art pour pouvoir donner du temps à des affaires +politiques, lors même que je n'aurais pas eu l'aversion que j'ai +toujours ressentie pour tout ce qui ressemble à l'intrigue. Au reste, à +part l'honneur de me trouver logée chez la souveraine, et le plaisir +d'habiter un aussi beau lieu, tout était gêne et contrariété pour moi +dans un établissement à Czarskozelo. J'ai toujours eu le plus grand +besoin de jouir de ma liberté, et, pour vivre selon mon goût, j'aimais +infiniment mieux loger chez moi.</p> + +<p>L'accueil que je recevais en Russie, d'ailleurs, était bien fait pour me +consoler d'une petite tracasserie de cour. Je ne saurais dire avec quel +empressement, avec quelle bienveillance affectueuse, un étranger se voit +recherché dans ce pays, surtout s'il possède quelque talent. Mes lettres +de recommandation me devinrent tout-à-fait inutiles; non seulement je +fus aussitôt invitée à passer ma vie dans les meilleures et les plus +agréables maisons, mais je retrouvais à Pétersbourg plusieurs anciennes +connaissances, et même d'anciens amis. D'abord le comte de Strogonoff, +véritable amateur des arts, dont j'avais fait le portrait à Paris, dans +ma très grande jeunesse. Nous nous revîmes tous deux avec un plaisir +extrême. Il possédait à Pétersbourg une superbe collection de tableaux, +et près de la ville, à Kaminostroff, un charmant cazin à l'italienne, où +il donnait tous les dimanches un grand dîner. Il vint me chercher pour +m'y conduire, et je fus enchantée de cette habitation: le cazin donnait +sur le grand chemin, et des fenêtres on voyait la Néva. Le jardin, dont +on n'apercevait pas les limites, était dans le genre anglais. Une +quantité de barques arrivaient de tout côté, amenant du monde qui +descendait chez le comte Strogonoff; car beaucoup de personnes, qui +n'étaient point du dîner, venaient se promener dans le parc. Le comte +permettait aussi à des marchands de s'y installer avec leurs boutiques, +ce qui animait ce beau lieu par une foire amusante, attendu que les +costumes des divers pays voisins étaient pittoresques et variés.</p> + +<p>Vers les trois heures, nous montâmes sur une terrasse couverte et +entourée de colonnes, où le jour arrivait de toute part. D'un côté, nous +jouissions de la vue du parc, et de l'autre, de celle de la Néva, +chargée de mille barques plus ou moins élégantes. Il faisait le plus +beau temps du monde; car l'été est superbe en Russie, où souvent au mois +de juillet j'ai eu plus chaud qu'en Italie. Nous dînâmes sur cette même +terrasse, et le dîner fut splendide, au point que l'on nous servit au +dessert des fruits magnifiques et d'excellens melons, ce qui me parut +devoir être un grand luxe. Dès que nous fûmes à table, une musique +d'instrumens à vent délicieuse se fit entendre. Elle exécuta surtout +l'ouverture d'<i>Iphigénie</i> d'une manière ravissante. Aussi fus-je bien +surprise quand le comte Strogonoff me dit que chacun des musiciens ne +donnait qu'une note; il m'était impossible de concevoir comment tous ces +sons particuliers arrivaient à former un ensemble vraiment parfait, et +comment l'expression pouvait naître d'une exécution aussi machinale.</p> + +<p>Après le dîner, nous fîmes une promenade charmante dans le parc; puis, +vers le soir, nous remontâmes sur la terrasse d'où nous vîmes tirer, dès +que la nuit fut venue, un très beau feu d'artifice que le comte avait +fait préparer. Ce feu, répété dans les eaux de la Néva, était d'un effet +magique. Enfin, pour terminer les plaisirs de cette journée, arrivèrent, +dans deux petits bateaux très étroits, des Indiens qui se mirent à +danser devant nous. Cette danse consistait à faire de si légers +mouvemens sans bouger de place, qu'elle nous divertit beaucoup.</p> + +<p>La maison du comte de Strogonoff était bien loin d'être la seule qui fût +tenue avec autant de magnificence. À Pétersbourg comme à Moscou, une +foule de seigneurs qui possèdent des fortunes colossales, se plaisent à +tenir table ouverte, au point qu'un étranger connu, ou bien recommandé, +n'a jamais besoin d'avoir recours au restaurateur<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a> +<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. Il trouve partout +un dîner, un souper, il n'a que l'embarras du choix. J'ai eu toute la +peine possible à me dispenser d'aller souvent dîner en ville; mes +séances, et le besoin que j'ai de dormir en sortant de table, pouvaient +seuls me faire pardonner mes refus, tant les Russes sont enchantés que +l'on vienne dîner chez eux.</p> + +<p>Ce caractère hospitalier existe aussi dans l'intérieur de la Russie où +la civilisation moderne n'a point encore pénétré. Lorsque les seigneurs +russes vont visiter leurs terres, qui généralement sont situées à de +grandes distances de la capitale, ils s'arrêtent en chemin dans les +châteaux de leurs compatriotes, où, sans être connus personnellement du +maître de la maison, eux, leurs gens et leurs bêtes sont reçus et +traités à merveille, quand ils devraient y rester un mois. De plus, j'ai +vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses +amis. Tous les trois avaient traversé les provinces les plus reculées +ainsi qu'on aurait pu le faire dans l'âge d'or, au temps des +patriarches. Partout on les avait logés et nourris avec tant de bonté +que leur bourse était devenue inutile. Ils ne parvenaient seulement pas +à faire accepter le pour-boire aux gens qui les avaient servis et qui +avaient soigné leurs chevaux. Leurs hôtes, qui pour la plupart étaient +des négocians ou des cultivateurs, s'étonnaient beaucoup de la vivacité +de leurs remerciemens. «Si nous étions dans votre pays, disaient-ils, +bien certainement vous en feriez autant pour nous.» Hélas!</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XVI.</h3> + +<p class="mid">Le comte de Cobentzel.--La princesse Dolgorouki.--Les tableaux +vivans.--Potemkin.--Madame de With.--Je suis volée.--Doyen.--M. de L***.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Je profitais du reste de la belle saison pour courir un peu les +campagnes; car l'été finit en Russie au mois d'août et il n'y a point +d'automne. J'allais souvent me promener à Czarkozelo, dont le parc, +bordé par la mer, est une des belles choses qu'on puisse voir. Il est +rempli de monumens que l'impératrice appelait ses caprices. On y voit un +superbe pont de marbre dans le style du Palladio; des bains turcs, +trophées des victoires de Romazoff et d'Orloff; un temple à trente-deux +colonnes, puis la colonnade et le grand escalier d'Hercule. Ce parc a +des allées d'arbres superbes. En face du château est un long et large +gazon au bout duquel se trouve une cerisaie où je me souviens d'avoir +mangé des cerises excellentes.</p> + +<p>Le comte de Cobentzel désirait beaucoup me faire faire connaissance avec +une femme dont j'avais entendu vanter l'esprit et la beauté, la +princesse Dolgorouki. Je reçus d'elle un billet d'invitation pour aller +dîner à Alexandrowski où elle avait une maison de campagne, et le comte +vint me prendre pour m'y conduire avec ma fille. Cette maison fort +grande était meublée sans aucune recherche; mais la rivière terminait le +jardin, et c'était un grand plaisir pour moi que la vue de ce passage +continuel de barques, dans lesquelles les rameurs chantaient en choeur. +Les chants du peuple russe ont une originalité un peu barbare; mais ils +sont mélancoliques et mélodieux.</p> + +<p>La beauté de la princesse Dolgorouki me frappa. Ses traits avaient tout +le caractère grec mêlé de quelque chose de juif, surtout de profil. Ses +longs cheveux châtain foncé, relevés négligemment, tombaient sur ses +épaules; sa taille était admirable, et foute sa personne avait à la fois +de la noblesse et de la grâce sans aucune affectation. Elle me reçût +avec tant d'amabilité et de distinction, que je cédai volontiers à la +demande qu'elle me fit de rester huit jours chez elle. L'aimable +princesse Kourakin, avec qui je fis connaissance alors, était établie +dans cette maison, où ces deux dames et le comte de Cobentzel faisaient +ménage commun. La société était fort nombreuse, et personne ne songeait +à autre chose qu'à s'amuser. Après dîner nous faisions des promenades +charmantes dans des barques fort élégantes, ornées de rideaux de velours +cramoisi à crépines d'or. Des musiciens nous devançaient dans une barque +plus simple, nous charmant par leur chant, car ce chant était toujours +d'une justesse parfaite, même dans les sons les plus élevés. Le jour de +mon arrivée nous eûmes de la musique le soir, et le lendemain un +spectacle charmant. On donna <i>le Souterrain</i> de Dalayrac. La princesse +Dolgorouki jouait le rôle de Camille; le jeune de la Ribaussière<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a> +<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a> +celui de l'enfant, et le comte de Cobentzel celui du jardinier. Je me +souviens que pendant la représentation, un courrier arriva de Vienne, +chargé de dépêches pour le comte, qui était ambassadeur d'Autriche à +Pétersbourg, et qu'à la vue d'un homme costumé en jardinier, il ne +voulait pas lui remettre ses dépêches, ce qui éleva dans la coulisse une +contestation fort plaisante.</p> + +<p>Le petit théâtre était charmant, je voulus en profiter pour composer des +tableaux vivans. Il nous arrivait sans cesse du monde de Pétersbourg; je +choisissais mes personnages entre les plus beaux hommes et les plus +belles femmes, et je les costumais en les drapant avec des schals de +cachemire que nous avions à profusion. Je préférais les sujets graves ou +ceux de la Bible à tout autre. Je représentai aussi de souvenir +plusieurs tableaux connus, tels que la famille de Darius, qui réussit à +merveille; mais celui qui obtint le plus grand succès fut celui +d'Achille à la cour de Lycomède; je me chargeai du personnage d'Achille, +car le plus souvent je m'habillais de manière qu'un casque et un +bouclier suffirent pour me composer un costume fort exact. Les tableaux +vivans amusaient extrêmement la société. L'hiver suivant ils servirent à +varier les divertissemens du soir dans les salons de Pétersbourg. Chacun +voulait s'y trouver placé, et je me voyais forcée de contrarier quelques +dames qui désiraient beaucoup être en <i>exhibition</i>.</p> + +<p>Au bout de huit jours qui ne m'avaient paru qu'un moment, il me fallut, +à mon grand regret, quitter la maison de la très aimable princesse +Dolgorouki; car j'avais pris une foule d'engagemens pour des portraits à +faire. Toutefois, je venais de former à Alexandrowski plusieurs liaisons +qui me furent infiniment agréables pendant tout mon séjour en Russie.</p> + +<p>Le comte de Cobentzel était passionnément amoureux de la princesse +Dolgorouki, sans qu'elle répondît le moins du monde à son amour; mais +l'insouciance avec laquelle elle recevait ses soins ne parvenait point à +l'éloigner, et, comme dit une chanson, il préférait ses rigueurs à +toutes les faveurs des autres femmes. Ne pouvant espérer d'autre bonheur +que celui de la voir, il voulait au moins jouir de celui-là dans toute +sa latitude: soit à la campagne, soit à la ville, il ne la quittait +jamais. Dès que ses dépêches, qu'il faisait avec une grande facilité, +étaient expédiées, il volait chez elle, et s'était complètement fait son +esclave. On le voyait courir au moindre mot, au moindre geste de sa +divinité. Voulait-on jouer la comédie, il prenait le rôle qu'elle lui +donnait, même lorsque ce rôle ne convenait point du tout à son physique. +Car le comte de Cobentzel, qui paraissait avoir cinquante ans, était +fort laid et louchait horriblement. Il était assez grand, mais très +gros, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort actif, surtout lorsqu'il +s'agissait d'exécuter les ordres de sa bien-aimée princesse. Au reste il +avait de l'esprit, il était habile; sa conversation était animée par +mille anecdotes qu'il racontait à merveille, et je l'ai toujours connu +pour le meilleur et le plus obligeant des hommes.</p> + +<p>Ce qui pouvait donner à la princesse Dolgorouki de l'indifférence pour +les soins de M. de Cobentzel comme pour ceux de beaucoup d'autres +adorateurs, c'est qu'elle en avait reçu de si brillans, que les +souverains les plus épris d'une femme n'en avaient jamais rendu de +pareils. Le fameux Potemkin, celui qui voulait que l'on rayât le mot +<i>impossible</i> de la grammaire, l'avait aimée passionnément, et la +magnificence avec laquelle il lui témoignait son amour surpasse tout ce +que nous lisons dans les <i>Mille et une Nuits</i>. Lorsqu'en 1791, après +avoir fait son voyage en Crimée, l'Impératrice retourna à Pétersbourg, +le prince Potemkin resta pour commander l'armée où plusieurs généraux +avaient amené leurs femmes. Ce fut alors qu'il eut occasion de connaître +la princesse Dolgorouki. Elle se nommait aussi Catherine, et le jour de +cette fête arrivé, le prince donna un grand dîner, soi-disant en +l'honneur de l'Impératrice. Il avait placé la princesse à table à côté +de lui. Au dessert on apporta des coupes de cristal remplies de diamans +que l'on servit aux dames à pleines cuillerées. La reine du festin +paraissant remarquer cette magnificence:--«Puisque c'est vous que je +fête, lui dit-il tout bas, comment vous étonnez-vous de quelque chose?» +Rien ne lui coûtait pour satisfaire un désir, un caprice de cette femme +adorée. Ayant appris qu'elle manquait de souliers de bal, +qu'habituellement elle faisait venir de France, Potemkin fit partir pour +Paris un exprès, qui courut jour et nuit et rapporta des souliers. Une +chose qui était bien connue aussi de tout Pétersbourg, c'est que, pour +offrir à la princesse Dolgorouki un spectacle qu'elle désirait voir, il +avait fait donner l'assaut à la forteresse d'Otshakoff plus tôt qu'il +n'était convenu, et peut-être qu'il n'était prudent de le faire.</p> + +<p>Lorsque j'arrivai à Pétersbourg il y avait déjà plusieurs années que le +prince Potemkin était mort; mais on y parlait encore de lui comme d'un +enchanteur. On peut prendre une idée de ce qu'il avait d'extraordinaire +et de grandiose dans l'imagination, en lisant ce qu'ont écrit le prince +de Ligne et le comte de Ségur du voyage qu'il fit faire à l'impératrice +en Crimée. Ces palais, ces villages en bois, bâtis sur toute la route +comme par un coup de baguette; cette immense forêt qu'il brûle pour +donner un feu d'artifice à Sa Majesté, tout ce voyage enfin, a quelque +chose de fantastique. Sa nièce, la comtesse Scawronski, me disait à +Vienne: «Si mon oncle vous avait connue, il vous aurait comblée +d'honneurs et de richesses.» Il est certain qu'en toute occasion cet +homme si célèbre se montrait généreux jusqu'à la prodigalité, magnifique +jusqu'à la folie. Tous ses goûts étaient dispendieux, toutes ses +habitudes royales, au point qu'ayant possédé une fortune qui dépassait +celle de certains souverains, le prince de Ligne m'a dit l'avoir vu +quelquefois sans argent.