summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:00:03 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:00:03 -0700
commit8fcb6a2a6dcc3c1d49b45543afc8b80d69b1235a (patch)
tree882b6b50caef916a90dffa774532c2698eaaa3a7
initial commit of ebook 23020HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--23020-8.txt6766
-rw-r--r--23020-8.zipbin0 -> 149565 bytes
-rw-r--r--23020-h.zipbin0 -> 220416 bytes
-rw-r--r--23020-h/23020-h.htm6993
-rw-r--r--23020-h/images/001.pngbin0 -> 38284 bytes
-rw-r--r--23020-h/images/002.pngbin0 -> 28931 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
9 files changed, 13775 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/23020-8.txt b/23020-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..6e9b233
--- /dev/null
+++ b/23020-8.txt
@@ -0,0 +1,6766 @@
+The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (2/3)
+
+Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+Release Date: October 12, 2007 [EBook #23020]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
+(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ SOUVENIRS
+ DE
+ MADAME LOUISE-ÉLISABETH
+ VIGÉE-LEBRUN,
+
+
+ DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS, DE ROUEN,
+ DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE,
+ DE PARME ET DE BOLOGNE,
+ DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON.
+
+
+ En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai
+ le temps passé, qui doublera pour ainsi
+ dire mon existence.
+ J.-J. Rousseau.
+
+
+
+ TOME SECOND
+
+
+
+ PARIS,
+ LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,
+ RUE DE SEINE, 14 BIS.
+
+ 1835.
+
+[Illustration.]
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR.
+
+
+La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le choléra vint
+enlever à Pétersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps
+à toute idée de continuer mes _Souvenirs_, pour lesquels cependant
+j'avais déjà rassemblé les matériaux nécessaires. Les instances de mes
+amis m'ayant fait consentir l'an dernier à reprendre ce travail, le
+lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume écrit dans une
+autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur
+d'achever le récit de ma vie pour celle qui me l'avait fait
+entreprendre.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+Turin, Porporati, le Corrége.--Parme, M. de Flavigni, les Églises,
+l'Infante de Parme.--Modène.--Bologne.--Florence.
+
+
+Après avoir traversé Chambéry, j'arrivai à Turin extrêmement fatiguée de
+corps et d'esprit, car une pluie battante m'avait empêchée, pendant
+toute la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien
+de plus ennuyeux que les voiturins qui cheminent constamment au pas.
+Enfin, mon conducteur me déposa dans une très mauvaise auberge. Il était
+neuf heures du soir; nous mourions de faim; mais comme il ne se trouvait
+rien à manger dans la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous
+fûmes obligées de nous coucher sans souper.
+
+Le lendemain de très bonne heure, je fis prévenir de mon arrivée le
+célèbre Porporati[1], que j'avais beaucoup vu pendant son séjour à
+Paris. Il était alors professeur à Turin, et il vint aussitôt me faire
+une visite. Me trouvant si mal dans mon auberge, il me pria avec
+instance de venir loger chez lui, ce que je n'osai d'abord accepter;
+mais il insista sur cette offre avec une vivacité si franche, que je
+n'hésitai plus, et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitôt
+avec mon enfant. Je fus reçue par sa fille, âgée de dix-huit ans, qui
+logeait avec lui, et qui se joignit à son père pour avoir de moi tous
+les soins imaginables pendant les cinq ou six jours que je passai dans
+leur maison.
+
+Étant pressée de continuer ma route vers Rome, je ne voulus voir
+personne à Turin. Je me contentai de visiter la ville et de faire
+quelques excursions dans les beaux sites qui l'environnent. La ville est
+fort belle; toutes les rues sont parfaitement alignées et les maisons
+bâties régulièrement. Elle est dominée par une montagne appelée la
+Superga, lieu de sépulture, destinée aux rois de Sardaigne.
+
+Porporati me conduisit d'abord au musée royal, où j'admirai une
+collection de superbes tableaux des diverses écoles, entre autres celui
+_de la femme hydropique_ de Gérard Dow[2], qu'on peut appeler un
+chef-d'oeuvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables de
+Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui représente une famille
+de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et demi de hauteur.
+Il est certain que Vandick a pris plaisir à faire ce tableau si
+remarquable; car, non seulement les têtes et les mains, mais les
+draperies, les moindres accessoires, tout est fini et tout est parfait,
+tant pour le coloris que pour l'exécution. Vandick, au reste, tenait la
+plus grande place dans ce musée du roi, où je trouvai peu de tableaux
+des maîtres d'Italie.
+
+Porporati voulut aussi me mener au spectacle. Nous allâmes au grand
+théâtre, et là, j'aperçus aux premières loges le duc de Bourbon et le
+duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien long-temps. Le père
+alors paraissait encore si jeune, qu'on l'aurait cru le frère de son
+fils.
+
+La musique me fit grand plaisir, et comme je demandais à Porporati si sa
+ville renfermait beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tête et me
+dit: «Ils n'en ont aucune idée, et voici ce qui vient de m'arriver ici:
+un très grand personnage, ayant entendu dire que j'étais graveur, est
+venu dernièrement chez moi pour me faire graver son cachet.»
+
+Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince
+opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts.
+
+Je quittai mes aimables hôtes pour aller à Parme. À peine étais-je
+arrivée dans cette dernière ville, que je reçus la visite du comte de
+Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de
+Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontré en
+France; mais son extrême bonté et la grâce qu'il mit à m'obliger en tout
+me le firent bientôt connaître et apprécier. Sa femme aussi combla de
+soins ma fille et moi, et leur société me fut de la plus agréable
+ressource dans une ville où je ne connaissais personne.
+
+M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable.
+Après avoir été contempler le magnifique tableau du Corrége, _la Créche_
+ou _la Nativité_[3], je visitai les églises, dont les ouvrages de ce
+grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant
+de tableaux divins sans croire à l'inspiration que l'artiste chrétien
+puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions;
+mais la poésie du christianisme me semble bien plus belle.
+
+Je montai tout au haut de l'église Saint-Jean; là, je m'établis dans le
+cintre pour admirer de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs
+anges dans une gloire, entourés de nuages légers. Ces anges sont
+réellement célestes; leurs physionomies, toutes variées, ont un charme
+impossible à décrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les
+figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir
+un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette
+coupole, vue du bas de l'église.
+
+On peut admirer aussi dans l'église de Saint-Antoine, en entrant à
+gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je
+connaisse, et d'une couleur inimitable.
+
+J'ai remarqué dans la bibliothèque de Parme un buste antique d'Adrien,
+très bien conservé, quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en bronze
+d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de
+médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége!... le Corrége est la
+grande gloire de Parme.
+
+M. le comte de Flavigny me présenta à l'infante (soeur de
+Marie-Antoinette), qui était beaucoup plus âgée que notre reine, dont
+elle n'avait ni la beauté ni la grâce. Elle portait le grand deuil de
+son frère l'empereur Joseph II, et ses appartemens étaient tout tendus
+de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus
+qu'elle était fort maigre et d'une extrême pâleur.
+
+Cette princesse montait tous les jours à cheval. Sa façon de vivre comme
+ses manières étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point
+charmée, quoiqu'elle m'ait reçue parfaitement bien.
+
+Je ne séjournai que peu de jours à Parme; la saison avançait, et j'avais
+les montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très pressée de me
+mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon
+départ de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il désirait me
+confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma
+fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva,
+et je fus remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que
+je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à Rome.
+
+Je m'arrêtai très peu à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort
+agréable à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques qui mettent
+les piétons à l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect
+grandiose et élégant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de
+Raphaël et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc.,
+etc. On y voit aussi quantité de curiosités remarquables et des dessins
+des plus grands maîtres italiens; quelques statues antiques, un grand
+nombre de belles médailles, ainsi que des camées en agate très précieux.
+
+La bibliothèque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente
+mille volumes, beaucoup d'éditions très rares et des manuscrits.
+
+Le théâtre rappelle les amphithéâtres des anciens. Les remparts sont la
+promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins
+sont charmantes, riches et bien cultivées.
+
+Après avoir traversé les montagnes qui ont bien quelque chose
+d'effrayant, car le chemin est très étroit et très escarpé, et bordé de
+précipices, ce qui m'engagea à en faire une partie à pied, nous
+arrivâmes à Bologne. Mon désir était de passer au moins une semaine dans
+cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son école, regardée
+généralement comme une des premières de l'Italie, et pour visiter tant
+de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette
+intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me dit
+l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Française, vous
+ne pouvez passer qu'une nuit ici.
+
+Me voilà au désespoir, d'autant plus que dans le moment même, je vis
+entrer un grand homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce qui
+me le fit reconnaître aussitôt pour un messager du gouvernement papal.
+Ses habits, son visage pâle et sérieux, lui donnaient un aspect qui me
+fit tout-à-fait peur. Il tenait à la main un papier, que je pris
+naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre
+heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un
+air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici
+tant qu'il vous plaira, madame, répondit-il.
+
+On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon
+empressement à profiter de cette faveur[4]. Je me rendis aussitôt à
+l'église de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau du martyre de
+cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si
+bien exprimée sur le beau visage de sainte Agnès, celui du bourreau qui
+la frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature
+toute divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une
+pieuse admiration.
+
+Je m'étais agenouillée devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me
+faisaient entendre l'ouverture d'_Iphigénie_ parfaitement bien exécutée.
+Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des
+païens et la jeune victime chrétienne, le souvenir du temps si calme et
+si heureux où j'avais entendu cette même musique, et la triste pensée
+des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon
+coeur au point que je me mis à pleurer amèrement et à prier Dieu pour la
+France. Heureusement j'étais seule dans l'église, et je pus y rester
+long-temps, livrée aux émotions si vives qui s'étaient emparées de mon
+ame.
+
+En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les
+chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'école de Bologne, plus féconde
+qu'aucune autre école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire
+les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain,
+ont orné ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode
+me suivait, s'obstinant à me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela
+m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine
+inutile; que je connaissais tous ces maîtres. Il se contenta donc de
+continuer seulement à m'accompagner; mais comme il m'entendait
+m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me
+quitta pour aller dire à mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai
+conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y
+connaisse aussi bien qu'elle.
+
+Le palais Caprara renferme, dans sa première galerie, des trophées
+militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de
+généraux vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus célèbre
+guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique
+dans son genre.
+
+On voit, dans la seconde galerie, une tête de prophète et la Sibylle de
+Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain,
+quelques têtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du
+Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande finesse.
+
+Le palais Bonfigliola possède un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, une
+Sibylle du Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs
+autres chefs-d'oeuvre.
+
+Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle
+d'Annibal Carrache, la Déposition du Christ, effet de nuit, superbe
+tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-même. Un plafond
+du Guerchin représentant Hercule qui étouffe Antée, et le Départ d'Agar,
+beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on voit le
+chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant ensemble. Ce
+tableau réunit toutes les perfections; les moindres détails y sont d'une
+telle vérité, que ces deux figures font illusion au point qu'on croit
+les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide a fait de
+plus beau.
+
+Trois jours après mon arrivée (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue
+membre de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en
+était le directeur, vint m'apporter lui-même mes lettres de réception.
+
+Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idée de tous
+ceux que j'allais trouver à Florence. Après avoir traversé les Apennins
+et les montagnes arides de _Radico Fani_, nous parcourûmes un pays plein
+de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. À droite du chemin,
+on me montra un petit volcan, qui s'enflamme à l'approche d'une lumière,
+et que l'on nomme _Fuoco di Lagno_. Plus loin, le chemin s'étant élevé,
+je découvris Florence, située au fond d'une large vallée, ce qui d'abord
+me parut triste; car j'aime beaucoup que l'on bâtisse sur les hauteurs;
+mais sitôt que j'entrai dans la ville, je fus surprise et charmée de sa
+beauté.
+
+Après m'être installée dans l'hôtel qu'on m'avait indiqué, je débutai
+par aller, avec ma fille et le vicomte de Lespignière, me promener sur
+une montagne des environs, d'où l'on découvre une vue magnifique, et sur
+laquelle se trouvent beaucoup de cyprès. Ma fille, en les regardant, me
+dit: «Ces arbres-là invitent au silence.» Je fus si surprise qu'un
+enfant de sept ans pût avoir une idée de ce genre, que je n'ai jamais
+oublié cela.
+
+Malgré le désir extrême que j'avais d'arriver à Rome, il m'était
+impossible de ne pas séjourner un peu dans cette charmante ville.
+J'allai voir avant tout la célèbre galerie que les Médicis ont enrichie
+avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, on aperçoit
+d'abord une quantité de tombeaux antiques[5]; et contre la porte, se
+trouve placée la fameuse statue du Gladiateur. De ce vestibule, on entre
+dans la galerie qui renferme tant de superbes statues. La Vénus de
+Médicis, les deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et
+le Bacchus de Jean de Bologne, et la belle scène de la Niobé. Ces
+principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi décorée
+par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont de Raphaël, un d'André del
+Sarte, et d'autres de divers grands maîtres. Dans une seconde salle, on
+voit en sculpture: Euphrosine couchée, Alexandre mourant; en peinture:
+une Vénus du Titien, un très beau Vanderveft, de superbes paysages de
+Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'oeuvre que je ne cite point; car il
+faudrait un volume pour entrer dans quelques détails sur toutes les
+richesses que j'eus le bonheur d'admirer dans ce lieu de délices pour un
+artiste.
+
+J'allai le lendemain au palais Pitti, où, dans la première salle, je
+distinguai surtout la Charité, peinte par le Guide, le portrait d'un
+philosophe par Rembrandt, un tableau à la fois très fin et très
+vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, et la
+vision d'Ézéchiel, admirable petit tableau de Raphaël. On y remarque
+aussi le portrait d'une femme habillée en satin cramoisi, peint par le
+Titien avec autant de vigueur que de vérité.
+
+La seconde salle renferme quatre beaux tableaux du vieux Palme; et de
+Rubens, un grand tableau allégorique, une Sainte Famille, ainsi que son
+tableau des Philosophes, qui est superbe; le portrait d'un cardinal,
+peint par Vandick, dont la belle couleur et la grande vérité sont
+remarquables. C'est aussi dans cette salle que l'on voit la Madone à la
+Seggiola, Léon X et Jules II, par Raphaël, trois chefs-d'oeuvre, si
+dignes de leur haute renommée.
+
+On trouve dans la troisième salle un grand et beau tableau d'André del
+Sarte représentant la Vierge, Jésus et saint Jérôme; Paul III, du
+Titien, admirable de vérité; un tableau allégorique, deux paysages, et
+la fameuse fête de village, par Rubens; enfin, une Sainte Famille assise
+sur des ruines, magnifique tableau de Raphaël.
+
+Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus d'un bassin qui a vingt pieds
+de diamètre, on voit une statue colossale de Neptune, et trois Fleuves
+qui versent de l'eau en abondance; toutes ces figures, d'une très belle
+composition, sont de Jean de Bologne.
+
+Dès que je pus m'arracher à la jouissance de parcourir la galerie des
+Médicis et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautés que renferme
+Florence. D'abord, les portes du baptistère de _Guilberti_, dont les
+sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. Ces
+sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief des
+figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques,
+tout est d'une exécution si parfaite, qu'on pourrait en faire des
+tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange les
+nommait-il les portes du paradis.
+
+À l'église de Saint-Laurent, je m'arrêtai long-temps dans la chapelle
+des Médicis, dont plusieurs tombeaux ont été exécutés d'après les
+dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir de plus beau que ces
+tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, d'autres en granit
+égyptien. Dans des niches en marbre noir on a placé des statues en
+bronze doré. C'est dans l'église Santa-Croce que se trouve le mausolée
+de Michel-Ange. Là, il faut se prosterner.
+
+Je suis montée au cloître de l'Annonciate, peint par André del Sarte.
+Ces diverses compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet,
+et qui tient même de l'antique. Les figures pleines d'expression et de
+vérité sont d'une excellente couleur. Il est bien malheureux que l'on
+n'ait pas soigné ces chefs-d'oeuvre, qui auraient suffi à la réputation
+de ce grand peintre. La Vierge, nommée la _Madona del Sacco_, est
+divine. On la prendrait pour une vierge de Raphaël.
+
+On sent bien que je ne pouvais quitter Florence sans aller au palais
+Altoviti pour voir le beau portrait que Raphaël a fait de lui-même. Ce
+portrait a été mis sous verre afin de le conserver, et cette précaution
+a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la chair sont restés
+purs et d'une belle couleur. Les traits du visage sont régulièrement
+beaux, les yeux charmans, et le regard est bien celui d'un observateur.
+
+Je ne négligeai pas de visiter la bibliothèque des Médicis, qui possède
+les manuscrits les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont les
+marges à gauche sont peintes dans la perfection; ces sujets saints sont
+rendus en miniature avec des couleurs et un fini admirables.
+
+Le jour que j'allai visiter la galerie où se trouvent les portraits des
+peintres modernes peints par eux-mêmes, on me fit l'honneur de me
+demander le mien pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer
+quand je serais arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil
+dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann, une des gloires de notre
+sexe.
+
+Tout le temps de mon séjour à Florence fut un temps d'enchantement.
+J'avais fait connaissance avec une dame française, la marquise de
+Venturi, qui me comblait d'amitiés et d'obligeances. Les soirs, elle me
+menait promener sur les bords de l'Arno, où arrivent, à une certaine
+heure, une quantité de voitures élégantes et de beau monde, dont la
+présence animait ce lieu charmant. Ces promenades et mes courses du
+matin à la galerie Médicis, aux églises et aux palais de la ville, me
+faisaient passer mes journées d'une manière ravissante; et si j'avais pu
+ne point penser à cette pauvre France, j'aurais été alors la plus
+heureuse des créatures.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Borne.--Saint-Pierre.--Le Muséum.--Drouais.--Raphaël.--Le Vatican.--Le
+Colysée.--Angelica Kaufmann.--Le cardinal de Bernis.--Usage romain.--Mes
+déménagemens.
+
+
+Peu de jours après mon arrivée à Rome, j'écrivais à Robert le paysagiste
+la lettre suivante:
+
+ Rome, 1er décembre 1789.
+
+ J'ai quitté avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence où
+ j'ai vu très rapidement des chefs-d'oeuvre si remarquables, et que
+ je me promets bien de revoir avec plus de soin à mon retour de
+ Rome.
+
+ Vous avez été témoin des gros soupirs que me faisaient pousser les
+ récits de tous ceux qui avaient eu le bonheur de séjourner ici.
+ Vous savez combien je désirais visiter à mon tour cette belle
+ patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du
+ pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagée à faire ne
+ m'auraient pas permis de réaliser mon désir, si, pour notre malheur
+ à tous, la révolution n'était pas venue me déterminer à quitter
+ Paris, dont le charme était détruit pour moi.
+
+ Vous savez, mon cher ami, qu'à quelque distance de Rome on découvre
+ déjà le dôme de Saint-Pierre? Il m'est impossible de vous dire la
+ joie que j'éprouvai lorsque je l'aperçus: je croyais rêver ce que
+ j'avais souhaité si long-temps en vain. Enfin je me trouvai sur le
+ Ponte Mole; je vous avouerai même tout bas qu'il m'a paru bien
+ petit, et le Tibre si chanté, bien sale. J'arrive à la porte del
+ Popolo, je traverse la rue du Cours, puis je m'arrête à l'Académie
+ de France. Notre directeur, M. Ménageot, vient à ma voiture; je lui
+ demande l'hospitalité jusqu'à ce que j'aie trouvé un logement, et
+ voilà qu'il me donne aussitôt un petit appartement où ma fille et
+ sa gouvernante sont logées près de moi. De plus, il me prête dix
+ louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car il faut
+ dire que je n'ai emporté avec moi que quatre-vingts louis, mon cher
+ mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il avait coutume de
+ faire.
+
+ Le jour même de mon arrivée, M. Ménageot m'a menée avant tout à
+ Saint-Pierre, dont l'immensité, d'après l'idée que l'on m'en avait
+ donnée, ne m'a point frappée d'abord. J'attribue cet effet à la
+ grandeur si bien calculée de tous ses détails: par exemple, à
+ l'aspect de ces deux bénitiers de jaune antique, en forme de
+ coquilles, que l'on voit en entrant, les enfans de quatre ou cinq
+ ans qui les entourent ont six pieds de hauteur, et cette parfaite
+ proportion diminue au premier coup d'oeil la grandeur de l'église;
+ quoi qu'il en soit, je n'ai su qu'en la parcourant à quel point
+ elle était vaste. Ayant dit à M. Ménageot que j'aurais préféré la
+ voir soutenue par des colonnes au lieu de ces énormes pilastres, il
+ me répondit qu'on l'avait bâtie d'abord comme je le désirais, mais
+ que les colonnes ne paraissant pas assez solides, on les avait
+ entourées ainsi; il m'a fait voir en effet depuis un tableau où
+ Saint-Pierre est représentée comme je voudrais qu'elle fût.
+
+ J'ai monté aussi l'escalier qui conduit à la chapelle Sixtine, pour
+ admirer la voûte peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau
+ représentant le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on
+ a faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'oeuvre du premier
+ ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a
+ vraiment du sublime dans la composition, dans l'exécution. Quant au
+ désordre qui y règne, il est, selon moi, complètement justifié par
+ le sujet.
+
+ Le lendemain, je suis allée voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on
+ ne peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de
+ l'exécution, à tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs
+ surtout qu'il appartenait de réunir dans une aussi haute perfection
+ l'élégance des formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages, on ne
+ peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modèles, et que
+ les hommes et les femmes de la Grèce n'aient réalisé jadis ce que
+ nous appelons le beau idéal. Je n'ai fait encore que parcourir le
+ muséum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant, le groupe du
+ Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candélabres, toutes ces
+ beautés enfin qui me sont apparues, m'ont déjà laissé des souvenirs
+ ineffaçables.
+
+ Au moment où j'allais partir pour cette course au muséum, j'ai reçu
+ la visite des pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre
+ desquels était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune
+ Drouais, et m'ont demandé en échange quelques brosses dont je me
+ sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, à quel
+ point j'ai été sensible à cet hommage si distingué, à cette demande
+ si flatteuse; j'en garderai toujours une douce et reconnaissante
+ pensée.
+
+ Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que
+ la mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu à
+ Paris, il avait même dîné chez moi avec ses camarades la veille du
+ jour où tous sont partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans
+ doute son beau Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se
+ portait chez la mère du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui
+ était exposé chez elle. Hélas! la mort ne respecte rien; n'a-t-elle
+ pas frappé Raphaël avant qu'il eût trente-huit ans? n'a-t-elle pas
+ enlevé ce génie au monde, quand il était dans toute sa force, dans
+ toute son énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque
+ je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire que Raphaël était
+ mort par suite d'excès, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent
+ si pur, si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les
+ mauvais lieux! De bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve
+ que rien n'est plus faux, c'est que nous savons tous que Raphaël
+ était amoureux, éperduement amoureux de cette belle boulangère sans
+ laquelle il ne pouvait vivre, à qui il restait fidèle au point de
+ refuser pour elle les honneurs, les richesses et la main de la
+ nièce du cardinal Bibiéna; tellement que, lorsque enfin le pape se
+ laissa fléchir et permit que la Fornarina rentrât dans Rome,
+ l'émotion de joie qu'il éprouva, le bonheur de revoir cette femme
+ adorée, contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme aussi
+ passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptés
+ grossières, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas
+ compatibles; non, Raphaël n'était pas un libertin; il ne faut que
+ regarder ses têtes de Vierges pour être sûr du contraire.
+
+ Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est là
+ surtout que le divin maître a démontré toute la subtilité de son
+ art. Les copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de Raphaël sont
+ loin d'en donner une juste idée; il faut les voir face à face pour
+ admirer le dessin, l'expression, la composition de chaque sujet:
+ jusques aux draperies, tout y est parfait. J'ai même remarqué que,
+ dans la plus grande partie de ces belles pages, la couleur avait la
+ vérité du Titien.
+
+ La galerie, les salles, et même ce corridor du Vatican où j'ai vu
+ dans le fond la belle Cléopâtre mourante, tout cela est unique dans
+ le monde. Combien ne s'étonne-t-on pas de la variété des
+ compositions de Raphaël en voyant cette école d'Athènes, ordonnée
+ avec tant de sagesse, puis l'incendie de Borgo, composé dans un
+ genre si différent? Mais ce qui surprend le plus, c'est que celui
+ qui est mort si jeune ait laissé tant de chefs-d'oeuvre. Cela prouve
+ avec évidence que la fécondité est un attribut inhérent au génie.
+
+ Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions
+ soient altérées, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on
+ permet que de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque.
+ Je me rappelle à ce sujet qu'un ancien directeur de l'Académie
+ disait à ses élèves: Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des
+ figures de Raphaël? prenez la nature, morbleu! ce sera la même
+ chose; allez sur la place del Popolo.»
+
+ Je me suis rendue au Colysée en mémoire de vous. Le côté d'où l'on
+ peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa
+ grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses
+ qu'on puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la
+ végétation y a semés partout, en font un monument admirable pour la
+ peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée si
+ hasardeuse de grimper jusqu'au faîte pour l'unique plaisir d'y
+ planter une croix? La raison se refuse à le croire. Je dois vous
+ dire, au reste, que cette croix est restée, et que votre adresse et
+ votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore à
+ Rome.
+
+ J'ai été voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrême désir de
+ connaître. Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son talent,
+ par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir
+ cinquante ans, très délicate, sa santé s'étant altérée par suite du
+ malheur qu'elle avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui
+ l'avait ruinée. Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est
+ pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup et
+ très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées chez elle. Sa
+ conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais
+ aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait
+ pas.
+
+ Angelica possède quelques tableaux des plus grands maîtres, et j'ai
+ vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait
+ plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur
+ titianesque.
+
+ J'ai été dîner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal
+ de Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après mon
+ arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il
+ avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps
+ diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table,
+ dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne
+ mangeant lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà le
+ plaisant: ce matin on me réveille à sept heures en m'annonçant la
+ famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous
+ imaginez! Je me lève, toute essoufflée, et je fais entrer. Cette
+ famille était cinq grands laquais en livrée qui venaient me
+ demander la _buona mano_. On m'expliqua que c'était pour boire. Je
+ les congédiai en leur donnant deux écus romains. Vous concevez
+ toutefois mon étonnement, n'étant pas instruite de cet usage.
+
+ Voilà, mon ami, une énorme lettre; mais j'avais besoin de causer
+ avec vous. Rappelez-moi à ce qui reste à Paris de mes amis et de
+ mes connaissances. Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui
+ de moi, ainsi qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à ma
+ bonne amie madame de Verdun. Hélas! quand vous reverrai-je tous!
+ Adieu.
+
+Comme je ne pouvais rester dans le très petit appartement que j'occupais
+à l'Académie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais
+fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue
+dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à toute heure de
+nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre,
+il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont
+sans doute elle était la sainte, venaient chanter et jouer de la musette
+devant sa niche jusqu'au jour. À vrai dire, il m'était assez difficile
+de trouver à me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et
+le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour dormir.
+J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez
+Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne
+cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où logeait
+l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes
+du peuple s'y réunissait, quand j'étais au lit, pour chanter en choeur
+des morceaux que les jeunes filles et les jeunes garçons improvisaient
+d'une manière charmante, il est vrai, car la nation italienne semble
+avoir été créée pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel,
+qui m'aurait enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était
+impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la
+place d'Espagne.
+
+J'allai louer près de là, dans une rue fort tranquille, une petite
+maison qui me convenait parfaitement, où j'avais une charmante chambre à
+coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup.
+J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais même
+examiné les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui pût
+m'inquiéter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le
+bruit bien léger d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon
+enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou
+douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude
+parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal
+précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la
+gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la
+mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon
+hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et
+j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée à la muraille près de
+mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le
+jour, attendu l'extrême chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit.
+On imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison.
+
+Après avoir beaucoup cherché inutilement pour m'établir à ma fantaisie,
+on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un
+appartement; n'ayant encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le
+parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il n'en fallait
+pour me loger commodément; mais toutes ces pièces étaient d'une saleté
+dégoûtante. Enfin, après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais
+m'y établir. Dès la première nuit je pus juger des agrémens de cette
+habitation. Un froid, une humidité effroyables, m'auraient permis de
+dormir, qu'une troupe de rats énormes, qui couraient dans ma chambre,
+qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empêchée.
+Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que ce
+petit palais fût si froid et que les rats y eussent établi leur
+domicile, il me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver à le
+louer: ce que je n'eus point de peine à croire. Malgré tous ces
+inconvéniens, cependant, je me vis forcée d'y rester six semaines.
+
+Enfin, je trouvai une maison qui paraissait être entièrement à ma
+convenance. Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer
+pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit, que j'entendis sur
+ma tête un bruit tout-à-fait insurmontable; c'était une quantité
+innombrable de vers qui grugeaient les solives. Dès que j'eus fait
+ouvrir les volets, le bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins
+abandonner cette maison à mon grand regret, car je ne crois pas qu'il
+soit possible de déménager plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes
+différens séjours dans la ville du Capitole: aussi suis-je restée
+convaincue que la chose la plus difficile à faire dans Rome, c'est de
+s'y loger.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Portraits que je fais en arrivant à Rome.--Les palais.--Les églises.--La
+Semaine-Sainte.--Le jour de Pâques.--La bénédiction du Pape.--La
+Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa
+dernière représentation à Rome.
+
+
+Aussitôt après mon arrivée à Rome, je fis mon portrait pour la galerie
+de Florence. Je me peignis la palette à la main, devant une toile sur
+laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss
+Pitt, la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, était fort
+jolie: aussi la représentai-je en Hébé, sur des nuages, tenant à la main
+une coupe, dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle
+d'après nature, et j'ai pensé être dévorée par lui. Il appartenait au
+cardinal de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'être
+toujours en plein air, enchaîné dans la cour, était si furieux de se
+trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il
+me fit grand'peur.
+
+Je fis dans le même temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse
+Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dès qu'il nous eut
+quittées, elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisième mari;
+mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux,
+quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une manière très
+pittoresque: elle est appuyée sur un rocher couvert de mousse, et près
+d'elle s'échappent des cascades.
+
+Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maîtresse de lord
+Welesley, qui a peu tardé à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma
+réception à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais à
+Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol
+lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise
+que j'ai retrouvée depuis à Naples, et dont je parlerai plus tard. En
+tout, j'ai prodigieusement travaillé à Rome pendant les trois ans que
+j'ai passés en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à
+m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de tant de
+chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne
+possédais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'à choisir,
+parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de
+faire.
+
+La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du
+chagrin d'avoir quitté mon pays, ma famille, et tant d'amis que je
+chérissais. L'intérêt qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout
+le monde et si profitable à un artiste, qu'il suffit pour répandre
+quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire de
+pensées trop pénibles, j'ai été au soleil couchant revoir ce Colysée,
+dont l'imagination ne saurait agrandir l'espace! Il est impossible,
+quand on est là, de songer à autre chose qu'à ces effets si beaux, si
+divers! Les arcades, éclairées d'un ton jaune rougeâtre, se détachent
+sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle part aussi foncé qu'en
+Italie. L'intérieur ruiné de ce grand théâtre, qui est maintenant rempli
+de verdure, d'arbustes en fleur, et de lière qui court çà et là, ne doit
+encore sa conservation actuelle qu'à une douzaine de petites chapelles
+portant une croix, placées symétriquement au milieu de l'enceinte. C'est
+là que des confréries viennent faire des stations, et d'autres entendre
+prêcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arène des gladiateurs et
+des bêtes féroces, est devenu un lieu consacré à notre culte. Quelles
+réflexions ne font point naître de semblables métamorphoses! Mais dans
+Rome, peut-on faire un pas sans rêver à l'instabilité des choses
+humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres, ces débris de
+colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient l'ornement des
+temples, des palais, et qui, malgré leur vétusté, conservent encore le
+style et le _faire_ délicat des Grecs; soit qu'on entre dans les églises
+et qu'on y trouve ces baignoires de marbre précieux, qui peut-être ont
+servi à Périclès ou à Lays, transformées en tabernacles? Le maître-autel
+de Sainte-Marie-Majeure est une urne antique de porphyre; les colonnes
+de la plupart des églises sont celles des anciens temples. Tout offre un
+mélange de sacré et de profane; et ces superbes restes d'un temps qui
+n'est plus ajoutent prodigieusement à la magnificence des cérémonies
+religieuses, qui d'ailleurs ont conservé toute la pompe de l'ancienne
+Rome.
+
+Mon travail ne me privait point du plaisir journalier de parcourir Rome
+et ses environs. J'allais toujours seule visiter les palais qui
+renfermaient des collections de tableaux et de statues, afin de n'être
+point distraite de ma jouissance par des entretiens ou des questions
+souvent insipides. Tous ces palais sont ouverts aux étrangers, qui
+doivent beaucoup de reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une
+telle obligeance.
+
+Je me suis décidée à ne donner ici qu'un très léger aperçu de ces
+magnifiques habitations et des beautés qu'elles renferment, d'abord
+parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les décrivent en détail,
+ensuite parce que tant d'années se sont écoulées depuis mon voyage à
+Rome, que beaucoup de chefs-d'oeuvre ont changé de place. J'apprends sans
+cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue ou
+tel tableau n'est plus où je l'avais vu, et je ne veux point induire en
+erreur les amis des arts.
+
+Le palais Justinien renfermait alors une immense quantité de
+chefs-d'oeuvre qui depuis ont tous été vendus. J'y admirai l'Ombre de
+Samuel, un des plus beaux tableaux de Gérard de la Note; c'est un effet
+de nuit du genre habituel de ce maître; plusieurs statues antiques,
+entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps brûlé
+l'encens, ce qu'on reconnaît en voyant le bas de cette statue très
+enfumé.
+
+Le palais Farnèse, Doria, Barbarini, étaient pleins aussi d'objets d'art
+qu'on ne se lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situé
+sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obélisque
+égyptien, la voûte du grand salon est peinte par Pierre de Cortone; dans
+d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus, du Poussin, une
+Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs beaux portraits
+de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste d'Adrien, le Faune qui
+dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs antiques.
+
+Le palais Colona est cité comme le plus beau de Rome; toutefois, il est
+loin d'offrir le même intérêt que le palais Borghèse. Celui-ci est si
+riche en tableaux des grands maîtres et en statues, qu'il peut, ainsi
+que la villa du même nom, passer pour un musée royal. C'est là que j'ai
+vu les plus beaux tableaux de Claude Lorrain.
+
+Si l'on s'en croyait, on passerait sa vie à Rome dans les palais dont je
+parle et dans les églises. Les églises renferment des trésors en
+peinture, en mausolées admirables. En ce genre, les richesses qui ornent
+Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du
+mausolée de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle chose. C'est à
+_San Pietro in vincoli_ que se trouve celui de Jules II par Michel-Ange.
+À Saint-Laurent hors des murs, on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux
+représente un mariage, et l'autre une vendange. L'église de
+Saint-Jean-de-Latran, qui est ornée de colonnes, renferme aussi
+plusieurs tombeaux du même genre, dont l'un est en porphyre et d'une
+immense dimension; le cloître, qui joint la sacristie, est rempli
+d'inscriptions antiques écrites en diverses langues. C'est à
+Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte à genoux les vingt-huit degrés
+qui précèdent le portail.
+
+La plus belle des églises sous le rapport d'architecture est celle de
+Saint-Paul hors des murs, dont l'intérieur, de chaque côté, est orné de
+colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait été un temple, et c'est
+dans ce style que j'aurais désiré Saint-Pierre.
+
+À Saint-André-de-la-Valle, la coupole et les quatre évangélistes sont
+peints par le Dominiquin. C'est à la Trinité-du-Mont, que se trouve la
+célèbre Descente de Croix de Daniel de Volterra. Ce tableau, aussi
+admirable par la composition que par l'expression, est un des
+chefs-d'oeuvre les plus remarquables de Rome. Je l'ai vu bien dégradé;
+mais on m'assure qu'aujourd'hui il est parfaitement restauré. Je ne sais
+s'il faut dire que l'on voit dans l'église de la Victoire de
+Sainte-Marie, la fameuse Sainte-Thérèse du Bernin, dont l'expression
+scandaleuse ne peut se décrire; mais c'est à San Pietro in Montorio
+qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de Raphaël.
+
+On ne peut avoir une idée de l'effet imposant et grandiose que produit
+la religion catholique, quand on n'a point vu Rome pendant le carême. La
+semaine sainte commence au dimanche des Rameaux, et se passe en
+cérémonies religieuses dont la pompe est vraiment admirable.
+
+Le mercredi, je me portai avec la foule à la chapelle de Monte-Cavalo où
+se chante le _Stabat Mater_ de Pergolèze, musique qu'on peut appeler
+céleste.
+
+Le jeudi j'assistai à la messe qui se dit à Saint-Pierre avec la plus
+grande magnificence. Les cardinaux, revêtus de riches chasubles et
+tenant un cierge à la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est
+éclairée par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des
+cuirasses et des casques de fer, suivent le cortége, et le coup d'oeil de
+cette procession est superbe.
+
+Le matin du vendredi-saint, j'allai à la chapelle Sixtine, entendre le
+fameux _Miserere_ d'Allégri, chanté par des soprani sans aucun
+instrument. C'était vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis
+à Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel étaient éteintes. L'église ne
+se trouve plus éclairée que par une croix illuminée, prodigieusement
+brillante. Cette croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous
+parait être suspendue d'une manière magique. Nous vîmes entrer le pape,
+qui s'agenouilla; il était suivi de tous les cardinaux qui l'imitèrent;
+mais ce qui, je l'avoue, me surprit et me scandalisa même, ce fut de
+voir, pendant la prière du saint Père, une quantité d'étranger se
+promener dans l'église avec la même liberté que s'ils étaient dans le
+jardin du Palais-Royal.
+
+Le jour de Pâques, j'eus soin de me trouver sur la place de
+Saint-Pierre, pour voir le pape donner la bénédiction. Rien n'est plus
+solennel. Cette place immense est couverte dès le grand matin par des
+groupes de paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes
+différens, de couleurs fortes est variées; on y voit un grand nombre de
+pèlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries de chaque
+côté de l'église étaient remplies de Romains et d'étrangers, puis en
+avant, se trouvaient placées les troupes du pape et les troupes suisses,
+enseignes et drapeaux déployés. Le plus religieux silence régnait
+partout. Ce peuple était aussi immobile que le superbe obélisque de
+granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit de l'eau
+tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement dans l'immensité
+de la place.
+
+À dix heures le pape arriva, tout habillé de blanc, et la tiare sur la
+tête. Il se plaça dans la tribune du milieu en dehors de l'église, sur
+un magnifique trône cramoisi très élevé. Tous les cardinaux, vêtus de
+leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que le pape Pie VI était
+superbe. Son visage coloré n'offrait aucune trace des fatigues de l'âge.
+Ses mains étaient très blanches et potelées. Il s'agenouilla pour lire
+sa prière; après quoi, se levant, il donna trois bénédictions en
+prononçant ces mots: _urbi et orbi_(à la ville et au monde). Alors comme
+frappés par un coup d'électricité, le peuple, les étrangers, les
+troupes, tout se prosterna, tandis que le canon retentissait de toute
+part; ce qui ajoute encore à la majesté de cette scène, dont il est, je
+crois, impossible de ne pas se sentir attendri.
+
+La bénédiction donnée, les cardinaux jettent de la tribune une grande
+quantité de papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est à ce
+moment seulement que les groupes dont j'ai parlé se rompent, se
+confondent; qu'un millier de bras s'élèvent pour saisir un de ces
+papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule qui s'élance et se
+presse, est au-dessus de toute description. Lorsque le pape se retire,
+la musique des régimens joue des fanfares, et les troupes défilent
+ensuite au son des tambours. Le soir, le dôme de Saint-Pierre est
+illuminé, d'abord en verres de couleur, puis subitement en lumières
+blanches du plus grand éclat. On ne peut concevoir comment ce changement
+s'opère avec tant de rapidité; mais c'est un spectacle aussi beau
+qu'extraordinaire. Le soir aussi on tire un très beau feu d'artifice
+au-dessus du château Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons
+enflammés sont lancés dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on
+peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau feu
+dans le Tibre en double l'effet.
+
+À Rome, où tout est resté grandiose, on n'illumine point avec de
+misérables lampions. On place devant chaque palais d'énormes candélabres
+d'où sortent de grands feux dont les flammes s'élèvent et rendent, pour
+ainsi dire, le jour à toute la ville. Ce luxe de lumière frappe d'autant
+plus un étranger, que les rues de Rome habituellement ne sont éclairées
+que par les lampes qui brûlent devant les madones.
+
+La foule des étrangers est attirée à Rome bien plus pour la semaine
+sainte, que pour le carnaval, qui ne m'a pas semblé fort remarquable.
+Les masques s'établissent sur des gradins, déguisés en arlequin, en
+polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons à Paris sur les
+boulevards, si ce n'est qu'à Rome ils ne bougent point. Je n'ai vu qu'un
+seul jeune homme qui courait les rues, costumé à la française. Il
+contrefaisait à s'y méprendre un élégant très maniéré que nous avons
+tous reconnu.
+
+Les voitures, les chars vont et reviennent remplis de personnes
+costumées richement. Les chevaux sont parés de plumes, de rubans, de
+grelots, et la livrée porte des habits de scaramouche ou d'arlequin;
+mais tout cela se passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le
+soir, quelques coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui
+animent le reste du jour.
+
+Une de mes jouissances, dès que je fus arrivée à Rome, fut celle
+d'entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas. La
+célèbre Banti s'y trouva pendant mon séjour. Quoiqu'elle eût chanté
+plusieurs fois à Paris, je ne l'avais jamais entendue, et j'eus cette
+jouissance à un concert qui se donna dans une galerie immense. Je ne
+sais pourquoi je m'étais figuré qu'elle avait une taille prodigieusement
+grande. Elle était au contraire très petite et fort laide, ayant une
+telle quantité de cheveux, que son chignon ressemblait à une crinière de
+cheval. Mais quelle voix! il n'en a jamais existé de pareille pour la
+force et l'étendue; la salle, toute grande qu'elle était, ne pouvait la
+contenir. Le style de son chant, je me le rappelle, était absolument le
+même que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini a été
+l'élève.
+
+Cette admirable cantatrice était conformée d'une manière très
+particulière: elle avait la poitrine élevée et construite tout-à-fait
+comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir après le concert,
+lorsque quelques dames et moi furent passées avec elle dans un cabinet;
+et je pensai que cette étrange organisation pouvait expliquer la force
+et l'agilité de sa voix.
+
+Très peu de temps après mon arrivée, j'allai avec Angelica Kaufmann voir
+l'opéra de _César_, dans lequel Crescentini débutait. Son chant et sa
+voix à cette époque avaient la même perfection: il jouait un rôle de
+femme, et il était affublé d'un grand panier comme on en portait à la
+cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup rire. Il faut ajouter
+qu'alors Crescentini avait toute la fraîcheur de la jeunesse et qu'il
+jouait avec une grande expression. Enfin, pour tout dire, il succédait à
+Marchesi, dont toutes les Romaines étaient folles, au point qu'à la
+dernière représentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut de
+leurs regrets; plusieurs même pleuraient amèrement, ce qui, pour bien du
+monde, devint un second spectacle.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+La place Saint-Pierre.--Les poignards.--La princesse Joseph de
+Monaco.--La duchesse de Fleury; son mot à Bonaparte.--Bontés de Louis
+XVI pour moi.--L'abbé Maury.--Usage qui m'empêche de faire le portrait
+du pape.--Les Cascatelles et Tasculum.--La villa Conti, la villa
+Adriana.--Monte Mario.--Genesano.--Némi.--Son lac.--Aventure.
+
+
+Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le
+temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les
+ressources qu'offre la société. La promenade seule dans ces murs est une
+jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysée, ce Capitole,
+ce Panthéon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe
+pyramide, ses belles fontaines que le soleil éclaire d'une manière si
+magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite
+en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil
+et au clair de lune; que ce fût ou non mon chemin, je me plaisais alors
+à la traverser.
+
+Ce qui m'a beaucoup étonnée à Rome, c'est de trouver le dimanche matin
+au Colysée une quantité de femmes des plus basses classes
+extraordinairement parées, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles
+d'énormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette
+qu'elles se rendent à l'église, suivies d'un domestique, qui, très
+souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'état est
+presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans
+leur ménage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misérables et
+deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit à leurs
+fenêtres dans les rues de Rome, coiffées avec des fleurs, des plumes,
+fardées de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on
+aperçoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice,
+qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre
+dans leurs chambres, de les trouver seulement vêtues d'un jupon sale.
+Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes
+dames, et quand le temps de se rendre aux _villa_ arrive, elles ferment
+avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties
+pour la campagne.
+
+On m'a assuré que toutes les femmes à Rome avaient sur elles un
+poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent;
+mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez
+qui j'ai logé, et qui était Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait
+constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en
+être munis, ce qui amène souvent des accidens bien graves. Trois jours
+après mon arrivée, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des
+cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et
+l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son
+poignard. Comme ces manières d'agir m'effrayaient beaucoup pour les
+étrangers, on m'assura que les étrangers n'avaient rien à craindre,
+qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le
+cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et
+l'homme assassiné s'étaient pris de querelle: le premier venait de
+reconnaître son adversaire, et l'avait frappé de son poignard; ce qui
+prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune.
+
+À coup sûr, les moeurs de la classe élevée sont plus douces, car la haute
+société est à peu près la même dans toute l'Europe. Toutefois, j'en
+serais assez mauvais juge; car à l'exception des rapports relatifs à mon
+art, et des invitations qui m'étaient adressées pour des réunions
+nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaître les grandes dames
+romaines. Il m'est arrivé ce qui arrive naturellement à tout exilé,
+c'est de rechercher à Rome, pour société intime, celle de mes
+compatriotes. Pendant les années 1789 et 1790, cette ville était pleine
+d'émigrés français que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels
+je fis bientôt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tôt ou
+plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la
+duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui
+d'une si belle célébrité, la famille des Polignac; je m'abstins
+néanmoins de fréquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie;
+car on n'aurait pas manqué de dire que je complotais avec eux, et je
+crus devoir éviter cela en considération des parens et des amis que
+j'avais laissés en France. Nous vîmes arriver aussi la princesse Joseph
+Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes
+marquantes.
+
+La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et
+d'amabilité. Pour son malheur, hélas! elle ne resta pas à Rome. Elle
+voulut retourner à Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait
+à ses enfans, et s'y trouva à l'époque de la terreur. Arrêtée, condamnée
+à mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'étant
+plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite à l'échafaud.
+
+Ce qui désespère, quand on pense à cette aimable femme, c'est que le 9
+thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de
+temps.
+
+Celle que je distinguai bientôt parmi toutes les dames françaises qui se
+trouvaient à Rome, était la charmante duchesse de Fleury, très jeune
+alors; la nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son
+visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne
+à Vénus, et son esprit supérieur. Nous nous sentîmes entraînées à nous
+rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme
+moi pour les beautés de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne
+telle que je l'avais souvent désirée.
+
+Nous allions habituellement ensemble passer nos soirées chez le prince
+Camille de Rohan, qui était alors ambassadeur de Malte et grand
+commandeur de l'ordre; tous les soirs il réunissait chez lui les
+étrangers les plus distingués; la conversation était très animée et très
+intéressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journée, et
+le goût, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout.
+
+Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui
+menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une ame
+ardente; elle était tellement susceptible de se passionner qu'en
+songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je
+tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de
+Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une
+grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je
+puisse penser qu'elle était fort innocente. Le duc de Lauzun était resté
+en France; j'ignore s'il a pris une part active à la révolution; ce qui
+est certain, c'est qu'il a été guillotiné.
+
+Quant à la duchesse de Fleury, elle est revenue à Paris avant moi. Les
+passions y étaient encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce
+avec son mari, puis étant devenue très amoureuse de M. de Montrond,
+homme à bonne fortune, jeune encore, et très spirituel, elle l'épousa.
+Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la
+solitude, mais, hélas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent à
+Paris que pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour
+un frère de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin
+elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'à la restauration qui lui
+ramena son père, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se
+jeter pour le soigner jusqu'à sa mort; avant la rentrée des Bourbons,
+étant allée voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit
+brusquement:--Aimez-vous toujours les hommes?--Oui, sire, quand ils sont
+polis, répondit-elle.
+
+L'arrivée à Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de
+la France me faisait éprouver chaque jour des émotions, souvent bien
+tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu
+de temps après mon départ, comme on suppliait le roi de se faire
+peindre, il avait répondu: «Non, j'attendrai le retour de madame Lebrun,
+pour qu'elle fasse mon portrait en pendant à celui de la reine. Je veux
+qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre à M. de La Pérouse d'aller
+faire le tour du monde.»
+
+Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a
+toujours témoigné de bonté, au point que je me suis beaucoup reproché
+d'avoir oublié de dire, dans mon premier volume, qu'à l'époque où je fis
+le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint
+chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de
+Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de
+lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses
+calomnies s'attachaient à ma personne, je craignis qu'une aussi haute
+distinction ne portât à son comble l'envie que j'excitais déjà, et,
+toute pénétrée que j'étais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M.
+d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdît l'idée de
+m'accorder cette faveur.
+
+Je retrouvai à Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M.
+Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prêtait les beaux dessins
+qu'il possédait pour les copier. M. Dagincour était un grand
+enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'étais fort jeune
+quand il quitta la France; il me dit en partant: «Je ne vous reverrai
+que dans trois ans,» et il s'en était écoulé quatorze depuis lors, sans
+qu'il pût se décider à quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on
+pût vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville,
+regretté de tous ceux qui l'avaient connu.
+
+C'est aussi, je crois, pendant mon premier séjour à Rome, que je revis
+l'abbé Maury, qui n'était pas encore cardinal; il vint chez moi pour me
+dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le désirais
+infiniment; mais il fallait que je fusse voilée pour peindre le
+Saint-Père et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse
+contente, m'obligea à refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car
+Pie VI était encore un des plus beaux hommes qu'on pût voir.
+
+J'étais arrivée à Rome, où il pleut si rarement, précisément à l'époque
+des pluies d'automne, qui sont de vrais déluges. Il me fallut attendre
+le beau temps pour visiter les environs. M. Ménageot alors me mena à
+Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie.
+Nous allâmes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantée que
+ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec
+du pastel, désirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes
+d'eaux. La montagne qui s'élève à gauche, couverte d'oliviers, complète
+le charme du point de vue.
+
+Quand nous eûmes enfin quitté les cascades, Ménageot nous fit monter par
+un mauvais petit sentier à pic jusqu'au temple de la Sibylle, où nous
+dînâmes de bon appétit; puis après, j'allai me coucher sur le
+soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De là,
+j'entendais le bruit des cascades, qui me berçait délicieusement; car
+celui-là n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je déteste. Sans
+parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour
+moi, dont je pourrais tracer la forme d'après l'impression que j'en
+reçois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de même, il en
+est qui m'ont toujours été agréables: celui des vagues de la mer, par
+exemple, est moelleux et porte à une douce rêverie; enfin je serais
+capable, je crois, d'écrire un traité sur les _bruits_, tant j'y ai,
+toute ma vie, attaché d'importance. Mais je reviens à Tivoli. Nous
+couchâmes à l'auberge, et de grand matin nous retournâmes aux
+cascatelles, où je finis mon esquisse. Ensuite nous allâmes voir la
+grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une énorme quantité d'eau,
+qui, après avoir bouillonné en cascades sur de grosses pierres noires,
+va former une large nappe blanche et limpide. De là, nous entrâmes dans
+ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de
+rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui
+rendent cette caverne très pittoresque. Près de là, nous trouvâmes une
+nouvelle cascade que l'on aperçoit sous l'arche d'un pont: je la
+dessinai aussi; car tous les artistes ont dû sentir comme moi qu'il est
+impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de prendre
+ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une
+promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'était bonne
+pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me
+souviens, par exemple, que, pendant mon séjour à Rome, je reçus une
+lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de
+dix-huit mille francs sur son banquier à Rome, en paiement de deux
+tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France[6]. N'ayant
+point alors besoin d'argent, je remis à me faire payer plus tard de
+cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me
+trouvant un soir sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, je suis frappée
+de la beauté du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre
+papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargée d'écriture, je
+prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derrière ce
+coucher du soleil. Trois ans après, comme je songeais à rentrer en
+France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier
+de Turin dix mille francs à compte, qui même ne m'en valurent que huit
+mille, tant le change sur Paris était mauvais à cette époque. Par suite,
+quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou
+ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient à payer,
+nous rompîmes le marché, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la
+lettre de change avec mon coucher du soleil derrière.
+
+M. Ménageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit à la
+villa Aldobrandini, dont le parc est très beau et les jets d'eau
+superbes. Du cazin, qui est fort élevé, on découvre une vue magnifique:
+d'un côté on aperçoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de
+Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas,
+_Tusculum_. Nous allâmes visiter cette ville détruite, qui était située
+sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formé
+par ces maisons, par ces murailles renversées sans forme, çà et là, sur
+terre. Il n'est resté debout que l'enceinte où Ciceron tenait son école.
+Le coeur se serre à la vue de ces grands désastres, qui font naître de si
+tristes pensées.
+
+En quittant _Tusculum_, nous allâmes à Monte-Cavi. Nous trouvâmes à
+droite de cette montagne une forêt qu'il faut gravir pour aller voir les
+restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, été bâti
+par Tarquin-le-Superbe.
+
+Nous allâmes aussi visiter la villa Conti, où j'ai vu les plus beaux
+arbres de toutes les espèces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin
+est superbe et les appartemens très beaux. Nous trouvâmes à peu de
+distance une chapelle dans laquelle étant entrés, nous vîmes une sainte
+Victoire très bien habillée et couchée sur une châsse. Comme un rideau
+la couvrait, le petit garçon qui nous conduisait, en le tirant, fit
+remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin
+nous terminâmes cette tournée par une course à la villa Bracciano que je
+trouvai très belle.
+
+Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, néanmoins, est
+loin de m'intéresser autant que celui de cette grande ruine qu'on
+appelle la villa Adriana. Malgré les énormes débris qui couvrent le
+terrain sur lequel était bâti ce vaste palais antique, on peut encore
+juger de sa beauté. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls
+attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idée des
+merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantité de statues
+antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et
+plusieurs palais de Rome. «Adrien, dit M. de Lalande dans son _Voyage
+d'Italie_, avait imité dans son palais tout ce que l'antiquité avait eu
+de plus célèbre. On y trouvait un lycée, une académie, le portique, le
+temple de Thessalie, la piscine d'Athènes, etc., etc. On y avait
+construit un double portique très long et très élevé, qui garantissait
+du soleil à toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquées
+dans les murs de la bibliothèque, avaient sans doute contenu des
+statues.»
+
+On reconnaît dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des
+appartemens, qui sont extrêmement vastes. Les décorations extérieures et
+intérieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par
+leur style que par leur exécution. Nous sommes bien loin, hélas! de
+cette élégance et de ce grandiose.
+
+J'avais peine à quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah!
+combien ce qui reste fait rêver! Combien le temps fait nos plus grandes
+choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont
+les seules qui n'aient point changé. Ayons donc de l'orgueil, quand
+chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous révèle
+l'instabilité des choses humaines; car on peut dire que là on foule aux
+pieds les chefs-d'oeuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort
+près de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entrâmes dans une
+villa dont le jardin était presque en friche et qui nous paraissait
+désert. En entrant dans une allée où l'herbe poussait, nous aperçûmes de
+loin plusieurs débris de vases et de statues mutilées. Ayant poussé plus
+loin, nous trouvâmes quelques ouvriers qui démolissaient une petite
+maison dans laquelle ils avaient déjà trouvé ces restes d'antiquités,
+qu'ils brisaient en les jetant çà et là sans aucune précaution; madame
+de Fleury et moi, furieuses contre le propriétaire qui n'avait pas songé
+à faire surveiller ses manoeuvres, nous étions décidées à l'aller trouver
+pour arrêter ce massacre; mais on nous dit que la personne à qui
+appartenait le jardin était en voyage, et il nous fut impossible de
+savoir à qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec
+soin des fouilles aussi intéressantes.
+
+Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'était la hauteur du
+Monte-Mario, sur laquelle est située la villa Mellini. On m'a dit qu'en
+creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvé des coquilles
+d'huîtres et une roue semblable à celles que l'on fait aujourd'hui. On
+voit encore sur ces chemins d'énormes troncs d'arbres coupés; ces arbres
+ont été ceux de la forêt sacrée qui conduisait au temple antique, à la
+place même où se trouve maintenant le cazin, qui est abandonné. Arrivée
+sur les côtes du mont, j'aperçus la belle ligne des Apennins; cette vue
+est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien là,
+qu'après y être venue d'abord avec M. Ménageot, j'y retournai plusieurs
+fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon
+domestique, qui me suivait, portait mon dîner dans un panier. Ce dîner
+était un poulet; mais comme il y avait une espèce de ferme sur le
+plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la
+jouissance que j'éprouvais à contempler ces lignes des Apennins jusqu'à
+l'heure où le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel!
+Cette voûte céleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complète
+solitude, tout m'élevait l'âme; j'adressais au ciel une prière pour la
+France, pour mes amis, et Dieu sait quel mépris j'éprouvais alors pour
+les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poète Lebrun:
+
+ «L'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent.»
+
+M. Ménageot m'avait recommandé de ne jamais aller seule dans les chemins
+escarpés et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours;
+mais je voulais que ce fût de loin, d'autant plus qu'il avait des
+souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui
+dis un jour: «Germain, éloignez-vous, je vous prie, vous m'empêchez de
+penser.» En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui
+n'avait rien de mieux à faire, s'amusait à guetter toutes les personnes
+qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire:
+«N'allez pas près de madame, cela l'empêche de penser,» ce que plusieurs
+gens de mes connaissances me répétaient le soir.
+
+Lorsque les chaleurs devinrent insupportables à Rome, je fis plusieurs
+excursions aux environs, désirant trouver une maison dans laquelle je
+pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord à la Riccia,
+j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort
+pittoresques. On y trouve une quantité de beaux arbres très anciens et
+une jolie fontaine. Après avoir couru quelque temps, nous louâmes à
+Genesano une maison qui était justement ce qu'il nous fallait. Cette
+maison avait appartenu à Carle Maratte; on voyait sur les murailles
+d'une grande salle, diverses compositions tracées par lui, ce qui me la
+rendait précieuse. Nous allâmes l'habiter en commun, la duchesse et moi,
+et nous faisions très bon ménage.
+
+Dès que nous fûmes établies, les courses dans les environs commencèrent.
+Nous avions loué trois ânes; car ma fille voulait toujours être de nos
+parties: nous allâmes d'abord au lac d'Albano; il est très spacieux, et
+l'on parcourt avec délices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette
+promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui préférâmes bientôt
+néanmoins les bords du charmant lac de Némi, à gauche duquel on voit un
+temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac
+a quatre milles de circuit, il est comme encaissé dans un fond
+qu'entoure une si riche végétation, que les sentiers sont bordés de
+mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Némi,
+surmontée d'une tour et d'un aqueduc. Nous vîmes un jour une procession
+sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la
+montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-là. Une
+autre fois, nous entrâmes dans un cimetière où des têtes de morts
+étaient rangées avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces
+têtes; quant à moi, je ne les regardais pas volontiers.
+
+Les arbres qui entourent le lac de Némi sont énormes; il y en a de si
+vieux, que leur tronc, leurs branches, sont desséchés et blanchis par le
+temps. Nous fîmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et
+ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant
+que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du
+lac. Nous restâmes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous
+suivions un sentier, ces mêmes arbres, ayant été agités par le vent,
+prirent tout-à-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaçaient; ma
+pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: «Ils
+sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans.»
+
+En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi
+n'étions pas beaucoup plus braves que ma fille, témoin l'aventure
+suivante: étant allées un jour nous promener toutes deux dans les bois
+de la Riccia, nous prîmes, pour gagner un grand vallon situé près de là,
+un chemin dans lequel on voit à droite et à gauche plusieurs tombeaux
+anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolé. Tout à coup nous
+apercevons venir derrière nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air
+d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la
+terreur que nous éprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne
+sont pas éloignés, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais
+l'ennemi approchait toujours, et, trop sûres que ceux que nous appelions
+ne viendraient pas, nous nous mîmes à gravir la montagne en courant de
+toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la
+hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forçait à nous essouffler
+de la sorte était un brigand ou le plus honnête homme du monde.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+Je pars pour Naples.--Le mari de Mme Denis, nièce de Voltaire.--Le comte
+et la comtesse Scawronski--Le chevalier Hamilton.--Lady Hamilton.--Son
+histoire, ses attitudes.--L'hôtel de Maroc.--Chiaja.--L'Hercule Farnèse.
+
+
+J'étais à Rome depuis huit mois à peu près, lorsque, voyant tous les
+étrangers partir pour Naples, il me prit grande envie de m'y rendre
+aussi. Je fis part de mon projet au cardinal de Bernis qui, tout en
+l'approuvant, me conseilla beaucoup de ne point aller seule. Il me parla
+d'un M. D***, mari de la nièce de Voltaire, madame Denis, qui se
+proposait de faire ce voyage et qui serait charmé de m'accompagner. M.
+D***, en effet vint chez moi, me répéter tout ce que m'avait dit le
+cardinal, en me promettant d'avoir le plus grand soin de ma fille et de
+moi. Il ajouta, pour me tenter davantage, qu'il avait sous sa voiture
+une espèce de marmite propre à cuire une volaille, ce qui nous serait
+très utile, attendu la mauvaise chère que l'on faisait dans les
+meilleures auberges de Terracine.
+
+Tout cela me convenait à merveille, je partis avec ce monsieur. Sa
+voiture était fort grande; ma fille et sa gouvernante en occupaient le
+devant; et de plus, il y avait une banquette dans le milieu. Un énorme
+valet de chambre vint s'y placer devant moi, de manière que son gros dos
+me touchait et m'infectait. Il est rare que je parle en voiture, et la
+conversation se bornait entre nous tous à l'échange de quelques mots.
+Mais comme nous traversions les marais Pontins, j'aperçus au bord des
+canaux un berger assis, dont les moutons paissaient dans une prairie
+tout émaillée de fleurs, au-delà de laquelle on voyait la mer et le cap
+Circée.--Ceci ferait un charmant tableau, dis-je à mon compagnon de
+voyage: ce berger, ces moutons, la prairie, la mer!--Ces moutons sont
+tout crottés, me répondit-il; c'est en Angleterre qu'il faut en voir.
+Plus loin sur le chemin de Terracine, à l'endroit où l'on traverse une
+petite rivière en bateau, je vis à gauche la ligne des Apennins entourée
+de nuages superbes que le soleil couchant éclairait; je ne pus
+m'empêcher d'exprimer tout haut mon admiration:--Ces nuages ne nous
+promettent que de la pluie pour demain, dit mon homme.
+
+Arrivés à Terracine, nous descendîmes à l'auberge pour souper et
+coucher. Ma fille n'avait jamais vu la mer qu'en peinture, elle ne
+revenait pas de son étonnement: «Sais-tu bien, maman, s'écriait-elle,
+que c'est plus grand que nature!»
+
+Nous demandâmes à souper; je comptais beaucoup sur la poularde de M.
+D***; mais vraisemblablement elle avait été oubliée, car nous fûmes
+réduits à nous contenter de deux mauvais petits plats, et nous nous
+remîmes en route le lendemain matin fort mal restaurés. Les chemins qui
+mènent à Naples sont charmans; outre de très beaux arbres qu'on y trouve
+semés çà et là, ils sont bordés des deux côtés de rosiers sauvages et de
+myrtes odoriférans. J'étais enchantée, quoique mon compagnon préférât,
+disait-il, les coteaux de Bourgogne qui promettent de bon vin; mais je
+ne l'écoutais plus; j'étais décidée à ne point me laisser refroidir par
+ce glaçon.
+
+Enfin nous arrivâmes à Naples le lendemain, vers trois ou quatre heures.
+Je ne puis exprimer l'impression que j'éprouvai en entrant dans la
+ville. Ce soleil si brillant, l'étendue de cette mer, ces îles que l'on
+aperçoit dans le lointain, ce Vésuve d'où s'élevait une forte colonne de
+fumée, et jusqu'à cette population si animée, si bruyante, qui diffère
+tellement de celle de Rome qu'on penserait qu'il existe entre elles
+mille lieues de distance; tout me ravissait; le plaisir de me séparer de
+mon ennuyeux compagnon de voyage entrait peut-être bien pour quelque
+chose dans ma satisfaction. Je nommais ce monsieur mon _éteignoir_;
+c'est un titre dont souvent depuis j'ai gratifié quelques autres
+personnes.
+
+J'avais retenu l'hôtel de Maroc, situé à Chiaja, sur les bords de la
+pleine mer. Je voyais en face de moi l'île de Caprée, et cette situation
+me charmait. À peine y étais-je arrivée, que le comte Scawronski,
+ambassadeur de Russie à Naples, dont l'hôtel touchait le mien, envoya un
+de ses coureurs pour s'informer de mes nouvelles et me fit apporter
+aussitôt le dîner le plus recherché. Je fus d'autant plus sensible à
+cette aimable attention, que je serais morte de faim avant qu'on eût
+chez moi le temps de songer à la cuisine. Dès le soir même, j'allai le
+remercier, et je fis alors connaissance avec sa charmante femme; tous
+deux m'engagèrent beaucoup à n'avoir point d'autre table que la leur, et
+quoiqu'il me fût impossible d'accepter entièrement cette offre, j'en ai
+profité souvent pendant mon séjour à Naples, tant leur société m'était
+agréable.
+
+Le comte Scawronski avait des traits nobles et réguliers; il était fort
+pâle. Cette pâleur tenait à l'extrême faiblesse de sa santé, qui ne
+l'empêchait pas cependant d'être parfaitement aimable et de causer avec
+autant de grâce que d'esprit. La comtesse était douce et jolie comme un
+ange; le fameux Potemkin, son oncle, l'avait comblée de richesses dont
+elle ne faisait aucun usage. Son bonheur était de vivre étendue sur un
+canapé, enveloppée d'une grande pelisse noire et sans corset. Sa
+belle-mère faisait venir de Paris pour elle des caisses remplies des
+plus charmantes parures que faisait alors mademoiselle Bertin, marchande
+de modes de la reine Marie-Antoinette. Je ne crois pas que la comtesse
+en ait jamais ouvert une seule, et quand sa belle-mère lui témoignait le
+désir de la voir porter les charmantes robes, les charmantes coiffures
+que ces caisses renfermaient, elle répondait nonchalamment: À quoi bon?
+pour qui? pour quoi? Elle me fit la même réponse quand elle me montra
+son écrin, un des plus riches qu'on puisse voir: il contenait des
+diamans énormes que lui avait donnés Potemkin, et que je n'ai jamais vus
+sur elle. Je me souviens qu'elle m'a conté que pour s'endormir, elle
+avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la même
+histoire. Le jour, elle restait constamment oisive; elle n'avait aucune
+instruction, et sa conversation était des plus nulles; en dépit de tout
+cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle
+avait un charme invincible. Le comte Scawronski en était fort amoureux,
+et quand il eut succombé à ses longues souffrances, la comtesse, que je
+retrouvai à Pétersbourg, se remaria au bailli de Litta, qui était
+retourné à Milan pour se faire relever de ses voeux, et revint ensuite en
+Russie épouser cette belle nonchalante. Elle n'a jamais eu que deux
+filles de son premier mari, dont l'une a épousé le prince Bagration.
+
+Ce voisinage à Naples me fut très agréable, et je passais la plupart de
+mes soirées à l'ambassade russe. Le comte et sa femme faisaient souvent
+une partie de cartes avec l'abbé Bertrand, qui était alors consul de
+France à Naples. Cet abbé était bossu dans toute l'étendue du terme, et
+je ne sais par quelle fatalité, dès que je me trouvais assise à côté de
+lui près de la table de jeu, l'air des bossus me revenait toujours en
+tête. J'avais toutes les peines du monde à m'en distraire. Enfin, un
+soir ma préoccupation devint telle, que je fredonnai tout haut ce
+malheureux air; je m'arrêtai aussitôt, et l'abbé se retournant vers moi,
+me dit du ton le plus aimable: «Continuez, continuez, cela ne me blesse
+nullement.» Je ne puis concevoir comment pareille chose m'était arrivée:
+c'est un de ces mouvemens inexplicables.
+
+Le comte de Scawronski m'avait fait promettre de faire le portrait de sa
+femme avant celui de toute autre personne; je m'y engageai, en sorte
+que, deux jours après mon arrivée, je commençai ce portrait où
+l'ambassadrice est peinte presque en pied, tenant en main et regardant
+un médaillon sur lequel était le portrait de son mari. J'avais donné la
+première séance, quand je vis arriver chez moi le chevalier Hamilton,
+ambassadeur d'Angleterre à Naples, qui me demandait en grâce que mon
+premier portrait fût celui d'une superbe femme qu'il me présenta;
+c'était madame Hart, sa maîtresse, qui ne tarda pas à devenir lady
+Hamilton, et que sa beauté a rendue célèbre. D'après la promesse faite à
+mes voisins, je ne voulus commencer ce portrait que lorsque celui de la
+comtesse Scawronski serait avancé. Je fis en même temps un nouveau
+portrait de lord Bristol que je retrouvai à Naples, où l'on peut dire
+qu'il passait sa vie sur le Vésuve, car il y montait tous les jours.
+
+Je peignis madame Hart couchée au bord de la mer, tenant une coupe à la
+main. Sa belle figure était fort animée et contrastait complètement avec
+celle de la comtesse; elle avait une quantité énorme de beaux cheveux
+châtains qui pouvaient la couvrir entièrement, et en bacchante, ses
+cheveux épars, elle était admirable.
+
+Le chevalier Hamilton faisait faire ce portrait pour lui; mais il faut
+savoir qu'il revendait très souvent ses tableaux lorsqu'il y trouvait un
+bénéfice; aussi, M. de Talleyrand, le fils aîné de notre ambassadeur à
+Naples, entendant dire un jour que le chevalier Hamilton protégeait les
+arts, répondit-il: «Dites plutôt que les arts le protégent.» Le fait est
+qu'après avoir marchandé fort long-temps pour le portrait de sa
+maîtresse, il obtint que je le ferais pour cent louis et qu'il l'a vendu
+à Londres trois cents guinées. Plus tard, lorsque j'ai peint encore lady
+Hamilton en sibylle pour le duc de Brissac, j'imaginai de copier la tête
+et d'en faire présent au chevalier Hamilton, qui la vendit tout de même
+sans hésiter.
+
+La vie de lady Hamilton est un roman: elle se nommait Emma Lyon; sa
+mère, dit-on, était une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur
+le lieu de sa naissance; à treize ans, elle entra comme bonne d'enfant
+chez un honnête bourgeois à Hawarder; mais, ennuyée de l'obscurité dans
+laquelle elle vivait, et se flattant qu'à Londres elle pourrait se
+placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit
+l'avoir vue à cette époque, avec des sabots à la porte d'une fruitière,
+et quoiqu'elle fût très pauvrement vêtue, sa charmante figure la faisait
+remarquer.
+
+Un détaillant du marché Saint-Jean la reçut à son service, mais elle
+sortit bientôt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une
+dame de bonne famille et très honnête. Dans cette maison elle prit le
+goût des romans, puis le goût des spectacles. Elle étudiait les gestes,
+les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilité
+prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement à sa
+maîtresse, la fit renvoyer.
+
+Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne où se rassemblaient
+tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa
+beauté était dans tout son éclat; toutefois, elle était encore très
+sage. On raconte que sa première faiblesse eut pour motif de sauver un
+de ses parens nommé Galois, qui venait d'être _pressé_ sur la Tamise, et
+qui était matelot. Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la
+délivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille.
+Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maîtres de toute espèce, puis
+il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier
+Feathersonhang, qui la trouva trop fière avec lui, et ne tarda pas à
+l'abandonner aussi.
+
+Emma se voyant sans ressource, descendit bientôt au dernier degré
+d'avilissement. Un hasard étrange la tira de cet abîme. Le docteur
+Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un léger
+voile, sous le nom de la _déesse Higia_ (déesse de la santé); une
+quantité de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les
+artistes surtout en étaient charmés. Quelque temps après cette
+exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modèle; il lui faisait
+prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est
+là qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue
+célèbre. Rien n'était plus curieux en effet que la faculté qu'avait
+acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits
+l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser
+merveilleusement pour représenter des personnages divers. L'oeil animé,
+les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis
+tout à coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une
+Madeleine repentante admirable. Le jour que le chevalier Hamilton me la
+présenta, il voulut que je la visse en action; je fus ravie; mais elle
+était habillée comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire
+des robes comme celles que je portais, pour peindre à mon aise, et qu'on
+appelle des blouses; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle
+entendait très bien; dès lors, on aurait pu copier ses différentes poses
+et ses différentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux;
+il en existe même un recueil, dessiné par Frédéric Reinberg, qu'on a
+gravé.
+
+Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle était chez le
+peintre dont j'ai parlé, que lord Gréville[7] en devint si fort
+amoureux, qu'il allait l'épouser en 1789, quand il fut subitement
+dépouillé de ses places et ruiné. Il partit aussitôt pour Naples, dans
+l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et
+il emmena Emma afin qu'elle plaidât sa cause auprès de son grand parent.
+Le chevalier, en effet, consentit à payer toutes les dettes de son
+neveu, mais à la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces détails
+de lord Gréville lui-même.) Emma devint donc la maîtresse de lord
+Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se détermina à l'épouser en
+dépit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour
+Londres: «Elle sera ma femme malgré eux; après tout, c'est pour moi que
+je l'épouse.»
+
+Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena à Naples peu de temps après,
+devenue aussi grande dame qu'on puisse l'être. On a prétendu que la
+reine de Naples alors s'était intimement liée avec elle. Il est certain
+que la reine la voyait; mais on peut dire que c'était politiquement.
+Lady Hamilton étant très indiscrète, la mettait au fait d'une foule de
+petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les
+affaires de son royaume.
+
+Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fût excessivement
+moqueuse et dénigrante, au point que ces défauts étaient les seuls
+mobiles de sa conversation; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie
+à se faire épouser. Elle manquait de tournure et s'habillait très mal,
+dès qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que
+lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle: elle habitait à
+Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée; je m'y rendais
+tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et
+la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut
+la dernière. J'avais coiffé madame Hart (elle n'était pas encore mariée)
+avec un schall tourné autour de sa tête en forme de turban, dont un bout
+tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que
+ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes
+invitées à dîner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa
+toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette,
+qui était des plus communes, l'avait tellement changée à son
+désavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde à la
+reconnaître.
+
+Lorsque j'allai à Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son
+mari. Je me fis écrire chez elle, et elle vint aussitôt me voir dans le
+plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait
+couper ses beaux cheveux pour se coiffer à la Titus, ce qui était alors
+à la mode. Je trouvai cette Andromaque énorme; car elle avait
+horriblement engraissé. Elle me dit en pleurant qu'elle était bien à
+plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un père; et
+qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu
+d'impression; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comédie. Je me
+trompais d'autant moins que peu de minutes après, ayant aperçu de la
+musique sur mon piano, elle se mit à chanter un des airs qui s'y
+trouvaient.
+
+On sait que lord Nelson à Naples avait été très amoureux d'elle; elle
+était restée avec lui en correspondance fort tendre; et quand j'allai
+lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de
+plus, elle avait placé une rose dans ses cheveux comme Nina. Je ne pus
+me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je
+viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me répondit-elle.
+
+Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses
+attitudes, avaient un désir extrême de voir ce spectacle qu'elle n'avait
+jamais voulu donner à Londres. Je lui demandai de m'accorder une soirée
+pour les deux princes, et elle y consentit. J'invitai alors quelques
+autres Français que je savais être fort curieux d'assister à cette
+scène; et le jour venu je plaçai dans le milieu de mon salon un très
+grand cadre enfermé à droite et à gauche dans deux paravens. J'avais
+fait faire une énorme bougie qui répandait un grand foyer de lumière; je
+la posai de façon qu'on ne pût la voir, mais qu'elle éclairât lady
+Hamilton comme on éclaire un tableau. Toutes les personnes invitées
+étant arrivées, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec
+une expression vraiment admirable. Elle avait amené avec elle une jeune
+fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait
+beaucoup[8]. Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes
+poursuivies dans l'enlèvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la
+douleur à la joie, de la joie à l'effroi, avec une telle rapidité que
+nous étions tous ravis.
+
+Comme je l'avais retenue à souper, le duc de Bourbon, qui était à table
+à côté de moi, me fit remarquer combien elle buvait de _porter_. Il
+fallait qu'elle y fût bien accoutumée, car elle n'était pas ivre après
+deux ou trois bouteilles. Long-temps après avoir quitté Londres, en
+1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours à Calais,
+où elle était morte dans l'isolement et la plus affreuse misère.
+
+Nous voilà bien loin de Naples et de 1790; j'y reviens.
+
+J'étais dans l'enchantement d'habiter cet hôtel de Maroc, sans parler de
+l'agrément de mon voisinage. Je jouissais de ma fenêtre de la vue la
+plus magnifique et du spectacle le plus réjouissant. La mer et l'île
+Caprée en face; à gauche le Vésuve, qui promettait une éruption par la
+quantité de fumée qu'il exhalait; à droite le coteau de Pausilippe,
+couvert de charmantes maisons, et d'une superbe végétation; puis ce quai
+de Chiaja est toujours si animé qu'il m'offrait sans cesse des tableaux
+amusans et variés; tantôt des lazzaroni venaient se désaltérer au jet
+d'eau qui sortait d'une belle fontaine placée devant mes fenêtres, où de
+jeunes blanchisseuses y lavaient leur linge; le dimanche de jeunes
+paysannes, dans leurs plus beaux atours, dansaient la tarentelle devant
+ma maison, en jouant du tambour de basque, et tous les soirs je voyais
+les pêcheurs avec des torches dont la vive lumière reflétait dans la mer
+des lames de feu. Après ma chambre à coucher se trouvait une galerie
+ouverte qui donnait sur un jardin rempli d'orangers et de citronniers en
+fleurs; mais comme toute chose ici-bas a ses inconvéniens, mon
+appartement en avait un dont il me fallut bien prendre mon parti.
+Pendant plusieurs heures de la matinée je ne pouvais ouvrir mes fenêtres
+sur le devant, attendu qu'il s'établissait au-dessous de moi une cuisine
+ambulante où les femmes faisaient cuire des tripes dans de grands
+chaudrons, avec de l'huile infecte dont l'odeur montait chez moi.
+J'étais réduite à regarder la mer à travers mes carreaux. Qu'elle est
+belle cette mer de Naples! bien souvent j'ai passé des heures à la
+contempler la nuit, quand ses flots étaient calmes et argentés par le
+reflet d'une lune superbe. Bien souvent aussi j'ai pris un bateau pour
+faire une promenade, et jouir du magnifique coup d'oeil que présente la
+ville, que l'on voit alors tout entière, s'élevant en amphithéâtre. Le
+chevalier Hamilton avait sur le rivage un petit cazin où j'allais
+quelquefois dîner[9]. Il faisait venir de jeunes garçons qui, pour un
+sou, plongeaient dans la mer pendant plusieurs minutes; quand je
+tremblais pour eux, je les voyais remonter triomphans, leur sou à la
+bouche.
+
+C'est à Chiaja que se trouve la Villa-Reale, jardin public, bordé par la
+mer, et qui devient le soir une promenade délicieuse. L'Hercule Farnèse
+était placé dans ce jardin; comme on avait retrouvé les jambes antiques
+de la statue, elles étaient remises en place de celles qu'avait faites
+dans le temps Michel-Ange; mais celles-ci restaient posées à côté, afin
+que l'on comparât, en sorte qu'il fallait reconnaître la sublime
+supériorité de l'antique, même auprès de Michel-Ange.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+Le baron de Talleyrand--L'île de Caprée.--Le Vésuve.--Ischia et
+Procida.--Le mont Saint-Nicolas.--Portrait des filles aînées de la reine
+de Naples.--Portrait du prince royal.--Paësiello.--La Nina.--Le coteau
+de Pausilippe.--Ma fille, son maître de musique.
+
+
+Aussitôt que j'étais arrivée à Naples, j'avais été chez M. le baron de
+Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui eut pour moi mille bontés
+pendant tout mon séjour. Je retrouvai chez lui madame Silva, Portugaise
+très aimable, avec laquelle je projetai de faire plusieurs courses
+intéressantes. Nous allâmes d'abord à l'île de Caprée. Le comte de la
+Roche-Aymon et le fils aîné de M. de Talleyrand nous accompagnèrent. Ils
+avaient engagé deux musiciens, l'un pour chanter et l'autre pour jouer
+de la guitare. Nous nous embarquâmes à minuit par un beau clair de lune;
+mais la mer était très agitée; ses vagues énormes dont l'écume
+s'amoncelait autour de nous, menaçaient si furieusement notre chétif
+bateau, qu'à chaque instant je pensais le voir englouti. J'avoue que je
+mourais de peur. Il faut dire que je n'avais jamais fait sur mer un
+aussi long trajet, n'ayant entrepris jusqu'alors que le passage du
+Mordit dont la traversée est très courte, quand j'étais en Hollande.
+
+Lorsque nous eûmes pris le large, M. de Talleyrand engagea ses musiciens
+à chanter; mais ces deux pauvres jeunes gens étaient pris du mal de mer
+à un tel point, qu'il leur était bien impossible de faire de la musique.
+Ce mal saisit aussi madame Silva et le jeune baron; M. de la Roche-Aymon
+et moi, nous n'en fûmes que très légèrement atteints.
+
+Enfin, après avoir été ballottés sans relâche par ces terribles vagues,
+nous débarquâmes à l'île de Caprée, un peu après le lever du soleil.
+Nous ne trouvâmes là que des pêcheurs qui habitent les creux des rochers
+sur le bord de la mer. Un d'eux s'offrit pour nous servir de guide, et
+nous prîmes des ânes; car nous voulions monter jusqu'au sommet de l'île.
+La route que nous gravissions était bordée à notre gauche par des
+vergers d'orangers et de citronniers en fleurs, des gazons aromatiques,
+des bois d'aloës, qui répandaient un parfum délicieux. À notre droite
+étaient des rochers et des débris d'antiques constructions. Arrivés au
+sommet, sur la plate-forme appelée Saint-Michel, nous jouîmes de la vue
+de la pleine mer terminée par le Vésuve, tout en respirant l'air le plus
+pur. C'est là qu'était placé le palais de Tibère; il n'en reste qu'un
+seul tronçon de colonne, sur lequel un ermite, qui habite près de ces
+débris informes, venait de poser son frugal repas du matin; et c'était
+de cette hauteur immense que Tibère faisait jeter non-seulement des
+esclaves, mais tous ceux qui lui déplaisaient.
+
+On nous fit voir de loin une jolie maison qu'avait fait bâtir un Anglais
+malade, et que tous les médecins avaient condamné depuis long-temps à
+Naples. Ayant suivi le conseil qu'on lui donna d'aller habiter Caprée,
+il y vécut plus de vingt ans encore sans aucune souffrance.
+
+Après avoir respiré avec délice cet air vivifiant, admiré les sites les
+plus curieux, nous revînmes à Naples, ravis de notre course, à
+l'exception pourtant du jeune baron de Talleyrand, qui reçut une forte
+réprimande de son père pour avoir fait ce voyage par un aussi mauvais
+temps et dans un aussi léger bateau.
+
+Ce que je désirais par-dessus tout, c'était de monter sur le Vésuve, et
+nous résolûmes de faire cette partie avec madame Silva et l'abbé
+Bertrand.
+
+Je vais copier ici la fin d'une lettre que j'écrivis de Naples à mon ami
+Brongniart l'architecte, parce que l'impression que m'avait faite le
+terrible phénomène était alors bien plus récente et bien plus vive.
+
+«... Maintenant je vais vous parler de mon spectacle favori, du Vésuve.
+Pour un peu je me ferais Vésuvienne, tant j'aime ce superbe volcan; je
+crois qu'il m'aime aussi, car il m'a fêtée et reçue de la manière la
+plus grandiose. Que deviennent les plus beaux feux d'artifices, sans en
+excepter la girande du château Saint-Ange, quand on songe au Vésuve?
+
+«La première fois que j'y suis montée, nous fûmes pris, mes compagnons
+et moi, par un orage affreux, une pluie qui ressemblait au déluge. Nous
+étions trempés, mais nous n'en cheminions pas moins sur une hauteur pour
+voir une des grandes laves qui coulaient à nos pieds. Je croyais toucher
+aux avenues de l'enfer. Un brasier qui me suffoquait serpentait sous mes
+yeux; il avait trois milles de circonférence. Le mauvais temps nous
+empêchant d'aller plus loin ce jour-là, outre que la fumée et la pluie
+de cendre qui nous couvrait rendaient le sommet du mont invisible, nous
+montons sur nos mulets et descendons dans les laves noires. Deux
+tonnerres, celui du ciel et celui du mont, se mêlaient; le bruit était
+infernal, d'autant plus qu'il se répétait dans les cavités des montagnes
+environnantes. Comme nous étions précisément sous la nuée, je tremblais,
+et toute notre cavalcade tremblait comme moi, que le mouvement de notre
+marche n'attirât sur nous la foudre. Malgré ma frayeur, je ne pus
+m'empêcher de rire en regardant un de nos compagnons de voyage, l'abbé
+Bertrand. Il faut vous dire qu'il est bossu par derrière et par devant:
+un grand manteau couvrait son âne et lui, et tous deux étaient tellement
+confondus ensemble, que, la petite humanité de l'abbé disparaissant, je
+ne voyais plus qu'un chameau.
+
+«J'arrivai chez moi dans un état qui faisait pitié: ma robe n'était que
+cendre détrempée; j'étais morte de fatigue; je me sèche et me couche
+fort heureusement.
+
+«Bien loin d'être dégoûtée par ce début, quelque jours après je retourne
+à mon cher Vésuve. Cette fois ma petite brunette était de la partie; je
+voulais qu'elle vît ce grand spectacle. Monsieur de la Chenaye et deux
+autres personnes en étaient aussi. Il faisait le plus beau temps du
+monde. Avant la nuit nous étions sur la montagne pour voir les anciennes
+laves et le coucher du soleil dans la mer. Le volcan était plus furieux
+que jamais, et comme au jour on ne distingue point de feu, on ne voit
+sortir du cratère, avec des nuées de cendres et de laves, qu'une énorme
+fumée blanchâtre, argentée, que le soleil éclaire d'une manière
+admirable. J'ai peint cet effet, car il est divin.
+
+«Nous montâmes chez l'ermite. Le soleil se couchait, et je vis ses
+rayons se perdre sous le cap Mysène, Ischia et Procida; quelle vue!
+Enfin la nuit vint, et la fumée se transforma en flammes, les plus
+belles que j'aie jamais vues de ma vie. Des gerbes de feu s'élançaient
+du cratère, et se succédaient rapidement, jetant de tout côté des
+pierres embrasées qui tombaient avec fracas. En même temps descendait
+une cascade de feu qui parcourait l'espace de quatre à cinq milles. Une
+autre bouche du cratère placée plus bas était aussi enflammée; celle-ci
+produisait une fumée rouge et dorée, qui complétait le spectacle d'une
+manière effrayante et sublime. La foudre qui partait du centre de la
+montagne, faisait retentir tous les environs, au point que la terre
+tremblait sous nos pas. J'étais bien un peu effrayée; mais je n'en
+témoignais rien à cause de ma pauvre petite qui me disait en pleurant:
+«Maman, faut-il avoir peur?» D'ailleurs, j'avais tant à admirer que ce
+besoin l'emportait sur mon effroi. Imaginez que nous planions alors sur
+une immensité de brasiers, sur des champs entiers que ces laves, dans
+leur course, mettaient en feu. Je voyais ces terribles laves brûler les
+arbrisseaux, les arbres, les vignes; je voyais la flamme s'allumer et
+s'éteindre, et j'entendais le bruit des broussailles voisines qu'elles
+consumaient.
+
+«Cette grande scène de destruction a quelque chose de pénible et
+d'imposant, qui remue fortement l'ame; je ne pouvais plus parler en
+revenant à Naples; dans le chemin je ne cessais de retourner la tête
+pour voir encore ces gerbes et cette rivière de feu. C'est donc à regret
+que j'ai quitté ce spectacle si grandiose; mais j'en jouis par le
+souvenir, et tous les jours je me représente encore ses différens
+effets. J'en ai quatre dessins que je vous porterai à Paris. Deux sont
+déjà en petite maquette; on en est très content ici.
+
+«Donnez-moi de vos nouvelles, et de celles de nos amis, etc.»
+
+Depuis lors je suis retournée plusieurs fois sur le Vésuve, un jour
+entre autres avec M. Lethière[10], très habile peintre d'histoire, qui
+était grand amateur du volcan. Je me souviens que ce jour était celui de
+la Chandeleur. Nous partîmes vers trois heures, avec deux amis de M.
+Lethière. Il faisait beau; mais lorsque nous fûmes arrivés sur la
+montagne, il s'éleva un brouillard si épais qu'il ressemblait à une
+énorme fumée. Tout disparut à nos yeux; nos compagnons, quoiqu'ils
+fussent très près de nous, étaient devenus invisibles; en un mot c'était
+le néant. Ma petite mourait de peur, et moi aussi. Pour comble de
+malheur l'humidité était extrême, et nous fûmes obligés de rester en
+place pendant une heure et demie. Enfin le brouillard se dissipant peu à
+peu, nous découvrit la mer et tout ce qui l'environne jusqu'aux îles les
+plus lointaines; cette création fut admirable.
+
+J'avais fait porter notre dîner chez l'ermite, que nous avions invité à
+le partager. Avant la fin du repas, cet ermite se leva et passa derrière
+un vieux rideau qui touchait presque la table. Il resta là tout un quart
+d'heure; quand il revint, je lui demandai pour quel motif il nous avait
+quittés:--C'est, dit-il, que je viens de faire ma prière auprès de mon
+compagnon qui est mort cette nuit, et qui est là sous ce rideau. À ces
+mots, on peut imaginer si je me lève à mon tour et si je sors pour aller
+respirer le grand air.
+
+Nous remontâmes pour voir le coucher du soleil. Son disque brillant d'où
+partaient d'immenses rayons, se réfléchissait dans la mer. Nous étions
+dans l'extase à la vue de ce superbe tableau et de tout ce qui
+l'encadrait. Nous revînmes à Naples, rapportant nos croquis. M. Lethière
+avait fait un dessin dans lequel il me représentait descendant la
+montagne sur mon âne.
+
+Une des plus charmantes parties que j'aie faites à Naples, c'est un
+petit voyage de cinq jours que le chevalier me fit entreprendre pour
+visiter les îles d'Ischia et de Procida. Nous partîmes à cinq heures du
+matin. J'étais dans une felouque avec madame Hart, sa mère, le chevalier
+et quelques musiciens. Il faisait le plus beau temps du monde; la mer
+était calme au point de ressembler à un grand lac. À peu de distance, on
+voyait le coteau du mont Pausilippe, que le soleil éclairait d'une façon
+ravissante. Tout cela m'aurait porté à une douce rêverie, si nos rameurs
+n'avaient point crié à tue-tête, ce qui vous empêchait de suivre une
+idée.
+
+À neuf heures et demie nous arrivâmes à Procida, et nous fîmes aussitôt
+une promenade pendant laquelle je fus frappée de la beauté des femmes
+que nous rencontrions sur notre chemin. Presque toutes étaient grandes
+et fortes, et leurs costumes, ainsi que leurs visages, rappelaient les
+femmes grecques. Je vis peu d'habitations agréables, l'île étant
+généralement cultivée en vignes et en arbres fruitiers. À midi nous
+allâmes dîner chez le gouverneur; de la terrasse de son château, on
+découvre le cap Mysène, l'Achéron, les Champs-Élysées, enfin, tout ce
+que Virgile décrit; ces divers points de vue sont assez rapprochés pour
+qu'on puisse en distinguer les détails, et le Vésuve se voit dans le
+lointain.
+
+Après dîner, nous remontâmes sur la felouque pour aller débarquer à
+Ischia vers les six heures du soir. Un des plus jolis effets que j'ai
+vus tout en arrivant, était celui d'une quantité de maisons bâties çà et
+là sur les monts, et très éclairées, ce qui présentait à l'oeil comme un
+second firmament. J'allai joindre madame Silva, mon aimable Portugaise,
+pour parcourir avec elle une partie de l'île, qui est charmante; tout
+son territoire est volcanique, elle a quinze lieues d'étendue, et
+partout on trouve des traces de foyers éteints. La plupart des
+montagnes, qui sont en très grand nombre et fort près les unes des
+autres, sont cultivées. Le mont le plus élevé (Saint-Nicolas) est plus
+haut que le Vésuve.
+
+Nous trouvions à Ischia une société très aimable, entre autres le
+général baron Salis; et le lendemain matin à six heures, nous partîmes
+au nombre de vingt personnes, toutes montées sur des ânes, pour aller
+dîner au mont Saint-Nicolas. On ne peut se faire une idée des chemins
+qu'il nous fallut prendre; les sentiers étaient des ravins profonds
+pleins d'énormes pierres noircies par le feu; et les hauteurs de ces
+ravins étant cultivées, cette terre fertile, près de cette terre
+désolée, offrait un contraste étrange. Nous suivîmes entre autres un
+chemin à pic rempli de laves grosses comme des maisons, qui ressemblait
+tout-à-fait au chemin de l'enfer, et cette superbe horreur nous
+conduisit dans un lieu de délices, sous des berceaux de vignes
+parfaitement cultivées, et près d'une très belle forêt de châtaigniers.
+Là, j'aperçus une seule petite habitation, que mon guide me dit être
+celle d'un ermite. L'ermite était absent; je m'assis sur son banc, et je
+découvris par une percée de la forêt, la mer et les îles Cyrènes, que la
+vapeur du matin entourait d'un ton bleuâtre. Je croyais faire un rêve
+enchanteur; je me disais: la poésie est née là! Il fallut m'arracher à
+ma ravissante contemplation, il nous restait encore à gravir bien
+autrement.
+
+Nous arrivâmes dans une espèce de désert, bordé de ravins si profonds,
+que je n'osais y plonger mes yeux, et mon maudit âne s'obstinait à
+marcher toujours sur le bord. Ne pouvant regarder en bas, je me mets à
+regarder en haut, et je vois la montagne que nous avions à gravir, toute
+couverte d'affreux nuages noirs. Il fallait pourtant traverser cela, au
+risque d'être étouffée cent fois: notez de plus que le chemin était à
+pic sur la mer, et qu'il ne s'y trouvait pas une seule habitation. Le
+coeur me bat encore quand j'y pense. Je suivis pourtant, non sans
+recommander mon ame à Dieu. Nous mîmes une heure et demie, marchant
+toujours, à traverser ces nuages. L'humidité était si grande, que nos
+vêtemens étaient trempés; on ne se voyait pas à quatre pieds, en sorte
+que je finis par perdre ma compagnie. On peut juger de l'effroi que
+j'éprouvais, quand j'entendis le son d'une petite cloche; je poussai un
+grand cri de joie, pensant bien que c'était celle de l'ermite chez
+lequel nous devions dîner. C'était elle, en effet, et l'on vint au
+devant de moi.
+
+Je trouvai toute ma société réunie dans l'ermitage, qui est situé sur la
+dernière pointe des rochers du mont Saint-Nicolas. Dans ce moment
+néanmoins, le brouillard était si épais, qu'il était impossible de rien
+voir; mais, presque aussitôt, les nuages se divisent, le brouillard se
+dissipe, et je me trouve sous un ciel pur. Je domine ces nuées qui
+m'avaient tant effrayée, je les vois descendre dans la mer que le soleil
+traçait en ligne d'opale et d'autres couleurs d'arc-en-ciel; quelques
+nuages argentés embellissaient ce coup d'oeil. On ne distinguait les
+barques qu'à leurs voiles blanches qui brillaient au soleil. Notre vue
+plongeait sur les villages d'Ischia; mais cette masse de rochers
+écrasait tellement de sa supériorité tout ce qui fait l'ambition des
+hommes, que les châteaux, les maisons, ressemblaient à de petits points
+blancs; quant aux individus, ils étaient invisibles: ce que c'est que de
+nous, mon Dieu!
+
+Nous étions à contempler ce magnifique spectacle, quand le général Salis
+vint nous avertir que le dîner était servi, nouvelle qui ne nous fut pas
+indifférente après tant de fatigues et de tribulations. Ce dîner qu'il
+nous donnait, pouvait se comparer à ceux de Lucullus; tout était
+recherché, rien n'y manquait, au point que nous eûmes des glaces pour
+finir. Il fallait voir l'étonnement des trois bons religieux qui
+habitaient ce rocher et qui profitaient de cet excellent repas; ils en
+gardèrent les restes, ce dont ils paraissaient fort contens.
+
+Après dîner, madame Silva et moi nous fîmes notre sieste en plein air
+sur des sacs d'orge renversés, où l'odeur des genêts et de mille fleurs
+nous embaumait. Puis, nous remontâmes sur nos ânes pour parcourir
+l'autre côté de l'île. Là, nous vîmes des vergers sans nombre, des sites
+très pittoresques, et ce chemin nous conduisit à notre habitation.
+
+Je voulus aller aussi à Poestum; quoique la distance de Naples ne soit
+que de vingt-cinq lieues, nous étions prévenus que le voyage est très
+fatigant, mais on ne tient pas au désir d'aller admirer des monumens qui
+ont trois ou quatre mille ans, quand ils se trouvent aussi près de vous.
+Des trois temples que l'on y voit, celui de Junon était encore alors
+bien conservé, au point qu'à l'extérieur il semblait être entier. Ce
+temple est noble, imposant, comme tout ce qu'ont fait les anciens, près
+desquels nous ne sommes que des pygmées. Aussi puis-je dire avoir été
+fort surprise à _Pompeï_ que nous visitâmes ainsi qu'_Herculanum_, de la
+petitesse des maisons et du temple d'Isis. Il faut croire que la partie
+découverte était autrefois un faubourg.
+
+Je conduisis aussi ma fille à Portici, dans le muséum, beauté
+tout-à-fait unique dans le monde; mais tant d'écrivains l'ont si bien
+décrit, que je crois inutile d'en parler ici.
+
+Ces excursions et plusieurs autres ne m'empêchaient pas de travailler
+beaucoup à Naples. J'avais même entrepris tant de portraits que mon
+premier séjour dans cette ville a été de six mois, quoique je fusse
+arrivée dans l'intention d'y passer six semaines. L'ambassadeur de
+France, M. le baron de Talleyrand, vint m'annoncer un matin que la reine
+désirait que je fisse les portraits de ses deux filles aînées, ce que je
+commençai tout de suite. Sa Majesté s'apprêtait à partir pour Vienne où
+elle allait s'occuper de marier ces princesses. Je me souviens qu'à son
+retour elle me dit: «J'ai fait un heureux voyage; je viens de conclure
+deux mariages pour mes filles avec un grand bonheur.» L'aînée en effet
+épousa peu de temps après l'empereur d'Autriche, François II, et la
+seconde, qui se nommait Louise, le grand duc de Toscane. Cette dernière
+était fort laide, et tellement grimacière, que je ne voulais pas finir
+son portrait. Elle est morte quelques années après son mariage.
+
+Lorsque la reine fut partie, je peignis aussi le prince royal. L'heure
+de mes séances à la cour était midi, et pour m'y rendre il me fallait
+suivre le chemin de Chiaja, au moment de la plus grande chaleur. Les
+maisons qui sont bâties à gauche et qui font face à la mer, étant
+peintes en blanc _pur_, le soleil y donnait avec une telle force que
+j'en étais aveuglée. Pour sauver mes yeux j'imaginai de mettre un voile
+vert, ce que je n'avais vu faire encore à personne, et devait paraître
+assez singulier, car on n'en portait que de blancs ou de noirs; mais
+quelques jours après je vis quantité d'Anglaises m'imiter, et les voiles
+verts furent à la mode[11].
+
+À cette même époque je commençai le portrait de Paësiello. Tout en me
+donnant séance, il composait un morceau de musique, qu'on devait
+exécuter pour le retour de la reine, et j'étais charmée de cette
+circonstance qui me faisait saisir les traits du grand musicien au
+moment de l'inspiration.
+
+J'avais quitté mon cher hôtel de Maroc, parce qu'après avoir admiré tout
+le jour il faut pourtant bien dormir la nuit, et qu'il m'était
+impossible d'y fermer l'oeil. Les voitures allaient et venaient sans
+cesse sur le chemin de Chiaja jusqu'à la grotte de Pausilippe, où l'on
+fait souvent de mauvais soupers dans les cabarets. Ce bruit, que
+j'entendais toutes les nuits, me fit enfin déserter. J'allai m'établir
+dans un joli cazin baigné par la mer, dont les vagues venaient se briser
+sous mes fenêtres. J'étais enchantée; ce bruit rond et léger me berçait
+délicieusement; mais hélas! huit jours après il survint un orage
+affreux, une tempête si violente, que les vagues furieuses montaient
+jusque dans mon appartement. J'en étais inondée, et la crainte d'une
+récidive me fit quitter ce charmant cazin, à mon grand regret. À la
+vérité, entre le mur et cette maison, il y avait une place sur laquelle
+les voitures élégantes, les mêmes voitures qui m'empêchaient de dormir à
+Chiaja, venaient stationner, pour ce qu'on appelle à Naples _faire
+heure_. Mais cela m'était peu incommode. Je me rappelle que le jour de
+mon départ la propriétaire ouvrit une armoire dans laquelle j'avais
+serré mon linge, et se mit à écrire mon nom sur toutes les planches;
+comme je lui demandai le motif de ce qu'elle faisait, elle me répondit
+gracieusement qu'elle était fière d'avoir logé madame Lebrun, et qu'elle
+voulait que tout le monde le sût.
+
+Après avoir quitté cette maison, j'allai en louer une tout près de la
+ville, et je m'y installai la veille de Noël. Dès le soir même, comme
+j'allais me mettre au lit, je suis tout à coup assourdie par des pétards
+sans nombre; les jeunes garçons qui les tiraient en jetaient dans ma
+cour, dans mes fenêtres; ce train-là dura trois jours et trois nuits. En
+outre, j'étais gelée dans cet appartement. Je faisais alors le portrait
+de Paësiello, qui soufflait dans ses doigts ainsi que moi; pour nous
+réchauffer, je fis faire du feu dans mon atelier; mais comme on s'occupe
+bien plus en Italie d'obtenir de la fraîcheur que de la chaleur, les
+cheminées sont si mal soignées que la fumée nous étouffait. Les yeux de
+Paësiello en pleuraient, les miens aussi; et je ne conçois pas comment
+j'ai pu finir son portrait.
+
+Paësiello, à cette époque, faisait les délices de l'Italie. J'allais
+fort souvent au grand Opéra, dans la loge de la comtesse Scawronski.
+J'assistai à la premier représentation de _Nina_, qui bien certainement
+est un chef-d'oeuvre; mais tel est l'effet de la première impression
+reçue, que la musique de Paësiello, toute belle qu'elle était, ne me
+faisait pas autant de plaisir que celle de Dalayrac; il faut dire aussi
+que madame Dugazon n'était point là pour jouer _Nina_. Le théâtre de
+Saint-Charles, où se donnait cet opéra et les autres, est, je crois, le
+plus vaste de l'Europe. Je m'y suis trouvée le jour de la fête de la
+reine; il était alors magnifiquement éclairé, totalement rempli de
+monde, et ce coup d'oeil me parut superbe. Je me souviens d'avoir ri ce
+jour-là d'une méprise assez plaisante. J'aperçus près de nous la baronne
+de Talleyrand, chez laquelle je n'avais pas été depuis quelque temps, et
+je voulus lui faire ma visite dans sa loge; la comtesse me dit alors:
+«Elle éprouve un grand chagrin, l'ambassadrice; elle a perdu Rigi.»
+Pensant qu'il s'agissait d'un ami, je me décide d'autant plus à l'aller
+trouver; j'y vais. Je suis en effet frappée du changement de son visage,
+et je lui vois un air si triste que je commence à croire qu'un de ses
+enfans est mort. Je lui dis donc combien je prenais part à son
+affliction, et lui demande si c'était l'aîné. À ces mots, malgré son
+chagrin, elle se mit à rire: c'était son chien qu'elle venait de perdre.
+
+Un de mes grands plaisirs était d'aller me promener sur le beau coteau
+de Pausilippe, sous lequel est placée la grotte du même nom, qui est un
+magnifique ouvrage d'un mille de longueur, et qu'on voit bien avoir été
+fait par les Romains. Cette côte de Pausilippe est couverte de maisons
+de campagne, de cazins, de prairies et de très beaux arbres, autour
+desquels des vignes s'entrelacent en guirlandes. C'est là qu'est placé
+le tombeau de Virgile, sur lequel on prétend qu'il pousse des lauriers;
+mais je n'en ai point vu. Les soirs j'allais sur les bords de la mer;
+j'y conduisais souvent ma fille, et nous y restions quelquefois assises
+ensemble jusqu'au lever de la lune, jouissant de ce bon air et de cette
+superbe vue, ce qui la reposait de ses études journalières; car j'avais
+résolu, tout en courant le monde, de soigner son éducation autant qu'il
+serait possible, et je lui avais donné à Naples des maîtres d'écriture,
+de géographie, d'italien, d'anglais et d'allemand. Elle préférait cette
+dernière langue à toutes les autres, et montrait dans ses diverses
+études une intelligence remarquable. Elle annonçait aussi quelques
+dispositions pour la peinture; mais sa récréation favorite était de
+composer des romans. Je la trouvais, en revenant de passer mes soirées
+dans le monde, une plume à la main, et une autre sur son bonnet; je
+l'obligeais alors à se mettre au lit; mais il n'était pas rare qu'elle
+se relevât la nuit pour achever un chapitre; et je me souviens très bien
+qu'à l'âge de neuf ans elle a écrit à Vienne un petit roman remarquable
+par les situations autant que par le style.
+
+Me trouvant en Italie, on imagine bien que je n'avais point négligé de
+lui donner un maître de musique. Je prenais moi-même des leçons de ce
+maître, qui montrait à merveille, mais qui était bien le plus grand
+poltron que j'aie rencontré de mes jours. Il nous entretenait sans cesse
+de ses frayeurs. Comme il ne venait chez moi qu'à sept heures du soir,
+il retournait chez lui à neuf, heure à laquelle tout le monde étant au
+spectacle, les rues de Naples sont fort désertes, sans excepter la rue
+de Tolède, qui, dans le jour, est la plus bruyante de toutes. Le pauvre
+homme me disait un soir: «J'ai eu terriblement peur hier; j'ai rencontré
+un homme dans la rue de Tolède; heureusement j'ai pris l'autre côté, et
+j'ai pressé le pas.» Deux jours après il revenait: «Dieu! que j'ai eu
+peur! je me suis trouvé avec deux hommes dans la rue de Tolède; je n'ai
+eu que le temps de passer au milieu et de m'enfuir à toutes jambes.»
+Enfin une autre fois il me dit: «J'ai eu bien plus peur vraiment,
+j'étais seul, tout seul, dans la rue de Tolède.»
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Je retourne à Rome.--La reine de Naples.--Je reviens à Naples.--La fête
+de la madone de l'Arca.--La fête du pied de la Grotte.--La
+Solfatara.--Pouzol.--Le cap Mysène.--Portrait de la reine de
+Naples.--Caractère de cette princesse.--Le Napolitain.--Vol d'un
+lazzaroni.--Mon retour à Rome.--Mesdames de France, tantes de Louis XVI.
+
+
+Tous les portraits que j'avais entrepris à Naples étant finis, je
+retournai à Rome; mais à peine y étais-je arrivée, que la reine de
+Naples s'y arrêta en revenant de Vienne. Comme je me trouvais sur son
+passage dans la foule, elle m'aperçut, vint à moi, et me pria avec toute
+la grâce imaginable de revenir à Naples pour y faire son portrait. Il me
+fut impossible de refuser, et je ne tardai pas à me remettre en route.
+
+Ce qui me consolait de toutes ces allées et venues, c'est qu'il me
+restait encore à voir plusieurs choses curieuses dans ce beau pays. Le
+chevalier Hamilton se plaisait à m'en faire les honneurs. Et dès que je
+fus de retour, il s'empressa de me conduire à la fête de la madone de
+l'Arca, qui par son originalité se distingue de toutes les fêtes de
+village. La place de l'église était couverte de marchands de gâteaux ou
+d'images de la Vierge et de groupes d'habitans, venus des cantons
+voisins, dont les divers costumes étaient richement brodés d'or. Tous
+portaient des thyrses en haut desquels était placée l'image de la
+madone, ce qui rappelait les fêtes antiques. Toutefois, cette foule, au
+lieu de nous donner le spectacle d'une bacchanale, entra dévotement dans
+l'église pour y entendre la messe. Le chevalier Hamilton, madame Hart et
+moi, nous étions placés près d'une petite chapelle où se voyait un
+tableau de la Vierge, noir comme de l'encre. De minute en minute, des
+paysans et des paysannes venaient s'agenouiller devant cette Vierge, et
+solliciter quelque faveur ou rendre grâce pour celles qu'ils avaient
+reçues. Ils exprimaient tous leurs voeux d'une voix si haute, que nous
+entendions les demandes de chacun. Nous vîmes d'abord un homme beau
+comme une statue grecque, le cou nu, qui remerciait la Vierge d'avoir
+guéri son enfant. Il avait placé cet enfant sur l'autel en face du
+tableau; quand il eut fini sa prière, il le reprit et partit heureux.
+Après lui, vint une femme qui grondait avec fureur la madone de ce que
+son mari la maltraitait. J'étouffais de rire; mais le chevalier me dit
+de tout faire pour me contraindre, qu'autrement je serais fort
+maltraitée moi-même. Il vint ensuite deux jeunes filles, qui se mirent à
+genoux en demandant des maris. Enfin, les solliciteurs se succédèrent
+pendant une heure de la manière la plus plaisante. Dès que chacun d'eux
+avait parlé, on sonnait du milieu de l'église une clochette qui leur
+annonçait vraisemblablement que la prière était exaucée; car ils s'en
+allaient tous l'air content.
+
+Après la messe, toutes ces bonnes gens se réunirent sur la place de
+l'église pour y danser la tarentelle; c'est là seulement qu'on peut
+prendre l'idée de cette danse: ce que j'avais vu jusqu'alors n'en était
+qu'une faible copie. Ils commencent par former de grands ronds au milieu
+desquels la tarentelle se danse, au bruit du tambour de basque et de
+longues guitares à trois cordes dont ils tirent des sons vifs et
+harmonieux. On ne saurait décrire ni l'activité, ni l'expression
+d'amour, qu'offrent tous leurs mouvemens; aucune danse ne ressemble à
+cela.
+
+Nous restâmes jusqu'à la fin de la fête, et nous vîmes, en retournant à
+Naples, les hauteurs couvertes de femmes, dont les unes jouaient du
+tambour de basque et les autres dansaient le thyrse à la main: c'était
+un spectacle charmant.
+
+J'assistai aussi à une autre fête beaucoup plus célèbre que celle dont
+je viens de parler; c'est la fête du _Pied de Grotte_. Elle est ainsi
+nommée d'après la tradition qui raconte qu'un jour un ermite, retiré au
+fond de cette grotte, eut une vision dans laquelle la Vierge lui apparut
+et lui ordonna de faire bâtir une chapelle dans cet endroit. Le prêtre
+en ayant instruit les habitans du canton, la chapelle fut aussitôt
+bâtie; et tous les ans la famille royale s'y rend en grande cérémonie
+pour y faire sa prière. Les chevau-légers, le régiment de la reine,
+celui du roi, enfin toutes les troupes, s'y trouvent rassemblées, ainsi
+que toute la noblesse en grand gala, et une multitude prodigieuse de
+gens du peuple. Les cochers qui mènent la famille royale sont coiffés de
+perruques à trois marteaux, ou à la Louis XIV. Cette fête est tellement
+en vénération, que les habitans des petits pays dépendans du royaume de
+Naples, font mettre sur les contrats de mariage que l'on mènera leurs
+filles une fois à la fête de la Vierge du _Pied de Grotte_.
+
+J'allai voir, avec M. Amaury Duval et M. Sacaut[12], la Solfatare, qui
+est encore brûlante. C'était au mois de juin, en sorte que le soleil
+dardait sur notre tête, tandis que nous marchions sur du feu. De ma vie
+je n'ai autant souffert de la chaleur. Pour comble de malheur, j'avais
+ma fille avec moi; je la couvrais de ma robe, mais ce secours était si
+faible, que je tremblais à chaque instant de la voir tomber sans
+connaissance. Elle me dit plusieurs fois: «Maman, on peut mourir de
+chaud, n'est-ce pas?» Alors, Dieu sait si j'étais au désespoir de
+l'avoir emmenée. Enfin, nous aperçûmes sur la hauteur une espèce de
+chaumière, dans laquelle il nous fut permis, grâce au ciel, de nous
+reposer. La chaleur nous avait tellement suffoqués, qu'aucun de nous ne
+pouvait ni agir, ni parler. Au bout d'un quart d'heure, M. Duval se
+rappela qu'il avait une orange dans sa poche, ce qui nous fit pousser un
+cri de joie; car cette orange était la manne dans le désert.
+
+Quand nous fûmes tout-à-fait remis, nous descendîmes à Pouzol. C'était
+un dimanche, les habitans étaient en habits de fête; je me rappelle
+encore un jeune homme, les cheveux bouclés et tellement poudrés, que son
+énorme catogan avait blanchi son habit de taffetas bleu de ciel; sa
+veste était couleur de rose fanée; il portait un gros bouquet à sa
+boutonnière; enfin, c'était tout-à-fait le beau Léandre de la parade
+française, et il avait un air si important, si content de lui-même,
+qu'il me fit beaucoup rire.
+
+Nous traversâmes toute la ville pour aller dîner au bord de la mer, où
+l'on nous servit d'excellens poissons. L'amphithéâtre de Pouzol,
+quoiqu'il soit en ruines, est encore fort curieux à voir. Il y reste
+quelques gradins placés en face de la mer, devant de grands rochers
+creux, et l'on prétend que c'était dans ces antres que les acteurs
+anciens jouaient les tragédies avec des masques caractéristiques et des
+porte-voix. Après le dîner, nous prîmes une barque qui nous conduisit au
+promontoire de Mysène. Là, nous foulions aux pieds des morceaux brisés
+des marbres les plus précieux; car Mysène a été détruite de fond en
+comble par les Lombards et les Sarrazins: il n'y reste que le grand
+souvenir de Pline.
+
+Que de lieux de délices ne sont plus maintenant que des lieux de mort!
+Bayes! si renommé chez les Romains qui venaient y prendre les eaux,
+Bayes n'est plus qu'un amas de ruines informes sur lesquelles plane un
+air infect; aussi le rivage de cette mer est-il désert. On voit encore à
+Bayes les restes de trois temples, celui de Vénus, de Mercure et de
+Diane, dont les eaux du lac Averne couvrent aujourd'hui les
+soubassemens. Mais il ne reste pas même de vestiges de ces palais
+magnifiques, de ces belles terrasses: la mer a tout englouti.
+
+Sitôt que j'avais été de retour à Naples, j'avais commencé le portrait
+de la reine; bien loin qu'il m'arrivât le même inconvénient qu'avec
+Paësiello, il faisait alors si cruellement chaud, qu'un jour qu'elle me
+donnait séance, nous nous endormîmes toutes deux. Je prenais plaisir à
+faire ce portrait. La reine de Naples, sans être aussi jolie que sa soeur
+cadette, la reine de France, me la rappelait beaucoup; son visage était
+fatigué, mais l'on pouvait encore juger qu'elle avait été belle; ses
+mains et ses bras surtout étaient la perfection pour la forme et pour le
+ton de la couleur des chairs. Cette princesse, dont on a dit et écrit
+tant de mal, était d'un naturel affectueux et très simple dans son
+intérieur; sa générosité était vraiment royale: le marquis de Bombelles,
+ambassadeur à Venise en 1790, fut le seul ambassadeur français qui
+refusa de prêter serment à la Constitution; la reine ayant appris que,
+par cette conduite noble et courageuse, M. de Bombelles, père d'une
+famille nombreuse, était réduit à la position la plus cruelle, lui
+écrivit de sa propre main une lettre de félicitation. Elle ajoutait que
+tous les souverains devant se regarder comme solidaires en
+reconnaissance pour les sujets fidèles, elle le priait d'accepter une
+pension de douze mille francs[13]. Outre ce trait, j'en connais
+plusieurs autres qui font honneur à son coeur: elle aimait à soulager la
+misère, elle ne craignait pas de monter au cinquième étage pour secourir
+des malheureux, et j'ai su positivement que ses bienfaits ont sauvé de
+la prison, de la mort peut-être, une mère de famille et quatre enfans
+dont le père venait de faire banqueroute. Voilà cette soi-disant mégère
+contre qui, sous Bonaparte, on exposait, dans les rues de Paris, les
+gravures les plus infâmes et les plus obscènes. Il fallait bien la
+calomnier, on voulait sa couronne. On sait qu'elle fut trahie par ceux
+mêmes qu'elle avait toujours honorés de son amitié et de sa confiance.
+La femme qu'elle affectionnait le plus correspondait avec le conquérant
+qui parvint enfin, par de viles menées, à détrôner la soeur de
+Marie-Antoinette, pour mettre à sa place madame Murat.
+
+La reine de Naples avait un grand caractère et beaucoup d'esprit. Elle
+seule portait tout le fardeau du gouvernement. Le roi ne voulait point
+régner; il restait presque toujours à Caserte, occupé de manufactures,
+dont les ouvrières, disait-on, lui composaient un sérail.
+
+La reine ayant appris que je m'apprêtais à retourner à Rome, me fit
+demander, et me dit: «J'ai bien du regret que Naples ne puisse vous
+retenir.» Alors elle m'offrit son petit cazin au bord de la mer, si je
+voulais rester; mais je brûlais de revoir encore Rome, et je refusai
+avec toute la reconnaissance que m'inspirait tant de bonté. Enfin, après
+qu'elle m'eut fait payer magnifiquement, lorsque j'allai prendre un
+dernier congé, elle me remit une belle boîte de vieux laque qui
+renfermait son chiffre entouré de très beaux brillans. Ce chiffre vaut
+dix mille francs; mais je le garderai toute ma vie.
+
+Tout magnifique que soit le pays que j'allais quitter, il n'aurait pas
+été dans mon goût d'y passer ma vie. Selon moi, Naples doit être vue
+comme une lanterne magique ravissante, mais pour y fixer ses jours, il
+faut s'être fait à l'idée, il faut avoir vaincu l'effroi qu'inspirent
+les volcans; quand on songe que tout ce qui habite les lieux d'alentour
+vit dans l'attente ou d'une éruption, ou d'un tremblement de terre, sans
+parler de la peste, qui pendant les chaleurs existe à deux ou trois
+lieues de là. En outre, les lacs où l'on met rouir le lin produisent un
+air infect qui donne aux habitans de ces belles campagnes la fièvre et
+la mort. Tous ces inconvéniens sont graves, on en conviendra; mais
+aussi, s'ils n'existaient pas, qui ne voudrait habiter ce délicieux
+climat?
+
+Le chevalier Hamilton, qui, depuis près de vingt ans, était ambassadeur
+d'Angleterre à Naples, connaissait parfaitement les moeurs et les usages
+de la haute société de cette ville. Ce qu'il m'en rapportait, je
+l'avoue, était peu favorable à la noblesse napolitaine, mais, depuis
+cette époque, sans douter, tout a beaucoup changé. Il me contait sur les
+plus grandes dames mille histoires, que je m'abstiens de répéter, comme
+trop scandaleuses. Selon lui, les Napolitaines étaient d'une ignorance
+surprenante; elles ne lisaient rien, quoiqu'elles fissent semblant de
+lire; car un jour étant arrivé chez l'une d'elles, et lui trouvant un
+livre à la main, il reconnut, en s'approchant, que la dame tenait ce
+livre sens dessus dessous. Privées de toute espèce d'instruction,
+plusieurs d'entre elles, selon lui, ne savaient pas qu'il existât un
+autre pays que Naples, et leur unique occupation était l'amour qui, pour
+elles, changeait souvent d'objet.
+
+Ce dont j'ai pu juger par moi-même, c'est que les dames napolitaines
+gesticulent beaucoup en parlant. Elles ne font d'autre exercice que
+celui de se promener en voiture, jamais à pied. Tous les soirs elles
+sont au spectacle et reçoivent leurs visites dans leur loge; comme elles
+n'écoutent que _l'aria_, c'est là que s'établissent les conversations
+d'une manière beaucoup moins confortable, selon moi, que dans un salon.
+
+Les gens de la basse classe, à Naples, poussent au dernier degré
+l'exagération dans leurs cris et dans leurs gestes. J'ai vu un jour
+passer sous mes fenêtres, à Chiaja, l'enterrement d'un homme du peuple,
+que suivaient les amis et connaissances du mort; hommes et femmes
+gémissaient de la façon la plus lamentable. Une femme surtout (c'était
+la veuve) poussait des cris affreux en se tordant les bras. Un pareil
+désespoir me faisait peur et pitié; mais on m'assura que ces cheveux
+épars et ces hurlemens étaient d'usage.
+
+Un enterrement bien plus touchant que j'ai vu à la _Torre del Greco_,
+c'était celui d'un jeune enfant que l'on portait dans sa bierre, très
+paré et le visage découvert; on lui jetait des fleurs et des dragées des
+fenêtres sous lesquelles il passait, et je ne puis dire combien ce
+spectacle serrait le coeur.
+
+Si l'on veut juger toute l'expression des visages napolitains, il faut
+aller sur le chemin qui conduit à l'église de Saint-Janvier, le jour que
+s'opère le miracle de la sainte ampoule. Les habitans de Naples et des
+environs se rendent en foule sur ce chemin, où les voitures stationnent
+à droite et les piétons à gauche. Le désir, l'impatience, se peignaient
+d'une manière si étrange sur tous ces visages, attendu que le miracle
+tardait un peu, qu'il m'en prenait envie de rire, quand heureusement on
+vint me dire de rester calme, si je ne voulais pas me faire lapider par
+la multitude. Enfin le miracle s'opère; il est annoncé; alors on ne voit
+plus une figure qui ne peigne la joie, le ravissement avec une telle
+vivacité, une telle véhémence, qu'il est impossible de décrire ce
+tableau.
+
+La partie de la population napolitaine la plus curieuse à observer, ce
+sont les lazzaroni. Ces gens ont simplifié la vie, au point de se passer
+de logement et presque de nourriture; car ils n'ont d'autre habitation
+que les marches des églises, et leur frugalité égale leur paresse, ce
+qui n'est pas peu dire. On les trouve étendus à l'ombre des murs ou sur
+les bords de la mer. À peine sont-ils vêtus, et leurs enfans sont tous
+nus jusqu'à l'âge de douze ans. J'étais d'abord un peu scandalisée et
+fort effrayée de les voir jouer ainsi sur le quai de Chiaja, où passent
+continuellement des voitures; car ce chemin est la promenade accoutumée
+de tout le monde à Naples, et même celle des princesses.
+
+La misère des lazzaroni ne les porte pas à se faire voleurs; ils sont
+peut-être trop paresseux pour cela, surtout ayant besoin de si peu de
+chose pour vivre. La plupart des vols se commettent à Naples par les
+domestiques de louage, qui sont, en général, de forts mauvais sujets, le
+rebut de toutes les grandes villes des différentes nations. Je n'ai
+entendu parler, pendant mon séjour, que d'un seul vol, commis par un
+lazzaroni, et l'on peut dire qu'il porte un caractère de retenue qui
+équivaut à l'innocence. Le baron de Salis, un jour qu'il donnait un
+grand dîner, se rendait à sa cuisine; comme il descendait doucement
+l'escalier, il s'arrêta à la vue d'un homme qui, se croyant seul,
+s'approche du pot-au-feu, y prend un morceau de boeuf et l'emporte. Le
+baron s'était contenté de le suivre des yeux; car toute son argenterie
+était étalée sur une table; le lazzaroni l'avait très bien vue, et
+pourtant le pauvre homme bornait son larcin au morceau de boeuf qu'il
+emportait.
+
+Je fis mes adieux à cette belle mer de Naples, à ce charmant coteau de
+Pausilippe, à ce terrible Vésuve, et je partis pour revoir une troisième
+fois ma chère Rome, et pour admirer encore Raphaël dans toute sa gloire.
+Là j'entrepris de nouveau un grand nombre de portraits, ce qui me
+satisfaisait médiocrement, à dire vrai. J'avais regretté à Naples, et je
+regrettais surtout à Rome de ne pas employer mon temps à faire quelques
+tableaux dont les sujets m'inspiraient. On m'avait nommé membre de
+toutes les académies de l'Italie, ce qui m'encourageait à mériter des
+distinctions aussi flatteuses, et je n'allais rien laisser dans ce beau
+pays qui pût ajouter beaucoup à ma réputation. Ces idées me revenaient
+souvent en tête; j'ai plus d'une esquisse dans mon portefeuille, qui
+pourraient en fournir la preuve; mais, tantôt le besoin de gagner de
+l'argent, puisqu'il ne me restait pas un sou de tout ce que j'avais
+gagné en France; tantôt la faiblesse de mon caractère, me faisait
+prendre des engagemens, et je me séchais à la portraiture. Il en résulte
+qu'après avoir dévoué ma jeunesse au travail, avec une constance, une
+assiduité, assez rares dans une femme, aimant mon art autant que ma vie,
+je puis à peine compter quatre ouvrages (portraits compris) dont je sois
+réellement contente.
+
+Plusieurs des portraits que je fis néanmoins pendant mon dernier séjour
+à Rome me procurèrent quelques satisfactions, entre autres, celle de
+revoir Mesdames de France, tantes de Louis XVI, qui, dès qu'elles furent
+arrivées, me firent venir et me demandèrent de les peindre. Je
+n'ignorais pas qu'une femme artiste, qui s'est toujours montrée mon
+ennemie, je ne sais pourquoi, avait essayé, par tous les moyens
+imaginables, de me noircir dans l'esprit de ces princesses; mais
+l'extrême bonté avec laquelle elles me traitèrent m'assura bientôt du
+peu d'effet qu'avaient produit ces viles calomnies. Je commençai par
+faire le portrait de madame Adélaïde; je fis ensuite celui de madame
+Victoire.
+
+Cette princesse, en me donnant sa dernière séance, me dit: «Je reçois
+une nouvelle qui me comble de joie; car j'apprends que le roi est
+parvenu à sortir de France, et je viens de lui écrire, en mettant
+seulement sur l'adresse: _À Sa Majesté le roi de France_. On saura bien
+le trouver,» ajouta-t-elle en souriant.
+
+Je rentrai chez moi bien contente, et j'annonçai cette heureuse nouvelle
+à la gouvernante de ma fille, qui pensait comme moi; mais dans la soirée
+nous entendîmes chanter mon domestique, homme très morose, qui ne
+chantait jamais, et que nous connaissions pour être révolutionnaire.
+Nous nous disons aussitôt: «Il est arrivé quelque malheur au roi!» ce
+qui ne nous fut que trop confirmé le lendemain, quand nous apprîmes
+l'arrestation à Varennes, et le retour à Paris. La plupart de nos
+domestiques étaient vendus aux jacobins pour nous épier, ce qui peut
+expliquer comment ils étaient mieux instruits que nous de tout ce qui se
+passait en France; d'ailleurs beaucoup d'entre eux allaient attendre
+l'arrivée du courrier, qui leur en disait beaucoup plus que nous n'en
+apprenions par nos lettres.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+Je quitte Rome.--La cascade de Terni.--Le cabinet de Fontana à
+Florence.--Sienne.--Sa cathédrale.--Parme.--Ma sibylle.--Mantoue.--Jules
+Romain.
+
+
+Je quittai Rome le 14 avril 1792. En montant en voiture, je pleurais
+amèrement. J'enviais le sort de tous ceux qui restaient, et sur la
+route, je ne pouvais rencontrer des voyageurs sans m'écrier: «Ils sont
+bien heureux ceux-ci, ils vont à Rome!»
+
+J'allai coucher le premier jour à _Civita-Castellana_. En sortant de
+cette ville, le lendemain, nous vîmes de superbes rochers, puis nous
+entrâmes dans des gorges de montagnes où nous marchions au milieu des
+précipices; en tout, ce pays me parut le plus triste du monde. Il n'en
+fut pas de même du chemin qui conduit à Narni; ce chemin est délicieux,
+des vallons remplis de vignes en berceaux, des haies de genêts et de
+chèvre-feuilles en fleurs; tout cela réjouissait les yeux. Plus loin, à
+la vérité, nous retrouvâmes des montagnes de l'aspect le plus austère et
+le plus sauvage, dont les cyprès et quelques vieux pins font le
+principal ornement. Ces rochers nous enveloppèrent jusqu'à _Narni_; mais
+à peine a-t-on traversé cette ville, dont l'aspect est très pittoresque,
+que l'on jouit du plus magnifique coup d'oeil. La scène a complètement
+changé: la route plonge sur la plus belle et la plus riche vallée, où
+s'étend à perte de vue une rivière bordée de peupliers; de la hauteur où
+nous étions, cette rivière semblait un petit ruisseau argenté, tant
+l'espace à travers lequel elle serpente est immense. Des monts lointains
+terminent l'horizon; le soleil couchant éclairait leurs cimes, ce qui
+produisait un effet enchanteur. Nous passâmes devant trois grandes croix
+noires qui se détachaient sur le fond dont je parle, et dont l'immensité
+donnait à ces monumens religieux un tel caractère, qu'ils me firent
+éprouver une sensation indicible. La seule chose que je puisse
+regretter, après avoir parcouru cette belle route, c'est de n'avoir pas
+vu le pont d'Auguste, que mon voiturin, très mauvais _cicerone_,
+négligea de me faire remarquer.
+
+Nous côtoyâmes cette superbe vallée jusqu'à Terni, où nous couchâmes, et
+le lendemain matin, quoique le temps fût très couvert, je voulus gravir
+la montagne pour aller voir la fameuse cascade. Je partis avec ma fille,
+deux ânes, Germain, et deux petits bonshommes qui nous montraient le
+chemin. Brunette, une baguette à la main, ne cessait de fouetter son âne
+et le mien, en sorte que, perçant le brouillard du matin, nous ne
+tardâmes pas à arriver sur le plateau qui mène à la cascade. Là nous
+nous reposâmes sur un beau gazon enrichi de fleurs et d'arbres divers.
+Une seule petite maison, un troupeau, un berger, c'est tout ce que nous
+trouvâmes dans ce lieu charmant, où l'on respire l'air le plus pur en
+jouissant de la plus belle vue du monde. J'aurais bien désiré avoir là
+ma chaumière; je m'y plaisais tant! Il n'en fallut pas moins continuer
+notre chemin pour aller voir la cascade. En traversant une roche coupée,
+nous approchâmes de ce large torrent dont la chute est si imposante;
+ensuite nous entrâmes dans un petit pavillon carré pour voir sous un
+autre aspect cette masse d'eau qui tombe bouillonnante, et dont la
+vapeur nous environnait. Ensuite nous descendîmes dans la grotte antique
+où jadis passait la cascade. On ne peut rien voir d'aussi curieux que
+les différentes pétrifications qui s'y trouvent; elles ressemblent en
+grand à celles que l'on observe à Tivoli. Je dessinai l'entrée si
+pittoresque de cette grotte, et je m'emparai de quelques petits morceaux
+pétrifiés.
+
+Ma curiosité sur la cascade n'étant pas encore satisfaite, et le temps
+se trouvant favorable, car le soleil commençait à percer les nuages, je
+descendis au bord de la rivière, formée par cet énorme torrent, pour
+jouir d'un point de vue dont mon imagination s'était flattée; j'espérais
+voir en face la chute d'eau, mais je ne la vis qu'en partie. Il est vrai
+que j'en fus dédommagée par le spectacle qu'offre cette grande nappe du
+bas, et le chemin qui y conduit. À gauche étaient des rochers ornés et
+nuancés par mille arbustes en fleurs; à droite, sur la rivière courante,
+de petites îles garnies d'arbres légers, qui forment des bocages
+charmans. Toutes ces îles sont séparées par des cascades multipliées,
+dont l'eau ruisselait et brillait comme des diamans au soleil, qui avait
+alors tout son éclat. Il était midi, et la chaleur était si forte que,
+lorsqu'il nous fallut remonter les rochers pour aller retrouver nos
+ânes, que nous avions laissés à trois milles de là, j'étais anéantie de
+fatigue. Brunette n'en pouvait plus; enfin nous parvînmes à rejoindre
+nos montures qui nous rapportèrent à Terni pour dîner.
+
+Les campagnes de Terni sont riches et belles, la ville est bien bâtie;
+mais, soit dans les églises, soit ailleurs, je n'ai rien trouvé de bien
+remarquable, sinon les restes des fondations d'un grand temple antique.
+
+Je ne restai qu'un jour à Terni. Le lendemain, nous passâmes la Somma,
+une des plus hautes montagnes des Apennins. Je me rappelle qu'en la
+descendant, nous vîmes dans une tour, près du chemin, plusieurs bergères
+qui chantaient en choeur une musique suave et délicieuse; ces bonnes
+fortunes ne sont pas rares en Italie.
+
+Le soir j'arrivai à Spolète, et j'allai voir le lendemain l'Adoration
+des Rois, grande composition de Raphaël: ce tableau, n'étant pas
+terminé, indique parfaitement la méthode du divin maître: Raphaël
+peignait d'abord les têtes et les mains; quant à ses draperies, il en
+essayait d'abord les tons avant de les terminer.
+
+On voit sur la montagne, à Spolète, le temple de la Concorde, dont les
+beaux fragmens antiques sont arrangés avec symétrie les uns sur les
+autres. Les colonnes, leurs chapiteaux, sont du plus beau travail grec.
+On voit aussi dans cette ville un superbe aqueduc d'une hauteur immense.
+
+Après Spolète, nous allâmes à Trévi, à Cétri, puis nous nous arrêtâmes à
+Foligno. Là, je trouvai encore un tableau de Raphaël, un des plus beaux
+et des plus originaux qu'il ait faits; il représente la Vierge sur des
+nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. L'enfant est plein de
+naïveté et semble en relief; la Vierge est d'une noblesse du plus grand
+style; le saint Jean, le cardinal placé à gauche, sont peints
+tout-à-fait dans le genre de Vandick, et les autres figures sont aussi
+d'une grande vérité.
+
+Comme j'arrivais à Perruge, qui est une belle et célèbre ville, où il
+reste quelques fortifications et quelques tombeaux antiques, on me
+décida à aller voir le combat d'un taureau contre des chiens. Ce
+spectacle, qui n'a lieu que tous les cinq ou six ans en mémoire d'une
+sainte, se donne dans une espèce d'arène, à la manière des anciens; je
+puis dire qu'il ne me réjouit pas du tout.
+
+En sortant de Perruge, on trouve des campagnes charmantes, que nous
+traversâmes pour aller dîner en face du lac Trasimène; puis, nous
+allâmes à _Cise_, où l'on voit sur la montagne une grande forteresse
+surmontée d'une tour, et plus haut encore, tout-à-fait sur la cime, une
+abbaye; enfin, à _la Combuccia_, Arezzo, Levane et Pietre-Fonte, pour
+arriver à Florence.
+
+Ce fut pour moi une grande jouissance, dès que je me retrouvai dans
+cette ville, d'aller revoir tant de chefs-d'oeuvre auxquels je n'avais pu
+donner qu'un coup d'oeil en passant pour aller à Rome. J'entrepris
+aussitôt une copie du portrait de Raphaël, que je fis _avec amour_,
+comme disent les Italiens, et qui depuis, n'a jamais quitté mon atelier.
+
+Un souvenir de Florence qui m'a poursuivie bien long-temps, est celui de
+la visite que je fis alors au célèbre Fontana. Ce grand anatomiste,
+comme on sait, avait imaginé de représenter jusque dans les moindres
+détails, l'intérieur du corps humain, dont toutes les parties sont si
+ingénieuses et si sublimes. Il me fit voir son cabinet, qui était rempli
+de pièces d'anatomie, faites en cire couleur de chair. Ce que j'observai
+d'abord avec admiration, ce sont tous les ligamens presque
+imperceptibles qui entourent notre oeil, et une foule d'autres détails
+particulièrement utiles à notre conservation ou à notre intelligence. Il
+est bien impossible de considérer la structure du corps de l'homme, sans
+être persuadé de l'existence d'une divinité. Quoi que aient osé dire
+quelques misérables philosophes, dans le cabinet de M. Fontana il faut
+croire et se prosterner. Jusqu'ici je n'avais rien vu qui m'eût fait
+éprouver une sensation pénible; mais, comme je remarquais une femme
+couchée de grandeur naturelle, qui faisait véritablement illusion,
+Fontana me dit de m'approcher de cette figure, puis, levant une espèce
+de couvercle, il offrit à mes regards tous les intestins, tournés comme
+sont les nôtres. Cette vue me fit une telle impression, que je me sentis
+près de me trouver mal. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de
+m'en distraire, au point que je ne pouvais voir une personne sans la
+dépouiller mentalement de ses habits et de sa peau, ce qui me mettait
+dans un état nerveux déplorable. Quand je revis M. Fontana, je lui
+demandai ses conseils pour me délivrer de l'importune susceptibilité de
+mes organes.--J'entends trop, lui dis-je, je vois trop et je sens tout
+d'une lieue.--Ce que vous regardez comme une faiblesse, me répondit-il,
+c'est votre force et c'est votre talent; d'ailleurs, si vous voulez
+diminuer les inconvéniens de cette susceptibilité, ne peignez plus. On
+croira sans peine que je ne fus pas tentée de suivre son conseil;
+peindre et vivre n'a jamais été qu'un pour moi, et j'ai bien souvent
+rendu grâce à la Providence de m'avoir donné cette vue excellente, dont
+je m'avisais de me plaindre comme une sotte au célèbre anatomiste.
+
+De Florence, je me rendis à Sienne, et je n'ai jamais oublié la
+charmante soirée que j'ai passée en arrivant dans cette ville, où je ne
+suis restée que très peu de temps. Mon habitude a toujours été, dès que
+je descends dans une auberge, et que j'ai commandé mon souper, d'aller
+faire une petite course à pied, qui me délasse de la voiture. Le soleil
+allait se coucher quand je partis pour me promener dans les environs de
+Sienne, et pour reconnaître les lieux. Assez près de mon auberge,
+j'aperçois une porte ouverte, qui me laisse voir un enclos et un assez
+grand canal; je descends la marche de cette porte, et je m'assieds
+dessus pour respirer la fraîcheur, dont j'avais grand besoin. Là,
+j'entendis bientôt un concert _nature_, que les nôtres sont bien loin
+d'égaler. Divers bruits harmonieux me berçaient délicieusement; à
+gauche, c'était celui de la cascade qui alimentait le canal; puis un
+léger vent agitait les branches des énormes peupliers plantés sur le
+bord de l'eau; et mille oiseaux par leurs chants, faisaient leurs adieux
+au jour. Une pluie fine se mit à tomber à petit bruit sur les feuilles;
+mais bien loin qu'elle me fît déloger, elle me sembla si bien d'ensemble
+avec toute cette douce musique, que, pendant plus de deux heures,
+j'oubliai mon souper. La fille de l'auberge, après m'avoir cherchée
+long-temps, finit par me trouver là, et vint m'arracher à mes
+jouissances. Si les propriétaires de ce bel enclos lisent par hasard
+ceci, et qu'ils reconnaissent les lieux, je les remercie aujourd'hui du
+plaisir qu'ils m'ont procuré à leur insu.
+
+Le lendemain je fis quelques courses dans la ville, qui est très belle
+et très bien située, sur une hauteur. On y voit des palais et des
+maisons gothiques; entre autres la maison de sainte Catherine et celle
+de je ne sais quel saint. L'hôtel-de-ville renferme des peintures
+antiques; les Augustins, une fort belle bibliothèque, et la superbe
+église bâtie par Vauvitelli, où se trouvent des tableaux de Romanelli,
+de Carlo Maratte et de Pietre Pérugin; mais ce qu'on peut admirer avant
+tout, c'est la cathédrale. Cette belle église est gothique, extrêmement
+vaste, et revêtue de marbre en dedans et en dehors. Sa voûte est couleur
+d'azur, parsemée d'étoiles d'or; les vitres du haut sont toutes peintes,
+et le pavé même est remarquable en ce que les sujets de
+l'Ancien-Testament y sont tracés. Elle est ornée par douze statues en
+marbre, représentant les douze apôtres, par de belles fresques, par des
+tableaux du Calabrèse, du Pérugin, etc., et plusieurs des chapelles ont
+été décorées par le Bernin.
+
+Dès que je fus revenue à Parme, où je n'avais passé que très peu de
+jours, en allant à Rome, on m'y reçut de l'Académie, à qui je donnai une
+petite tête que je venais de faire d'après ma fille. Dans la même
+semaine j'éprouvai aussi dans cette ville une satisfaction non moins
+vive. J'emportais avec moi le tableau de la Sibylle que j'avais fait à
+Naples, d'après lady Hamilton; mon projet était de le rapporter en
+France, où je comptais alors rentrer bientôt. Comme ce tableau était
+encore fraîchement peint, en arrivant à Parme, pour qu'il ne jaunisse
+pas, je le mis au jour sous châssis, attaché seulement dans l'une de mes
+chambres. Un matin, j'étais à faire ma toilette quand on m'annonça que
+sept à huit élèves peintres venaient me faire une visite. On les fit
+entrer dans la chambre où se trouvait placée ma Sibylle, et quelques
+minutes après j'allai les y recevoir. Après m'avoir parlé de tout le
+désir qu'ils avaient eu de me connaître, ils me dirent qu'ils seraient
+heureux de voir quelques-uns de mes ouvrages.--Voici un tableau que je
+viens de finir, répondis-je en montrant la Sibylle. Tous témoignèrent
+d'abord une surprise bien plus flatteuse que n'auraient pu l'être des
+paroles; plusieurs s'écrièrent qu'ils avaient cru ce tableau fait par un
+des maîtres de leur école, et l'un d'eux se jeta à mes pieds, les larmes
+aux yeux. Je fus d'autant plus touchée, d'autant plus contente de cette
+épreuve, que ma Sibylle a toujours été un de mes ouvrages de
+prédilection. Les lecteurs, en lisant ce récit, m'accusent peut-être de
+vanité: je les supplie de réfléchir qu'un artiste travaille toute sa vie
+pour avoir deux ou trois momens pareils à celui dont je parle.
+
+Je restai quelques jours à Parme pour revoir les églises, la
+bibliothèque, le théâtre, qui est bâti par Vignola, et rappelle
+tout-à-fait l'antique; c'est grand dommage qu'il n'ait pas été plus
+soigné; quoiqu'il soit immense, il ne s'y perd pas un son. Je vis là des
+danseurs qu'on devrait appeler des _tourneurs_; car ils ne faisaient pas
+un seul pas, et ne cessèrent de tourner comme des tontons.
+
+Je visitai aussi tous les palais qu'on me dit renfermer des objets
+d'arts; dans l'un d'eux, je ne sais lequel, je vis des plafonds
+d'Allegrini admirables. Je ne pouvais contempler tant de belles
+collections particulières, sans regretter que ce beau luxe, ce luxe de
+si bon goût, n'existât point en France. On peut à peine compter à Paris
+trois ou quatre cabinets d'amateurs, et combien encore diffèrent-ils de
+ceux des seigneurs italiens!
+
+Je quittai Parme le 1er juillet 1792; la nature alors était dans toute
+sa beauté, et ma sortie de la ville m'offrit le coup d'oeil de la plus
+belle campagne qu'on puisse voir. Sans doute le beau ciel de l'Italie
+aide à la magie du spectacle; néanmoins, ces prairies à perte de vue,
+parsemées d'arbres, autour desquels la vigne grimpe en s'entrelaçant;
+ces mille ruisseaux serpentant dans de riches vallons que terminent de
+hautes montagnes ou des collines boisées; ce grand chemin bordé de
+chênes, qui souvent sont baignés par des canaux dont mille fleurs
+champêtres ornent les bords; tout cela ravirait sous quelque ciel que ce
+fût.
+
+Je voulus aller à Mantoue, qui méritait bien une visite, et comme patrie
+de Virgile, et comme aînée du Capitole, car on prétend qu'elle a été
+bâtie par les Étrusques ou Toscans, trois cents ans avant la fondation
+de Rome. Cette ville, située au milieu d'un lac formé par le Mincio, est
+grande et belle. Sa magnifique cathédrale est de Jules Romain, qui,
+comme on sait, était à la fois peintre, architecte et sculpteur. Jules
+Romain et le Primatice ont enrichi Mantoue de chefs-d'oeuvre en tout
+genre. Toutes les salles du palais ducal sont ornées par ces deux grands
+peintres et par Gonzalès. Ce palais est immense et l'un des plus riches
+que l'on puisse voir sous le rapport des arts.
+
+On vous fait voir à Mantoue la maison de Jules Romain; elle est située
+en face du palais Gonzalès, qui est construit aussi sur les dessins de
+ce célèbre maître. Il y a à Mantoue une Académie des beaux-arts et un
+musée de statues. L'église Saint-André renferme plusieurs beaux
+monumens, et la bibliothèque de nombreux manuscrits. Le palais du T. est
+aussi très remarquable par les peintures à fresque de Jules Romain et du
+Primatice. Ces fresques représentent des sujets héroïques et l'histoire
+de Psyché.
+
+Jules Romain est mort à Mantoue en 1546; mais son nom vit encore avec
+toute sa gloire dans cette ville, où il a laissé un plus grand nombre de
+chefs-d'oeuvre que partout ailleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+Venise.--M. Denon.--Le mariage du doge avec la mer.--Madame Marini.--Les
+palais.--Le Tintoret.--Paccherotti.--Improvisateur.--Le
+cimetière.--Vicence.--Padoue.--Vérone.--Les conversazione.
+
+
+Je brûlais du désir de voir Venise, où j'arrivai la veille de
+l'Ascension. Quoi qu'il m'eût été dit jusque alors sur l'aspect
+extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnèrent la juste
+idée, et j'avoue qu'il me surprit autant qu'il me charma. À la première
+vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergée; mais bientôt ces
+superbes palais, bâtis dans le style gothique, dont ces beaux canaux
+baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus
+ravissant par son originalité. J'admirai beaucoup le pont du _Rialto_
+qui est d'une seule arche de quatre-vingt-neuf pieds de longueur, et je
+me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux,
+raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garçon de
+cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-être ce pauvre enfant mourait-il de
+faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme; car sous ce
+beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde
+chantât gaiement. De même, je fus quelque temps sans m'accoutumer à
+cette quantité de barques noires qui remplacent les voitures, et dans
+lesquelles on s'embarque et l'on débarque continuellement à la porte de
+toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fût moins triste;
+mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs.
+
+M. Denon, que j'avais connu à Paris, ayant appris mon arrivée, vint me
+voir aussitôt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient
+de lui le plus aimable _cicerone_, et je me réjouis beaucoup de cette
+rencontre. Dès le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le
+canal où se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les
+membres du sénat étaient sur un bâtiment doré en dedans et en dehors,
+appelé _le Bucentaure_; mille barques dont plusieurs portaient des
+musiciens, l'entouraient. Le doge et les sénateurs étaient vêtus de noir
+et coiffés de perruques blanches à trois marteaux. Lorsque _le
+Bucentaure_ fut arrivé au lieu fixé pour la célébration du mariage, le
+doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et dans le même
+instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de
+cet hymen solennel, qui se termine par une messe.
+
+Une foule d'étrangers assistaient à cette cérémonie. Je trouvai là,
+entre autres, le prince auguste d'Angleterre, ainsi que la charmante
+princesse Joseph Monaco, qui s'apprêtait alors à retourner en France
+pour retrouver ses enfans, et que j'ai revue à Venise pour la dernière
+fois.
+
+Le soir de la fête, nous allâmes voir la lutte des gondoliers. On ne
+saurait se faire une idée de l'adresse et de l'activité de cette espèce
+d'hommes; c'est un spectacle fort amusant. Plus tard, la place
+Saint-Marc fut illuminée ainsi que la foire qui l'entoure.
+L'illumination et la foire ont lieu pendant quinze jours.
+
+Le lendemain, M. Denon me présenta à son amie, madame Marini, qui depuis
+a épousé le comte Albridgi. Elle était aimable et spirituelle. Le soir
+même, elle me proposa de me mener au café, ce qui me surprit un peu, ne
+connaissant pas l'usage du pays; mais je le fus bien davantage quand
+elle me dit: «Est-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?»
+Je répondis que j'étais venue seule avec ma fille et sa gouvernante. «Eh
+bien, reprit-elle, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir
+quelqu'un; je vais vous céder M. Denon, qui vous donnera le bras, et moi
+je prendrai le bras d'une autre personne; on me croira brouillée avec
+lui, et ce sera pour tout le temps que vous séjournerez ici; car vous ne
+pouvez pas aller sans un ami.»