</p> + +<p>La faveur, la puissance, avaient habitué le prince Potemkin à satisfaire +aussitôt ses plus légères volontés. On cite un trait qui le prouve +admirablement. Comme on parlait un jour chez lui de la grandeur d'un de +ses aides-de-camp, il dit qu'un officier de l'armée russe, qu'il nomma, +était encore d'une plus haute taille. Tous ceux qui connaissaient cet +officier n'en étant pas convenus, il fit partir aussitôt un exprès avec +ordre d'amener ce militaire, qui se trouvait alors à huit cents lieues +de là. Lorsque celui-ci apprit qu'on venait le chercher de la part du +prince, sa joie fut extrême; car il se persuada qu'il venait d'être +nommé à quelque grade supérieur. On peut donc imaginer son +désappointement, quand à son arrivée au camp, on le fit se mesurer avec +l'aide-de-camp de Potemkin, après quoi il fallut s'en retourner bien +tristement, le tout n'ayant d'autre résultat pour lui que la fatigue +d'un aussi long voyage.</p> + +<p>On sent bien que l'homme qu'une si longue faveur avait accoutumé pour +ainsi dire à régner à côté de la souveraine, ne pouvait survivre à la +pensée d'une disgrâce. Lorsqu'on lui écrivit que le nouveau favori (le +jeune Platon Zouboff) paraissait prendre un empire absolu sur l'esprit +de l'impératrice, il se hâta de quitter l'armée pour voler à +Pétersbourg. Comme il y arrivait, Catherine venait d'envoyer au prince +Repnin, qui le remplaçait dans le commandement des troupes, l'ordre de +traiter de la paix, à laquelle Potemkin s'était toujours opposé. Irrité +autant qu'on peut l'être, il repart à l'instant dans l'espoir d'arrêter +la signature; mais c'est pour apprendre à Passy que la paix était +conclue. Cette nouvelle lui porta le coup fatal; déjà souffrant, il +tomba mortellement malade, ce qui ne l'empêcha pas de se remettre +aussitôt en route pour Pétersbourg. En peu d'heures, son mal fit de tels +progrès, qu'il lui devint impossible de supporter le mouvement de la +voiture; on l'étendit sur un pré, couvert de son manteau, et là, +Potemkin rendit le dernier soupir, le 15 octobre 1791, dans les bras de +la comtesse Branitska, sa nièce. Je n'ai jamais oublié qu'un jour, que +je demandais à une vieille princesse Galitzin, qui parlait fort mal +français, comment était mort cet homme si célèbre. Elle me répondit: +«Hélas, ma chère! ce grand prince qui avait tant de diamans, tant d'or, +est mort sur l'herbette.»</p> + +<p>La princesse Dolgorouki n'a pas été la seule beauté dont le prince se +soit montré épris. On l'a vu aussi éperduement amoureux d'une charmante +Polonaise, nommée d'abord madame de With, et mariée depuis à un Potoski, +pour laquelle il déploya de même tout ce que la galanterie a de plus +recherché. Entre plusieurs traits de magnificence, on cite que, voulant +lui faire accepter un cachemire de fort grand prix, il imagina de donner +une fête où se trouvaient deux cents femmes, et fit tirer après le dîner +une loterie à laquelle toutes ces dames gagnèrent chacune un cachemire, +trop heureux qu'il était de faire tomber à ce prix le plus beau shall +dans les mains de la plus belle. Long-temps avant cette époque, j'avais +vu madame de With à Paris, elle était alors extrêmement jeune et aussi +jolie qu'on puisse l'être, mais passablement vaine de sa charmante +figure. J'ai entendu conter que, comme on lui parlait sans cesse de ses +beaux yeux, quelqu'un s'informant de sa santé, un jour qu'ils étaient un +peu enflammés, elle répondit naïvement: «J'ai mal à mes beaux yeux.» Il +est possible, à la vérité, qu'elle ne sut pas très bien notre langue, +quoique en général toutes les Polonaises parlent le français à +merveille, et même sans aucun accent.</p> + +<p>Sous le rapport de la fortune, les premiers temps de mon séjour en +Russie ne furent point heureux pour moi. On peut en prendre une idée par +la copie d'une lettre que j'écrivais à madame Vigée, ma belle-soeur, +moins de deux mois après mon arrivée.</p> + +<p class="rig"> Pétersbourg, ce 10 septembre.</p><br><br> + +<p> Il faut bien, ma chère Suzette, que je te mette au courant de tous + mes soucis et tribulations. Je suis installée dans un appartement + qui me convient assez, attendu que j'y ai un fort bel atelier; mais + il est très humide, la maison n'étant bâtie que depuis trois ans, + et n'ayant pas encore été habitée, ce qui me fait prévoir un + déménagement pour la fin de la belle saison. Cette contrariété, à + laquelle je devrais être habituée, n'est malheureusement pas la + seule. Entre autres qui l'accompagnent, il vient de m'arriver un + événement qui m'a donné beaucoup de tracas. Peu de temps après mon + arrivée, je fus invitée à passer la soirée chez la princesse + Menzicoff, où l'on donnait un très joli spectacle. En revenant chez + moi vers une heure du matin, je trouve sur mon escalier la + gouvernante de ma fille, toute effarée et toute pâle: «Ah! madame, + s'écria-t-elle, vous venez d'être volée de tout votre argent!» Tu + sens bien que je fus fort saisie. Puis, elle me conte que mon petit + domestique allemand avait fait ce mauvais coup; qu'on avait trouvé + sous son lit et sur lui des paquets de mon or; qu'il en avait même + jeté un peu sur l'escalier, afin de faire croire que le petit Russe + était le voleur; enfin, qu'il venait d'être emmené par les gens de + la police, qui, après avoir compté les pièces, les avaient + emportées comme preuve du délit. Je commençai par dire à madame + Charrot qu'elle avait eu grand tort de laisser emporter mes pièces + d'or, et j'avais bien raison; car maintenant que l'affaire est + finie, on m'a bien rendu le nombre de ces pièces, mais non leur + valeur: j'avais des Doppio, des quadruples de Vienne, pour lesquels + on ne m'a donné que de mauvais ducats, en sorte que j'ai perdu tout + juste la moitié de trente mille cinq cents livres. Cependant, ce + n'était pas cela qui m'inquiétait le plus alors, c'était ce + malheureux enfant, qui, selon la loi du pays, allait être pendu. Il + est fils des concierges de ce couvent de Caltemberg, que le prince + de Ligne m'a prêté à Vienne. L'homme et la femme sont les plus + honnêtes gens du monde, ils ont eu mille soins de moi, en sorte que + je ne pouvais supporter l'idée de voir pendre leur fils. Je courus + chez le gouverneur, et je le suppliai de sauver ce misérable jeune + homme en le faisant partir sans bruit. Mais le comte Samoeloff ne + voulut pas céder à mes instances, disant que l'impératrice était + instruite du vol, et qu'elle en était outrée. Je ne puis te dire ce + qu'il m'en a coûté de prières, de démarches, pour obtenir enfin la + certitude qu'on le ferait partir par mer, ce qui fut exécuté.</p> + +<p> Pour en revenir à mes quinze mille francs, je les regrette d'autant + plus que je viens d'en perdre quarante-cinq mille d'un autre côté; + Voici comment: pendant le premier mois de mon séjour ici, j'avais + gagné quinze mille roubles<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a> +<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>. On m'a conseillé de les placer + aussitôt chez un banquier qui me paraissait un fort honnête homme. + Cet honnête homme vient de faire banqueroute, et je n'aurai rien de + mes quinze mille roubles. Tu dois reconnaître là cette destinée que + tu sais? Il m'a été impossible jusqu'ici de conserver la moindre + chose de ce que je gagne; j'attends avec résignation un temps plus + heureux.</p> + +<p> Pour changer de discours, je te dirai que je viens de voir mon plus + ancien ami, Doyen le peintre, si bon, si spirituel! l'impératrice + l'aime beaucoup. Elle est venue à son secours; car il a émigré sans + aucune fortune, n'ayant laissé en France qu'une maison de campagne + qu'on lui a prise. Il a sa place au spectacle tout près de la loge + de l'impératrice, qui, m'a-t-on dit, cause souvent avec lui.</p> + +<p> J'ai retrouvé aussi avec plaisir la baronne de Strogonoff, que je + voyais beaucoup à Vienne, où j'ai fait son portrait et celui de son + mari. Il vient de m'arriver chez elle une petite aventure que je + veux te conter parce qu'elle te fera rire. Il faut te dire qu'un + jour à Vienne, pendant qu'elle me donnait séance, elle me parla de + ce souper grec, dont tu peux te souvenir, en ajoutant le plus + simplement du monde qu'elle savait que ce souper m'avait coûté + soixante mille francs. Je fis un grand saut sur ma chaise en + entendant cela, puis je me pressai de lui conter tous les détails + de la chose, et de lui prouver que j'avais dépensé quinze + francs.--Vous m'étonnez bien, me dit-elle quand elle fut persuadée + que je disais vrai; car à Pétersbourg, nous tenions le fait d'un de + vos compatriotes, monsieur de L***, qui se dit fort lié avec vous, + et qui prétend avoir été un des convives. Je répondis, ce qui était + exact, que je ne connaissais M. de L*** que de nom, et nous n'en + parlâmes plus alors.</p> + +<p> Peu de jours après mon arrivée à Pétersbourg, où certainement M. de + L*** n'avait pas cru que je viendrais jamais, la baronne de + Strogonoff fut indisposée; j'allai la voir, et comme j'étais assise + auprès de son lit, on annonça M. de L***; vite, je me cache + derrière les rideaux, on fait entrer le personnage, et la baronne + lui dit:--Eh bien! vous devez être bien content; car madame Lebrun + vient d'arriver? Puis avec malice elle veut le ramener sur ses + liaisons avec moi, et sur le souper grec. Mon homme alors commence + à balbutier, la baronne le poussant toujours de questions, lorsque + enfin je me montre; je vais à lui: «Monsieur, lui dis-je, vous + connaissez donc beaucoup madame Lebrun? Il est forcé de répondre + que oui.--Voilà qui est bien étrange, repris-je, car c'est moi, + Monsieur, qui suis madame Lebrun, celle que vous avez calomniée, et + je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois de ma vie.» À + ces mots il fut saisi au point que ses jambes tremblaient sous lui. + Il prit son chapeau, sortit, et depuis on ne l'a point revu; car il + a été consigné à la porte des meilleures maisons.</p> + +<p> Une chose, triste c'est de remarquer, ainsi que j'ai pu le faire + trop souvent, que dans un pays étranger, des Français seuls sont + capables de chercher à nuire à leurs compatriotes, même en + employant la calomnie. Partout, au contraire, on voit les Anglais, + les Allemands, les Italiens, se soutenir et s'appuyer entre eux + mutuellement.</p> + +<p> Adieu, ma bonne Suzette, je t'embrasse et je t'aime de tout mon + coeur. J'embrasse aussi mon frère, et ta chère petite, qui est si + jolie et si intéressante.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XVII.</h3> + +<p class="mid">Je peins les deux jeunes grandes-duchesses, filles de Paul.--Platon +Zouboff.--La grande duchesse Elisabeth.--La grande duchesse Anne, femme +de Constantin.--Madame Narischkin.--Un bal à la cour.--Un gala.--Les +dîners à Pétersbourg.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Ainsi que je l'avais prévu, je ne tardai pas à déménager, et j'allai +loger sur la grande place du palais impérial. Quand l'impératrice fut +rentrée en ville, je la voyais tous les matins ouvrir un <i>vasistas</i>, et +jeter de la mie de pain à des centaines de corbeaux qui chaque jour, à +l'heure fixe; venaient chercher leur pitance. Le soir, vers les dix +heures, quand ses salons étaient illuminés, je la voyais encore faire +venir ses petits enfans et quelques personnes de sa cour, pour jouer +avec eux à la main-chaude ou à cache-cache.</p> + +<p>Dès que Sa Majesté fut de retour de Czarkozelo, le comte de Strogonoff +vint me commander, de sa part, les portraits des deux grandes-duchesses +Alexandrine et Hélène. Ces princesses pouvaient avoir treize ou quatorze +ans, et leurs visages étaient célestes, bien qu'avec des expressions +toutes différentes. Leur teint surtout était si fin et si délicat qu'on +aurait pu croire qu'elles vivaient d'ambroisie. L'aînée, Alexandrine, +avait la beauté grecque, elle ressemblait beaucoup à Alexandre; mais la +figure de la cadette, Hélène, avait infiniment plus de finesse. Je les +avais groupées ensemble, tenant et regardant le portrait de +l'impératrice; le costume était un peu grec, mais très modeste. Je fus +donc assez surprise quand Zouboff, le favori, me fit dire que Sa Majesté +était scandalisée de la manière dont j'avais costumé les deux +grandes-duchesses dans mon tableau. Je crus tellement à ce mauvais +propos, que je me hâtai de remplacer mes tuniques par les robes que +portaient les princesses, et de couvrir les bras de tristes amadis<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a> +<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>. +La vérité est que l'impératrice n'avait rien dit; car elle eut la bonté +de m'en assurer la première fois que je la revis. Je n'en avais pas +moins gâté l'ensemble de mon tableau, sans compter que les jolis bras +que j'avais faits de mon mieux, ne s'y voyaient plus. Je me souviens que +Paul, devenu empereur, me fit un jour des reproches d'avoir changé le +costume que j'avais d'abord donné à ses deux filles. Je lui racontai +alors comment la chose s'était passée, sur quoi, il leva les épaules en +disant: «C'est un tour que l'on vous a joué.» Au reste, ce ne fut point +le seul, car Zouboff ne m'aimait pas. Sa malveillance pour moi me fut +encore prouvée dans une autre occasion. Voici comment. On venait en +foule chez moi voir les portraits des grandes-duchesses et mes autres +ouvrages. Comme je ne voulais point perdre toutes mes matinées, j'avais +fixé le dimanche matin pour ouvrir mon atelier, ainsi que je l'ai +toujours fait dans les divers pays que j'ai habités. J'ai déjà dit que +j'étais logée en face du palais, en sorte que les voitures de toutes les +personnes qui venaient de faire leur cour à l'impératrice tournaient +pour venir aussitôt s'arrêter à ma porte. Zouboff, qui ne pouvait +concevoir, apparemment, que la foule se portât chez un peintre pour y +voir des tableaux, dit un jour à Sa Majesté: «Voyez, madame, on va aussi +faire sa cour à madame Lebrun; ce sont sûrement des rendez-vous que l'on +se donne chez elle.» Heureusement pour moi, la petitesse glissa sur +l'esprit élevé auquel elle s'adressait, et l'impératrice ne fit pas plus +d'attention à ce qu'il y avait d'inconvenant ou de perfide dans ces +paroles de son favori; mais le prince de Nassau, qui les entendit, vint +me les rapporter tout de suite, et il en était indigné.