+
+Tout étrange qu'était cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il
+me donnait pour guide un de nos Français les plus aimables, non sous le
+rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, même très jeune, a
+toujours été fort laid, ce qui, dit-on, ne l'a pas empêché de plaire à
+une grand nombre de jolies femmes. Quoi qu'il en soit, _mon ami_ me
+conduisit d'abord au palais pour y voir les chefs-d'oeuvre que Venise
+possède, et qui sont en grand nombre. Dans la plus grande salle des
+bâtimens de la confrérie, on s'arrête avec délice devant les belles
+pages à fresques peintes par le Tintoret. Le Crucifiement surtout est
+admirable, et ce n'est qu'à Venise qu'on peut apprécier ce grand
+peintre, qui réunit dans ses belles compositions le dessin, la couleur
+et l'expression. Il faut aussi remarquer, dans la première salle, la
+Fuite en Égypte: le paysage en est superbe.
+
+Nous visitâmes ensuite les églises, qui sont remplies des plus beaux
+ouvrages du Tintoret, de Paul Véronèse, des Bassan et du Titien. C'est
+dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul, qu'on voit le martyre de
+saint Pierre, composé de trois figures et de deux anges; toutes ces
+figures sont pleines d'expression, et le paysage est ravissant. L'église
+Saint-Marc, dont le lion est le symbole, est du style gothique. Les arcs
+de la façade sont soutenus par une quantité de colonnes en marbre et en
+porphyre; les chevaux dorés, si fameux, ajoutent à ces ornemens; mais
+ces chevaux, quoique antiques, sont bien loin d'être parfaits[14]. Quant
+à l'intérieur de l'église, il est impossible de détailler toutes les
+richesses qu'il renferme en tout genre; ces voûtes d'or, ces parois de
+jaspes, de porphyre, d'albâtre, de vert antique, ces tableaux, ces
+bas-reliefs, font de Saint-Marc un véritable trésor.
+
+M. Denon me mena aussi chez un ancien sénateur; nous vîmes là une belle
+Danaé du Corrége, sujet que ce peintre a répété plusieurs fois, et douze
+portraits au pastel de la Rosalba, qui sont admirables pour la couleur
+et la vérité. Ces portraits étant ceux de la famille du sénateur, n'ont
+jamais été déplacés, et ils sont conservés à tel point, qu'ils ont
+encore toute leur fraîcheur. Un seul suffirait pour rendre un peintre
+célèbre.
+
+La société que je fréquentais le plus à Venise était celle de
+l'ambassadrice d'Espagne, qui avait mille bontés pour moi. Elle me mena
+au spectacle pour le début d'une belle actrice âgée de quinze ans au
+plus, que son chant et surtout son expression, rendaient étonnante.
+J'assistai aussi au dernier concert que donnait Paccherotti, ce célèbre
+chanteur, modèle de la grande et belle méthode italienne. Il avait
+encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n'a jamais
+chanté en public. Je puis dire néanmoins qu'aucune musique n'égalait
+celle que j'ai entendue de même à Venise dans une église. Elle était
+exécutée par des jeunes filles, et ces chants si simples, si harmonieux,
+chantés par des voix si belles et si fraîches, semblaient vraiment
+célestes; les jeunes filles étaient placées dans des tribunes élevées et
+grillées; on ne pouvait les voir, en sorte que cette musique venait du
+ciel, chantée par des anges.
+
+Après le concert de Paccherotti, on nous prévint qu'il y avait, dans une
+salle près du théâtre, un improvisateur fameux. Je n'en avais jamais
+entendu, et cet homme me fit l'effet d'un énergumène; il courait de long
+en large, criant ses improvisations d'une telle force, qu'il en suait à
+grosse goutte; il débitait si vite outre cela, que ma fille, qui parlait
+fort bien l'italien, n'entendait pas un mot. Il nous faisait peur, tant
+il avait l'air furieux; quant à moi, je le crus fou, et tout son talent
+me parut se réduire à une pantomime effrayante.
+
+M. Denon, ayant vu ma Sibylle, me pria instamment de la lui laisser
+exposer chez lui, afin de la montrer à ses connaissances. Il s'ensuivit
+que beaucoup d'étrangers allèrent voir ce tableau, qui eut du succès à
+Venise, à ma vive satisfaction. M. Denon m'avait aussi priée de faire le
+portrait de son amie, madame Marini, et je pris grand plaisir à peindre
+cette jolie femme, attendu qu'elle avait infiniment de physionomie.
+
+Avant de quitter Venise, je voulus voir le fameux cimetière qui est
+situé aux environs de la ville. Un ami de M. Denon m'offrit de m'y
+conduire, et nous convînmes de faire cette course au clair de lune. Le
+soir même nous prîmes une barque qui nous conduisit en face du cimetière
+des Anglais. Celui-ci est fort simple; les tombes sont de pierre ou de
+marbre blanc, toutes debout. La lune, entourée de nuages, cessait
+parfois de donner sa lumière, et ces tombes alors paraissaient se
+mouvoir.
+
+Notre but principal était d'entrer dans l'enceinte des tombeaux
+vénitiens, dont la plupart datent de la fondation de Venise; mais,
+hélas! la porte était fermée. Nous fîmes une partie du tour de
+l'enceinte, et nous eûmes le bonheur de trouver un pan de mur abattu.
+Nous profitâmes aussitôt des pierres tombées pour en former un escalier
+qui nous facilita l'entrée de ce vaste séjour des morts. L'aspect de ce
+lieu vénérable nous imposa le plus profond silence. Nous marchâmes en
+tous sens à travers ces tombes colossales dont nous ne pouvions
+apprécier les détails à la pâle clarté de la lune, et quand nous eûmes
+vu tout ce qu'il nous était possible de voir, nous pensâmes à retourner
+à Venise; mais il fallait pour cela retrouver notre brèche. Pendant près
+d'une heure nous la cherchâmes inutilement. Aucune habitation n'est
+voisine du cimetière; nous entendions seulement la cloche d'une église
+assez lointaine, dont le son était fort mélancolique. Nous ne trouvions
+pourtant pas très gai de rester là toute la nuit. Enfin j'aperçus la
+brèche, et nous sortîmes, charmés d'aller retrouver des vivans. Nous ne
+rencontrâmes que deux soldats en faction, qui nous laissèrent passer
+sans crier _qui vive!_ Ils nous prirent sans doute pour deux amans, ce
+qui est toujours fort respecté en Italie. Nous nous hâtâmes de rejoindre
+notre barque, et nous ne rentrâmes dans la ville qu'à trois heures du
+matin.
+
+J'ai conservé de Venise un souvenir agréable, quoique depuis j'y aie
+perdu trente-cinq mille francs; voici comment: j'avais placé sur sa
+banque mes économies de Rome et de Naples, que ma négligence m'empêcha
+de retirer à temps. M. Sacaut, que j'avais connu à Naples secrétaire
+d'ambassade auprès du baron de Talleyrand, et qui sous la république a
+été ministre de France à Florence, avait la bonté de s'occuper de mes
+affaires, afin que je pusse me livrer entièrement à ma peinture; comme
+il prévoyait mieux que moi ce qui devait bientôt se passer en Europe, il
+ne cessait de me conseiller d'écrire à Venise pour retirer mes fonds.
+«Bah! lui disais-je, des républicains n'attaqueront pas une république.»
+Il vint un matin, entre autres, comme il se trouvait sur ma table
+plusieurs lettres que je venais d'écrire pour Paris. «J'espère bien,
+dit-il, que vous avez là une lettre pour Venise?--Non.--À qui donc
+écrivez-vous tout cela?--À mes amis.--Est-ce qu'il y a des amis?
+répondit-il en hochant la tête.» On voit que le bon monsieur Sacaut
+n'était pas sentimental; mais il était mon maître en prudence et en
+politique; car lorsque l'armée française, commandée par le général
+Bonaparte, s'empara de Venise, les chevaux dorés, les tableaux, les
+trésors furent emportés ainsi que la banque. J'appris que Bonaparte
+avait dit à M. Haler, le banquier, qu'il voulait que l'on conservât mes
+fonds, et que l'on m'en payât la rente; mais, ainsi qu'il arrive souvent
+en pareil cas, Bonaparte éloigné, les assertions réitérées de M. Haler
+ne purent faire respecter l'ordre du général; mon argent fut transporté
+à Milan, et je n'ai jamais touché qu'un revenu de deux cent cinquante
+francs pour un fonds de quarante mille. Venise n'en est pas moins une
+ville bien curieuse à voir, et que je suis charmée d'avoir vue.
+
+Je m'arrêtai à Vicence, qui date sa fondation de 380 ans avant J.-C. Ses
+beaux palais, parmi lesquels on remarque celui des comtes Chieracati,
+ont pour la plupart été bâtis par le Palladio, et sont d'une élégance
+remarquable. La rotonde du marquis de Capra mérite aussi d'être citée.
+Elle est située sur une éminence, et Palladio en a fait un temple, aux
+quatre côtés duquel se trouvent quatre péristyles, ayant chacun six
+colonnes qui soutiennent un fronton. Au milieu est une salle ronde,
+entourée d'une galerie qui joint ces péristyles, dont les quatre points
+de vue sont admirablement diversifiés.
+
+À la Madone del Monte, on plane sur de belles campagnes, enrichies des
+plus beaux arbres. Dans l'intérieur de cette église, on voit un
+magnifique tableau de Paul Véronèse; il est d'une si belle couleur, et
+peint avec une telle vérité, que les figures se détachent du fond. À
+Sainte-Corone, le Baptême de Jésus, par Jean Bellin, est parfait pour le
+dessin.
+
+Le théâtre de Vicence est du style antique. C'est le chef-d'oeuvre du
+Palladio, qui l'a construit d'après les proportions et sur les dessins
+de Vitruve.
+
+La traversée de la Brenta offre l'aspect le plus agréable. D'un côté,
+ses bords sont ornés d'une multitude de palais du style de Palladio, qui
+font l'effet de temples, et dont les formes grandioses se répètent dans
+les eaux.
+
+Je suis allée dîner dans l'un de ces palais, chez le marquis ***;
+l'escalier même était d'un style qui me charma. Le propriétaire de cette
+belle habitation me fit une galanterie à laquelle j'étais loin de
+m'attendre; il me reçut dans une galerie où se trouvait posé, sur une
+table, une très grande quantité de gravures; une seule était placée sens
+dessus dessous sur toutes les autres; la curiosité me porta bien vite à
+la retourner, et je vis mon portrait que l'on venait de graver d'après
+celui que j'avais donné à Florence.
+
+On voit encore à Vicence la maison du Palladio, qui est un modèle
+d'élégance et de simplicité.
+
+Padoue est aussi situé sur les bords de la Brenta. Cette ville est bien
+ancienne, s'il faut en croire les habitans qui prétendent qu'elle a été
+bâtie par Antenor le Troyen. Le palais de justice ou l'hôtel-de-ville,
+est une des plus belles fabriques de l'Europe. Le salon a cent pas de
+long sur quarante de large; il est couvert de plomb, sans autre soutien
+que la muraille; on y voit les douze signes du zodiaque, et dans une
+niche, une Vierge qui a beaucoup de simplicité et de naturel.
+
+On trouve aux Augustins des fresques de Montigni, dont les figures et
+tous les accessoires sont de la plus grande finesse. L'église
+Saint-Antoine, qui est de style gothique, renferme un nombre infini de
+tombeaux, de bas-reliefs, et tant de marbre travaillé qu'elle en est
+fatigante; mais les fresques de Gioto, qu'on y voit, sont très bien
+composées; l'attitude simple et l'expression des figures se rapprochent
+du style des anciens. La couleur est souvent celle du Titien, sans
+pourtant en avoir la perfection. En sortant du cloître, on remarque
+plusieurs tombeaux très anciens, dont les figures sont pleines de
+simplicité, et la statue équestre d'Érasme de Narni, général vénitien.
+
+Dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, on admire les Évangélistes dans le
+désert, un des plus beaux tableaux du Guide; à la cathédrale, dans la
+sacristie, une Vierge du Titien, bien conservée; à Saint-Jean, plusieurs
+fresques du Titien, représentant divers miracles. Les têtes, pleines
+d'expression, sont d'une belle couleur, et la touche, le ton du paysage
+et du ciel, sont admirables. Une autre fresque gothique est aussi très
+remarquable par la vérité des têtes et l'attitude des personnages.
+
+Je passai toute une semaine à Vérone; c'est une grande ville, dont les
+rues sont spacieuses et bien alignées, et les maisons fort belles.
+J'allai voir d'abord les restes de l'amphithéâtre, qui a été bâti sous
+le règne d'Adrien, et que les Gaulois ont détruit; puis le dôme de
+l'église, qui est fort belle, et dans laquelle se trouve un tombeau
+antique, dont les ornemens sont du plus fin travail. Comme, en Italie,
+les églises sont ouvertes toute la journée, je fis ma tournée. J'entrai
+dans celle de Saint-Georges, où le maître-autel est décoré d'un beau
+tableau de Paul Veronèse, et d'un autre tableau de ce peintre, à droite
+en entrant. J'y vis aussi une Vierge et deux évêques de Chieralino,
+ainsi qu'un groupe d'anges; mais ce que je remarquai surtout du même
+maître, est un tableau de trois figures qui représente un concert; outre
+qu'il est peint avec le plus grand soin, les figures sont pleines de
+grâce et de naïveté.
+
+L'église de Sainte-Amastrasie est tout-à-fait de style gothique, avec
+des colonnes d'une belle proportion, qui produisent un grand effet;
+toutefois, je lui préfère celle de Saint-Zemon. Celle-ci est très vaste,
+et le jour, qui l'éclaire seulement par en haut, lui donne un aspect
+mystérieux et mélancolique. Je me trouvais seule dans ce temple
+silencieux, et je me plaisais à me livrer aux idées religieuses et
+douces qui s'emparaient de mon ame.
+
+Tous les soirs, pendant mon séjour à Vérone, j'allais à la
+_Conversazione_ (on sait que c'est ainsi qu'on appelle les assemblées en
+Italie): là, nous étions réunis en assez grand nombre dans une galerie,
+les femmes assises de chaque côté, et les hommes se promenant au milieu.
+La vivacité, la gesticulation italienne, rendent ces réunions assez
+piquantes à observer; en outre, j'y rencontrais la comtesse Marioni, sa
+soeur, et la marquise de Strozi, qui toutes trois étaient fort
+spirituelles.
+
+Pendant les huit jours que j'ai passés à Vérone, j'ai délogé deux fois.
+Je m'étais d'abord installée dans un petit appartement, après avoir
+demandé si l'on n'y entendait point de bruit. «Aucun,» avait répondu
+l'hôtesse. Voilà que le lendemain matin, à six heures, j'entends sur ma
+tête un bacchanal épouvantable: on sautait, on jouait du violon; je
+demande ce que ce peut être?--Madame, me dit mon hôtesse, ce n'est rien
+de fâcheux. Le maître de danse de la ville loge ici dessus, et tous les
+jours les jeunes gens viennent prendre leur leçon pendant deux heures,
+voilà tout. Je trouvai que c'était assez pour me décider à chercher
+ailleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+Turin.--La reine de Sardaigne.--Madame, femme de Louis XVIII.--Je
+m'établis dans la ferme de Porporati.--Affreuses nouvelles de la
+France.--Les émigrés.--M. de Rivière vient me rejoindre.--Je vais à
+Milan.--La Cène de Léonard de Vinci.--La Madone del Monte.--Le lac
+Majeur.--Je pars pour Vienne.--M. et madame Bistri.
+
+
+Mon désir étant de rentrer en France, je gagnai Turin dans cette
+intention. Mesdames de France, tantes de Louis XVI, quand je les avais
+peintes à Rome, sachant que je devais repasser par Turin, avaient eu la
+bonté de me donner des lettres pour madame Clothilde, leur nièce, reine
+de Sardaigne. Elles lui mandaient qu'elles désiraient beaucoup avoir son
+portrait fait par moi; en conséquence, dès que je fus établie je me
+présentai chez Sa Majesté. Elle me reçut fort bien, mais quand elle eut
+pris lecture des lettres de madame Adélaïde et de madame Victoire, elle
+me dit qu'elle était bien fâchée de refuser ses tantes; mais, qu'ayant
+renoncé entièrement au monde, elle ne se ferait pas peindre. Ce que je
+voyais d'elle, en effet, me semblait parfaitement d'accord avec ses
+paroles et sa résolution; cette princesse s'était fait couper les
+cheveux; elle avait sur sa tête un petit bonnet qui, de même que toute
+sa toilette, était le plus simple du monde. Sa maigreur me frappa
+d'autant plus que je l'avais vue très jeune, avant son mariage, et
+qu'alors son embonpoint était si prodigieux, qu'on l'appelait en France
+_le gros Madame_. Soit qu'une dévotion trop austère, soit que la douleur
+que lui faisaient éprouver les malheurs de sa famille, eût causé ce
+changement, le fait est qu'elle n'était plus reconnaissable. Le roi vint
+la rejoindre dans le salon où elle me recevait; ce prince était de même
+si pâle, si maigre, que tous deux faisaient peine à voir.
+
+J'allai aussitôt chez Madame, femme de Louis XVIII. Non seulement elle
+me reçut à merveille, mais elle arrangea pour moi des courses
+pittoresques dans les environs de Turin, qu'elle me fit faire avec sa
+dame de compagnie, madame de Gourbillon et le fils de cette dame. Ces
+environs sont très beaux; mais notre début en fait d'excursion ne fut
+pas très heureux. Nous nous mîmes en route par une chaleur extrême pour
+aller voir une chartreuse, qui est située sur de hautes montagnes. Comme
+à moitié chemin cette montagne est très rapide, nous fûmes obligés de la
+gravir à pied, et je me souviens que nous passâmes devant une fontaine,
+de l'eau la plus limpide, dont les gouttes brillaient comme des diamans,
+que les paysans nous dirent avoir une grande vertu pour plusieurs
+maladies.
+
+Après avoir grimpé si long-temps que nous en étions exténués, nous
+arrivâmes enfin à la chartreuse, mourant de chaud et de faim. Le couvert
+était déjà mis pour les religieux et pour les voyageurs, ce qui nous fit
+une grande joie; car on peut juger que nous attendions le dîner avec
+impatience. Comme il tardait à venir, nous pensions que l'on faisait de
+l'extraordinaire pour nous, attendu que madame nous recommandait aux
+religieux dans les lettres qu'elle nous avait données pour eux. Enfin on
+servit d'abord un plat de grenouilles au blanc, que je pris pour une
+fricassée de poulet; mais dès que j'en eus goûté, il me fût impossible
+d'en manger, quelque faim que j'eusse. Puis on apporta trois autres
+plats, frits et grillés, sur lesquels je comptais beaucoup; hélas! ce
+n'était encore que des grenouilles, si bien que nous ne mangeâmes que du
+pain sec, et ne bûmes que de l'eau, ces religieux ne buvant et ne
+donnant jamais de vin. Mon plus grand désir alors aurait été d'obtenir
+une omelette; mais il n'y avait point d'oeufs dans la maison.
+
+Au retour de ma visite à cette chartreuse, je vis Porporati, qui voulut
+encore que j'allasse loger chez lui. Il me proposa d'habiter la ferme
+qu'il possédait à deux lieues de Turin, où il avait quelques chambres
+très simples, mais commodes. J'acceptai cette offre avec joie, détestant
+habiter la ville, et j'allai aussitôt m'établir avec ma fille et sa
+gouvernante dans ce réduit, qui me charma. La ferme était située en
+pleine campagne, entourée de prairies et de petites rivières bordées
+d'arbres divers assez élevés, qui formaient de charmans bocages. Du
+matin au soir j'allais me promener avec délice dans des lieux
+enchanteurs et solitaires; mon enfant jouissait comme moi de cet air
+pur, de cette vie douce et tranquille que nous menions; pour comble de
+bonheur, je n'entendais d'autre bruit que celui d'un torrent qui était à
+une demi-lieue de là, et que j'allai voir. C'était une énorme chute
+d'eau qui tombait de roche en roche, et qu'entourait un bois de haute
+futaie. Nous allions le dimanche à la messe par un chemin charmant; la
+petite église avait un porche très joli, et là nous étions comme en
+plein air: entouré de cette belle nature, il semble que l'on prie mieux.
+Le soir, mon spectacle favori était celui du soleil couchant, environné
+de ses beaux nuages dorés et couleur de feu, espèce de nuages que l'on
+ne voit qu'en Italie. Ce moment était celui de mes méditations, de mes
+châteaux en Espagne; je m'abandonnais alors à la douce pensée de revoir
+bientôt la France, me berçant de l'espoir que la révolution devait enfin
+se terminer. Hélas! ce fut dans cette situation si paisible, dans cet
+état d'esprit si heureux, que le coup le plus cruel vint me frapper. La
+charrette qui apportait les lettres étant arrivée un soir, le voiturier
+m'en remit une de mon ami M. de Rivière[15], qui m'apprenait les affreux
+événemens du 10 août, et me donnait des détails épouvantables. J'en fus
+bouleversée; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent à mes
+yeux d'un voile funèbre. Je me reprochai l'extrême quiétude, les douces
+jouissances que je venais de goûter; dans l'angoisse que j'éprouvais
+d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti
+de retourner aussitôt à Turin.
+
+En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu? les rues, les places
+encombrées d'hommes, de femmes de tout âge, qui se sauvaient des villes
+de France, et venaient à Turin chercher un asile. Ils arrivaient par
+milliers, et ce spectacle était déchirant. La plupart d'entre eux
+n'emportaient ni paquets, ni argent, ni même de pain; car le temps leur
+avait manqué pour songer à autre chose qu'à sauver leur vie. On m'a cité
+depuis la duchesse de Villeroi, alors très âgée, que sa femme de
+chambre, qui possédait une petite somme, venait de nourrir dans la route
+à raison de dix sous par jour. Les enfans criaient la faim à faire
+pitié; plusieurs femmes grosses, qui n'étaient jamais montées en
+charrette, n'avaient pu supporter les cahots et accouchaient avant
+terme. Enfin on ne saurait rien voir de plus déplorable. Le roi de
+Sardaigne envoya des ordres pour qu'on logeât ces infortunés et qu'on
+leur donnât à manger; mais il n'y avait point de place pour tous. Madame
+fit aussi porter de nombreux secours; nous parcourûmes la ville,
+accompagnés de son écuyer, cherchant des logemens et des vivres pour ces
+malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il en fallait. Je
+n'oublierai jamais l'impression que me fit un ancien militaire décoré de
+la croix de Saint-Louis, et qui pouvait avoir soixante-six ans. Il était
+encore bel homme, de l'aspect le plus noble. Appuyé contre une borne
+dans un coin de rue isolée, il ne demandait rien à personne: il serait
+plutôt mort de faim, je crois, que de s'y décider, mais le malheur
+profond empreint sur sa figure appelait l'intérêt dès la première vue.
+Nous allâmes droit à lui, nous lui donnâmes le peu d'argent qui nous
+restait, et l'infortuné nous remercia par des sanglots. Le lendemain il
+fut logé dans le palais du roi, ainsi que plusieurs autres émigrés; car
+il n'y avait plus de place dans la ville.
+
+On peut juger combien le cruel spectacle que je venais de voir
+redoublait mes inquiétudes sur ce qui pouvait se passer à Paris. Il
+m'était impossible de me calmer; je ne vivais pas; d'autant plus que je
+ne voyais point arriver M. de Rivière, qui m'avait écrit de l'attendre à
+Turin. Enfin l'instant qu'il avait fixé pour me rejoindre était dépassé
+de quinze jours quand il arriva, si horriblement changé que j'avais
+peine à le reconnaître. Ce qu'il venait de voir se passer sous ses yeux,
+en effet, était bien capable d'affecter à la fois l'esprit et le corps
+d'un homme; il me raconta qu'au moment où il traversait le pont de
+Beauvoisin, on y massacrait tous les prêtres, avec une fureur dont il ne
+saurait me donner une idée. Il avait été obligé de rester à Chambéry
+pour se faire soigner d'une fièvre ardente, causée par les atrocités
+dont il avait été témoin.
+
+Je n'osai qu'en tremblant demander des nouvelles de ma mère, de mon
+frère, de M. Lebrun et de tous mes amis. Cependant M. de Rivière me
+rassura un peu, en me disant que ma mère ne quittait plus Neuilly, que
+M. Lebrun restait assez tranquille à Paris, et que mon frère et sa femme
+étaient cachés. Quant à mes amis et à mes connaissances, le danger ne
+les avait point encore atteints; mais beaucoup d'entre eux étaient
+inquiétés.
+
+On imagine bien que je renonçai au projet d'aller à Paris. Je me décidai
+à rester à Turin, c'est-à-dire fort près de cette ville, pour être plus
+à portée des nouvelles. En conséquence, je louai une petite maison (ce
+qu'on appelle une vigne) sur le coteau de Montcarlier, qui domine le Pô.
+M. de Rivière vint habiter avec moi cette solitude, où nous ne pouvions
+rencontrer que de bons paysans, si pieux et si calmes, que ces braves
+gens réjouissaient le coeur et consolaient l'esprit. Nous avions un clos,
+entouré de berceaux de vignes et de figuiers. Nous montions souvent la
+forêt qui était au-dessus de mon habitation; plusieurs sentiers nous
+menaient à de petites chapelles, situées de distance en distance sur la
+hauteur du coteau, dans lesquelles nous allions les dimanches entendre
+la messe. J'avoue que les églises champêtres m'ont toujours vue prier
+avec plus de ferveur que les autres. Je me souviens que mon amie, madame
+de Verdun, me grondait souvent de ne point me montrer assez assidue au
+service divin. Certes, si je n'allais pas en France régulièrement à la
+messe, ce n'est point par irréligion; mais dans les églises de Paris, où
+il y a foule, je ne suis pas assez à Dieu. J'y vois des couleurs, des
+draperies, une multitude d'expressions diverses de physionomies, des
+effets de soleil; enfin, comme la peinture m'y poursuit, je ne puis
+prier aussi bien que je le fais dans une église de village.
+
+Le séjour que M. de Rivière fit dans cette solitude remit peu à peu sa
+santé. Quant à moi, je repris ma palette. Je peignis une baigneuse,
+d'après ma fille, et je vendis tout de suite ce tableau au prince
+Ysoupoff, qui vint me trouver dans ma Thébaïde.
+
+Quand je fus résolue à retourner à Milan, ne sachant comment reconnaître
+les bons soins que Porporati avait pris de moi, j'imaginai de lui faire
+le portrait de sa fille, qu'il adorait avec raison. Il en fut si
+enchanté qu'il grava ce portrait aussitôt et m'en donna plusieurs
+charmantes épreuves.
+
+À moitié chemin, sur la route de Milan, je fus arrêtée deux jours comme
+Française. J'écrivis tout de suite pour demander un permis de séjour,
+que le comte de Wilsheck, ambassadeur d'Autriche à Milan, me fit
+obtenir. J'allai l'en remercier dès que je fus installée, et je fus
+reçue par lui avec autant de bonté que de distinction. Il m'engagea
+beaucoup à me rendre à Vienne, m'assurant que ma présence y causerait
+une grande satisfaction. Comme les nouvelles que nous recevions de
+France m'obligeaient d'ajourner indéfiniment mon retour à Paris, je ne
+tardai pas à me décider, ainsi qu'on le verra, à suivre ce conseil.
+
+Je fus reçue à Milan de la manière la plus flatteuse; le soir même de
+mon arrivée, les jeunes gens des premières familles de la ville vinrent
+me donner une sérénade sous mes fenêtres. Je me contentais d'écouter
+avec grand plaisir, ne soupçonnant pas le moins du monde que je fusse
+l'objet de cette galanterie italienne, quand mon hôtesse monta pour me
+le dire, et m'assurer de l'extrême désir que l'on avait de me garder
+dans la ville au moins pendant quelque temps. Afin de témoigner ma
+reconnaissance d'un pareil accueil, je crus devoir m'établir pour
+plusieurs jours à Milan, où d'ailleurs je désirais voir les tableaux des
+grands maîtres, et beaucoup d'autres choses curieuses.
+
+Je visitai d'abord le réfectoire de l'église des _Grazie_, où se trouve
+la fameuse Cène, peinte sur mur par Léonard de Vinci. C'est un des
+chefs-d'oeuvre de l'école italienne; mais en admirant ce Christ, si
+noblement représenté, tous ces personnages, peints avec tant de vérité
+et de caractère, je gémissais de voir un aussi superbe tableau altéré à
+ce point; il a d'abord été couvert de plâtre, puis repeint dans
+plusieurs parties. Toutefois on pouvait juger de ce qu'était cette belle
+composition avant ces désastres, puisque, vue d'un peu loin, elle
+produisait encore un effet admirable[16].
+
+Je m'empressai, comme on peut le croire, d'aller voir les cartons de
+l'école d'Athènes, tracés par Raphaël, et je les contemplai long-temps
+avec délices. Puis je trouvai aussi à la bibliothèque Ambroisine une
+collection de dessins très précieux; car plusieurs sont de Raphaël, de
+Léonard de Vinci et d'autres grands maîtres. Ces dessins ne sont point
+terminés, mais tout y est indiqué avec autant d'esprit que de sentiment;
+plus finis, ils auraient perdu de leur piquante originalité. On voit
+dans cette bibliothèque Ambroisine une grande quantité de médailles
+antiques, les plus intéressans manuscrits et des trésors en pierres
+rares et en marbres précieux.
+
+Je fis différentes excursions aux environs de Milan, une entre autres à
+la montagne de la _Madone del Monte_, où l'on voit à gauche, sur la
+hauteur, un temple; puis de distance en distance de petites chapelles
+dans lesquelles se trouvent tous les sujets de la passion. Les figures,
+grandes comme nature, sont sculptées. Elles ne sont pas d'un travail
+très fin; mais elles ont une grande vérité d'expression; une Vierge
+surtout, sculptée, plus grande que nature, qui est représentée seule et
+montant au ciel, a beaucoup de majesté et une très belle pose.
+
+Je suis montée jusqu'au sommet de cette montagne, d'où l'on découvre une
+vue magnifique et si étendue, que les monts voisins paraissent des
+vallons. Dans le lointain, à différentes distances, on aperçoit trois
+lacs. Celui de Côme, le plus éloigné de tous, est entouré de montagnes
+vaporeuses. Les deux autres, reflétant le ciel, étaient d'un bleu
+d'azur. Les tons variés des vallons d'un vert tendre, et des montagnes
+d'un vert foncé, font un repoussoir admirable pour le lointain. Sur le
+haut de ce Calvaire se trouve une église, environnée de sites
+enchanteurs, et d'une étendue immense; en descendant, je m'arrêtais
+souvent pour contempler cette belle végétation, ces beaux arbres et ce
+chemin pittoresque. En général, la nature de cette contrée est une des
+plus riches de l'Italie, et les environs de Milan sont si ravissans, que
+je ne cessais d'en faire des croquis.
+
+Quelques jours après j'allai au lac Majeur, dont la large étendue est
+environnée de montagnes boisées, et au milieu duquel se trouvent deux
+îles, l'_isola Bella_ et l'_isola Madre_. J'ai habité la première, en
+ayant reçu la permission du prince Boromée, à qui elle appartient.
+L'isola Bella n'a rien de pittoresque; elle est en partie entourée de
+murailles garnies d'espaliers de pêches. L'autre île est, dit-on, plus
+jolie; mais comme je m'embarquais dans l'intention de m'y rendre, le lac
+était si furieux que je fus obligée de renoncera mon projet, et de
+profiter d'un moment de calme pour regagner la terre, d'autant que l'on
+m'assurait qu'il n'était pas rare de se trouver en danger sur ce lac.
+
+De retour à Milan, j'allai voir la cathédrale qui est fort belle, et
+différentes curiosités que renferment les palais, qui sont bien loin
+d'être aussi riches en tableaux que les palais de Parme, et surtout ceux
+de Bologne.
+
+Les promenades, aux environs de la ville, se font en voiture; les femmes
+y sont extrêmement parées, ce qui me rappelait notre Longchamp et notre
+ancien boulevard du Temple. En tout Milan me faisait bien souvent penser
+à Paris, tant par son luxe que par sa population. La salle de spectacle
+(la Scala), où j'ai entendu d'excellente musique, est immense. Je ne
+crois pas qu'il en existe de plus grande; sous ce rapport, celle de
+Naples peut seule lui être comparée.
+
+Je suis allée à plusieurs beaux concerts; car Milan possède toujours
+quelque fameux chanteur et quelques grandes cantatrices. Au dernier, je
+me trouvais placée à côté d'une Polonaise très belle et très aimable,
+nommée la comtesse Bistri. Comme nous nous étions mises à causer
+ensemble, je lui parlai de mon prochain départ pour Vienne. Elle me dit
+qu'elle et son mari allaient aussi se rendre dans cette ville, mais plus
+tard. Cependant tous deux me témoignèrent un grand désir de faire route
+avec moi, en sorte qu'ils eurent la bonté d'avancer l'époque de leur
+voyage, et comme j'allais en voiturin, ils poussèrent l'obligeance
+jusqu'à ne pas prendre la poste, afin de ne jamais me quitter sur le
+chemin.
+
+Il m'aurait été impossible de trouver des compagnons de voyage plus
+aimables. Ils me comblaient de soins, et l'on peut dire que le mari et
+la femme étaient d'une bonté rare, au point qu'ils emmenèrent avec eux
+un pauvre vieux prêtre émigré, et un autre jeune prêtre, qu'ils avaient
+trouvés en route, et qui venaient d'échapper au massacre de Pont de
+Beauvoisin. Quoique madame Bistri n'eût pour voiture qu'une diligence à
+deux places, ils mirent le vieillard entre eux deux, et le jeune homme
+derrière la voiture. Ils soignèrent ces deux infortunés, dont ils
+étaient les anges tutélaires, comme des amis, comme des parens les plus
+proches. Je fus tellement édifiée de leur conduite envers ces deux
+malheureux, que je ne puis exprimer à quel point elle m'attacha à cet
+excellent ménage, que j'ai vu constamment à Vienne.
+
+En faisant route pour la capitale de l'Autriche, nous traversâmes une
+partie du Tyrol. Ce chemin est grandiose et pittoresque. On y voit des
+rochers d'une majesté imposante, embellis par la plus active végétation,
+et par des chutes d'eau, brillantes comme du cristal, qui vont alimenter
+des torrens. Nous parcourûmes aussi une partie de la Styrie; à mi-côte
+de ses montagnes, on aperçoit çà et là des habitations champêtres et
+quelques châteaux, qui sont du plus charmant effet. En tout, le chemin
+occupa mes yeux agréablement, depuis Milan jusqu'à Vienne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+Je me loge à Vienne avec monsieur et madame Bistri.--La comtesse de
+Thoun; ses soirées.--La comtesse Kinski.--Casanova.--Le prince
+Kaunitz.--Le baron de Strogonoff.--Le comte de Langeron.--La comtesse de
+Fries, ses spectacles.--La comtesse de Schoenfeld.
+
+
+Nous arrivâmes enfin dans la bonne ville de Vienne, où deux années et
+demie de ma vie devaient s'écouler d'une manière si agréable, que j'ai
+toujours su gré au comte de Wilsheck de m'avoir engagée à faire ce
+voyage. Comme monsieur, madame de Bistri et moi, nous ne voulions pas
+nous quitter, il nous fut impossible de trouver à nous loger dans la
+ville. Nous fûmes obligés d'aller nous établir dans un des faubourgs
+(qui sont plus grands que la ville), et là, je fis le portrait de
+l'aimable comtesse de Bistri, qui était une fort belle femme.
+
+Peu de jours après mon arrivée, j'allai dans la ville porter les lettres
+de recommandation que m'avait données le comte de Wilsheck. Dans le
+nombre, il s'en trouvait une pour le célèbre prince Kaunitz, qui avait
+été ministre sous Marie-Thérèse. Mais je me rendis d'abord chez la
+comtesse de Thoun. Elle m'invita aussitôt à ses soirées, où se
+réunissaient les plus grandes dames de Vienne, et cette maison aurait
+suffi pour me faire connaître toute la haute société de la ville. J'y
+trouvais aussi beaucoup d'émigrés de notre pauvre France: le duc de
+Richelieu, le comte de Langeron, la comtesse de Sabran et son fils, la
+famille de Polignac, et plus tard l'aimable et bon comte de Vaudreuil,
+que je fus bien joyeuse de revoir.
+
+Je n'ai jamais vu, rassemblées dans un salon, un aussi grand nombre de
+jolies femmes qu'il s'en trouvait dans celui de madame de Thoun. La
+plupart de ces dames apportaient leur ouvrage, et s'établissaient autour
+d'une grande table, faisant de la tapisserie. On m'appelait quelquefois
+pour me consulter sur les effets, sur les nuances; mais comme ce qui me
+fait le plus de mal aux yeux est de les attacher sur des couleurs vives,
+à la lueur des lampes ou des bougies, j'avoue que je donnais souvent mon
+avis sans regarder. En général, j'ai toujours soigné mes yeux avec une
+grande prudence, et je m'en suis fort bien trouvée, puisque, maintenant
+encore, je peins sans être obligée de prendre des lunettes.
+
+Parmi les jolies femmes dont j'ai parlé, il y en avait surtout trois
+remarquables par leur beauté: la princesse Linoski; la femme de
+l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, et la charmante
+comtesse Kinski, née comtesse Diedrochsten. Cette dernière avait tous
+les charmes qu'on peut avoir; sa taille, sa figure, toute sa personne
+enfin était la perfection: aussi fus-je bien surprise quand on me
+raconta son histoire, qui vraiment ressemble à un roman. Les parens du
+comte Kinski et les siens avaient arrangé entre eux de marier les jeunes
+gens, qui ne se connaissaient point. Le comte habitait je ne sais quelle
+ville d'Allemagne, et n'arriva que pour la célébration du mariage.
+Aussitôt après la messe, il dit à sa jeune et charmante femme: «Madame,
+nous avons obéi à nos parens; je vous quitte à regret; mais je ne puis
+vous cacher que depuis long-temps je suis attaché à une femme sans
+laquelle je ne puis vivre, et je vais la rejoindre.» La chaise de poste
+était à la porte de l'église; cet adieu fait, le comte monte en voiture,
+et retourne vers sa Dulcinée.
+
+La comtesse Kinski n'était donc ni fille, ni femme, ni veuve, et cette
+bizarrerie devait surprendre quiconque la regardait; car je n'ai point
+vu de personne aussi ravissante. Elle joignait à sa grande beauté
+l'esprit le plus aimable, et un coeur excellent; un jour qu'elle me
+donnait séance, je fis demander quelque chose à la gouvernante de ma
+fille, qui entra dans mon atelier avec un air si gai, que je lui
+demandai ce qu'elle avait. «Je viens, répondit-elle, de recevoir une
+lettre de mon mari, qui me mande que l'on m'a mise sur la liste des
+émigrés. Je perds mes huit cents francs de rente; mais je m'en console,
+car me voilà sur la liste des honnêtes gens.» La comtesse et moi, nous
+fûmes touchées d'un désintéressement aussi honorable. Quelques minutes
+après, madame Kinski me dit que ma robe de peinture lui semblait si
+commode, qu'elle voudrait bien en avoir une pareille (elle savait déjà
+que la gouvernante de ma fille me faisait ces blouses). J'offris de lui
+en prêter une. «Non, reprit-elle, j'aimerais bien mieux que vous la
+fissiez faire par madame Charot (c'était le nom de la gouvernante);
+j'enverrai la toile nécessaire.» Peu de jours après, je lui remis la
+robe. Aussitôt notre séance finie, la comtesse court à la chambre de
+madame Charot et lui donne dix louis; la bonne refuse; mais l'aimable
+comtesse les pose sur la cheminée et s'enfuit comme un oiseau, bien
+contente d'avoir au moins rendu à cette brave femme un quartier de la
+pension perdue.
+
+Ma coutume étant, lorsque j'arrivais dans une ville, de faire mes
+premières visites aux artistes, je n'avais pas tardé à aller voir
+Casanova, peintre très renommé dans le genre des batailles[17]. Il
+pouvait avoir soixante ans, mais il avait encore beaucoup de vigueur,
+quoiqu'il portât deux ou trois paires de lunettes les unes sur les
+autres. Il travaillait alors à divers grands tableaux, représentant les
+hauts faits du prince de Nassau. Dans l'un, on voyait le prince
+terrassant un lion; dans un autre, il écrasait un tigre; enfin, tous
+étaient de cette force, ce qui donnait une terrible idée du personnage
+qui, pour avoir fait réellement ces prodiges de valeur et beaucoup
+d'autres encore, n'en avait pas moins l'air le plus doux et le plus
+tranquille qu'on puisse voir. Quant aux tableaux dont je parle, ils
+avaient de l'effet, de la couleur, mais ils n'étaient point terminés.
+
+Casanova avait beaucoup d'esprit et d'originalité. Il était très bavard,
+et je l'ai vu nous amuser extrêmement aux dîners du prince Kaunitz, par
+des histoires qui souvent n'avaient aucune vérité, et qui devaient tout
+leur comique à l'imagination vive et bizarre du conteur. Il avait la
+repartie prompte et heureuse. Un jour que nous dînions chez le prince de
+Kaunitz, la conversation roulant sur la peinture, on parla de Rubens, et
+quand on eut fait l'éloge de son immense talent, quelqu'un dit que son
+instruction, qui était aussi prodigieuse, l'avait fait nommer
+ambassadeur. À ces mots, une vieille baronne allemande prend la parole,
+et dit: «Comment! un peintre ambassadeur! c'est sans doute un
+ambassadeur qui s'amusait à peindre.--Non, madame, répond Casanova,
+c'est un peintre qui s'amusait à être ambassadeur.»
+
+Casanova avait gagné énormément d'argent; mais son désordre était tel,
+qu'il ne lui en restait pas.
+
+En sortant de chez lui, je portai toutes mes lettres de recommandation.
+Je trouvai le prince de Kaunitz que je désirais beaucoup connaître. Ce
+grand ministre était alors âgé de quatre-vingt-trois ans au moins; il
+était grand, très maigre, et se tenait fort droit. Il me reçut avec une
+bonté parfaite, et m'engagea pour dîner le lendemain. Comme on ne se
+mettait à table chez lui qu'à sept heures, et que j'avais l'habitude de
+dîner seule chez moi à deux heures et demie, cette invitation et celles
+qui suivirent, tout en me flattant, me contrariaient un peu: je n'aimais
+ni à dîner aussi tard, ni à dîner avec tant de monde; car sa table,
+composée en grande partie d'étrangers, était toujours de trente
+couverts, souvent plus. Dès le premier jour dont il est question, je
+pris le parti de dîner chez moi avant de me rendre chez lui, ce que je
+m'efforçai de cacher autant qu'il m'était possible, en mettant une
+demi-heure à manger un oeuf à la coque, mais ce petit manége, dont il
+s'aperçut, le contraria; et cela, joint au soin que je pris par la suite
+pour esquiver quelques-unes de ses invitations, causait les seules
+querelles qu'il m'ait jamais faites, attendu qu'il ne tarda pas à me
+prendre en grande amitié, ce dont j'étais fort reconnaissante. Il ne
+m'appelait jamais autrement que sa bonne amie, et il voulut que ma
+Sibylle restât exposée dans son salon pendant plus de quinze jours,
+durant lesquels on le vit faire les honneurs de ce tableau à la ville et
+à la cour avec une grâce toute affectueuse pour moi.
+
+Le prince de Kaunitz, malgré son grand âge, avait encore une forte tête
+et un esprit plein de verve. Son goût, son jugement exquis, sa haute
+raison, étonnaient tous ses convives. Il recevait son monde
+admirablement; son unique faiblesse était de conserver la prétention de
+monter à cheval mieux que personne. Il m'invita, ainsi que plusieurs
+autres amis, à venir le voir caracoler dans son manége. La vérité est
+qu'il s'en acquittait parfaitement bien, et d'une manière fort
+surprenante à son âge. Il montait à la française: son costume et sa
+personne me rappelaient les cavaliers du temps de Louis XIV, tels que
+nous les voyons représentés dans les beaux tableaux de Wouvermans.
+
+Le prince de Kaunitz jouissait à Vienne de la plus grande existence; la
+gloire qu'il avait acquise comme ministre y vivait encore avec lui. Le
+premier jour de l'an et celui de sa fête, une foule immense se rendait
+chez lui pour le complimenter; nul ne s'en dispensait, et l'on aurait pu
+le croire empereur ces deux jours-là: aussi ai-je été bien surprise de
+l'indifférence des Viennois pour la perte de leur célèbre compatriote.
+J'étais encore à Vienne quand le prince de Kaunitz mourut après une
+courte maladie; à peine eut-on l'air d'être sensible à la disparition de
+ce grand homme. Quant à moi, j'en fus très affligée. Je me souviens
+qu'étant allée peu de temps après, voir pour la seconde fois un cabinet
+de figures en cire fort curieux, je fus saisie à la vue de celle du
+prince de Kaunitz couché, revêtu des habits qu'il portait, coiffé comme
+il avait l'habitude de l'être, enfin absolument tel que je l'avais vu si
+souvent chez lui. Ce spectacle, auquel je ne m'attendais nullement, me
+fit la plus douloureuse impression; car je ne connais rien de si pénible
+à voir, que les traits exacts de quelqu'un que l'on a aimé, privés
+d'activité et de vie.
+
+Peu de jours après mon arrivée à Vienne, je fis connaissance avec le
+baron et la baronne de Strogonoff, qui me prièrent tous deux de faire
+leurs portraits. La première se faisait aimer par sa douceur et son
+extrême bienveillance: quant à son mari, il possédait un charme
+supérieur pour animer la société; il faisait les délices de Vienne en
+donnant des soupers, des spectacles, des fêtes, où chacun se pressait de
+se faire inviter. J'ai peu connu d'hommes plus aimables, plus gais, que
+le baron de Strogonoff. Quand le désir de rire et de s'amuser lui
+prenait, il inventait toutes les folies imaginables. Un jour entre
+autres, sachant que plusieurs personnes de sa société et moi, devions
+aller visiter le cabinet de figures en cire que je n'avais pas encore vu
+alors, il s'excusa sous un prétexte de ne pouvoir nous accompagner, et,
+prenant l'avance, il va se placer dans ce cabinet derrière un piédestal,
+de manière qu'il ne laissait voir que sa tête. En parcourant la galerie
+des portraits, nous passons devant lui; mais il avait donné à ses yeux
+une telle fixité, et tant d'immobilité à tous ses traits, qu'aucun de
+nous ne le reconnaît. Après avoir visité les autres salles, nous
+repassons une seconde fois sans le reconnaître davantage; mais alors
+voilà qu'il remue et qu'il parle; nous fûmes tous effrayés, et surtout
+bien surpris de notre méprise. Elle prouve au reste combien, lorsque
+l'on peint une personne, sa physionomie ajoute à la ressemblance; c'est
+pourquoi il faut bien se garder de donner des séances trop longues, ou
+de laisser un modèle s'ennuyer.
+
+J'ai rarement vu jouer la comédie par des amateurs aussi bien que chez
+la baronne de Strogonoff. Les premiers rôles étaient remplis par le
+comte de Langeron, qui jouait les amoureux avec autant de grâce que de
+facilité, et qui avait une véritable passion pour la comédie. M. de
+Rivière jouait les rôles comiques d'une manière étonnante. Au reste, cet
+aimable homme[18] possédait tous les talens; aussi Doyen disait-il que
+M. de Rivière était un petit nécessaire de société. Le fait est qu'il
+peignait très bien, et copiait tous mes portraits, en grande miniature à
+l'huile; il chantait fort agréablement; il jouait du violon, de la
+basse, et s'accompagnait sur le piano. Il avait de l'esprit, un tact
+parfait, et un coeur si excellent, qu'en dépit de ses distractions, qui
+étaient fréquentes et nombreuses, il obligeait ses amis avec autant de
+zèle que de succès. M. de Rivière était petit, mince, et il a toujours
+conservé l'air si jeune, qu'âgé de soixante ans, sa taille et sa
+tournure ne lui en donnaient que trente.
+
+Quant à M. de Langeron, je ne puis le faire mieux connaître, qu'en
+plaçant ici le portrait qu'il a tracé de lui-même, avec la plus grande
+vérité, et qu'il ajouta à son rôle, dans la dernière pièce qu'il a jouée
+à Vienne, avant le départ du baron de Strogonoff. Ces vers donneront
+l'idée la plus juste de ce brave et aimable Français, qui, grâce à notre
+révolution, est mort chez les Russes, gouverneur d'Odessa.
+
+_Portrait de M. de Langeron, fait par lui-même, et ajouté au rôle de
+Dorlange, dans la comédie des_ Châteaux en Espagne.
+
+ Je veux pour m'amuser faire ici mon portrait,
+ En bien tout comme en mal ressemblant trait pour trait.
+ Du moins ce sera gai si ce n'est pas trop sage.
+ Je dois à la nature et j'acquis par l'usage,
+ De la facilité, du babil, du jargon,
+ Plus de superficie en un mot que de fond;
+ Aussi, légèrement je glisse sur les choses,
+ Et n'approfondis point les effets et les causes.
+ Je suis bon, confiant jusques à l'abandon;
+ Aussi, je fus souvent trompé, mais pourquoi non?
+ J'aime mieux me livrer, hélas! que de tout craindre;
+ Bien plus que le trompé, le trompeur est à plaindre.
+ J'ai toujours adoré l'honneur et l'amitié;
+ Pour ces dieux j'ai tout fait, j'ai tout sacrifié.
+ Quant à mon caractère, il est léger sans doute;
+ Mais heureux sur ma foi, car de rien je ne doute
+ Et toujours trouve à tout un remède assuré;
+ Si quelque chose enfin ne va pas à mon gré,
+ On bien si le malheur veut verser sur ma vie
+ Ses poisons, ses dégoûts ou sa mélancolie,
+ Les rêves et l'espoir viennent avec gaîté,
+ Dans mon coeur tenir lieu de la réalité.
+ Je fus d'aimer le sexe accusé par l'envie;
+ Je ne m'en défends pas, je l'aime à la folie,
+ Et l'aimerai demain plus encor qu'aujourd'hui.
+ Valons-nous dans le fait quelque chose sans lui?
+ On m'a dit bien souvent que j'étais trop volage.
+ Oui, je suis, j'en conviens, plus étourdi que sage,
+ Et mon esprit errant en projets, en amours,
+ Est tout comme mon corps, il voyage toujours.
+ On m'a souvent aussi reproché, ce me semble,
+ D'avoir aimé parfois plusieurs femmes ensemble.
+ Eh bien! c'était tromper, dit-on... Non, car je croi
+ Que je les adorais toutes de bonne foi.
+ Du véritable amour j'ai cru que dans ma vie,
+ J'avais connu deux fois la triste frénésie.
+ Je m'en plaignais au sort; mais en me tâtant bien,
+ J'ai vu, je l'avouerai, qu'il n'en fut jamais rien.
+ Ai-je tort? Le profit est moindre que la peine.
+ J'ai cinq ans de l'hymen porté l'aimable chaîne;
+ Pendant trois, j'ai vécu comme un franc étourdi;
+ Mais on m'a vu depuis un excellent mari.
+ Quelle en est la raison? Elle existe en mon ame;
+ Je suis sensible et bon, un ange était ma femme.
+ J'ai connu la faveur sans en être enivré.
+ J'ai connu le malheur sans en être altéré.
+ J'ai beaucoup voyagé, j'ai fait beaucoup la guerre;
+ Comme le mouvement elle m'est nécessaire.
+ Je l'ai faite souvent, sans profit, sans projet,
+ J'ai plus cherché la gloire enfin que l'intérêt.
+ Je suis fat, ce n'est pas ma faute en vérité;
+ Je le suis devenu parce qu'on m'a gâté.
+ Être stable, est pour moi dans les choses futures,
+ Pour l'être, j'aime trop encor les aventures.
+ Je serai, j'en suis sûr, avant qu'il soit long-temps,
+ Le meilleur des maris, le meilleur des amans;
+ Mais j'ai besoin d'user ma fureur vagabonde,
+ Et quelque temps encor de parcourir le monde.
+
+Ce portrait de M. de Langeron était celui de beaucoup de jeunes gens de
+la cour de France à l'époque de la révolution. Chez la plupart d'entre
+eux, quelque peu d'étourderie se joignait à la franchise, à la bravoure,
+et surtout à je ne sais quelle grâce d'esprit qui, s'il faut le dire, a
+totalement disparu depuis que nous sommes devenus si profonds. Le
+chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur, le comte Louis de Narbonne,
+étaient des modèles de cette grâce d'esprit dont je parle. Je ne connais
+pas de mot de courtisan plus fin que la repartie du dernier à l'empereur
+Bonaparte, qui, parlant de madame de Narbonne, lui disait: «Votre mère
+ne m'aime pas; je le sais.--Sire, répondit le comte, elle n'en est
+encore qu'à l'admiration.»
+
+La maison du baron de Strogonoff n'était pas la seule à Vienne où l'on
+jouât la comédie de société. La comtesse de Fries, veuve du fameux
+banquier de ce nom, avait une très jolie salle de spectacle, dans
+laquelle je l'ai vue parfaitement bien jouer les rôles de caractères. Sa
+fille, mademoiselle de Fries, avait une très belle voix, et chantait à
+merveille, en sorte que l'on donna un jour pour elle un petit opéra à
+trois acteurs. Tout alla fort bien d'abord; la scène se passait dans une
+île déserte, où deux amans s'étaient réfugiés. Mademoiselle de Fries
+jouait le rôle de la jeune fille, M. de Rivière celui de l'amant, et
+tous deux chantaient admirablement; mais vers la fin de la pièce, le
+père de l'amante arrive dans une barque. On avait collé une barbe de
+coton autour de la bouche et du menton de celui qui remplissait ce rôle;
+dès que ce jeune homme se mit à chanter, voilà que cette barbe se
+détache et lui entre dans la bouche de telle sorte, qu'il en fut
+suffoqué. Nous l'entendions crier d'une voix étouffée: J'avale ma barbe!
+j'avale ma barbe! et quoique ce grotesque accident n'eût aucune suite
+fâcheuse, l'opéra en resta là.
+
+Mademoiselle de Fries était excellente musicienne, et quand je fis son
+portrait, je voulus la peindre en Sapho, chantant, et s'accompagnant de
+la lyre. Son visage, sans être joli, avait infiniment d'expression. Sa
+soeur, la comtesse de Schoenfeld, était très jolie, et fashionable autant
+qu'on puisse l'être, au point que sa mère, madame de Fries, ayant un
+jour donné, dans une pièce, un rôle à son neveu, qui n'avait point l'air
+distingué, comme je me trouvais placée au spectacle à côté de madame de
+Schoenfeld, je lui demandai qui était ce monsieur?--C'est le neveu de ma
+mère, répondit-elle, ne pouvant se décider à dire: C'est mon cousin.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+Je vais me loger dans la ville.--Portraits que je fais à
+Vienne.--Bienfaisance des Viennois.--Musée royal.--Le
+Prater.--Schoenbrunn.--Beaux parcs des environs de Vienne.--Les bals.--Le
+jour de l'an.--Le prince d'Esterhazy.--La princesse maréchale
+Lubomirska.--La comtesse de Rombec.--Mort de Louis XVI et de
+Marie-Antoinette.--Mort de madame de Polignac.
+
+
+Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un
+logement dans l'intérieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer
+à habiter un faubourg; car pour me rendre à la ville, il me fallait
+traverser les remparts, les glacis, où le vent constant et furieux
+élevait une énorme poussière qui me faisait très mal aux yeux; aussi le
+dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort:
+le vent, la poussière et la valse. Le fait est que la traversée de ces
+remparts était alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils
+sont plantés de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une
+immense et superbe promenade.
+
+Je m'établis dans un logement à ma convenance, et j'y fis aussitôt le
+portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de
+Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très jolie, ainsi que ceux du
+baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en
+foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, à décider beaucoup
+de personnes à me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillé à
+Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la
+reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reçu dans cette
+ville. Non seulement les Viennois ont témoigné de l'affection pour ma
+personne, mais ils mettaient de la coquetterie à placer mes tableaux
+d'une manière qui leur fût favorable. Je me souviens, par exemple, que
+le prince Paar, à qui l'on avait porté le grand portrait que je venais
+de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita à
+venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placé dans son
+salon, et comme les boiseries étaient peintes en blanc, ce qui tue la
+peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait
+tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait
+fait faire un candélabre à plusieurs bougies, portant un garde-vue, et
+disposé de façon que toute la lumière ne se reflétait que sur le
+portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit être sensible à
+ce genre de galanterie.
+
+La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient
+alors exactement la même pour le ton et pour les usages. Quant au
+peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance,
+qui n'a cessé de me réjouir les yeux pendant mon séjour dans cette
+grande ville. Soit à Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent,
+je n'ai jamais rencontré un mendiant; les hommes de peine, les paysans,
+les rouliers, tous sont bien vêtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous
+un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de
+plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des
+fortunes colossales, dépensent leurs revenus de la manière la plus
+honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement
+travailler, et la bienfaisance est une vertu commune à toutes les
+classes aisées. Un de mes grands sujets d'étonnement a été, la première
+fois que j'allai au spectacle à Vienne, de voir plusieurs dames, entre
+autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges;
+je trouvais cela fort étrange; mais quand on m'eut dit que ces bas
+étaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, à voir les plus
+jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles
+tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans même regarder leur
+ouvrage et avec une vitesse prodigieuse.
+
+Vienne, dont l'étendue est considérable, si l'on y comprend ses
+trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musée
+impérial possède des tableaux des plus grands maîtres que j'ai bien
+souvent été admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette
+dernière galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des
+tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage,
+Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'oeuvre
+de ce grand maître dans le Musée impérial.
+
+On a dit avec raison que le Prater était une des plus belles promenades
+connues. Elle consiste en une longue et magnifique allée dans laquelle
+circulent un grand nombre de voitures élégantes, et de chaque côté sont,
+beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allée
+des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agréable et plus
+pittoresque, c'est que son allée conduit à un bois, peu ombragé et plein
+de cerfs, si apprivoisés, qu'on les approche sans les effrayer. On voit
+encore une autre promenade sur les bords du Danube, où tous les
+dimanches se réunissent diverses sociétés bourgeoises pour y manger des
+poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi très fréquenté, surtout
+le dimanche. Ses belles allées, et les repos pittoresques que l'on
+trouve sur les hauteurs à l'extrémité du parc, en font une promenade
+charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en
+tête-à-tête, ce que l'on respecte en s'éloignant; car presque toujours
+ces promenades à Schoenbrunn sont des préludes de mariages convenus.
+
+Les environs de Vienne en général sont grandioses. On remarque surtout
+le parc du maréchal Lansdon, du maréchal Lassi, et celui du comte de
+Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que
+les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par
+conséquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des
+montagnes naturelles, boisées dans le haut; il s'y trouve des ravins
+profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme élégante, des
+rivières naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec
+rapidité des hauteurs.
+
+À Vienne, je suis allée à plusieurs bals, particulièrement à ceux que
+donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait
+appeler des fêtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle
+fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en
+tournant de la sorte, ne s'étourdissaient pas au point de tomber; mais
+hommes et femmes sont tous si bien habitués à ce violent exercice,
+qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On
+dansait souvent aussi _la polonaise_, beaucoup moins fatigante; car
+cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche
+tranquillement deux à deux. Celle-ci convient à merveille aux jolies
+femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage.
+
+Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur François II
+avait épousé en secondes noces Marie-Thérèse des Deux-Siciles, fille de
+la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la
+retrouvais si changée qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine à la
+reconnaître. Son nez s'était allongé, et ses joues s'étaient aplaties au
+point qu'elle ressemblait alors à son père. Je regrettai pour elle
+qu'elle n'eût pas conservé les traits de sa mère, qui, je crois l'avoir
+déjà dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France.
+
+Il se donnait à Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu
+plusieurs. Dans l'un d'eux, on exécuta d'abord, à grand orchestre et
+avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis
+je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de
+Marie-Thérèse, à qui j'aurais bien donné cent ans, quoiqu'elle me parût,
+à ma grande surprise, s'apprêter à chanter. Je tremblais que la pauvre
+vieille ne pût faire entendre deux notes de suite; mais dès qu'elle eut
+commencé le récitatif, son âge, sa laideur, tout disparut; son visage
+prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que
+nous étions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupéfaite; je
+croyais assister à l'opération d'un miracle.
+
+Le premier jour de l'an est très brillant à Vienne. On voit alors une
+grande quantité de Hongrois dans leur élégant costume, ce qui leur sied
+à merveille, attendu qu'en général ils sont grands et bien faits. Un des
+plus remarquables était le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, monté
+sur un cheval richement caparaçonné, couvert d'une housse parsemée de
+diamans. L'habit du prince était d'une richesse analogue, et comme il
+faisait grand soleil, les yeux étaient vraiment éblouis d'une telle
+magnificence.
+
+Une société fort agréable, était celle des Polonaises; presque toutes
+sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On
+les trouvait réunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que
+j'avais connue à Paris, à l'époque où je fis le portrait de son neveu en
+Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup à Vienne. Elle
+tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, où elle
+donnait de très beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une
+grande réunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui
+recevait à merveille. Son mari était fort aimable, et leur fils, que je
+connus alors, a été depuis ministre à Pétersbourg.
+
+Une personne que je retrouvais avec bonheur à Vienne, c'était madame la
+comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait été parfaite pour
+moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller
+souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant
+prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans
+un salon.
+
+Je fréquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur
+du comte de Cobentzel. Madame de Rombec était la meilleure des femmes;
+elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur à
+soulager les malheureux: c'était chez elle que se faisaient toutes les
+quêtes, que se tiraient toutes les loteries destinées à secourir les
+infortunés; elle mettait à ces bonnes oeuvres tant de grâce et de zèle,
+qu'il était impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarqué, au
+reste, que les quêtes faites dans les salons, sont un des moyens les
+plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvé
+l'usage établi dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens
+qu'à Rome, où je passais souvent la soirée chez la douce et bonne lady
+Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse à la main, et faire le
+tour de son cercle, qui était fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de
+moi, voyant que j'avais préparé mon offrande: «Non, me dit-elle, je
+quête pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui
+vient de perdre au jeu tout ce qu'il possédait; c'est à nous seuls de le
+secourir.» Je trouvai ce mot bien anglais.
+
+La comtesse de Rombec réunissait dans son salon la société la plus
+distinguée de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich
+avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'était
+alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvé l'aimable prince de
+Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimée
+avec l'impératrice Catherine II, et me donnait le désir de voir cette
+grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le
+charmant visage n'avait pas changé. Sa mère, madame de Polignac,
+habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est là qu'elle
+apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santé en fut
+très altérée; mais lorsqu'elle reçut l'affreuse nouvelle de celle de la
+reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante
+figure était devenue méconnaissable, et que l'on pouvait prévoir sa fin
+prochaine. Elle mourut en effet peu de temps après, laissant sa famille
+et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittée, inconsolables de sa
+perte.
+
+Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en
+France dut être affreux pour elle, par la douleur que j'en éprouvai
+moi-même. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus
+depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y
+trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait
+guillotinées; on prenait même grand soin dans ma société de me cacher
+tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible événement par mon
+frère, qui me l'écrivit sans ajouter aucun détail. Le coeur navré, il me
+dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur
+l'échafaud! Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de
+faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder
+cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus
+aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+Huitzing.--La princesse Lichtenstein.--Les corbeaux.--Je me décide à
+aller en Russie.--Le prince de Ligne me prête le couvent de Caltemberg
+que je vais habiter.--Vers du prince de Ligne.--Portrait en vers du
+prince de Ligne par M. de Langeron.
+
+
+Sitôt que le printemps était venu, j'avais loué une petite maison dans
+un village des environs de Vienne, où j'avais été m'établir. Ce village,
+nommé Huitzing, touchait presque le parc de Schoenbrunn. La famille de
+Polignac l'habitait, et quoique sa situation le rendît agréable dès ce
+temps, j'ai su depuis, par madame de Rombec, qu'il s'est fort embelli,
+et qu'elle-même y possédait une habitation ressemblante à la maison
+carrée de Nîmes.
+
+J'apportai à Huitzing le grand portrait que je faisais alors de la
+princesse Lichtenstein pour le terminer. Cette jeune princesse était
+très bien faite; son joli visage avait une expression douce et céleste,
+qui me donna l'idée de la représenter en Iris. Elle était peinte en
+pied, s'élançant dans les airs. Son écharpe, aux couleurs de
+l'arc-en-ciel, l'entourait, en voltigeant autour d'elle. On imagine bien
+que je la peignis les pieds nus; mais lorsque ce tableau fut placé dans
+la galerie du prince, son mari, les chefs de la famille furent très
+scandalisés de voir que l'on montrât la princesse sans chaussure, et le
+prince me raconta qu'il avait fait placer dessous le portrait une jolie
+petite paire de souliers, qui, disait-il aux grands parens, venaient de
+s'échapper et de tomber à terre.
+
+Les bords du Danube sont superbes et m'offraient tous les moyens de
+satisfaire mon goût pour les promenades solitaires et pittoresques. J'en
+découvris une un jour, où, de l'autre côté de la rive, en face de moi,
+s'élevait un superbe groupe d'arbres, que les nuances de l'automne
+enrichissaient de tons riches et variés, et d'où j'apercevais à gauche,
+dans le lointain, la haute montagne du Caltemberg. Charmée de ce
+magnifique paysage, je m'établis sur les bords du fleuve, je prends mes
+pastels, et je me mets à peindre ces beaux arbres et ce qui les
+environne. Tout près d'eux était une cahute en planches, et je voyais
+sur le Danube un petit bateau, qu'un homme dirigeait fort doucement dans
+l'intention de tuer des corbeaux. Quelques minutes ensuite,
+effectivement, cet homme tire son coup de fusil, abat un de ces oiseaux,
+qu'il prend et qu'il place sur la planche de son bateau; mais dans
+l'instant même une énorme nuée de corbeaux arrive à tire-d'aile; leur
+nombre était tel, que l'homme eut peur et courut se cacher dans sa
+petite baraque, en quoi je pense qu'il agit prudemment; car je n'ai pas
+le moindre doute que les corbeaux, furieux du meurtre de leur camarade,
+ne l'eussent assailli de manière à le tuer. L'homme enfui, ces pauvres
+bêtes s'approchèrent du corbeau blessé à mort, le prirent, et
+l'emportèrent sur les branches d'un des plus grands arbres. Alors
+commencèrent des cris, des croassemens si violens, qu'on ne peut en
+donner une idée. Je restai deux ou trois heures à peindre les arbres où
+ils étaient perchés, et lorsque j'eus fini mon étude, leur fureur
+n'était point calmée. Cette scène, qui me surprit beaucoup, me jeta dans
+je ne sais quelle rêverie sur l'espèce humaine, qui, je dois l'avouer,
+était toute à l'avantage des corbeaux.
+
+J'étais heureuse à Vienne autant qu'il est possible de l'être loin des
+siens et de son pays. L'hiver, la ville m'offrait une des plus aimables
+et des plus brillantes sociétés de l'Europe, et quand le beau temps
+revenait, j'allais jouir avec délice du charme de ma petite retraite. Je
+ne pensais donc nullement à quitter l'Autriche avant qu'il fût possible
+de rentrer en France sans danger, lorsque l'ambassadeur de Russie et
+plusieurs de ses compatriotes me pressèrent vivement d'aller à
+Pétersbourg où l'on m'assurait que l'impératrice me verrait arriver avec
+un extrême plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m'avait dit de
+Catherine II m'inspirait un grand désir de voir cette souveraine. Je
+pensais avec raison, d'ailleurs, que le plus court séjour en Russie
+complèterait la fortune que je m'étais promis de faire avant de
+retourner à Paris; je me décidai donc à faire ce voyage.
+
+Je m'occupais de mes préparatifs pour quitter Vienne, et j'allais me
+mettre en route dans peu de jours, quand le prince de Ligne vint me
+voir. Il me conseilla d'attendre la fonte des neiges, et pour m'engager
+à rester encore, il m'offrit d'aller habiter, sur la montagne de
+Caltemberg, l'ancien couvent qui lui avait été donné par l'empereur
+Joseph II. Connaissant mon goût pour les lieux élevés, il me tenta en me
+parlant de Caltemberg comme de la plus haute montagne des environs de
+Vienne, et je ne résistai pas à l'envie d'y passer quelque temps.
+
+J'allai donc prendre avec ma fille, sa gouvernante et M. de Rivière, le
+chemin horrible et rocailleux qui conduit à ce couvent. Nous le fîmes à
+pied, les cahots de la cariole n'étant pas supportables, en sorte que
+nous arrivâmes très fatigués. Le gardien et sa femme, à qui le prince
+nous avait fortement recommandés, eurent pour nous les soins les plus
+empressés. Tous les bâtimens qu'avaient occupés anciennement les
+religieux existaient encore. On prépara aussitôt nos chambres, qui
+n'étaient autre chose que de petites cellules distantes les unes des
+autres. Pendant ces arrangemens, j'allai me reposer sur un banc, d'où
+l'on avait une vue magnifique. Je planais sur le Danube, coupé par des
+îles qu'embellissait la plus belle végétation, et sur des campagnes à
+perte de vue; enfin c'était l'immensité, et l'on peut remarquer que les
+religieux avaient le bon esprit d'habiter toujours des lieux fort
+élevés. Privés des jouissances du monde, au moins goûtaient-ils le
+charme qu'on éprouve à respirer un air pur en contemplant une nature
+grandiose. Je le goûtais moi-même alors, d'autant plus qu'il faisait un
+temps admirable. Je me reposai promptement de mes fatigues; et je courus
+de l'autre côté de la montagne, où, de la lisière d'un bois,
+j'apercevais dans le fond un village très peuplé que traversait une
+petite rivière courante et limpide; enfin, j'étais ravie de me trouver
+là: je préférais la cellule que j'allais habiter à tous les salons du
+monde, et je bénissais ce bon prince de Ligne en regrettant bien qu'il
+ne fût pas témoin de mon bonheur.
+
+Je suis restée trois semaines dans ce beau lieu. M. de Rivière, plus
+citadin que moi, allait souvent à la ville, mais nous n'en avons pas
+moins fait ensemble de charmantes promenades sur la montagne. Ma fille
+venait quelquefois s'asseoir avec moi sur le banc dont j'ai parlé, où
+nous attendions le clair de lune. Je me souviens qu'un soir, l'heure de
+son coucher approchant, elle me dit: «Maman, tu trouves que cela fait
+rêver; pour moi, je trouve que cela donne envie de dormir.»
+
+Les grandes salles du couvent étaient restées intactes dans leur
+construction; depuis, le prince les a fait meubler pour y donner de très
+belles fêtes. Les bals durant une partie de la nuit, les dames restaient
+tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces
+immenses salons. Pour mon goût, Caltemberg, tel qu'il était quand je
+l'ai habité, me plaisait infiniment mieux qu'à l'époque où se donnaient
+toutes ces fêtes. Je retrouve des vers que le prince de Ligne m'adressa
+lorsque j'allai m'établir sur sa charmante montagne.
+
+ À MADAME LEBRUN.
+
+ Pour avoir fait à l'empyrée
+ Le même vol que Prométhée,
+ Vous méritez punition.
+ À ce mont soyez attachée.
+ Par un vautour au lieu d'être ici déchirée,
+ De vous nous voulons bien avoir compassion;
+ De caresses soyez mangée:
+ Par notre amour soyez clouée;
+ Et par notre admiration
+ Pour toujours en ces lieux fixée.
+ Près de votre habitation
+ De la voûte azurée
+ Dont vous semblez être échappée,
+ Oubliez votre nation,
+ Par votre génie honorée,
+ Mais à présent, pays de désolation!
+ Que ma montagne fortunée
+ Par la fière possession
+ Des talens dont la terre est ravie, étonnée,
+ Soit par nos chants à jamais célébrée.
+
+Certes, on peut dire qu'une trop flatteuse exagération a dicté ces vers
+à l'aimable prince de Ligne; mais en voici faits sur lui-même, pour
+lesquels le poète n'a laissé parler que la vérité.
+
+ _Vers faits sur le prince de Ligne par M. de Langeron, en 1790_.
+
+ De Mars et d'Apollon tu vois le favori,
+ Et de Vénus le serviteur fidèle.
+ Es-tu bon citoyen? ce sera ton ami.
+ Es-tu soldat? ce sera ton modèle.
+ Es-tu triste? ses soins calmeront ta douleur.
+ Es-tu femme? bientôt il sera ton vainqueur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+Je quitte Vienne.--Prague.--Les églises.--Budin.--Dresde.--Les
+promenades.--La galerie.--Raphaël.--La forteresse de
+Koenigsberg.--Berlin.--Reinsberg.--Le prince Henri de Prusse.
+
+
+Après avoir séjourné à Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche
+19 avril 1795 pour me rendre à Prague où j'arrivai le 23 avril, par une
+route très belle.
+
+Ce que nous remarquâmes d'abord en entrant dans la capitale de la
+Bohême, ville grande et bien bâtie, ce fut le pont placé sur la rivière
+qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est très
+beau et très long; car il a vingt-quatre arches.
+
+Je commençai par aller voir les églises. La première que je visitai,
+Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admiré un beau tableau de Rubens,
+qui représente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage,
+qui est très noirci, mais qui a de beaux détails.
+
+On trouve au maître-autel de la cathédrale un superbe tableau de Gérard
+de la Notte, qui représente sainte Anne écrivant, et la Vierge tenant
+l'enfant Jésus. Ces trois figures sont de la plus grande vérité. Le
+style en est parfait, de même que celui des draperies. Le fond aussi est
+du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile;
+les bas-reliefs sont extrêmement soignés; enfin cet ouvrage est un des
+plus finis de ce maître. À gauche du maître-autel, on voit un tableau de
+Lairesse, représentant un martyr; les figures du second et du troisième
+plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composé
+et bien peint.
+
+Cette cathédrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchés, qui
+sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est
+saint Népomucène; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands
+que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, représentant le saint,
+que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on
+conserve dans l'église la cotte de mailles en fer de saint Népomucène,
+et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique.
+
+Le palais de l'archiduchesse Marianne est très grand et très beau; il me
+rappelait celui du roi de Naples.
+
+La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine;
+mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restée
+qu'un jour à Prague, désirant arriver à Dresde le plus tôt possible.
+
+Sur notre route, nous passâmes à Budin dont les environs sont charmans.
+Cette ville est déserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y
+rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore
+en très petit nombre.
+
+Enfin nous arrivâmes à Dresde, après avoir passé la Corniche, chemin
+fort étroit, sur une grande hauteur, d'où l'on côtoie l'Elbe qui coule
+dans un fond très spacieux. Dresde est une jolie ville, bien bâtie, mais
+à cette époque elle était très mal pavée; l'Elbe la traverse. Ses
+environs sont charmans, principalement le Plaone, d'où l'on découvre une
+vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectés de
+l'odeur des pipes. C'est là que les bourgeois viennent, surtout le
+dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dîner,
+et sitôt leur repas terminé, ils se mettent tous à fumer, ce qui
+désenchantait, pour moi, ces délicieuses promenades. Cet inconvénient, à
+la vérité, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus,
+et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc
+Antoine, le grand jardin de l'électeur et le jardin de Hollande, comme
+les plus remarquables.
+
+J'allai à l'église catholique pour voir un très beau tableau de Mengs,
+qui représente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivée, je visitai
+enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne
+dément point sa grande célébrité; il est bien certain que c'est la plus
+belle de l'Europe. J'y suis retournée bien souvent, toujours plus
+convaincue de sa supériorité, en admirant le nombre immense de
+chefs-d'oeuvre qu'elle renferme.
+
+Ces chefs-d'oeuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers
+propres à en donner l'idée pour que j'entre ici dans aucuns détails. Je
+dirai seulement que là comme partout on reconnaît combien Raphaël
+s'élève au-dessus de tous les autres maîtres. Je venais de visiter
+plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui
+me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire
+éprouver l'art du peintre. Il représente la Vierge, placée sur des
+nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Cette figure est d'une
+beauté, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracée. Le visage
+de l'enfant, qui est charmant, porte une expression à la fois naïve et
+céleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle
+couleur. À la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractère de
+vérité est admirable; ses deux mains surtout sont à remarquer. À gauche
+est une jeune sainte, la tête baissée, qui regarde deux anges placés en
+bas du tableau. Sa figure est pleine de beauté, de candeur et de
+modestie. Les deux petits anges sont appuyés sur leurs mains, les yeux
+levés vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs
+têtes ont une ingénuité et une finesse dont il est impossible de donner
+l'idée par des mots[19].
+
+Après être restée très long-temps en adoration devant ce chef-d'oeuvre,
+je repassai pour sortir de la galerie par les mêmes salles que je venais
+de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maîtres avaient
+perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais
+l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de
+Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts à la noble simplicité, et
+toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu.
+
+Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle
+renferme des chefs-d'oeuvre des grands maîtres de toutes les écoles. On
+peut dire que toute la peinture est là, et que l'art ne possède pas un
+nom célèbre qui n'y soit inscrit. Tout en évitant de donner ici un
+catalogue, je parlerai d'un saint Jérôme de Rubens, qui m'a semblé un de
+ses ouvrages supérieurs, et d'une salle remplie de portraits et de
+tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vérité enchanteresse. Les pastels
+notamment ont une grâce et un moelleux qui rappelle tout-à-fait le
+Corrège.
+
+L'électeur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle,
+qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir
+mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner
+combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute
+faveur, que j'étais loin d'attendre et de mériter.
+
+La bibliothèque de Dresde est très belle; on y voit, outre des livres
+rares, une grande quantité de porcelaines très précieuses, et de très
+beaux antiques.
+
+Le trésor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en
+perles fines.
+
+Une chose fort curieuse à voir, ce sont les salles qui renferment les
+armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le
+chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son épée, le casque et la cuirasse
+d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne
+peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut
+trois hommes pour la soulever.
+
+Nous allâmes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut
+de cette partie. Notre chemin nous conduisit à un petit village nommé
+Krebs, bâti sur une montagne, entouré de collines très fertiles, et de
+beaux bois de cyprès et de sapins. Nous nous y arrêtâmes pour jouir
+d'une superbe vue, qui vous montre, à droite, la ville de Dresde,
+Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et à gauche la magnifique
+forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle
+aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux là, loin des
+villes.
+
+Nous arrivâmes à la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du
+monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un
+puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans
+l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est très bonne à boire. Tout
+concourt à faire de cette place forte un lieu de défense admirable; de
+son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blé, et sur
+d'excellens pâturages. Elle est entourée de canons, et le magasin à
+poudre est placé au milieu d'un bois qui la touche.
+
+Dans l'intention sans doute de nous prémunir contre les dangers que nous
+pouvions courir à une telle élévation, on nous raconta dans cette
+forteresse plusieurs événemens arrivés par suite d'imprudence: une
+nourrice et son enfant étaient tombés de trois cents pieds dans l'Elbe;
+on sauva l'enfant, mais la femme fut tuée. Le vent est si furieux sur
+cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la
+précaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce
+soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut
+l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large
+et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-là l'électeur
+donnait à dîner à Koenigstein; il aperçut l'étourdi qu'il fit lier avec
+des cordes, et rentrer par la fenêtre.
+
+La vue que l'on découvre de cette belle forteresse est d'une immensité
+vraiment prodigieuse.
+
+Étant très pressée de me rendre à Pétersbourg, j'allai directement de
+Dresde à Berlin, où je ne suis restée que cinq jours, car mon projet
+était d'y revenir et d'y séjourner à mon retour de Russie, pour y voir
+la charmante reine de Prusse.
+
+Berlin, comme on sait, est une très belle ville, mais pas assez peuplée
+pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est
+traversée par la Sprée, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs
+édifices y sont très remarquables. Le palais du roi est superbe; celui
+du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des bâtimens
+de l'arsenal et de l'église catholique qui a la forme de la rotonde, et
+d'un grand nombre de palais. La salle de la comédie se trouve placée
+entre deux églises. Les dehors de la salle de l'Opéra, qui est très
+grande, sont simples et d'une belle architecture.
+
+La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est
+parfaitement alignée, et l'on trouve à son extrémité une porte ornée de
+huit colonnes, qui conduit à Charlottenbourg. Ce parc est magnifique,
+plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promène à
+pied, à cheval et en voiture. En allant à cette belle promenade, on peut
+voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme
+_Belle-Vue_.
+
+Charlottenbourg est un village à trois quarts d'heure de chemin de
+Berlin. Le roi y possède un château superbe, dont les appartenons sont
+fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois,
+japonais, et l'ordonnance de tous est de très bon goût. Le théâtre a
+quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques
+tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui
+représente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apôtres est le
+portrait du peintre.
+
+J'ai admiré à Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du
+roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues
+antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de
+plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intérêt que
+toute autre chose, c'est la chambre du grand Frédéric. La mémoire de ce
+prince vous suit partout à Berlin et à Potsdam, où je suis allée aussi
+m'asseoir sur le banc où s'asseyait le grand capitaine. C'est de là
+qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute
+à ces hautes pensées qui importaient tant au sort de l'Europe.
+
+Après avoir séjourné cinq jours à Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour
+aller à Reinsberg, résidence du prince Henri, située à vingt lieues de
+la capitale. Nous fîmes cette route fort lentement, le chemin n'étant
+que sable. On côtoie plusieurs forêts et des plaines bien cultivées; en
+général, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'à Reinsberg.
+J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le
+chevalier de Boufflers. C'était même sur une lettre que cette aimable
+femme m'avait adressée à Berlin, dans laquelle elle me disait que le
+prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrêter
+chez lui, que je m'étais décidée à ce petit voyage. J'eus tout lieu
+d'être persuadée que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le
+prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bonté
+sans égale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me présenter
+aussitôt à ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner
+le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en
+étaient au moins étonnées; mais le bon prince se chargea de toutes les
+excuses, ce qui était d'autant plus juste, à dire vrai, qu'il était le
+seul coupable.
+
+Le château est très bien situé, et divisé en deux parties, dont la
+famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri
+me promena dans son parc, qui est immense et très beau. Par amour pour
+les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de
+Sept-Ans, le prince y avait fait élever une énorme pyramide sur laquelle
+tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument était un temple dédié à
+l'amitié, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes
+qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha
+surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers
+en l'honneur du dévouement et de la mort généreuse de Malesherbes. Je
+n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me
+l'aurait fait connaître.
+
+Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au
+milieu duquel est une île qu'on prétend avoir été habitée par _Rémus_
+dont elle porte le nom.
+
+La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers étaient
+établis à Reinsberg; ils y sont encore restés très long-temps après mon
+départ. Le prince leur avait donné des terres, et le chevalier s'était
+fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la
+plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui
+appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies
+assez bien jouées, et plusieurs concerts; car le maître avait conservé
+toute sa passion pour la musique.
+
+Je ne puis dire combien j'étais triste de quitter cet excellent prince,
+que je ne devais, hélas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma
+vie. L'accueil que j'en avais reçu, les bontés dont il m'avait comblée
+pendant mon séjour chez lui, tout me rendait cette séparation pénible.
+Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dès que
+j'eus quitté Reinsberg, je fus touchée au dernier point, en découvrant
+la quantité de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture,
+sachant que je ne trouverais rien jusqu'à Riga. On avait placé des
+comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les
+coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un régiment prussien, et
+certes le bon prince dut être bien assuré que je ne mourrais pas
+d'inanition en route.
+
+En quittant Reinsberg, nous prîmes le chemin de la Prusse qui conduit à
+Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont très bien
+bâties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si
+sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une
+poste en sept heures, ce qui m'a obligée souvent à marcher la nuit.
+Avant d'arriver de Mariaverde à Koenigsberg, on voit la mer, et fort près
+du chemin, qui est très étroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de
+Reinsberg à Koenigsberg, d'où je repartis aussitôt pour Memel. Loin de
+s'améliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous
+marchions dans des sables horribles, côtoyant la Hafft de si près que la
+moitié de la voiture était penchée dans cette rivière. Enfin j'arrivai à
+Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour
+Pétersbourg.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+Peterhoff.--Pétersbourg.--Le comte d'Esterhazy.--Czarskozelo.--La
+grande-duchesse Elizabeth, femme d'Alexandre.--Catherine II.--Le comte
+Strogonoff.--Kaminostroff.--Esprit hospitalier des Russes.
+
+
+J'entrai à Pétersbourg le 25 juillet 1795, par le chemin de Peterhoff,
+qui m'avait donné une idée avantageuse de la ville; car ce chemin est
+bordé des deux côtés par de charmantes maisons de campagne, entourées de
+jardins du meilleur goût dans le genre anglais. Les habitans ont tiré
+parti du terrain, qui est très marécageux, pour orner ces jardins, où se
+trouvent des kiosques, de jolis ponts, etc., par des canaux et des
+petites rivières qui les traversent. Il est malheureux qu'une humidité
+effroyable vienne le soir désenchanter tout cela; même avant le coucher
+du soleil, il s'élève un tel brouillard que l'on se croit entouré d'une
+épaisse fumée presque noire.
+
+Toute magnifique que je me représentais Pétersbourg, je fus ravie par
+l'aspect de ses monumens, de ses beaux hôtels et de ses larges rues,
+dont une, que l'on nomme la Perspective, a une lieue de long. La belle
+Néva, si claire, si limpide, traverse la ville chargée de vaisseaux et
+de barques, qui vont et viennent sans cesse, ce qui anime cette belle
+cité d'une manière charmante. Les quais de la Néva sont en granit, ainsi
+que ceux de plusieurs grands canaux que Catherine a fait creuser dans
+l'intérieur de la ville. D'un côté de la rivière se trouvent de superbes
+monumens, celui de l'Académie des arts, celui de l'Académie des sciences
+et beaucoup d'autres encore, qui se reflètent dans la Néva. On ne peut
+rien voir de plus beau, au clair de lune, que les masses de ces
+majestueux édifices, qui ressemblent à des temples antiques. En tout,
+Pétersbourg me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose
+de ses monumens que par le costume du peuple, qui rappelle celui de
+l'ancien âge.
+
+Quoique j'aie parlé plus haut du clair de lune, ce n'est pas qu'à
+l'époque de mon arrivée il me fût possible d'en jouir; car au mois de
+juillet on n'a pas à Pétersbourg une heure de nuit; le soleil se couche
+vers dix heures et demie du soir; la brune dure jusqu'au crépuscule, qui
+commence vers minuit et demi, en sorte que l'on y voit toujours clair,
+et j'ai souvent soupé à onze heures avec le jour.
+
+Mon premier soin fut de me reposer; car depuis Riga les chemins avaient
+été ce qu'on imagine de plus effroyables[20]; de grosses pierres posées
+les unes sur les autres nous donnaient à chaque pas des secousses
+d'autant plus violentes, que ma voiture était une des plus rudes du
+monde, et les auberges étant trop mauvaises sur cette route pour qu'il
+fût possible de s'y arrêter, nous avions marché de cahot en cahot
+jusqu'à Pétersbourg sans prendre de repos.
+
+J'étais bien loin de me sentir remise de toutes mes fatigues, car je
+n'habitais Pétersbourg que depuis vingt-quatre heures, lorsqu'on
+m'annonça l'ambassadeur de France, le comte d'Esterhazy. Il me dit qu'il
+allait informer tout de suite l'impératrice de mon arrivée, et prendre
+en même temps ses ordres pour ma présentation. Un instant après, je
+reçus la visite du comte de Choiseul-Gouffier. Tout en causant avec lui,
+je lui témoignai le bonheur que j'aurais à voir cette grande Catherine;
+mais je ne lui dissimulai pas la peur et l'embarras que j'éprouverais
+lorsque je serais présentée à cette princesse si imposante.
+«Rassurez-vous, me répondit-il; lorsque vous verrez l'impératrice, vous
+serez étonnée de son air de bonhomie; car, ajouta-t-il, c'est vraiment
+une bonne femme.»
+
+J'avoue que cette expression me surprit; je ne pouvais croire à sa
+justesse, d'après ce que j'avais entendu dire jusqu'alors. Il est vrai
+que le prince de Ligne, en nous faisant avec tant de charme la narration
+de son voyage en Crimée, nous avait conté plusieurs choses qui
+prouvaient que cette grande princesse avait autant de grâce que de
+simplicité dans ses manières; mais une _bonne femme_, on en conviendra,
+n'était pas le mot propre.
+
+Quoi qu'il en soit, le soir même, M. d'Esterhazy, en revenant de
+Czarskozelo, où l'impératrice était établie, vint me prévenir que Sa
+Majesté me recevrait le lendemain à une heure. Une présentation aussi
+prompte, que je n'avais pas espérée, me jeta dans un extrême embarras;
+je n'avais que des robes de mousseline très simples, n'en portant point
+d'autres habituellement, et il était impossible de faire faire une robe
+parée du jour au lendemain. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il viendrait
+me prendre à dix heures précises, pour me mener déjeuner avec sa femme,
+qui habitait aussi Czarskozelo, en sorte que, lorsqu'il arriva à l'heure
+indiquée, je partis assez inquiète de ma toilette, qui vraiment n'était
+pas une toilette de cour. En entrant chez madame d'Esterhazy, en effet,
+je remarquai bien son étonnement. Toute sa politesse ne put l'empêcher
+de me dire: «Madame, est-ce que vous n'avez pas apporté une autre robe?»
+Je devins cramoisie, et j'expliquai comment le temps m'avait manqué pour
+me faire faire une robe plus convenable. Son air mécontent de moi
+redoubla mon anxiété, au point que j'eus besoin de m'armer de tout mon
+courage quand le moment d'aller chez l'impératrice arriva.
+
+M. d'Esterhazy me donnait le bras, et nous traversions une partie du
+parc, lorsqu'à la fenêtre d'un rez-de-chaussée j'aperçus une jeune
+personne qui arrosait un pot d'oeillets. Elle avait dix-sept ans au plus;
+ses traits étaient fins et réguliers, et son ovale parfait; son beau
+teint n'était pas animé, mais d'une pâleur tout-à-fait en harmonie avec
+l'expression de son visage, dont la douceur était angélique. Ses cheveux
+blond cendré flottaient sur son cou, sur son front. Elle était vêtue
+d'une tunique blanche, attachée par une ceinture nouée négligemment
+autour d'une taille fine et souple comme celle d'une nymphe. Telle que
+je viens de la peindre, elle se détachait sur le fond de son
+appartement, orné de colonnes, et drapé en gaze rose et argent, d'une
+manière si ravissante que je m'écriai: C'est Psyché! C'était la
+princesse Élizabeth, femme d'Alexandre. Elle m'adressa la parole, et me
+retint assez long-temps pour me dire mille choses flatteuses; puis elle
+ajouta:--«Il y a bien long-temps, madame, que nous vous désirions ici,
+au point que j'ai rêvé souvent que vous y étiez arrivée.» Je la quittai
+à regret, et j'ai toujours conservé le souvenir de cette charmante
+apparition.
+
+J'arrivai chez l'impératrice un peu tremblante, et me voilà tête à tête
+avec l'autocrate de toutes les Russies. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il
+fallait lui baiser la main, et conséquemment à cet usage elle avait ôté
+un de ses gants, ce qui aurait dû me le rappeler; mais je l'oubliai
+complètement. Il est vrai que l'aspect de cette femme si célèbre me
+faisait une telle impression, qu'il m'était impossible de songer à autre
+chose qu'à la contempler. J'étais d'abord extrêmement étonnée de la
+trouver très petite; je me l'étais figurée d'une grandeur prodigieuse,
+aussi haute que sa renommée. Elle était fort grasse, mais elle avait
+encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevés encadraient à
+merveille. Le génie paraissait siéger sur son front large et très élevé.
+Ses yeux étaient doux et fins, son nez tout-à-fait grec, son teint fort
+animé, et sa physionomie très mobile.
+
+Elle me dit aussitôt avec un son de voix plein de douceur, un peu gras
+pourtant: «Je suis charmée, madame, de vous recevoir ici; votre
+réputation vous avait devancée. J'aime beaucoup les arts, et surtout la
+peinture. Je ne suis pas connaisseur, mais amateur.» Tout ce qu'elle
+ajouta pendant cet entretien, qui fut assez long, sur le désir qu'elle
+avait que je pusse me plaire assez en Russie pour y rester long-temps,
+portait le caractère d'une si grande bienveillance, que ma timidité
+disparut, et lorsque je pris congé, j'étais entièrement rassurée.
+Seulement je ne me pardonnais pas de n'avoir pas baisé sa main, qui
+était très belle et très blanche, d'autant plus que M. d'Esterhazy m'en
+fit des reproches. Quant à ma toilette, elle ne me parut pas y faire la
+moindre attention, ou peut-être était-elle moins difficile sous ce
+rapport que notre ambassadrice.
+
+Je parcourus une partie des jardins de Czarskozelo, qui sont une vraie
+féerie. L'impératrice y avait une terrasse qui communiquait à ses
+appartemens, sur laquelle elle entretenait une grande quantité
+d'oiseaux; on me dit que tous les matins elle venait leur donner la
+béquée, et que c'était un de ses grands plaisirs.
+
+Tout de suite après m'avoir reçue, Sa Majesté témoigna l'intention de me
+faire passer l'été dans cette belle campagne. Elle commanda aux
+maréchaux-des-logis (dont l'un était le vieux prince Bariatinski) de me
+donner un appartement dans le château, désirant m'avoir près d'elle afin
+de me voir peindre. Mais j'ai su depuis que ces Messieurs ne se
+soucièrent nullement de me placer aussi près de l'impératrice; et malgré
+ses ordres réitérés, ils soutinrent toujours qu'ils n'avaient aucun
+logement disponible. Ce qui me surprit au dernier point, lorsqu'on
+m'instruisit de ce détail, c'est qu'on me dit que ces courtisans, me
+croyant du parti du comte d'Artois, craignaient que je ne fusse venue
+pour faire remplacer M. d'Esterhazy par un autre ambassadeur. Il est
+vraisemblable que M. d'Esterhazy s'entendait de tout cela avec eux; mais
+certes, il fallait bien peu me connaître pour ne pas savoir que j'étais
+trop occupée de mon art pour pouvoir donner du temps à des affaires
+politiques, lors même que je n'aurais pas eu l'aversion que j'ai
+toujours ressentie pour tout ce qui ressemble à l'intrigue. Au reste, à
+part l'honneur de me trouver logée chez la souveraine, et le plaisir
+d'habiter un aussi beau lieu, tout était gêne et contrariété pour moi
+dans un établissement à Czarskozelo. J'ai toujours eu le plus grand
+besoin de jouir de ma liberté, et, pour vivre selon mon goût, j'aimais
+infiniment mieux loger chez moi.
+
+L'accueil que je recevais en Russie, d'ailleurs, était bien fait pour me
+consoler d'une petite tracasserie de cour. Je ne saurais dire avec quel
+empressement, avec quelle bienveillance affectueuse, un étranger se voit
+recherché dans ce pays, surtout s'il possède quelque talent. Mes lettres
+de recommandation me devinrent tout-à-fait inutiles; non seulement je
+fus aussitôt invitée à passer ma vie dans les meilleures et les plus
+agréables maisons, mais je retrouvais à Pétersbourg plusieurs anciennes
+connaissances, et même d'anciens amis. D'abord le comte de Strogonoff,
+véritable amateur des arts, dont j'avais fait le portrait à Paris, dans
+ma très grande jeunesse. Nous nous revîmes tous deux avec un plaisir
+extrême. Il possédait à Pétersbourg une superbe collection de tableaux,
+et près de la ville, à Kaminostroff, un charmant cazin à l'italienne, où
+il donnait tous les dimanches un grand dîner. Il vint me chercher pour
+m'y conduire, et je fus enchantée de cette habitation: le cazin donnait
+sur le grand chemin, et des fenêtres on voyait la Néva. Le jardin, dont
+on n'apercevait pas les limites, était dans le genre anglais. Une
+quantité de barques arrivaient de tout côté, amenant du monde qui
+descendait chez le comte Strogonoff; car beaucoup de personnes, qui
+n'étaient point du dîner, venaient se promener dans le parc. Le comte
+permettait aussi à des marchands de s'y installer avec leurs boutiques,
+ce qui animait ce beau lieu par une foire amusante, attendu que les
+costumes des divers pays voisins étaient pittoresques et variés.
+
+Vers les trois heures, nous montâmes sur une terrasse couverte et
+entourée de colonnes, où le jour arrivait de toute part. D'un côté, nous
+jouissions de la vue du parc, et de l'autre, de celle de la Néva,
+chargée de mille barques plus ou moins élégantes. Il faisait le plus
+beau temps du monde; car l'été est superbe en Russie, où souvent au mois
+de juillet j'ai eu plus chaud qu'en Italie. Nous dînâmes sur cette même
+terrasse, et le dîner fut splendide, au point que l'on nous servit au
+dessert des fruits magnifiques et d'excellens melons, ce qui me parut
+devoir être un grand luxe. Dès que nous fûmes à table, une musique
+d'instrumens à vent délicieuse se fit entendre. Elle exécuta surtout
+l'ouverture d'_Iphigénie_ d'une manière ravissante. Aussi fus-je bien
+surprise quand le comte Strogonoff me dit que chacun des musiciens ne
+donnait qu'une note; il m'était impossible de concevoir comment tous ces
+sons particuliers arrivaient à former un ensemble vraiment parfait, et
+comment l'expression pouvait naître d'une exécution aussi machinale.
+
+Après le dîner, nous fîmes une promenade charmante dans le parc; puis,
+vers le soir, nous remontâmes sur la terrasse d'où nous vîmes tirer, dès
+que la nuit fut venue, un très beau feu d'artifice que le comte avait
+fait préparer. Ce feu, répété dans les eaux de la Néva, était d'un effet
+magique. Enfin, pour terminer les plaisirs de cette journée, arrivèrent,
+dans deux petits bateaux très étroits, des Indiens qui se mirent à
+danser devant nous. Cette danse consistait à faire de si légers
+mouvemens sans bouger de place, qu'elle nous divertit beaucoup.
+
+La maison du comte de Strogonoff était bien loin d'être la seule qui fût
+tenue avec autant de magnificence. À Pétersbourg comme à Moscou, une
+foule de seigneurs qui possèdent des fortunes colossales, se plaisent à
+tenir table ouverte, au point qu'un étranger connu, ou bien recommandé,
+n'a jamais besoin d'avoir recours au restaurateur[21]. Il trouve partout
+un dîner, un souper, il n'a que l'embarras du choix. J'ai eu toute la
+peine possible à me dispenser d'aller souvent dîner en ville; mes
+séances, et le besoin que j'ai de dormir en sortant de table, pouvaient
+seuls me faire pardonner mes refus, tant les Russes sont enchantés que
+l'on vienne dîner chez eux.
+
+Ce caractère hospitalier existe aussi dans l'intérieur de la Russie où
+la civilisation moderne n'a point encore pénétré. Lorsque les seigneurs
+russes vont visiter leurs terres, qui généralement sont situées à de
+grandes distances de la capitale, ils s'arrêtent en chemin dans les
+châteaux de leurs compatriotes, où, sans être connus personnellement du
+maître de la maison, eux, leurs gens et leurs bêtes sont reçus et
+traités à merveille, quand ils devraient y rester un mois. De plus, j'ai
+vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses
+amis. Tous les trois avaient traversé les provinces les plus reculées
+ainsi qu'on aurait pu le faire dans l'âge d'or, au temps des
+patriarches. Partout on les avait logés et nourris avec tant de bonté
+que leur bourse était devenue inutile. Ils ne parvenaient seulement pas
+à faire accepter le pour-boire aux gens qui les avaient servis et qui
+avaient soigné leurs chevaux. Leurs hôtes, qui pour la plupart étaient
+des négocians ou des cultivateurs, s'étonnaient beaucoup de la vivacité
+de leurs remerciemens. «Si nous étions dans votre pays, disaient-ils,
+bien certainement vous en feriez autant pour nous.» Hélas!
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+Le comte de Cobentzel.--La princesse Dolgorouki.--Les tableaux
+vivans.--Potemkin.--Madame de With.--Je suis volée.--Doyen.--M. de L***.
+
+
+Je profitais du reste de la belle saison pour courir un peu les
+campagnes; car l'été finit en Russie au mois d'août et il n'y a point
+d'automne. J'allais souvent me promener à Czarkozelo, dont le parc,
+bordé par la mer, est une des belles choses qu'on puisse voir. Il est
+rempli de monumens que l'impératrice appelait ses caprices. On y voit un
+superbe pont de marbre dans le style du Palladio; des bains turcs,
+trophées des victoires de Romazoff et d'Orloff; un temple à trente-deux
+colonnes, puis la colonnade et le grand escalier d'Hercule. Ce parc a
+des allées d'arbres superbes. En face du château est un long et large
+gazon au bout duquel se trouve une cerisaie où je me souviens d'avoir
+mangé des cerises excellentes.
+
+Le comte de Cobentzel désirait beaucoup me faire faire connaissance avec
+une femme dont j'avais entendu vanter l'esprit et la beauté, la
+princesse Dolgorouki. Je reçus d'elle un billet d'invitation pour aller
+dîner à Alexandrowski où elle avait une maison de campagne, et le comte
+vint me prendre pour m'y conduire avec ma fille. Cette maison fort
+grande était meublée sans aucune recherche; mais la rivière terminait le
+jardin, et c'était un grand plaisir pour moi que la vue de ce passage
+continuel de barques, dans lesquelles les rameurs chantaient en choeur.
+Les chants du peuple russe ont une originalité un peu barbare; mais ils
+sont mélancoliques et mélodieux.
+
+La beauté de la princesse Dolgorouki me frappa. Ses traits avaient tout
+le caractère grec mêlé de quelque chose de juif, surtout de profil. Ses
+longs cheveux châtain foncé, relevés négligemment, tombaient sur ses
+épaules; sa taille était admirable, et foute sa personne avait à la fois
+de la noblesse et de la grâce sans aucune affectation. Elle me reçût
+avec tant d'amabilité et de distinction, que je cédai volontiers à la
+demande qu'elle me fit de rester huit jours chez elle. L'aimable
+princesse Kourakin, avec qui je fis connaissance alors, était établie
+dans cette maison, où ces deux dames et le comte de Cobentzel faisaient
+ménage commun. La société était fort nombreuse, et personne ne songeait
+à autre chose qu'à s'amuser. Après dîner nous faisions des promenades
+charmantes dans des barques fort élégantes, ornées de rideaux de velours
+cramoisi à crépines d'or. Des musiciens nous devançaient dans une barque
+plus simple, nous charmant par leur chant, car ce chant était toujours
+d'une justesse parfaite, même dans les sons les plus élevés. Le jour de
+mon arrivée nous eûmes de la musique le soir, et le lendemain un
+spectacle charmant. On donna _le Souterrain_ de Dalayrac. La princesse
+Dolgorouki jouait le rôle de Camille; le jeune de la Ribaussière[22]
+celui de l'enfant, et le comte de Cobentzel celui du jardinier. Je me
+souviens que pendant la représentation, un courrier arriva de Vienne,
+chargé de dépêches pour le comte, qui était ambassadeur d'Autriche à
+Pétersbourg, et qu'à la vue d'un homme costumé en jardinier, il ne
+voulait pas lui remettre ses dépêches, ce qui éleva dans la coulisse une
+contestation fort plaisante.
+
+Le petit théâtre était charmant, je voulus en profiter pour composer des
+tableaux vivans. Il nous arrivait sans cesse du monde de Pétersbourg; je
+choisissais mes personnages entre les plus beaux hommes et les plus
+belles femmes, et je les costumais en les drapant avec des schals de
+cachemire que nous avions à profusion. Je préférais les sujets graves ou
+ceux de la Bible à tout autre. Je représentai aussi de souvenir
+plusieurs tableaux connus, tels que la famille de Darius, qui réussit à
+merveille; mais celui qui obtint le plus grand succès fut celui
+d'Achille à la cour de Lycomède; je me chargeai du personnage d'Achille,
+car le plus souvent je m'habillais de manière qu'un casque et un
+bouclier suffirent pour me composer un costume fort exact. Les tableaux
+vivans amusaient extrêmement la société. L'hiver suivant ils servirent à
+varier les divertissemens du soir dans les salons de Pétersbourg. Chacun
+voulait s'y trouver placé, et je me voyais forcée de contrarier quelques
+dames qui désiraient beaucoup être en _exhibition_.
+
+Au bout de huit jours qui ne m'avaient paru qu'un moment, il me fallut,
+à mon grand regret, quitter la maison de la très aimable princesse
+Dolgorouki; car j'avais pris une foule d'engagemens pour des portraits à
+faire. Toutefois, je venais de former à Alexandrowski plusieurs liaisons
+qui me furent infiniment agréables pendant tout mon séjour en Russie.
+
+Le comte de Cobentzel était passionnément amoureux de la princesse
+Dolgorouki, sans qu'elle répondît le moins du monde à son amour; mais
+l'insouciance avec laquelle elle recevait ses soins ne parvenait point à
+l'éloigner, et, comme dit une chanson, il préférait ses rigueurs à
+toutes les faveurs des autres femmes. Ne pouvant espérer d'autre bonheur
+que celui de la voir, il voulait au moins jouir de celui-là dans toute
+sa latitude: soit à la campagne, soit à la ville, il ne la quittait
+jamais. Dès que ses dépêches, qu'il faisait avec une grande facilité,
+étaient expédiées, il volait chez elle, et s'était complètement fait son
+esclave. On le voyait courir au moindre mot, au moindre geste de sa
+divinité. Voulait-on jouer la comédie, il prenait le rôle qu'elle lui
+donnait, même lorsque ce rôle ne convenait point du tout à son physique.
+Car le comte de Cobentzel, qui paraissait avoir cinquante ans, était
+fort laid et louchait horriblement. Il était assez grand, mais très
+gros, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort actif, surtout lorsqu'il
+s'agissait d'exécuter les ordres de sa bien-aimée princesse. Au reste il
+avait de l'esprit, il était habile; sa conversation était animée par
+mille anecdotes qu'il racontait à merveille, et je l'ai toujours connu
+pour le meilleur et le plus obligeant des hommes.
+
+Ce qui pouvait donner à la princesse Dolgorouki de l'indifférence pour
+les soins de M. de Cobentzel comme pour ceux de beaucoup d'autres
+adorateurs, c'est qu'elle en avait reçu de si brillans, que les
+souverains les plus épris d'une femme n'en avaient jamais rendu de
+pareils. Le fameux Potemkin, celui qui voulait que l'on rayât le mot
+_impossible_ de la grammaire, l'avait aimée passionnément, et la
+magnificence avec laquelle il lui témoignait son amour surpasse tout ce
+que nous lisons dans les _Mille et une Nuits_. Lorsqu'en 1791, après
+avoir fait son voyage en Crimée, l'Impératrice retourna à Pétersbourg,
+le prince Potemkin resta pour commander l'armée où plusieurs généraux
+avaient amené leurs femmes. Ce fut alors qu'il eut occasion de connaître
+la princesse Dolgorouki. Elle se nommait aussi Catherine, et le jour de
+cette fête arrivé, le prince donna un grand dîner, soi-disant en
+l'honneur de l'Impératrice. Il avait placé la princesse à table à côté
+de lui. Au dessert on apporta des coupes de cristal remplies de diamans
+que l'on servit aux dames à pleines cuillerées. La reine du festin
+paraissant remarquer cette magnificence:--«Puisque c'est vous que je
+fête, lui dit-il tout bas, comment vous étonnez-vous de quelque chose?»
+Rien ne lui coûtait pour satisfaire un désir, un caprice de cette femme
+adorée. Ayant appris qu'elle manquait de souliers de bal,
+qu'habituellement elle faisait venir de France, Potemkin fit partir pour
+Paris un exprès, qui courut jour et nuit et rapporta des souliers. Une
+chose qui était bien connue aussi de tout Pétersbourg, c'est que, pour
+offrir à la princesse Dolgorouki un spectacle qu'elle désirait voir, il
+avait fait donner l'assaut à la forteresse d'Otshakoff plus tôt qu'il
+n'était convenu, et peut-être qu'il n'était prudent de le faire.
+
+Lorsque j'arrivai à Pétersbourg il y avait déjà plusieurs années que le
+prince Potemkin était mort; mais on y parlait encore de lui comme d'un
+enchanteur. On peut prendre une idée de ce qu'il avait d'extraordinaire
+et de grandiose dans l'imagination, en lisant ce qu'ont écrit le prince
+de Ligne et le comte de Ségur du voyage qu'il fit faire à l'impératrice
+en Crimée. Ces palais, ces villages en bois, bâtis sur toute la route
+comme par un coup de baguette; cette immense forêt qu'il brûle pour
+donner un feu d'artifice à Sa Majesté, tout ce voyage enfin, a quelque
+chose de fantastique. Sa nièce, la comtesse Scawronski, me disait à
+Vienne: «Si mon oncle vous avait connue, il vous aurait comblée
+d'honneurs et de richesses.» Il est certain qu'en toute occasion cet
+homme si célèbre se montrait généreux jusqu'à la prodigalité, magnifique
+jusqu'à la folie. Tous ses goûts étaient dispendieux, toutes ses
+habitudes royales, au point qu'ayant possédé une fortune qui dépassait
+celle de certains souverains, le prince de Ligne m'a dit l'avoir vu
+quelquefois sans argent.
+
+La faveur, la puissance, avaient habitué le prince Potemkin à satisfaire
+aussitôt ses plus légères volontés. On cite un trait qui le prouve
+admirablement. Comme on parlait un jour chez lui de la grandeur d'un de
+ses aides-de-camp, il dit qu'un officier de l'armée russe, qu'il nomma,
+était encore d'une plus haute taille. Tous ceux qui connaissaient cet
+officier n'en étant pas convenus, il fit partir aussitôt un exprès avec
+ordre d'amener ce militaire, qui se trouvait alors à huit cents lieues
+de là. Lorsque celui-ci apprit qu'on venait le chercher de la part du
+prince, sa joie fut extrême; car il se persuada qu'il venait d'être
+nommé à quelque grade supérieur. On peut donc imaginer son
+désappointement, quand à son arrivée au camp, on le fit se mesurer avec
+l'aide-de-camp de Potemkin, après quoi il fallut s'en retourner bien
+tristement, le tout n'ayant d'autre résultat pour lui que la fatigue
+d'un aussi long voyage.
+
+On sent bien que l'homme qu'une si longue faveur avait accoutumé pour
+ainsi dire à régner à côté de la souveraine, ne pouvait survivre à la
+pensée d'une disgrâce. Lorsqu'on lui écrivit que le nouveau favori (le
+jeune Platon Zouboff) paraissait prendre un empire absolu sur l'esprit
+de l'impératrice, il se hâta de quitter l'armée pour voler à
+Pétersbourg. Comme il y arrivait, Catherine venait d'envoyer au prince
+Repnin, qui le remplaçait dans le commandement des troupes, l'ordre de
+traiter de la paix, à laquelle Potemkin s'était toujours opposé. Irrité
+autant qu'on peut l'être, il repart à l'instant dans l'espoir d'arrêter
+la signature; mais c'est pour apprendre à Passy que la paix était
+conclue. Cette nouvelle lui porta le coup fatal; déjà souffrant, il
+tomba mortellement malade, ce qui ne l'empêcha pas de se remettre
+aussitôt en route pour Pétersbourg. En peu d'heures, son mal fit de tels
+progrès, qu'il lui devint impossible de supporter le mouvement de la
+voiture; on l'étendit sur un pré, couvert de son manteau, et là,
+Potemkin rendit le dernier soupir, le 15 octobre 1791, dans les bras de
+la comtesse Branitska, sa nièce. Je n'ai jamais oublié qu'un jour, que
+je demandais à une vieille princesse Galitzin, qui parlait fort mal
+français, comment était mort cet homme si célèbre. Elle me répondit:
+«Hélas, ma chère! ce grand prince qui avait tant de diamans, tant d'or,
+est mort sur l'herbette.»
+
+La princesse Dolgorouki n'a pas été la seule beauté dont le prince se
+soit montré épris. On l'a vu aussi éperduement amoureux d'une charmante
+Polonaise, nommée d'abord madame de With, et mariée depuis à un Potoski,
+pour laquelle il déploya de même tout ce que la galanterie a de plus
+recherché. Entre plusieurs traits de magnificence, on cite que, voulant
+lui faire accepter un cachemire de fort grand prix, il imagina de donner
+une fête où se trouvaient deux cents femmes, et fit tirer après le dîner
+une loterie à laquelle toutes ces dames gagnèrent chacune un cachemire,
+trop heureux qu'il était de faire tomber à ce prix le plus beau shall
+dans les mains de la plus belle. Long-temps avant cette époque, j'avais
+vu madame de With à Paris, elle était alors extrêmement jeune et aussi
+jolie qu'on puisse l'être, mais passablement vaine de sa charmante
+figure. J'ai entendu conter que, comme on lui parlait sans cesse de ses
+beaux yeux, quelqu'un s'informant de sa santé, un jour qu'ils étaient un
+peu enflammés, elle répondit naïvement: «J'ai mal à mes beaux yeux.» Il
+est possible, à la vérité, qu'elle ne sut pas très bien notre langue,
+quoique en général toutes les Polonaises parlent le français à
+merveille, et même sans aucun accent.
+
+Sous le rapport de la fortune, les premiers temps de mon séjour en
+Russie ne furent point heureux pour moi. On peut en prendre une idée par
+la copie d'une lettre que j'écrivais à madame Vigée, ma belle-soeur,
+moins de deux mois après mon arrivée.
+
+ Pétersbourg, ce 10 septembre.
+
+ Il faut bien, ma chère Suzette, que je te mette au courant de tous
+ mes soucis et tribulations. Je suis installée dans un appartement
+ qui me convient assez, attendu que j'y ai un fort bel atelier; mais
+ il est très humide, la maison n'étant bâtie que depuis trois ans,
+ et n'ayant pas encore été habitée, ce qui me fait prévoir un
+ déménagement pour la fin de la belle saison. Cette contrariété, à
+ laquelle je devrais être habituée, n'est malheureusement pas la
+ seule. Entre autres qui l'accompagnent, il vient de m'arriver un
+ événement qui m'a donné beaucoup de tracas. Peu de temps après mon
+ arrivée, je fus invitée à passer la soirée chez la princesse
+ Menzicoff, où l'on donnait un très joli spectacle. En revenant chez
+ moi vers une heure du matin, je trouve sur mon escalier la
+ gouvernante de ma fille, toute effarée et toute pâle: «Ah! madame,
+ s'écria-t-elle, vous venez d'être volée de tout votre argent!» Tu
+ sens bien que je fus fort saisie. Puis, elle me conte que mon petit
+ domestique allemand avait fait ce mauvais coup; qu'on avait trouvé
+ sous son lit et sur lui des paquets de mon or; qu'il en avait même
+ jeté un peu sur l'escalier, afin de faire croire que le petit Russe
+ était le voleur; enfin, qu'il venait d'être emmené par les gens de
+ la police, qui, après avoir compté les pièces, les avaient
+ emportées comme preuve du délit. Je commençai par dire à madame
+ Charrot qu'elle avait eu grand tort de laisser emporter mes pièces
+ d'or, et j'avais bien raison; car maintenant que l'affaire est
+ finie, on m'a bien rendu le nombre de ces pièces, mais non leur
+ valeur: j'avais des Doppio, des quadruples de Vienne, pour lesquels
+ on ne m'a donné que de mauvais ducats, en sorte que j'ai perdu tout
+ juste la moitié de trente mille cinq cents livres. Cependant, ce
+ n'était pas cela qui m'inquiétait le plus alors, c'était ce
+ malheureux enfant, qui, selon la loi du pays, allait être pendu. Il
+ est fils des concierges de ce couvent de Caltemberg, que le prince
+ de Ligne m'a prêté à Vienne. L'homme et la femme sont les plus
+ honnêtes gens du monde, ils ont eu mille soins de moi, en sorte que
+ je ne pouvais supporter l'idée de voir pendre leur fils. Je courus
+ chez le gouverneur, et je le suppliai de sauver ce misérable jeune
+ homme en le faisant partir sans bruit. Mais le comte Samoeloff ne
+ voulut pas céder à mes instances, disant que l'impératrice était
+ instruite du vol, et qu'elle en était outrée. Je ne puis te dire ce
+ qu'il m'en a coûté de prières, de démarches, pour obtenir enfin la
+ certitude qu'on le ferait partir par mer, ce qui fut exécuté.
+
+ Pour en revenir à mes quinze mille francs, je les regrette d'autant
+ plus que je viens d'en perdre quarante-cinq mille d'un autre côté;
+ Voici comment: pendant le premier mois de mon séjour ici, j'avais
+ gagné quinze mille roubles[23]. On m'a conseillé de les placer
+ aussitôt chez un banquier qui me paraissait un fort honnête homme.
+ Cet honnête homme vient de faire banqueroute, et je n'aurai rien de
+ mes quinze mille roubles. Tu dois reconnaître là cette destinée que
+ tu sais? Il m'a été impossible jusqu'ici de conserver la moindre
+ chose de ce que je gagne; j'attends avec résignation un temps plus
+ heureux.
+
+ Pour changer de discours, je te dirai que je viens de voir mon plus
+ ancien ami, Doyen le peintre, si bon, si spirituel! l'impératrice
+ l'aime beaucoup. Elle est venue à son secours; car il a émigré sans
+ aucune fortune, n'ayant laissé en France qu'une maison de campagne
+ qu'on lui a prise. Il a sa place au spectacle tout près de la loge
+ de l'impératrice, qui, m'a-t-on dit, cause souvent avec lui.
+
+ J'ai retrouvé aussi avec plaisir la baronne de Strogonoff, que je
+ voyais beaucoup à Vienne, où j'ai fait son portrait et celui de son
+ mari. Il vient de m'arriver chez elle une petite aventure que je
+ veux te conter parce qu'elle te fera rire. Il faut te dire qu'un
+ jour à Vienne, pendant qu'elle me donnait séance, elle me parla de
+ ce souper grec, dont tu peux te souvenir, en ajoutant le plus
+ simplement du monde qu'elle savait que ce souper m'avait coûté
+ soixante mille francs. Je fis un grand saut sur ma chaise en
+ entendant cela, puis je me pressai de lui conter tous les détails
+ de la chose, et de lui prouver que j'avais dépensé quinze
+ francs.--Vous m'étonnez bien, me dit-elle quand elle fut persuadée
+ que je disais vrai; car à Pétersbourg, nous tenions le fait d'un de
+ vos compatriotes, monsieur de L***, qui se dit fort lié avec vous,
+ et qui prétend avoir été un des convives. Je répondis, ce qui était
+ exact, que je ne connaissais M. de L*** que de nom, et nous n'en
+ parlâmes plus alors.
+
+ Peu de jours après mon arrivée à Pétersbourg, où certainement M. de
+ L*** n'avait pas cru que je viendrais jamais, la baronne de
+ Strogonoff fut indisposée; j'allai la voir, et comme j'étais assise
+ auprès de son lit, on annonça M. de L***; vite, je me cache
+ derrière les rideaux, on fait entrer le personnage, et la baronne
+ lui dit:--Eh bien! vous devez être bien content; car madame Lebrun
+ vient d'arriver? Puis avec malice elle veut le ramener sur ses
+ liaisons avec moi, et sur le souper grec. Mon homme alors commence
+ à balbutier, la baronne le poussant toujours de questions, lorsque
+ enfin je me montre; je vais à lui: «Monsieur, lui dis-je, vous
+ connaissez donc beaucoup madame Lebrun? Il est forcé de répondre
+ que oui.--Voilà qui est bien étrange, repris-je, car c'est moi,
+ Monsieur, qui suis madame Lebrun, celle que vous avez calomniée, et
+ je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois de ma vie.» À
+ ces mots il fut saisi au point que ses jambes tremblaient sous lui.
+ Il prit son chapeau, sortit, et depuis on ne l'a point revu; car il
+ a été consigné à la porte des meilleures maisons.
+
+ Une chose, triste c'est de remarquer, ainsi que j'ai pu le faire
+ trop souvent, que dans un pays étranger, des Français seuls sont
+ capables de chercher à nuire à leurs compatriotes, même en
+ employant la calomnie. Partout, au contraire, on voit les Anglais,
+ les Allemands, les Italiens, se soutenir et s'appuyer entre eux
+ mutuellement.
+
+ Adieu, ma bonne Suzette, je t'embrasse et je t'aime de tout mon
+ coeur. J'embrasse aussi mon frère, et ta chère petite, qui est si
+ jolie et si intéressante.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+Je peins les deux jeunes grandes-duchesses, filles de Paul.--Platon
+Zouboff.--La grande duchesse Elisabeth.--La grande duchesse Anne, femme
+de Constantin.--Madame Narischkin.--Un bal à la cour.--Un gala.--Les
+dîners à Pétersbourg.
+
+
+Ainsi que je l'avais prévu, je ne tardai pas à déménager, et j'allai
+loger sur la grande place du palais impérial. Quand l'impératrice fut
+rentrée en ville, je la voyais tous les matins ouvrir un _vasistas_, et
+jeter de la mie de pain à des centaines de corbeaux qui chaque jour, à
+l'heure fixe; venaient chercher leur pitance. Le soir, vers les dix
+heures, quand ses salons étaient illuminés, je la voyais encore faire
+venir ses petits enfans et quelques personnes de sa cour, pour jouer
+avec eux à la main-chaude ou à cache-cache.
+
+Dès que Sa Majesté fut de retour de Czarkozelo, le comte de Strogonoff
+vint me commander, de sa part, les portraits des deux grandes-duchesses
+Alexandrine et Hélène. Ces princesses pouvaient avoir treize ou quatorze
+ans, et leurs visages étaient célestes, bien qu'avec des expressions
+toutes différentes. Leur teint surtout était si fin et si délicat qu'on
+aurait pu croire qu'elles vivaient d'ambroisie. L'aînée, Alexandrine,
+avait la beauté grecque, elle ressemblait beaucoup à Alexandre; mais la
+figure de la cadette, Hélène, avait infiniment plus de finesse. Je les
+avais groupées ensemble, tenant et regardant le portrait de
+l'impératrice; le costume était un peu grec, mais très modeste. Je fus
+donc assez surprise quand Zouboff, le favori, me fit dire que Sa Majesté
+était scandalisée de la manière dont j'avais costumé les deux
+grandes-duchesses dans mon tableau. Je crus tellement à ce mauvais
+propos, que je me hâtai de remplacer mes tuniques par les robes que
+portaient les princesses, et de couvrir les bras de tristes amadis[24].
+La vérité est que l'impératrice n'avait rien dit; car elle eut la bonté
+de m'en assurer la première fois que je la revis. Je n'en avais pas
+moins gâté l'ensemble de mon tableau, sans compter que les jolis bras
+que j'avais faits de mon mieux, ne s'y voyaient plus. Je me souviens que
+Paul, devenu empereur, me fit un jour des reproches d'avoir changé le
+costume que j'avais d'abord donné à ses deux filles. Je lui racontai
+alors comment la chose s'était passée, sur quoi, il leva les épaules en
+disant: «C'est un tour que l'on vous a joué.» Au reste, ce ne fut point
+le seul, car Zouboff ne m'aimait pas. Sa malveillance pour moi me fut
+encore prouvée dans une autre occasion. Voici comment. On venait en
+foule chez moi voir les portraits des grandes-duchesses et mes autres
+ouvrages. Comme je ne voulais point perdre toutes mes matinées, j'avais
+fixé le dimanche matin pour ouvrir mon atelier, ainsi que je l'ai
+toujours fait dans les divers pays que j'ai habités. J'ai déjà dit que
+j'étais logée en face du palais, en sorte que les voitures de toutes les
+personnes qui venaient de faire leur cour à l'impératrice tournaient
+pour venir aussitôt s'arrêter à ma porte. Zouboff, qui ne pouvait
+concevoir, apparemment, que la foule se portât chez un peintre pour y
+voir des tableaux, dit un jour à Sa Majesté: «Voyez, madame, on va aussi
+faire sa cour à madame Lebrun; ce sont sûrement des rendez-vous que l'on
+se donne chez elle.» Heureusement pour moi, la petitesse glissa sur
+l'esprit élevé auquel elle s'adressait, et l'impératrice ne fit pas plus
+d'attention à ce qu'il y avait d'inconvenant ou de perfide dans ces
+paroles de son favori; mais le prince de Nassau, qui les entendit, vint
+me les rapporter tout de suite, et il en était indigné.
+
+Pourquoi Zouboff ne m'aimait pas, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir
+au juste. À la vérité, il s'était fait le protecteur de Lampi, peintre
+habile pour les portraits, que j'avais trouvé établi à Pétersbourg; mais
+Lampi lui-même a toujours été fort bien pour moi. Le lendemain de mon
+arrivée, il vint me faire une visite et m'engager à dîner chez lui. Je
+me souviens même que ce dîner fut très recherché, et que pendant tout le
+repas, nous fûmes réjouis par une excellente musique d'harmonie.
+Quoiqu'on m'eût assuré d'abord que j'exciterais la jalousie de Lampi,
+j'ai su depuis au contraire, d'une manière certaine, qu'il louait mes
+ouvrages, au point de dire, en voyant les mains d'un portrait que
+j'avais fait du baron de Strogonoff, qu'il ne pourrait pas faire aussi
+bien.
+
+Il se peut aussi que le favori fût mal disposé pour moi, parce que je ne
+parus jamais rechercher sa faveur. J'avais même négligé pendant six de
+mois de porter une lettre de recommandation que j'avais pour sa soeur.
+Zouboff aimait que l'on recherchât son appui; mais un orgueil que je ne
+crois pas blâmable m'a toujours fait craindre que l'on pût attribuer à
+la protection les succès que je désirais obtenir; soit à tort, soit à
+raison, je n'ai jamais voulu devoir qu'à ma palette ma réputation et ma
+fortune. Zouboff devait avoir peine à comprendre une pareille façon
+d'agir, lui qui voyait toute une cour à ses pieds. Enivré de sa faveur
+qui de plus en plus devenait éclatante, on m'a dit qu'il traitait
+souvent avec une extrême insolence les ministres et les seigneurs. Dès
+le matin, les plus grands personnages de la cour attendaient dans ses
+antichambres l'instant où sa porte s'ouvrait; car il avait un _lever_,
+comme Louis XIV, après lequel on se retirait, heureux d'avoir assisté à
+la toilette de Platon Zouboff, surtout s'il vous avait honoré d'un
+sourire.
+
+Dès que j'eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses,
+l'impératrice me commanda celui de la grande-duchesse Élizabeth, mariée
+depuis peu à Alexandre. J'ai déjà dit quelle ravissante personne était
+cette princesse; j'aurais bien voulu ne point représenter sous un
+costume vulgaire une aussi céleste figure, j'ai même toujours désiré
+faire un tableau historique d'elle et d'Alexandre, tant les traits de
+tous deux étaient nobles et réguliers. Toutefois, ce qui venait de
+m'arriver pour les portraits des grandes-duchesses ne me permettant pas
+de me livrer à mon inspiration, je la peignis en pied, dans le grand
+costume de cour, arrangeant des fleurs près d'une corbeille qui en était
+remplie. Je me rendis chez elle pour les séances, et l'on me fit entrer
+dans son divan[25], drapé en velours bleu clair, garni de grandes
+crépines d'argent. Le fond de cette salle était tout en glaces d'une
+prodigieuse dimension, en face desquelles se trouvaient les fenêtres, en
+glaces aussi, en sorte qu'elles répétaient d'une manière vraiment
+magique la vue de la Néva couverte de vaisseaux. La grande-duchesse ne
+tarda pas à paraître, vêtue d'une tunique blanche, ainsi que je l'avais
+déjà vue une première fois; c'était encore Psyché, et son abord si doux,
+si gracieux, joint à cette charmante figure, la faisait chérir
+doublement.
+
+Quand j'eus fini son grand portrait, elle m'en fit faire encore un autre
+pour sa mère, dans lequel je la peignis avec un schall violet,
+transparent, appuyée sur un coussin. Je puis dire que plus la
+grande-duchesse Élisabeth m'a donné de séances, plus je l'ai trouvée
+bonne et attachante. Un matin, tandis qu'elle posait, il me prit un
+étourdissement, et des scintillations telles que mes yeux ne pouvaient
+plus rien fixer. Elle s'en alarma, et courut vite elle-même chercher de
+l'eau, me frotta les yeux, me soigna avec une bonté inimaginable, et dès
+que je fus rentrée chez moi, on vint de sa part savoir de mes nouvelles.
+
+Je fis aussi dans le même temps le portrait de la grande-duchesse Anne,
+femme du grand-duc Constantin. Celle-ci, née princesse de Cobourg, sans
+avoir un visage aussi céleste que celui de sa belle-soeur, n'en était pas
+moins jolie à ravir. Elle pouvait avoir seize ans, et la plus vive gaîté
+régnait sur tous ses traits. Ce n'était pourtant pas que cette jeune
+princesse ait jamais connu le bonheur en Russie. Si l'on peut dire
+qu'Alexandre tenait de sa mère par sa beauté et par son caractère, on
+sait qu'il n'en était pas ainsi de Constantin, qui ressemblait beaucoup
+à son père, sans être pourtant tout-à-fait aussi laid, et qui se
+montrait comme lui prodigieusement enclin à la colère. Il est bien vrai
+que par momens Constantin a témoigné de l'obligeance et de la bonté;
+quand il aimait, par exemple, il aimait bien; mais à l'exception de
+quelques personnes qui avaient trouvé le chemin de son coeur, ses
+emportemens, sa violence, le rendaient redoutable à tous ceux qui
+l'approchaient. Entre différens traits bizarres que l'on racontait de
+lui, on disait que le soir de ses noces, au moment de monter chez sa
+femme, il entra dans une fureur horrible contre un soldat de garde à la
+porte, qui n'exécutait pas assez strictement sa consigne. Cette scène se
+prolongea d'une manière si étrange que toutes les personnes de sa cour
+qui l'accompagnaient ne pouvaient concevoir qu'il restât aussi
+long-temps à maltraiter un factionnaire, au lieu d'aller rejoindre la
+jeune et jolie femme qu'il avait épousée le matin. Quelque temps après
+son mariage, il devint très jaloux de son frère Alexandre, ce qui
+amenait de fortes querelles entre lui et la duchesse Anne, indignée de
+ses soupçons. Les choses allèrent au point qu'il en résulta, comme on
+sait, un divorce. La princesse alla rejoindre d'abord sa famille, et
+lorsque, beaucoup plus tard, je suis allée en Suisse, elle y était
+établie.
+
+Tout porte à croire que la grande-duchesse Élisabeth, cet ange de
+beauté, n'a pas été plus heureuse que sa belle-soeur à conserver le coeur
+d'un époux. L'amour d'Alexandre pour une charmante Polonaise qu'il a
+mariée au prince Narischkin est connu de toute l'Europe. J'ai vu madame
+Narischkin, bien jeune, à la cour de Pétersbourg. Elle et sa soeur y
+arrivèrent après la mort de leur père, qui fut tué lors de la dernière
+guerre de Pologne. L'aînée des deux pouvait avoir seize ans. Elles
+étaient ravissantes à voir, elles dansaient avec une grâce parfaite, et
+bientôt l'une fit la conquête d'Alexandre et l'autre celle de
+Constantin. Madame Narischkin était la plus régulièrement belle; sa
+taille fine et souple, son visage tout-à-fait grec la rendait
+extrêmement remarquable; mais elle n'avait pas, à mes yeux, ce charme
+céleste de la grande-duchesse Élisabeth.
+
+En général, à cette époque, la cour de Russie était composée d'un si
+grand nombre de femmes charmantes, qu'un bal chez l'impératrice offrait
+un coup-d'oeil ravissant. J'ai assisté au plus magnifique qu'elle ait
+donné. L'impératrice, très parée, était assise dans le fond de sa salle,
+entourée des premiers personnages de la cour. Près d'elle se tenaient la
+grande-duchesse Marie, femme de Paul, Paul, Alexandre, qui était
+superbe, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les séparait
+de la galerie où l'on dansait.
+
+La danse n'était autre chose que des polonaises, où je pris place
+d'abord avec le jeune prince Bariatinski, afin de faire ainsi le tour du
+bal, après quoi je m'assis sur une banquette pour mieux voir toutes les
+danseuses. Il me serait impossible de dire quelle quantité de jolies
+femmes je vis alors passer devant moi; mais la vérité est qu'au milieu
+de toutes ces beautés, les princesses de la famille impériale
+l'emportaient encore. Toutes les quatre étaient habillées à la grecque,
+avec des tuniques qu'attachaient sur leurs épaules des agrafes en gros
+diamans. Je m'étais mêlée de la toilette de la grande-duchesse
+Élisabeth, en sorte que son costume était le plus correct; cependant les
+deux filles de Paul, Hélène et Alexandrine, avaient sur la tête des
+voiles de gaze bleu clair, semée d'argent, qui donnaient à leurs visages
+je ne sais quoi de céleste.
+
+La magnificence de tout ce qui entourait l'impératrice, la richesse de
+la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de
+diamans, l'éclat de mille bougies, faisaient véritablement de ce bal
+quelque chose de magique.
+
+Peu de jours après, je retournai à la cour pour voir un gala. Lorsque
+j'arrivai dans la salle[26], toutes les dames invitées étaient déjà
+debout, près de la table, qui venait d'être servie. Peu d'instans après,
+on ouvrit une grande porte à deux battans, et l'impératrice parut. J'ai
+dit qu'elle était petite de taille, et pourtant, les jours de
+représentation, sa tête haute, son regard d'aigle, cette contenance que
+donne l'habitude de commander, tout en elle enfin avait tant de majesté,
+qu'elle me paraissait la reine du monde; elle portait les grands cordons
+de trois ordres, et son costume était simple et noble; il consistait en
+une tunique de mousseline brodée en or, que serrait une ceinture de
+diamans, et dont les manches, très amples, étaient plissées en travers
+dans le genre asiatique. Par-dessus cette tunique, était un dolman de
+velours rouge à manches très courtes. Le bonnet qui encadrait ses
+cheveux blancs, n'était pas orné de rubans, mais de diamans de la plus
+grande beauté[27].
+
+Dès que Sa Majesté eut pris place, toutes les dames s'assirent à table,
+et posèrent, comme tout le monde fait, leur serviette sur leurs genoux,
+tandis que l'impératrice attacha la sienne avec deux épingles, ainsi
+qu'on l'attache aux enfans. Elle s'aperçut bientôt que ces dames ne
+mangeaient point, et leur dit tout à coup:--Mesdames, vous ne voulez pas
+suivre mon exemple, aussi faites-vous semblant de manger. Moi, j'ai pris
+pour toujours le parti d'attacher ma serviette; car autrement, je ne
+puis même manger un oeuf sans en jeter sur ma collerette.
+
+Je la vis en effet dîner de fort bon appétit. Cette belle musique
+d'harmonie dont j'ai parlé, se fit entendre pendant tout le repas; les
+musiciens étant placés au bout de la salle, dans une large tribune.
+J'avoue que c'est pour moi une chose charmante, que de la musique quand
+on est à table. C'est la seule qui m'ait jamais fait désirer d'être très
+grande dame ou très riche; car je préfère la musique à toutes les
+causeries de gens qui dînent, quoique l'abbé Delille ait dit souvent,
+«que les morceaux caquetés se digéraient beaucoup mieux.»
+
+À propos de dîners, je dirai ici que bien certainement le plus triste
+que j'aie fait à Pétersbourg, eut lieu chez cette soeur de Zouboff, chez
+laquelle j'avais négligé de porter ma lettre de recommandation. Six mois
+de mon séjour en Russie s'étaient passés lorsque je la rencontrai en
+sortant du spectacle. Elle vint à moi et me dit d'un air fort aimable,
+qu'elle attendait toujours une lettre que l'on m'avait remise pour elle.
+Ne sachant pas trop comment m'excuser, je lui répondis que j'avais égaré
+cette lettre; mais que je la chercherais de nouveau et m'empresserais de
+la lui porter. Je vais en effet un matin chez la comtesse D***, qui
+m'engage à dîner pour le surlendemain. On dînait alors à deux heures et
+demie dans toutes les maisons de Pétersbourg; je me rendis donc chez la
+comtesse à l'heure fixe, avec ma fille qu'elle avait invitée aussi. On
+nous introduisit dans un salon fort triste, sans que j'eusse aperçu sur
+mon passage aucun apprêt de dîner. Une heure, deux heures se passent;
+mais il n'est pas plus question de se mettre à table que si nous venions
+de prendre le café; enfin, je vois entrer deux domestiques qui déploient
+plusieurs tables de jeu, et quoiqu'il me parût un peu étrange que l'on
+mangeât dans un salon, je me flatte qu'ils vont servir; point du tout,
+ces gens sortent, et quelques minutes après, une partie des convives se
+mettent à jouer. Vers six heures, ma pauvre fille et moi, nous étions
+tellement affamées, qu'en nous regardant toutes deux dans une glace,
+nous nous fîmes peur et pitié. Je me sentais tout-à-fait mourante; ce ne
+fut qu'à sept heures et demie qu'enfin l'on vint nous dire que l'on
+était servi; mais nos pauvres estomacs avaient trop souffert; il nous
+fut impossible de manger. J'appris alors que la comtesse D*** étant
+intimement liée avec lord Wilford, ne dînait, pour lui complaire, qu'à
+l'heure où l'on dîne à Londres. Le fait est que la comtesse aurait dû
+m'en avertir; mais peut-être la soeur du favori s'était-elle persuadé que
+tout l'univers savait à quelle heure elle se mettait à table.
+
+En général, rien ne me contrariait autant que de dîner en ville; j'étais
+cependant parfois obligée de le faire, surtout en Russie, où l'on risque
+de fâcher tout-à-fait les maîtres de maison si l'on refuse trop souvent
+leurs invitations. Les dîners me plaisaient d'autant moins qu'ils
+étaient habituellement fort nombreux. Au reste, la plus grande
+magnificence présidait à ces repas; la plupart des seigneurs avaient de
+très bons cuisiniers français, et la chère était exquise. Un quart
+d'heure avant de se mettre à table, un domestique apporte sur un plateau
+des liqueurs de toute espèce avec de petites tartines de pain beurrées.
+On ne prend guère de liqueur après le dîner; mais toujours du vin de
+Malaga excellent.
+
+Il est d'usage que les grandes dames chez elles passent à table avant
+les personnes invitées, en sorte que la princesse Dolgorouki et d'autres
+venaient me prendre le bras afin de me faire passer en même temps
+qu'elles; car il est impossible de pousser plus loin que les dames
+russes la politesse bienveillante qui fait le charme de la bonne
+compagnie. J'irai même jusqu'à dire qu'elles n'ont point cette morgue
+que l'on peut reprocher à quelques-unes de nos dames françaises.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+Le froid à Pétersbourg.--Le peuple russe.--La douceur de ses moeurs.--Sa
+probité.--Son intelligence.--Les femmes de marchands russes.--Le comte
+Golovin.--La débâcle de la Néva.--Les salons de Pétersbourg.--Le
+théâtre.--Madame Hus.--Mandini.--La comtesse Strogonoff.--La princesse
+Kourakin.
+
+
+On ne s'apercevrait point à Pétersbourg de la rigueur du climat, si,
+l'hiver arrivé, on ne sortait pas de chez soi, tant les Russes ont
+perfectionné les moyens d'entretenir de la chaleur dans les appartemens.
+À partir de la porte cochère, tout est chauffé par des poêles si
+excellens, que le feu qu'on entretient dans les cheminées n'est autre
+chose que du luxe. Les escaliers, les corridors, sont à la même
+température que les chambres, dont les portes de communication restent
+ouvertes sans aucun inconvénient. Aussi lorsque l'empereur Paul, qui
+n'était alors que grand-duc, vint en France sous le nom de prince du
+Nord, il disait aux Parisiens: «À Pétersbourg nous voyons le froid; mais
+ici nous le sentons.» De même quand, après avoir passé sept ans et demi
+en Russie, je fus de retour à Paris, où la princesse Dolgorouki se
+trouvait aussi, je me rappelle qu'un jour étant allée la voir, nous
+avions un tel froid toutes deux devant sa cheminée que nous nous
+disions: «Il faut aller passer l'hiver en Russie pour nous réchauffer.»
+
+On ne sort qu'en prenant de telles précautions, que les étrangers mêmes
+souffrent à peine de la rigueur du climat. Chacun, dans sa voiture, a de
+grandes bottes de velours fourrées, et des manteaux doublés d'épaisses
+fourrures. À dix-sept degrés on ferme le spectacle, et tout le monde
+reste chez soi. Je suis la seule peut-être qui, ne me doutant pas un
+jour du froid qu'il faisait, imaginai d'aller faire une visite à la
+comtesse Golovin, le thermomètre étant à dix-huit. Elle logeait assez
+loin de chez moi, dans la grande rue qu'on appelle la Perspective, et
+depuis ma maison jusqu'à la sienne, je ne rencontrai pas une seule
+voiture, ce qui m'étonnait beaucoup; mais j'allais toujours. Le froid
+était tel, que d'abord je croyais les glaces de ma voiture ouvertes.
+Lorsque la comtesse me vit entrer dans son salon, elle s'écria: «Mon
+Dieu! comment sortez-vous ce soir? ne savez-vous donc pas qu'il y a près
+de vingt degrés?» À ces mots je pense à mon pauvre cocher, et sans ôter
+ma pelisse, je cours regagner ma voiture, et retourne bien vite chez
+moi. Mais ma tête avait été saisie par le froid, au point que j'en étais
+étourdie. On me la frotta avec de l'eau de Cologne pour la réchauffer,
+autrement je serais devenue folle.
+
+Une chose tout-à-fait surprenante, c'est le peu d'impression que semble
+faire une aussi rigoureuse température sur les gens du peuple. Bien loin
+que leur santé en souffre, on a remarqué que c'est en Russie qu'il
+existe le plus de centenaires. À Pétersbourg comme à Moscou, les grands
+seigneurs et toutes les notabilités de l'empire vont à six et à huit
+chevaux; leurs postillons sont de petits garçons de huit à dix ans, qui
+mènent avec une adresse et une dextérité surprenantes. On en met deux
+pour conduire huit chevaux, et c'est une chose curieuse de voir ces
+petits bons-hommes, vêtus assez légèrement, et quelquefois même leur
+chemise toute ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposés à un
+froid qui bien certainement ferait périr en peu d'heures un grenadier
+prussien ou français. Moi, qui me contentais de deux chevaux à ma
+voiture, je m'étonnais de même de la douceur et de la résignation des
+cochers; jamais ils ne se plaignent. Par les temps les plus rigoureux,
+lorsqu'ils attendent leurs maîtres, soit au spectacle, soit au bal, ils
+restent tous là sans bouger, on les voit seulement battre du pied sur
+leurs siéges pour se réchauffer un peu, tandis que les petits postillons
+vont s'étendre sur le bas des escaliers[28].
+
+Le peuple russe est laid en général, mais il a une tenue à la fois
+simple et fière, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne
+rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de
+l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et
+force ail mêlé d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils
+infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis.
+Cette pauvre nourriture ne les empêche pas de chanter à tue-tête en
+travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent
+rappelé ce qu'au commencement de la révolution disait un soir chez moi
+le marquis de Chastellux: «Si on leur ôte leur bandeau, ils seront bien
+plus malheureux!»
+
+Les Russes sont adroits et intelligens, car ils apprennent tous les
+métiers avec une facilité prodigieuse; plusieurs même obtiennent du
+succès dans les arts. Je vis un jour chez le comte de Strogonoff, son
+architecte qui avait été son esclave. Ce jeune homme montrait tant de
+talent, que le comte le présenta à l'empereur Paul, qui le nomma un de
+ses architectes, et lui commanda de bâtir une salle de spectacle sur des
+plans qu'il avait faits. Je n'ai point vu cette salle finie, mais on m'a
+dit qu'elle était fort belle. En fait d'esclaves devenus artistes, je
+n'avais pas été aussi heureuse que le comte. Comme je me trouvais sans
+domestique, lorsque celui que j'avais amené de Vienne m'eut volé, le
+comte de Strogonoff me donna un de ses esclaves, qu'il me dit savoir
+arranger la palette et nettoyer les brosses de sa belle-fille, quand
+elle s'amusait à peindre. Ce jeune homme que j'employais en effet à cet
+usage, au bout de quinze jours qu'il me servait, se persuada qu'il était
+peintre aussi, et ne me donna point de repos que je n'eusse obtenu sa
+liberté du comte, afin qu'il pût aller travailler avec les élèves de
+l'Académie. Il m'écrivit sur ce sujet plusieurs lettres qui sont
+vraiment curieuses de style et de pensées. Le comte, en cédant à ma
+prière, me dit: «Soyez sûre qu'avant peu il voudra me revenir.» Je donne
+vingt roubles à ce jeune homme, le comte lui en donne au moins autant,
+en sorte qu'il court aussitôt acheter l'uniforme des élèves en peinture,
+avec lequel il vient me remercier d'un air triomphant. Mais, deux mois
+après environ, il revint m'apporter un grand tableau de famille si
+mauvais, que je ne pouvais le regarder, et qu'on lui avait payé si peu,
+que le pauvre jeune homme, les frais soldés, y perdait huit roubles de
+son argent. Ainsi que le comte l'avait prévu, un pareil désappointement
+le fit renoncer à sa triste liberté.
+
+Les domestiques sont remarquables par leur intelligence. J'en avais un
+qui ne savait pas un mot de français, et moi, je ne savais pas un mot de
+russe; mais nous nous entendions parfaitement sans le secours de la
+parole. En levant le bras, je lui demandais mon chevalet, ma boîte à
+couleurs, enfin je lui figurais les différens objets dont j'avais
+besoin. Il comprenait tout et me servait à merveille. Une autre qualité
+bien précieuse que je trouvais en lui, c'était une fidélité à toute
+épreuve: on m'envoyait très souvent des billets de banque en paiement de
+mes tableaux, et lorsque j'étais occupée à peindre, je les posais près
+de moi sur une table; en quittant mon travail, j'oubliais constamment
+d'emporter ces billets, qui restaient là souvent trois ou quatre jours
+sans que jamais il en ait soustrait un seul. Il était en outre d'une
+sobriété rare, je ne l'ai pas vu ivre une fois. Ce bon serviteur se
+nommait Pierre; il pleura lorsque je quittai Pétersbourg, et moi je l'ai
+toujours vivement regretté.
+
+Le peuple russe en général a de la probité et sa nature est douce. À
+Pétersbourg, à Moscou, non-seulement on n'entend jamais parler d'un
+grand crime, mais on n'entend parler d'aucun vol. Cette conduite honnête
+et paisible surprend dans des hommes encore à peu près barbares, et
+beaucoup de personnes l'attribueront à l'esclavage; mais moi, je pense
+qu'elle tient à ce que les Russes sont extrêmement dévots. Peu de temps
+après mon arrivée à Pétersbourg, j'allai voir à la campagne la
+belle-fille de mon ancien ami le comte de Strogonoff. Sa maison à
+Kaminostroff était située à droite du grand chemin qui bordait la Néva.
+Je descendis de voiture, j'ouvris une petite barrière en treillage qui
+donnait entrée dans le jardin que je traversai, et j'arrivai dans un
+salon au rez-de-chaussée, dont je trouvai la porte toute grande ouverte.
+Il était donc très facile d'entrer chez la comtesse de Strogonoff;
+aussi, quand je l'eus trouvée dans un petit boudoir et qu'elle me montra
+ses appartemens, je fus très surprise de voir tous ses diamans près
+d'une fenêtre qui donnait sur le jardin, et par conséquent à peu près
+sur le grand chemin. Cela me parut d'autant plus imprudent, que les
+dames russes ont l'usage d'étaler leurs diamans et leurs bijoux dans de
+grandes montres couvertes d'un verre, telles qu'on en voit chez les
+bijoutiers.--Madame, lui dis-je, ne craignez-vous pas d'être
+volée?--Jamais, répondit-elle, voilà la meilleure des polices. Et elle
+me montra placées au-dessus de l'écrin, plusieurs images de la Vierge et
+de saint Nicolas, patron du pays, devant lesquelles brûlait une lampe.
+Il est de fait que, durant les sept années et plus que j'ai passées en
+Russie, j'ai toujours reconnu qu'en toute occasion l'image de la Vierge,
+ou d'un saint, et la présence d'un enfant, ont toujours quelque chose de
+sacré pour un Russe.
+
+Les gens du peuple, lorsqu'ils vous adressent la parole, ne vous nomment
+pas autrement (selon votre âge) que _mère_, _père_, _frère_ ou _soeur_,
+sans que cet usage excepte l'empereur, l'impératrice et toute la famille
+impériale.
+
+On ne voit pas à Pétersbourg de filles publiques se promener dans la
+ville; elles habitent un quartier qui leur est assigné, et sont de si
+mauvais genre que les gens comme il faut ne vont jamais chez elles. Je
+n'ai pas entendu dire non plus, qu'il y eût des filles entretenues comme
+à Paris, si ce n'étaient quelques actrices.
+
+Dans la classe supérieure à celle du peuple, il existe un grand nombre
+de personnes aisées et même riches. Les femmes de marchands, par
+exemple, dépensent beaucoup pour leur toilette, sans que cela paraisse
+apporter aucune gêne dans le ménage. Elles sont surtout coiffées avec
+une magnificence fort élégante. Sur leurs bonnets dont les papillons
+sont le plus souvent ornés de perles fines, elles portent une large
+draperie qui de leur tête retombe sur leurs épaules et sur leur dos,
+jusqu'en bas des reins. Cette espèce de voile produit sur le visage un
+demi jour, dont il faut avouer qu'elles ont besoin, attendu que toutes,
+je ne sais pourquoi, mettent du blanc, du rouge, et peignent leurs
+sourcils en noir, de la manière la plus ridicule.