</p> + +<p>Pourquoi Zouboff ne m'aimait pas, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir +au juste. À la vérité, il s'était fait le protecteur de Lampi, peintre +habile pour les portraits, que j'avais trouvé établi à Pétersbourg; mais +Lampi lui-même a toujours été fort bien pour moi. Le lendemain de mon +arrivée, il vint me faire une visite et m'engager à dîner chez lui. Je +me souviens même que ce dîner fut très recherché, et que pendant tout le +repas, nous fûmes réjouis par une excellente musique d'harmonie. +Quoiqu'on m'eût assuré d'abord que j'exciterais la jalousie de Lampi, +j'ai su depuis au contraire, d'une manière certaine, qu'il louait mes +ouvrages, au point de dire, en voyant les mains d'un portrait que +j'avais fait du baron de Strogonoff, qu'il ne pourrait pas faire aussi +bien.</p> + +<p>Il se peut aussi que le favori fût mal disposé pour moi, parce que je ne +parus jamais rechercher sa faveur. J'avais même négligé pendant six de +mois de porter une lettre de recommandation que j'avais pour sa soeur. +Zouboff aimait que l'on recherchât son appui; mais un orgueil que je ne +crois pas blâmable m'a toujours fait craindre que l'on pût attribuer à +la protection les succès que je désirais obtenir; soit à tort, soit à +raison, je n'ai jamais voulu devoir qu'à ma palette ma réputation et ma +fortune. Zouboff devait avoir peine à comprendre une pareille façon +d'agir, lui qui voyait toute une cour à ses pieds. Enivré de sa faveur +qui de plus en plus devenait éclatante, on m'a dit qu'il traitait +souvent avec une extrême insolence les ministres et les seigneurs. Dès +le matin, les plus grands personnages de la cour attendaient dans ses +antichambres l'instant où sa porte s'ouvrait; car il avait un <i>lever</i>, +comme Louis XIV, après lequel on se retirait, heureux d'avoir assisté à +la toilette de Platon Zouboff, surtout s'il vous avait honoré d'un +sourire.</p> + +<p>Dès que j'eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses, +l'impératrice me commanda celui de la grande-duchesse Élizabeth, mariée +depuis peu à Alexandre. J'ai déjà dit quelle ravissante personne était +cette princesse; j'aurais bien voulu ne point représenter sous un +costume vulgaire une aussi céleste figure, j'ai même toujours désiré +faire un tableau historique d'elle et d'Alexandre, tant les traits de +tous deux étaient nobles et réguliers. Toutefois, ce qui venait de +m'arriver pour les portraits des grandes-duchesses ne me permettant pas +de me livrer à mon inspiration, je la peignis en pied, dans le grand +costume de cour, arrangeant des fleurs près d'une corbeille qui en était +remplie. Je me rendis chez elle pour les séances, et l'on me fit entrer +dans son divan<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a> +<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>, drapé en velours bleu clair, garni de grandes +crépines d'argent. Le fond de cette salle était tout en glaces d'une +prodigieuse dimension, en face desquelles se trouvaient les fenêtres, en +glaces aussi, en sorte qu'elles répétaient d'une manière vraiment +magique la vue de la Néva couverte de vaisseaux. La grande-duchesse ne +tarda pas à paraître, vêtue d'une tunique blanche, ainsi que je l'avais +déjà vue une première fois; c'était encore Psyché, et son abord si doux, +si gracieux, joint à cette charmante figure, la faisait chérir +doublement.</p> + +<p>Quand j'eus fini son grand portrait, elle m'en fit faire encore un autre +pour sa mère, dans lequel je la peignis avec un schall violet, +transparent, appuyée sur un coussin. Je puis dire que plus la +grande-duchesse Élisabeth m'a donné de séances, plus je l'ai trouvée +bonne et attachante. Un matin, tandis qu'elle posait, il me prit un +étourdissement, et des scintillations telles que mes yeux ne pouvaient +plus rien fixer. Elle s'en alarma, et courut vite elle-même chercher de +l'eau, me frotta les yeux, me soigna avec une bonté inimaginable, et dès +que je fus rentrée chez moi, on vint de sa part savoir de mes nouvelles.</p> + +<p>Je fis aussi dans le même temps le portrait de la grande-duchesse Anne, +femme du grand-duc Constantin. Celle-ci, née princesse de Cobourg, sans +avoir un visage aussi céleste que celui de sa belle-soeur, n'en était pas +moins jolie à ravir. Elle pouvait avoir seize ans, et la plus vive gaîté +régnait sur tous ses traits. Ce n'était pourtant pas que cette jeune +princesse ait jamais connu le bonheur en Russie. Si l'on peut dire +qu'Alexandre tenait de sa mère par sa beauté et par son caractère, on +sait qu'il n'en était pas ainsi de Constantin, qui ressemblait beaucoup +à son père, sans être pourtant tout-à-fait aussi laid, et qui se +montrait comme lui prodigieusement enclin à la colère. Il est bien vrai +que par momens Constantin a témoigné de l'obligeance et de la bonté; +quand il aimait, par exemple, il aimait bien; mais à l'exception de +quelques personnes qui avaient trouvé le chemin de son coeur, ses +emportemens, sa violence, le rendaient redoutable à tous ceux qui +l'approchaient. Entre différens traits bizarres que l'on racontait de +lui, on disait que le soir de ses noces, au moment de monter chez sa +femme, il entra dans une fureur horrible contre un soldat de garde à la +porte, qui n'exécutait pas assez strictement sa consigne. Cette scène se +prolongea d'une manière si étrange que toutes les personnes de sa cour +qui l'accompagnaient ne pouvaient concevoir qu'il restât aussi +long-temps à maltraiter un factionnaire, au lieu d'aller rejoindre la +jeune et jolie femme qu'il avait épousée le matin. Quelque temps après +son mariage, il devint très jaloux de son frère Alexandre, ce qui +amenait de fortes querelles entre lui et la duchesse Anne, indignée de +ses soupçons. Les choses allèrent au point qu'il en résulta, comme on +sait, un divorce. La princesse alla rejoindre d'abord sa famille, et +lorsque, beaucoup plus tard, je suis allée en Suisse, elle y était +établie.</p> + +<p>Tout porte à croire que la grande-duchesse Élisabeth, cet ange de +beauté, n'a pas été plus heureuse que sa belle-soeur à conserver le coeur +d'un époux. L'amour d'Alexandre pour une charmante Polonaise qu'il a +mariée au prince Narischkin est connu de toute l'Europe. J'ai vu madame +Narischkin, bien jeune, à la cour de Pétersbourg. Elle et sa soeur y +arrivèrent après la mort de leur père, qui fut tué lors de la dernière +guerre de Pologne. L'aînée des deux pouvait avoir seize ans. Elles +étaient ravissantes à voir, elles dansaient avec une grâce parfaite, et +bientôt l'une fit la conquête d'Alexandre et l'autre celle de +Constantin. Madame Narischkin était la plus régulièrement belle; sa +taille fine et souple, son visage tout-à-fait grec la rendait +extrêmement remarquable; mais elle n'avait pas, à mes yeux, ce charme +céleste de la grande-duchesse Élisabeth.</p> + +<p>En général, à cette époque, la cour de Russie était composée d'un si +grand nombre de femmes charmantes, qu'un bal chez l'impératrice offrait +un coup-d'oeil ravissant. J'ai assisté au plus magnifique qu'elle ait +donné. L'impératrice, très parée, était assise dans le fond de sa salle, +entourée des premiers personnages de la cour. Près d'elle se tenaient la +grande-duchesse Marie, femme de Paul, Paul, Alexandre, qui était +superbe, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les séparait +de la galerie où l'on dansait.</p> + +<p>La danse n'était autre chose que des polonaises, où je pris place +d'abord avec le jeune prince Bariatinski, afin de faire ainsi le tour du +bal, après quoi je m'assis sur une banquette pour mieux voir toutes les +danseuses. Il me serait impossible de dire quelle quantité de jolies +femmes je vis alors passer devant moi; mais la vérité est qu'au milieu +de toutes ces beautés, les princesses de la famille impériale +l'emportaient encore. Toutes les quatre étaient habillées à la grecque, +avec des tuniques qu'attachaient sur leurs épaules des agrafes en gros +diamans. Je m'étais mêlée de la toilette de la grande-duchesse +Élisabeth, en sorte que son costume était le plus correct; cependant les +deux filles de Paul, Hélène et Alexandrine, avaient sur la tête des +voiles de gaze bleu clair, semée d'argent, qui donnaient à leurs visages +je ne sais quoi de céleste.</p> + +<p>La magnificence de tout ce qui entourait l'impératrice, la richesse de +la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de +diamans, l'éclat de mille bougies, faisaient véritablement de ce bal +quelque chose de magique.</p> + +<p>Peu de jours après, je retournai à la cour pour voir un gala. Lorsque +j'arrivai dans la salle<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a> +<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>, toutes les dames invitées étaient déjà +debout, près de la table, qui venait d'être servie. Peu d'instans après, +on ouvrit une grande porte à deux battans, et l'impératrice parut. J'ai +dit qu'elle était petite de taille, et pourtant, les jours de +représentation, sa tête haute, son regard d'aigle, cette contenance que +donne l'habitude de commander, tout en elle enfin avait tant de majesté, +qu'elle me paraissait la reine du monde; elle portait les grands cordons +de trois ordres, et son costume était simple et noble; il consistait en +une tunique de mousseline brodée en or, que serrait une ceinture de +diamans, et dont les manches, très amples, étaient plissées en travers +dans le genre asiatique. Par-dessus cette tunique, était un dolman de +velours rouge à manches très courtes. Le bonnet qui encadrait ses +cheveux blancs, n'était pas orné de rubans, mais de diamans de la plus +grande beauté<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a> +<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>.</p> + +<p>Dès que Sa Majesté eut pris place, toutes les dames s'assirent à table, +et posèrent, comme tout le monde fait, leur serviette sur leurs genoux, +tandis que l'impératrice attacha la sienne avec deux épingles, ainsi +qu'on l'attache aux enfans. Elle s'aperçut bientôt que ces dames ne +mangeaient point, et leur dit tout à coup:--Mesdames, vous ne voulez pas +suivre mon exemple, aussi faites-vous semblant de manger. Moi, j'ai pris +pour toujours le parti d'attacher ma serviette; car autrement, je ne +puis même manger un oeuf sans en jeter sur ma collerette.</p> + +<p>Je la vis en effet dîner de fort bon appétit. Cette belle musique +d'harmonie dont j'ai parlé, se fit entendre pendant tout le repas; les +musiciens étant placés au bout de la salle, dans une large tribune. +J'avoue que c'est pour moi une chose charmante, que de la musique quand +on est à table. C'est la seule qui m'ait jamais fait désirer d'être très +grande dame ou très riche; car je préfère la musique à toutes les +causeries de gens qui dînent, quoique l'abbé Delille ait dit souvent, +«que les morceaux caquetés se digéraient beaucoup mieux.»</p> + +<p>À propos de dîners, je dirai ici que bien certainement le plus triste +que j'aie fait à Pétersbourg, eut lieu chez cette soeur de Zouboff, chez +laquelle j'avais négligé de porter ma lettre de recommandation. Six mois +de mon séjour en Russie s'étaient passés lorsque je la rencontrai en +sortant du spectacle. Elle vint à moi et me dit d'un air fort aimable, +qu'elle attendait toujours une lettre que l'on m'avait remise pour elle. +Ne sachant pas trop comment m'excuser, je lui répondis que j'avais égaré +cette lettre; mais que je la chercherais de nouveau et m'empresserais de +la lui porter. Je vais en effet un matin chez la comtesse D***, qui +m'engage à dîner pour le surlendemain. On dînait alors à deux heures et +demie dans toutes les maisons de Pétersbourg; je me rendis donc chez la +comtesse à l'heure fixe, avec ma fille qu'elle avait invitée aussi. On +nous introduisit dans un salon fort triste, sans que j'eusse aperçu sur +mon passage aucun apprêt de dîner. Une heure, deux heures se passent; +mais il n'est pas plus question de se mettre à table que si nous venions +de prendre le café; enfin, je vois entrer deux domestiques qui déploient +plusieurs tables de jeu, et quoiqu'il me parût un peu étrange que l'on +mangeât dans un salon, je me flatte qu'ils vont servir; point du tout, +ces gens sortent, et quelques minutes après, une partie des convives se +mettent à jouer. Vers six heures, ma pauvre fille et moi, nous étions +tellement affamées, qu'en nous regardant toutes deux dans une glace, +nous nous fîmes peur et pitié. Je me sentais tout-à-fait mourante; ce ne +fut qu'à sept heures et demie qu'enfin l'on vint nous dire que l'on +était servi; mais nos pauvres estomacs avaient trop souffert; il nous +fut impossible de manger. J'appris alors que la comtesse D*** étant +intimement liée avec lord Wilford, ne dînait, pour lui complaire, qu'à +l'heure où l'on dîne à Londres. Le fait est que la comtesse aurait dû +m'en avertir; mais peut-être la soeur du favori s'était-elle persuadé que +tout l'univers savait à quelle heure elle se mettait à table.</p> + +<p>En général, rien ne me contrariait autant que de dîner en ville; j'étais +cependant parfois obligée de le faire, surtout en Russie, où l'on risque +de fâcher tout-à-fait les maîtres de maison si l'on refuse trop souvent +leurs invitations. Les dîners me plaisaient d'autant moins qu'ils +étaient habituellement fort nombreux. Au reste, la plus grande +magnificence présidait à ces repas; la plupart des seigneurs avaient de +très bons cuisiniers français, et la chère était exquise. Un quart +d'heure avant de se mettre à table, un domestique apporte sur un plateau +des liqueurs de toute espèce avec de petites tartines de pain beurrées. +On ne prend guère de liqueur après le dîner; mais toujours du vin de +Malaga excellent.</p> + +<p>Il est d'usage que les grandes dames chez elles passent à table avant +les personnes invitées, en sorte que la princesse Dolgorouki et d'autres +venaient me prendre le bras afin de me faire passer en même temps +qu'elles; car il est impossible de pousser plus loin que les dames +russes la politesse bienveillante qui fait le charme de la bonne +compagnie. J'irai même jusqu'à dire qu'elles n'ont point cette morgue +que l'on peut reprocher à quelques-unes de nos dames françaises.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XVIII.</h3> + +<p class="mid">Le froid à Pétersbourg.--Le peuple russe.--La douceur de ses moeurs.--Sa +probité.--Son intelligence.--Les femmes de marchands russes.--Le comte +Golovin.--La débâcle de la Néva.--Les salons de Pétersbourg.--Le +théâtre.--Madame Hus.--Mandini.--La comtesse Strogonoff.--La princesse +Kourakin.