+
+Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un
+jour pour dîner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand
+et gros homme qui avait tout-à-fait l'air d'un paysan renforcé. Quand on
+eut annoncé le dîner, je vis cet homme se mettre à table avec nous, ce
+qui me parut extraordinaire, et je demandai à la comtesse qui il était:
+«C'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prêter
+soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire à quelques
+dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dîner que nous lui
+donnons.» Rien n'était plus naturel en effet; ce qui pouvait me le
+paraître un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune
+aussi considérable que la sienne, pût avoir besoin de l'argent de son
+fermier; mais je n'en étais plus à apprendre avec quelle facilité les
+seigneurs russes dépensent leur revenu; il faut dire, à la vérité,
+qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les Français. Il résulte
+toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nôtre ne peut être
+comparé, que, pour être payé quand ils vous doivent, il faut aller chez
+eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, époques où ils touchent
+le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver
+sans argent. Tant que je suis restée dans l'ignorance de cet usage, j'ai
+souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste,
+le comte Golovin dont je parle, était le meilleur homme du monde; mais
+il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens
+qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance
+en lui. Il tenait compte exactement de l'intérêt à dix pour cent, (taux
+ordinaire à Pétersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de
+manière ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir
+s'il s'en présentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'à sa mort,
+lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus
+grande partie de ce qu'il devait.
+
+La comtesse Golovin était une femme charmante, pleine d'esprit et de
+talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle
+recevait peu de monde. Elle dessinait très bien, et composait des
+romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De
+plus, elle était à l'affût de toutes les nouvelles littéraires de
+l'Europe, qui, je crois, étaient connues chez elle aussitôt qu'à Paris.
+Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui était belle et
+bonne, mais beaucoup moins animée que la comtesse Golovin; et peut-être
+ce contraste dans leur caractère avait-il formé et cimenté leur liaison.
+
+Lorsque le mois de mai arrive à Pétersbourg, il ne s'agit encore ni de
+fleurs printanières dont l'air soit embaumé, ni de ce chant du rossignol
+tant chanté par les poètes. La terre est couverte de neige à moitié
+fondue; la Doga apporte dans la Néva des glaçons aussi gros que
+d'énormes rochers amoncelés les uns sur les autres, et ces glaçons
+ramènent le froid qui s'était adouci après la débâcle de la Néva. On
+peut appeler cette débâcle une belle horreur, le bruit en est
+épouvantable; car près de la bourse, la Néva a plus de trois fois la
+largeur de la Seine au pont Royal[29]; que l'on imagine donc l'effet que
+produit cette mer de glace, se fendant de toutes parts. En dépit des
+factionnaires que l'on place alors tout le long des quais pour empêcher
+le peuple de sauter de glaçon en glaçon, des téméraires s'aventurent sur
+la glace devenue mouvante pour gagner l'autre bord. Avant d'entreprendre
+ce dangereux trajet, ils font le signe de la croix, et s'élancent bien
+persuadés que, s'ils périssent, c'est qu'ils y sont prédestinés. Au
+moment de la débâcle, le premier qui traverse la Néva en bateau,
+présente une coupe en argent, remplie d'eau de la Néva, à l'empereur,
+qui la lui rend remplie d'or.
+
+On ne décalfeutre pas encore les fenêtres à cette époque, et la Russie
+n'a point de printemps; mais aussi la végétation se presse pour regagner
+le temps perdu. On peut dire à la lettre que les feuilles poussent à vue
+d'oeil. J'allai un jour, à la fin du mois de mai, me promener avec ma
+fille au jardin d'été, et voulant nous assurer si tout ce qu'on nous
+avait dit sur la rapidité de la végétation était vrai, nous remarquâmes
+des feuilles d'arbustes qui n'étaient encore qu'en bourgeons. Nous fîmes
+un tour d'allée, puis étant revenues aussitôt à la place que nous
+venions de quitter, nous trouvâmes les bourgeons ouverts, et les
+feuilles entièrement étendues.
+
+Les Russes tirent parti, même de la rigueur de leur climat pour se
+divertir. Par le plus grand froid, il se fait des parties de traîneaux,
+soit de jour, soit de nuit aux flambeaux. Puis, dans plusieurs
+quartiers, on établit des montagnes de neige sur lesquelles on va
+glisser avec une rapidité prodigieuse, sans aucun danger; car des
+hommes, habitués à ce métier, vous lancent du haut de la montagne, et
+d'autres vous reçoivent en bas.
+
+Une des belles cérémonies qu'on puisse voir est celle de la bénédiction
+de la Néva. Elle a lieu tous les ans, et c'est l'archimandrite qui donne
+la bénédiction en présence de l'empereur, de la famille impériale et de
+tous les grands dignitaires. Comme à cette époque la glace de la Néva a
+pour le moins trois pieds d'épaisseur, on y pratique un grand trou dans
+lequel, après la cérémonie, chacun vient puiser de l'eau bénite. Assez
+souvent on voit des femmes y plonger de petits enfans; parfois il arrive
+à ces malheureuses mères de laisser échapper la pauvre victime du
+préjugé; mais alors, au lieu de pleurer la perte de son enfant, la mère
+se félicite du bonheur de l'ange qui s'en va prier pour elle. L'empereur
+est obligé de boire le premier verre d'eau, que l'archimandrite lui
+présente.
+
+J'ai déjà dit qu'il faut aller dans la rue pour s'apercevoir qu'il fait
+froid à Pétersbourg. Les Russes ne se contentent pas de donner à leurs
+appartemens la température du printemps, plusieurs salons sont entourés
+de grands paravens vitrés, derrière lesquels sont placés des caisses et
+des pots remplis des plus belles fleurs que donne chez nous le mois de
+mai.
+
+L'hiver, les appartemens sont éclairés avec le plus grand luxe. On les
+parfume avec du vinaigre chaud dans lequel on jette des branches de
+menthe, ce qui donne une odeur très agréable et très saine. Toutes les
+pièces sont garnies de longs et larges divans, sur lesquels les femmes
+et les hommes s'établissent; j'avais si bien pris l'habitude de ces
+sièges que je ne pouvais plus m'asseoir sur un fauteuil.
+
+Les dames russes saluent en s'inclinant, ce qui me paraissait plus noble
+et plus gracieux que nos révérences. Elles ne sonnaient point leurs
+domestiques, mais les appelaient en frappant dans leurs mains, comme on
+dit que font les sultanes dans le sérail. Toutes avaient à la porte de
+leur salon un homme en grande livrée, qui restait toujours là, pour
+ouvrir aux visites; car je crois avoir remarqué qu'à cette époque
+l'usage n'était pas de les annoncer. Mais ce qui m'a paru plus étrange,
+c'est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave
+sous leur lit.
+
+Tous les soirs j'allais dans le monde. Non-seulement les bals, les
+concerts, les spectacles, étaient fréquens, mais je me plaisais dans ces
+réunions journalières, où je retrouvais toute l'urbanité, toute la grâce
+d'un cercle français; car, pour me servir de l'expression de la
+princesse Dolgorouki, il semble que le bon goût a sauté à pieds joints
+de Paris à Pétersbourg. Les maisons ouvertes ne manquaient pas, et dans
+toutes on était reçu de la manière la plus aimable. On se réunissait
+vers les huit heures, et l'on soupait à dix. Dans l'intervalle, on
+prenait du thé comme partout ailleurs; mais le thé en Russie est si
+excellent que moi, qu'il incommode et qui ne puis en prendre, j'étais
+embaumée par son parfum. Je buvais au lieu de thé de l'hydromèle. Cette
+boisson, qui est charmante, se fait avec de bon miel et des petits
+fruits qui viennent dans les bois de la Russie; on la laisse pendant un
+certain temps à la cave avant de la mettre en bouteille; je la trouve
+bien préférable au cidre, à la bière, et même à la limonade.
+
+Deux maisons extrêmement recherchées étaient celles de la princesse
+Michel Galitzin[30] et de la princesse Dolgorouki; il existait même
+entre ces deux dames, relativement à leurs soirées, une sorte de
+rivalité. La première, moins belle que la princesse Dolgorouki, était
+plus jolie. Elle avait infiniment d'esprit, mais fantasque à l'excès.
+Elle vous boudait tout à coup sans aucun motif, puis l'instant d'après
+vous disait les choses les plus aimables et les plus flatteuses. Le
+comte de Choiseul-Gouffier en était amoureux fou au point que les
+caprices, l'humeur bizarre qu'il lui fallait supporter, ne faisaient
+qu'augmenter son amour. Il était curieux de le voir saluer la princesse
+jusqu'à terre lorsqu'elle arrivait après lui dans un salon; mais tel
+était autrefois le respect que l'on marquait à la femme que l'on ne
+voulait pas afficher, et cela, quel que fût l'amour qu'on avait pour
+elle. De nos jours, il est vrai, on n'affiche pas davantage, mais c'est
+par indifférence.
+
+Les soupers de la princesse Dolgorouki étaient charmans; elle y
+réunissait le corps diplomatique, les étrangers les plus marquans, et
+chacun s'empressait de s'y rendre, tant la maîtresse de maison était
+aimable. Aussi n'avais-je pas tardé à répondre aux avances qu'elle avait
+bien voulu me faire, et je la voyais très souvent. Elle me donnait
+toujours au spectacle une place dans sa loge, qui était fort près du
+théâtre, en sorte que je pouvais apprécier parfaitement dans la tragédie
+le jeu si noble de madame Hus, dont le son de voix était enchanteur, et
+dans la comédie le jeu si fin de mademoiselle Suzette, qui jouait les
+rôles de soubrettes. Les acteurs et les actrices de Pétersbourg étaient
+tous Français, et sans égaler les grands comédiens que Paris possédait
+alors, ils avaient pour la plupart beaucoup de talent, et jouaient avec
+un ensemble parfait. Nous ne tardâmes pas d'ailleurs à voir arriver un
+homme qui, quoique jeune, avait déjà fait les délices de l'Italie et de
+la France. C'était Mandini, que l'on peut dire avoir réuni pour le
+théâtre tous les avantages imaginables. Il était beau; il était grand
+acteur, et il chantait admirablement[31]. Comme il ne pouvait point
+jouer les opéras français, on monta l'été chez la princesse Dolgorouki
+plusieurs opéras italiens, qui furent représentés sur le petit théâtre
+d'Alexandrowski. On donnait naturellement à Mandini les premiers rôles,
+dans lesquels il était si ravissant, qu'il fallait que les dames et les
+seigneurs qui le secondaient, eussent fait l'entier sacrifice de leur
+amour-propre.
+
+Aucune femme, je crois, n'avait plus de dignité dans sa personne et dans
+ses manières que la princesse Dolgorouki; comme elle avait vu ma
+Sibylle, dont elle était enthousiasmée, elle désira que je fisse son
+portrait dans ce genre, et j'eus le plaisir de la satisfaire
+entièrement. Le portrait fini, elle m'envoya une fort belle voiture, et
+mit à mon bras un bracelet, fait d'une tresse de cheveux, sur laquelle
+des diamans sont arrangés de manière qu'on y lit: _Ornez celle qui orne
+son siècle_. Je fus extrêmement touchée de la grâce et de la délicatesse
+d'un pareil présent.
+
+Je voyais aussi très fréquemment le comte de Strogonoff, son fils et sa
+belle-fille. Cette dernière était jeune, jolie et très spirituelle. Son
+mari, qui avait vingt-cinq ans au plus, était un homme charmant. Une
+actrice qui venait de Paris lui tourna la tête. La comtesse s'aperçut de
+son infidélité, et comme elle l'aimait beaucoup, elle en souffrit
+excessivement sans jamais lui en parler. Le jeune comte entretenait avec
+faste cette actrice, qui s'appelait mademoiselle Lachassaigne; il eut
+d'elle un enfant, et lui fit alors six mille roubles de pension. Lorsque
+la guerre avec les Français eut lieu, il fut tué; mais la jeune comtesse
+continua la pension de six mille roubles à l'actrice. Ce trait me semble
+à la fois si noble et si bon qu'il suffit à son éloge.
+
+La bonne, la charmante princesse Kourakin recevait peu; mais chaque soir
+elle se réunissait à la société, le plus souvent chez la princesse
+Dolgorouki, où c'était un bonheur pour moi de la rencontrer. Il était
+tout-à-fait impossible de la voir deux fois sans l'aimer. Son esprit,
+son naturel, sa bonté, je ne sais quoi de naïf dans son caractère qui me
+faisait l'appeler l'enfant de sept ans; tout en elle me charmait, tout
+lui gagnait les coeurs; et je ne veux pas que l'on croie ici que la
+tendre amitié que j'ai sentie pour elle m'engage à flatter sa mémoire.
+La princesse Kourakin est venue à Paris où elle est restée long-temps;
+madame de Bawr, M. de Sabran, M. Briffaut l'ont connue, ont été ses
+amis: ils peuvent dire si mes regrets m'aveuglent, et si la société n'a
+point perdu en elle un de ses plus aimables ornemens.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+Le lac de Pergola.--L'île de Krestowski.--L'île de Zelaguin.--Le général
+Melissimo.--Dîner turc.--J'écris à Cléry, valet-de-chambre de Louis
+XVI.--Sa réponse.--Je fais le portrait de Marie-Antoinette pour madame
+la duchesse d'Angoulême.--Lettre que m'écrit madame la duchesse
+d'Angoulême.
+
+
+Une grande jouissance avait lieu pour moi lorsque, après avoir respiré
+pendant plusieurs mois un air glacé ou l'air des poêles, je voyais
+arriver l'été. La promenade alors me semblait une chose délicieuse, et
+je me pressais de parcourir les beaux environs de Pétersbourg. J'allais
+très souvent au lac de Pergola[32], seule avec mon bon domestique russe,
+prendre ce que j'appelais un bain d'air. Je me plaisais à contempler ce
+beau lac si limpide, qui réfléchissait vivement les arbres qui
+l'environnaient. Puis je montais sur les hauteurs dont il est entouré.
+D'un côté j'avais la mer pour horizon, et je distinguais les voiles des
+vaisseaux, éclairées par le soleil. Là régnait un silence qui n'était
+troublé que par le chant de mille oiseaux, ou souvent par celui d'une
+petite cloche lointaine. Cet air pur, ce lieu sauvage et pittoresque, me
+charmait. Mon bon Pierre, qui faisait réchauffer mon petit dîner, ou qui
+cueillait des bouquets de fleurs champêtres pour me les apporter, me
+faisait penser à Robinson dans son île avec Vendredi.
+
+J'allais souvent aussi me promener de très grand matin avec ma fille à
+l'île de Krestowski. L'extrémité de cette île parait joindre la mer sur
+laquelle naviguaient de grandes barques. L'horizon n'avait point de
+bornes, et cette vue était calme et belle. Nous y allâmes au soir pour
+voir danser les paysannes russes, dont le costume est si pittoresque.
+Puis un jour du mois de juillet de je ne sais quelle année, pendant
+laquelle la chaleur fut plus forte qu'en Italie, je me souviens que la
+mère[33] de la princesse Dolgorouki, ne pouvant la supporter, s'était
+établie dans sa cave; sa dame de compagnie, moins susceptible, restait
+sur les marches élevés, et lui faisait la lecture. Mais pour en revenir
+à l'île de Krestowski, comme nous faisions une promenade en bateau, nous
+rencontrâmes une multitude d'hommes et de femmes, se baignant tous
+pêle-mêle. Nous vîmes même de loin des jeunes gens tout nus à cheval,
+qui allaient ainsi se baigner avec leurs chevaux. Dans tout autre pays
+un grand scandale naîtrait de pareilles choses; mais il en est autrement
+là où règne l'innocence de la pensée. Aucune indécence ne se passait,
+personne ne songeait à mal; car le peuple russe a vraiment l'ingénuité
+de la première nature. Dans les familles, l'hiver, le mari, la femme,
+les enfans, se couchent ensemble sur leur poêle; si le poêle ne suffit
+pas, ils s'étendent sur des bancs de bois, rangés autour de leur
+hangard, enveloppés seulement de leur peau de mouton. Enfui ils ont
+conservé les moeurs des anciens patriarches.
+
+Une des promenades qui me charmaient le plus, était celle de l'île de
+Zelaguin, qui, pour avoir été un très beau jardin anglais, n'en était
+pas moins abandonnée alors. Toutefois il y restait encore de très beaux
+arbres, des allées charmantes, un temple, entouré de superbes saules
+pleureurs et de petites rivières courantes, quelques masses de fleurs
+qui réjouissaient les yeux, des ponts dans le genre anglais, et des
+arbres verts magnifiques. Je ne concevais pas comment on avait abandonné
+ce lieu qui pouvait devenir le plus délicieux du monde; depuis mon
+retour en France, en effet, j'ai appris qu'Alexandre l'a fait soigner,
+et qu'il en a fait un des beaux jardins que l'on puisse voir. Il y avait
+dans cette île des vues si belles et si pittoresques que j'en ai dessiné
+une grande quantité et pour jouir tout à mon aise de cette charmante
+promenade, je louai presque en face, sur les bords de la Neva, une
+petite maison de bois.
+
+La situation de cette maisonnette était délicieuse et d'une gaieté
+ravissante, en ce que la plupart des barques qui allaient et venaient
+sans cesse sur la rivière me donnaient un concert perpétuel de musique
+vocale ou d'instrumens à vent. Tout près de moi, le général Melissimo,
+grand-maître de l'artillerie, habitait une fort jolie maison, et j'étais
+charmée de ce voisinage; car le général était le meilleur et le plus
+obligeant des hommes. Comme il avait séjourné long-temps en Turquie, sa
+maison offrait un modèle, non-seulement du luxe, mais du _confortable_
+oriental. Il s'y trouvait une salle de bain, éclairée par en haut, et
+dans le milieu de laquelle était une cuve assez grande pour contenir une
+douzaine de personnes. On descendait dans l'eau par quelques marches; le
+linge qui servait à s'essuyer en sortant du bain, était posé sur la
+balustrade en or qui entourait la cuve, et ce linge consistait en de
+grands morceaux de mousseline de l'Inde brodés en bas de fleurs et d'or,
+afin que la pesanteur de cette bordure pût fixer la mousseline sur les
+chairs, ce qui me parut une recherche pleine de magnificence. Autour de
+cette salle régnait un large divan, sur lequel on pouvait s'étendre et
+se reposer après le bain, outre qu'une des portes ouvrait sur un
+charmant petit boudoir dont le divan formait un lit de repos. Ce boudoir
+donnait sur un parterre de fleurs odoriférantes, et quelques tiges
+venaient toucher la fenêtre. C'est là que le général nous donna un
+déjeuner en fruits, en fromage à la crème, et en excellent café moka,
+qui régala beaucoup ma fille. Il nous invita une autre fois à un très
+bon dîner, et le fit servir sous une belle tente turque qu'il avait
+rapportée de ses voyages. On avait dressé cette tente sur la pelouse
+fleurie qui faisait face à la maison. Nous étions une douzaine de
+personnes, toutes assises sur de magnifiques divans qui entouraient la
+table: on nous servit une quantité de fruits parfaits au dessert: enfin
+ce dîner fut tout-à-fait asiatique, et la manière dont le général
+recevait donnait encore du prix à toutes ces choses. J'aurais seulement
+désiré chez lui qu'on ne tirât point tout près de nous des coups de
+canon au moment où nous nous mettions à table, mais on me dit que
+c'était l'usage chez tous les généraux d'armée.
+
+Je ne louai qu'un été ma petite maison sur la Neva; l'été suivant, le
+jeune comte de Strogonoff me prêta une maison charmante à Kaminostroff,
+où je me plaisais beaucoup. Tous les matins, j'allais seule me promener
+dans une forêt voisine, et je passais mes soirées chez la comtesse
+Golovin, qui était établie tout à côté de moi. Je trouvais là le jeune
+prince Bariatinski, la princesse Tarente et plusieurs autres personnes
+aimables. Nous causions, ou nous faisions des lectures jusqu'au moment
+du souper; enfin mon temps se passait le plus agréablement du monde.
+
+La paix et le bonheur dont je jouissais, ne m'empêchaient pas néanmoins
+de penser bien souvent à la France et à ses malheurs. J'étais surtout
+poursuivie par le souvenir de Louis XVI et de Marie-Antoinette, au point
+qu'un de mes désirs les plus vifs était de faire un tableau qui les
+représentât dans un des momens touchans et solennels qui avaient dû
+précéder leur mort. J'ai déjà dit que j'avais évité soigneusement la
+connaissance de ces tristes détails, mais alors il me fallait bien les
+connaître, si je voulais intéresser. Je savais que Cléry s'était réfugié
+à Vienne après la mort de son auguste maître, je lui écrivis, et je
+l'instruisis de mon désir, en le priant de m'aider à l'exécuter. Fort
+peu de temps après, je reçus de lui la lettre suivante, que j'ai
+toujours gardée, et que je copie mot pour mot.
+
+ Madame,
+
+ La connaissance parfaite que vous avez des personnages de l'auguste
+ famille de Louis XVI m'avait fait dire à madame la comtesse de
+ Rombeck que personne autre que vous ne pourrait rendre les scènes
+ déchirantes qu'a eu à éprouver cette malheureuse famille, dans le
+ cours de sa captivité. Des faits aussi intéressans doivent passer à
+ la postérité, et le pinceau de madame Lebrun peut seul les y
+ transmettre avec vérité.
+
+ Parmi ces scènes de douleur, on pourrait en peindre six:
+
+ 1° Louis XVI dans sa prison, entouré de sa famille, donnant des
+ leçons de géographie et de lecture à ses enfans; la reine et madame
+ Élisabeth occupées en ce moment à coudre et à raccommoder leurs
+ habits;
+
+ 2° La séparation du roi et de son fils, le 11 décembre, jour que le
+ roi parut à la convention pour la première fois, et qu'il a été
+ séparé de sa famille jusqu'à la veille de sa mort.
+
+ 3° Louis XVI interrogé dans la tour, par quatre membres de la
+ convention, et entouré de son conseil: MM. de Malesherbes, de Sèze
+ et Tronchet;
+
+ 4° Le conseil exécutif annonçant au roi son décret de mort, et la
+ lecture de ce décret par Gronvelle;
+
+ 5° Les adieux du roi à sa famille la veille de sa mort;
+
+ 6° Son départ de la tour pour marcher au lieu du supplice.
+
+ Celui de ces faits qui paraît généralement toucher le plus les ames
+ sensibles, est le moment des adieux. Une gravure a été faite en
+ Angleterre sur ce sujet; mais elle est bien loin de la vérité, tant
+ dans la ressemblance des personnages que des localités.
+
+ Je vais tâcher, madame, de vous donner les détails que vous désirez
+ pour faire une esquisse de ce tableau. La chambre où s'est passée
+ cette scène peut avoir quinze pieds carrés; les murs sont
+ recouverts en papier en forme de pierre de taille, ce qui
+ représente bien l'intérieur d'une prison. À droite, près de la
+ porte d'entrée, est une grande croisée, et comme les murs de la
+ tour ont neuf pieds d'épaisseur, la croisée se trouve dans un
+ enfoncement d'environ huit pieds de large; mais en diminuant vers
+ l'extrémité où l'on aperçoit de très gros barreaux. Dans
+ l'embrasure de cette croisée est un poêle de faïence de deux pieds
+ et demi de large sur trois pieds et demi de haut; le tuyau passe
+ sous la croisée, et il est adossé à la partie gauche de l'embrasure
+ et au commencement. De la croisée au mur de face, il peut y avoir
+ huit pieds; à ce mur et près du poêle est une lampe-quinquet et qui
+ éclairait toute la salle, la scène s'étant passée de nuit,
+ c'est-à-dire à dix heures du soir. Le mur de face peut avoir quinze
+ pieds; une porte à deux venteaux le sépare; mais elle se trouve
+ plus du côté droit que du gauche. Cette porte est peinte en gris;
+ un des venteaux doit être ouvert pour laisser apercevoir une partie
+ de la chambre à coucher. On doit voir la moitié de la cheminée qui
+ se trouve en face de la porte; une glace est dessus, une partie
+ d'une tenture de papier jaune, une chaise près de la cheminée, une
+ table devant; une écritoire, des plumes, du papier et des livres,
+ sont sur la table. La partie gauche de la salle est une cloison en
+ vitrage; aux deux extrémités sont deux portes vitrées; derrière
+ cette cloison est une petite pièce qui servait de salle à manger.
+ C'est dans cette salle que le roi assis et entouré de sa famille
+ leur a fait part de ses dernières volontés. C'est en sortant de
+ cette petite salle à manger, le roi s'avançant vers la porte
+ d'entrée, comme pour reconduire sa famille, que cette scène doit
+ être prise, et ce fut aussi le moment le plus douloureux.
+
+ Le roi était debout, tenant par la main droite la reine, qui à
+ peine pouvait se soutenir; elle était appuyée sur l'épaule droite
+ du roi; le dauphin, du même côté, se trouve enlacé dans le bras
+ droit de la reine qui le presse vers elle; il tient avec ses
+ petites mains celle droite du roi et la gauche de la reine, les
+ baise et les arrose de ses larmes. Madame Élisabeth est au côté
+ gauche du roi, pressant de ses deux mains le haut du bras du roi,
+ et levant les yeux remplis de larmes vers le ciel; Madame Royale
+ est devant elle, tenant la main gauche du roi, en faisant retentir
+ la salle des gémissemens les plus douloureux. Le roi toujours
+ calme, toujours auguste, ne versait aucune larme; mais il
+ paraissait cruellement affecté de l'état douloureux de sa famille.
+ Il lui dit avec le son de voix le plus doux, mais plein
+ d'expressions touchantes: _Je ne vous dis point adieu, soyez
+ assurée que je vous verrai encore demain matin, à sept
+ heures.--Vous nous le promettez?_, dit la reine, pouvant à peine
+ articuler.--_Oui, je vous le promets_, répondit le roi;
+ _adieu_.--Dans ce moment les sanglots redoublèrent, Madame Royale
+ tomba presque évanouie aux pieds du roi qu'elle tenait embrassé;
+ madame Élisabeth s'occupa vivement de la soutenir. Le roi fit un
+ effort bien pénible sur lui-même, il s'arracha de leurs bras et
+ rentra dans sa chambre. Comme j'étais près de madame Élisabeth,
+ j'aidai cette princesse à soutenir Madame Royale pendant quelques
+ degrés; mais on ne me permit pas de suivre plus loin, et je rentrai
+ près du roi. Pendant cette scène, quatre officiers municipaux, dont
+ deux très mal vêtus et le chapeau sur la tête, se tenaient dans
+ l'embrasure de la croisée, se chauffant au poêle sans se mouvoir.
+ Ils étaient décorés d'un ruban tricolore avec une cocarde au
+ milieu.
+
+ Le roi était vêtu d'un habit brun mélangé, avec un collet de même,
+ une veste blanche de piqué de Marseille, une culotte de casimir
+ gris et des bas de soie gris, des boucles d'or, mais très simples,
+ à ses souliers, un col de mousseline, les cheveux un peu poudrés,
+ une boucle séparée en deux ou trois, le toupet en vergette un peu
+ longue, les cheveux de derrière noués en catogan.
+
+ La reine, Madame Royale et madame Élisabeth étaient vêtues d'une
+ robe blanche de mousseline, des fichus très simples en linon, des
+ bonnets absolument pareils faits en forme de baigneuses, garnis
+ d'une petite dentelle, un mouchoir garni aussi de dentelle, noué
+ dessus le bonnet en forme de marmotte.
+
+ Le jeune prince avait un habit de casimir d'un gris verdâtre, une
+ culotte ou pantalon pareille, un petit gilet de basin blanc rayé,
+ l'habit décolleté et à revers, le col de la chemise uni et
+ retombant dessus le collet de l'habit, le jabot de batiste plissé,
+ des souliers noirs noués avec un ruban, les cheveux blonds sans
+ poudre, tombant négligemment et bouclés sur le front et sur les
+ épaules, relevés en natte derrière, et ceux de devant tombaient
+ naturellement et sans poudre. Les cheveux de la reine étaient
+ presque tous blancs, ceux de Madame du beau blond clair, et ceux de
+ madame Élisabeth aussi blonds, mais de nuance plus foncée. Voilà à
+ peu près, madame, les détails que je puis vous donner sur ce sujet;
+ s'ils ne remplissent point vos désirs, daignez me faire d'autres
+ questions, et je tâcherai d'y répondre. Il me reste une grâce à
+ vous demander, c'est que tous ces détails restent entre nous. Comme
+ j'ai des notes où tous ces faits sont écrits, je ne voudrais point
+ qu'ils soient connus avant leur impression[34]. J'espère que
+ quelque jour vous reviendrez habiter cette ville; et si vous
+ désirez faire d'autres tableaux sur ces tristes événemens, je suis
+ fort aise de pouvoir vous être agréable en quelque chose. En
+ attendant, je vous prie d'agréer, madame, les respectueux hommages
+
+ De votre très humble et très obéissant serviteur,
+
+ CLÉRY.
+
+ Vienne, le 27 octobre 1796.
+
+Cette lettre me fit une si cruelle impression que je reconnus
+l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de
+pinceau m'aurait fait fondre en pleurs. Je renonçai donc à mon projet;
+toutefois j'eus le bonheur, pendant mon séjour en Russie, de retracer
+encore des traits augustes et chéris; voici à quelle occasion. Le comte
+de Cossé arriva à Pétersbourg, venant de Mitau où il avait laissé la
+famille royale. Il me fit une visite pour m'engager à me rendre auprès
+des princes, qui me verraient, me dit-il, avec plaisir. J'éprouvai dans
+le moment un bien vif chagrin; car, ma fille étant malade, je ne pouvais
+la quitter, et de plus j'avais à remplir des engagemens pris, non
+seulement avec des personnages marquans, mais avec la famille impériale,
+pour plusieurs portraits, ce qui ne me permettait pas de quitter avant
+quelque temps Pétersbourg. J'en exprimai toute ma peine à M. de Cossé,
+et comme il ne repartait pas tout de suite, je fis aussitôt de souvenir
+le portrait de la reine, que je le priai de remettre à madame la
+duchesse d'Angoulême, en attendant que je pusse aller moi-même recevoir
+les ordres de Son Altesse Royale.
+
+Cet envoi me procura la jouissance de recevoir de Madame la lettre que
+je joins ici, et que je conserve comme un témoignage qui m'est bien
+cher, de sa satisfaction.
+
+Dès que j'eus repris ma liberté, je courus à Mitau; mais j'eus le
+malheur de n'y plus retrouver la famille royale.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+Catherine.--Le roi de Suède.--Le bal masqué.--Mort de Catherine.--Ses
+funérailles.
+
+
+On vivait si heureux sous le règne de Catherine, que je puis affirmer
+avoir entendu bénir, par les petits comme par les grands, celle à qui la
+nation devait tant de gloire et tant de bien-être. Je ne parlerai point
+de conquêtes dont l'orgueil national était si prodigieusement flatté,
+mais du bien réel et durable que cette souveraine a fait à son peuple.
+Durant l'espace de trente-quatre ans qu'elle a régné, son génie
+bienfaisant a créé ou protégé tout ce qui était utile, comme tout ce qui
+était grandiose. On la voyait ériger à la mémoire de Pierre Ier un
+monument immortel, faire bâtir _deux cent trente-sept_ villes en
+pierres, disant que les villages en bois qui brûlaient si souvent lui
+coûtaient beaucoup; couvrir la mer de ses flottes; établir partout des
+manufactures et des banques, si propices au commerce, à Pétersbourg, à
+Moscou et à Tobolsck; accorder de nouveaux priviléges à l'Académie;
+fonder des écoles dans toutes les villes et les campagnes; faire creuser
+des canaux; élever des quais de granit; donner un code de lois; enfin,
+introduire l'inoculation que sa volonté puissante était seule capable de
+faire adopter par les Russes[35].
+
+Tous ces bienfaits sont dus à Catherine seule; car elle n'a jamais
+accordé à personne aucune véritable autorité; elle dictait elle-même les
+dépêches à ses ministres, qui n'étaient réellement que ses secrétaires.
+On raconte que la comtesse de Bruce, qui long-temps a été son amie
+intime, lui disait un jour:--Je remarque que les favoris de Votre
+Majesté sont bien jeunes.--Je les veux ainsi, répondit-elle: s'ils
+étaient d'un âge raisonnable, on dirait qu'ils me gouvernent. Zouboff,
+en effet, qui fut le dernier, avait tout au plus vingt-deux ans. Il
+était grand, mince, bien fait, et il avait des traits réguliers. Je l'ai
+vu pour la première fois à un bal de la cour, donnant le bras à
+l'impératrice, qui se promenait. Il portait à sa boutonnière le portrait
+de Catherine, entouré de superbes diamans, et elle paraissait le traiter
+avec une grande bonté; néanmoins on s'accordait à dire que celui de ses
+favoris qu'elle avait le plus aimé, était Lanskoi. Elle le pleura
+long-temps. Elle lui avait fait élever un tombeau près du château de
+Czarskozelo, où l'on m'a assuré qu'elle allait très souvent seule, au
+clair de lune. Au reste, Catherine-le-Grand, comme l'appelle le prince
+de Ligne, s'était fait homme; on ne peut parler de ses faiblesses que
+comme on parle de celles de François Ier ou de Louis XIV, faiblesses qui
+n'influèrent nullement sur le bonheur de leurs sujets[36].
+
+Catherine II aimait tout ce qui était grandiose dans les arts. Elle
+avait fait construire à l'ermitage les salles du Vatican, et copier les
+cinquante tableaux de Raphaël dont ces salles sont ornées. Elle avait
+aussi décoré l'Académie des beaux-arts de copiés en plâtre des plus
+belles statues antiques, et d'un grand nombre de tableaux des différens
+maîtres. L'ermitage qu'elle avait créé et placé tout près de son
+palais[37], était un modèle de bon goût sous tous les rapports. On sait
+qu'elle écrivait le français avec la plus grande facilité (j'ai vu à la
+bibliothèque le manuscrit original du code de lois qu'elle a donné aux
+Russes entièrement écrit de sa main, et dans notre langue). Son style,
+m'a-t-on dit, était élégant et très concis, ce qui me rappelle un trait
+de laconisme que l'on m'a cité d'elle, que je trouve charmant. Quand le
+général Souwaroff eut gagné la bataille de Varsovie, Catherine fit
+partir aussitôt un courrier pour lui, et ce courrier ne portait à
+l'heureux vainqueur qu'une enveloppe de lettre, sur laquelle elle avait
+écrit de sa main: _Au maréchal Souwaroff_.
+
+Cette femme dont la puissance était si grande, était dans son intérieur
+la plus simple et la moins exigeante des femmes. Elle se levait à cinq
+heures du matin, allumait son feu, puis faisait son café elle-même. On
+racontait même qu'un jour, ayant allumé ce feu sans savoir qu'un
+ramoneur venait de monter dans la cheminée, le ramoneur se mit à jurer
+après elle et à la gratifier des plus grosses invectives, croyant
+s'adresser à un feutier. L'impératrice se hâta d'éteindre, non sans rire
+beaucoup de se voir traitée ainsi.
+
+Dès que l'impératrice avait déjeuné, elle écrivait ses lettres,
+préparait ses dépêches, restant ainsi seule jusqu'à neuf heures. Alors
+elle sonnait ses valets de chambre, qui quelquefois ne répondaient point
+à sa sonnette. Un jour, par exemple, impatientée d'attendre, elle ouvrit
+la porte de la salle où ils se tenaient, et les trouvant établis à jouer
+aux cartes, elle demanda pourquoi ils ne venaient pas quand elle
+sonnait; sur quoi l'un d'eux répondit tranquillement qu'ils avaient
+voulu finir leur partie, et il n'en fut pas davantage. Une autre fois,
+la comtesse de Bruce, qui avait ses entrées chez elle à toute heure,
+arrive un matin, et la trouve seule, appuyée sur sa toilette.--Votre
+Majesté est bien isolée, lui dit la comtesse.--Que voulez-vous, répond
+l'impératrice, mes femmes de chambre m'ont toutes abandonnée. Je venais
+d'essayer une robe qui allait si mal, que j'en ai pris de l'humeur;
+alors, elles m'ont plantée là. Il n'y a pas jusqu'à Reinette (la
+première femme de chambre), qui ne m'ait quittée, et j'attends qu'elles
+soient défâchées.
+
+Le soir, Catherine réunissait autour d'elle quelques-unes des personnes
+de sa cour qu'elle affectionnait le plus. Elle faisait venir ses petits
+enfans, et l'on jouait à colin-maillard, à la main chaude, etc., jusqu'à
+dix heures que Sa Majesté allait se coucher. La princesse Dolgorouki,
+qui était du nombre des favorisées, m'a dit souvent par combien de gaîté
+et de bonhomie l'impératrice animait ces réunions. Le comte Stackelberg
+était des petites soirées, ainsi que le comte de Ségur, dont Catherine
+avait distingué l'esprit et l'amabilité. On sait que, lorsqu'elle rompit
+avec la France, et qu'elle congédia cet ambassadeur[38], elle lui
+témoigna tout le regret qu'elle avait de le perdre;--«Mais,
+ajouta-t-elle, je suis aristocrate; il faut que chacun fasse son
+métier.»
+
+Le nom des personnes que l'impératrice invitait aux petites soirées dont
+je viens de parler, aussi bien que la présence des jeunes grands-ducs et
+grandes-duchesses, semblaient devoir être une garantie suffisante de la
+décence qui régnait dans ces réunions. Il n'en parut pas moins à
+Pétersbourg un libelle affreux dans lequel on accusait Catherine de
+présider tous les soirs aux plus dégoûtantes orgies. L'auteur de cet
+infâme écrit fut découvert et chassé de la Russie; mais il faut
+malheureusement avouer, à la honte de l'humanité, que ce libelliste, qui
+était un émigré français, distingué par son esprit, avait d'abord
+intéressé l'impératrice à ses malheurs, au point qu'elle l'avait logé
+convenablement, et lui faisait une pension de douze mille roubles!
+
+Beaucoup de personnes ont attribué la mort de Catherine au vif chagrin
+que lui fit éprouver la rupture du mariage projeté entre sa
+petite-fille, la grande-duchesse Alexandrine, et le jeune roi de Suède.
+Ce prince arriva à Pétersbourg avec son oncle le duc de Sudermanie, le
+14 août 1796. Il n'avait que dix-sept ans; sa taille était élancée, son
+air doux, noble et fier, ce qui le faisait respecter malgré son jeune
+âge. Son éducation ayant été très soignée, il montrait une politesse
+tout-à-fait obligeante. La princesse qu'il venait épouser, âgée de
+quatorze ans, était belle comme un ange, et il en devint aussitôt très
+amoureux. Je me souviens qu'étant venu chez moi voir le portrait que
+j'avais fait d'elle, il regardait ce portrait avec tant d'attention, que
+son chapeau s'échappa de sa main.
+
+L'impératrice ne désirait rien tant que ce mariage; mais elle exigeait
+que sa petite-fille pût avoir dans le palais de Stockholm et une
+chapelle et un clergé de sa religion, et le jeune roi, malgré tout son
+amour pour la duchesse Alexandrine, refusait de consentir à ce qui
+dérogeait aux lois de son pays. Sachant que Catherine avait fait venir
+le patriarche pour le fiancer après le bal qui se donnait le soir, le
+roi ne se rendit pas à ce bal, en dépit des courses multipliées de M. de
+Marcoff pour le presser d'y venir. Je faisais alors le portrait du comte
+Diedrestein; lui et moi allions souvent à ma fenêtre pour voir si le
+jeune roi céderait à tant d'instances et prendrait le chemin du bal; il
+ne céda point. Enfin, d'après ce que j'ai su de la princesse Dolgorouki,
+tout le monde était réuni, lorsque l'impératrice entr'ouvrit la porte de
+sa chambre, et dit, d'une voix très altérée: «Mesdames, il n'y aura pas
+de bal ce soir.» Le roi de Suède et le duc de Sudermanie quittèrent
+Pétersbourg le lendemain matin.
+
+Que ce soit ou non le chagrin que lui causa cet événement, qui abrégea
+les jours de Catherine, la Russie ne tarda pas à la perdre. Le dimanche
+qui précéda sa mort, j'allai, le matin après la messe, présenter le
+portrait que j'avais fait de la grande-duchesse Élisabeth. L'impératrice
+vint à moi, m'en fit compliment, puis me dit: «On veut absolument que
+vous fassiez mon portrait, je suis bien vieille; mais enfin, puisqu'ils
+le désirent tous, je vous donnerai la première séance d'aujourd'hui en
+huit.» Le jeudi suivant, elle ne sonna pas à neuf heures ainsi qu'elle
+faisait ordinairement. On attendit jusqu'à dix heures et même un peu
+plus; enfin la première femme de chambre entra. Ne voyant pas
+l'impératrice dans sa chambre, elle alla au petit cabinet de garde-robe,
+et dès qu'elle en ouvrit la porte, le corps de Catherine tomba à terre.
+On ne pouvait savoir à quelle heure l'attaque d'apoplexie l'avait
+frappée; toutefois le pouls battait encore, on ne perdit donc pas toute
+espérance aussitôt; mais de mes jours je n'ai vu une alarme aussi vive
+se propager aussi généralement. Pour mon compte, je fus tellement saisie
+quand on vint me dire tout bas cette terrible nouvelle, que ma fille,
+qui était convalescente, s'aperçut de mon état et s'en trouva mal.
+
+Je courus, après mon dîner, chez la princesse Dolgorouki où le comte de
+Cobentzel, qui allait toutes les dix minutes au palais savoir ce qui se
+passait, venait nous en instruire. L'anxiété allait toujours croissant;
+elle était affreuse pour tout le monde; car non-seulement on adorait
+Catherine, mais on avait une telle peur du règne de Paul!
+
+Vers le soir, Paul arriva d'un lieu voisin de Pétersbourg qu'il habitait
+presque toujours. Lorsqu'il vit sa mère étendue sans connaissance, la
+nature reprit un moment ses droits; il s'approcha de l'Impératrice, lui
+baisa la main et versa quelques larmes. Enfin Catherine II expira à neuf
+heures du soir, le 17 novembre 1796. Le comte de Cobentzel, qui lui vit
+rendre le dernier soupir, vint nous dire aussitôt qu'elle n'existait
+plus.
+
+J'avoue que je ne sortis pas de chez la princesse Dolgorouki sans une
+grande frayeur, attendu que l'on entendait dire généralement qu'il y
+aurait une révolution contre Paul. La foule immense que je vis en
+rentrant chez moi, sur la place du château, n'était pas propre à me
+rassurer; néanmoins tout ce monde était si tranquille que je pensai
+bientôt, avec raison, que nous n'avions rien à craindre pour le moment.
+Le lendemain matin, le peuple se rassembla de nouveau sur la place,
+exprimant son désespoir, sous les fenêtres de Catherine, par les cris
+les plus déchirans. On entendait les vieillards, les jeunes gens, les
+enfans appeler leur _matusha_ (leur mère), s'écrier en sanglotant qu'ils
+avaient tout perdu. Cette journée fut d'autant plus affligeante qu'elle
+était de triste augure pour le prince qui montait sur le trône.
+
+Le corps de l'impératrice resta exposé pendant six semaines dans une
+grande salle du château, illuminée jour et nuit[39], et magnifiquement
+décorée. Catherine était étendue sur un lit de parade entouré d'écussons
+portant les armes de toutes les villes de l'empire. Son visage était
+découvert, sa belle main posée sur le lit. Toutes les dames (dont
+quelques-unes étaient alternativement de service auprès du corps)
+allaient baiser cette main, ou faisaient le semblant. Pour moi, je ne
+l'avais point baisée vivante, je ne voulus pas la baiser morte, et
+j'évitai même de regarder le visage, qui me serait resté si tristement
+dans l'imagination.
+
+Sitôt après la mort de sa mère, Paul avait fait déterrer Pierre III, son
+père, inhumé depuis trente-cinq ans dans le couvent d'Alexandre Newski.
+On n'avait trouvé dans le cercueil que des os et la manche de l'uniforme
+de Pierre. Paul voulut que l'on rendît à ces restes les mêmes honneurs
+qu'à ceux de Catherine. Il les fit exposer au milieu de l'église de
+Cazan, et le service fut fait par de vieux officiers, amis de Pierre
+III, que son fils s'était pressé de faire revenir, et qu'il combla
+d'honneurs et de bienfaits.
+
+L'époque des funérailles arrivée, on transporta avec pompe le cercueil
+de Pierre III, sur lequel son fils avait fait placer une couronne, près
+de celui de Catherine, et tous deux furent conduits ensemble à la
+citadelle, celui de Pierre marchant le premier; car Paul voulait au
+moins humilier la cendre de sa mère. Je vis de ma fenêtre cette lugubre
+cérémonie comme on voit un spectacle des premières loges. Le cercueil de
+l'empereur défunt était précédé par un chevalier de la garde, armé de
+pied en cap d'une armure d'or; celui qui marchait devant le cercueil de
+l'impératrice n'avait qu'une armure de fer[40], et les assassins de
+Pierre III, sur l'ordre de son fils, étaient obligés de porter les coins
+de son drap mortuaire. Paul suivait le cortége à pied, tête nue, avec sa
+femme et toute la cour, qui était très nombreuse et dans le plus grand
+deuil. Les dames avaient de longues robes à queue et d'immenses voiles
+noirs qui les entouraient. Il leur fallut marcher ainsi dans la neige
+par un froid horrible, depuis le palais jusqu'à la forteresse[41], qui
+est à une fort grande distance de l'autre côté de la Néva. Au retour,
+j'en vis quelques-unes qui étaient mourantes de fatigue.
+
+Le deuil se porta six mois. Les femmes sans cheveux, ayant des bonnets à
+pointe avancés sur le front, qui ne les embellissaient pas du tout; mais
+ce léger désagrément était bien peu de choses, comparé aux vives
+inquiétudes que faisait naître dans tout l'empire la mort de Catherine
+II.
+
+
+
+
+LISTE DE MES PORTRAITS.
+
+1 Buste, d'après moi, pour l'Académie de Saint-Luc.
+
+1 Mon portrait pour la galerie de Florence.
+
+1 Copie du même pour lord Bristol.
+
+1 Miss Pitt, fille de lord Camelfort.
+
+1 Mademoiselle Roland, depuis lady Welesley.
+
+1 Madame Silva, Portugaise.
+
+1 La comtesse Potoska.
+
+2 Mesdames de France, Adélaïde et Victoire.
+
+Plusieurs études de paysages, à l'huile et au pastel, des environs de
+Rome.
+
+--
+
+9
+
+ * * * * *
+
+À NAPLES.
+
+1 La comtesse Scawronski à mi-jambes.
+
+2 Deux bustes de la même.
+
+1 Lady Hamilton en bacchante couchée.
+
+1 La même en sibylle en pied.
+
+1 La même en bacchante, dansant avec un tambour de basque.
+
+1 Tête de la même en sibylle.
+
+1 La princesse Marie-Thérèse, qui a épousé l'empereur François II.
+
+1 La princesse Marie-Louise, qui a épousé le grand-duc de Toscane.
+
+1 Le prince héréditaire, père de la duchesse de Berry.
+
+1 La princesse Marie-Christine.
+
+1 Paësiello composant.
+
+1 Le prince Resoniko.
+
+1 Lord Bistol, à mi-jambes.
+
+1 Le bailly de Litta.
+
+1 La reine de Naples.
+
+Plusieurs études du Vésuve et des environs de Naples.
+
+--
+
+16
+
+ * * * * *
+
+PARME, BOLOGNE, TURIN, FLORENCE.
+
+1 Une tête à l'huile pour l'Académie de Parme.
+
+1 Un petit buste à l'huile pour l'Institut de Bologne.
+
+1 Madame Gourbillon, attachée à Madame, femme de Louis XVIII.
+
+1 Son fils.
+
+1 Une baigneuse, d'après ma fille.
+
+1 Mademoiselle Porporati.
+
+1 Copie du portrait de Raphaël à Florence.
+
+Plusieurs paysages d'après nature.
+
+--
+
+7
+
+ * * * * *
+
+VENISE.
+
+1 Madame Marini.
+
+ * * * * *
+
+VIENNE.
+
+1 Madame Bistri, Polonaise.
+
+1 Mademoiselle de Kaquenet.
+
+1 La comtesse Kinski, à mi-jambes.
+
+1 La même en buste.
+
+1 La comtesse du Buquoi, soeur du prince Paar.
+
+1 La comtesse Rosamowfski.
+
+1 La comtesse de Palfi.
+
+1 La princesse Lichtenstein, en pied.
+
+1 Le baron de Strogonoff, grand buste.
+
+1 Le baron de Strogonoff, avec les mains.
+
+1 Le comte de Czhernicheff, avec un domino noir, tenant un masque.
+
+1 La comtesse Zamoiska, dansant avec un schall.
+
+1 Mademoiselle la comtesse de Fries, en
+
+
+
+Sapho, tenant une lyre et chantant, jusqu'à mi-jambes.
+
+1 La duchesse de Guiche, buste, en turban bleu.
+
+2 Deux portaits du prince Schotorinsky, dont l'un en manteau.
+
+1 Madame de Schoenfeld, femme du ministre de Saxe, tenant son enfant sur
+ses genoux.
+
+1 Le prince Henry Lubomirski, jouant de la lyre, en Amphyon, et deux
+nayades qui l'écoutent.
+
+1 La princesse de Lystenstein, en pied, en Iris, traversant des nuages.
+
+1 La princesse d'Esterhazy, en pied, rêvant au bord de la mer, assise
+sur des rochers.
+
+1 La princesse Louise Galitzin.
+
+1 Madame de Mayer.
+
+1 Une petite baigneuse pour la reine.
+
+1 Madame la comtesse Severin Potoska.
+
+1 La princesse de Wurtemberg.
+
+1 Un petit tableau pour le comte de Wilsechk.
+
+1 Madame la comtesse de Braonne, jusqu'aux genoux.
+
+1 Un petit portrait pour madame de Carpeny.
+
+1 Madame la duchesse de Polignac, faite de souvenir après sa mort.
+
+1 Le jeune Edmond, de la famille de Polignac.
+
+1 La princesse Sapia.
+
+--
+
+31
+
+ * * * * *
+
+PASTELS FAITS À VIENNE.
+
+1 M. le comte de Woina, fils de l'ambassadeur de Pologne.
+
+1 Mademoiselle Caroline de Woina, sa soeur.
+
+1 Mademoiselle la comtesse Metzy de Polignac, fille du père du duc de
+Polignac.
+
+1 Mademoiselle la comtesse Thérèse de Hardik.
+
+2 Les deux frères de la duchesse de Guiche.
+
+1 Le frère de mademoiselle de Fries, en buste.
+
+2 Deux bustes de la comtesse de Rombec.
+
+1 Le comte Jules de Polignac.
+
+1 La princesse de Lynoski.
+
+1 Lady Guisford.
+
+2 Mesdemoiselles de Choisy.
+
+1 Mademoiselle Schoën.
+
+1 Angenor, enfant, fils de la duchesse de Polignac.
+
+1 Le jeune comte son frère, M. de Fries.
+
+1 Madame la comtesse de Thoun.
+
+1 Madame la comtesse d'Harrack.
+
+1 Un petit dessin de la même.
+
+1 M. de Rivière.
+
+1 M. Thomas, architecte.
+
+1 Madame la comtesse de Rombec.
+
+1 Le marquis de Rivière.
+
+Plusieurs paysages faits d'après nature dans les environs de Vienne.
+
+--
+
+24
+
+88 total général.
+
+FIN DU TOME SECOND.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: Celui dont on connaît de si belles gravures, entre autres une faite
+d'après le tableau de Santerre, qui représente la chaste Suzanne entre
+les deux vieillards. Le burin éminemment classique de Porporati, comme
+celui de M. Desnoyers, sera toujours apprécié par les vrais
+connaisseurs.]
+
+[2: Ce tableau a été acheté par la France; il est resté depuis au musée
+du Louvre.]
+
+[3: Nous l'avons eu au Musée.]
+
+[4: Il faut croire que de Turin on instruisait le gouvernement papal du
+nom de tous les voyageurs français qui traversaient les États romains].
+
+[5: Les Médicis ont élevé à Gioto, Florentin de naissance, un monument
+sur lequel est placé le portrait de ce peintre].
+
+[6: Ces deux tableaux étaient le portrait de Robert, sa palette à la
+main, et le mien tenant ma fille dans mes bras.]
+
+[7: Lord Gréville était de l'antique famille des Warwick.]
+
+[8: On m'a dit que cette enfant était la fille de lord Nelson.]
+
+[9: Ceci me rappelle encore un trait du chevalier Hamilton. Dans le
+cazin dont je parle j'avais fait avec du charbon, sur un dessus de
+porte, deux petites têtes d'expression, que je fus bien surprise de
+retrouver en Angleterre chez lord Warwick. Le chevalier avait fait scier
+le chambranle, et vendu ces croquis: je ne me rappelle plus pour quelle
+somme.]
+
+[10: M. Lethière, qui a été directeur de l'Académie de Rome, il y a peu
+d'années, était venu alors à Naples pour y copier quelques tableaux,
+entre autres la Descente de croix de l'Espagnolet qui est à la
+Chartreuse et qu'il copia admirablement.]
+
+[11: Je me suis aussi très bien trouvé de mon voile vert à Pétersbourg,
+où la neige est si brillante qu'elle m'aurait fait perdre la vue.]
+
+[12: Tous deux étaient alors secrétaires de légation à Naples. M. Amaury
+Duval est frère de M. Alexandre Duval, l'auteur dramatique.]
+
+[13: Trois des enfans de M. de Bombelles ont aujourd'hui dans le monde
+des positions brillantes. L'aîné, le conte Louis de Bombelles, est
+ministre d'Autriche en Suisse; le second, le comte Charles, est
+grand-maître de la maison de Marie-Louise; et le troisième, le comte
+Henri, est ministre d'Autriche à Turin.]
+
+[14: On les a vus à Paris.]
+
+[15: Frère de ma belle-soeur.]
+
+[16: Depuis j'ai su que ce chef-d'oeuvre avait été bien autrement
+dégradé. On m'a dit que, pendant les dernières guerres de Bonaparte en
+Italie, les soldats s'amusaient à tirer des coups de fusils à balles
+dans la Cène de Léonard de Vinci! Maudits soient ces barbares!]
+
+[17: Avant la révolution, on voyait au palais Bourbon plusieurs grands
+et beaux tableaux de lui, qui représentaient les batailles du prince de
+Condé, père du duc de Bourbon.]
+
+[18: M. de Rivière ayant embrassé plus tard la carrière de la
+diplomatie, est mort en 1833, à Paris, où il était ministre de
+Hesse-Cassel.]
+
+[19: Ce tableau de Raphaël a été fort bien gravé à Dresde par Schender.]
+
+[20: L'empereur Alexandre a fait rétablir cette route depuis que j'ai
+quitté la Russie: elle est fort belle maintenant.]
+
+[21: Dans les derniers temps de mon séjour à Pétersbourg, le prince
+Nariebskin, grand écuyer, tenait constamment une table ouverte de
+vingt-cinq à trente couverts pour les étrangers.]
+
+[22: Celui qui depuis a été ministre en Russie.]
+
+[23: Le rouble valait trois francs.]
+
+[24: On appelait ainsi alors les manches longues.]
+
+[25: On appelle ainsi d'immenses salons dont un large divan fait le
+tour.]
+
+[26: Cette salle était garnie de chaque côté par des gradins, sur
+lesquels, les jours de bal, se plaçaient les habitans de Pétersbourg qui
+n'étaient pas de la cour.]
+
+[27: Ce costume était habituellement celui de Catherine. Seulement elle
+ne portait de diamans que les jours de bal ou de gala, et changeait
+l'étoffe du dolman selon la saison.]
+
+[28: À la vérité on a soin de donner aux cochers des habits et des gants
+fourrés, et quand le froid dépasse les degrés ordinaires, si quelque
+seigneur veut recevoir ou donner un bal, il leur fait distribuer du bois
+pour qu'ils établissent des feux de bivouac dans les cours et dans la
+rue.]
+
+[29: Il a toujours été impossible d'établir un pont d'une rive à
+l'autre; aucun ne résisterait aux glaçons de la Doga. La communication
+entre les deux bords n'existe que par un pont de bateaux qu'on retire au
+moment de la débâcle. J'ai vu pourtant au palais des beaux-arts le
+modèle d'un pont d'une seule arche qu'un esclave russe à fait
+d'instinct, n'ayant reçu nulle éducation. Ce modèle est admirable. Il
+faut que de fortes raisons empêchent de l'exécuter.]
+
+[30: La princesse Galitzin a fait plusieurs séjours à Paris, où elle a
+marié une de ses filles à un Français, M. le comte de Caumont.]
+
+[31: Il arrivait de Paris où plusieurs personnes peuvent encore se
+souvenir de l'avoir entendu.]
+
+[32: Ce lieu appartenait à madame de Schouvaloff, femme de l'auteur de
+l'Épitre à Ninon. Sa fille a épousé le comte Diedrestein, frère de la
+belle comtesse Kinski.]
+
+[33: La princesse Bariatinski. Elle avait été jolie comme un ange, et
+son esprit fin et naturel la rendait une des plus aimables femmes de
+Pétersbourg.]
+
+[34: Tout le monde sait que les mémoires de Cléry ont paru.]
+
+[35: Elle se fit inoculer la première pour donner l'exemple; elle fonda
+aussi un établissement pour les enfans trouvés.]
+
+[36: Je suis très fâchée que madame la duchesse d'Abrantes, qui a fait
+paraître récemment un ouvrage sur Catherine II, ou n'ait pas lu ce
+qu'ont écrit le prince de Ligne et le comte de Ségur, ou ne se soit pas
+soumise à ces deux témoignages irrécusables. Elle aurait plus justement
+apprécié, admiré, ce qui distingue cette grande impératrice, considérée
+comme souveraine, et elle aurait respecté davantage la mémoire d'une
+femme dont notre sexe peut s'enorgueillir sous tant de rapports
+importans.]
+
+[37: Le palais que Catherine habitait à Pétersbourg est d'une
+architecture lourde, mais les appartemens sont vastes et beaux.]
+
+[38: Le comte d'Esterhazy, envoyé par Louis XVIII, était l'ambassadeur
+de France reconnu à la cour de Pétersbourg quand j'y arrivai.]
+
+[39: C'était dans cette même salle que j'avais vu donner les bals. Aussi
+je ne saurais dire quel effet me fit éprouver pendant six semaines cette
+illumination que je voyais tous les soirs en rentrant chez moi.]
+
+[40: Le chevalier qui portait l'armure d'or est mort de fatigue.]
+
+[41: C'est dans la forteresse que sont enterrés tous les souverains
+russes. Le tombeau de Pierre Ier que l'on y voit est le plus simple du
+monde.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
+
+***** This file should be named 23020-8.txt or 23020-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/2/3/0/2/23020/
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
+(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/23020-8.zip b/23020-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..786f97c
--- /dev/null
+++ b/23020-8.zip
Binary files differ
diff --git a/23020-h.zip b/23020-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..644d54a
--- /dev/null
+++ b/23020-h.zip
Binary files differ
diff --git a/23020-h/23020-h.htm b/23020-h/23020-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..800b22d
--- /dev/null
+++ b/23020-h/23020-h.htm
@@ -0,0 +1,6993 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+ <title>The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun,(2/3) by Madame Louise-Élizabeth Vigée-Lebrun</title>
+
+
+<style type="text/css">
+<!--
+
+body {margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+
+h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;}
+p {text-align: justify}
+blockquote {text-align: justify}
+
+hr {width: 50%; text-align: center}
+hr.full {width: 100%}
+hr.short {width: 10%; text-align: center}
+
+.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%}
+.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%;
+ float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed;
+ width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left}
+
+.sc {font-variant: small-caps}
+.lef {float: left}
+.mid {text-align: center}
+.rig {float: right}
+.sml {font-size: 10pt}
+
+span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute}
+span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute}
+
+.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%;
+ text-align: left}
+.poem .stanza {margin: 1em 0em}
+.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;}
+.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em}
+.poem p.i2 {margin-left: 1em}
+.poem p.i4 {margin-left: 2em}
+.poem p.i6 {margin-left: 3em}
+.poem p.i8 {margin-left: 4em}
+.poem p.i10 {margin-left: 5em}
+.poem p.i12 {margin-left: 6em}
+.poem p.i14 {margin-left: 7em}
+.poem p.i16 {margin-left: 8em}
+.poem p.i18 {margin-left: 9em}
+.poem p.i20 {margin-left: 10em}
+.poem p.i30 {margin-left: 15em}
+
+
+-->
+</style>
+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun (2/3)
+
+Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+Release Date: October 12, 2007 [EBook #23020]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
+(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+
+
+
+<h2>SOUVENIRS</h2>
+
+<h5>DE</h5>
+
+<h3>MADAME LOUISE-ÉLISABETH</h3>
+
+<h1>VIGÉE-LEBRUN,</h1>
+
+<p class="mid">DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,<br> DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET
+D'ARCADIE,<br> DE PARME ET DE BOLOGNE,<br> DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE
+GENÈVE ET AVIGNON.</p><br><br>
+
+<p class="i30"> En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai<br> le temps passé, qui
+ doublera pour ainsi<br> dire mon existence.<br><br>
+
+ J.-J. Rousseau.</p>
+
+<br>
+
+
+
+<h3>TOME SECOND</h3>
+
+<br>
+
+<h2>PARIS,</h2>
+
+<h3>LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,</h3>
+
+<h5>RUE DE SEINE, 14 BIS.</h5>
+<hr class="short">
+
+<h4>1835.</h4>
+<br>
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"></p>
+<br>
+
+<h2>AVANT-PROPOS</h2>
+
+<h4>DE L'AUTEUR.</h4>
+
+<p>La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le choléra vint
+enlever à Pétersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps
+à toute idée de continuer mes <i>Souvenirs</i>, pour lesquels cependant
+j'avais déjà rassemblé les matériaux nécessaires. Les instances de mes
+amis m'ayant fait consentir l'an dernier à reprendre ce travail, le
+lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume écrit dans une
+autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur
+d'achever le récit de ma vie pour celle qui me l'avait fait
+entreprendre.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE PREMIER.</h3>
+
+<p class="mid">Turin, Porporati, le Corrége.--Parme, M. de Flavigni, les Églises,
+l'Infante de Parme.--Modène.--Bologne.--Florence.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+<p>Après avoir traversé Chambéry, j'arrivai à Turin extrêmement fatiguée de
+corps et d'esprit, car une pluie battante m'avait empêchée, pendant
+toute la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien
+de plus ennuyeux que les voiturins qui cheminent constamment au pas.
+Enfin, mon conducteur me déposa dans une très mauvaise auberge. Il était
+neuf heures du soir; nous mourions de faim; mais comme il ne se trouvait
+rien à manger dans la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous
+fûmes obligées de nous coucher sans souper.</p>
+
+<p>Le lendemain de très bonne heure, je fis prévenir de mon arrivée le
+célèbre Porporati<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>, que j'avais beaucoup vu pendant son séjour à
+Paris. Il était alors professeur à Turin, et il vint aussitôt me faire
+une visite. Me trouvant si mal dans mon auberge, il me pria avec
+instance de venir loger chez lui, ce que je n'osai d'abord accepter;
+mais il insista sur cette offre avec une vivacité si franche, que je
+n'hésitai plus, et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitôt
+avec mon enfant. Je fus reçue par sa fille, âgée de dix-huit ans, qui
+logeait avec lui, et qui se joignit à son père pour avoir de moi tous
+les soins imaginables pendant les cinq ou six jours que je passai dans
+leur maison.</p>
+
+<p>Étant pressée de continuer ma route vers Rome, je ne voulus voir
+personne à Turin. Je me contentai de visiter la ville et de faire
+quelques excursions dans les beaux sites qui l'environnent. La ville est
+fort belle; toutes les rues sont parfaitement alignées et les maisons
+bâties régulièrement. Elle est dominée par une montagne appelée la
+Superga, lieu de sépulture, destinée aux rois de Sardaigne.</p>
+
+<p>Porporati me conduisit d'abord au musée royal, où j'admirai une
+collection de superbes tableaux des diverses écoles, entre autres celui
+<i>de la femme hydropique</i> de Gérard Dow<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>, qu'on peut appeler un
+chef-d'oeuvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables de
+Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui représente une famille
+de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et demi de hauteur.
+Il est certain que Vandick a pris plaisir à faire ce tableau si
+remarquable; car, non seulement les têtes et les mains, mais les
+draperies, les moindres accessoires, tout est fini et tout est parfait,
+tant pour le coloris que pour l'exécution. Vandick, au reste, tenait la
+plus grande place dans ce musée du roi, où je trouvai peu de tableaux
+des maîtres d'Italie.</p>
+
+<p>Porporati voulut aussi me mener au spectacle. Nous allâmes au grand
+théâtre, et là, j'aperçus aux premières loges le duc de Bourbon et le
+duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien long-temps. Le père
+alors paraissait encore si jeune, qu'on l'aurait cru le frère de son
+fils.</p>
+
+<p>La musique me fit grand plaisir, et comme je demandais à Porporati si sa
+ville renfermait beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tête et me
+dit: «Ils n'en ont aucune idée, et voici ce qui vient de m'arriver ici:
+un très grand personnage, ayant entendu dire que j'étais graveur, est
+venu dernièrement chez moi pour me faire graver son cachet.»</p>
+
+<p>Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince
+opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts.</p>
+
+<p>Je quittai mes aimables hôtes pour aller à Parme. À peine étais-je
+arrivée dans cette dernière ville, que je reçus la visite du comte de
+Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de
+Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontré en
+France; mais son extrême bonté et la grâce qu'il mit à m'obliger en tout
+me le firent bientôt connaître et apprécier. Sa femme aussi combla de
+soins ma fille et moi, et leur société me fut de la plus agréable
+ressource dans une ville où je ne connaissais personne.</p>
+
+<p>M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable.
+Après avoir été contempler le magnifique tableau du Corrége, <i>la Créche</i>
+ou <i>la Nativité</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a>
+<a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>, je visitai les églises, dont les ouvrages de ce
+grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant
+de tableaux divins sans croire à l'inspiration que l'artiste chrétien
+puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions;
+mais la poésie du christianisme me semble bien plus belle.</p>
+
+<p>Je montai tout au haut de l'église Saint-Jean; là, je m'établis dans le
+cintre pour admirer de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs
+anges dans une gloire, entourés de nuages légers. Ces anges sont
+réellement célestes; leurs physionomies, toutes variées, ont un charme
+impossible à décrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les
+figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir
+un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette
+coupole, vue du bas de l'église.</p>
+
+<p>On peut admirer aussi dans l'église de Saint-Antoine, en entrant à
+gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je
+connaisse, et d'une couleur inimitable.</p>
+
+<p>J'ai remarqué dans la bibliothèque de Parme un buste antique d'Adrien,
+très bien conservé, quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en bronze
+d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de
+médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége!... le Corrége est la
+grande gloire de Parme.</p>
+
+<p>M. le comte de Flavigny me présenta à l'infante (soeur de
+Marie-Antoinette), qui était beaucoup plus âgée que notre reine, dont
+elle n'avait ni la beauté ni la grâce. Elle portait le grand deuil de
+son frère l'empereur Joseph II, et ses appartemens étaient tout tendus
+de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus
+qu'elle était fort maigre et d'une extrême pâleur.</p>
+
+<p>Cette princesse montait tous les jours à cheval. Sa façon de vivre comme
+ses manières étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point
+charmée, quoiqu'elle m'ait reçue parfaitement bien.</p>
+
+<p>Je ne séjournai que peu de jours à Parme; la saison avançait, et j'avais
+les montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très pressée de me
+mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon
+départ de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il désirait me
+confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma
+fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva,
+et je fus remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que
+je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à Rome.</p>
+
+<p>Je m'arrêtai très peu à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort
+agréable à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques qui mettent
+les piétons à l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect
+grandiose et élégant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de
+Raphaël et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc.,
+etc. On y voit aussi quantité de curiosités remarquables et des dessins
+des plus grands maîtres italiens; quelques statues antiques, un grand
+nombre de belles médailles, ainsi que des camées en agate très précieux.</p>
+
+<p>La bibliothèque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente
+mille volumes, beaucoup d'éditions très rares et des manuscrits.</p>
+
+<p>Le théâtre rappelle les amphithéâtres des anciens. Les remparts sont la
+promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins
+sont charmantes, riches et bien cultivées.</p>
+
+<p>Après avoir traversé les montagnes qui ont bien quelque chose
+d'effrayant, car le chemin est très étroit et très escarpé, et bordé de
+précipices, ce qui m'engagea à en faire une partie à pied, nous
+arrivâmes à Bologne. Mon désir était de passer au moins une semaine dans
+cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son école, regardée
+généralement comme une des premières de l'Italie, et pour visiter tant
+de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette
+intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me dit
+l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Française, vous
+ne pouvez passer qu'une nuit ici.</p>
+
+<p>Me voilà au désespoir, d'autant plus que dans le moment même, je vis
+entrer un grand homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce qui
+me le fit reconnaître aussitôt pour un messager du gouvernement papal.
+Ses habits, son visage pâle et sérieux, lui donnaient un aspect qui me
+fit tout-à-fait peur. Il tenait à la main un papier, que je pris
+naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre
+heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un
+air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici
+tant qu'il vous plaira, madame, répondit-il.</p>
+
+<p>On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon
+empressement à profiter de cette faveur<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a>
+<a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. Je me rendis aussitôt à
+l'église de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau du martyre de
+cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si
+bien exprimée sur le beau visage de sainte Agnès, celui du bourreau qui
+la frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature
+toute divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une
+pieuse admiration.</p>
+
+<p>Je m'étais agenouillée devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me
+faisaient entendre l'ouverture d'<i>Iphigénie</i> parfaitement bien exécutée.
+Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des
+païens et la jeune victime chrétienne, le souvenir du temps si calme et
+si heureux où j'avais entendu cette même musique, et la triste pensée
+des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon
+coeur au point que je me mis à pleurer amèrement et à prier Dieu pour la
+France. Heureusement j'étais seule dans l'église, et je pus y rester
+long-temps, livrée aux émotions si vives qui s'étaient emparées de mon
+ame.</p>
+
+<p>En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les
+chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'école de Bologne, plus féconde
+qu'aucune autre école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire
+les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain,
+ont orné ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode
+me suivait, s'obstinant à me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela
+m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine
+inutile; que je connaissais tous ces maîtres. Il se contenta donc de
+continuer seulement à m'accompagner; mais comme il m'entendait
+m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me
+quitta pour aller dire à mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai
+conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y
+connaisse aussi bien qu'elle.</p>
+
+<p>Le palais Caprara renferme, dans sa première galerie, des trophées
+militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de
+généraux vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus célèbre
+guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique
+dans son genre.</p>
+
+<p>On voit, dans la seconde galerie, une tête de prophète et la Sibylle de
+Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain,
+quelques têtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du
+Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande finesse.</p>
+
+<p>Le palais Bonfigliola possède un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, une
+Sibylle du Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs
+autres chefs-d'oeuvre.</p>
+
+<p>Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle
+d'Annibal Carrache, la Déposition du Christ, effet de nuit, superbe
+tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-même. Un plafond
+du Guerchin représentant Hercule qui étouffe Antée, et le Départ d'Agar,
+beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on voit le
+chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant ensemble. Ce
+tableau réunit toutes les perfections; les moindres détails y sont d'une
+telle vérité, que ces deux figures font illusion au point qu'on croit
+les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide a fait de
+plus beau.</p>
+
+<p>Trois jours après mon arrivée (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue
+membre de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en
+était le directeur, vint m'apporter lui-même mes lettres de réception.</p>
+
+<p>Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idée de tous
+ceux que j'allais trouver à Florence. Après avoir traversé les Apennins
+et les montagnes arides de <i>Radico Fani</i>, nous parcourûmes un pays plein
+de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. À droite du chemin,
+on me montra un petit volcan, qui s'enflamme à l'approche d'une lumière,
+et que l'on nomme <i>Fuoco di Lagno</i>. Plus loin, le chemin s'étant élevé,
+je découvris Florence, située au fond d'une large vallée, ce qui d'abord
+me parut triste; car j'aime beaucoup que l'on bâtisse sur les hauteurs;
+mais sitôt que j'entrai dans la ville, je fus surprise et charmée de sa
+beauté.</p>
+
+<p>Après m'être installée dans l'hôtel qu'on m'avait indiqué, je débutai
+par aller, avec ma fille et le vicomte de Lespignière, me promener sur
+une montagne des environs, d'où l'on découvre une vue magnifique, et sur
+laquelle se trouvent beaucoup de cyprès. Ma fille, en les regardant, me
+dit: «Ces arbres-là invitent au silence.» Je fus si surprise qu'un
+enfant de sept ans pût avoir une idée de ce genre, que je n'ai jamais
+oublié cela.</p>
+
+<p>Malgré le désir extrême que j'avais d'arriver à Rome, il m'était
+impossible de ne pas séjourner un peu dans cette charmante ville.