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>On ne s'apercevrait point à Pétersbourg de la rigueur du climat, si, +l'hiver arrivé, on ne sortait pas de chez soi, tant les Russes ont +perfectionné les moyens d'entretenir de la chaleur dans les appartemens. +À partir de la porte cochère, tout est chauffé par des poêles si +excellens, que le feu qu'on entretient dans les cheminées n'est autre +chose que du luxe. Les escaliers, les corridors, sont à la même +température que les chambres, dont les portes de communication restent +ouvertes sans aucun inconvénient. Aussi lorsque l'empereur Paul, qui +n'était alors que grand-duc, vint en France sous le nom de prince du +Nord, il disait aux Parisiens: «À Pétersbourg nous voyons le froid; mais +ici nous le sentons.» De même quand, après avoir passé sept ans et demi +en Russie, je fus de retour à Paris, où la princesse Dolgorouki se +trouvait aussi, je me rappelle qu'un jour étant allée la voir, nous +avions un tel froid toutes deux devant sa cheminée que nous nous +disions: «Il faut aller passer l'hiver en Russie pour nous réchauffer.»</p> + +<p>On ne sort qu'en prenant de telles précautions, que les étrangers mêmes +souffrent à peine de la rigueur du climat. Chacun, dans sa voiture, a de +grandes bottes de velours fourrées, et des manteaux doublés d'épaisses +fourrures. À dix-sept degrés on ferme le spectacle, et tout le monde +reste chez soi. Je suis la seule peut-être qui, ne me doutant pas un +jour du froid qu'il faisait, imaginai d'aller faire une visite à la +comtesse Golovin, le thermomètre étant à dix-huit. Elle logeait assez +loin de chez moi, dans la grande rue qu'on appelle la Perspective, et +depuis ma maison jusqu'à la sienne, je ne rencontrai pas une seule +voiture, ce qui m'étonnait beaucoup; mais j'allais toujours. Le froid +était tel, que d'abord je croyais les glaces de ma voiture ouvertes. +Lorsque la comtesse me vit entrer dans son salon, elle s'écria: «Mon +Dieu! comment sortez-vous ce soir? ne savez-vous donc pas qu'il y a près +de vingt degrés?» À ces mots je pense à mon pauvre cocher, et sans ôter +ma pelisse, je cours regagner ma voiture, et retourne bien vite chez +moi. Mais ma tête avait été saisie par le froid, au point que j'en étais +étourdie. On me la frotta avec de l'eau de Cologne pour la réchauffer, +autrement je serais devenue folle.</p> + +<p>Une chose tout-à-fait surprenante, c'est le peu d'impression que semble +faire une aussi rigoureuse température sur les gens du peuple. Bien loin +que leur santé en souffre, on a remarqué que c'est en Russie qu'il +existe le plus de centenaires. À Pétersbourg comme à Moscou, les grands +seigneurs et toutes les notabilités de l'empire vont à six et à huit +chevaux; leurs postillons sont de petits garçons de huit à dix ans, qui +mènent avec une adresse et une dextérité surprenantes. On en met deux +pour conduire huit chevaux, et c'est une chose curieuse de voir ces +petits bons-hommes, vêtus assez légèrement, et quelquefois même leur +chemise toute ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposés à un +froid qui bien certainement ferait périr en peu d'heures un grenadier +prussien ou français. Moi, qui me contentais de deux chevaux à ma +voiture, je m'étonnais de même de la douceur et de la résignation des +cochers; jamais ils ne se plaignent. Par les temps les plus rigoureux, +lorsqu'ils attendent leurs maîtres, soit au spectacle, soit au bal, ils +restent tous là sans bouger, on les voit seulement battre du pied sur +leurs siéges pour se réchauffer un peu, tandis que les petits postillons +vont s'étendre sur le bas des escaliers<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a> +<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>.</p> + +<p>Le peuple russe est laid en général, mais il a une tenue à la fois +simple et fière, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne +rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de +l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et +force ail mêlé d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils +infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis. +Cette pauvre nourriture ne les empêche pas de chanter à tue-tête en +travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent +rappelé ce qu'au commencement de la révolution disait un soir chez moi +le marquis de Chastellux: «Si on leur ôte leur bandeau, ils seront bien +plus malheureux!»</p> + +<p>Les Russes sont adroits et intelligens, car ils apprennent tous les +métiers avec une facilité prodigieuse; plusieurs même obtiennent du +succès dans les arts. Je vis un jour chez le comte de Strogonoff, son +architecte qui avait été son esclave. Ce jeune homme montrait tant de +talent, que le comte le présenta à l'empereur Paul, qui le nomma un de +ses architectes, et lui commanda de bâtir une salle de spectacle sur des +plans qu'il avait faits. Je n'ai point vu cette salle finie, mais on m'a +dit qu'elle était fort belle. En fait d'esclaves devenus artistes, je +n'avais pas été aussi heureuse que le comte. Comme je me trouvais sans +domestique, lorsque celui que j'avais amené de Vienne m'eut volé, le +comte de Strogonoff me donna un de ses esclaves, qu'il me dit savoir +arranger la palette et nettoyer les brosses de sa belle-fille, quand +elle s'amusait à peindre. Ce jeune homme que j'employais en effet à cet +usage, au bout de quinze jours qu'il me servait, se persuada qu'il était +peintre aussi, et ne me donna point de repos que je n'eusse obtenu sa +liberté du comte, afin qu'il pût aller travailler avec les élèves de +l'Académie. Il m'écrivit sur ce sujet plusieurs lettres qui sont +vraiment curieuses de style et de pensées. Le comte, en cédant à ma +prière, me dit: «Soyez sûre qu'avant peu il voudra me revenir.» Je donne +vingt roubles à ce jeune homme, le comte lui en donne au moins autant, +en sorte qu'il court aussitôt acheter l'uniforme des élèves en peinture, +avec lequel il vient me remercier d'un air triomphant. Mais, deux mois +après environ, il revint m'apporter un grand tableau de famille si +mauvais, que je ne pouvais le regarder, et qu'on lui avait payé si peu, +que le pauvre jeune homme, les frais soldés, y perdait huit roubles de +son argent. Ainsi que le comte l'avait prévu, un pareil désappointement +le fit renoncer à sa triste liberté.</p> + +<p>Les domestiques sont remarquables par leur intelligence. J'en avais un +qui ne savait pas un mot de français, et moi, je ne savais pas un mot de +russe; mais nous nous entendions parfaitement sans le secours de la +parole. En levant le bras, je lui demandais mon chevalet, ma boîte à +couleurs, enfin je lui figurais les différens objets dont j'avais +besoin. Il comprenait tout et me servait à merveille. Une autre qualité +bien précieuse que je trouvais en lui, c'était une fidélité à toute +épreuve: on m'envoyait très souvent des billets de banque en paiement de +mes tableaux, et lorsque j'étais occupée à peindre, je les posais près +de moi sur une table; en quittant mon travail, j'oubliais constamment +d'emporter ces billets, qui restaient là souvent trois ou quatre jours +sans que jamais il en ait soustrait un seul. Il était en outre d'une +sobriété rare, je ne l'ai pas vu ivre une fois. Ce bon serviteur se +nommait Pierre; il pleura lorsque je quittai Pétersbourg, et moi je l'ai +toujours vivement regretté.</p> + +<p>Le peuple russe en général a de la probité et sa nature est douce. À +Pétersbourg, à Moscou, non-seulement on n'entend jamais parler d'un +grand crime, mais on n'entend parler d'aucun vol. Cette conduite honnête +et paisible surprend dans des hommes encore à peu près barbares, et +beaucoup de personnes l'attribueront à l'esclavage; mais moi, je pense +qu'elle tient à ce que les Russes sont extrêmement dévots. Peu de temps +après mon arrivée à Pétersbourg, j'allai voir à la campagne la +belle-fille de mon ancien ami le comte de Strogonoff. Sa maison à +Kaminostroff était située à droite du grand chemin qui bordait la Néva. +Je descendis de voiture, j'ouvris une petite barrière en treillage qui +donnait entrée dans le jardin que je traversai, et j'arrivai dans un +salon au rez-de-chaussée, dont je trouvai la porte toute grande ouverte. +Il était donc très facile d'entrer chez la comtesse de Strogonoff; +aussi, quand je l'eus trouvée dans un petit boudoir et qu'elle me montra +ses appartemens, je fus très surprise de voir tous ses diamans près +d'une fenêtre qui donnait sur le jardin, et par conséquent à peu près +sur le grand chemin. Cela me parut d'autant plus imprudent, que les +dames russes ont l'usage d'étaler leurs diamans et leurs bijoux dans de +grandes montres couvertes d'un verre, telles qu'on en voit chez les +bijoutiers.--Madame, lui dis-je, ne craignez-vous pas d'être +volée?--Jamais, répondit-elle, voilà la meilleure des polices. Et elle +me montra placées au-dessus de l'écrin, plusieurs images de la Vierge et +de saint Nicolas, patron du pays, devant lesquelles brûlait une lampe. +Il est de fait que, durant les sept années et plus que j'ai passées en +Russie, j'ai toujours reconnu qu'en toute occasion l'image de la Vierge, +ou d'un saint, et la présence d'un enfant, ont toujours quelque chose de +sacré pour un Russe.</p> + +<p>Les gens du peuple, lorsqu'ils vous adressent la parole, ne vous nomment +pas autrement (selon votre âge) que <i>mère</i>, <i>père</i>, <i>frère</i> ou <i>soeur</i>, +sans que cet usage excepte l'empereur, l'impératrice et toute la famille +impériale.</p> + +<p>On ne voit pas à Pétersbourg de filles publiques se promener dans la +ville; elles habitent un quartier qui leur est assigné, et sont de si +mauvais genre que les gens comme il faut ne vont jamais chez elles. Je +n'ai pas entendu dire non plus, qu'il y eût des filles entretenues comme +à Paris, si ce n'étaient quelques actrices.</p> + +<p>Dans la classe supérieure à celle du peuple, il existe un grand nombre +de personnes aisées et même riches. Les femmes de marchands, par +exemple, dépensent beaucoup pour leur toilette, sans que cela paraisse +apporter aucune gêne dans le ménage. Elles sont surtout coiffées avec +une magnificence fort élégante. Sur leurs bonnets dont les papillons +sont le plus souvent ornés de perles fines, elles portent une large +draperie qui de leur tête retombe sur leurs épaules et sur leur dos, +jusqu'en bas des reins. Cette espèce de voile produit sur le visage un +demi jour, dont il faut avouer qu'elles ont besoin, attendu que toutes, +je ne sais pourquoi, mettent du blanc, du rouge, et peignent leurs +sourcils en noir, de la manière la plus ridicule.</p> + +<p>Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un +jour pour dîner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand +et gros homme qui avait tout-à-fait l'air d'un paysan renforcé. Quand on +eut annoncé le dîner, je vis cet homme se mettre à table avec nous, ce +qui me parut extraordinaire, et je demandai à la comtesse qui il était: +«C'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prêter +soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire à quelques +dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dîner que nous lui +donnons.» Rien n'était plus naturel en effet; ce qui pouvait me le +paraître un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune +aussi considérable que la sienne, pût avoir besoin de l'argent de son +fermier; mais je n'en étais plus à apprendre avec quelle facilité les +seigneurs russes dépensent leur revenu; il faut dire, à la vérité, +qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les Français. Il résulte +toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nôtre ne peut être +comparé, que, pour être payé quand ils vous doivent, il faut aller chez +eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, époques où ils touchent +le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver +sans argent. Tant que je suis restée dans l'ignorance de cet usage, j'ai +souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste, +le comte Golovin dont je parle, était le meilleur homme du monde; mais +il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens +qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance +en lui. Il tenait compte exactement de l'intérêt à dix pour cent, (taux +ordinaire à Pétersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de +manière ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir +s'il s'en présentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'à sa mort, +lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus +grande partie de ce qu'il devait.</p> + +<p>La comtesse Golovin était une femme charmante, pleine d'esprit et de +talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle +recevait peu de monde. Elle dessinait très bien, et composait des +romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De +plus, elle était à l'affût de toutes les nouvelles littéraires de +l'Europe, qui, je crois, étaient connues chez elle aussitôt qu'à Paris. +Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui était belle et +bonne, mais beaucoup moins animée que la comtesse Golovin; et peut-être +ce contraste dans leur caractère avait-il formé et cimenté leur liaison.</p> + +<p>Lorsque le mois de mai arrive à Pétersbourg, il ne s'agit encore ni de +fleurs printanières dont l'air soit embaumé, ni de ce chant du rossignol +tant chanté par les poètes. La terre est couverte de neige à moitié +fondue; la Doga apporte dans la Néva des glaçons aussi gros que +d'énormes rochers amoncelés les uns sur les autres, et ces glaçons +ramènent le froid qui s'était adouci après la débâcle de la Néva. On +peut appeler cette débâcle une belle horreur, le bruit en est +épouvantable; car près de la bourse, la Néva a plus de trois fois la +largeur de la Seine au pont Royal<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a> +<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>; que l'on imagine donc l'effet que +produit cette mer de glace, se fendant de toutes parts. En dépit des +factionnaires que l'on place alors tout le long des quais pour empêcher +le peuple de sauter de glaçon en glaçon, des téméraires s'aventurent sur +la glace devenue mouvante pour gagner l'autre bord. Avant d'entreprendre +ce dangereux trajet, ils font le signe de la croix, et s'élancent bien +persuadés que, s'ils périssent, c'est qu'ils y sont prédestinés. Au +moment de la débâcle, le premier qui traverse la Néva en bateau, +présente une coupe en argent, remplie d'eau de la Néva, à l'empereur, +qui la lui rend remplie d'or.</p> + +<p>On ne décalfeutre pas encore les fenêtres à cette époque, et la Russie +n'a point de printemps; mais aussi la végétation se presse pour regagner +le temps perdu. On peut dire à la lettre que les feuilles poussent à vue +d'oeil. J'allai un jour, à la fin du mois de mai, me promener avec ma +fille au jardin d'été, et voulant nous assurer si tout ce qu'on nous +avait dit sur la rapidité de la végétation était vrai, nous remarquâmes +des feuilles d'arbustes qui n'étaient encore qu'en bourgeons. Nous fîmes +un tour d'allée, puis étant revenues aussitôt à la place que nous +venions de quitter, nous trouvâmes les bourgeons ouverts, et les +feuilles entièrement étendues.</p> + +<p>Les Russes tirent parti, même de la rigueur de leur climat pour se +divertir. Par le plus grand froid, il se fait des parties de traîneaux, +soit de jour, soit de nuit aux flambeaux. Puis, dans plusieurs +quartiers, on établit des montagnes de neige sur lesquelles on va +glisser avec une rapidité prodigieuse, sans aucun danger; car des +hommes, habitués à ce métier, vous lancent du haut de la montagne, et +d'autres vous reçoivent en bas.</p> + +<p>Une des belles cérémonies qu'on puisse voir est celle de la bénédiction +de la Néva. Elle a lieu tous les ans, et c'est l'archimandrite qui donne +la bénédiction en présence de l'empereur, de la famille impériale et de +tous les grands dignitaires. Comme à cette époque la glace de la Néva a +pour le moins trois pieds d'épaisseur, on y pratique un grand trou dans +lequel, après la cérémonie, chacun vient puiser de l'eau bénite. Assez +souvent on voit des femmes y plonger de petits enfans; parfois il arrive +à ces malheureuses mères de laisser échapper la pauvre victime du +préjugé; mais alors, au lieu de pleurer la perte de son enfant, la mère +se félicite du bonheur de l'ange qui s'en va prier pour elle. L'empereur +est obligé de boire le premier verre d'eau, que l'archimandrite lui +présente.</p> + +<p>J'ai déjà dit qu'il faut aller dans la rue pour s'apercevoir qu'il fait +froid à Pétersbourg. Les Russes ne se contentent pas de donner à leurs +appartemens la température du printemps, plusieurs salons sont entourés +de grands paravens vitrés, derrière lesquels sont placés des caisses et +des pots remplis des plus belles fleurs que donne chez nous le mois de +mai.</p> + +<p>L'hiver, les appartemens sont éclairés avec le plus grand luxe. On les +parfume avec du vinaigre chaud dans lequel on jette des branches de +menthe, ce qui donne une odeur très agréable et très saine. Toutes les +pièces sont garnies de longs et larges divans, sur lesquels les femmes +et les hommes s'établissent; j'avais si bien pris l'habitude de ces +sièges que je ne pouvais plus m'asseoir sur un fauteuil.</p> + +<p>Les dames russes saluent en s'inclinant, ce qui me paraissait plus noble +et plus gracieux que nos révérences. Elles ne sonnaient point leurs +domestiques, mais les appelaient en frappant dans leurs mains, comme on +dit que font les sultanes dans le sérail. Toutes avaient à la porte de +leur salon un homme en grande livrée, qui restait toujours là, pour +ouvrir aux visites; car je crois avoir remarqué qu'à cette époque +l'usage n'était pas de les annoncer. Mais ce qui m'a paru plus étrange, +c'est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave +sous leur lit.</p> + +<p>Tous les soirs j'allais dans le monde. Non-seulement les bals, les +concerts, les spectacles, étaient fréquens, mais je me plaisais dans ces +réunions journalières, où je retrouvais toute l'urbanité, toute la grâce +d'un cercle français; car, pour me servir de l'expression de la +princesse Dolgorouki, il semble que le bon goût a sauté à pieds joints +de Paris à Pétersbourg. Les maisons ouvertes ne manquaient pas, et dans +toutes on était reçu de la manière la plus aimable. On se réunissait +vers les huit heures, et l'on soupait à dix. Dans l'intervalle, on +prenait du thé comme partout ailleurs; mais le thé en Russie est si +excellent que moi, qu'il incommode et qui ne puis en prendre, j'étais +embaumée par son parfum. Je buvais au lieu de thé de l'hydromèle. Cette +boisson, qui est charmante, se fait avec de bon miel et des petits +fruits qui viennent dans les bois de la Russie; on la laisse pendant un +certain temps à la cave avant de la mettre en bouteille; je la trouve +bien préférable au cidre, à la bière, et même à la limonade.</p> + +<p>Deux maisons extrêmement recherchées étaient celles de la princesse +Michel Galitzin<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a> +<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a> et de la princesse Dolgorouki; il existait même +entre ces deux dames, relativement à leurs soirées, une sorte de +rivalité. La première, moins belle que la princesse Dolgorouki, était +plus jolie. Elle avait infiniment d'esprit, mais fantasque à l'excès. +Elle vous boudait tout à coup sans aucun motif, puis l'instant d'après +vous disait les choses les plus aimables et les plus flatteuses. Le +comte de Choiseul-Gouffier en était amoureux fou au point que les +caprices, l'humeur bizarre qu'il lui fallait supporter, ne faisaient +qu'augmenter son amour. Il était curieux de le voir saluer la princesse +jusqu'à terre lorsqu'elle arrivait après lui dans un salon; mais tel +était autrefois le respect que l'on marquait à la femme que l'on ne +voulait pas afficher, et cela, quel que fût l'amour qu'on avait pour +elle. De nos jours, il est vrai, on n'affiche pas davantage, mais c'est +par indifférence.</p> + +<p>Les soupers de la princesse Dolgorouki étaient charmans; elle y +réunissait le corps diplomatique, les étrangers les plus marquans, et +chacun s'empressait de s'y rendre, tant la maîtresse de maison était +aimable. Aussi n'avais-je pas tardé à répondre aux avances qu'elle avait +bien voulu me faire, et je la voyais très souvent. Elle me donnait +toujours au spectacle une place dans sa loge, qui était fort près du +théâtre, en sorte que je pouvais apprécier parfaitement dans la tragédie +le jeu si noble de madame Hus, dont le son de voix était enchanteur, et +dans la comédie le jeu si fin de mademoiselle Suzette, qui jouait les +rôles de soubrettes. Les acteurs et les actrices de Pétersbourg étaient +tous Français, et sans égaler les grands comédiens que Paris possédait +alors, ils avaient pour la plupart beaucoup de talent, et jouaient avec +un ensemble parfait. Nous ne tardâmes pas d'ailleurs à voir arriver un +homme qui, quoique jeune, avait déjà fait les délices de l'Italie et de +la France. C'était Mandini, que l'on peut dire avoir réuni pour le +théâtre tous les avantages imaginables. Il était beau; il était grand +acteur, et il chantait admirablement<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a> +<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>. Comme il ne pouvait point +jouer les opéras français, on monta l'été chez la princesse Dolgorouki +plusieurs opéras italiens, qui furent représentés sur le petit théâtre +d'Alexandrowski. On donnait naturellement à Mandini les premiers rôles, +dans lesquels il était si ravissant, qu'il fallait que les dames et les +seigneurs qui le secondaient, eussent fait l'entier sacrifice de leur +amour-propre.</p> + +<p>Aucune femme, je crois, n'avait plus de dignité dans sa personne et dans +ses manières que la princesse Dolgorouki; comme elle avait vu ma +Sibylle, dont elle était enthousiasmée, elle désira que je fisse son +portrait dans ce genre, et j'eus le plaisir de la satisfaire +entièrement. Le portrait fini, elle m'envoya une fort belle voiture, et +mit à mon bras un bracelet, fait d'une tresse de cheveux, sur laquelle +des diamans sont arrangés de manière qu'on y lit: <i>Ornez celle qui orne +son siècle</i>. Je fus extrêmement touchée de la grâce et de la délicatesse +d'un pareil présent.</p> + +<p>Je voyais aussi très fréquemment le comte de Strogonoff, son fils et sa +belle-fille. Cette dernière était jeune, jolie et très spirituelle. Son +mari, qui avait vingt-cinq ans au plus, était un homme charmant. Une +actrice qui venait de Paris lui tourna la tête. La comtesse s'aperçut de +son infidélité, et comme elle l'aimait beaucoup, elle en souffrit +excessivement sans jamais lui en parler. Le jeune comte entretenait avec +faste cette actrice, qui s'appelait mademoiselle Lachassaigne; il eut +d'elle un enfant, et lui fit alors six mille roubles de pension. Lorsque +la guerre avec les Français eut lieu, il fut tué; mais la jeune comtesse +continua la pension de six mille roubles à l'actrice. Ce trait me semble +à la fois si noble et si bon qu'il suffit à son éloge.</p> + +<p>La bonne, la charmante princesse Kourakin recevait peu; mais chaque soir +elle se réunissait à la société, le plus souvent chez la princesse +Dolgorouki, où c'était un bonheur pour moi de la rencontrer. Il était +tout-à-fait impossible de la voir deux fois sans l'aimer. Son esprit, +son naturel, sa bonté, je ne sais quoi de naïf dans son caractère qui me +faisait l'appeler l'enfant de sept ans; tout en elle me charmait, tout +lui gagnait les coeurs; et je ne veux pas que l'on croie ici que la +tendre amitié que j'ai sentie pour elle m'engage à flatter sa mémoire. +La princesse Kourakin est venue à Paris où elle est restée long-temps; +madame de Bawr, M. de Sabran, M. Briffaut l'ont connue, ont été ses +amis: ils peuvent dire si mes regrets m'aveuglent, et si la société n'a +point perdu en elle un de ses plus aimables ornemens.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XIX.</h3> + +<p class="mid">Le lac de Pergola.--L'île de Krestowski.--L'île de Zelaguin.--Le général +Melissimo.--Dîner turc.--J'écris à Cléry, valet-de-chambre de Louis +XVI.--Sa réponse.--Je fais le portrait de Marie-Antoinette pour madame +la duchesse d'Angoulême.--Lettre que m'écrit madame la duchesse +d'Angoulême.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>Une grande jouissance avait lieu pour moi lorsque, après avoir respiré +pendant plusieurs mois un air glacé ou l'air des poêles, je voyais +arriver l'été. La promenade alors me semblait une chose délicieuse, et +je me pressais de parcourir les beaux environs de Pétersbourg. J'allais +très souvent au lac de Pergola<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a> +<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, seule avec mon bon domestique russe, +prendre ce que j'appelais un bain d'air. Je me plaisais à contempler ce +beau lac si limpide, qui réfléchissait vivement les arbres qui +l'environnaient. Puis je montais sur les hauteurs dont il est entouré. +D'un côté j'avais la mer pour horizon, et je distinguais les voiles des +vaisseaux, éclairées par le soleil. Là régnait un silence qui n'était +troublé que par le chant de mille oiseaux, ou souvent par celui d'une +petite cloche lointaine. Cet air pur, ce lieu sauvage et pittoresque, me +charmait. Mon bon Pierre, qui faisait réchauffer mon petit dîner, ou qui +cueillait des bouquets de fleurs champêtres pour me les apporter, me +faisait penser à Robinson dans son île avec Vendredi.</p> + +<p>J'allais souvent aussi me promener de très grand matin avec ma fille à +l'île de Krestowski. L'extrémité de cette île parait joindre la mer sur +laquelle naviguaient de grandes barques. L'horizon n'avait point de +bornes, et cette vue était calme et belle. Nous y allâmes au soir pour +voir danser les paysannes russes, dont le costume est si pittoresque. +Puis un jour du mois de juillet de je ne sais quelle année, pendant +laquelle la chaleur fut plus forte qu'en Italie, je me souviens que la +mère<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a> +<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a> de la princesse Dolgorouki, ne pouvant la supporter, s'était +établie dans sa cave; sa dame de compagnie, moins susceptible, restait +sur les marches élevés, et lui faisait la lecture. Mais pour en revenir +à l'île de Krestowski, comme nous faisions une promenade en bateau, nous +rencontrâmes une multitude d'hommes et de femmes, se baignant tous +pêle-mêle. Nous vîmes même de loin des jeunes gens tout nus à cheval, +qui allaient ainsi se baigner avec leurs chevaux. Dans tout autre pays +un grand scandale naîtrait de pareilles choses; mais il en est autrement +là où règne l'innocence de la pensée. Aucune indécence ne se passait, +personne ne songeait à mal; car le peuple russe a vraiment l'ingénuité +de la première nature. Dans les familles, l'hiver, le mari, la femme, +les enfans, se couchent ensemble sur leur poêle; si le poêle ne suffit +pas, ils s'étendent sur des bancs de bois, rangés autour de leur +hangard, enveloppés seulement de leur peau de mouton. Enfui ils ont +conservé les moeurs des anciens patriarches.</p> + +<p>Une des promenades qui me charmaient le plus, était celle de l'île de +Zelaguin, qui, pour avoir été un très beau jardin anglais, n'en était +pas moins abandonnée alors. Toutefois il y restait encore de très beaux +arbres, des allées charmantes, un temple, entouré de superbes saules +pleureurs et de petites rivières courantes, quelques masses de fleurs +qui réjouissaient les yeux, des ponts dans le genre anglais, et des +arbres verts magnifiques. Je ne concevais pas comment on avait abandonné +ce lieu qui pouvait devenir le plus délicieux du monde; depuis mon +retour en France, en effet, j'ai appris qu'Alexandre l'a fait soigner, +et qu'il en a fait un des beaux jardins que l'on puisse voir. Il y avait +dans cette île des vues si belles et si pittoresques que j'en ai dessiné +une grande quantité et pour jouir tout à mon aise de cette charmante +promenade, je louai presque en face, sur les bords de la Neva, une +petite maison de bois.</p> + +<p>La situation de cette maisonnette était délicieuse et d'une gaieté +ravissante, en ce que la plupart des barques qui allaient et venaient +sans cesse sur la rivière me donnaient un concert perpétuel de musique +vocale ou d'instrumens à vent. Tout près de moi, le général Melissimo, +grand-maître de l'artillerie, habitait une fort jolie maison, et j'étais +charmée de ce voisinage; car le général était le meilleur et le plus +obligeant des hommes. Comme il avait séjourné long-temps en Turquie, sa +maison offrait un modèle, non-seulement du luxe, mais du <i>confortable</i> +oriental. Il s'y trouvait une salle de bain, éclairée par en haut, et +dans le milieu de laquelle était une cuve assez grande pour contenir une +douzaine de personnes. On descendait dans l'eau par quelques marches; le +linge qui servait à s'essuyer en sortant du bain, était posé sur la +balustrade en or qui entourait la cuve, et ce linge consistait en de +grands morceaux de mousseline de l'Inde brodés en bas de fleurs et d'or, +afin que la pesanteur de cette bordure pût fixer la mousseline sur les +chairs, ce qui me parut une recherche pleine de magnificence. Autour de +cette salle régnait un large divan, sur lequel on pouvait s'étendre et +se reposer après le bain, outre qu'une des portes ouvrait sur un +charmant petit boudoir dont le divan formait un lit de repos. Ce boudoir +donnait sur un parterre de fleurs odoriférantes, et quelques tiges +venaient toucher la fenêtre. C'est là que le général nous donna un +déjeuner en fruits, en fromage à la crème, et en excellent café moka, +qui régala beaucoup ma fille. Il nous invita une autre fois à un très +bon dîner, et le fit servir sous une belle tente turque qu'il avait +rapportée de ses voyages. On avait dressé cette tente sur la pelouse +fleurie qui faisait face à la maison. Nous étions une douzaine de +personnes, toutes assises sur de magnifiques divans qui entouraient la +table: on nous servit une quantité de fruits parfaits au dessert: enfin +ce dîner fut tout-à-fait asiatique, et la manière dont le général +recevait donnait encore du prix à toutes ces choses. J'aurais seulement +désiré chez lui qu'on ne tirât point tout près de nous des coups de +canon au moment où nous nous mettions à table, mais on me dit que +c'était l'usage chez tous les généraux d'armée.