+J'allai voir avant tout la célèbre galerie que les Médicis ont enrichie
+avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, on aperçoit
+d'abord une quantité de tombeaux antiques<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a>
+<a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a>; et contre la porte, se
+trouve placée la fameuse statue du Gladiateur. De ce vestibule, on entre
+dans la galerie qui renferme tant de superbes statues. La Vénus de
+Médicis, les deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et
+le Bacchus de Jean de Bologne, et la belle scène de la Niobé. Ces
+principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi décorée
+par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont de Raphaël, un d'André del
+Sarte, et d'autres de divers grands maîtres. Dans une seconde salle, on
+voit en sculpture: Euphrosine couchée, Alexandre mourant; en peinture:
+une Vénus du Titien, un très beau Vanderveft, de superbes paysages de
+Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'oeuvre que je ne cite point; car il
+faudrait un volume pour entrer dans quelques détails sur toutes les
+richesses que j'eus le bonheur d'admirer dans ce lieu de délices pour un
+artiste.</p>
+
+<p>J'allai le lendemain au palais Pitti, où, dans la première salle, je
+distinguai surtout la Charité, peinte par le Guide, le portrait d'un
+philosophe par Rembrandt, un tableau à la fois très fin et très
+vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, et la
+vision d'Ézéchiel, admirable petit tableau de Raphaël. On y remarque
+aussi le portrait d'une femme habillée en satin cramoisi, peint par le
+Titien avec autant de vigueur que de vérité.</p>
+
+<p>La seconde salle renferme quatre beaux tableaux du vieux Palme; et de
+Rubens, un grand tableau allégorique, une Sainte Famille, ainsi que son
+tableau des Philosophes, qui est superbe; le portrait d'un cardinal,
+peint par Vandick, dont la belle couleur et la grande vérité sont
+remarquables. C'est aussi dans cette salle que l'on voit la Madone à la
+Seggiola, Léon X et Jules II, par Raphaël, trois chefs-d'oeuvre, si
+dignes de leur haute renommée.</p>
+
+<p>On trouve dans la troisième salle un grand et beau tableau d'André del
+Sarte représentant la Vierge, Jésus et saint Jérôme; Paul III, du
+Titien, admirable de vérité; un tableau allégorique, deux paysages, et
+la fameuse fête de village, par Rubens; enfin, une Sainte Famille assise
+sur des ruines, magnifique tableau de Raphaël.</p>
+
+<p>Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus d'un bassin qui a vingt pieds
+de diamètre, on voit une statue colossale de Neptune, et trois Fleuves
+qui versent de l'eau en abondance; toutes ces figures, d'une très belle
+composition, sont de Jean de Bologne.</p>
+
+<p>Dès que je pus m'arracher à la jouissance de parcourir la galerie des
+Médicis et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautés que renferme
+Florence. D'abord, les portes du baptistère de <i>Guilberti</i>, dont les
+sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. Ces
+sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief des
+figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques,
+tout est d'une exécution si parfaite, qu'on pourrait en faire des
+tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange les
+nommait-il les portes du paradis.</p>
+
+<p>À l'église de Saint-Laurent, je m'arrêtai long-temps dans la chapelle
+des Médicis, dont plusieurs tombeaux ont été exécutés d'après les
+dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir de plus beau que ces
+tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, d'autres en granit
+égyptien. Dans des niches en marbre noir on a placé des statues en
+bronze doré. C'est dans l'église Santa-Croce que se trouve le mausolée
+de Michel-Ange. Là, il faut se prosterner.</p>
+
+<p>Je suis montée au cloître de l'Annonciate, peint par André del Sarte.
+Ces diverses compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet,
+et qui tient même de l'antique. Les figures pleines d'expression et de
+vérité sont d'une excellente couleur. Il est bien malheureux que l'on
+n'ait pas soigné ces chefs-d'oeuvre, qui auraient suffi à la réputation
+de ce grand peintre. La Vierge, nommée la <i>Madona del Sacco</i>, est
+divine. On la prendrait pour une vierge de Raphaël.</p>
+
+<p>On sent bien que je ne pouvais quitter Florence sans aller au palais
+Altoviti pour voir le beau portrait que Raphaël a fait de lui-même. Ce
+portrait a été mis sous verre afin de le conserver, et cette précaution
+a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la chair sont restés
+purs et d'une belle couleur. Les traits du visage sont régulièrement
+beaux, les yeux charmans, et le regard est bien celui d'un observateur.</p>
+
+<p>Je ne négligeai pas de visiter la bibliothèque des Médicis, qui possède
+les manuscrits les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont les
+marges à gauche sont peintes dans la perfection; ces sujets saints sont
+rendus en miniature avec des couleurs et un fini admirables.</p>
+
+<p>Le jour que j'allai visiter la galerie où se trouvent les portraits des
+peintres modernes peints par eux-mêmes, on me fit l'honneur de me
+demander le mien pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer
+quand je serais arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil
+dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann, une des gloires de notre
+sexe.</p>
+
+<p>Tout le temps de mon séjour à Florence fut un temps d'enchantement.
+J'avais fait connaissance avec une dame française, la marquise de
+Venturi, qui me comblait d'amitiés et d'obligeances. Les soirs, elle me
+menait promener sur les bords de l'Arno, où arrivent, à une certaine
+heure, une quantité de voitures élégantes et de beau monde, dont la
+présence animait ce lieu charmant. Ces promenades et mes courses du
+matin à la galerie Médicis, aux églises et aux palais de la ville, me
+faisaient passer mes journées d'une manière ravissante; et si j'avais pu
+ne point penser à cette pauvre France, j'aurais été alors la plus
+heureuse des créatures.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="mid">Borne.--Saint-Pierre.--Le Muséum.--Drouais.--Raphaël.--Le Vatican.--Le
+Colysée.--Angelica Kaufmann.--Le cardinal de Bernis.--Usage romain.--Mes
+déménagemens.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Peu de jours après mon arrivée à Rome, j'écrivais à Robert le paysagiste
+la lettre suivante:</p>
+
+<p class="rig"> Rome, 1er décembre 1789.</p><br><br>
+
+<p> J'ai quitté avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence où
+ j'ai vu très rapidement des chefs-d'oeuvre si remarquables, et que
+ je me promets bien de revoir avec plus de soin à mon retour de
+ Rome.</p>
+
+<p> Vous avez été témoin des gros soupirs que me faisaient pousser les
+ récits de tous ceux qui avaient eu le bonheur de séjourner ici.
+ Vous savez combien je désirais visiter à mon tour cette belle
+ patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du
+ pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagée à faire ne
+ m'auraient pas permis de réaliser mon désir, si, pour notre malheur
+ à tous, la révolution n'était pas venue me déterminer à quitter
+ Paris, dont le charme était détruit pour moi.</p>
+
+<p> Vous savez, mon cher ami, qu'à quelque distance de Rome on découvre
+ déjà le dôme de Saint-Pierre? Il m'est impossible de vous dire la
+ joie que j'éprouvai lorsque je l'aperçus: je croyais rêver ce que
+ j'avais souhaité si long-temps en vain. Enfin je me trouvai sur le
+ Ponte Mole; je vous avouerai même tout bas qu'il m'a paru bien
+ petit, et le Tibre si chanté, bien sale. J'arrive à la porte del
+ Popolo, je traverse la rue du Cours, puis je m'arrête à l'Académie
+ de France. Notre directeur, M. Ménageot, vient à ma voiture; je lui
+ demande l'hospitalité jusqu'à ce que j'aie trouvé un logement, et
+ voilà qu'il me donne aussitôt un petit appartement où ma fille et
+ sa gouvernante sont logées près de moi. De plus, il me prête dix
+ louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car il faut
+ dire que je n'ai emporté avec moi que quatre-vingts louis, mon cher
+ mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il avait coutume de
+ faire.</p>
+
+<p> Le jour même de mon arrivée, M. Ménageot m'a menée avant tout à
+ Saint-Pierre, dont l'immensité, d'après l'idée que l'on m'en avait
+ donnée, ne m'a point frappée d'abord. J'attribue cet effet à la
+ grandeur si bien calculée de tous ses détails: par exemple, à
+ l'aspect de ces deux bénitiers de jaune antique, en forme de
+ coquilles, que l'on voit en entrant, les enfans de quatre ou cinq
+ ans qui les entourent ont six pieds de hauteur, et cette parfaite
+ proportion diminue au premier coup d'oeil la grandeur de l'église;
+ quoi qu'il en soit, je n'ai su qu'en la parcourant à quel point
+ elle était vaste. Ayant dit à M. Ménageot que j'aurais préféré la
+ voir soutenue par des colonnes au lieu de ces énormes pilastres, il
+ me répondit qu'on l'avait bâtie d'abord comme je le désirais, mais
+ que les colonnes ne paraissant pas assez solides, on les avait
+ entourées ainsi; il m'a fait voir en effet depuis un tableau où
+ Saint-Pierre est représentée comme je voudrais qu'elle fût.</p>
+
+<p> J'ai monté aussi l'escalier qui conduit à la chapelle Sixtine, pour
+ admirer la voûte peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau
+ représentant le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on
+ a faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'oeuvre du premier
+ ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a
+ vraiment du sublime dans la composition, dans l'exécution. Quant au
+ désordre qui y règne, il est, selon moi, complètement justifié par
+ le sujet.</p>
+
+<p> Le lendemain, je suis allée voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on
+ ne peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de
+ l'exécution, à tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs
+ surtout qu'il appartenait de réunir dans une aussi haute perfection
+ l'élégance des formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages, on ne
+ peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modèles, et que
+ les hommes et les femmes de la Grèce n'aient réalisé jadis ce que
+ nous appelons le beau idéal. Je n'ai fait encore que parcourir le
+ muséum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant, le groupe du
+ Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candélabres, toutes ces
+ beautés enfin qui me sont apparues, m'ont déjà laissé des souvenirs
+ ineffaçables.</p>
+
+<p> Au moment où j'allais partir pour cette course au muséum, j'ai reçu
+ la visite des pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre
+ desquels était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune
+ Drouais, et m'ont demandé en échange quelques brosses dont je me
+ sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, à quel
+ point j'ai été sensible à cet hommage si distingué, à cette demande
+ si flatteuse; j'en garderai toujours une douce et reconnaissante
+ pensée.</p>
+
+<p> Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que
+ la mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu à
+ Paris, il avait même dîné chez moi avec ses camarades la veille du
+ jour où tous sont partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans
+ doute son beau Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se
+ portait chez la mère du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui
+ était exposé chez elle. Hélas! la mort ne respecte rien; n'a-t-elle
+ pas frappé Raphaël avant qu'il eût trente-huit ans? n'a-t-elle pas
+ enlevé ce génie au monde, quand il était dans toute sa force, dans
+ toute son énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque
+ je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire que Raphaël était
+ mort par suite d'excès, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent
+ si pur, si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les
+ mauvais lieux! De bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve
+ que rien n'est plus faux, c'est que nous savons tous que Raphaël
+ était amoureux, éperduement amoureux de cette belle boulangère sans
+ laquelle il ne pouvait vivre, à qui il restait fidèle au point de
+ refuser pour elle les honneurs, les richesses et la main de la
+ nièce du cardinal Bibiéna; tellement que, lorsque enfin le pape se
+ laissa fléchir et permit que la Fornarina rentrât dans Rome,
+ l'émotion de joie qu'il éprouva, le bonheur de revoir cette femme
+ adorée, contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme aussi
+ passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptés
+ grossières, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas
+ compatibles; non, Raphaël n'était pas un libertin; il ne faut que
+ regarder ses têtes de Vierges pour être sûr du contraire.</p>
+
+<p> Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est là
+ surtout que le divin maître a démontré toute la subtilité de son
+ art. Les copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de Raphaël sont
+ loin d'en donner une juste idée; il faut les voir face à face pour
+ admirer le dessin, l'expression, la composition de chaque sujet:
+ jusques aux draperies, tout y est parfait. J'ai même remarqué que,
+ dans la plus grande partie de ces belles pages, la couleur avait la
+ vérité du Titien.</p>
+
+<p> La galerie, les salles, et même ce corridor du Vatican où j'ai vu
+ dans le fond la belle Cléopâtre mourante, tout cela est unique dans
+ le monde. Combien ne s'étonne-t-on pas de la variété des
+ compositions de Raphaël en voyant cette école d'Athènes, ordonnée
+ avec tant de sagesse, puis l'incendie de Borgo, composé dans un
+ genre si différent? Mais ce qui surprend le plus, c'est que celui
+ qui est mort si jeune ait laissé tant de chefs-d'oeuvre. Cela prouve
+ avec évidence que la fécondité est un attribut inhérent au génie.</p>
+
+<p> Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions
+ soient altérées, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on
+ permet que de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque.
+ Je me rappelle à ce sujet qu'un ancien directeur de l'Académie
+ disait à ses élèves: Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des
+ figures de Raphaël? prenez la nature, morbleu! ce sera la même
+ chose; allez sur la place del Popolo.»</p>
+
+<p> Je me suis rendue au Colysée en mémoire de vous. Le côté d'où l'on
+ peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa
+ grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses
+ qu'on puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la
+ végétation y a semés partout, en font un monument admirable pour la
+ peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée si
+ hasardeuse de grimper jusqu'au faîte pour l'unique plaisir d'y
+ planter une croix? La raison se refuse à le croire. Je dois vous
+ dire, au reste, que cette croix est restée, et que votre adresse et
+ votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore à
+ Rome.</p>
+
+<p> J'ai été voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrême désir de
+ connaître. Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son talent,
+ par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir
+ cinquante ans, très délicate, sa santé s'étant altérée par suite du
+ malheur qu'elle avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui
+ l'avait ruinée. Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est
+ pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup et
+ très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées chez elle. Sa
+ conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais
+ aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait
+ pas.</p>
+
+<p> Angelica possède quelques tableaux des plus grands maîtres, et j'ai
+ vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait
+ plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur
+ titianesque.</p>
+
+<p> J'ai été dîner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal
+ de Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après mon
+ arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il
+ avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps
+ diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table,
+ dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne
+ mangeant lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà le
+ plaisant: ce matin on me réveille à sept heures en m'annonçant la
+ famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous
+ imaginez! Je me lève, toute essoufflée, et je fais entrer. Cette
+ famille était cinq grands laquais en livrée qui venaient me
+ demander la <i>buona mano</i>. On m'expliqua que c'était pour boire. Je
+ les congédiai en leur donnant deux écus romains. Vous concevez
+ toutefois mon étonnement, n'étant pas instruite de cet usage.</p>
+
+<p> Voilà, mon ami, une énorme lettre; mais j'avais besoin de causer
+ avec vous. Rappelez-moi à ce qui reste à Paris de mes amis et de
+ mes connaissances. Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui
+ de moi, ainsi qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à ma
+ bonne amie madame de Verdun. Hélas! quand vous reverrai-je tous!
+ Adieu.</p>
+
+<p>Comme je ne pouvais rester dans le très petit appartement que j'occupais
+à l'Académie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais
+fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue
+dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à toute heure de
+nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre,
+il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont
+sans doute elle était la sainte, venaient chanter et jouer de la musette
+devant sa niche jusqu'au jour. À vrai dire, il m'était assez difficile
+de trouver à me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et
+le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour dormir.
+J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez
+Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne
+cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où logeait
+l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes
+du peuple s'y réunissait, quand j'étais au lit, pour chanter en choeur
+des morceaux que les jeunes filles et les jeunes garçons improvisaient
+d'une manière charmante, il est vrai, car la nation italienne semble
+avoir été créée pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel,
+qui m'aurait enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était
+impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la
+place d'Espagne.</p>
+
+<p>J'allai louer près de là, dans une rue fort tranquille, une petite
+maison qui me convenait parfaitement, où j'avais une charmante chambre à
+coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup.
+J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais même
+examiné les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui pût
+m'inquiéter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le
+bruit bien léger d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon
+enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou
+douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude
+parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal
+précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la
+gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la
+mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon
+hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et
+j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée à la muraille près de
+mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le
+jour, attendu l'extrême chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit.
+On imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison.</p>
+
+<p>Après avoir beaucoup cherché inutilement pour m'établir à ma fantaisie,
+on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un
+appartement; n'ayant encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le
+parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il n'en fallait
+pour me loger commodément; mais toutes ces pièces étaient d'une saleté
+dégoûtante. Enfin, après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais
+m'y établir. Dès la première nuit je pus juger des agrémens de cette
+habitation. Un froid, une humidité effroyables, m'auraient permis de
+dormir, qu'une troupe de rats énormes, qui couraient dans ma chambre,
+qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empêchée.
+Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que ce
+petit palais fût si froid et que les rats y eussent établi leur
+domicile, il me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver à le
+louer: ce que je n'eus point de peine à croire. Malgré tous ces
+inconvéniens, cependant, je me vis forcée d'y rester six semaines.</p>
+
+<p>Enfin, je trouvai une maison qui paraissait être entièrement à ma
+convenance. Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer
+pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit, que j'entendis sur
+ma tête un bruit tout-à-fait insurmontable; c'était une quantité
+innombrable de vers qui grugeaient les solives. Dès que j'eus fait
+ouvrir les volets, le bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins
+abandonner cette maison à mon grand regret, car je ne crois pas qu'il
+soit possible de déménager plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes
+différens séjours dans la ville du Capitole: aussi suis-je restée
+convaincue que la chose la plus difficile à faire dans Rome, c'est de
+s'y loger.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="mid">Portraits que je fais en arrivant à Rome.--Les palais.--Les églises.--La
+Semaine-Sainte.--Le jour de Pâques.--La bénédiction du Pape.--La
+Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa
+dernière représentation à Rome.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Aussitôt après mon arrivée à Rome, je fis mon portrait pour la galerie
+de Florence. Je me peignis la palette à la main, devant une toile sur
+laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss
+Pitt, la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, était fort
+jolie: aussi la représentai-je en Hébé, sur des nuages, tenant à la main
+une coupe, dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle
+d'après nature, et j'ai pensé être dévorée par lui. Il appartenait au
+cardinal de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'être
+toujours en plein air, enchaîné dans la cour, était si furieux de se
+trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il
+me fit grand'peur.</p>
+
+<p>Je fis dans le même temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse
+Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dès qu'il nous eut
+quittées, elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisième mari;
+mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux,
+quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une manière très
+pittoresque: elle est appuyée sur un rocher couvert de mousse, et près
+d'elle s'échappent des cascades.</p>
+
+<p>Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maîtresse de lord
+Welesley, qui a peu tardé à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma
+réception à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais à
+Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol
+lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise
+que j'ai retrouvée depuis à Naples, et dont je parlerai plus tard. En
+tout, j'ai prodigieusement travaillé à Rome pendant les trois ans que
+j'ai passés en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à
+m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de tant de
+chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne
+possédais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'à choisir,
+parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de
+faire.</p>
+
+<p>La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du
+chagrin d'avoir quitté mon pays, ma famille, et tant d'amis que je
+chérissais. L'intérêt qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout
+le monde et si profitable à un artiste, qu'il suffit pour répandre
+quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire de
+pensées trop pénibles, j'ai été au soleil couchant revoir ce Colysée,
+dont l'imagination ne saurait agrandir l'espace! Il est impossible,
+quand on est là, de songer à autre chose qu'à ces effets si beaux, si
+divers! Les arcades, éclairées d'un ton jaune rougeâtre, se détachent
+sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle part aussi foncé qu'en
+Italie. L'intérieur ruiné de ce grand théâtre, qui est maintenant rempli
+de verdure, d'arbustes en fleur, et de lière qui court çà et là, ne doit
+encore sa conservation actuelle qu'à une douzaine de petites chapelles
+portant une croix, placées symétriquement au milieu de l'enceinte. C'est
+là que des confréries viennent faire des stations, et d'autres entendre
+prêcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arène des gladiateurs et
+des bêtes féroces, est devenu un lieu consacré à notre culte. Quelles
+réflexions ne font point naître de semblables métamorphoses! Mais dans
+Rome, peut-on faire un pas sans rêver à l'instabilité des choses
+humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres, ces débris de
+colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient l'ornement des
+temples, des palais, et qui, malgré leur vétusté, conservent encore le
+style et le <i>faire</i> délicat des Grecs; soit qu'on entre dans les églises
+et qu'on y trouve ces baignoires de marbre précieux, qui peut-être ont
+servi à Périclès ou à Lays, transformées en tabernacles? Le maître-autel
+de Sainte-Marie-Majeure est une urne antique de porphyre; les colonnes
+de la plupart des églises sont celles des anciens temples. Tout offre un
+mélange de sacré et de profane; et ces superbes restes d'un temps qui
+n'est plus ajoutent prodigieusement à la magnificence des cérémonies
+religieuses, qui d'ailleurs ont conservé toute la pompe de l'ancienne
+Rome.</p>
+
+<p>Mon travail ne me privait point du plaisir journalier de parcourir Rome
+et ses environs. J'allais toujours seule visiter les palais qui
+renfermaient des collections de tableaux et de statues, afin de n'être
+point distraite de ma jouissance par des entretiens ou des questions
+souvent insipides. Tous ces palais sont ouverts aux étrangers, qui
+doivent beaucoup de reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une
+telle obligeance.</p>
+
+<p>Je me suis décidée à ne donner ici qu'un très léger aperçu de ces
+magnifiques habitations et des beautés qu'elles renferment, d'abord
+parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les décrivent en détail,
+ensuite parce que tant d'années se sont écoulées depuis mon voyage à
+Rome, que beaucoup de chefs-d'oeuvre ont changé de place. J'apprends sans
+cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue ou
+tel tableau n'est plus où je l'avais vu, et je ne veux point induire en
+erreur les amis des arts.</p>
+
+<p>Le palais Justinien renfermait alors une immense quantité de
+chefs-d'oeuvre qui depuis ont tous été vendus. J'y admirai l'Ombre de
+Samuel, un des plus beaux tableaux de Gérard de la Note; c'est un effet
+de nuit du genre habituel de ce maître; plusieurs statues antiques,
+entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps brûlé
+l'encens, ce qu'on reconnaît en voyant le bas de cette statue très
+enfumé.</p>
+
+<p>Le palais Farnèse, Doria, Barbarini, étaient pleins aussi d'objets d'art
+qu'on ne se lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situé
+sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obélisque
+égyptien, la voûte du grand salon est peinte par Pierre de Cortone; dans
+d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus, du Poussin, une
+Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs beaux portraits
+de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste d'Adrien, le Faune qui
+dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs antiques.</p>
+
+<p>Le palais Colona est cité comme le plus beau de Rome; toutefois, il est
+loin d'offrir le même intérêt que le palais Borghèse. Celui-ci est si
+riche en tableaux des grands maîtres et en statues, qu'il peut, ainsi
+que la villa du même nom, passer pour un musée royal. C'est là que j'ai
+vu les plus beaux tableaux de Claude Lorrain.</p>
+
+<p>Si l'on s'en croyait, on passerait sa vie à Rome dans les palais dont je
+parle et dans les églises. Les églises renferment des trésors en
+peinture, en mausolées admirables. En ce genre, les richesses qui ornent
+Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du
+mausolée de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle chose. C'est à
+<i>San Pietro in vincoli</i> que se trouve celui de Jules II par Michel-Ange.
+À Saint-Laurent hors des murs, on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux
+représente un mariage, et l'autre une vendange. L'église de
+Saint-Jean-de-Latran, qui est ornée de colonnes, renferme aussi
+plusieurs tombeaux du même genre, dont l'un est en porphyre et d'une
+immense dimension; le cloître, qui joint la sacristie, est rempli
+d'inscriptions antiques écrites en diverses langues. C'est à
+Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte à genoux les vingt-huit degrés
+qui précèdent le portail.</p>
+
+<p>La plus belle des églises sous le rapport d'architecture est celle de
+Saint-Paul hors des murs, dont l'intérieur, de chaque côté, est orné de
+colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait été un temple, et c'est
+dans ce style que j'aurais désiré Saint-Pierre.</p>
+
+<p>À Saint-André-de-la-Valle, la coupole et les quatre évangélistes sont
+peints par le Dominiquin. C'est à la Trinité-du-Mont, que se trouve la
+célèbre Descente de Croix de Daniel de Volterra. Ce tableau, aussi
+admirable par la composition que par l'expression, est un des
+chefs-d'oeuvre les plus remarquables de Rome. Je l'ai vu bien dégradé;
+mais on m'assure qu'aujourd'hui il est parfaitement restauré. Je ne sais
+s'il faut dire que l'on voit dans l'église de la Victoire de
+Sainte-Marie, la fameuse Sainte-Thérèse du Bernin, dont l'expression
+scandaleuse ne peut se décrire; mais c'est à San Pietro in Montorio
+qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de Raphaël.</p>
+
+<p>On ne peut avoir une idée de l'effet imposant et grandiose que produit
+la religion catholique, quand on n'a point vu Rome pendant le carême. La
+semaine sainte commence au dimanche des Rameaux, et se passe en
+cérémonies religieuses dont la pompe est vraiment admirable.</p>
+
+<p>Le mercredi, je me portai avec la foule à la chapelle de Monte-Cavalo où
+se chante le <i>Stabat Mater</i> de Pergolèze, musique qu'on peut appeler
+céleste.</p>
+
+<p>Le jeudi j'assistai à la messe qui se dit à Saint-Pierre avec la plus
+grande magnificence. Les cardinaux, revêtus de riches chasubles et
+tenant un cierge à la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est
+éclairée par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des
+cuirasses et des casques de fer, suivent le cortége, et le coup d'oeil de
+cette procession est superbe.</p>
+
+<p>Le matin du vendredi-saint, j'allai à la chapelle Sixtine, entendre le
+fameux <i>Miserere</i> d'Allégri, chanté par des soprani sans aucun
+instrument. C'était vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis
+à Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel étaient éteintes. L'église ne
+se trouve plus éclairée que par une croix illuminée, prodigieusement
+brillante. Cette croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous
+parait être suspendue d'une manière magique. Nous vîmes entrer le pape,
+qui s'agenouilla; il était suivi de tous les cardinaux qui l'imitèrent;
+mais ce qui, je l'avoue, me surprit et me scandalisa même, ce fut de
+voir, pendant la prière du saint Père, une quantité d'étranger se
+promener dans l'église avec la même liberté que s'ils étaient dans le
+jardin du Palais-Royal.</p>
+
+<p>Le jour de Pâques, j'eus soin de me trouver sur la place de
+Saint-Pierre, pour voir le pape donner la bénédiction. Rien n'est plus
+solennel. Cette place immense est couverte dès le grand matin par des
+groupes de paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes
+différens, de couleurs fortes est variées; on y voit un grand nombre de
+pèlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries de chaque
+côté de l'église étaient remplies de Romains et d'étrangers, puis en
+avant, se trouvaient placées les troupes du pape et les troupes suisses,
+enseignes et drapeaux déployés. Le plus religieux silence régnait
+partout. Ce peuple était aussi immobile que le superbe obélisque de
+granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit de l'eau
+tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement dans l'immensité
+de la place.</p>
+
+<p>À dix heures le pape arriva, tout habillé de blanc, et la tiare sur la
+tête. Il se plaça dans la tribune du milieu en dehors de l'église, sur
+un magnifique trône cramoisi très élevé. Tous les cardinaux, vêtus de
+leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que le pape Pie VI était
+superbe. Son visage coloré n'offrait aucune trace des fatigues de l'âge.
+Ses mains étaient très blanches et potelées. Il s'agenouilla pour lire
+sa prière; après quoi, se levant, il donna trois bénédictions en
+prononçant ces mots: <i>urbi et orbi</i>(à la ville et au monde). Alors comme
+frappés par un coup d'électricité, le peuple, les étrangers, les
+troupes, tout se prosterna, tandis que le canon retentissait de toute
+part; ce qui ajoute encore à la majesté de cette scène, dont il est, je
+crois, impossible de ne pas se sentir attendri.</p>
+
+<p>La bénédiction donnée, les cardinaux jettent de la tribune une grande
+quantité de papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est à ce
+moment seulement que les groupes dont j'ai parlé se rompent, se
+confondent; qu'un millier de bras s'élèvent pour saisir un de ces
+papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule qui s'élance et se
+presse, est au-dessus de toute description. Lorsque le pape se retire,
+la musique des régimens joue des fanfares, et les troupes défilent
+ensuite au son des tambours. Le soir, le dôme de Saint-Pierre est
+illuminé, d'abord en verres de couleur, puis subitement en lumières
+blanches du plus grand éclat. On ne peut concevoir comment ce changement
+s'opère avec tant de rapidité; mais c'est un spectacle aussi beau
+qu'extraordinaire. Le soir aussi on tire un très beau feu d'artifice
+au-dessus du château Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons
+enflammés sont lancés dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on
+peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau feu
+dans le Tibre en double l'effet.</p>
+
+<p>À Rome, où tout est resté grandiose, on n'illumine point avec de
+misérables lampions. On place devant chaque palais d'énormes candélabres
+d'où sortent de grands feux dont les flammes s'élèvent et rendent, pour
+ainsi dire, le jour à toute la ville. Ce luxe de lumière frappe d'autant
+plus un étranger, que les rues de Rome habituellement ne sont éclairées
+que par les lampes qui brûlent devant les madones.</p>
+
+<p>La foule des étrangers est attirée à Rome bien plus pour la semaine
+sainte, que pour le carnaval, qui ne m'a pas semblé fort remarquable.
+Les masques s'établissent sur des gradins, déguisés en arlequin, en
+polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons à Paris sur les
+boulevards, si ce n'est qu'à Rome ils ne bougent point. Je n'ai vu qu'un
+seul jeune homme qui courait les rues, costumé à la française. Il
+contrefaisait à s'y méprendre un élégant très maniéré que nous avons
+tous reconnu.</p>
+
+<p>Les voitures, les chars vont et reviennent remplis de personnes
+costumées richement. Les chevaux sont parés de plumes, de rubans, de
+grelots, et la livrée porte des habits de scaramouche ou d'arlequin;
+mais tout cela se passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le
+soir, quelques coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui
+animent le reste du jour.</p>
+
+<p>Une de mes jouissances, dès que je fus arrivée à Rome, fut celle
+d'entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas. La
+célèbre Banti s'y trouva pendant mon séjour. Quoiqu'elle eût chanté
+plusieurs fois à Paris, je ne l'avais jamais entendue, et j'eus cette
+jouissance à un concert qui se donna dans une galerie immense. Je ne
+sais pourquoi je m'étais figuré qu'elle avait une taille prodigieusement
+grande. Elle était au contraire très petite et fort laide, ayant une
+telle quantité de cheveux, que son chignon ressemblait à une crinière de
+cheval. Mais quelle voix! il n'en a jamais existé de pareille pour la
+force et l'étendue; la salle, toute grande qu'elle était, ne pouvait la
+contenir. Le style de son chant, je me le rappelle, était absolument le
+même que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini a été
+l'élève.</p>
+
+<p>Cette admirable cantatrice était conformée d'une manière très
+particulière: elle avait la poitrine élevée et construite tout-à-fait
+comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir après le concert,
+lorsque quelques dames et moi furent passées avec elle dans un cabinet;
+et je pensai que cette étrange organisation pouvait expliquer la force
+et l'agilité de sa voix.</p>
+
+<p>Très peu de temps après mon arrivée, j'allai avec Angelica Kaufmann voir
+l'opéra de <i>César</i>, dans lequel Crescentini débutait. Son chant et sa
+voix à cette époque avaient la même perfection: il jouait un rôle de
+femme, et il était affublé d'un grand panier comme on en portait à la
+cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup rire. Il faut ajouter
+qu'alors Crescentini avait toute la fraîcheur de la jeunesse et qu'il
+jouait avec une grande expression. Enfin, pour tout dire, il succédait à
+Marchesi, dont toutes les Romaines étaient folles, au point qu'à la
+dernière représentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut de
+leurs regrets; plusieurs même pleuraient amèrement, ce qui, pour bien du
+monde, devint un second spectacle.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="mid">La place Saint-Pierre.--Les poignards.--La princesse Joseph de
+Monaco.--La duchesse de Fleury; son mot à Bonaparte.--Bontés de Louis
+XVI pour moi.--L'abbé Maury.--Usage qui m'empêche de faire le portrait
+du pape.--Les Cascatelles et Tasculum.--La villa Conti, la villa
+Adriana.--Monte Mario.--Genesano.--Némi.--Son lac.--Aventure.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le
+temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les
+ressources qu'offre la société. La promenade seule dans ces murs est une
+jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysée, ce Capitole,
+ce Panthéon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe
+pyramide, ses belles fontaines que le soleil éclaire d'une manière si
+magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite
+en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil
+et au clair de lune; que ce fût ou non mon chemin, je me plaisais alors
+à la traverser.</p>
+
+<p>Ce qui m'a beaucoup étonnée à Rome, c'est de trouver le dimanche matin
+au Colysée une quantité de femmes des plus basses classes
+extraordinairement parées, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles
+d'énormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette
+qu'elles se rendent à l'église, suivies d'un domestique, qui, très
+souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'état est
+presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans
+leur ménage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misérables et
+deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit à leurs
+fenêtres dans les rues de Rome, coiffées avec des fleurs, des plumes,
+fardées de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on
+aperçoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice,
+qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre
+dans leurs chambres, de les trouver seulement vêtues d'un jupon sale.
+Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes
+dames, et quand le temps de se rendre aux <i>villa</i> arrive, elles ferment
+avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties
+pour la campagne.</p>
+
+<p>On m'a assuré que toutes les femmes à Rome avaient sur elles un
+poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent;
+mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez
+qui j'ai logé, et qui était Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait
+constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en
+être munis, ce qui amène souvent des accidens bien graves. Trois jours
+après mon arrivée, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des
+cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et
+l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son
+poignard. Comme ces manières d'agir m'effrayaient beaucoup pour les
+étrangers, on m'assura que les étrangers n'avaient rien à craindre,
+qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le
+cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et
+l'homme assassiné s'étaient pris de querelle: le premier venait de
+reconnaître son adversaire, et l'avait frappé de son poignard; ce qui
+prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune.</p>
+
+<p>À coup sûr, les moeurs de la classe élevée sont plus douces, car la haute
+société est à peu près la même dans toute l'Europe. Toutefois, j'en
+serais assez mauvais juge; car à l'exception des rapports relatifs à mon
+art, et des invitations qui m'étaient adressées pour des réunions
+nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaître les grandes dames
+romaines. Il m'est arrivé ce qui arrive naturellement à tout exilé,
+c'est de rechercher à Rome, pour société intime, celle de mes
+compatriotes. Pendant les années 1789 et 1790, cette ville était pleine
+d'émigrés français que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels
+je fis bientôt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tôt ou
+plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la
+duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui
+d'une si belle célébrité, la famille des Polignac; je m'abstins
+néanmoins de fréquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie;
+car on n'aurait pas manqué de dire que je complotais avec eux, et je
+crus devoir éviter cela en considération des parens et des amis que
+j'avais laissés en France. Nous vîmes arriver aussi la princesse Joseph
+Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes
+marquantes.</p>
+
+<p>La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et
+d'amabilité. Pour son malheur, hélas! elle ne resta pas à Rome. Elle
+voulut retourner à Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait
+à ses enfans, et s'y trouva à l'époque de la terreur. Arrêtée, condamnée
+à mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'étant
+plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite à l'échafaud.</p>
+
+<p>Ce qui désespère, quand on pense à cette aimable femme, c'est que le 9
+thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de
+temps.</p>
+
+<p>Celle que je distinguai bientôt parmi toutes les dames françaises qui se
+trouvaient à Rome, était la charmante duchesse de Fleury, très jeune
+alors; la nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son
+visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne
+à Vénus, et son esprit supérieur. Nous nous sentîmes entraînées à nous
+rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme
+moi pour les beautés de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne
+telle que je l'avais souvent désirée.</p>
+
+<p>Nous allions habituellement ensemble passer nos soirées chez le prince
+Camille de Rohan, qui était alors ambassadeur de Malte et grand
+commandeur de l'ordre; tous les soirs il réunissait chez lui les
+étrangers les plus distingués; la conversation était très animée et très
+intéressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journée, et
+le goût, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout.</p>
+
+<p>Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui
+menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une ame
+ardente; elle était tellement susceptible de se passionner qu'en
+songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je
+tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de
+Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une
+grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je
+puisse penser qu'elle était fort innocente. Le duc de Lauzun était resté
+en France; j'ignore s'il a pris une part active à la révolution; ce qui
+est certain, c'est qu'il a été guillotiné.</p>
+
+<p>Quant à la duchesse de Fleury, elle est revenue à Paris avant moi. Les
+passions y étaient encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce
+avec son mari, puis étant devenue très amoureuse de M. de Montrond,
+homme à bonne fortune, jeune encore, et très spirituel, elle l'épousa.
+Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la
+solitude, mais, hélas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent à
+Paris que pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour
+un frère de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin
+elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'à la restauration qui lui
+ramena son père, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se
+jeter pour le soigner jusqu'à sa mort; avant la rentrée des Bourbons,
+étant allée voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit
+brusquement:--Aimez-vous toujours les hommes?--Oui, sire, quand ils sont
+polis, répondit-elle.</p>
+
+<p>L'arrivée à Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de
+la France me faisait éprouver chaque jour des émotions, souvent bien
+tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu
+de temps après mon départ, comme on suppliait le roi de se faire
+peindre, il avait répondu: «Non, j'attendrai le retour de madame Lebrun,
+pour qu'elle fasse mon portrait en pendant à celui de la reine. Je veux
+qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre à M. de La Pérouse d'aller
+faire le tour du monde.»</p>
+
+<p>Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a
+toujours témoigné de bonté, au point que je me suis beaucoup reproché
+d'avoir oublié de dire, dans mon premier volume, qu'à l'époque où je fis
+le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint
+chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de
+Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de
+lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses
+calomnies s'attachaient à ma personne, je craignis qu'une aussi haute
+distinction ne portât à son comble l'envie que j'excitais déjà, et,
+toute pénétrée que j'étais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M.
+d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdît l'idée de
+m'accorder cette faveur.</p>
+
+<p>Je retrouvai à Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M.
+Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prêtait les beaux dessins
+qu'il possédait pour les copier. M. Dagincour était un grand
+enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'étais fort jeune
+quand il quitta la France; il me dit en partant: «Je ne vous reverrai
+que dans trois ans,» et il s'en était écoulé quatorze depuis lors, sans
+qu'il pût se décider à quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on
+pût vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville,
+regretté de tous ceux qui l'avaient connu.</p>
+
+<p>C'est aussi, je crois, pendant mon premier séjour à Rome, que je revis
+l'abbé Maury, qui n'était pas encore cardinal; il vint chez moi pour me
+dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le désirais
+infiniment; mais il fallait que je fusse voilée pour peindre le
+Saint-Père et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse
+contente, m'obligea à refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car
+Pie VI était encore un des plus beaux hommes qu'on pût voir.</p>
+
+<p>J'étais arrivée à Rome, où il pleut si rarement, précisément à l'époque
+des pluies d'automne, qui sont de vrais déluges. Il me fallut attendre
+le beau temps pour visiter les environs. M. Ménageot alors me mena à
+Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie.
+Nous allâmes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantée que
+ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec
+du pastel, désirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes
+d'eaux. La montagne qui s'élève à gauche, couverte d'oliviers, complète
+le charme du point de vue.</p>
+
+<p>Quand nous eûmes enfin quitté les cascades, Ménageot nous fit monter par
+un mauvais petit sentier à pic jusqu'au temple de la Sibylle, où nous
+dînâmes de bon appétit; puis après, j'allai me coucher sur le
+soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De là,
+j'entendais le bruit des cascades, qui me berçait délicieusement; car
+celui-là n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je déteste. Sans
+parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour
+moi, dont je pourrais tracer la forme d'après l'impression que j'en
+reçois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de même, il en
+est qui m'ont toujours été agréables: celui des vagues de la mer, par
+exemple, est moelleux et porte à une douce rêverie; enfin je serais
+capable, je crois, d'écrire un traité sur les <i>bruits</i>, tant j'y ai,
+toute ma vie, attaché d'importance. Mais je reviens à Tivoli. Nous
+couchâmes à l'auberge, et de grand matin nous retournâmes aux
+cascatelles, où je finis mon esquisse. Ensuite nous allâmes voir la
+grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une énorme quantité d'eau,
+qui, après avoir bouillonné en cascades sur de grosses pierres noires,
+va former une large nappe blanche et limpide. De là, nous entrâmes dans
+ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de
+rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui
+rendent cette caverne très pittoresque. Près de là, nous trouvâmes une
+nouvelle cascade que l'on aperçoit sous l'arche d'un pont: je la
+dessinai aussi; car tous les artistes ont dû sentir comme moi qu'il est
+impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de prendre
+ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une
+promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'était bonne
+pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me
+souviens, par exemple, que, pendant mon séjour à Rome, je reçus une
+lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de
+dix-huit mille francs sur son banquier à Rome, en paiement de deux
+tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a>
+<a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a>. N'ayant
+point alors besoin d'argent, je remis à me faire payer plus tard de
+cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me
+trouvant un soir sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, je suis frappée
+de la beauté du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre
+papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargée d'écriture, je
+prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derrière ce
+coucher du soleil. Trois ans après, comme je songeais à rentrer en
+France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier
+de Turin dix mille francs à compte, qui même ne m'en valurent que huit
+mille, tant le change sur Paris était mauvais à cette époque. Par suite,
+quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou
+ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient à payer,
+nous rompîmes le marché, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la
+lettre de change avec mon coucher du soleil derrière.</p>
+
+<p>M. Ménageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit à la
+villa Aldobrandini, dont le parc est très beau et les jets d'eau
+superbes. Du cazin, qui est fort élevé, on découvre une vue magnifique:
+d'un côté on aperçoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de
+Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas,
+<i>Tusculum</i>. Nous allâmes visiter cette ville détruite, qui était située
+sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formé
+par ces maisons, par ces murailles renversées sans forme, çà et là, sur
+terre. Il n'est resté debout que l'enceinte où Ciceron tenait son école.
+Le coeur se serre à la vue de ces grands désastres, qui font naître de si
+tristes pensées.</p>
+
+<p>En quittant <i>Tusculum</i>, nous allâmes à Monte-Cavi. Nous trouvâmes à
+droite de cette montagne une forêt qu'il faut gravir pour aller voir les
+restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, été bâti
+par Tarquin-le-Superbe.</p>
+
+<p>Nous allâmes aussi visiter la villa Conti, où j'ai vu les plus beaux
+arbres de toutes les espèces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin
+est superbe et les appartemens très beaux. Nous trouvâmes à peu de
+distance une chapelle dans laquelle étant entrés, nous vîmes une sainte
+Victoire très bien habillée et couchée sur une châsse. Comme un rideau
+la couvrait, le petit garçon qui nous conduisait, en le tirant, fit
+remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin
+nous terminâmes cette tournée par une course à la villa Bracciano que je
+trouvai très belle.</p>
+
+<p>Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, néanmoins, est
+loin de m'intéresser autant que celui de cette grande ruine qu'on
+appelle la villa Adriana. Malgré les énormes débris qui couvrent le
+terrain sur lequel était bâti ce vaste palais antique, on peut encore
+juger de sa beauté. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls
+attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idée des
+merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantité de statues
+antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et
+plusieurs palais de Rome. «Adrien, dit M. de Lalande dans son <i>Voyage
+d'Italie</i>, avait imité dans son palais tout ce que l'antiquité avait eu
+de plus célèbre. On y trouvait un lycée, une académie, le portique, le
+temple de Thessalie, la piscine d'Athènes, etc., etc. On y avait
+construit un double portique très long et très élevé, qui garantissait
+du soleil à toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquées
+dans les murs de la bibliothèque, avaient sans doute contenu des
+statues.»</p>
+
+<p>On reconnaît dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des
+appartemens, qui sont extrêmement vastes. Les décorations extérieures et
+intérieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par
+leur style que par leur exécution. Nous sommes bien loin, hélas! de
+cette élégance et de ce grandiose.</p>
+
+<p>J'avais peine à quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah!
+combien ce qui reste fait rêver! Combien le temps fait nos plus grandes
+choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont
+les seules qui n'aient point changé. Ayons donc de l'orgueil, quand
+chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous révèle
+l'instabilité des choses humaines; car on peut dire que là on foule aux
+pieds les chefs-d'oeuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort
+près de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entrâmes dans une
+villa dont le jardin était presque en friche et qui nous paraissait
+désert. En entrant dans une allée où l'herbe poussait, nous aperçûmes de
+loin plusieurs débris de vases et de statues mutilées. Ayant poussé plus
+loin, nous trouvâmes quelques ouvriers qui démolissaient une petite
+maison dans laquelle ils avaient déjà trouvé ces restes d'antiquités,
+qu'ils brisaient en les jetant çà et là sans aucune précaution; madame
+de Fleury et moi, furieuses contre le propriétaire qui n'avait pas songé
+à faire surveiller ses manoeuvres, nous étions décidées à l'aller trouver
+pour arrêter ce massacre; mais on nous dit que la personne à qui
+appartenait le jardin était en voyage, et il nous fut impossible de
+savoir à qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec
+soin des fouilles aussi intéressantes.</p>
+
+<p>Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'était la hauteur du
+Monte-Mario, sur laquelle est située la villa Mellini. On m'a dit qu'en
+creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvé des coquilles
+d'huîtres et une roue semblable à celles que l'on fait aujourd'hui. On
+voit encore sur ces chemins d'énormes troncs d'arbres coupés; ces arbres
+ont été ceux de la forêt sacrée qui conduisait au temple antique, à la
+place même où se trouve maintenant le cazin, qui est abandonné. Arrivée
+sur les côtes du mont, j'aperçus la belle ligne des Apennins; cette vue
+est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien là,
+qu'après y être venue d'abord avec M. Ménageot, j'y retournai plusieurs
+fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon
+domestique, qui me suivait, portait mon dîner dans un panier. Ce dîner
+était un poulet; mais comme il y avait une espèce de ferme sur le
+plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la
+jouissance que j'éprouvais à contempler ces lignes des Apennins jusqu'à
+l'heure où le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel!
+Cette voûte céleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complète
+solitude, tout m'élevait l'âme; j'adressais au ciel une prière pour la
+France, pour mes amis, et Dieu sait quel mépris j'éprouvais alors pour
+les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poète Lebrun:</p>
+
+<p class="mid">«L'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent.»</p>
+
+<p>M. Ménageot m'avait recommandé de ne jamais aller seule dans les chemins
+escarpés et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours;
+mais je voulais que ce fût de loin, d'autant plus qu'il avait des
+souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui
+dis un jour: «Germain, éloignez-vous, je vous prie, vous m'empêchez de
+penser.» En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui
+n'avait rien de mieux à faire, s'amusait à guetter toutes les personnes
+qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire:
+«N'allez pas près de madame, cela l'empêche de penser,» ce que plusieurs
+gens de mes connaissances me répétaient le soir.</p>
+
+<p>Lorsque les chaleurs devinrent insupportables à Rome, je fis plusieurs
+excursions aux environs, désirant trouver une maison dans laquelle je
+pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord à la Riccia,
+j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort
+pittoresques. On y trouve une quantité de beaux arbres très anciens et
+une jolie fontaine. Après avoir couru quelque temps, nous louâmes à
+Genesano une maison qui était justement ce qu'il nous fallait. Cette
+maison avait appartenu à Carle Maratte; on voyait sur les murailles
+d'une grande salle, diverses compositions tracées par lui, ce qui me la
+rendait précieuse. Nous allâmes l'habiter en commun, la duchesse et moi,
+et nous faisions très bon ménage.</p>
+
+<p>Dès que nous fûmes établies, les courses dans les environs commencèrent.
+Nous avions loué trois ânes; car ma fille voulait toujours être de nos
+parties: nous allâmes d'abord au lac d'Albano; il est très spacieux, et
+l'on parcourt avec délices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette
+promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui préférâmes bientôt
+néanmoins les bords du charmant lac de Némi, à gauche duquel on voit un
+temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac
+a quatre milles de circuit, il est comme encaissé dans un fond
+qu'entoure une si riche végétation, que les sentiers sont bordés de
+mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Némi,
+surmontée d'une tour et d'un aqueduc. Nous vîmes un jour une procession
+sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la
+montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-là. Une
+autre fois, nous entrâmes dans un cimetière où des têtes de morts
+étaient rangées avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces
+têtes; quant à moi, je ne les regardais pas volontiers.</p>
+
+<p>Les arbres qui entourent le lac de Némi sont énormes; il y en a de si
+vieux, que leur tronc, leurs branches, sont desséchés et blanchis par le
+temps. Nous fîmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et
+ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant
+que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du
+lac. Nous restâmes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous
+suivions un sentier, ces mêmes arbres, ayant été agités par le vent,
+prirent tout-à-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaçaient; ma
+pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: «Ils
+sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans.»</p>
+
+<p>En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi
+n'étions pas beaucoup plus braves que ma fille, témoin l'aventure
+suivante: étant allées un jour nous promener toutes deux dans les bois
+de la Riccia, nous prîmes, pour gagner un grand vallon situé près de là,
+un chemin dans lequel on voit à droite et à gauche plusieurs tombeaux
+anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolé. Tout à coup nous
+apercevons venir derrière nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air
+d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la
+terreur que nous éprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne
+sont pas éloignés, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais
+l'ennemi approchait toujours, et, trop sûres que ceux que nous appelions
+ne viendraient pas, nous nous mîmes à gravir la montagne en courant de
+toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la
+hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forçait à nous essouffler
+de la sorte était un brigand ou le plus honnête homme du monde.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE V.</h3>
+
+<p class="mid">Je pars pour Naples.--Le mari de Mme Denis, nièce de Voltaire.--Le comte
+et la comtesse Scawronski--Le chevalier Hamilton.--Lady Hamilton.--Son
+histoire, ses attitudes.--L'hôtel de Maroc.--Chiaja.--L'Hercule Farnèse.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>J'étais à Rome depuis huit mois à peu près, lorsque, voyant tous les
+étrangers partir pour Naples, il me prit grande envie de m'y rendre
+aussi. Je fis part de mon projet au cardinal de Bernis qui, tout en
+l'approuvant, me conseilla beaucoup de ne point aller seule. Il me parla
+d'un M. D***, mari de la nièce de Voltaire, madame Denis, qui se
+proposait de faire ce voyage et qui serait charmé de m'accompagner. M.
+D***, en effet vint chez moi, me répéter tout ce que m'avait dit le
+cardinal, en me promettant d'avoir le plus grand soin de ma fille et de
+moi. Il ajouta, pour me tenter davantage, qu'il avait sous sa voiture
+une espèce de marmite propre à cuire une volaille, ce qui nous serait
+très utile, attendu la mauvaise chère que l'on faisait dans les
+meilleures auberges de Terracine.</p>
+
+<p>Tout cela me convenait à merveille, je partis avec ce monsieur. Sa
+voiture était fort grande; ma fille et sa gouvernante en occupaient le
+devant; et de plus, il y avait une banquette dans le milieu. Un énorme
+valet de chambre vint s'y placer devant moi, de manière que son gros dos
+me touchait et m'infectait. Il est rare que je parle en voiture, et la
+conversation se bornait entre nous tous à l'échange de quelques mots.
+Mais comme nous traversions les marais Pontins, j'aperçus au bord des
+canaux un berger assis, dont les moutons paissaient dans une prairie
+tout émaillée de fleurs, au-delà de laquelle on voyait la mer et le cap
+Circée.--Ceci ferait un charmant tableau, dis-je à mon compagnon de
+voyage: ce berger, ces moutons, la prairie, la mer!--Ces moutons sont
+tout crottés, me répondit-il; c'est en Angleterre qu'il faut en voir.
+Plus loin sur le chemin de Terracine, à l'endroit où l'on traverse une
+petite rivière en bateau, je vis à gauche la ligne des Apennins entourée
+de nuages superbes que le soleil couchant éclairait; je ne pus
+m'empêcher d'exprimer tout haut mon admiration:--Ces nuages ne nous
+promettent que de la pluie pour demain, dit mon homme.</p>
+
+<p>Arrivés à Terracine, nous descendîmes à l'auberge pour souper et
+coucher. Ma fille n'avait jamais vu la mer qu'en peinture, elle ne
+revenait pas de son étonnement: «Sais-tu bien, maman, s'écriait-elle,
+que c'est plus grand que nature!»</p>
+
+<p>Nous demandâmes à souper; je comptais beaucoup sur la poularde de M.
+D***; mais vraisemblablement elle avait été oubliée, car nous fûmes
+réduits à nous contenter de deux mauvais petits plats, et nous nous
+remîmes en route le lendemain matin fort mal restaurés. Les chemins qui
+mènent à Naples sont charmans; outre de très beaux arbres qu'on y trouve
+semés çà et là, ils sont bordés des deux côtés de rosiers sauvages et de
+myrtes odoriférans. J'étais enchantée, quoique mon compagnon préférât,
+disait-il, les coteaux de Bourgogne qui promettent de bon vin; mais je
+ne l'écoutais plus; j'étais décidée à ne point me laisser refroidir par
+ce glaçon.</p>
+
+<p>Enfin nous arrivâmes à Naples le lendemain, vers trois ou quatre heures.
+Je ne puis exprimer l'impression que j'éprouvai en entrant dans la
+ville. Ce soleil si brillant, l'étendue de cette mer, ces îles que l'on
+aperçoit dans le lointain, ce Vésuve d'où s'élevait une forte colonne de
+fumée, et jusqu'à cette population si animée, si bruyante, qui diffère
+tellement de celle de Rome qu'on penserait qu'il existe entre elles
+mille lieues de distance; tout me ravissait; le plaisir de me séparer de
+mon ennuyeux compagnon de voyage entrait peut-être bien pour quelque
+chose dans ma satisfaction. Je nommais ce monsieur mon <i>éteignoir</i>;
+c'est un titre dont souvent depuis j'ai gratifié quelques autres
+personnes.</p>
+
+<p>J'avais retenu l'hôtel de Maroc, situé à Chiaja, sur les bords de la
+pleine mer. Je voyais en face de moi l'île de Caprée, et cette situation
+me charmait. À peine y étais-je arrivée, que le comte Scawronski,
+ambassadeur de Russie à Naples, dont l'hôtel touchait le mien, envoya un
+de ses coureurs pour s'informer de mes nouvelles et me fit apporter
+aussitôt le dîner le plus recherché. Je fus d'autant plus sensible à
+cette aimable attention, que je serais morte de faim avant qu'on eût
+chez moi le temps de songer à la cuisine. Dès le soir même, j'allai le
+remercier, et je fis alors connaissance avec sa charmante femme; tous
+deux m'engagèrent beaucoup à n'avoir point d'autre table que la leur, et
+quoiqu'il me fût impossible d'accepter entièrement cette offre, j'en ai
+profité souvent pendant mon séjour à Naples, tant leur société m'était
+agréable.</p>
+
+<p>Le comte Scawronski avait des traits nobles et réguliers; il était fort
+pâle. Cette pâleur tenait à l'extrême faiblesse de sa santé, qui ne
+l'empêchait pas cependant d'être parfaitement aimable et de causer avec
+autant de grâce que d'esprit. La comtesse était douce et jolie comme un
+ange; le fameux Potemkin, son oncle, l'avait comblée de richesses dont
+elle ne faisait aucun usage. Son bonheur était de vivre étendue sur un
+canapé, enveloppée d'une grande pelisse noire et sans corset. Sa
+belle-mère faisait venir de Paris pour elle des caisses remplies des
+plus charmantes parures que faisait alors mademoiselle Bertin, marchande
+de modes de la reine Marie-Antoinette. Je ne crois pas que la comtesse
+en ait jamais ouvert une seule, et quand sa belle-mère lui témoignait le
+désir de la voir porter les charmantes robes, les charmantes coiffures
+que ces caisses renfermaient, elle répondait nonchalamment: À quoi bon?
+pour qui? pour quoi? Elle me fit la même réponse quand elle me montra
+son écrin, un des plus riches qu'on puisse voir: il contenait des
+diamans énormes que lui avait donnés Potemkin, et que je n'ai jamais vus
+sur elle. Je me souviens qu'elle m'a conté que pour s'endormir, elle
+avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la même
+histoire. Le jour, elle restait constamment oisive; elle n'avait aucune
+instruction, et sa conversation était des plus nulles; en dépit de tout
+cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle
+avait un charme invincible. Le comte Scawronski en était fort amoureux,
+et quand il eut succombé à ses longues souffrances, la comtesse, que je
+retrouvai à Pétersbourg, se remaria au bailli de Litta, qui était
+retourné à Milan pour se faire relever de ses voeux, et revint ensuite en
+Russie épouser cette belle nonchalante. Elle n'a jamais eu que deux
+filles de son premier mari, dont l'une a épousé le prince Bagration.</p>
+
+<p>Ce voisinage à Naples me fut très agréable, et je passais la plupart de
+mes soirées à l'ambassade russe. Le comte et sa femme faisaient souvent
+une partie de cartes avec l'abbé Bertrand, qui était alors consul de
+France à Naples. Cet abbé était bossu dans toute l'étendue du terme, et
+je ne sais par quelle fatalité, dès que je me trouvais assise à côté de
+lui près de la table de jeu, l'air des bossus me revenait toujours en
+tête. J'avais toutes les peines du monde à m'en distraire. Enfin, un
+soir ma préoccupation devint telle, que je fredonnai tout haut ce
+malheureux air; je m'arrêtai aussitôt, et l'abbé se retournant vers moi,
+me dit du ton le plus aimable: «Continuez, continuez, cela ne me blesse
+nullement.» Je ne puis concevoir comment pareille chose m'était arrivée:
+c'est un de ces mouvemens inexplicables.</p>
+
+<p>Le comte de Scawronski m'avait fait promettre de faire le portrait de sa
+femme avant celui de toute autre personne; je m'y engageai, en sorte
+que, deux jours après mon arrivée, je commençai ce portrait où
+l'ambassadrice est peinte presque en pied, tenant en main et regardant
+un médaillon sur lequel était le portrait de son mari. J'avais donné la
+première séance, quand je vis arriver chez moi le chevalier Hamilton,
+ambassadeur d'Angleterre à Naples, qui me demandait en grâce que mon
+premier portrait fût celui d'une superbe femme qu'il me présenta;
+c'était madame Hart, sa maîtresse, qui ne tarda pas à devenir lady
+Hamilton, et que sa beauté a rendue célèbre. D'après la promesse faite à
+mes voisins, je ne voulus commencer ce portrait que lorsque celui de la
+comtesse Scawronski serait avancé. Je fis en même temps un nouveau
+portrait de lord Bristol que je retrouvai à Naples, où l'on peut dire
+qu'il passait sa vie sur le Vésuve, car il y montait tous les jours.</p>
+
+<p>Je peignis madame Hart couchée au bord de la mer, tenant une coupe à la
+main. Sa belle figure était fort animée et contrastait complètement avec
+celle de la comtesse; elle avait une quantité énorme de beaux cheveux
+châtains qui pouvaient la couvrir entièrement, et en bacchante, ses
+cheveux épars, elle était admirable.</p>
+
+<p>Le chevalier Hamilton faisait faire ce portrait pour lui; mais il faut
+savoir qu'il revendait très souvent ses tableaux lorsqu'il y trouvait un
+bénéfice; aussi, M. de Talleyrand, le fils aîné de notre ambassadeur à
+Naples, entendant dire un jour que le chevalier Hamilton protégeait les
+arts, répondit-il: «Dites plutôt que les arts le protégent.» Le fait est
+qu'après avoir marchandé fort long-temps pour le portrait de sa
+maîtresse, il obtint que je le ferais pour cent louis et qu'il l'a vendu
+à Londres trois cents guinées. Plus tard, lorsque j'ai peint encore lady
+Hamilton en sibylle pour le duc de Brissac, j'imaginai de copier la tête
+et d'en faire présent au chevalier Hamilton, qui la vendit tout de même
+sans hésiter.</p>
+
+<p>La vie de lady Hamilton est un roman: elle se nommait Emma Lyon; sa
+mère, dit-on, était une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur
+le lieu de sa naissance; à treize ans, elle entra comme bonne d'enfant
+chez un honnête bourgeois à Hawarder; mais, ennuyée de l'obscurité dans
+laquelle elle vivait, et se flattant qu'à Londres elle pourrait se
+placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit
+l'avoir vue à cette époque, avec des sabots à la porte d'une fruitière,
+et quoiqu'elle fût très pauvrement vêtue, sa charmante figure la faisait
+remarquer.</p>
+
+<p>Un détaillant du marché Saint-Jean la reçut à son service, mais elle
+sortit bientôt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une
+dame de bonne famille et très honnête. Dans cette maison elle prit le
+goût des romans, puis le goût des spectacles. Elle étudiait les gestes,
+les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilité
+prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement à sa
+maîtresse, la fit renvoyer.</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne où se rassemblaient
+tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa
+beauté était dans tout son éclat; toutefois, elle était encore très
+sage. On raconte que sa première faiblesse eut pour motif de sauver un
+de ses parens nommé Galois, qui venait d'être <i>pressé</i> sur la Tamise, et
+qui était matelot. Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la
+délivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille.
+Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maîtres de toute espèce, puis
+il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier
+Feathersonhang, qui la trouva trop fière avec lui, et ne tarda pas à
+l'abandonner aussi.</p>
+
+<p>Emma se voyant sans ressource, descendit bientôt au dernier degré
+d'avilissement. Un hasard étrange la tira de cet abîme. Le docteur
+Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un léger
+voile, sous le nom de la <i>déesse Higia</i> (déesse de la santé); une
+quantité de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les
+artistes surtout en étaient charmés. Quelque temps après cette
+exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modèle; il lui faisait
+prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est
+là qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue
+célèbre. Rien n'était plus curieux en effet que la faculté qu'avait
+acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits
+l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser
+merveilleusement pour représenter des personnages divers. L'oeil animé,
+les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis
+tout à coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une
+Madeleine repentante admirable. Le jour que le chevalier Hamilton me la
+présenta, il voulut que je la visse en action; je fus ravie; mais elle
+était habillée comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire
+des robes comme celles que je portais, pour peindre à mon aise, et qu'on
+appelle des blouses; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle
+entendait très bien; dès lors, on aurait pu copier ses différentes poses
+et ses différentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux;
+il en existe même un recueil, dessiné par Frédéric Reinberg, qu'on a
+gravé.</p>
+
+<p>Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle était chez le
+peintre dont j'ai parlé, que lord Gréville<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a>
+<a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a> en devint si fort
+amoureux, qu'il allait l'épouser en 1789, quand il fut subitement
+dépouillé de ses places et ruiné. Il partit aussitôt pour Naples, dans
+l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et
+il emmena Emma afin qu'elle plaidât sa cause auprès de son grand parent.
+Le chevalier, en effet, consentit à payer toutes les dettes de son
+neveu, mais à la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces détails
+de lord Gréville lui-même.) Emma devint donc la maîtresse de lord
+Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se détermina à l'épouser en
+dépit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour
+Londres: «Elle sera ma femme malgré eux; après tout, c'est pour moi que
+je l'épouse.»</p>
+
+<p>Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena à Naples peu de temps après,
+devenue aussi grande dame qu'on puisse l'être. On a prétendu que la
+reine de Naples alors s'était intimement liée avec elle. Il est certain
+que la reine la voyait; mais on peut dire que c'était politiquement.
+Lady Hamilton étant très indiscrète, la mettait au fait d'une foule de
+petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les
+affaires de son royaume.</p>
+
+<p>Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fût excessivement
+moqueuse et dénigrante, au point que ces défauts étaient les seuls
+mobiles de sa conversation; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie
+à se faire épouser. Elle manquait de tournure et s'habillait très mal,
+dès qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que
+lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle: elle habitait à
+Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée; je m'y rendais
+tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et
+la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut
+la dernière. J'avais coiffé madame Hart (elle n'était pas encore mariée)
+avec un schall tourné autour de sa tête en forme de turban, dont un bout
+tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que
+ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes
+invitées à dîner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa
+toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette,
+qui était des plus communes, l'avait tellement changée à son
+désavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde à la
+reconnaître.</p>
+
+<p>Lorsque j'allai à Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son
+mari. Je me fis écrire chez elle, et elle vint aussitôt me voir dans le
+plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait
+couper ses beaux cheveux pour se coiffer à la Titus, ce qui était alors
+à la mode. Je trouvai cette Andromaque énorme; car elle avait
+horriblement engraissé. Elle me dit en pleurant qu'elle était bien à
+plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un père; et
+qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu
+d'impression; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comédie. Je me
+trompais d'autant moins que peu de minutes après, ayant aperçu de la
+musique sur mon piano, elle se mit à chanter un des airs qui s'y
+trouvaient.</p>
+
+<p>On sait que lord Nelson à Naples avait été très amoureux d'elle; elle
+était restée avec lui en correspondance fort tendre; et quand j'allai
+lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de
+plus, elle avait placé une rose dans ses cheveux comme Nina. Je ne pus
+me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je
+viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me répondit-elle.</p>
+
+<p>Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses
+attitudes, avaient un désir extrême de voir ce spectacle qu'elle n'avait
+jamais voulu donner à Londres. Je lui demandai de m'accorder une soirée
+pour les deux princes, et elle y consentit. J'invitai alors quelques
+autres Français que je savais être fort curieux d'assister à cette
+scène; et le jour venu je plaçai dans le milieu de mon salon un très
+grand cadre enfermé à droite et à gauche dans deux paravens. J'avais
+fait faire une énorme bougie qui répandait un grand foyer de lumière; je
+la posai de façon qu'on ne pût la voir, mais qu'elle éclairât lady
+Hamilton comme on éclaire un tableau. Toutes les personnes invitées
+étant arrivées, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec
+une expression vraiment admirable. Elle avait amené avec elle une jeune
+fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait
+beaucoup<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a>
+<a href="#footnote8"><sup class="sml">8</sup></a>. Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes
+poursuivies dans l'enlèvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la
+douleur à la joie, de la joie à l'effroi, avec une telle rapidité que
+nous étions tous ravis.</p>
+
+<p>Comme je l'avais retenue à souper, le duc de Bourbon, qui était à table
+à côté de moi, me fit remarquer combien elle buvait de <i>porter</i>. Il
+fallait qu'elle y fût bien accoutumée, car elle n'était pas ivre après
+deux ou trois bouteilles. Long-temps après avoir quitté Londres, en
+1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours à Calais,
+où elle était morte dans l'isolement et la plus affreuse misère.</p>
+
+<p>Nous voilà bien loin de Naples et de 1790; j'y reviens.</p>
+
+<p>J'étais dans l'enchantement d'habiter cet hôtel de Maroc, sans parler de
+l'agrément de mon voisinage. Je jouissais de ma fenêtre de la vue la
+plus magnifique et du spectacle le plus réjouissant. La mer et l'île
+Caprée en face; à gauche le Vésuve, qui promettait une éruption par la
+quantité de fumée qu'il exhalait; à droite le coteau de Pausilippe,
+couvert de charmantes maisons, et d'une superbe végétation; puis ce quai
+de Chiaja est toujours si animé qu'il m'offrait sans cesse des tableaux
+amusans et variés; tantôt des lazzaroni venaient se désaltérer au jet
+d'eau qui sortait d'une belle fontaine placée devant mes fenêtres, où de
+jeunes blanchisseuses y lavaient leur linge; le dimanche de jeunes
+paysannes, dans leurs plus beaux atours, dansaient la tarentelle devant
+ma maison, en jouant du tambour de basque, et tous les soirs je voyais
+les pêcheurs avec des torches dont la vive lumière reflétait dans la mer
+des lames de feu. Après ma chambre à coucher se trouvait une galerie
+ouverte qui donnait sur un jardin rempli d'orangers et de citronniers en
+fleurs; mais comme toute chose ici-bas a ses inconvéniens, mon
+appartement en avait un dont il me fallut bien prendre mon parti.
+Pendant plusieurs heures de la matinée je ne pouvais ouvrir mes fenêtres
+sur le devant, attendu qu'il s'établissait au-dessous de moi une cuisine
+ambulante où les femmes faisaient cuire des tripes dans de grands
+chaudrons, avec de l'huile infecte dont l'odeur montait chez moi.
+J'étais réduite à regarder la mer à travers mes carreaux. Qu'elle est
+belle cette mer de Naples! bien souvent j'ai passé des heures à la
+contempler la nuit, quand ses flots étaient calmes et argentés par le
+reflet d'une lune superbe. Bien souvent aussi j'ai pris un bateau pour
+faire une promenade, et jouir du magnifique coup d'oeil que présente la
+ville, que l'on voit alors tout entière, s'élevant en amphithéâtre. Le
+chevalier Hamilton avait sur le rivage un petit cazin où j'allais
+quelquefois dîner<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a>
+<a href="#footnote9"><sup class="sml">9</sup></a>. Il faisait venir de jeunes garçons qui, pour un
+sou, plongeaient dans la mer pendant plusieurs minutes; quand je
+tremblais pour eux, je les voyais remonter triomphans, leur sou à la
+bouche.</p>
+
+<p>C'est à Chiaja que se trouve la Villa-Reale, jardin public, bordé par la
+mer, et qui devient le soir une promenade délicieuse. L'Hercule Farnèse
+était placé dans ce jardin; comme on avait retrouvé les jambes antiques
+de la statue, elles étaient remises en place de celles qu'avait faites
+dans le temps Michel-Ange; mais celles-ci restaient posées à côté, afin
+que l'on comparât, en sorte qu'il fallait reconnaître la sublime
+supériorité de l'antique, même auprès de Michel-Ange.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE VI.</h3>
+
+<p class="mid">Le baron de Talleyrand--L'île de Caprée.--Le Vésuve.--Ischia et
+Procida.--Le mont Saint-Nicolas.--Portrait des filles aînées de la reine
+de Naples.--Portrait du prince royal.--Paësiello.--La Nina.--Le coteau
+de Pausilippe.--Ma fille, son maître de musique.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Aussitôt que j'étais arrivée à Naples, j'avais été chez M. le baron de
+Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui eut pour moi mille bontés
+pendant tout mon séjour. Je retrouvai chez lui madame Silva, Portugaise
+très aimable, avec laquelle je projetai de faire plusieurs courses
+intéressantes. Nous allâmes d'abord à l'île de Caprée. Le comte de la
+Roche-Aymon et le fils aîné de M. de Talleyrand nous accompagnèrent. Ils
+avaient engagé deux musiciens, l'un pour chanter et l'autre pour jouer
+de la guitare. Nous nous embarquâmes à minuit par un beau clair de lune;
+mais la mer était très agitée; ses vagues énormes dont l'écume
+s'amoncelait autour de nous, menaçaient si furieusement notre chétif
+bateau, qu'à chaque instant je pensais le voir englouti. J'avoue que je
+mourais de peur. Il faut dire que je n'avais jamais fait sur mer un
+aussi long trajet, n'ayant entrepris jusqu'alors que le passage du
+Mordit dont la traversée est très courte, quand j'étais en Hollande.</p>
+
+<p>Lorsque nous eûmes pris le large, M. de Talleyrand engagea ses musiciens
+à chanter; mais ces deux pauvres jeunes gens étaient pris du mal de mer
+à un tel point, qu'il leur était bien impossible de faire de la musique.
+Ce mal saisit aussi madame Silva et le jeune baron; M. de la Roche-Aymon
+et moi, nous n'en fûmes que très légèrement atteints.</p>
+
+<p>Enfin, après avoir été ballottés sans relâche par ces terribles vagues,
+nous débarquâmes à l'île de Caprée, un peu après le lever du soleil.
+Nous ne trouvâmes là que des pêcheurs qui habitent les creux des rochers
+sur le bord de la mer. Un d'eux s'offrit pour nous servir de guide, et
+nous prîmes des ânes; car nous voulions monter jusqu'au sommet de l'île.
+La route que nous gravissions était bordée à notre gauche par des
+vergers d'orangers et de citronniers en fleurs, des gazons aromatiques,
+des bois d'aloës, qui répandaient un parfum délicieux. À notre droite
+étaient des rochers et des débris d'antiques constructions. Arrivés au
+sommet, sur la plate-forme appelée Saint-Michel, nous jouîmes de la vue
+de la pleine mer terminée par le Vésuve, tout en respirant l'air le plus
+pur. C'est là qu'était placé le palais de Tibère; il n'en reste qu'un
+seul tronçon de colonne, sur lequel un ermite, qui habite près de ces
+débris informes, venait de poser son frugal repas du matin; et c'était
+de cette hauteur immense que Tibère faisait jeter non-seulement des
+esclaves, mais tous ceux qui lui déplaisaient.</p>
+
+<p>On nous fit voir de loin une jolie maison qu'avait fait bâtir un Anglais
+malade, et que tous les médecins avaient condamné depuis long-temps à
+Naples. Ayant suivi le conseil qu'on lui donna d'aller habiter Caprée,
+il y vécut plus de vingt ans encore sans aucune souffrance.</p>
+
+<p>Après avoir respiré avec délice cet air vivifiant, admiré les sites les
+plus curieux, nous revînmes à Naples, ravis de notre course, à
+l'exception pourtant du jeune baron de Talleyrand, qui reçut une forte
+réprimande de son père pour avoir fait ce voyage par un aussi mauvais
+temps et dans un aussi léger bateau.</p>
+
+<p>Ce que je désirais par-dessus tout, c'était de monter sur le Vésuve, et
+nous résolûmes de faire cette partie avec madame Silva et l'abbé
+Bertrand.</p>
+
+<p>Je vais copier ici la fin d'une lettre que j'écrivis de Naples à mon ami
+Brongniart l'architecte, parce que l'impression que m'avait faite le
+terrible phénomène était alors bien plus récente et bien plus vive.</p>
+
+<p>«... Maintenant je vais vous parler de mon spectacle favori, du Vésuve.
+Pour un peu je me ferais Vésuvienne, tant j'aime ce superbe volcan; je
+crois qu'il m'aime aussi, car il m'a fêtée et reçue de la manière la
+plus grandiose. Que deviennent les plus beaux feux d'artifices, sans en
+excepter la girande du château Saint-Ange, quand on songe au Vésuve?</p>
+
+<p>«La première fois que j'y suis montée, nous fûmes pris, mes compagnons
+et moi, par un orage affreux, une pluie qui ressemblait au déluge. Nous
+étions trempés, mais nous n'en cheminions pas moins sur une hauteur pour
+voir une des grandes laves qui coulaient à nos pieds. Je croyais toucher
+aux avenues de l'enfer. Un brasier qui me suffoquait serpentait sous mes
+yeux; il avait trois milles de circonférence. Le mauvais temps nous
+empêchant d'aller plus loin ce jour-là, outre que la fumée et la pluie
+de cendre qui nous couvrait rendaient le sommet du mont invisible, nous
+montons sur nos mulets et descendons dans les laves noires. Deux
+tonnerres, celui du ciel et celui du mont, se mêlaient; le bruit était
+infernal, d'autant plus qu'il se répétait dans les cavités des montagnes
+environnantes. Comme nous étions précisément sous la nuée, je tremblais,
+et toute notre cavalcade tremblait comme moi, que le mouvement de notre
+marche n'attirât sur nous la foudre. Malgré ma frayeur, je ne pus
+m'empêcher de rire en regardant un de nos compagnons de voyage, l'abbé
+Bertrand. Il faut vous dire qu'il est bossu par derrière et par devant:
+un grand manteau couvrait son âne et lui, et tous deux étaient tellement
+confondus ensemble, que, la petite humanité de l'abbé disparaissant, je
+ne voyais plus qu'un chameau.</p>
+
+<p>«J'arrivai chez moi dans un état qui faisait pitié: ma robe n'était que
+cendre détrempée; j'étais morte de fatigue; je me sèche et me couche
+fort heureusement.</p>
+
+<p>«Bien loin d'être dégoûtée par ce début, quelque jours après je retourne
+à mon cher Vésuve. Cette fois ma petite brunette était de la partie; je
+voulais qu'elle vît ce grand spectacle. Monsieur de la Chenaye et deux
+autres personnes en étaient aussi. Il faisait le plus beau temps du
+monde. Avant la nuit nous étions sur la montagne pour voir les anciennes
+laves et le coucher du soleil dans la mer. Le volcan était plus furieux
+que jamais, et comme au jour on ne distingue point de feu, on ne voit
+sortir du cratère, avec des nuées de cendres et de laves, qu'une énorme
+fumée blanchâtre, argentée, que le soleil éclaire d'une manière
+admirable. J'ai peint cet effet, car il est divin.</p>
+
+<p>«Nous montâmes chez l'ermite. Le soleil se couchait, et je vis ses
+rayons se perdre sous le cap Mysène, Ischia et Procida; quelle vue!