</p> + +<p>Je ne louai qu'un été ma petite maison sur la Neva; l'été suivant, le +jeune comte de Strogonoff me prêta une maison charmante à Kaminostroff, +où je me plaisais beaucoup. Tous les matins, j'allais seule me promener +dans une forêt voisine, et je passais mes soirées chez la comtesse +Golovin, qui était établie tout à côté de moi. Je trouvais là le jeune +prince Bariatinski, la princesse Tarente et plusieurs autres personnes +aimables. Nous causions, ou nous faisions des lectures jusqu'au moment +du souper; enfin mon temps se passait le plus agréablement du monde.</p> + +<p>La paix et le bonheur dont je jouissais, ne m'empêchaient pas néanmoins +de penser bien souvent à la France et à ses malheurs. J'étais surtout +poursuivie par le souvenir de Louis XVI et de Marie-Antoinette, au point +qu'un de mes désirs les plus vifs était de faire un tableau qui les +représentât dans un des momens touchans et solennels qui avaient dû +précéder leur mort. J'ai déjà dit que j'avais évité soigneusement la +connaissance de ces tristes détails, mais alors il me fallait bien les +connaître, si je voulais intéresser. Je savais que Cléry s'était réfugié +à Vienne après la mort de son auguste maître, je lui écrivis, et je +l'instruisis de mon désir, en le priant de m'aider à l'exécuter. Fort +peu de temps après, je reçus de lui la lettre suivante, que j'ai +toujours gardée, et que je copie mot pour mot.</p> + +<p> Madame,</p> + +<p> La connaissance parfaite que vous avez des personnages de l'auguste + famille de Louis XVI m'avait fait dire à madame la comtesse de + Rombeck que personne autre que vous ne pourrait rendre les scènes + déchirantes qu'a eu à éprouver cette malheureuse famille, dans le + cours de sa captivité. Des faits aussi intéressans doivent passer à + la postérité, et le pinceau de madame Lebrun peut seul les y + transmettre avec vérité.</p> + +<p> Parmi ces scènes de douleur, on pourrait en peindre six:</p> + +<p> 1° Louis XVI dans sa prison, entouré de sa famille, donnant des + leçons de géographie et de lecture à ses enfans; la reine et madame + Élisabeth occupées en ce moment à coudre et à raccommoder leurs + habits;</p> + +<p> 2° La séparation du roi et de son fils, le 11 décembre, jour que le + roi parut à la convention pour la première fois, et qu'il a été + séparé de sa famille jusqu'à la veille de sa mort.</p> + +<p> 3° Louis XVI interrogé dans la tour, par quatre membres de la + convention, et entouré de son conseil: MM. de Malesherbes, de Sèze + et Tronchet;</p> + +<p> 4° Le conseil exécutif annonçant au roi son décret de mort, et la + lecture de ce décret par Gronvelle;</p> + +<p> 5° Les adieux du roi à sa famille la veille de sa mort;</p> + +<p> 6° Son départ de la tour pour marcher au lieu du supplice.</p> + +<p> Celui de ces faits qui paraît généralement toucher le plus les ames + sensibles, est le moment des adieux. Une gravure a été faite en + Angleterre sur ce sujet; mais elle est bien loin de la vérité, tant + dans la ressemblance des personnages que des localités.</p> + +<p> Je vais tâcher, madame, de vous donner les détails que vous désirez + pour faire une esquisse de ce tableau. La chambre où s'est passée + cette scène peut avoir quinze pieds carrés; les murs sont + recouverts en papier en forme de pierre de taille, ce qui + représente bien l'intérieur d'une prison. À droite, près de la + porte d'entrée, est une grande croisée, et comme les murs de la + tour ont neuf pieds d'épaisseur, la croisée se trouve dans un + enfoncement d'environ huit pieds de large; mais en diminuant vers + l'extrémité où l'on aperçoit de très gros barreaux. Dans + l'embrasure de cette croisée est un poêle de faïence de deux pieds + et demi de large sur trois pieds et demi de haut; le tuyau passe + sous la croisée, et il est adossé à la partie gauche de l'embrasure + et au commencement. De la croisée au mur de face, il peut y avoir + huit pieds; à ce mur et près du poêle est une lampe-quinquet et qui + éclairait toute la salle, la scène s'étant passée de nuit, + c'est-à-dire à dix heures du soir. Le mur de face peut avoir quinze + pieds; une porte à deux venteaux le sépare; mais elle se trouve + plus du côté droit que du gauche. Cette porte est peinte en gris; + un des venteaux doit être ouvert pour laisser apercevoir une partie + de la chambre à coucher. On doit voir la moitié de la cheminée qui + se trouve en face de la porte; une glace est dessus, une partie + d'une tenture de papier jaune, une chaise près de la cheminée, une + table devant; une écritoire, des plumes, du papier et des livres, + sont sur la table. La partie gauche de la salle est une cloison en + vitrage; aux deux extrémités sont deux portes vitrées; derrière + cette cloison est une petite pièce qui servait de salle à manger. + C'est dans cette salle que le roi assis et entouré de sa famille + leur a fait part de ses dernières volontés. C'est en sortant de + cette petite salle à manger, le roi s'avançant vers la porte + d'entrée, comme pour reconduire sa famille, que cette scène doit + être prise, et ce fut aussi le moment le plus douloureux.</p> + +<p> Le roi était debout, tenant par la main droite la reine, qui à + peine pouvait se soutenir; elle était appuyée sur l'épaule droite + du roi; le dauphin, du même côté, se trouve enlacé dans le bras + droit de la reine qui le presse vers elle; il tient avec ses + petites mains celle droite du roi et la gauche de la reine, les + baise et les arrose de ses larmes. Madame Élisabeth est au côté + gauche du roi, pressant de ses deux mains le haut du bras du roi, + et levant les yeux remplis de larmes vers le ciel; Madame Royale + est devant elle, tenant la main gauche du roi, en faisant retentir + la salle des gémissemens les plus douloureux. Le roi toujours + calme, toujours auguste, ne versait aucune larme; mais il + paraissait cruellement affecté de l'état douloureux de sa famille. + Il lui dit avec le son de voix le plus doux, mais plein + d'expressions touchantes: <i>Je ne vous dis point adieu, soyez + assurée que je vous verrai encore demain matin, à sept + heures.--Vous nous le promettez?</i>, dit la reine, pouvant à peine + articuler.--<i>Oui, je vous le promets</i>, répondit le roi; + <i>adieu</i>.--Dans ce moment les sanglots redoublèrent, Madame Royale + tomba presque évanouie aux pieds du roi qu'elle tenait embrassé; + madame Élisabeth s'occupa vivement de la soutenir. Le roi fit un + effort bien pénible sur lui-même, il s'arracha de leurs bras et + rentra dans sa chambre. Comme j'étais près de madame Élisabeth, + j'aidai cette princesse à soutenir Madame Royale pendant quelques + degrés; mais on ne me permit pas de suivre plus loin, et je rentrai + près du roi. Pendant cette scène, quatre officiers municipaux, dont + deux très mal vêtus et le chapeau sur la tête, se tenaient dans + l'embrasure de la croisée, se chauffant au poêle sans se mouvoir. + Ils étaient décorés d'un ruban tricolore avec une cocarde au + milieu.</p> + +<p> Le roi était vêtu d'un habit brun mélangé, avec un collet de même, + une veste blanche de piqué de Marseille, une culotte de casimir + gris et des bas de soie gris, des boucles d'or, mais très simples, + à ses souliers, un col de mousseline, les cheveux un peu poudrés, + une boucle séparée en deux ou trois, le toupet en vergette un peu + longue, les cheveux de derrière noués en catogan.</p> + +<p> La reine, Madame Royale et madame Élisabeth étaient vêtues d'une + robe blanche de mousseline, des fichus très simples en linon, des + bonnets absolument pareils faits en forme de baigneuses, garnis + d'une petite dentelle, un mouchoir garni aussi de dentelle, noué + dessus le bonnet en forme de marmotte.</p> + +<p> Le jeune prince avait un habit de casimir d'un gris verdâtre, une + culotte ou pantalon pareille, un petit gilet de basin blanc rayé, + l'habit décolleté et à revers, le col de la chemise uni et + retombant dessus le collet de l'habit, le jabot de batiste plissé, + des souliers noirs noués avec un ruban, les cheveux blonds sans + poudre, tombant négligemment et bouclés sur le front et sur les + épaules, relevés en natte derrière, et ceux de devant tombaient + naturellement et sans poudre. Les cheveux de la reine étaient + presque tous blancs, ceux de Madame du beau blond clair, et ceux de + madame Élisabeth aussi blonds, mais de nuance plus foncée. Voilà à + peu près, madame, les détails que je puis vous donner sur ce sujet; + s'ils ne remplissent point vos désirs, daignez me faire d'autres + questions, et je tâcherai d'y répondre. Il me reste une grâce à + vous demander, c'est que tous ces détails restent entre nous. Comme + j'ai des notes où tous ces faits sont écrits, je ne voudrais point + qu'ils soient connus avant leur impression<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a> +<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>. J'espère que + quelque jour vous reviendrez habiter cette ville; et si vous + désirez faire d'autres tableaux sur ces tristes événemens, je suis + fort aise de pouvoir vous être agréable en quelque chose. En + attendant, je vous prie d'agréer, madame, les respectueux hommages</p> + +<p> De votre très humble et très obéissant serviteur,</p> + +<p class="rig"> CLÉRY.</p><br><br> + +<p> Vienne, le 27 octobre 1796.</p> + +<p>Cette lettre me fit une si cruelle impression que je reconnus +l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de +pinceau m'aurait fait fondre en pleurs. Je renonçai donc à mon projet; +toutefois j'eus le bonheur, pendant mon séjour en Russie, de retracer +encore des traits augustes et chéris; voici à quelle occasion. Le comte +de Cossé arriva à Pétersbourg, venant de Mitau où il avait laissé la +famille royale. Il me fit une visite pour m'engager à me rendre auprès +des princes, qui me verraient, me dit-il, avec plaisir. J'éprouvai dans +le moment un bien vif chagrin; car, ma fille étant malade, je ne pouvais +la quitter, et de plus j'avais à remplir des engagemens pris, non +seulement avec des personnages marquans, mais avec la famille impériale, +pour plusieurs portraits, ce qui ne me permettait pas de quitter avant +quelque temps Pétersbourg. J'en exprimai toute ma peine à M. de Cossé, +et comme il ne repartait pas tout de suite, je fis aussitôt de souvenir +le portrait de la reine, que je le priai de remettre à madame la +duchesse d'Angoulême, en attendant que je pusse aller moi-même recevoir +les ordres de Son Altesse Royale.</p> + +<p>Cet envoi me procura la jouissance de recevoir de Madame la lettre que +je joins ici, et que je conserve comme un témoignage qui m'est bien +cher, de sa satisfaction.</p> + +<p>Dès que j'eus repris ma liberté, je courus à Mitau; mais j'eus le +malheur de n'y plus retrouver la famille royale.</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"></p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>CHAPITRE XX.</h3> + +<p class="mid">Catherine.--Le roi de Suède.--Le bal masqué.--Mort de Catherine.--Ses +funérailles.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p>On vivait si heureux sous le règne de Catherine, que je puis affirmer +avoir entendu bénir, par les petits comme par les grands, celle à qui la +nation devait tant de gloire et tant de bien-être. Je ne parlerai point +de conquêtes dont l'orgueil national était si prodigieusement flatté, +mais du bien réel et durable que cette souveraine a fait à son peuple. +Durant l'espace de trente-quatre ans qu'elle a régné, son génie +bienfaisant a créé ou protégé tout ce qui était utile, comme tout ce qui +était grandiose. On la voyait ériger à la mémoire de Pierre Ier un +monument immortel, faire bâtir <i>deux cent trente-sept</i> villes en +pierres, disant que les villages en bois qui brûlaient si souvent lui +coûtaient beaucoup; couvrir la mer de ses flottes; établir partout des +manufactures et des banques, si propices au commerce, à Pétersbourg, à +Moscou et à Tobolsck; accorder de nouveaux priviléges à l'Académie; +fonder des écoles dans toutes les villes et les campagnes; faire creuser +des canaux; élever des quais de granit; donner un code de lois; enfin, +introduire l'inoculation que sa volonté puissante était seule capable de +faire adopter par les Russes<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a> +<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>.</p> + +<p>Tous ces bienfaits sont dus à Catherine seule; car elle n'a jamais +accordé à personne aucune véritable autorité; elle dictait elle-même les +dépêches à ses ministres, qui n'étaient réellement que ses secrétaires. +On raconte que la comtesse de Bruce, qui long-temps a été son amie +intime, lui disait un jour:--Je remarque que les favoris de Votre +Majesté sont bien jeunes.--Je les veux ainsi, répondit-elle: s'ils +étaient d'un âge raisonnable, on dirait qu'ils me gouvernent. Zouboff, +en effet, qui fut le dernier, avait tout au plus vingt-deux ans. Il +était grand, mince, bien fait, et il avait des traits réguliers. Je l'ai +vu pour la première fois à un bal de la cour, donnant le bras à +l'impératrice, qui se promenait. Il portait à sa boutonnière le portrait +de Catherine, entouré de superbes diamans, et elle paraissait le traiter +avec une grande bonté; néanmoins on s'accordait à dire que celui de ses +favoris qu'elle avait le plus aimé, était Lanskoi. Elle le pleura +long-temps. Elle lui avait fait élever un tombeau près du château de +Czarskozelo, où l'on m'a assuré qu'elle allait très souvent seule, au +clair de lune. Au reste, Catherine-le-Grand, comme l'appelle le prince +de Ligne, s'était fait homme; on ne peut parler de ses faiblesses que +comme on parle de celles de François Ier ou de Louis XIV, faiblesses qui +n'influèrent nullement sur le bonheur de leurs sujets<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a> +<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>.</p> + +<p>Catherine II aimait tout ce qui était grandiose dans les arts. Elle +avait fait construire à l'ermitage les salles du Vatican, et copier les +cinquante tableaux de Raphaël dont ces salles sont ornées. Elle avait +aussi décoré l'Académie des beaux-arts de copiés en plâtre des plus +belles statues antiques, et d'un grand nombre de tableaux des différens +maîtres. L'ermitage qu'elle avait créé et placé tout près de son +palais<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a> +<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>, était un modèle de bon goût sous tous les rapports. On sait +qu'elle écrivait le français avec la plus grande facilité (j'ai vu à la +bibliothèque le manuscrit original du code de lois qu'elle a donné aux +Russes entièrement écrit de sa main, et dans notre langue). Son style, +m'a-t-on dit, était élégant et très concis, ce qui me rappelle un trait +de laconisme que l'on m'a cité d'elle, que je trouve charmant. Quand le +général Souwaroff eut gagné la bataille de Varsovie, Catherine fit +partir aussitôt un courrier pour lui, et ce courrier ne portait à +l'heureux vainqueur qu'une enveloppe de lettre, sur laquelle elle avait +écrit de sa main: <i>Au maréchal Souwaroff</i>.</p> + +<p>Cette femme dont la puissance était si grande, était dans son intérieur +la plus simple et la moins exigeante des femmes. Elle se levait à cinq +heures du matin, allumait son feu, puis faisait son café elle-même. On +racontait même qu'un jour, ayant allumé ce feu sans savoir qu'un +ramoneur venait de monter dans la cheminée, le ramoneur se mit à jurer +après elle et à la gratifier des plus grosses invectives, croyant +s'adresser à un feutier. L'impératrice se hâta d'éteindre, non sans rire +beaucoup de se voir traitée ainsi.</p> + +<p>Dès que l'impératrice avait déjeuné, elle écrivait ses lettres, +préparait ses dépêches, restant ainsi seule jusqu'à neuf heures. Alors +elle sonnait ses valets de chambre, qui quelquefois ne répondaient point +à sa sonnette. Un jour, par exemple, impatientée d'attendre, elle ouvrit +la porte de la salle où ils se tenaient, et les trouvant établis à jouer +aux cartes, elle demanda pourquoi ils ne venaient pas quand elle +sonnait; sur quoi l'un d'eux répondit tranquillement qu'ils avaient +voulu finir leur partie, et il n'en fut pas davantage. Une autre fois, +la comtesse de Bruce, qui avait ses entrées chez elle à toute heure, +arrive un matin, et la trouve seule, appuyée sur sa toilette.--Votre +Majesté est bien isolée, lui dit la comtesse.--Que voulez-vous, répond +l'impératrice, mes femmes de chambre m'ont toutes abandonnée. Je venais +d'essayer une robe qui allait si mal, que j'en ai pris de l'humeur; +alors, elles m'ont plantée là. Il n'y a pas jusqu'à Reinette (la +première femme de chambre), qui ne m'ait quittée, et j'attends qu'elles +soient défâchées.</p> + +<p>Le soir, Catherine réunissait autour d'elle quelques-unes des personnes +de sa cour qu'elle affectionnait le plus. Elle faisait venir ses petits +enfans, et l'on jouait à colin-maillard, à la main chaude, etc., jusqu'à +dix heures que Sa Majesté allait se coucher. La princesse Dolgorouki, +qui était du nombre des favorisées, m'a dit souvent par combien de gaîté +et de bonhomie l'impératrice animait ces réunions. Le comte Stackelberg +était des petites soirées, ainsi que le comte de Ségur, dont Catherine +avait distingué l'esprit et l'amabilité. On sait que, lorsqu'elle rompit +avec la France, et qu'elle congédia cet ambassadeur<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a> +<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, elle lui +témoigna tout le regret qu'elle avait de le perdre;--«Mais, +ajouta-t-elle, je suis aristocrate; il faut que chacun fasse son +métier.»</p> + +<p>Le nom des personnes que l'impératrice invitait aux petites soirées dont +je viens de parler, aussi bien que la présence des jeunes grands-ducs et +grandes-duchesses, semblaient devoir être une garantie suffisante de la +décence qui régnait dans ces réunions. Il n'en parut pas moins à +Pétersbourg un libelle affreux dans lequel on accusait Catherine de +présider tous les soirs aux plus dégoûtantes orgies. L'auteur de cet +infâme écrit fut découvert et chassé de la Russie; mais il faut +malheureusement avouer, à la honte de l'humanité, que ce libelliste, qui +était un émigré français, distingué par son esprit, avait d'abord +intéressé l'impératrice à ses malheurs, au point qu'elle l'avait logé +convenablement, et lui faisait une pension de douze mille roubles!</p> + +<p>Beaucoup de personnes ont attribué la mort de Catherine au vif chagrin +que lui fit éprouver la rupture du mariage projeté entre sa +petite-fille, la grande-duchesse Alexandrine, et le jeune roi de Suède. +Ce prince arriva à Pétersbourg avec son oncle le duc de Sudermanie, le +14 août 1796. Il n'avait que dix-sept ans; sa taille était élancée, son +air doux, noble et fier, ce qui le faisait respecter malgré son jeune +âge. Son éducation ayant été très soignée, il montrait une politesse +tout-à-fait obligeante. La princesse qu'il venait épouser, âgée de +quatorze ans, était belle comme un ange, et il en devint aussitôt très +amoureux. Je me souviens qu'étant venu chez moi voir le portrait que +j'avais fait d'elle, il regardait ce portrait avec tant d'attention, que +son chapeau s'échappa de sa main.</p> + +<p>L'impératrice ne désirait rien tant que ce mariage; mais elle exigeait +que sa petite-fille pût avoir dans le palais de Stockholm et une +chapelle et un clergé de sa religion, et le jeune roi, malgré tout son +amour pour la duchesse Alexandrine, refusait de consentir à ce qui +dérogeait aux lois de son pays. Sachant que Catherine avait fait venir +le patriarche pour le fiancer après le bal qui se donnait le soir, le +roi ne se rendit pas à ce bal, en dépit des courses multipliées de M. de +Marcoff pour le presser d'y venir. Je faisais alors le portrait du comte +Diedrestein; lui et moi allions souvent à ma fenêtre pour voir si le +jeune roi céderait à tant d'instances et prendrait le chemin du bal; il +ne céda point. Enfin, d'après ce que j'ai su de la princesse Dolgorouki, +tout le monde était réuni, lorsque l'impératrice entr'ouvrit la porte de +sa chambre, et dit, d'une voix très altérée: «Mesdames, il n'y aura pas +de bal ce soir.» Le roi de Suède et le duc de Sudermanie quittèrent +Pétersbourg le lendemain matin.</p> + +<p>Que ce soit ou non le chagrin que lui causa cet événement, qui abrégea +les jours de Catherine, la Russie ne tarda pas à la perdre. Le dimanche +qui précéda sa mort, j'allai, le matin après la messe, présenter le +portrait que j'avais fait de la grande-duchesse Élisabeth. L'impératrice +vint à moi, m'en fit compliment, puis me dit: «On veut absolument que +vous fassiez mon portrait, je suis bien vieille; mais enfin, puisqu'ils +le désirent tous, je vous donnerai la première séance d'aujourd'hui en +huit.» Le jeudi suivant, elle ne sonna pas à neuf heures ainsi qu'elle +faisait ordinairement. On attendit jusqu'à dix heures et même un peu +plus; enfin la première femme de chambre entra. Ne voyant pas +l'impératrice dans sa chambre, elle alla au petit cabinet de garde-robe, +et dès qu'elle en ouvrit la porte, le corps de Catherine tomba à terre. +On ne pouvait savoir à quelle heure l'attaque d'apoplexie l'avait +frappée; toutefois le pouls battait encore, on ne perdit donc pas toute +espérance aussitôt; mais de mes jours je n'ai vu une alarme aussi vive +se propager aussi généralement. Pour mon compte, je fus tellement saisie +quand on vint me dire tout bas cette terrible nouvelle, que ma fille, +qui était convalescente, s'aperçut de mon état et s'en trouva mal.</p> + +<p>Je courus, après mon dîner, chez la princesse Dolgorouki où le comte de +Cobentzel, qui allait toutes les dix minutes au palais savoir ce qui se +passait, venait nous en instruire. L'anxiété allait toujours croissant; +elle était affreuse pour tout le monde; car non-seulement on adorait +Catherine, mais on avait une telle peur du règne de Paul!</p> + +<p>Vers le soir, Paul arriva d'un lieu voisin de Pétersbourg qu'il habitait +presque toujours. Lorsqu'il vit sa mère étendue sans connaissance, la +nature reprit un moment ses droits; il s'approcha de l'Impératrice, lui +baisa la main et versa quelques larmes. Enfin Catherine II expira à neuf +heures du soir, le 17 novembre 1796. Le comte de Cobentzel, qui lui vit +rendre le dernier soupir, vint nous dire aussitôt qu'elle n'existait +plus.</p> + +<p>J'avoue que je ne sortis pas de chez la princesse Dolgorouki sans une +grande frayeur, attendu que l'on entendait dire généralement qu'il y +aurait une révolution contre Paul. La foule immense que je vis en +rentrant chez moi, sur la place du château, n'était pas propre à me +rassurer; néanmoins tout ce monde était si tranquille que je pensai +bientôt, avec raison, que nous n'avions rien à craindre pour le moment. +Le lendemain matin, le peuple se rassembla de nouveau sur la place, +exprimant son désespoir, sous les fenêtres de Catherine, par les cris +les plus déchirans. On entendait les vieillards, les jeunes gens, les +enfans appeler leur <i>matusha</i> (leur mère), s'écrier en sanglotant qu'ils +avaient tout perdu. Cette journée fut d'autant plus affligeante qu'elle +était de triste augure pour le prince qui montait sur le trône.</p> + +<p>Le corps de l'impératrice resta exposé pendant six semaines dans une +grande salle du château, illuminée jour et nuit<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a> +<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>, et magnifiquement +décorée. Catherine était étendue sur un lit de parade entouré d'écussons +portant les armes de toutes les villes de l'empire. Son visage était +découvert, sa belle main posée sur le lit. Toutes les dames (dont +quelques-unes étaient alternativement de service auprès du corps) +allaient baiser cette main, ou faisaient le semblant. Pour moi, je ne +l'avais point baisée vivante, je ne voulus pas la baiser morte, et +j'évitai même de regarder le visage, qui me serait resté si tristement +dans l'imagination.</p> + +<p>Sitôt après la mort de sa mère, Paul avait fait déterrer Pierre III, son +père, inhumé depuis trente-cinq ans dans le couvent d'Alexandre Newski. +On n'avait trouvé dans le cercueil que des os et la manche de l'uniforme +de Pierre. Paul voulut que l'on rendît à ces restes les mêmes honneurs +qu'à ceux de Catherine. Il les fit exposer au milieu de l'église de +Cazan, et le service fut fait par de vieux officiers, amis de Pierre +III, que son fils s'était pressé de faire revenir, et qu'il combla +d'honneurs et de bienfaits.</p> + +<p>L'époque des funérailles arrivée, on transporta avec pompe le cercueil +de Pierre III, sur lequel son fils avait fait placer une couronne, près +de celui de Catherine, et tous deux furent conduits ensemble à la +citadelle, celui de Pierre marchant le premier; car Paul voulait au +moins humilier la cendre de sa mère. Je vis de ma fenêtre cette lugubre +cérémonie comme on voit un spectacle des premières loges. Le cercueil de +l'empereur défunt était précédé par un chevalier de la garde, armé de +pied en cap d'une armure d'or; celui qui marchait devant le cercueil de +l'impératrice n'avait qu'une armure de fer<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a> +<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>, et les assassins de +Pierre III, sur l'ordre de son fils, étaient obligés de porter les coins +de son drap mortuaire. Paul suivait le cortége à pied, tête nue, avec sa +femme et toute la cour, qui était très nombreuse et dans le plus grand +deuil. Les dames avaient de longues robes à queue et d'immenses voiles +noirs qui les entouraient. Il leur fallut marcher ainsi dans la neige +par un froid horrible, depuis le palais jusqu'à la forteresse<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a> +<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>, qui +est à une fort grande distance de l'autre côté de la Néva. Au retour, +j'en vis quelques-unes qui étaient mourantes de fatigue.</p> + +<p>Le deuil se porta six mois. Les femmes sans cheveux, ayant des bonnets à +pointe avancés sur le front, qui ne les embellissaient pas du tout; mais +ce léger désagrément était bien peu de choses, comparé aux vives +inquiétudes que faisait naître dans tout l'empire la mort de Catherine +II.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>LISTE DE MES PORTRAITS.</h3> + +<br><hr class="short"><br> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>1 Buste, d'après moi, pour l'Académie de Saint-Luc.</p> + +<p>1 Mon portrait pour la galerie de Florence.</p> + +<p>1 Copie du même pour lord Bristol.</p> + +<p>1 Miss Pitt, fille de lord Camelfort.</p> + +<p>1 Mademoiselle Roland, depuis lady Welesley.</p> + +<p>1 Madame Silva, Portugaise.</p> + +<p>1 La comtesse Potoska.</p> + +<p>2 Mesdames de France, Adélaïde et Victoire.</p> + +<p>Plusieurs études de paysages, à l'huile et au pastel, des environs de +Rome.</p> + +<p>--</p> + +<p>9</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="i8">À NAPLES.</p><br> + +<p>1 La comtesse Scawronski à mi-jambes.</p> + +<p>2 Deux bustes de la même.</p> + +<p>1 Lady Hamilton en bacchante couchée.</p> + +<p>1 La même en sibylle en pied.</p> + +<p>1 La même en bacchante, dansant avec un tambour de basque.</p> + +<p>1 Tête de la même en sibylle.</p> + +<p>1 La princesse Marie-Thérèse, qui a épousé l'empereur François II.</p> + +<p>1 La princesse Marie-Louise, qui a épousé le grand-duc de Toscane.</p> + +<p>1 Le prince héréditaire, père de la duchesse de Berry.</p> + +<p>1 La princesse Marie-Christine.</p> + +<p>1 Paësiello composant.</p> + +<p>1 Le prince Resoniko.</p> + +<p>1 Lord Bistol, à mi-jambes.</p> + +<p>1 Le bailly de Litta.</p> + +<p>1 La reine de Naples.</p> + +<p>Plusieurs études du Vésuve et des environs de Naples.</p> + +<p>--</p> + +<p>16</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="i8">PARME, BOLOGNE, TURIN, FLORENCE.</p><br> + +<p>1 Une tête à l'huile pour l'Académie de Parme.</p> + +<p>1 Un petit buste à l'huile pour l'Institut de Bologne.</p> + +<p>1 Madame Gourbillon, attachée à Madame, femme de Louis XVIII.</p> + +<p>1 Son fils.</p> + +<p>1 Une baigneuse, d'après ma fille.</p> + +<p>1 Mademoiselle Porporati.</p> + +<p>1 Copie du portrait de Raphaël à Florence.</p> + +<p>Plusieurs paysages d'après nature.</p> + +<p>--</p> + +<p>7</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="i8">VENISE.</p><br> + +<p>1 Madame Marini.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="i8">VIENNE.</p><br> + +<p>1 Madame Bistri, Polonaise.</p> + +<p>1 Mademoiselle de Kaquenet.</p> + +<p>1 La comtesse Kinski, à mi-jambes.</p> + +<p>1 La même en buste.</p> + +<p>1 La comtesse du Buquoi, soeur du prince Paar.</p> + +<p>1 La comtesse Rosamowfski.</p> + +<p>1 La comtesse de Palfi.</p> + +<p>1 La princesse Lichtenstein, en pied.</p> + +<p>1 Le baron de Strogonoff, grand buste.</p> + +<p>1 Le baron de Strogonoff, avec les mains.</p> + +<p>1 Le comte de Czhernicheff, avec un domino noir, tenant un masque.</p> + +<p>1 La comtesse Zamoiska, dansant avec un schall.