+Enfin la nuit vint, et la fumée se transforma en flammes, les plus
+belles que j'aie jamais vues de ma vie. Des gerbes de feu s'élançaient
+du cratère, et se succédaient rapidement, jetant de tout côté des
+pierres embrasées qui tombaient avec fracas. En même temps descendait
+une cascade de feu qui parcourait l'espace de quatre à cinq milles. Une
+autre bouche du cratère placée plus bas était aussi enflammée; celle-ci
+produisait une fumée rouge et dorée, qui complétait le spectacle d'une
+manière effrayante et sublime. La foudre qui partait du centre de la
+montagne, faisait retentir tous les environs, au point que la terre
+tremblait sous nos pas. J'étais bien un peu effrayée; mais je n'en
+témoignais rien à cause de ma pauvre petite qui me disait en pleurant:
+«Maman, faut-il avoir peur?» D'ailleurs, j'avais tant à admirer que ce
+besoin l'emportait sur mon effroi. Imaginez que nous planions alors sur
+une immensité de brasiers, sur des champs entiers que ces laves, dans
+leur course, mettaient en feu. Je voyais ces terribles laves brûler les
+arbrisseaux, les arbres, les vignes; je voyais la flamme s'allumer et
+s'éteindre, et j'entendais le bruit des broussailles voisines qu'elles
+consumaient.</p>
+
+<p>«Cette grande scène de destruction a quelque chose de pénible et
+d'imposant, qui remue fortement l'ame; je ne pouvais plus parler en
+revenant à Naples; dans le chemin je ne cessais de retourner la tête
+pour voir encore ces gerbes et cette rivière de feu. C'est donc à regret
+que j'ai quitté ce spectacle si grandiose; mais j'en jouis par le
+souvenir, et tous les jours je me représente encore ses différens
+effets. J'en ai quatre dessins que je vous porterai à Paris. Deux sont
+déjà en petite maquette; on en est très content ici.</p>
+
+<p>«Donnez-moi de vos nouvelles, et de celles de nos amis, etc.»</p>
+
+<p>Depuis lors je suis retournée plusieurs fois sur le Vésuve, un jour
+entre autres avec M. Lethière<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a>
+<a href="#footnote10"><sup class="sml">10</sup></a>, très habile peintre d'histoire, qui
+était grand amateur du volcan. Je me souviens que ce jour était celui de
+la Chandeleur. Nous partîmes vers trois heures, avec deux amis de M.
+Lethière. Il faisait beau; mais lorsque nous fûmes arrivés sur la
+montagne, il s'éleva un brouillard si épais qu'il ressemblait à une
+énorme fumée. Tout disparut à nos yeux; nos compagnons, quoiqu'ils
+fussent très près de nous, étaient devenus invisibles; en un mot c'était
+le néant. Ma petite mourait de peur, et moi aussi. Pour comble de
+malheur l'humidité était extrême, et nous fûmes obligés de rester en
+place pendant une heure et demie. Enfin le brouillard se dissipant peu à
+peu, nous découvrit la mer et tout ce qui l'environne jusqu'aux îles les
+plus lointaines; cette création fut admirable.</p>
+
+<p>J'avais fait porter notre dîner chez l'ermite, que nous avions invité à
+le partager. Avant la fin du repas, cet ermite se leva et passa derrière
+un vieux rideau qui touchait presque la table. Il resta là tout un quart
+d'heure; quand il revint, je lui demandai pour quel motif il nous avait
+quittés:--C'est, dit-il, que je viens de faire ma prière auprès de mon
+compagnon qui est mort cette nuit, et qui est là sous ce rideau. À ces
+mots, on peut imaginer si je me lève à mon tour et si je sors pour aller
+respirer le grand air.</p>
+
+<p>Nous remontâmes pour voir le coucher du soleil. Son disque brillant d'où
+partaient d'immenses rayons, se réfléchissait dans la mer. Nous étions
+dans l'extase à la vue de ce superbe tableau et de tout ce qui
+l'encadrait. Nous revînmes à Naples, rapportant nos croquis. M. Lethière
+avait fait un dessin dans lequel il me représentait descendant la
+montagne sur mon âne.</p>
+
+<p>Une des plus charmantes parties que j'aie faites à Naples, c'est un
+petit voyage de cinq jours que le chevalier me fit entreprendre pour
+visiter les îles d'Ischia et de Procida. Nous partîmes à cinq heures du
+matin. J'étais dans une felouque avec madame Hart, sa mère, le chevalier
+et quelques musiciens. Il faisait le plus beau temps du monde; la mer
+était calme au point de ressembler à un grand lac. À peu de distance, on
+voyait le coteau du mont Pausilippe, que le soleil éclairait d'une façon
+ravissante. Tout cela m'aurait porté à une douce rêverie, si nos rameurs
+n'avaient point crié à tue-tête, ce qui vous empêchait de suivre une
+idée.</p>
+
+<p>À neuf heures et demie nous arrivâmes à Procida, et nous fîmes aussitôt
+une promenade pendant laquelle je fus frappée de la beauté des femmes
+que nous rencontrions sur notre chemin. Presque toutes étaient grandes
+et fortes, et leurs costumes, ainsi que leurs visages, rappelaient les
+femmes grecques. Je vis peu d'habitations agréables, l'île étant
+généralement cultivée en vignes et en arbres fruitiers. À midi nous
+allâmes dîner chez le gouverneur; de la terrasse de son château, on
+découvre le cap Mysène, l'Achéron, les Champs-Élysées, enfin, tout ce
+que Virgile décrit; ces divers points de vue sont assez rapprochés pour
+qu'on puisse en distinguer les détails, et le Vésuve se voit dans le
+lointain.</p>
+
+<p>Après dîner, nous remontâmes sur la felouque pour aller débarquer à
+Ischia vers les six heures du soir. Un des plus jolis effets que j'ai
+vus tout en arrivant, était celui d'une quantité de maisons bâties çà et
+là sur les monts, et très éclairées, ce qui présentait à l'oeil comme un
+second firmament. J'allai joindre madame Silva, mon aimable Portugaise,
+pour parcourir avec elle une partie de l'île, qui est charmante; tout
+son territoire est volcanique, elle a quinze lieues d'étendue, et
+partout on trouve des traces de foyers éteints. La plupart des
+montagnes, qui sont en très grand nombre et fort près les unes des
+autres, sont cultivées. Le mont le plus élevé (Saint-Nicolas) est plus
+haut que le Vésuve.</p>
+
+<p>Nous trouvions à Ischia une société très aimable, entre autres le
+général baron Salis; et le lendemain matin à six heures, nous partîmes
+au nombre de vingt personnes, toutes montées sur des ânes, pour aller
+dîner au mont Saint-Nicolas. On ne peut se faire une idée des chemins
+qu'il nous fallut prendre; les sentiers étaient des ravins profonds
+pleins d'énormes pierres noircies par le feu; et les hauteurs de ces
+ravins étant cultivées, cette terre fertile, près de cette terre
+désolée, offrait un contraste étrange. Nous suivîmes entre autres un
+chemin à pic rempli de laves grosses comme des maisons, qui ressemblait
+tout-à-fait au chemin de l'enfer, et cette superbe horreur nous
+conduisit dans un lieu de délices, sous des berceaux de vignes
+parfaitement cultivées, et près d'une très belle forêt de châtaigniers.
+Là, j'aperçus une seule petite habitation, que mon guide me dit être
+celle d'un ermite. L'ermite était absent; je m'assis sur son banc, et je
+découvris par une percée de la forêt, la mer et les îles Cyrènes, que la
+vapeur du matin entourait d'un ton bleuâtre. Je croyais faire un rêve
+enchanteur; je me disais: la poésie est née là! Il fallut m'arracher à
+ma ravissante contemplation, il nous restait encore à gravir bien
+autrement.</p>
+
+<p>Nous arrivâmes dans une espèce de désert, bordé de ravins si profonds,
+que je n'osais y plonger mes yeux, et mon maudit âne s'obstinait à
+marcher toujours sur le bord. Ne pouvant regarder en bas, je me mets à
+regarder en haut, et je vois la montagne que nous avions à gravir, toute
+couverte d'affreux nuages noirs. Il fallait pourtant traverser cela, au
+risque d'être étouffée cent fois: notez de plus que le chemin était à
+pic sur la mer, et qu'il ne s'y trouvait pas une seule habitation. Le
+coeur me bat encore quand j'y pense. Je suivis pourtant, non sans
+recommander mon ame à Dieu. Nous mîmes une heure et demie, marchant
+toujours, à traverser ces nuages. L'humidité était si grande, que nos
+vêtemens étaient trempés; on ne se voyait pas à quatre pieds, en sorte
+que je finis par perdre ma compagnie. On peut juger de l'effroi que
+j'éprouvais, quand j'entendis le son d'une petite cloche; je poussai un
+grand cri de joie, pensant bien que c'était celle de l'ermite chez
+lequel nous devions dîner. C'était elle, en effet, et l'on vint au
+devant de moi.</p>
+
+<p>Je trouvai toute ma société réunie dans l'ermitage, qui est situé sur la
+dernière pointe des rochers du mont Saint-Nicolas. Dans ce moment
+néanmoins, le brouillard était si épais, qu'il était impossible de rien
+voir; mais, presque aussitôt, les nuages se divisent, le brouillard se
+dissipe, et je me trouve sous un ciel pur. Je domine ces nuées qui
+m'avaient tant effrayée, je les vois descendre dans la mer que le soleil
+traçait en ligne d'opale et d'autres couleurs d'arc-en-ciel; quelques
+nuages argentés embellissaient ce coup d'oeil. On ne distinguait les
+barques qu'à leurs voiles blanches qui brillaient au soleil. Notre vue
+plongeait sur les villages d'Ischia; mais cette masse de rochers
+écrasait tellement de sa supériorité tout ce qui fait l'ambition des
+hommes, que les châteaux, les maisons, ressemblaient à de petits points
+blancs; quant aux individus, ils étaient invisibles: ce que c'est que de
+nous, mon Dieu!</p>
+
+<p>Nous étions à contempler ce magnifique spectacle, quand le général Salis
+vint nous avertir que le dîner était servi, nouvelle qui ne nous fut pas
+indifférente après tant de fatigues et de tribulations. Ce dîner qu'il
+nous donnait, pouvait se comparer à ceux de Lucullus; tout était
+recherché, rien n'y manquait, au point que nous eûmes des glaces pour
+finir. Il fallait voir l'étonnement des trois bons religieux qui
+habitaient ce rocher et qui profitaient de cet excellent repas; ils en
+gardèrent les restes, ce dont ils paraissaient fort contens.</p>
+
+<p>Après dîner, madame Silva et moi nous fîmes notre sieste en plein air
+sur des sacs d'orge renversés, où l'odeur des genêts et de mille fleurs
+nous embaumait. Puis, nous remontâmes sur nos ânes pour parcourir
+l'autre côté de l'île. Là, nous vîmes des vergers sans nombre, des sites
+très pittoresques, et ce chemin nous conduisit à notre habitation.</p>
+
+<p>Je voulus aller aussi à Poestum; quoique la distance de Naples ne soit
+que de vingt-cinq lieues, nous étions prévenus que le voyage est très
+fatigant, mais on ne tient pas au désir d'aller admirer des monumens qui
+ont trois ou quatre mille ans, quand ils se trouvent aussi près de vous.
+Des trois temples que l'on y voit, celui de Junon était encore alors
+bien conservé, au point qu'à l'extérieur il semblait être entier. Ce
+temple est noble, imposant, comme tout ce qu'ont fait les anciens, près
+desquels nous ne sommes que des pygmées. Aussi puis-je dire avoir été
+fort surprise à <i>Pompeï</i> que nous visitâmes ainsi qu'<i>Herculanum</i>, de la
+petitesse des maisons et du temple d'Isis. Il faut croire que la partie
+découverte était autrefois un faubourg.</p>
+
+<p>Je conduisis aussi ma fille à Portici, dans le muséum, beauté
+tout-à-fait unique dans le monde; mais tant d'écrivains l'ont si bien
+décrit, que je crois inutile d'en parler ici.</p>
+
+<p>Ces excursions et plusieurs autres ne m'empêchaient pas de travailler
+beaucoup à Naples. J'avais même entrepris tant de portraits que mon
+premier séjour dans cette ville a été de six mois, quoique je fusse
+arrivée dans l'intention d'y passer six semaines. L'ambassadeur de
+France, M. le baron de Talleyrand, vint m'annoncer un matin que la reine
+désirait que je fisse les portraits de ses deux filles aînées, ce que je
+commençai tout de suite. Sa Majesté s'apprêtait à partir pour Vienne où
+elle allait s'occuper de marier ces princesses. Je me souviens qu'à son
+retour elle me dit: «J'ai fait un heureux voyage; je viens de conclure
+deux mariages pour mes filles avec un grand bonheur.» L'aînée en effet
+épousa peu de temps après l'empereur d'Autriche, François II, et la
+seconde, qui se nommait Louise, le grand duc de Toscane. Cette dernière
+était fort laide, et tellement grimacière, que je ne voulais pas finir
+son portrait. Elle est morte quelques années après son mariage.</p>
+
+<p>Lorsque la reine fut partie, je peignis aussi le prince royal. L'heure
+de mes séances à la cour était midi, et pour m'y rendre il me fallait
+suivre le chemin de Chiaja, au moment de la plus grande chaleur. Les
+maisons qui sont bâties à gauche et qui font face à la mer, étant
+peintes en blanc <i>pur</i>, le soleil y donnait avec une telle force que
+j'en étais aveuglée. Pour sauver mes yeux j'imaginai de mettre un voile
+vert, ce que je n'avais vu faire encore à personne, et devait paraître
+assez singulier, car on n'en portait que de blancs ou de noirs; mais
+quelques jours après je vis quantité d'Anglaises m'imiter, et les voiles
+verts furent à la mode<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a>
+<a href="#footnote11"><sup class="sml">11</sup></a>.</p>
+
+<p>À cette même époque je commençai le portrait de Paësiello. Tout en me
+donnant séance, il composait un morceau de musique, qu'on devait
+exécuter pour le retour de la reine, et j'étais charmée de cette
+circonstance qui me faisait saisir les traits du grand musicien au
+moment de l'inspiration.</p>
+
+<p>J'avais quitté mon cher hôtel de Maroc, parce qu'après avoir admiré tout
+le jour il faut pourtant bien dormir la nuit, et qu'il m'était
+impossible d'y fermer l'oeil. Les voitures allaient et venaient sans
+cesse sur le chemin de Chiaja jusqu'à la grotte de Pausilippe, où l'on
+fait souvent de mauvais soupers dans les cabarets. Ce bruit, que
+j'entendais toutes les nuits, me fit enfin déserter. J'allai m'établir
+dans un joli cazin baigné par la mer, dont les vagues venaient se briser
+sous mes fenêtres. J'étais enchantée; ce bruit rond et léger me berçait
+délicieusement; mais hélas! huit jours après il survint un orage
+affreux, une tempête si violente, que les vagues furieuses montaient
+jusque dans mon appartement. J'en étais inondée, et la crainte d'une
+récidive me fit quitter ce charmant cazin, à mon grand regret. À la
+vérité, entre le mur et cette maison, il y avait une place sur laquelle
+les voitures élégantes, les mêmes voitures qui m'empêchaient de dormir à
+Chiaja, venaient stationner, pour ce qu'on appelle à Naples <i>faire
+heure</i>. Mais cela m'était peu incommode. Je me rappelle que le jour de
+mon départ la propriétaire ouvrit une armoire dans laquelle j'avais
+serré mon linge, et se mit à écrire mon nom sur toutes les planches;
+comme je lui demandai le motif de ce qu'elle faisait, elle me répondit
+gracieusement qu'elle était fière d'avoir logé madame Lebrun, et qu'elle
+voulait que tout le monde le sût.</p>
+
+<p>Après avoir quitté cette maison, j'allai en louer une tout près de la
+ville, et je m'y installai la veille de Noël. Dès le soir même, comme
+j'allais me mettre au lit, je suis tout à coup assourdie par des pétards
+sans nombre; les jeunes garçons qui les tiraient en jetaient dans ma
+cour, dans mes fenêtres; ce train-là dura trois jours et trois nuits. En
+outre, j'étais gelée dans cet appartement. Je faisais alors le portrait
+de Paësiello, qui soufflait dans ses doigts ainsi que moi; pour nous
+réchauffer, je fis faire du feu dans mon atelier; mais comme on s'occupe
+bien plus en Italie d'obtenir de la fraîcheur que de la chaleur, les
+cheminées sont si mal soignées que la fumée nous étouffait. Les yeux de
+Paësiello en pleuraient, les miens aussi; et je ne conçois pas comment
+j'ai pu finir son portrait.</p>
+
+<p>Paësiello, à cette époque, faisait les délices de l'Italie. J'allais
+fort souvent au grand Opéra, dans la loge de la comtesse Scawronski.
+J'assistai à la premier représentation de <i>Nina</i>, qui bien certainement
+est un chef-d'oeuvre; mais tel est l'effet de la première impression
+reçue, que la musique de Paësiello, toute belle qu'elle était, ne me
+faisait pas autant de plaisir que celle de Dalayrac; il faut dire aussi
+que madame Dugazon n'était point là pour jouer <i>Nina</i>. Le théâtre de
+Saint-Charles, où se donnait cet opéra et les autres, est, je crois, le
+plus vaste de l'Europe. Je m'y suis trouvée le jour de la fête de la
+reine; il était alors magnifiquement éclairé, totalement rempli de
+monde, et ce coup d'oeil me parut superbe. Je me souviens d'avoir ri ce
+jour-là d'une méprise assez plaisante. J'aperçus près de nous la baronne
+de Talleyrand, chez laquelle je n'avais pas été depuis quelque temps, et
+je voulus lui faire ma visite dans sa loge; la comtesse me dit alors:
+«Elle éprouve un grand chagrin, l'ambassadrice; elle a perdu Rigi.»
+Pensant qu'il s'agissait d'un ami, je me décide d'autant plus à l'aller
+trouver; j'y vais. Je suis en effet frappée du changement de son visage,
+et je lui vois un air si triste que je commence à croire qu'un de ses
+enfans est mort. Je lui dis donc combien je prenais part à son
+affliction, et lui demande si c'était l'aîné. À ces mots, malgré son
+chagrin, elle se mit à rire: c'était son chien qu'elle venait de perdre.</p>
+
+<p>Un de mes grands plaisirs était d'aller me promener sur le beau coteau
+de Pausilippe, sous lequel est placée la grotte du même nom, qui est un
+magnifique ouvrage d'un mille de longueur, et qu'on voit bien avoir été
+fait par les Romains. Cette côte de Pausilippe est couverte de maisons
+de campagne, de cazins, de prairies et de très beaux arbres, autour
+desquels des vignes s'entrelacent en guirlandes. C'est là qu'est placé
+le tombeau de Virgile, sur lequel on prétend qu'il pousse des lauriers;
+mais je n'en ai point vu. Les soirs j'allais sur les bords de la mer;
+j'y conduisais souvent ma fille, et nous y restions quelquefois assises
+ensemble jusqu'au lever de la lune, jouissant de ce bon air et de cette
+superbe vue, ce qui la reposait de ses études journalières; car j'avais
+résolu, tout en courant le monde, de soigner son éducation autant qu'il
+serait possible, et je lui avais donné à Naples des maîtres d'écriture,
+de géographie, d'italien, d'anglais et d'allemand. Elle préférait cette
+dernière langue à toutes les autres, et montrait dans ses diverses
+études une intelligence remarquable. Elle annonçait aussi quelques
+dispositions pour la peinture; mais sa récréation favorite était de
+composer des romans. Je la trouvais, en revenant de passer mes soirées
+dans le monde, une plume à la main, et une autre sur son bonnet; je
+l'obligeais alors à se mettre au lit; mais il n'était pas rare qu'elle
+se relevât la nuit pour achever un chapitre; et je me souviens très bien
+qu'à l'âge de neuf ans elle a écrit à Vienne un petit roman remarquable
+par les situations autant que par le style.</p>
+
+<p>Me trouvant en Italie, on imagine bien que je n'avais point négligé de
+lui donner un maître de musique. Je prenais moi-même des leçons de ce
+maître, qui montrait à merveille, mais qui était bien le plus grand
+poltron que j'aie rencontré de mes jours. Il nous entretenait sans cesse
+de ses frayeurs. Comme il ne venait chez moi qu'à sept heures du soir,
+il retournait chez lui à neuf, heure à laquelle tout le monde étant au
+spectacle, les rues de Naples sont fort désertes, sans excepter la rue
+de Tolède, qui, dans le jour, est la plus bruyante de toutes. Le pauvre
+homme me disait un soir: «J'ai eu terriblement peur hier; j'ai rencontré
+un homme dans la rue de Tolède; heureusement j'ai pris l'autre côté, et
+j'ai pressé le pas.» Deux jours après il revenait: «Dieu! que j'ai eu
+peur! je me suis trouvé avec deux hommes dans la rue de Tolède; je n'ai
+eu que le temps de passer au milieu et de m'enfuir à toutes jambes.»
+Enfin une autre fois il me dit: «J'ai eu bien plus peur vraiment,
+j'étais seul, tout seul, dans la rue de Tolède.»</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE VII</h3>
+
+<p class="mid">Je retourne à Rome.--La reine de Naples.--Je reviens à Naples.--La fête
+de la madone de l'Arca.--La fête du pied de la Grotte.--La
+Solfatara.--Pouzol.--Le cap Mysène.--Portrait de la reine de
+Naples.--Caractère de cette princesse.--Le Napolitain.--Vol d'un
+lazzaroni.--Mon retour à Rome.--Mesdames de France, tantes de Louis XVI.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Tous les portraits que j'avais entrepris à Naples étant finis, je
+retournai à Rome; mais à peine y étais-je arrivée, que la reine de
+Naples s'y arrêta en revenant de Vienne. Comme je me trouvais sur son
+passage dans la foule, elle m'aperçut, vint à moi, et me pria avec toute
+la grâce imaginable de revenir à Naples pour y faire son portrait. Il me
+fut impossible de refuser, et je ne tardai pas à me remettre en route.</p>
+
+<p>Ce qui me consolait de toutes ces allées et venues, c'est qu'il me
+restait encore à voir plusieurs choses curieuses dans ce beau pays. Le
+chevalier Hamilton se plaisait à m'en faire les honneurs. Et dès que je
+fus de retour, il s'empressa de me conduire à la fête de la madone de
+l'Arca, qui par son originalité se distingue de toutes les fêtes de
+village. La place de l'église était couverte de marchands de gâteaux ou
+d'images de la Vierge et de groupes d'habitans, venus des cantons
+voisins, dont les divers costumes étaient richement brodés d'or. Tous
+portaient des thyrses en haut desquels était placée l'image de la
+madone, ce qui rappelait les fêtes antiques. Toutefois, cette foule, au
+lieu de nous donner le spectacle d'une bacchanale, entra dévotement dans
+l'église pour y entendre la messe. Le chevalier Hamilton, madame Hart et
+moi, nous étions placés près d'une petite chapelle où se voyait un
+tableau de la Vierge, noir comme de l'encre. De minute en minute, des
+paysans et des paysannes venaient s'agenouiller devant cette Vierge, et
+solliciter quelque faveur ou rendre grâce pour celles qu'ils avaient
+reçues. Ils exprimaient tous leurs voeux d'une voix si haute, que nous
+entendions les demandes de chacun. Nous vîmes d'abord un homme beau
+comme une statue grecque, le cou nu, qui remerciait la Vierge d'avoir
+guéri son enfant. Il avait placé cet enfant sur l'autel en face du
+tableau; quand il eut fini sa prière, il le reprit et partit heureux.
+Après lui, vint une femme qui grondait avec fureur la madone de ce que
+son mari la maltraitait. J'étouffais de rire; mais le chevalier me dit
+de tout faire pour me contraindre, qu'autrement je serais fort
+maltraitée moi-même. Il vint ensuite deux jeunes filles, qui se mirent à
+genoux en demandant des maris. Enfin, les solliciteurs se succédèrent
+pendant une heure de la manière la plus plaisante. Dès que chacun d'eux
+avait parlé, on sonnait du milieu de l'église une clochette qui leur
+annonçait vraisemblablement que la prière était exaucée; car ils s'en
+allaient tous l'air content.</p>
+
+<p>Après la messe, toutes ces bonnes gens se réunirent sur la place de
+l'église pour y danser la tarentelle; c'est là seulement qu'on peut
+prendre l'idée de cette danse: ce que j'avais vu jusqu'alors n'en était
+qu'une faible copie. Ils commencent par former de grands ronds au milieu
+desquels la tarentelle se danse, au bruit du tambour de basque et de
+longues guitares à trois cordes dont ils tirent des sons vifs et
+harmonieux. On ne saurait décrire ni l'activité, ni l'expression
+d'amour, qu'offrent tous leurs mouvemens; aucune danse ne ressemble à
+cela.</p>
+
+<p>Nous restâmes jusqu'à la fin de la fête, et nous vîmes, en retournant à
+Naples, les hauteurs couvertes de femmes, dont les unes jouaient du
+tambour de basque et les autres dansaient le thyrse à la main: c'était
+un spectacle charmant.</p>
+
+<p>J'assistai aussi à une autre fête beaucoup plus célèbre que celle dont
+je viens de parler; c'est la fête du <i>Pied de Grotte</i>. Elle est ainsi
+nommée d'après la tradition qui raconte qu'un jour un ermite, retiré au
+fond de cette grotte, eut une vision dans laquelle la Vierge lui apparut
+et lui ordonna de faire bâtir une chapelle dans cet endroit. Le prêtre
+en ayant instruit les habitans du canton, la chapelle fut aussitôt
+bâtie; et tous les ans la famille royale s'y rend en grande cérémonie
+pour y faire sa prière. Les chevau-légers, le régiment de la reine,
+celui du roi, enfin toutes les troupes, s'y trouvent rassemblées, ainsi
+que toute la noblesse en grand gala, et une multitude prodigieuse de
+gens du peuple. Les cochers qui mènent la famille royale sont coiffés de
+perruques à trois marteaux, ou à la Louis XIV. Cette fête est tellement
+en vénération, que les habitans des petits pays dépendans du royaume de
+Naples, font mettre sur les contrats de mariage que l'on mènera leurs
+filles une fois à la fête de la Vierge du <i>Pied de Grotte</i>.</p>
+
+<p>J'allai voir, avec M. Amaury Duval et M. Sacaut<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a>
+<a href="#footnote12"><sup class="sml">12</sup></a>, la Solfatare, qui
+est encore brûlante. C'était au mois de juin, en sorte que le soleil
+dardait sur notre tête, tandis que nous marchions sur du feu. De ma vie
+je n'ai autant souffert de la chaleur. Pour comble de malheur, j'avais
+ma fille avec moi; je la couvrais de ma robe, mais ce secours était si
+faible, que je tremblais à chaque instant de la voir tomber sans
+connaissance. Elle me dit plusieurs fois: «Maman, on peut mourir de
+chaud, n'est-ce pas?» Alors, Dieu sait si j'étais au désespoir de
+l'avoir emmenée. Enfin, nous aperçûmes sur la hauteur une espèce de
+chaumière, dans laquelle il nous fut permis, grâce au ciel, de nous
+reposer. La chaleur nous avait tellement suffoqués, qu'aucun de nous ne
+pouvait ni agir, ni parler. Au bout d'un quart d'heure, M. Duval se
+rappela qu'il avait une orange dans sa poche, ce qui nous fit pousser un
+cri de joie; car cette orange était la manne dans le désert.</p>
+
+<p>Quand nous fûmes tout-à-fait remis, nous descendîmes à Pouzol. C'était
+un dimanche, les habitans étaient en habits de fête; je me rappelle
+encore un jeune homme, les cheveux bouclés et tellement poudrés, que son
+énorme catogan avait blanchi son habit de taffetas bleu de ciel; sa
+veste était couleur de rose fanée; il portait un gros bouquet à sa
+boutonnière; enfin, c'était tout-à-fait le beau Léandre de la parade
+française, et il avait un air si important, si content de lui-même,
+qu'il me fit beaucoup rire.</p>
+
+<p>Nous traversâmes toute la ville pour aller dîner au bord de la mer, où
+l'on nous servit d'excellens poissons. L'amphithéâtre de Pouzol,
+quoiqu'il soit en ruines, est encore fort curieux à voir. Il y reste
+quelques gradins placés en face de la mer, devant de grands rochers
+creux, et l'on prétend que c'était dans ces antres que les acteurs
+anciens jouaient les tragédies avec des masques caractéristiques et des
+porte-voix. Après le dîner, nous prîmes une barque qui nous conduisit au
+promontoire de Mysène. Là, nous foulions aux pieds des morceaux brisés
+des marbres les plus précieux; car Mysène a été détruite de fond en
+comble par les Lombards et les Sarrazins: il n'y reste que le grand
+souvenir de Pline.</p>
+
+<p>Que de lieux de délices ne sont plus maintenant que des lieux de mort!
+Bayes! si renommé chez les Romains qui venaient y prendre les eaux,
+Bayes n'est plus qu'un amas de ruines informes sur lesquelles plane un
+air infect; aussi le rivage de cette mer est-il désert. On voit encore à
+Bayes les restes de trois temples, celui de Vénus, de Mercure et de
+Diane, dont les eaux du lac Averne couvrent aujourd'hui les
+soubassemens. Mais il ne reste pas même de vestiges de ces palais
+magnifiques, de ces belles terrasses: la mer a tout englouti.</p>
+
+<p>Sitôt que j'avais été de retour à Naples, j'avais commencé le portrait
+de la reine; bien loin qu'il m'arrivât le même inconvénient qu'avec
+Paësiello, il faisait alors si cruellement chaud, qu'un jour qu'elle me
+donnait séance, nous nous endormîmes toutes deux. Je prenais plaisir à
+faire ce portrait. La reine de Naples, sans être aussi jolie que sa soeur
+cadette, la reine de France, me la rappelait beaucoup; son visage était
+fatigué, mais l'on pouvait encore juger qu'elle avait été belle; ses
+mains et ses bras surtout étaient la perfection pour la forme et pour le
+ton de la couleur des chairs. Cette princesse, dont on a dit et écrit
+tant de mal, était d'un naturel affectueux et très simple dans son
+intérieur; sa générosité était vraiment royale: le marquis de Bombelles,
+ambassadeur à Venise en 1790, fut le seul ambassadeur français qui
+refusa de prêter serment à la Constitution; la reine ayant appris que,
+par cette conduite noble et courageuse, M. de Bombelles, père d'une
+famille nombreuse, était réduit à la position la plus cruelle, lui
+écrivit de sa propre main une lettre de félicitation. Elle ajoutait que
+tous les souverains devant se regarder comme solidaires en
+reconnaissance pour les sujets fidèles, elle le priait d'accepter une
+pension de douze mille francs<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a>
+<a href="#footnote13"><sup class="sml">13</sup></a>. Outre ce trait, j'en connais
+plusieurs autres qui font honneur à son coeur: elle aimait à soulager la
+misère, elle ne craignait pas de monter au cinquième étage pour secourir
+des malheureux, et j'ai su positivement que ses bienfaits ont sauvé de
+la prison, de la mort peut-être, une mère de famille et quatre enfans
+dont le père venait de faire banqueroute. Voilà cette soi-disant mégère
+contre qui, sous Bonaparte, on exposait, dans les rues de Paris, les
+gravures les plus infâmes et les plus obscènes. Il fallait bien la
+calomnier, on voulait sa couronne. On sait qu'elle fut trahie par ceux
+mêmes qu'elle avait toujours honorés de son amitié et de sa confiance.
+La femme qu'elle affectionnait le plus correspondait avec le conquérant
+qui parvint enfin, par de viles menées, à détrôner la soeur de
+Marie-Antoinette, pour mettre à sa place madame Murat.</p>
+
+<p>La reine de Naples avait un grand caractère et beaucoup d'esprit. Elle
+seule portait tout le fardeau du gouvernement. Le roi ne voulait point
+régner; il restait presque toujours à Caserte, occupé de manufactures,
+dont les ouvrières, disait-on, lui composaient un sérail.</p>
+
+<p>La reine ayant appris que je m'apprêtais à retourner à Rome, me fit
+demander, et me dit: «J'ai bien du regret que Naples ne puisse vous
+retenir.» Alors elle m'offrit son petit cazin au bord de la mer, si je
+voulais rester; mais je brûlais de revoir encore Rome, et je refusai
+avec toute la reconnaissance que m'inspirait tant de bonté. Enfin, après
+qu'elle m'eut fait payer magnifiquement, lorsque j'allai prendre un
+dernier congé, elle me remit une belle boîte de vieux laque qui
+renfermait son chiffre entouré de très beaux brillans. Ce chiffre vaut
+dix mille francs; mais je le garderai toute ma vie.</p>
+
+<p>Tout magnifique que soit le pays que j'allais quitter, il n'aurait pas
+été dans mon goût d'y passer ma vie. Selon moi, Naples doit être vue
+comme une lanterne magique ravissante, mais pour y fixer ses jours, il
+faut s'être fait à l'idée, il faut avoir vaincu l'effroi qu'inspirent
+les volcans; quand on songe que tout ce qui habite les lieux d'alentour
+vit dans l'attente ou d'une éruption, ou d'un tremblement de terre, sans
+parler de la peste, qui pendant les chaleurs existe à deux ou trois
+lieues de là. En outre, les lacs où l'on met rouir le lin produisent un
+air infect qui donne aux habitans de ces belles campagnes la fièvre et
+la mort. Tous ces inconvéniens sont graves, on en conviendra; mais
+aussi, s'ils n'existaient pas, qui ne voudrait habiter ce délicieux
+climat?</p>
+
+<p>Le chevalier Hamilton, qui, depuis près de vingt ans, était ambassadeur
+d'Angleterre à Naples, connaissait parfaitement les moeurs et les usages
+de la haute société de cette ville. Ce qu'il m'en rapportait, je
+l'avoue, était peu favorable à la noblesse napolitaine, mais, depuis
+cette époque, sans douter, tout a beaucoup changé. Il me contait sur les
+plus grandes dames mille histoires, que je m'abstiens de répéter, comme
+trop scandaleuses. Selon lui, les Napolitaines étaient d'une ignorance
+surprenante; elles ne lisaient rien, quoiqu'elles fissent semblant de
+lire; car un jour étant arrivé chez l'une d'elles, et lui trouvant un
+livre à la main, il reconnut, en s'approchant, que la dame tenait ce
+livre sens dessus dessous. Privées de toute espèce d'instruction,
+plusieurs d'entre elles, selon lui, ne savaient pas qu'il existât un
+autre pays que Naples, et leur unique occupation était l'amour qui, pour
+elles, changeait souvent d'objet.</p>
+
+<p>Ce dont j'ai pu juger par moi-même, c'est que les dames napolitaines
+gesticulent beaucoup en parlant. Elles ne font d'autre exercice que
+celui de se promener en voiture, jamais à pied. Tous les soirs elles
+sont au spectacle et reçoivent leurs visites dans leur loge; comme elles
+n'écoutent que <i>l'aria</i>, c'est là que s'établissent les conversations
+d'une manière beaucoup moins confortable, selon moi, que dans un salon.</p>
+
+<p>Les gens de la basse classe, à Naples, poussent au dernier degré
+l'exagération dans leurs cris et dans leurs gestes. J'ai vu un jour
+passer sous mes fenêtres, à Chiaja, l'enterrement d'un homme du peuple,
+que suivaient les amis et connaissances du mort; hommes et femmes
+gémissaient de la façon la plus lamentable. Une femme surtout (c'était
+la veuve) poussait des cris affreux en se tordant les bras. Un pareil
+désespoir me faisait peur et pitié; mais on m'assura que ces cheveux
+épars et ces hurlemens étaient d'usage.</p>
+
+<p>Un enterrement bien plus touchant que j'ai vu à la <i>Torre del Greco</i>,
+c'était celui d'un jeune enfant que l'on portait dans sa bierre, très
+paré et le visage découvert; on lui jetait des fleurs et des dragées des
+fenêtres sous lesquelles il passait, et je ne puis dire combien ce
+spectacle serrait le coeur.</p>
+
+<p>Si l'on veut juger toute l'expression des visages napolitains, il faut
+aller sur le chemin qui conduit à l'église de Saint-Janvier, le jour que
+s'opère le miracle de la sainte ampoule. Les habitans de Naples et des
+environs se rendent en foule sur ce chemin, où les voitures stationnent
+à droite et les piétons à gauche. Le désir, l'impatience, se peignaient
+d'une manière si étrange sur tous ces visages, attendu que le miracle
+tardait un peu, qu'il m'en prenait envie de rire, quand heureusement on
+vint me dire de rester calme, si je ne voulais pas me faire lapider par
+la multitude. Enfin le miracle s'opère; il est annoncé; alors on ne voit
+plus une figure qui ne peigne la joie, le ravissement avec une telle
+vivacité, une telle véhémence, qu'il est impossible de décrire ce
+tableau.</p>
+
+<p>La partie de la population napolitaine la plus curieuse à observer, ce
+sont les lazzaroni. Ces gens ont simplifié la vie, au point de se passer
+de logement et presque de nourriture; car ils n'ont d'autre habitation
+que les marches des églises, et leur frugalité égale leur paresse, ce
+qui n'est pas peu dire. On les trouve étendus à l'ombre des murs ou sur
+les bords de la mer. À peine sont-ils vêtus, et leurs enfans sont tous
+nus jusqu'à l'âge de douze ans. J'étais d'abord un peu scandalisée et
+fort effrayée de les voir jouer ainsi sur le quai de Chiaja, où passent
+continuellement des voitures; car ce chemin est la promenade accoutumée
+de tout le monde à Naples, et même celle des princesses.</p>
+
+<p>La misère des lazzaroni ne les porte pas à se faire voleurs; ils sont
+peut-être trop paresseux pour cela, surtout ayant besoin de si peu de
+chose pour vivre. La plupart des vols se commettent à Naples par les
+domestiques de louage, qui sont, en général, de forts mauvais sujets, le
+rebut de toutes les grandes villes des différentes nations. Je n'ai
+entendu parler, pendant mon séjour, que d'un seul vol, commis par un
+lazzaroni, et l'on peut dire qu'il porte un caractère de retenue qui
+équivaut à l'innocence. Le baron de Salis, un jour qu'il donnait un
+grand dîner, se rendait à sa cuisine; comme il descendait doucement
+l'escalier, il s'arrêta à la vue d'un homme qui, se croyant seul,
+s'approche du pot-au-feu, y prend un morceau de boeuf et l'emporte. Le
+baron s'était contenté de le suivre des yeux; car toute son argenterie
+était étalée sur une table; le lazzaroni l'avait très bien vue, et
+pourtant le pauvre homme bornait son larcin au morceau de boeuf qu'il
+emportait.</p>
+
+<p>Je fis mes adieux à cette belle mer de Naples, à ce charmant coteau de
+Pausilippe, à ce terrible Vésuve, et je partis pour revoir une troisième
+fois ma chère Rome, et pour admirer encore Raphaël dans toute sa gloire.
+Là j'entrepris de nouveau un grand nombre de portraits, ce qui me
+satisfaisait médiocrement, à dire vrai. J'avais regretté à Naples, et je
+regrettais surtout à Rome de ne pas employer mon temps à faire quelques
+tableaux dont les sujets m'inspiraient. On m'avait nommé membre de
+toutes les académies de l'Italie, ce qui m'encourageait à mériter des
+distinctions aussi flatteuses, et je n'allais rien laisser dans ce beau
+pays qui pût ajouter beaucoup à ma réputation. Ces idées me revenaient
+souvent en tête; j'ai plus d'une esquisse dans mon portefeuille, qui
+pourraient en fournir la preuve; mais, tantôt le besoin de gagner de
+l'argent, puisqu'il ne me restait pas un sou de tout ce que j'avais
+gagné en France; tantôt la faiblesse de mon caractère, me faisait
+prendre des engagemens, et je me séchais à la portraiture. Il en résulte
+qu'après avoir dévoué ma jeunesse au travail, avec une constance, une
+assiduité, assez rares dans une femme, aimant mon art autant que ma vie,
+je puis à peine compter quatre ouvrages (portraits compris) dont je sois
+réellement contente.</p>
+
+<p>Plusieurs des portraits que je fis néanmoins pendant mon dernier séjour
+à Rome me procurèrent quelques satisfactions, entre autres, celle de
+revoir Mesdames de France, tantes de Louis XVI, qui, dès qu'elles furent
+arrivées, me firent venir et me demandèrent de les peindre. Je
+n'ignorais pas qu'une femme artiste, qui s'est toujours montrée mon
+ennemie, je ne sais pourquoi, avait essayé, par tous les moyens
+imaginables, de me noircir dans l'esprit de ces princesses; mais
+l'extrême bonté avec laquelle elles me traitèrent m'assura bientôt du
+peu d'effet qu'avaient produit ces viles calomnies. Je commençai par
+faire le portrait de madame Adélaïde; je fis ensuite celui de madame
+Victoire.</p>
+
+<p>Cette princesse, en me donnant sa dernière séance, me dit: «Je reçois
+une nouvelle qui me comble de joie; car j'apprends que le roi est
+parvenu à sortir de France, et je viens de lui écrire, en mettant
+seulement sur l'adresse: <i>À Sa Majesté le roi de France</i>. On saura bien
+le trouver,» ajouta-t-elle en souriant.</p>
+
+<p>Je rentrai chez moi bien contente, et j'annonçai cette heureuse nouvelle
+à la gouvernante de ma fille, qui pensait comme moi; mais dans la soirée
+nous entendîmes chanter mon domestique, homme très morose, qui ne
+chantait jamais, et que nous connaissions pour être révolutionnaire.
+Nous nous disons aussitôt: «Il est arrivé quelque malheur au roi!» ce
+qui ne nous fut que trop confirmé le lendemain, quand nous apprîmes
+l'arrestation à Varennes, et le retour à Paris. La plupart de nos
+domestiques étaient vendus aux jacobins pour nous épier, ce qui peut
+expliquer comment ils étaient mieux instruits que nous de tout ce qui se
+passait en France; d'ailleurs beaucoup d'entre eux allaient attendre
+l'arrivée du courrier, qui leur en disait beaucoup plus que nous n'en
+apprenions par nos lettres.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE VIII.</h3>
+
+<p class="mid">Je quitte Rome.--La cascade de Terni.--Le cabinet de Fontana à
+Florence.--Sienne.--Sa cathédrale.--Parme.--Ma sibylle.--Mantoue.--Jules
+Romain.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Je quittai Rome le 14 avril 1792. En montant en voiture, je pleurais
+amèrement. J'enviais le sort de tous ceux qui restaient, et sur la
+route, je ne pouvais rencontrer des voyageurs sans m'écrier: «Ils sont
+bien heureux ceux-ci, ils vont à Rome!»</p>
+
+<p>J'allai coucher le premier jour à <i>Civita-Castellana</i>. En sortant de
+cette ville, le lendemain, nous vîmes de superbes rochers, puis nous
+entrâmes dans des gorges de montagnes où nous marchions au milieu des
+précipices; en tout, ce pays me parut le plus triste du monde. Il n'en
+fut pas de même du chemin qui conduit à Narni; ce chemin est délicieux,
+des vallons remplis de vignes en berceaux, des haies de genêts et de
+chèvre-feuilles en fleurs; tout cela réjouissait les yeux. Plus loin, à
+la vérité, nous retrouvâmes des montagnes de l'aspect le plus austère et
+le plus sauvage, dont les cyprès et quelques vieux pins font le
+principal ornement. Ces rochers nous enveloppèrent jusqu'à <i>Narni</i>; mais
+à peine a-t-on traversé cette ville, dont l'aspect est très pittoresque,
+que l'on jouit du plus magnifique coup d'oeil. La scène a complètement
+changé: la route plonge sur la plus belle et la plus riche vallée, où
+s'étend à perte de vue une rivière bordée de peupliers; de la hauteur où
+nous étions, cette rivière semblait un petit ruisseau argenté, tant
+l'espace à travers lequel elle serpente est immense. Des monts lointains
+terminent l'horizon; le soleil couchant éclairait leurs cimes, ce qui
+produisait un effet enchanteur. Nous passâmes devant trois grandes croix
+noires qui se détachaient sur le fond dont je parle, et dont l'immensité
+donnait à ces monumens religieux un tel caractère, qu'ils me firent
+éprouver une sensation indicible. La seule chose que je puisse
+regretter, après avoir parcouru cette belle route, c'est de n'avoir pas
+vu le pont d'Auguste, que mon voiturin, très mauvais <i>cicerone</i>,
+négligea de me faire remarquer.</p>
+
+<p>Nous côtoyâmes cette superbe vallée jusqu'à Terni, où nous couchâmes, et
+le lendemain matin, quoique le temps fût très couvert, je voulus gravir
+la montagne pour aller voir la fameuse cascade. Je partis avec ma fille,
+deux ânes, Germain, et deux petits bonshommes qui nous montraient le
+chemin. Brunette, une baguette à la main, ne cessait de fouetter son âne
+et le mien, en sorte que, perçant le brouillard du matin, nous ne
+tardâmes pas à arriver sur le plateau qui mène à la cascade. Là nous
+nous reposâmes sur un beau gazon enrichi de fleurs et d'arbres divers.
+Une seule petite maison, un troupeau, un berger, c'est tout ce que nous
+trouvâmes dans ce lieu charmant, où l'on respire l'air le plus pur en
+jouissant de la plus belle vue du monde. J'aurais bien désiré avoir là
+ma chaumière; je m'y plaisais tant! Il n'en fallut pas moins continuer
+notre chemin pour aller voir la cascade. En traversant une roche coupée,
+nous approchâmes de ce large torrent dont la chute est si imposante;
+ensuite nous entrâmes dans un petit pavillon carré pour voir sous un
+autre aspect cette masse d'eau qui tombe bouillonnante, et dont la
+vapeur nous environnait. Ensuite nous descendîmes dans la grotte antique
+où jadis passait la cascade. On ne peut rien voir d'aussi curieux que
+les différentes pétrifications qui s'y trouvent; elles ressemblent en
+grand à celles que l'on observe à Tivoli. Je dessinai l'entrée si
+pittoresque de cette grotte, et je m'emparai de quelques petits morceaux
+pétrifiés.</p>
+
+<p>Ma curiosité sur la cascade n'étant pas encore satisfaite, et le temps
+se trouvant favorable, car le soleil commençait à percer les nuages, je
+descendis au bord de la rivière, formée par cet énorme torrent, pour
+jouir d'un point de vue dont mon imagination s'était flattée; j'espérais
+voir en face la chute d'eau, mais je ne la vis qu'en partie. Il est vrai
+que j'en fus dédommagée par le spectacle qu'offre cette grande nappe du
+bas, et le chemin qui y conduit. À gauche étaient des rochers ornés et
+nuancés par mille arbustes en fleurs; à droite, sur la rivière courante,
+de petites îles garnies d'arbres légers, qui forment des bocages
+charmans. Toutes ces îles sont séparées par des cascades multipliées,
+dont l'eau ruisselait et brillait comme des diamans au soleil, qui avait
+alors tout son éclat. Il était midi, et la chaleur était si forte que,
+lorsqu'il nous fallut remonter les rochers pour aller retrouver nos
+ânes, que nous avions laissés à trois milles de là, j'étais anéantie de
+fatigue. Brunette n'en pouvait plus; enfin nous parvînmes à rejoindre
+nos montures qui nous rapportèrent à Terni pour dîner.</p>
+
+<p>Les campagnes de Terni sont riches et belles, la ville est bien bâtie;
+mais, soit dans les églises, soit ailleurs, je n'ai rien trouvé de bien
+remarquable, sinon les restes des fondations d'un grand temple antique.</p>
+
+<p>Je ne restai qu'un jour à Terni. Le lendemain, nous passâmes la Somma,
+une des plus hautes montagnes des Apennins. Je me rappelle qu'en la
+descendant, nous vîmes dans une tour, près du chemin, plusieurs bergères
+qui chantaient en choeur une musique suave et délicieuse; ces bonnes
+fortunes ne sont pas rares en Italie.</p>
+
+<p>Le soir j'arrivai à Spolète, et j'allai voir le lendemain l'Adoration
+des Rois, grande composition de Raphaël: ce tableau, n'étant pas
+terminé, indique parfaitement la méthode du divin maître: Raphaël
+peignait d'abord les têtes et les mains; quant à ses draperies, il en
+essayait d'abord les tons avant de les terminer.</p>
+
+<p>On voit sur la montagne, à Spolète, le temple de la Concorde, dont les
+beaux fragmens antiques sont arrangés avec symétrie les uns sur les
+autres. Les colonnes, leurs chapiteaux, sont du plus beau travail grec.
+On voit aussi dans cette ville un superbe aqueduc d'une hauteur immense.</p>
+
+<p>Après Spolète, nous allâmes à Trévi, à Cétri, puis nous nous arrêtâmes à
+Foligno. Là, je trouvai encore un tableau de Raphaël, un des plus beaux
+et des plus originaux qu'il ait faits; il représente la Vierge sur des
+nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. L'enfant est plein de
+naïveté et semble en relief; la Vierge est d'une noblesse du plus grand
+style; le saint Jean, le cardinal placé à gauche, sont peints
+tout-à-fait dans le genre de Vandick, et les autres figures sont aussi
+d'une grande vérité.</p>
+
+<p>Comme j'arrivais à Perruge, qui est une belle et célèbre ville, où il
+reste quelques fortifications et quelques tombeaux antiques, on me
+décida à aller voir le combat d'un taureau contre des chiens. Ce
+spectacle, qui n'a lieu que tous les cinq ou six ans en mémoire d'une
+sainte, se donne dans une espèce d'arène, à la manière des anciens; je
+puis dire qu'il ne me réjouit pas du tout.</p>
+
+<p>En sortant de Perruge, on trouve des campagnes charmantes, que nous
+traversâmes pour aller dîner en face du lac Trasimène; puis, nous
+allâmes à <i>Cise</i>, où l'on voit sur la montagne une grande forteresse
+surmontée d'une tour, et plus haut encore, tout-à-fait sur la cime, une
+abbaye; enfin, à <i>la Combuccia</i>, Arezzo, Levane et Pietre-Fonte, pour
+arriver à Florence.</p>
+
+<p>Ce fut pour moi une grande jouissance, dès que je me retrouvai dans
+cette ville, d'aller revoir tant de chefs-d'oeuvre auxquels je n'avais pu
+donner qu'un coup d'oeil en passant pour aller à Rome. J'entrepris
+aussitôt une copie du portrait de Raphaël, que je fis <i>avec amour</i>,
+comme disent les Italiens, et qui depuis, n'a jamais quitté mon atelier.</p>
+
+<p>Un souvenir de Florence qui m'a poursuivie bien long-temps, est celui de
+la visite que je fis alors au célèbre Fontana. Ce grand anatomiste,
+comme on sait, avait imaginé de représenter jusque dans les moindres
+détails, l'intérieur du corps humain, dont toutes les parties sont si
+ingénieuses et si sublimes. Il me fit voir son cabinet, qui était rempli
+de pièces d'anatomie, faites en cire couleur de chair. Ce que j'observai
+d'abord avec admiration, ce sont tous les ligamens presque
+imperceptibles qui entourent notre oeil, et une foule d'autres détails
+particulièrement utiles à notre conservation ou à notre intelligence. Il
+est bien impossible de considérer la structure du corps de l'homme, sans
+être persuadé de l'existence d'une divinité. Quoi que aient osé dire
+quelques misérables philosophes, dans le cabinet de M. Fontana il faut
+croire et se prosterner. Jusqu'ici je n'avais rien vu qui m'eût fait
+éprouver une sensation pénible; mais, comme je remarquais une femme
+couchée de grandeur naturelle, qui faisait véritablement illusion,
+Fontana me dit de m'approcher de cette figure, puis, levant une espèce
+de couvercle, il offrit à mes regards tous les intestins, tournés comme
+sont les nôtres. Cette vue me fit une telle impression, que je me sentis
+près de me trouver mal. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de
+m'en distraire, au point que je ne pouvais voir une personne sans la
+dépouiller mentalement de ses habits et de sa peau, ce qui me mettait
+dans un état nerveux déplorable. Quand je revis M. Fontana, je lui
+demandai ses conseils pour me délivrer de l'importune susceptibilité de
+mes organes.--J'entends trop, lui dis-je, je vois trop et je sens tout
+d'une lieue.--Ce que vous regardez comme une faiblesse, me répondit-il,
+c'est votre force et c'est votre talent; d'ailleurs, si vous voulez
+diminuer les inconvéniens de cette susceptibilité, ne peignez plus. On
+croira sans peine que je ne fus pas tentée de suivre son conseil;
+peindre et vivre n'a jamais été qu'un pour moi, et j'ai bien souvent
+rendu grâce à la Providence de m'avoir donné cette vue excellente, dont
+je m'avisais de me plaindre comme une sotte au célèbre anatomiste.</p>
+
+<p>De Florence, je me rendis à Sienne, et je n'ai jamais oublié la
+charmante soirée que j'ai passée en arrivant dans cette ville, où je ne
+suis restée que très peu de temps. Mon habitude a toujours été, dès que
+je descends dans une auberge, et que j'ai commandé mon souper, d'aller
+faire une petite course à pied, qui me délasse de la voiture. Le soleil
+allait se coucher quand je partis pour me promener dans les environs de
+Sienne, et pour reconnaître les lieux. Assez près de mon auberge,
+j'aperçois une porte ouverte, qui me laisse voir un enclos et un assez
+grand canal; je descends la marche de cette porte, et je m'assieds
+dessus pour respirer la fraîcheur, dont j'avais grand besoin. Là,
+j'entendis bientôt un concert <i>nature</i>, que les nôtres sont bien loin
+d'égaler. Divers bruits harmonieux me berçaient délicieusement; à
+gauche, c'était celui de la cascade qui alimentait le canal; puis un
+léger vent agitait les branches des énormes peupliers plantés sur le
+bord de l'eau; et mille oiseaux par leurs chants, faisaient leurs adieux
+au jour. Une pluie fine se mit à tomber à petit bruit sur les feuilles;
+mais bien loin qu'elle me fît déloger, elle me sembla si bien d'ensemble
+avec toute cette douce musique, que, pendant plus de deux heures,
+j'oubliai mon souper. La fille de l'auberge, après m'avoir cherchée
+long-temps, finit par me trouver là, et vint m'arracher à mes
+jouissances. Si les propriétaires de ce bel enclos lisent par hasard
+ceci, et qu'ils reconnaissent les lieux, je les remercie aujourd'hui du
+plaisir qu'ils m'ont procuré à leur insu.</p>
+
+<p>Le lendemain je fis quelques courses dans la ville, qui est très belle
+et très bien située, sur une hauteur. On y voit des palais et des
+maisons gothiques; entre autres la maison de sainte Catherine et celle
+de je ne sais quel saint. L'hôtel-de-ville renferme des peintures
+antiques; les Augustins, une fort belle bibliothèque, et la superbe
+église bâtie par Vauvitelli, où se trouvent des tableaux de Romanelli,
+de Carlo Maratte et de Pietre Pérugin; mais ce qu'on peut admirer avant
+tout, c'est la cathédrale. Cette belle église est gothique, extrêmement
+vaste, et revêtue de marbre en dedans et en dehors. Sa voûte est couleur
+d'azur, parsemée d'étoiles d'or; les vitres du haut sont toutes peintes,
+et le pavé même est remarquable en ce que les sujets de
+l'Ancien-Testament y sont tracés. Elle est ornée par douze statues en
+marbre, représentant les douze apôtres, par de belles fresques, par des
+tableaux du Calabrèse, du Pérugin, etc., et plusieurs des chapelles ont
+été décorées par le Bernin.</p>
+
+<p>Dès que je fus revenue à Parme, où je n'avais passé que très peu de
+jours, en allant à Rome, on m'y reçut de l'Académie, à qui je donnai une
+petite tête que je venais de faire d'après ma fille. Dans la même
+semaine j'éprouvai aussi dans cette ville une satisfaction non moins
+vive. J'emportais avec moi le tableau de la Sibylle que j'avais fait à
+Naples, d'après lady Hamilton; mon projet était de le rapporter en
+France, où je comptais alors rentrer bientôt. Comme ce tableau était
+encore fraîchement peint, en arrivant à Parme, pour qu'il ne jaunisse
+pas, je le mis au jour sous châssis, attaché seulement dans l'une de mes
+chambres. Un matin, j'étais à faire ma toilette quand on m'annonça que
+sept à huit élèves peintres venaient me faire une visite. On les fit
+entrer dans la chambre où se trouvait placée ma Sibylle, et quelques
+minutes après j'allai les y recevoir. Après m'avoir parlé de tout le
+désir qu'ils avaient eu de me connaître, ils me dirent qu'ils seraient
+heureux de voir quelques-uns de mes ouvrages.--Voici un tableau que je
+viens de finir, répondis-je en montrant la Sibylle. Tous témoignèrent
+d'abord une surprise bien plus flatteuse que n'auraient pu l'être des
+paroles; plusieurs s'écrièrent qu'ils avaient cru ce tableau fait par un
+des maîtres de leur école, et l'un d'eux se jeta à mes pieds, les larmes
+aux yeux. Je fus d'autant plus touchée, d'autant plus contente de cette
+épreuve, que ma Sibylle a toujours été un de mes ouvrages de
+prédilection. Les lecteurs, en lisant ce récit, m'accusent peut-être de
+vanité: je les supplie de réfléchir qu'un artiste travaille toute sa vie
+pour avoir deux ou trois momens pareils à celui dont je parle.</p>
+
+<p>Je restai quelques jours à Parme pour revoir les églises, la
+bibliothèque, le théâtre, qui est bâti par Vignola, et rappelle
+tout-à-fait l'antique; c'est grand dommage qu'il n'ait pas été plus
+soigné; quoiqu'il soit immense, il ne s'y perd pas un son. Je vis là des
+danseurs qu'on devrait appeler des <i>tourneurs</i>; car ils ne faisaient pas
+un seul pas, et ne cessèrent de tourner comme des tontons.</p>
+
+<p>Je visitai aussi tous les palais qu'on me dit renfermer des objets
+d'arts; dans l'un d'eux, je ne sais lequel, je vis des plafonds
+d'Allegrini admirables. Je ne pouvais contempler tant de belles
+collections particulières, sans regretter que ce beau luxe, ce luxe de
+si bon goût, n'existât point en France. On peut à peine compter à Paris
+trois ou quatre cabinets d'amateurs, et combien encore diffèrent-ils de
+ceux des seigneurs italiens!</p>
+
+<p>Je quittai Parme le 1er juillet 1792; la nature alors était dans toute
+sa beauté, et ma sortie de la ville m'offrit le coup d'oeil de la plus
+belle campagne qu'on puisse voir. Sans doute le beau ciel de l'Italie
+aide à la magie du spectacle; néanmoins, ces prairies à perte de vue,
+parsemées d'arbres, autour desquels la vigne grimpe en s'entrelaçant;
+ces mille ruisseaux serpentant dans de riches vallons que terminent de
+hautes montagnes ou des collines boisées; ce grand chemin bordé de
+chênes, qui souvent sont baignés par des canaux dont mille fleurs
+champêtres ornent les bords; tout cela ravirait sous quelque ciel que ce
+fût.</p>
+
+<p>Je voulus aller à Mantoue, qui méritait bien une visite, et comme patrie
+de Virgile, et comme aînée du Capitole, car on prétend qu'elle a été
+bâtie par les Étrusques ou Toscans, trois cents ans avant la fondation
+de Rome. Cette ville, située au milieu d'un lac formé par le Mincio, est
+grande et belle. Sa magnifique cathédrale est de Jules Romain, qui,
+comme on sait, était à la fois peintre, architecte et sculpteur. Jules
+Romain et le Primatice ont enrichi Mantoue de chefs-d'oeuvre en tout
+genre. Toutes les salles du palais ducal sont ornées par ces deux grands
+peintres et par Gonzalès. Ce palais est immense et l'un des plus riches
+que l'on puisse voir sous le rapport des arts.</p>
+
+<p>On vous fait voir à Mantoue la maison de Jules Romain; elle est située
+en face du palais Gonzalès, qui est construit aussi sur les dessins de
+ce célèbre maître. Il y a à Mantoue une Académie des beaux-arts et un
+musée de statues. L'église Saint-André renferme plusieurs beaux
+monumens, et la bibliothèque de nombreux manuscrits. Le palais du T. est
+aussi très remarquable par les peintures à fresque de Jules Romain et du
+Primatice. Ces fresques représentent des sujets héroïques et l'histoire
+de Psyché.</p>
+
+<p>Jules Romain est mort à Mantoue en 1546; mais son nom vit encore avec
+toute sa gloire dans cette ville, où il a laissé un plus grand nombre de
+chefs-d'oeuvre que partout ailleurs.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE IX.</h3>
+
+<p class="mid">Venise.--M. Denon.--Le mariage du doge avec la mer.--Madame Marini.--Les
+palais.--Le Tintoret.--Paccherotti.--Improvisateur.--Le
+cimetière.--Vicence.--Padoue.--Vérone.--Les conversazione.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Je brûlais du désir de voir Venise, où j'arrivai la veille de
+l'Ascension. Quoi qu'il m'eût été dit jusque alors sur l'aspect
+extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnèrent la juste
+idée, et j'avoue qu'il me surprit autant qu'il me charma. À la première
+vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergée; mais bientôt ces
+superbes palais, bâtis dans le style gothique, dont ces beaux canaux
+baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus
+ravissant par son originalité. J'admirai beaucoup le pont du <i>Rialto</i>
+qui est d'une seule arche de quatre-vingt-neuf pieds de longueur, et je
+me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux,
+raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garçon de
+cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-être ce pauvre enfant mourait-il de
+faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme; car sous ce
+beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde
+chantât gaiement. De même, je fus quelque temps sans m'accoutumer à
+cette quantité de barques noires qui remplacent les voitures, et dans
+lesquelles on s'embarque et l'on débarque continuellement à la porte de
+toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fût moins triste;
+mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs.</p>
+
+<p>M. Denon, que j'avais connu à Paris, ayant appris mon arrivée, vint me
+voir aussitôt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient
+de lui le plus aimable <i>cicerone</i>, et je me réjouis beaucoup de cette
+rencontre. Dès le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le
+canal où se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les
+membres du sénat étaient sur un bâtiment doré en dedans et en dehors,
+appelé <i>le Bucentaure</i>; mille barques dont plusieurs portaient des
+musiciens, l'entouraient. Le doge et les sénateurs étaient vêtus de noir
+et coiffés de perruques blanches à trois marteaux. Lorsque <i>le
+Bucentaure</i> fut arrivé au lieu fixé pour la célébration du mariage, le
+doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et dans le même
+instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de
+cet hymen solennel, qui se termine par une messe.</p>
+
+<p>Une foule d'étrangers assistaient à cette cérémonie. Je trouvai là,
+entre autres, le prince auguste d'Angleterre, ainsi que la charmante
+princesse Joseph Monaco, qui s'apprêtait alors à retourner en France
+pour retrouver ses enfans, et que j'ai revue à Venise pour la dernière
+fois.</p>
+
+<p>Le soir de la fête, nous allâmes voir la lutte des gondoliers. On ne
+saurait se faire une idée de l'adresse et de l'activité de cette espèce
+d'hommes; c'est un spectacle fort amusant. Plus tard, la place
+Saint-Marc fut illuminée ainsi que la foire qui l'entoure.
+L'illumination et la foire ont lieu pendant quinze jours.</p>
+
+<p>Le lendemain, M. Denon me présenta à son amie, madame Marini, qui depuis
+a épousé le comte Albridgi. Elle était aimable et spirituelle. Le soir
+même, elle me proposa de me mener au café, ce qui me surprit un peu, ne
+connaissant pas l'usage du pays; mais je le fus bien davantage quand
+elle me dit: «Est-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?»
+Je répondis que j'étais venue seule avec ma fille et sa gouvernante. «Eh
+bien, reprit-elle, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir
+quelqu'un; je vais vous céder M. Denon, qui vous donnera le bras, et moi
+je prendrai le bras d'une autre personne; on me croira brouillée avec
+lui, et ce sera pour tout le temps que vous séjournerez ici; car vous ne
+pouvez pas aller sans un ami.»</p>
+
+<p>Tout étrange qu'était cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il
+me donnait pour guide un de nos Français les plus aimables, non sous le
+rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, même très jeune, a
+toujours été fort laid, ce qui, dit-on, ne l'a pas empêché de plaire à
+une grand nombre de jolies femmes. Quoi qu'il en soit, <i>mon ami</i> me
+conduisit d'abord au palais pour y voir les chefs-d'oeuvre que Venise
+possède, et qui sont en grand nombre. Dans la plus grande salle des
+bâtimens de la confrérie, on s'arrête avec délice devant les belles
+pages à fresques peintes par le Tintoret. Le Crucifiement surtout est
+admirable, et ce n'est qu'à Venise qu'on peut apprécier ce grand
+peintre, qui réunit dans ses belles compositions le dessin, la couleur
+et l'expression. Il faut aussi remarquer, dans la première salle, la
+Fuite en Égypte: le paysage en est superbe.</p>
+
+<p>Nous visitâmes ensuite les églises, qui sont remplies des plus beaux
+ouvrages du Tintoret, de Paul Véronèse, des Bassan et du Titien. C'est
+dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul, qu'on voit le martyre de
+saint Pierre, composé de trois figures et de deux anges; toutes ces
+figures sont pleines d'expression, et le paysage est ravissant. L'église
+Saint-Marc, dont le lion est le symbole, est du style gothique. Les arcs
+de la façade sont soutenus par une quantité de colonnes en marbre et en
+porphyre; les chevaux dorés, si fameux, ajoutent à ces ornemens; mais
+ces chevaux, quoique antiques, sont bien loin d'être parfaits<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a>
+<a href="#footnote14"><sup class="sml">14</sup></a>. Quant
+à l'intérieur de l'église, il est impossible de détailler toutes les
+richesses qu'il renferme en tout genre; ces voûtes d'or, ces parois de
+jaspes, de porphyre, d'albâtre, de vert antique, ces tableaux, ces
+bas-reliefs, font de Saint-Marc un véritable trésor.</p>
+
+<p>M. Denon me mena aussi chez un ancien sénateur; nous vîmes là une belle
+Danaé du Corrége, sujet que ce peintre a répété plusieurs fois, et douze
+portraits au pastel de la Rosalba, qui sont admirables pour la couleur
+et la vérité. Ces portraits étant ceux de la famille du sénateur, n'ont
+jamais été déplacés, et ils sont conservés à tel point, qu'ils ont
+encore toute leur fraîcheur. Un seul suffirait pour rendre un peintre
+célèbre.</p>
+
+<p>La société que je fréquentais le plus à Venise était celle de
+l'ambassadrice d'Espagne, qui avait mille bontés pour moi. Elle me mena
+au spectacle pour le début d'une belle actrice âgée de quinze ans au
+plus, que son chant et surtout son expression, rendaient étonnante.
+J'assistai aussi au dernier concert que donnait Paccherotti, ce célèbre
+chanteur, modèle de la grande et belle méthode italienne. Il avait
+encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n'a jamais
+chanté en public. Je puis dire néanmoins qu'aucune musique n'égalait
+celle que j'ai entendue de même à Venise dans une église. Elle était
+exécutée par des jeunes filles, et ces chants si simples, si harmonieux,
+chantés par des voix si belles et si fraîches, semblaient vraiment
+célestes; les jeunes filles étaient placées dans des tribunes élevées et
+grillées; on ne pouvait les voir, en sorte que cette musique venait du
+ciel, chantée par des anges.</p>
+
+<p>Après le concert de Paccherotti, on nous prévint qu'il y avait, dans une
+salle près du théâtre, un improvisateur fameux. Je n'en avais jamais
+entendu, et cet homme me fit l'effet d'un énergumène; il courait de long
+en large, criant ses improvisations d'une telle force, qu'il en suait à
+grosse goutte; il débitait si vite outre cela, que ma fille, qui parlait
+fort bien l'italien, n'entendait pas un mot. Il nous faisait peur, tant
+il avait l'air furieux; quant à moi, je le crus fou, et tout son talent
+me parut se réduire à une pantomime effrayante.</p>
+
+<p>M. Denon, ayant vu ma Sibylle, me pria instamment de la lui laisser
+exposer chez lui, afin de la montrer à ses connaissances. Il s'ensuivit
+que beaucoup d'étrangers allèrent voir ce tableau, qui eut du succès à
+Venise, à ma vive satisfaction. M. Denon m'avait aussi priée de faire le
+portrait de son amie, madame Marini, et je pris grand plaisir à peindre
+cette jolie femme, attendu qu'elle avait infiniment de physionomie.</p>
+
+<p>Avant de quitter Venise, je voulus voir le fameux cimetière qui est
+situé aux environs de la ville. Un ami de M. Denon m'offrit de m'y
+conduire, et nous convînmes de faire cette course au clair de lune. Le
+soir même nous prîmes une barque qui nous conduisit en face du cimetière
+des Anglais. Celui-ci est fort simple; les tombes sont de pierre ou de
+marbre blanc, toutes debout. La lune, entourée de nuages, cessait
+parfois de donner sa lumière, et ces tombes alors paraissaient se
+mouvoir.</p>
+
+<p>Notre but principal était d'entrer dans l'enceinte des tombeaux
+vénitiens, dont la plupart datent de la fondation de Venise; mais,
+hélas! la porte était fermée. Nous fîmes une partie du tour de
+l'enceinte, et nous eûmes le bonheur de trouver un pan de mur abattu.
+Nous profitâmes aussitôt des pierres tombées pour en former un escalier
+qui nous facilita l'entrée de ce vaste séjour des morts. L'aspect de ce
+lieu vénérable nous imposa le plus profond silence. Nous marchâmes en
+tous sens à travers ces tombes colossales dont nous ne pouvions
+apprécier les détails à la pâle clarté de la lune, et quand nous eûmes
+vu tout ce qu'il nous était possible de voir, nous pensâmes à retourner
+à Venise; mais il fallait pour cela retrouver notre brèche. Pendant près
+d'une heure nous la cherchâmes inutilement. Aucune habitation n'est
+voisine du cimetière; nous entendions seulement la cloche d'une église
+assez lointaine, dont le son était fort mélancolique. Nous ne trouvions
+pourtant pas très gai de rester là toute la nuit. Enfin j'aperçus la
+brèche, et nous sortîmes, charmés d'aller retrouver des vivans. Nous ne
+rencontrâmes que deux soldats en faction, qui nous laissèrent passer
+sans crier <i>qui vive!</i> Ils nous prirent sans doute pour deux amans, ce
+qui est toujours fort respecté en Italie. Nous nous hâtâmes de rejoindre
+notre barque, et nous ne rentrâmes dans la ville qu'à trois heures du
+matin.</p>
+
+<p>J'ai conservé de Venise un souvenir agréable, quoique depuis j'y aie
+perdu trente-cinq mille francs; voici comment: j'avais placé sur sa
+banque mes économies de Rome et de Naples, que ma négligence m'empêcha
+de retirer à temps. M. Sacaut, que j'avais connu à Naples secrétaire
+d'ambassade auprès du baron de Talleyrand, et qui sous la république a
+été ministre de France à Florence, avait la bonté de s'occuper de mes
+affaires, afin que je pusse me livrer entièrement à ma peinture; comme
+il prévoyait mieux que moi ce qui devait bientôt se passer en Europe, il
+ne cessait de me conseiller d'écrire à Venise pour retirer mes fonds.
+«Bah! lui disais-je, des républicains n'attaqueront pas une république.»
+Il vint un matin, entre autres, comme il se trouvait sur ma table
+plusieurs lettres que je venais d'écrire pour Paris. «J'espère bien,
+dit-il, que vous avez là une lettre pour Venise?--Non.--À qui donc
+écrivez-vous tout cela?--À mes amis.--Est-ce qu'il y a des amis?
+répondit-il en hochant la tête.» On voit que le bon monsieur Sacaut
+n'était pas sentimental; mais il était mon maître en prudence et en
+politique; car lorsque l'armée française, commandée par le général
+Bonaparte, s'empara de Venise, les chevaux dorés, les tableaux, les
+trésors furent emportés ainsi que la banque. J'appris que Bonaparte
+avait dit à M. Haler, le banquier, qu'il voulait que l'on conservât mes
+fonds, et que l'on m'en payât la rente; mais, ainsi qu'il arrive souvent
+en pareil cas, Bonaparte éloigné, les assertions réitérées de M. Haler
+ne purent faire respecter l'ordre du général; mon argent fut transporté
+à Milan, et je n'ai jamais touché qu'un revenu de deux cent cinquante
+francs pour un fonds de quarante mille. Venise n'en est pas moins une
+ville bien curieuse à voir, et que je suis charmée d'avoir vue.</p>
+
+<p>Je m'arrêtai à Vicence, qui date sa fondation de 380 ans avant J.-C. Ses
+beaux palais, parmi lesquels on remarque celui des comtes Chieracati,
+ont pour la plupart été bâtis par le Palladio, et sont d'une élégance
+remarquable. La rotonde du marquis de Capra mérite aussi d'être citée.