</p> + +<p>1 Mademoiselle la comtesse de Fries, en</p> + +<p>Sapho, tenant une lyre et chantant, jusqu'à mi-jambes.</p> + +<p>1 La duchesse de Guiche, buste, en turban bleu.</p> + +<p>2 Deux portaits du prince Schotorinsky, dont l'un en manteau.</p> + +<p>1 Madame de Schoenfeld, femme du ministre de Saxe, tenant son enfant sur +ses genoux.</p> + +<p>1 Le prince Henry Lubomirski, jouant de la lyre, en Amphyon, et deux +nayades qui l'écoutent.</p> + +<p>1 La princesse de Lystenstein, en pied, en Iris, traversant des nuages.</p> + +<p>1 La princesse d'Esterhazy, en pied, rêvant au bord de la mer, assise +sur des rochers.</p> + +<p>1 La princesse Louise Galitzin.</p> + +<p>1 Madame de Mayer.</p> + +<p>1 Une petite baigneuse pour la reine.</p> + +<p>1 Madame la comtesse Severin Potoska.</p> + +<p>1 La princesse de Wurtemberg.</p> + +<p>1 Un petit tableau pour le comte de Wilsechk.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Braonne, jusqu'aux genoux.</p> + +<p>1 Un petit portrait pour madame de Carpeny.</p> + +<p>1 Madame la duchesse de Polignac, faite de souvenir après sa mort.</p> + +<p>1 Le jeune Edmond, de la famille de Polignac.</p> + +<p>1 La princesse Sapia.</p> + +<p>--</p> + +<p>31</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<p class="i8">PASTELS FAITS À VIENNE.</p><br> + +<p>1 M. le comte de Woina, fils de l'ambassadeur de Pologne.</p> + +<p>1 Mademoiselle Caroline de Woina, sa soeur.</p> + +<p>1 Mademoiselle la comtesse Metzy de Polignac, fille du père du duc de +Polignac.</p> + +<p>1 Mademoiselle la comtesse Thérèse de Hardik.</p> + +<p>2 Les deux frères de la duchesse de Guiche.</p> + +<p>1 Le frère de mademoiselle de Fries, en buste.</p> + +<p>2 Deux bustes de la comtesse de Rombec.</p> + +<p>1 Le comte Jules de Polignac.</p> + +<p>1 La princesse de Lynoski.</p> + +<p>1 Lady Guisford.</p> + +<p>2 Mesdemoiselles de Choisy.</p> + +<p>1 Mademoiselle Schoën.</p> + +<p>1 Angenor, enfant, fils de la duchesse de Polignac.</p> + +<p>1 Le jeune comte son frère, M. de Fries.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Thoun.</p> + +<p>1 Madame la comtesse d'Harrack.</p> + +<p>1 Un petit dessin de la même.</p> + +<p>1 M. de Rivière.</p> + +<p>1 M. Thomas, architecte.</p> + +<p>1 Madame la comtesse de Rombec.</p> + +<p>1 Le marquis de Rivière.</p> + +<p>Plusieurs paysages faits d'après nature dans les environs de Vienne.</p> + +<p>--</p> + +<p>24</p> +<br> +<p>88 total général.</p> +</div></div> + +<p>FIN DU TOME SECOND.</p> + +<br><hr class="short"><br> + +<h3>NOTES</h3> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a> Celui dont on connaît de si belles gravures, entre autres une faite +d'après le tableau de Santerre, qui représente la chaste Suzanne entre +les deux vieillards. Le burin éminemment classique de Porporati, comme +celui de M. Desnoyers, sera toujours apprécié par les vrais +connaisseurs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Ce tableau a été acheté par la France; il est resté depuis au musée +du Louvre.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" +name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> +(retour) </a> Nous l'avons eu au Musée.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" +name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> +(retour) </a> Il faut croire que de Turin on instruisait le gouvernement papal du +nom de tous les voyageurs français qui traversaient les États romains</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" +name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> +(retour) </a> Les Médicis ont élevé à Gioto, Florentin de naissance, un monument +sur lequel est placé le portrait de ce peintre</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" +name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> +(retour) </a> Ces deux tableaux étaient le portrait de Robert, sa palette à la +main, et le mien tenant ma fille dans mes bras.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" +name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> +(retour) </a> Lord Gréville était de l'antique famille des Warwick.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" +name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> +(retour) </a> On m'a dit que cette enfant était la fille de lord Nelson.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" +name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> +(retour) </a> Ceci me rappelle encore un trait du chevalier Hamilton. Dans le +cazin dont je parle j'avais fait avec du charbon, sur un dessus de +porte, deux petites têtes d'expression, que je fus bien surprise de +retrouver en Angleterre chez lord Warwick. Le chevalier avait fait scier +le chambranle, et vendu ces croquis: je ne me rappelle plus pour quelle +somme.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" +name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> +(retour) </a> M. Lethière, qui a été directeur de l'Académie de Rome, il y a peu +d'années, était venu alors à Naples pour y copier quelques tableaux, +entre autres la Descente de croix de l'Espagnolet qui est à la +Chartreuse et qu'il copia admirablement.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" +name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> +(retour) </a> Je me suis aussi très bien trouvé de mon voile vert à Pétersbourg, +où la neige est si brillante qu'elle m'aurait fait perdre la vue.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" +name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> +(retour) </a> Tous deux étaient alors secrétaires de légation à Naples. M. Amaury +Duval est frère de M. Alexandre Duval, l'auteur dramatique.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" +name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> +(retour) </a> Trois des enfans de M. de Bombelles ont aujourd'hui dans le monde +des positions brillantes. L'aîné, le conte Louis de Bombelles, est +ministre d'Autriche en Suisse; le second, le comte Charles, est +grand-maître de la maison de Marie-Louise; et le troisième, le comte +Henri, est ministre d'Autriche à Turin.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" +name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> +(retour) </a> On les a vus à Paris.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" +name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> +(retour) </a> Frère de ma belle-soeur.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" +name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> +(retour) </a> Depuis j'ai su que ce chef-d'oeuvre avait été bien autrement +dégradé. On m'a dit que, pendant les dernières guerres de Bonaparte en +Italie, les soldats s'amusaient à tirer des coups de fusils à balles +dans la Cène de Léonard de Vinci! Maudits soient ces barbares!</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" +name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> +(retour) </a> Avant la révolution, on voyait au palais Bourbon plusieurs grands +et beaux tableaux de lui, qui représentaient les batailles du prince de +Condé, père du duc de Bourbon.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" +name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> +(retour) </a> M. de Rivière ayant embrassé plus tard la carrière de la +diplomatie, est mort en 1833, à Paris, où il était ministre de +Hesse-Cassel.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" +name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> +(retour) </a> Ce tableau de Raphaël a été fort bien gravé à Dresde par Schender.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" +name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> +(retour) </a> L'empereur Alexandre a fait rétablir cette route depuis que j'ai +quitté la Russie: elle est fort belle maintenant.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" +name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> +(retour) </a> Dans les derniers temps de mon séjour à Pétersbourg, le prince +Nariebskin, grand écuyer, tenait constamment une table ouverte de +vingt-cinq à trente couverts pour les étrangers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" +name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> +(retour) </a> Celui qui depuis a été ministre en Russie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" +name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> +(retour) </a> Le rouble valait trois francs.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" +name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> +(retour) </a> On appelait ainsi alors les manches longues.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" +name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> +(retour) </a> On appelle ainsi d'immenses salons dont un large divan fait le +tour.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" +name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> +(retour) </a> Cette salle était garnie de chaque côté par des gradins, sur +lesquels, les jours de bal, se plaçaient les habitans de Pétersbourg qui +n'étaient pas de la cour.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" +name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> +(retour) </a> Ce costume était habituellement celui de Catherine. Seulement elle +ne portait de diamans que les jours de bal ou de gala, et changeait +l'étoffe du dolman selon la saison.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" +name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> +(retour) </a> À la vérité on a soin de donner aux cochers des habits et des gants +fourrés, et quand le froid dépasse les degrés ordinaires, si quelque +seigneur veut recevoir ou donner un bal, il leur fait distribuer du bois +pour qu'ils établissent des feux de bivouac dans les cours et dans la +rue.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" +name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> +(retour) </a> Il a toujours été impossible d'établir un pont d'une rive à +l'autre; aucun ne résisterait aux glaçons de la Doga. La communication +entre les deux bords n'existe que par un pont de bateaux qu'on retire au +moment de la débâcle. J'ai vu pourtant au palais des beaux-arts le +modèle d'un pont d'une seule arche qu'un esclave russe à fait +d'instinct, n'ayant reçu nulle éducation. Ce modèle est admirable. Il +faut que de fortes raisons empêchent de l'exécuter.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" +name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> +(retour) </a> La princesse Galitzin a fait plusieurs séjours à Paris, où elle a +marié une de ses filles à un Français, M. le comte de Caumont.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" +name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> +(retour) </a> Il arrivait de Paris où plusieurs personnes peuvent encore se +souvenir de l'avoir entendu.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" +name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> +(retour) </a> Ce lieu appartenait à madame de Schouvaloff, femme de l'auteur de +l'Épitre à Ninon. Sa fille a épousé le comte Diedrestein, frère de la +belle comtesse Kinski.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote33" +name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33"> +(retour) </a> La princesse Bariatinski. Elle avait été jolie comme un ange, et +son esprit fin et naturel la rendait une des plus aimables femmes de +Pétersbourg.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote34" +name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34"> +(retour) </a> Tout le monde sait que les mémoires de Cléry ont paru.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote35" +name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35"> +(retour) </a> Elle se fit inoculer la première pour donner l'exemple; elle fonda +aussi un établissement pour les enfans trouvés.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote36" +name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36"> +(retour) </a> Je suis très fâchée que madame la duchesse d'Abrantes, qui a fait +paraître récemment un ouvrage sur Catherine II, ou n'ait pas lu ce +qu'ont écrit le prince de Ligne et le comte de Ségur, ou ne se soit pas +soumise à ces deux témoignages irrécusables. Elle aurait plus justement +apprécié, admiré, ce qui distingue cette grande impératrice, considérée +comme souveraine, et elle aurait respecté davantage la mémoire d'une +femme dont notre sexe peut s'enorgueillir sous tant de rapports +importans.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote37" +name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37"> +(retour) </a> Le palais que Catherine habitait à Pétersbourg est d'une +architecture lourde, mais les appartemens sont vastes et beaux.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote38" +name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38"> +(retour) </a> Le comte d'Esterhazy, envoyé par Louis XVIII, était l'ambassadeur +de France reconnu à la cour de Pétersbourg quand j'y arrivai.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote39" +name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39"> +(retour) </a> C'était dans cette même salle que j'avais vu donner les bals. Aussi +je ne saurais dire quel effet me fit éprouver pendant six semaines cette +illumination que je voyais tous les soirs en rentrant chez moi.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote40" +name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40"> +(retour) </a> Le chevalier qui portait l'armure d'or est mort de fatigue.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote41" +name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41"> +(retour) </a> C'est dans la forteresse que sont enterrés tous les souverains +russes. Le tombeau de Pierre Ier que l'on y voit est le plus simple du +monde.</blockquote> + + +<br><br> + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth +Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN *** + +***** This file should be named 23020-h.htm or 23020-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/3/0/2/23020/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque +(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders +Europe at http://dp.rastko.net. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + + + + + + + + diff --git a/23020-h/images/001.png b/23020-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8206052 --- /dev/null +++ b/23020-h/images/001.png diff --git a/23020-h/images/002.png b/23020-h/images/002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2f2e6a5 --- /dev/null +++ b/23020-h/images/002.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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