+Elle est située sur une éminence, et Palladio en a fait un temple, aux
+quatre côtés duquel se trouvent quatre péristyles, ayant chacun six
+colonnes qui soutiennent un fronton. Au milieu est une salle ronde,
+entourée d'une galerie qui joint ces péristyles, dont les quatre points
+de vue sont admirablement diversifiés.</p>
+
+<p>À la Madone del Monte, on plane sur de belles campagnes, enrichies des
+plus beaux arbres. Dans l'intérieur de cette église, on voit un
+magnifique tableau de Paul Véronèse; il est d'une si belle couleur, et
+peint avec une telle vérité, que les figures se détachent du fond. À
+Sainte-Corone, le Baptême de Jésus, par Jean Bellin, est parfait pour le
+dessin.</p>
+
+<p>Le théâtre de Vicence est du style antique. C'est le chef-d'oeuvre du
+Palladio, qui l'a construit d'après les proportions et sur les dessins
+de Vitruve.</p>
+
+<p>La traversée de la Brenta offre l'aspect le plus agréable. D'un côté,
+ses bords sont ornés d'une multitude de palais du style de Palladio, qui
+font l'effet de temples, et dont les formes grandioses se répètent dans
+les eaux.</p>
+
+<p>Je suis allée dîner dans l'un de ces palais, chez le marquis ***;
+l'escalier même était d'un style qui me charma. Le propriétaire de cette
+belle habitation me fit une galanterie à laquelle j'étais loin de
+m'attendre; il me reçut dans une galerie où se trouvait posé, sur une
+table, une très grande quantité de gravures; une seule était placée sens
+dessus dessous sur toutes les autres; la curiosité me porta bien vite à
+la retourner, et je vis mon portrait que l'on venait de graver d'après
+celui que j'avais donné à Florence.</p>
+
+<p>On voit encore à Vicence la maison du Palladio, qui est un modèle
+d'élégance et de simplicité.</p>
+
+<p>Padoue est aussi situé sur les bords de la Brenta. Cette ville est bien
+ancienne, s'il faut en croire les habitans qui prétendent qu'elle a été
+bâtie par Antenor le Troyen. Le palais de justice ou l'hôtel-de-ville,
+est une des plus belles fabriques de l'Europe. Le salon a cent pas de
+long sur quarante de large; il est couvert de plomb, sans autre soutien
+que la muraille; on y voit les douze signes du zodiaque, et dans une
+niche, une Vierge qui a beaucoup de simplicité et de naturel.</p>
+
+<p>On trouve aux Augustins des fresques de Montigni, dont les figures et
+tous les accessoires sont de la plus grande finesse. L'église
+Saint-Antoine, qui est de style gothique, renferme un nombre infini de
+tombeaux, de bas-reliefs, et tant de marbre travaillé qu'elle en est
+fatigante; mais les fresques de Gioto, qu'on y voit, sont très bien
+composées; l'attitude simple et l'expression des figures se rapprochent
+du style des anciens. La couleur est souvent celle du Titien, sans
+pourtant en avoir la perfection. En sortant du cloître, on remarque
+plusieurs tombeaux très anciens, dont les figures sont pleines de
+simplicité, et la statue équestre d'Érasme de Narni, général vénitien.</p>
+
+<p>Dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, on admire les Évangélistes dans le
+désert, un des plus beaux tableaux du Guide; à la cathédrale, dans la
+sacristie, une Vierge du Titien, bien conservée; à Saint-Jean, plusieurs
+fresques du Titien, représentant divers miracles. Les têtes, pleines
+d'expression, sont d'une belle couleur, et la touche, le ton du paysage
+et du ciel, sont admirables. Une autre fresque gothique est aussi très
+remarquable par la vérité des têtes et l'attitude des personnages.</p>
+
+<p>Je passai toute une semaine à Vérone; c'est une grande ville, dont les
+rues sont spacieuses et bien alignées, et les maisons fort belles.
+J'allai voir d'abord les restes de l'amphithéâtre, qui a été bâti sous
+le règne d'Adrien, et que les Gaulois ont détruit; puis le dôme de
+l'église, qui est fort belle, et dans laquelle se trouve un tombeau
+antique, dont les ornemens sont du plus fin travail. Comme, en Italie,
+les églises sont ouvertes toute la journée, je fis ma tournée. J'entrai
+dans celle de Saint-Georges, où le maître-autel est décoré d'un beau
+tableau de Paul Veronèse, et d'un autre tableau de ce peintre, à droite
+en entrant. J'y vis aussi une Vierge et deux évêques de Chieralino,
+ainsi qu'un groupe d'anges; mais ce que je remarquai surtout du même
+maître, est un tableau de trois figures qui représente un concert; outre
+qu'il est peint avec le plus grand soin, les figures sont pleines de
+grâce et de naïveté.</p>
+
+<p>L'église de Sainte-Amastrasie est tout-à-fait de style gothique, avec
+des colonnes d'une belle proportion, qui produisent un grand effet;
+toutefois, je lui préfère celle de Saint-Zemon. Celle-ci est très vaste,
+et le jour, qui l'éclaire seulement par en haut, lui donne un aspect
+mystérieux et mélancolique. Je me trouvais seule dans ce temple
+silencieux, et je me plaisais à me livrer aux idées religieuses et
+douces qui s'emparaient de mon ame.</p>
+
+<p>Tous les soirs, pendant mon séjour à Vérone, j'allais à la
+<i>Conversazione</i> (on sait que c'est ainsi qu'on appelle les assemblées en
+Italie): là, nous étions réunis en assez grand nombre dans une galerie,
+les femmes assises de chaque côté, et les hommes se promenant au milieu.
+La vivacité, la gesticulation italienne, rendent ces réunions assez
+piquantes à observer; en outre, j'y rencontrais la comtesse Marioni, sa
+soeur, et la marquise de Strozi, qui toutes trois étaient fort
+spirituelles.</p>
+
+<p>Pendant les huit jours que j'ai passés à Vérone, j'ai délogé deux fois.
+Je m'étais d'abord installée dans un petit appartement, après avoir
+demandé si l'on n'y entendait point de bruit. «Aucun,» avait répondu
+l'hôtesse. Voilà que le lendemain matin, à six heures, j'entends sur ma
+tête un bacchanal épouvantable: on sautait, on jouait du violon; je
+demande ce que ce peut être?--Madame, me dit mon hôtesse, ce n'est rien
+de fâcheux. Le maître de danse de la ville loge ici dessus, et tous les
+jours les jeunes gens viennent prendre leur leçon pendant deux heures,
+voilà tout. Je trouvai que c'était assez pour me décider à chercher
+ailleurs.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE X.</h3>
+
+<p class="mid">Turin.--La reine de Sardaigne.--Madame, femme de Louis XVIII.--Je
+m'établis dans la ferme de Porporati.--Affreuses nouvelles de la
+France.--Les émigrés.--M. de Rivière vient me rejoindre.--Je vais à
+Milan.--La Cène de Léonard de Vinci.--La Madone del Monte.--Le lac
+Majeur.--Je pars pour Vienne.--M. et madame Bistri.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Mon désir étant de rentrer en France, je gagnai Turin dans cette
+intention. Mesdames de France, tantes de Louis XVI, quand je les avais
+peintes à Rome, sachant que je devais repasser par Turin, avaient eu la
+bonté de me donner des lettres pour madame Clothilde, leur nièce, reine
+de Sardaigne. Elles lui mandaient qu'elles désiraient beaucoup avoir son
+portrait fait par moi; en conséquence, dès que je fus établie je me
+présentai chez Sa Majesté. Elle me reçut fort bien, mais quand elle eut
+pris lecture des lettres de madame Adélaïde et de madame Victoire, elle
+me dit qu'elle était bien fâchée de refuser ses tantes; mais, qu'ayant
+renoncé entièrement au monde, elle ne se ferait pas peindre. Ce que je
+voyais d'elle, en effet, me semblait parfaitement d'accord avec ses
+paroles et sa résolution; cette princesse s'était fait couper les
+cheveux; elle avait sur sa tête un petit bonnet qui, de même que toute
+sa toilette, était le plus simple du monde. Sa maigreur me frappa
+d'autant plus que je l'avais vue très jeune, avant son mariage, et
+qu'alors son embonpoint était si prodigieux, qu'on l'appelait en France
+<i>le gros Madame</i>. Soit qu'une dévotion trop austère, soit que la douleur
+que lui faisaient éprouver les malheurs de sa famille, eût causé ce
+changement, le fait est qu'elle n'était plus reconnaissable. Le roi vint
+la rejoindre dans le salon où elle me recevait; ce prince était de même
+si pâle, si maigre, que tous deux faisaient peine à voir.</p>
+
+<p>J'allai aussitôt chez Madame, femme de Louis XVIII. Non seulement elle
+me reçut à merveille, mais elle arrangea pour moi des courses
+pittoresques dans les environs de Turin, qu'elle me fit faire avec sa
+dame de compagnie, madame de Gourbillon et le fils de cette dame. Ces
+environs sont très beaux; mais notre début en fait d'excursion ne fut
+pas très heureux. Nous nous mîmes en route par une chaleur extrême pour
+aller voir une chartreuse, qui est située sur de hautes montagnes. Comme
+à moitié chemin cette montagne est très rapide, nous fûmes obligés de la
+gravir à pied, et je me souviens que nous passâmes devant une fontaine,
+de l'eau la plus limpide, dont les gouttes brillaient comme des diamans,
+que les paysans nous dirent avoir une grande vertu pour plusieurs
+maladies.</p>
+
+<p>Après avoir grimpé si long-temps que nous en étions exténués, nous
+arrivâmes enfin à la chartreuse, mourant de chaud et de faim. Le couvert
+était déjà mis pour les religieux et pour les voyageurs, ce qui nous fit
+une grande joie; car on peut juger que nous attendions le dîner avec
+impatience. Comme il tardait à venir, nous pensions que l'on faisait de
+l'extraordinaire pour nous, attendu que madame nous recommandait aux
+religieux dans les lettres qu'elle nous avait données pour eux. Enfin on
+servit d'abord un plat de grenouilles au blanc, que je pris pour une
+fricassée de poulet; mais dès que j'en eus goûté, il me fût impossible
+d'en manger, quelque faim que j'eusse. Puis on apporta trois autres
+plats, frits et grillés, sur lesquels je comptais beaucoup; hélas! ce
+n'était encore que des grenouilles, si bien que nous ne mangeâmes que du
+pain sec, et ne bûmes que de l'eau, ces religieux ne buvant et ne
+donnant jamais de vin. Mon plus grand désir alors aurait été d'obtenir
+une omelette; mais il n'y avait point d'oeufs dans la maison.</p>
+
+<p>Au retour de ma visite à cette chartreuse, je vis Porporati, qui voulut
+encore que j'allasse loger chez lui. Il me proposa d'habiter la ferme
+qu'il possédait à deux lieues de Turin, où il avait quelques chambres
+très simples, mais commodes. J'acceptai cette offre avec joie, détestant
+habiter la ville, et j'allai aussitôt m'établir avec ma fille et sa
+gouvernante dans ce réduit, qui me charma. La ferme était située en
+pleine campagne, entourée de prairies et de petites rivières bordées
+d'arbres divers assez élevés, qui formaient de charmans bocages. Du
+matin au soir j'allais me promener avec délice dans des lieux
+enchanteurs et solitaires; mon enfant jouissait comme moi de cet air
+pur, de cette vie douce et tranquille que nous menions; pour comble de
+bonheur, je n'entendais d'autre bruit que celui d'un torrent qui était à
+une demi-lieue de là, et que j'allai voir. C'était une énorme chute
+d'eau qui tombait de roche en roche, et qu'entourait un bois de haute
+futaie. Nous allions le dimanche à la messe par un chemin charmant; la
+petite église avait un porche très joli, et là nous étions comme en
+plein air: entouré de cette belle nature, il semble que l'on prie mieux.
+Le soir, mon spectacle favori était celui du soleil couchant, environné
+de ses beaux nuages dorés et couleur de feu, espèce de nuages que l'on
+ne voit qu'en Italie. Ce moment était celui de mes méditations, de mes
+châteaux en Espagne; je m'abandonnais alors à la douce pensée de revoir
+bientôt la France, me berçant de l'espoir que la révolution devait enfin
+se terminer. Hélas! ce fut dans cette situation si paisible, dans cet
+état d'esprit si heureux, que le coup le plus cruel vint me frapper. La
+charrette qui apportait les lettres étant arrivée un soir, le voiturier
+m'en remit une de mon ami M. de Rivière<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a>
+<a href="#footnote15"><sup class="sml">15</sup></a>, qui m'apprenait les affreux
+événemens du 10 août, et me donnait des détails épouvantables. J'en fus
+bouleversée; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent à mes
+yeux d'un voile funèbre. Je me reprochai l'extrême quiétude, les douces
+jouissances que je venais de goûter; dans l'angoisse que j'éprouvais
+d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti
+de retourner aussitôt à Turin.</p>
+
+<p>En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu? les rues, les places
+encombrées d'hommes, de femmes de tout âge, qui se sauvaient des villes
+de France, et venaient à Turin chercher un asile. Ils arrivaient par
+milliers, et ce spectacle était déchirant. La plupart d'entre eux
+n'emportaient ni paquets, ni argent, ni même de pain; car le temps leur
+avait manqué pour songer à autre chose qu'à sauver leur vie. On m'a cité
+depuis la duchesse de Villeroi, alors très âgée, que sa femme de
+chambre, qui possédait une petite somme, venait de nourrir dans la route
+à raison de dix sous par jour. Les enfans criaient la faim à faire
+pitié; plusieurs femmes grosses, qui n'étaient jamais montées en
+charrette, n'avaient pu supporter les cahots et accouchaient avant
+terme. Enfin on ne saurait rien voir de plus déplorable. Le roi de
+Sardaigne envoya des ordres pour qu'on logeât ces infortunés et qu'on
+leur donnât à manger; mais il n'y avait point de place pour tous. Madame
+fit aussi porter de nombreux secours; nous parcourûmes la ville,
+accompagnés de son écuyer, cherchant des logemens et des vivres pour ces
+malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il en fallait. Je
+n'oublierai jamais l'impression que me fit un ancien militaire décoré de
+la croix de Saint-Louis, et qui pouvait avoir soixante-six ans. Il était
+encore bel homme, de l'aspect le plus noble. Appuyé contre une borne
+dans un coin de rue isolée, il ne demandait rien à personne: il serait
+plutôt mort de faim, je crois, que de s'y décider, mais le malheur
+profond empreint sur sa figure appelait l'intérêt dès la première vue.
+Nous allâmes droit à lui, nous lui donnâmes le peu d'argent qui nous
+restait, et l'infortuné nous remercia par des sanglots. Le lendemain il
+fut logé dans le palais du roi, ainsi que plusieurs autres émigrés; car
+il n'y avait plus de place dans la ville.</p>
+
+<p>On peut juger combien le cruel spectacle que je venais de voir
+redoublait mes inquiétudes sur ce qui pouvait se passer à Paris. Il
+m'était impossible de me calmer; je ne vivais pas; d'autant plus que je
+ne voyais point arriver M. de Rivière, qui m'avait écrit de l'attendre à
+Turin. Enfin l'instant qu'il avait fixé pour me rejoindre était dépassé
+de quinze jours quand il arriva, si horriblement changé que j'avais
+peine à le reconnaître. Ce qu'il venait de voir se passer sous ses yeux,
+en effet, était bien capable d'affecter à la fois l'esprit et le corps
+d'un homme; il me raconta qu'au moment où il traversait le pont de
+Beauvoisin, on y massacrait tous les prêtres, avec une fureur dont il ne
+saurait me donner une idée. Il avait été obligé de rester à Chambéry
+pour se faire soigner d'une fièvre ardente, causée par les atrocités
+dont il avait été témoin.</p>
+
+<p>Je n'osai qu'en tremblant demander des nouvelles de ma mère, de mon
+frère, de M. Lebrun et de tous mes amis. Cependant M. de Rivière me
+rassura un peu, en me disant que ma mère ne quittait plus Neuilly, que
+M. Lebrun restait assez tranquille à Paris, et que mon frère et sa femme
+étaient cachés. Quant à mes amis et à mes connaissances, le danger ne
+les avait point encore atteints; mais beaucoup d'entre eux étaient
+inquiétés.</p>
+
+<p>On imagine bien que je renonçai au projet d'aller à Paris. Je me décidai
+à rester à Turin, c'est-à-dire fort près de cette ville, pour être plus
+à portée des nouvelles. En conséquence, je louai une petite maison (ce
+qu'on appelle une vigne) sur le coteau de Montcarlier, qui domine le Pô.
+M. de Rivière vint habiter avec moi cette solitude, où nous ne pouvions
+rencontrer que de bons paysans, si pieux et si calmes, que ces braves
+gens réjouissaient le coeur et consolaient l'esprit. Nous avions un clos,
+entouré de berceaux de vignes et de figuiers. Nous montions souvent la
+forêt qui était au-dessus de mon habitation; plusieurs sentiers nous
+menaient à de petites chapelles, situées de distance en distance sur la
+hauteur du coteau, dans lesquelles nous allions les dimanches entendre
+la messe. J'avoue que les églises champêtres m'ont toujours vue prier
+avec plus de ferveur que les autres. Je me souviens que mon amie, madame
+de Verdun, me grondait souvent de ne point me montrer assez assidue au
+service divin. Certes, si je n'allais pas en France régulièrement à la
+messe, ce n'est point par irréligion; mais dans les églises de Paris, où
+il y a foule, je ne suis pas assez à Dieu. J'y vois des couleurs, des
+draperies, une multitude d'expressions diverses de physionomies, des
+effets de soleil; enfin, comme la peinture m'y poursuit, je ne puis
+prier aussi bien que je le fais dans une église de village.</p>
+
+<p>Le séjour que M. de Rivière fit dans cette solitude remit peu à peu sa
+santé. Quant à moi, je repris ma palette. Je peignis une baigneuse,
+d'après ma fille, et je vendis tout de suite ce tableau au prince
+Ysoupoff, qui vint me trouver dans ma Thébaïde.</p>
+
+<p>Quand je fus résolue à retourner à Milan, ne sachant comment reconnaître
+les bons soins que Porporati avait pris de moi, j'imaginai de lui faire
+le portrait de sa fille, qu'il adorait avec raison. Il en fut si
+enchanté qu'il grava ce portrait aussitôt et m'en donna plusieurs
+charmantes épreuves.</p>
+
+<p>À moitié chemin, sur la route de Milan, je fus arrêtée deux jours comme
+Française. J'écrivis tout de suite pour demander un permis de séjour,
+que le comte de Wilsheck, ambassadeur d'Autriche à Milan, me fit
+obtenir. J'allai l'en remercier dès que je fus installée, et je fus
+reçue par lui avec autant de bonté que de distinction. Il m'engagea
+beaucoup à me rendre à Vienne, m'assurant que ma présence y causerait
+une grande satisfaction. Comme les nouvelles que nous recevions de
+France m'obligeaient d'ajourner indéfiniment mon retour à Paris, je ne
+tardai pas à me décider, ainsi qu'on le verra, à suivre ce conseil.</p>
+
+<p>Je fus reçue à Milan de la manière la plus flatteuse; le soir même de
+mon arrivée, les jeunes gens des premières familles de la ville vinrent
+me donner une sérénade sous mes fenêtres. Je me contentais d'écouter
+avec grand plaisir, ne soupçonnant pas le moins du monde que je fusse
+l'objet de cette galanterie italienne, quand mon hôtesse monta pour me
+le dire, et m'assurer de l'extrême désir que l'on avait de me garder
+dans la ville au moins pendant quelque temps. Afin de témoigner ma
+reconnaissance d'un pareil accueil, je crus devoir m'établir pour
+plusieurs jours à Milan, où d'ailleurs je désirais voir les tableaux des
+grands maîtres, et beaucoup d'autres choses curieuses.</p>
+
+<p>Je visitai d'abord le réfectoire de l'église des <i>Grazie</i>, où se trouve
+la fameuse Cène, peinte sur mur par Léonard de Vinci. C'est un des
+chefs-d'oeuvre de l'école italienne; mais en admirant ce Christ, si
+noblement représenté, tous ces personnages, peints avec tant de vérité
+et de caractère, je gémissais de voir un aussi superbe tableau altéré à
+ce point; il a d'abord été couvert de plâtre, puis repeint dans
+plusieurs parties. Toutefois on pouvait juger de ce qu'était cette belle
+composition avant ces désastres, puisque, vue d'un peu loin, elle
+produisait encore un effet admirable<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a>
+<a href="#footnote16"><sup class="sml">16</sup></a>.</p>
+
+<p>Je m'empressai, comme on peut le croire, d'aller voir les cartons de
+l'école d'Athènes, tracés par Raphaël, et je les contemplai long-temps
+avec délices. Puis je trouvai aussi à la bibliothèque Ambroisine une
+collection de dessins très précieux; car plusieurs sont de Raphaël, de
+Léonard de Vinci et d'autres grands maîtres. Ces dessins ne sont point
+terminés, mais tout y est indiqué avec autant d'esprit que de sentiment;
+plus finis, ils auraient perdu de leur piquante originalité. On voit
+dans cette bibliothèque Ambroisine une grande quantité de médailles
+antiques, les plus intéressans manuscrits et des trésors en pierres
+rares et en marbres précieux.</p>
+
+<p>Je fis différentes excursions aux environs de Milan, une entre autres à
+la montagne de la <i>Madone del Monte</i>, où l'on voit à gauche, sur la
+hauteur, un temple; puis de distance en distance de petites chapelles
+dans lesquelles se trouvent tous les sujets de la passion. Les figures,
+grandes comme nature, sont sculptées. Elles ne sont pas d'un travail
+très fin; mais elles ont une grande vérité d'expression; une Vierge
+surtout, sculptée, plus grande que nature, qui est représentée seule et
+montant au ciel, a beaucoup de majesté et une très belle pose.</p>
+
+<p>Je suis montée jusqu'au sommet de cette montagne, d'où l'on découvre une
+vue magnifique et si étendue, que les monts voisins paraissent des
+vallons. Dans le lointain, à différentes distances, on aperçoit trois
+lacs. Celui de Côme, le plus éloigné de tous, est entouré de montagnes
+vaporeuses. Les deux autres, reflétant le ciel, étaient d'un bleu
+d'azur. Les tons variés des vallons d'un vert tendre, et des montagnes
+d'un vert foncé, font un repoussoir admirable pour le lointain. Sur le
+haut de ce Calvaire se trouve une église, environnée de sites
+enchanteurs, et d'une étendue immense; en descendant, je m'arrêtais
+souvent pour contempler cette belle végétation, ces beaux arbres et ce
+chemin pittoresque. En général, la nature de cette contrée est une des
+plus riches de l'Italie, et les environs de Milan sont si ravissans, que
+je ne cessais d'en faire des croquis.</p>
+
+<p>Quelques jours après j'allai au lac Majeur, dont la large étendue est
+environnée de montagnes boisées, et au milieu duquel se trouvent deux
+îles, l'<i>isola Bella</i> et l'<i>isola Madre</i>. J'ai habité la première, en
+ayant reçu la permission du prince Boromée, à qui elle appartient.
+L'isola Bella n'a rien de pittoresque; elle est en partie entourée de
+murailles garnies d'espaliers de pêches. L'autre île est, dit-on, plus
+jolie; mais comme je m'embarquais dans l'intention de m'y rendre, le lac
+était si furieux que je fus obligée de renoncera mon projet, et de
+profiter d'un moment de calme pour regagner la terre, d'autant que l'on
+m'assurait qu'il n'était pas rare de se trouver en danger sur ce lac.</p>
+
+<p>De retour à Milan, j'allai voir la cathédrale qui est fort belle, et
+différentes curiosités que renferment les palais, qui sont bien loin
+d'être aussi riches en tableaux que les palais de Parme, et surtout ceux
+de Bologne.</p>
+
+<p>Les promenades, aux environs de la ville, se font en voiture; les femmes
+y sont extrêmement parées, ce qui me rappelait notre Longchamp et notre
+ancien boulevard du Temple. En tout Milan me faisait bien souvent penser
+à Paris, tant par son luxe que par sa population. La salle de spectacle
+(la Scala), où j'ai entendu d'excellente musique, est immense. Je ne
+crois pas qu'il en existe de plus grande; sous ce rapport, celle de
+Naples peut seule lui être comparée.</p>
+
+<p>Je suis allée à plusieurs beaux concerts; car Milan possède toujours
+quelque fameux chanteur et quelques grandes cantatrices. Au dernier, je
+me trouvais placée à côté d'une Polonaise très belle et très aimable,
+nommée la comtesse Bistri. Comme nous nous étions mises à causer
+ensemble, je lui parlai de mon prochain départ pour Vienne. Elle me dit
+qu'elle et son mari allaient aussi se rendre dans cette ville, mais plus
+tard. Cependant tous deux me témoignèrent un grand désir de faire route
+avec moi, en sorte qu'ils eurent la bonté d'avancer l'époque de leur
+voyage, et comme j'allais en voiturin, ils poussèrent l'obligeance
+jusqu'à ne pas prendre la poste, afin de ne jamais me quitter sur le
+chemin.</p>
+
+<p>Il m'aurait été impossible de trouver des compagnons de voyage plus
+aimables. Ils me comblaient de soins, et l'on peut dire que le mari et
+la femme étaient d'une bonté rare, au point qu'ils emmenèrent avec eux
+un pauvre vieux prêtre émigré, et un autre jeune prêtre, qu'ils avaient
+trouvés en route, et qui venaient d'échapper au massacre de Pont de
+Beauvoisin. Quoique madame Bistri n'eût pour voiture qu'une diligence à
+deux places, ils mirent le vieillard entre eux deux, et le jeune homme
+derrière la voiture. Ils soignèrent ces deux infortunés, dont ils
+étaient les anges tutélaires, comme des amis, comme des parens les plus
+proches. Je fus tellement édifiée de leur conduite envers ces deux
+malheureux, que je ne puis exprimer à quel point elle m'attacha à cet
+excellent ménage, que j'ai vu constamment à Vienne.</p>
+
+<p>En faisant route pour la capitale de l'Autriche, nous traversâmes une
+partie du Tyrol. Ce chemin est grandiose et pittoresque. On y voit des
+rochers d'une majesté imposante, embellis par la plus active végétation,
+et par des chutes d'eau, brillantes comme du cristal, qui vont alimenter
+des torrens. Nous parcourûmes aussi une partie de la Styrie; à mi-côte
+de ses montagnes, on aperçoit çà et là des habitations champêtres et
+quelques châteaux, qui sont du plus charmant effet. En tout, le chemin
+occupa mes yeux agréablement, depuis Milan jusqu'à Vienne.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XI.</h3>
+
+<p class="mid">Je me loge à Vienne avec monsieur et madame Bistri.--La comtesse de
+Thoun; ses soirées.--La comtesse Kinski.--Casanova.--Le prince
+Kaunitz.--Le baron de Strogonoff.--Le comte de Langeron.--La comtesse de
+Fries, ses spectacles.--La comtesse de Schoenfeld.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Nous arrivâmes enfin dans la bonne ville de Vienne, où deux années et
+demie de ma vie devaient s'écouler d'une manière si agréable, que j'ai
+toujours su gré au comte de Wilsheck de m'avoir engagée à faire ce
+voyage. Comme monsieur, madame de Bistri et moi, nous ne voulions pas
+nous quitter, il nous fut impossible de trouver à nous loger dans la
+ville. Nous fûmes obligés d'aller nous établir dans un des faubourgs
+(qui sont plus grands que la ville), et là, je fis le portrait de
+l'aimable comtesse de Bistri, qui était une fort belle femme.</p>
+
+<p>Peu de jours après mon arrivée, j'allai dans la ville porter les lettres
+de recommandation que m'avait données le comte de Wilsheck. Dans le
+nombre, il s'en trouvait une pour le célèbre prince Kaunitz, qui avait
+été ministre sous Marie-Thérèse. Mais je me rendis d'abord chez la
+comtesse de Thoun. Elle m'invita aussitôt à ses soirées, où se
+réunissaient les plus grandes dames de Vienne, et cette maison aurait
+suffi pour me faire connaître toute la haute société de la ville. J'y
+trouvais aussi beaucoup d'émigrés de notre pauvre France: le duc de
+Richelieu, le comte de Langeron, la comtesse de Sabran et son fils, la
+famille de Polignac, et plus tard l'aimable et bon comte de Vaudreuil,
+que je fus bien joyeuse de revoir.</p>
+
+<p>Je n'ai jamais vu, rassemblées dans un salon, un aussi grand nombre de
+jolies femmes qu'il s'en trouvait dans celui de madame de Thoun. La
+plupart de ces dames apportaient leur ouvrage, et s'établissaient autour
+d'une grande table, faisant de la tapisserie. On m'appelait quelquefois
+pour me consulter sur les effets, sur les nuances; mais comme ce qui me
+fait le plus de mal aux yeux est de les attacher sur des couleurs vives,
+à la lueur des lampes ou des bougies, j'avoue que je donnais souvent mon
+avis sans regarder. En général, j'ai toujours soigné mes yeux avec une
+grande prudence, et je m'en suis fort bien trouvée, puisque, maintenant
+encore, je peins sans être obligée de prendre des lunettes.</p>
+
+<p>Parmi les jolies femmes dont j'ai parlé, il y en avait surtout trois
+remarquables par leur beauté: la princesse Linoski; la femme de
+l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, et la charmante
+comtesse Kinski, née comtesse Diedrochsten. Cette dernière avait tous
+les charmes qu'on peut avoir; sa taille, sa figure, toute sa personne
+enfin était la perfection: aussi fus-je bien surprise quand on me
+raconta son histoire, qui vraiment ressemble à un roman. Les parens du
+comte Kinski et les siens avaient arrangé entre eux de marier les jeunes
+gens, qui ne se connaissaient point. Le comte habitait je ne sais quelle
+ville d'Allemagne, et n'arriva que pour la célébration du mariage.
+Aussitôt après la messe, il dit à sa jeune et charmante femme: «Madame,
+nous avons obéi à nos parens; je vous quitte à regret; mais je ne puis
+vous cacher que depuis long-temps je suis attaché à une femme sans
+laquelle je ne puis vivre, et je vais la rejoindre.» La chaise de poste
+était à la porte de l'église; cet adieu fait, le comte monte en voiture,
+et retourne vers sa Dulcinée.</p>
+
+<p>La comtesse Kinski n'était donc ni fille, ni femme, ni veuve, et cette
+bizarrerie devait surprendre quiconque la regardait; car je n'ai point
+vu de personne aussi ravissante. Elle joignait à sa grande beauté
+l'esprit le plus aimable, et un coeur excellent; un jour qu'elle me
+donnait séance, je fis demander quelque chose à la gouvernante de ma
+fille, qui entra dans mon atelier avec un air si gai, que je lui
+demandai ce qu'elle avait. «Je viens, répondit-elle, de recevoir une
+lettre de mon mari, qui me mande que l'on m'a mise sur la liste des
+émigrés. Je perds mes huit cents francs de rente; mais je m'en console,
+car me voilà sur la liste des honnêtes gens.» La comtesse et moi, nous
+fûmes touchées d'un désintéressement aussi honorable. Quelques minutes
+après, madame Kinski me dit que ma robe de peinture lui semblait si
+commode, qu'elle voudrait bien en avoir une pareille (elle savait déjà
+que la gouvernante de ma fille me faisait ces blouses). J'offris de lui
+en prêter une. «Non, reprit-elle, j'aimerais bien mieux que vous la
+fissiez faire par madame Charot (c'était le nom de la gouvernante);
+j'enverrai la toile nécessaire.» Peu de jours après, je lui remis la
+robe. Aussitôt notre séance finie, la comtesse court à la chambre de
+madame Charot et lui donne dix louis; la bonne refuse; mais l'aimable
+comtesse les pose sur la cheminée et s'enfuit comme un oiseau, bien
+contente d'avoir au moins rendu à cette brave femme un quartier de la
+pension perdue.</p>
+
+<p>Ma coutume étant, lorsque j'arrivais dans une ville, de faire mes
+premières visites aux artistes, je n'avais pas tardé à aller voir
+Casanova, peintre très renommé dans le genre des batailles<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a>
+<a href="#footnote17"><sup class="sml">17</sup></a>. Il
+pouvait avoir soixante ans, mais il avait encore beaucoup de vigueur,
+quoiqu'il portât deux ou trois paires de lunettes les unes sur les
+autres. Il travaillait alors à divers grands tableaux, représentant les
+hauts faits du prince de Nassau. Dans l'un, on voyait le prince
+terrassant un lion; dans un autre, il écrasait un tigre; enfin, tous
+étaient de cette force, ce qui donnait une terrible idée du personnage
+qui, pour avoir fait réellement ces prodiges de valeur et beaucoup
+d'autres encore, n'en avait pas moins l'air le plus doux et le plus
+tranquille qu'on puisse voir. Quant aux tableaux dont je parle, ils
+avaient de l'effet, de la couleur, mais ils n'étaient point terminés.</p>
+
+<p>Casanova avait beaucoup d'esprit et d'originalité. Il était très bavard,
+et je l'ai vu nous amuser extrêmement aux dîners du prince Kaunitz, par
+des histoires qui souvent n'avaient aucune vérité, et qui devaient tout
+leur comique à l'imagination vive et bizarre du conteur. Il avait la
+repartie prompte et heureuse. Un jour que nous dînions chez le prince de
+Kaunitz, la conversation roulant sur la peinture, on parla de Rubens, et
+quand on eut fait l'éloge de son immense talent, quelqu'un dit que son
+instruction, qui était aussi prodigieuse, l'avait fait nommer
+ambassadeur. À ces mots, une vieille baronne allemande prend la parole,
+et dit: «Comment! un peintre ambassadeur! c'est sans doute un
+ambassadeur qui s'amusait à peindre.--Non, madame, répond Casanova,
+c'est un peintre qui s'amusait à être ambassadeur.»</p>
+
+<p>Casanova avait gagné énormément d'argent; mais son désordre était tel,
+qu'il ne lui en restait pas.</p>
+
+<p>En sortant de chez lui, je portai toutes mes lettres de recommandation.
+Je trouvai le prince de Kaunitz que je désirais beaucoup connaître. Ce
+grand ministre était alors âgé de quatre-vingt-trois ans au moins; il
+était grand, très maigre, et se tenait fort droit. Il me reçut avec une
+bonté parfaite, et m'engagea pour dîner le lendemain. Comme on ne se
+mettait à table chez lui qu'à sept heures, et que j'avais l'habitude de
+dîner seule chez moi à deux heures et demie, cette invitation et celles
+qui suivirent, tout en me flattant, me contrariaient un peu: je n'aimais
+ni à dîner aussi tard, ni à dîner avec tant de monde; car sa table,
+composée en grande partie d'étrangers, était toujours de trente
+couverts, souvent plus. Dès le premier jour dont il est question, je
+pris le parti de dîner chez moi avant de me rendre chez lui, ce que je
+m'efforçai de cacher autant qu'il m'était possible, en mettant une
+demi-heure à manger un oeuf à la coque, mais ce petit manége, dont il
+s'aperçut, le contraria; et cela, joint au soin que je pris par la suite
+pour esquiver quelques-unes de ses invitations, causait les seules
+querelles qu'il m'ait jamais faites, attendu qu'il ne tarda pas à me
+prendre en grande amitié, ce dont j'étais fort reconnaissante. Il ne
+m'appelait jamais autrement que sa bonne amie, et il voulut que ma
+Sibylle restât exposée dans son salon pendant plus de quinze jours,
+durant lesquels on le vit faire les honneurs de ce tableau à la ville et
+à la cour avec une grâce toute affectueuse pour moi.</p>
+
+<p>Le prince de Kaunitz, malgré son grand âge, avait encore une forte tête
+et un esprit plein de verve. Son goût, son jugement exquis, sa haute
+raison, étonnaient tous ses convives. Il recevait son monde
+admirablement; son unique faiblesse était de conserver la prétention de
+monter à cheval mieux que personne. Il m'invita, ainsi que plusieurs
+autres amis, à venir le voir caracoler dans son manége. La vérité est
+qu'il s'en acquittait parfaitement bien, et d'une manière fort
+surprenante à son âge. Il montait à la française: son costume et sa
+personne me rappelaient les cavaliers du temps de Louis XIV, tels que
+nous les voyons représentés dans les beaux tableaux de Wouvermans.</p>
+
+<p>Le prince de Kaunitz jouissait à Vienne de la plus grande existence; la
+gloire qu'il avait acquise comme ministre y vivait encore avec lui. Le
+premier jour de l'an et celui de sa fête, une foule immense se rendait
+chez lui pour le complimenter; nul ne s'en dispensait, et l'on aurait pu
+le croire empereur ces deux jours-là: aussi ai-je été bien surprise de
+l'indifférence des Viennois pour la perte de leur célèbre compatriote.
+J'étais encore à Vienne quand le prince de Kaunitz mourut après une
+courte maladie; à peine eut-on l'air d'être sensible à la disparition de
+ce grand homme. Quant à moi, j'en fus très affligée. Je me souviens
+qu'étant allée peu de temps après, voir pour la seconde fois un cabinet
+de figures en cire fort curieux, je fus saisie à la vue de celle du
+prince de Kaunitz couché, revêtu des habits qu'il portait, coiffé comme
+il avait l'habitude de l'être, enfin absolument tel que je l'avais vu si
+souvent chez lui. Ce spectacle, auquel je ne m'attendais nullement, me
+fit la plus douloureuse impression; car je ne connais rien de si pénible
+à voir, que les traits exacts de quelqu'un que l'on a aimé, privés
+d'activité et de vie.</p>
+
+<p>Peu de jours après mon arrivée à Vienne, je fis connaissance avec le
+baron et la baronne de Strogonoff, qui me prièrent tous deux de faire
+leurs portraits. La première se faisait aimer par sa douceur et son
+extrême bienveillance: quant à son mari, il possédait un charme
+supérieur pour animer la société; il faisait les délices de Vienne en
+donnant des soupers, des spectacles, des fêtes, où chacun se pressait de
+se faire inviter. J'ai peu connu d'hommes plus aimables, plus gais, que
+le baron de Strogonoff. Quand le désir de rire et de s'amuser lui
+prenait, il inventait toutes les folies imaginables. Un jour entre
+autres, sachant que plusieurs personnes de sa société et moi, devions
+aller visiter le cabinet de figures en cire que je n'avais pas encore vu
+alors, il s'excusa sous un prétexte de ne pouvoir nous accompagner, et,
+prenant l'avance, il va se placer dans ce cabinet derrière un piédestal,
+de manière qu'il ne laissait voir que sa tête. En parcourant la galerie
+des portraits, nous passons devant lui; mais il avait donné à ses yeux
+une telle fixité, et tant d'immobilité à tous ses traits, qu'aucun de
+nous ne le reconnaît. Après avoir visité les autres salles, nous
+repassons une seconde fois sans le reconnaître davantage; mais alors
+voilà qu'il remue et qu'il parle; nous fûmes tous effrayés, et surtout
+bien surpris de notre méprise. Elle prouve au reste combien, lorsque
+l'on peint une personne, sa physionomie ajoute à la ressemblance; c'est
+pourquoi il faut bien se garder de donner des séances trop longues, ou
+de laisser un modèle s'ennuyer.</p>
+
+<p>J'ai rarement vu jouer la comédie par des amateurs aussi bien que chez
+la baronne de Strogonoff. Les premiers rôles étaient remplis par le
+comte de Langeron, qui jouait les amoureux avec autant de grâce que de
+facilité, et qui avait une véritable passion pour la comédie. M. de
+Rivière jouait les rôles comiques d'une manière étonnante. Au reste, cet
+aimable homme<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a>
+<a href="#footnote18"><sup class="sml">18</sup></a> possédait tous les talens; aussi Doyen disait-il que
+M. de Rivière était un petit nécessaire de société. Le fait est qu'il
+peignait très bien, et copiait tous mes portraits, en grande miniature à
+l'huile; il chantait fort agréablement; il jouait du violon, de la
+basse, et s'accompagnait sur le piano. Il avait de l'esprit, un tact
+parfait, et un coeur si excellent, qu'en dépit de ses distractions, qui
+étaient fréquentes et nombreuses, il obligeait ses amis avec autant de
+zèle que de succès. M. de Rivière était petit, mince, et il a toujours
+conservé l'air si jeune, qu'âgé de soixante ans, sa taille et sa
+tournure ne lui en donnaient que trente.</p>
+
+<p>Quant à M. de Langeron, je ne puis le faire mieux connaître, qu'en
+plaçant ici le portrait qu'il a tracé de lui-même, avec la plus grande
+vérité, et qu'il ajouta à son rôle, dans la dernière pièce qu'il a jouée
+à Vienne, avant le départ du baron de Strogonoff. Ces vers donneront
+l'idée la plus juste de ce brave et aimable Français, qui, grâce à notre
+révolution, est mort chez les Russes, gouverneur d'Odessa.</p>
+
+<p><i>Portrait de M. de Langeron, fait par lui-même, et ajouté au rôle de
+Dorlange, dans la comédie des</i> Châteaux en Espagne.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> Je veux pour m'amuser faire ici mon portrait,</p>
+<p class="i8"> En bien tout comme en mal ressemblant trait pour trait.</p>
+<p class="i8"> Du moins ce sera gai si ce n'est pas trop sage.</p>
+<p class="i8"> Je dois à la nature et j'acquis par l'usage,</p>
+<p class="i8"> De la facilité, du babil, du jargon,</p>
+<p class="i8"> Plus de superficie en un mot que de fond;</p>
+<p class="i8"> Aussi, légèrement je glisse sur les choses,</p>
+<p class="i8"> Et n'approfondis point les effets et les causes.</p>
+<p class="i8"> Je suis bon, confiant jusques à l'abandon;</p>
+<p class="i8"> Aussi, je fus souvent trompé, mais pourquoi non?</p>
+<p class="i8"> J'aime mieux me livrer, hélas! que de tout craindre;</p>
+<p class="i8"> Bien plus que le trompé, le trompeur est à plaindre.</p>
+<p class="i8"> J'ai toujours adoré l'honneur et l'amitié;</p>
+<p class="i8"> Pour ces dieux j'ai tout fait, j'ai tout sacrifié.</p>
+<p class="i8"> Quant à mon caractère, il est léger sans doute;</p>
+<p class="i8"> Mais heureux sur ma foi, car de rien je ne doute</p>
+<p class="i8"> Et toujours trouve à tout un remède assuré;</p>
+<p class="i8"> Si quelque chose enfin ne va pas à mon gré,</p>
+<p class="i8"> On bien si le malheur veut verser sur ma vie</p>
+<p class="i8"> Ses poisons, ses dégoûts ou sa mélancolie,</p>
+<p class="i8"> Les rêves et l'espoir viennent avec gaîté,</p>
+<p class="i8"> Dans mon coeur tenir lieu de la réalité.</p>
+<p class="i8"> Je fus d'aimer le sexe accusé par l'envie;</p>
+<p class="i8"> Je ne m'en défends pas, je l'aime à la folie,</p>
+<p class="i8"> Et l'aimerai demain plus encor qu'aujourd'hui.</p>
+<p class="i8"> Valons-nous dans le fait quelque chose sans lui?</p>
+<p class="i8"> On m'a dit bien souvent que j'étais trop volage.</p>
+<p class="i8"> Oui, je suis, j'en conviens, plus étourdi que sage,</p>
+<p class="i8"> Et mon esprit errant en projets, en amours,</p>
+<p class="i8"> Est tout comme mon corps, il voyage toujours.</p>
+<p class="i8"> On m'a souvent aussi reproché, ce me semble,</p>
+<p class="i8"> D'avoir aimé parfois plusieurs femmes ensemble.</p>
+<p class="i8"> Eh bien! c'était tromper, dit-on... Non, car je croi</p>
+<p class="i8"> Que je les adorais toutes de bonne foi.</p>
+<p class="i8"> Du véritable amour j'ai cru que dans ma vie,</p>
+<p class="i8"> J'avais connu deux fois la triste frénésie.</p>
+<p class="i8"> Je m'en plaignais au sort; mais en me tâtant bien,</p>
+<p class="i8"> J'ai vu, je l'avouerai, qu'il n'en fut jamais rien.</p>
+<p class="i8"> Ai-je tort? Le profit est moindre que la peine.</p>
+<p class="i8"> J'ai cinq ans de l'hymen porté l'aimable chaîne;</p>
+<p class="i8"> Pendant trois, j'ai vécu comme un franc étourdi;</p>
+<p class="i8"> Mais on m'a vu depuis un excellent mari.</p>
+<p class="i8"> Quelle en est la raison? Elle existe en mon ame;</p>
+<p class="i8"> Je suis sensible et bon, un ange était ma femme.</p>
+<p class="i8"> J'ai connu la faveur sans en être enivré.</p>
+<p class="i8"> J'ai connu le malheur sans en être altéré.</p>
+<p class="i8"> J'ai beaucoup voyagé, j'ai fait beaucoup la guerre;</p>
+<p class="i8"> Comme le mouvement elle m'est nécessaire.</p>
+<p class="i8"> Je l'ai faite souvent, sans profit, sans projet,</p>
+<p class="i8"> J'ai plus cherché la gloire enfin que l'intérêt.</p>
+<p class="i8"> Je suis fat, ce n'est pas ma faute en vérité;</p>
+<p class="i8"> Je le suis devenu parce qu'on m'a gâté.</p>
+<p class="i8"> Être stable, est pour moi dans les choses futures,</p>
+<p class="i8"> Pour l'être, j'aime trop encor les aventures.</p>
+<p class="i8"> Je serai, j'en suis sûr, avant qu'il soit long-temps,</p>
+<p class="i8"> Le meilleur des maris, le meilleur des amans;</p>
+<p class="i8"> Mais j'ai besoin d'user ma fureur vagabonde,</p>
+<p class="i8"> Et quelque temps encor de parcourir le monde.</p>
+</div></div>
+
+<p>Ce portrait de M. de Langeron était celui de beaucoup de jeunes gens de
+la cour de France à l'époque de la révolution. Chez la plupart d'entre
+eux, quelque peu d'étourderie se joignait à la franchise, à la bravoure,
+et surtout à je ne sais quelle grâce d'esprit qui, s'il faut le dire, a
+totalement disparu depuis que nous sommes devenus si profonds. Le
+chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur, le comte Louis de Narbonne,
+étaient des modèles de cette grâce d'esprit dont je parle. Je ne connais
+pas de mot de courtisan plus fin que la repartie du dernier à l'empereur
+Bonaparte, qui, parlant de madame de Narbonne, lui disait: «Votre mère
+ne m'aime pas; je le sais.--Sire, répondit le comte, elle n'en est
+encore qu'à l'admiration.»</p>
+
+<p>La maison du baron de Strogonoff n'était pas la seule à Vienne où l'on
+jouât la comédie de société. La comtesse de Fries, veuve du fameux
+banquier de ce nom, avait une très jolie salle de spectacle, dans
+laquelle je l'ai vue parfaitement bien jouer les rôles de caractères. Sa
+fille, mademoiselle de Fries, avait une très belle voix, et chantait à
+merveille, en sorte que l'on donna un jour pour elle un petit opéra à
+trois acteurs. Tout alla fort bien d'abord; la scène se passait dans une
+île déserte, où deux amans s'étaient réfugiés. Mademoiselle de Fries
+jouait le rôle de la jeune fille, M. de Rivière celui de l'amant, et
+tous deux chantaient admirablement; mais vers la fin de la pièce, le
+père de l'amante arrive dans une barque. On avait collé une barbe de
+coton autour de la bouche et du menton de celui qui remplissait ce rôle;
+dès que ce jeune homme se mit à chanter, voilà que cette barbe se
+détache et lui entre dans la bouche de telle sorte, qu'il en fut
+suffoqué. Nous l'entendions crier d'une voix étouffée: J'avale ma barbe!
+j'avale ma barbe! et quoique ce grotesque accident n'eût aucune suite
+fâcheuse, l'opéra en resta là.</p>
+
+<p>Mademoiselle de Fries était excellente musicienne, et quand je fis son
+portrait, je voulus la peindre en Sapho, chantant, et s'accompagnant de
+la lyre. Son visage, sans être joli, avait infiniment d'expression. Sa
+soeur, la comtesse de Schoenfeld, était très jolie, et fashionable autant
+qu'on puisse l'être, au point que sa mère, madame de Fries, ayant un
+jour donné, dans une pièce, un rôle à son neveu, qui n'avait point l'air
+distingué, comme je me trouvais placée au spectacle à côté de madame de
+Schoenfeld, je lui demandai qui était ce monsieur?--C'est le neveu de ma
+mère, répondit-elle, ne pouvant se décider à dire: C'est mon cousin.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XII.</h3>
+
+<p class="mid">Je vais me loger dans la ville.--Portraits que je fais à
+Vienne.--Bienfaisance des Viennois.--Musée royal.--Le
+Prater.--Schoenbrunn.--Beaux parcs des environs de Vienne.--Les bals.--Le
+jour de l'an.--Le prince d'Esterhazy.--La princesse maréchale
+Lubomirska.--La comtesse de Rombec.--Mort de Louis XVI et de
+Marie-Antoinette.--Mort de madame de Polignac.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un
+logement dans l'intérieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer
+à habiter un faubourg; car pour me rendre à la ville, il me fallait
+traverser les remparts, les glacis, où le vent constant et furieux
+élevait une énorme poussière qui me faisait très mal aux yeux; aussi le
+dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort:
+le vent, la poussière et la valse. Le fait est que la traversée de ces
+remparts était alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils
+sont plantés de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une
+immense et superbe promenade.</p>
+
+<p>Je m'établis dans un logement à ma convenance, et j'y fis aussitôt le
+portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de
+Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très jolie, ainsi que ceux du
+baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en
+foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, à décider beaucoup
+de personnes à me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillé à
+Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la
+reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reçu dans cette
+ville. Non seulement les Viennois ont témoigné de l'affection pour ma
+personne, mais ils mettaient de la coquetterie à placer mes tableaux
+d'une manière qui leur fût favorable. Je me souviens, par exemple, que
+le prince Paar, à qui l'on avait porté le grand portrait que je venais
+de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita à
+venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placé dans son
+salon, et comme les boiseries étaient peintes en blanc, ce qui tue la
+peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait
+tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait
+fait faire un candélabre à plusieurs bougies, portant un garde-vue, et
+disposé de façon que toute la lumière ne se reflétait que sur le
+portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit être sensible à
+ce genre de galanterie.</p>
+
+<p>La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient
+alors exactement la même pour le ton et pour les usages. Quant au
+peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance,
+qui n'a cessé de me réjouir les yeux pendant mon séjour dans cette
+grande ville. Soit à Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent,
+je n'ai jamais rencontré un mendiant; les hommes de peine, les paysans,
+les rouliers, tous sont bien vêtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous
+un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de
+plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des
+fortunes colossales, dépensent leurs revenus de la manière la plus
+honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement
+travailler, et la bienfaisance est une vertu commune à toutes les
+classes aisées. Un de mes grands sujets d'étonnement a été, la première
+fois que j'allai au spectacle à Vienne, de voir plusieurs dames, entre
+autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges;
+je trouvais cela fort étrange; mais quand on m'eut dit que ces bas
+étaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, à voir les plus
+jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles
+tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans même regarder leur
+ouvrage et avec une vitesse prodigieuse.</p>
+
+<p>Vienne, dont l'étendue est considérable, si l'on y comprend ses
+trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musée
+impérial possède des tableaux des plus grands maîtres que j'ai bien
+souvent été admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette
+dernière galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des
+tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage,
+Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'oeuvre
+de ce grand maître dans le Musée impérial.</p>
+
+<p>On a dit avec raison que le Prater était une des plus belles promenades
+connues. Elle consiste en une longue et magnifique allée dans laquelle
+circulent un grand nombre de voitures élégantes, et de chaque côté sont,
+beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allée
+des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agréable et plus
+pittoresque, c'est que son allée conduit à un bois, peu ombragé et plein
+de cerfs, si apprivoisés, qu'on les approche sans les effrayer. On voit
+encore une autre promenade sur les bords du Danube, où tous les
+dimanches se réunissent diverses sociétés bourgeoises pour y manger des
+poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi très fréquenté, surtout
+le dimanche. Ses belles allées, et les repos pittoresques que l'on
+trouve sur les hauteurs à l'extrémité du parc, en font une promenade
+charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en
+tête-à-tête, ce que l'on respecte en s'éloignant; car presque toujours
+ces promenades à Schoenbrunn sont des préludes de mariages convenus.</p>
+
+<p>Les environs de Vienne en général sont grandioses. On remarque surtout
+le parc du maréchal Lansdon, du maréchal Lassi, et celui du comte de
+Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que
+les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par
+conséquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des
+montagnes naturelles, boisées dans le haut; il s'y trouve des ravins
+profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme élégante, des
+rivières naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec
+rapidité des hauteurs.</p>
+
+<p>À Vienne, je suis allée à plusieurs bals, particulièrement à ceux que
+donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait
+appeler des fêtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle
+fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en
+tournant de la sorte, ne s'étourdissaient pas au point de tomber; mais
+hommes et femmes sont tous si bien habitués à ce violent exercice,
+qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On
+dansait souvent aussi <i>la polonaise</i>, beaucoup moins fatigante; car
+cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche
+tranquillement deux à deux. Celle-ci convient à merveille aux jolies
+femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage.</p>
+
+<p>Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur François II
+avait épousé en secondes noces Marie-Thérèse des Deux-Siciles, fille de
+la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la
+retrouvais si changée qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine à la
+reconnaître. Son nez s'était allongé, et ses joues s'étaient aplaties au
+point qu'elle ressemblait alors à son père. Je regrettai pour elle
+qu'elle n'eût pas conservé les traits de sa mère, qui, je crois l'avoir
+déjà dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France.</p>
+
+<p>Il se donnait à Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu
+plusieurs. Dans l'un d'eux, on exécuta d'abord, à grand orchestre et
+avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis
+je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de
+Marie-Thérèse, à qui j'aurais bien donné cent ans, quoiqu'elle me parût,
+à ma grande surprise, s'apprêter à chanter. Je tremblais que la pauvre
+vieille ne pût faire entendre deux notes de suite; mais dès qu'elle eut
+commencé le récitatif, son âge, sa laideur, tout disparut; son visage
+prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que
+nous étions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupéfaite; je
+croyais assister à l'opération d'un miracle.</p>
+
+<p>Le premier jour de l'an est très brillant à Vienne. On voit alors une
+grande quantité de Hongrois dans leur élégant costume, ce qui leur sied
+à merveille, attendu qu'en général ils sont grands et bien faits. Un des
+plus remarquables était le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, monté
+sur un cheval richement caparaçonné, couvert d'une housse parsemée de
+diamans. L'habit du prince était d'une richesse analogue, et comme il
+faisait grand soleil, les yeux étaient vraiment éblouis d'une telle
+magnificence.</p>
+
+<p>Une société fort agréable, était celle des Polonaises; presque toutes
+sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On
+les trouvait réunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que
+j'avais connue à Paris, à l'époque où je fis le portrait de son neveu en
+Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup à Vienne. Elle
+tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, où elle
+donnait de très beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une
+grande réunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui
+recevait à merveille. Son mari était fort aimable, et leur fils, que je
+connus alors, a été depuis ministre à Pétersbourg.</p>
+
+<p>Une personne que je retrouvais avec bonheur à Vienne, c'était madame la
+comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait été parfaite pour
+moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller
+souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant
+prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans
+un salon.</p>
+
+<p>Je fréquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur
+du comte de Cobentzel. Madame de Rombec était la meilleure des femmes;
+elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur à
+soulager les malheureux: c'était chez elle que se faisaient toutes les
+quêtes, que se tiraient toutes les loteries destinées à secourir les
+infortunés; elle mettait à ces bonnes oeuvres tant de grâce et de zèle,
+qu'il était impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarqué, au
+reste, que les quêtes faites dans les salons, sont un des moyens les
+plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvé
+l'usage établi dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens
+qu'à Rome, où je passais souvent la soirée chez la douce et bonne lady
+Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse à la main, et faire le
+tour de son cercle, qui était fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de
+moi, voyant que j'avais préparé mon offrande: «Non, me dit-elle, je
+quête pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui
+vient de perdre au jeu tout ce qu'il possédait; c'est à nous seuls de le
+secourir.» Je trouvai ce mot bien anglais.</p>
+
+<p>La comtesse de Rombec réunissait dans son salon la société la plus
+distinguée de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich
+avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'était
+alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvé l'aimable prince de
+Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimée
+avec l'impératrice Catherine II, et me donnait le désir de voir cette
+grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le
+charmant visage n'avait pas changé. Sa mère, madame de Polignac,
+habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est là qu'elle
+apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santé en fut
+très altérée; mais lorsqu'elle reçut l'affreuse nouvelle de celle de la
+reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante
+figure était devenue méconnaissable, et que l'on pouvait prévoir sa fin
+prochaine. Elle mourut en effet peu de temps après, laissant sa famille
+et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittée, inconsolables de sa
+perte.</p>
+
+<p>Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en
+France dut être affreux pour elle, par la douleur que j'en éprouvai
+moi-même. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus
+depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y
+trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait
+guillotinées; on prenait même grand soin dans ma société de me cacher
+tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible événement par mon
+frère, qui me l'écrivit sans ajouter aucun détail. Le coeur navré, il me
+dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur
+l'échafaud! Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de
+faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder
+cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus
+aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIII.</h3>
+
+<p class="mid">Huitzing.--La princesse Lichtenstein.--Les corbeaux.--Je me décide à
+aller en Russie.--Le prince de Ligne me prête le couvent de Caltemberg
+que je vais habiter.--Vers du prince de Ligne.--Portrait en vers du
+prince de Ligne par M. de Langeron.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Sitôt que le printemps était venu, j'avais loué une petite maison dans
+un village des environs de Vienne, où j'avais été m'établir. Ce village,
+nommé Huitzing, touchait presque le parc de Schoenbrunn. La famille de
+Polignac l'habitait, et quoique sa situation le rendît agréable dès ce
+temps, j'ai su depuis, par madame de Rombec, qu'il s'est fort embelli,
+et qu'elle-même y possédait une habitation ressemblante à la maison
+carrée de Nîmes.</p>
+
+<p>J'apportai à Huitzing le grand portrait que je faisais alors de la
+princesse Lichtenstein pour le terminer. Cette jeune princesse était
+très bien faite; son joli visage avait une expression douce et céleste,
+qui me donna l'idée de la représenter en Iris. Elle était peinte en
+pied, s'élançant dans les airs. Son écharpe, aux couleurs de
+l'arc-en-ciel, l'entourait, en voltigeant autour d'elle. On imagine bien
+que je la peignis les pieds nus; mais lorsque ce tableau fut placé dans
+la galerie du prince, son mari, les chefs de la famille furent très
+scandalisés de voir que l'on montrât la princesse sans chaussure, et le
+prince me raconta qu'il avait fait placer dessous le portrait une jolie
+petite paire de souliers, qui, disait-il aux grands parens, venaient de
+s'échapper et de tomber à terre.</p>
+
+<p>Les bords du Danube sont superbes et m'offraient tous les moyens de
+satisfaire mon goût pour les promenades solitaires et pittoresques. J'en
+découvris une un jour, où, de l'autre côté de la rive, en face de moi,
+s'élevait un superbe groupe d'arbres, que les nuances de l'automne
+enrichissaient de tons riches et variés, et d'où j'apercevais à gauche,
+dans le lointain, la haute montagne du Caltemberg. Charmée de ce
+magnifique paysage, je m'établis sur les bords du fleuve, je prends mes
+pastels, et je me mets à peindre ces beaux arbres et ce qui les
+environne. Tout près d'eux était une cahute en planches, et je voyais
+sur le Danube un petit bateau, qu'un homme dirigeait fort doucement dans
+l'intention de tuer des corbeaux. Quelques minutes ensuite,
+effectivement, cet homme tire son coup de fusil, abat un de ces oiseaux,
+qu'il prend et qu'il place sur la planche de son bateau; mais dans
+l'instant même une énorme nuée de corbeaux arrive à tire-d'aile; leur
+nombre était tel, que l'homme eut peur et courut se cacher dans sa
+petite baraque, en quoi je pense qu'il agit prudemment; car je n'ai pas
+le moindre doute que les corbeaux, furieux du meurtre de leur camarade,
+ne l'eussent assailli de manière à le tuer. L'homme enfui, ces pauvres
+bêtes s'approchèrent du corbeau blessé à mort, le prirent, et
+l'emportèrent sur les branches d'un des plus grands arbres. Alors
+commencèrent des cris, des croassemens si violens, qu'on ne peut en
+donner une idée. Je restai deux ou trois heures à peindre les arbres où
+ils étaient perchés, et lorsque j'eus fini mon étude, leur fureur
+n'était point calmée. Cette scène, qui me surprit beaucoup, me jeta dans
+je ne sais quelle rêverie sur l'espèce humaine, qui, je dois l'avouer,
+était toute à l'avantage des corbeaux.</p>
+
+<p>J'étais heureuse à Vienne autant qu'il est possible de l'être loin des
+siens et de son pays. L'hiver, la ville m'offrait une des plus aimables
+et des plus brillantes sociétés de l'Europe, et quand le beau temps
+revenait, j'allais jouir avec délice du charme de ma petite retraite. Je
+ne pensais donc nullement à quitter l'Autriche avant qu'il fût possible
+de rentrer en France sans danger, lorsque l'ambassadeur de Russie et
+plusieurs de ses compatriotes me pressèrent vivement d'aller à
+Pétersbourg où l'on m'assurait que l'impératrice me verrait arriver avec
+un extrême plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m'avait dit de
+Catherine II m'inspirait un grand désir de voir cette souveraine. Je
+pensais avec raison, d'ailleurs, que le plus court séjour en Russie
+complèterait la fortune que je m'étais promis de faire avant de
+retourner à Paris; je me décidai donc à faire ce voyage.</p>
+
+<p>Je m'occupais de mes préparatifs pour quitter Vienne, et j'allais me
+mettre en route dans peu de jours, quand le prince de Ligne vint me
+voir. Il me conseilla d'attendre la fonte des neiges, et pour m'engager
+à rester encore, il m'offrit d'aller habiter, sur la montagne de
+Caltemberg, l'ancien couvent qui lui avait été donné par l'empereur
+Joseph II. Connaissant mon goût pour les lieux élevés, il me tenta en me
+parlant de Caltemberg comme de la plus haute montagne des environs de
+Vienne, et je ne résistai pas à l'envie d'y passer quelque temps.</p>
+
+<p>J'allai donc prendre avec ma fille, sa gouvernante et M. de Rivière, le
+chemin horrible et rocailleux qui conduit à ce couvent. Nous le fîmes à
+pied, les cahots de la cariole n'étant pas supportables, en sorte que
+nous arrivâmes très fatigués. Le gardien et sa femme, à qui le prince
+nous avait fortement recommandés, eurent pour nous les soins les plus
+empressés. Tous les bâtimens qu'avaient occupés anciennement les
+religieux existaient encore. On prépara aussitôt nos chambres, qui
+n'étaient autre chose que de petites cellules distantes les unes des
+autres. Pendant ces arrangemens, j'allai me reposer sur un banc, d'où
+l'on avait une vue magnifique. Je planais sur le Danube, coupé par des
+îles qu'embellissait la plus belle végétation, et sur des campagnes à
+perte de vue; enfin c'était l'immensité, et l'on peut remarquer que les
+religieux avaient le bon esprit d'habiter toujours des lieux fort
+élevés. Privés des jouissances du monde, au moins goûtaient-ils le
+charme qu'on éprouve à respirer un air pur en contemplant une nature
+grandiose. Je le goûtais moi-même alors, d'autant plus qu'il faisait un
+temps admirable. Je me reposai promptement de mes fatigues; et je courus
+de l'autre côté de la montagne, où, de la lisière d'un bois,
+j'apercevais dans le fond un village très peuplé que traversait une
+petite rivière courante et limpide; enfin, j'étais ravie de me trouver
+là: je préférais la cellule que j'allais habiter à tous les salons du
+monde, et je bénissais ce bon prince de Ligne en regrettant bien qu'il
+ne fût pas témoin de mon bonheur.</p>
+
+<p>Je suis restée trois semaines dans ce beau lieu. M. de Rivière, plus
+citadin que moi, allait souvent à la ville, mais nous n'en avons pas
+moins fait ensemble de charmantes promenades sur la montagne. Ma fille
+venait quelquefois s'asseoir avec moi sur le banc dont j'ai parlé, où
+nous attendions le clair de lune. Je me souviens qu'un soir, l'heure de
+son coucher approchant, elle me dit: «Maman, tu trouves que cela fait
+rêver; pour moi, je trouve que cela donne envie de dormir.»</p>
+
+<p>Les grandes salles du couvent étaient restées intactes dans leur
+construction; depuis, le prince les a fait meubler pour y donner de très
+belles fêtes. Les bals durant une partie de la nuit, les dames restaient
+tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces
+immenses salons. Pour mon goût, Caltemberg, tel qu'il était quand je
+l'ai habité, me plaisait infiniment mieux qu'à l'époque où se donnaient
+toutes ces fêtes. Je retrouve des vers que le prince de Ligne m'adressa
+lorsque j'allai m'établir sur sa charmante montagne.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i12"> À MADAME LEBRUN.</p>
+<br>
+<p class="i12"> Pour avoir fait à l'empyrée</p>
+<p class="i12"> Le même vol que Prométhée,</p>
+<p class="i12"> Vous méritez punition.</p>
+<p class="i12"> À ce mont soyez attachée.</p>
+<p class="i8">Par un vautour au lieu d'être ici déchirée,</p>
+<p class="i8">De vous nous voulons bien avoir compassion;</p>
+<p class="i12"> De caresses soyez mangée:</p>
+<p class="i12"> Par notre amour soyez clouée;</p>
+<p class="i12"> Et par notre admiration</p>
+<p class="i12"> Pour toujours en ces lieux fixée.</p>
+<p class="i12"> Près de votre habitation</p>
+<p class="i12"> De la voûte azurée</p>
+<p class="i12"> Dont vous semblez être échappée,</p>
+<p class="i12"> Oubliez votre nation,</p>
+<p class="i12"> Par votre génie honorée,</p>
+<p class="i8">Mais à présent, pays de désolation!</p>
+<p class="i12"> Que ma montagne fortunée</p>
+<p class="i12"> Par la fière possession</p>
+<p class="i8">Des talens dont la terre est ravie, étonnée,</p>
+<p class="i10">Soit par nos chants à jamais célébrée.</p>
+</div></div>
+
+<p>Certes, on peut dire qu'une trop flatteuse exagération a dicté ces vers
+à l'aimable prince de Ligne; mais en voici faits sur lui-même, pour
+lesquels le poète n'a laissé parler que la vérité.</p>
+
+<p> <i>Vers faits sur le prince de Ligne par M. de Langeron, en 1790</i>.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i8"> De Mars et d'Apollon tu vois le favori,
+<p class="i12"> Et de Vénus le serviteur fidèle.
+<p class="i8"> Es-tu bon citoyen? ce sera ton ami.
+<p class="i12"> Es-tu soldat? ce sera ton modèle.
+<p class="i10"> Es-tu triste? ses soins calmeront ta douleur.
+ <p class="i10"> Es-tu femme? bientôt il sera ton vainqueur.</p>
+</div></div>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIV.</h3>
+
+<p class="mid">Je quitte Vienne.--Prague.--Les églises.--Budin.--Dresde.--Les
+promenades.--La galerie.--Raphaël.--La forteresse de
+Koenigsberg.--Berlin.--Reinsberg.--Le prince Henri de Prusse.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Après avoir séjourné à Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche
+19 avril 1795 pour me rendre à Prague où j'arrivai le 23 avril, par une
+route très belle.</p>
+
+<p>Ce que nous remarquâmes d'abord en entrant dans la capitale de la
+Bohême, ville grande et bien bâtie, ce fut le pont placé sur la rivière
+qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est très
+beau et très long; car il a vingt-quatre arches.</p>
+
+<p>Je commençai par aller voir les églises. La première que je visitai,
+Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admiré un beau tableau de Rubens,
+qui représente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage,
+qui est très noirci, mais qui a de beaux détails.</p>
+
+<p>On trouve au maître-autel de la cathédrale un superbe tableau de Gérard
+de la Notte, qui représente sainte Anne écrivant, et la Vierge tenant
+l'enfant Jésus. Ces trois figures sont de la plus grande vérité. Le
+style en est parfait, de même que celui des draperies. Le fond aussi est
+du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile;
+les bas-reliefs sont extrêmement soignés; enfin cet ouvrage est un des
+plus finis de ce maître. À gauche du maître-autel, on voit un tableau de
+Lairesse, représentant un martyr; les figures du second et du troisième
+plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composé
+et bien peint.</p>
+
+<p>Cette cathédrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchés, qui
+sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est
+saint Népomucène; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands
+que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, représentant le saint,
+que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on
+conserve dans l'église la cotte de mailles en fer de saint Népomucène,
+et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique.</p>
+
+<p>Le palais de l'archiduchesse Marianne est très grand et très beau; il me
+rappelait celui du roi de Naples.</p>
+
+<p>La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine;
+mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restée
+qu'un jour à Prague, désirant arriver à Dresde le plus tôt possible.</p>
+
+<p>Sur notre route, nous passâmes à Budin dont les environs sont charmans.
+Cette ville est déserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y
+rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore
+en très petit nombre.</p>
+
+<p>Enfin nous arrivâmes à Dresde, après avoir passé la Corniche, chemin
+fort étroit, sur une grande hauteur, d'où l'on côtoie l'Elbe qui coule
+dans un fond très spacieux. Dresde est une jolie ville, bien bâtie, mais
+à cette époque elle était très mal pavée; l'Elbe la traverse. Ses
+environs sont charmans, principalement le Plaone, d'où l'on découvre une
+vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectés de
+l'odeur des pipes. C'est là que les bourgeois viennent, surtout le
+dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dîner,
+et sitôt leur repas terminé, ils se mettent tous à fumer, ce qui
+désenchantait, pour moi, ces délicieuses promenades. Cet inconvénient, à
+la vérité, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus,
+et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc
+Antoine, le grand jardin de l'électeur et le jardin de Hollande, comme
+les plus remarquables.</p>
+
+<p>J'allai à l'église catholique pour voir un très beau tableau de Mengs,
+qui représente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivée, je visitai
+enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne
+dément point sa grande célébrité; il est bien certain que c'est la plus
+belle de l'Europe. J'y suis retournée bien souvent, toujours plus
+convaincue de sa supériorité, en admirant le nombre immense de
+chefs-d'oeuvre qu'elle renferme.</p>
+
+<p>Ces chefs-d'oeuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers
+propres à en donner l'idée pour que j'entre ici dans aucuns détails. Je
+dirai seulement que là comme partout on reconnaît combien Raphaël
+s'élève au-dessus de tous les autres maîtres. Je venais de visiter
+plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui
+me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire
+éprouver l'art du peintre. Il représente la Vierge, placée sur des
+nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Cette figure est d'une
+beauté, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracée. Le visage
+de l'enfant, qui est charmant, porte une expression à la fois naïve et
+céleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle
+couleur. À la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractère de
+vérité est admirable; ses deux mains surtout sont à remarquer. À gauche
+est une jeune sainte, la tête baissée, qui regarde deux anges placés en
+bas du tableau. Sa figure est pleine de beauté, de candeur et de
+modestie. Les deux petits anges sont appuyés sur leurs mains, les yeux
+levés vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs
+têtes ont une ingénuité et une finesse dont il est impossible de donner
+l'idée par des mots<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a>
+<a href="#footnote19"><sup class="sml">19</sup></a>.</p>
+
+<p>Après être restée très long-temps en adoration devant ce chef-d'oeuvre,
+je repassai pour sortir de la galerie par les mêmes salles que je venais
+de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maîtres avaient
+perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais
+l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de
+Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts à la noble simplicité, et
+toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu.</p>
+
+<p>Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle
+renferme des chefs-d'oeuvre des grands maîtres de toutes les écoles. On
+peut dire que toute la peinture est là, et que l'art ne possède pas un
+nom célèbre qui n'y soit inscrit. Tout en évitant de donner ici un
+catalogue, je parlerai d'un saint Jérôme de Rubens, qui m'a semblé un de
+ses ouvrages supérieurs, et d'une salle remplie de portraits et de
+tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vérité enchanteresse. Les pastels
+notamment ont une grâce et un moelleux qui rappelle tout-à-fait le
+Corrège.</p>
+
+<p>L'électeur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle,
+qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir
+mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner
+combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute
+faveur, que j'étais loin d'attendre et de mériter.</p>
+
+<p>La bibliothèque de Dresde est très belle; on y voit, outre des livres
+rares, une grande quantité de porcelaines très précieuses, et de très
+beaux antiques.</p>
+
+<p>Le trésor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en
+perles fines.</p>
+
+<p>Une chose fort curieuse à voir, ce sont les salles qui renferment les
+armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le
+chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son épée, le casque et la cuirasse
+d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne
+peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut
+trois hommes pour la soulever.</p>
+
+<p>Nous allâmes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut
+de cette partie. Notre chemin nous conduisit à un petit village nommé
+Krebs, bâti sur une montagne, entouré de collines très fertiles, et de
+beaux bois de cyprès et de sapins. Nous nous y arrêtâmes pour jouir
+d'une superbe vue, qui vous montre, à droite, la ville de Dresde,
+Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et à gauche la magnifique
+forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle
+aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux là, loin des
+villes.</p>
+
+<p>Nous arrivâmes à la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du
+monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un
+puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans
+l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est très bonne à boire. Tout
+concourt à faire de cette place forte un lieu de défense admirable; de
+son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blé, et sur
+d'excellens pâturages. Elle est entourée de canons, et le magasin à
+poudre est placé au milieu d'un bois qui la touche.</p>
+
+<p>Dans l'intention sans doute de nous prémunir contre les dangers que nous
+pouvions courir à une telle élévation, on nous raconta dans cette
+forteresse plusieurs événemens arrivés par suite d'imprudence: une
+nourrice et son enfant étaient tombés de trois cents pieds dans l'Elbe;
+on sauva l'enfant, mais la femme fut tuée. Le vent est si furieux sur
+cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la
+précaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce
+soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut
+l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large
+et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-là l'électeur
+donnait à dîner à Koenigstein; il aperçut l'étourdi qu'il fit lier avec
+des cordes, et rentrer par la fenêtre.</p>
+
+<p>La vue que l'on découvre de cette belle forteresse est d'une immensité
+vraiment prodigieuse.</p>
+
+<p>Étant très pressée de me rendre à Pétersbourg, j'allai directement de
+Dresde à Berlin, où je ne suis restée que cinq jours, car mon projet
+était d'y revenir et d'y séjourner à mon retour de Russie, pour y voir
+la charmante reine de Prusse.</p>
+
+<p>Berlin, comme on sait, est une très belle ville, mais pas assez peuplée
+pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est
+traversée par la Sprée, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs
+édifices y sont très remarquables. Le palais du roi est superbe; celui
+du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des bâtimens
+de l'arsenal et de l'église catholique qui a la forme de la rotonde, et
+d'un grand nombre de palais. La salle de la comédie se trouve placée
+entre deux églises. Les dehors de la salle de l'Opéra, qui est très
+grande, sont simples et d'une belle architecture.</p>
+
+<p>La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est
+parfaitement alignée, et l'on trouve à son extrémité une porte ornée de
+huit colonnes, qui conduit à Charlottenbourg. Ce parc est magnifique,
+plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promène à
+pied, à cheval et en voiture. En allant à cette belle promenade, on peut
+voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme
+<i>Belle-Vue</i>.</p>
+
+<p>Charlottenbourg est un village à trois quarts d'heure de chemin de
+Berlin. Le roi y possède un château superbe, dont les appartenons sont
+fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois,
+japonais, et l'ordonnance de tous est de très bon goût. Le théâtre a
+quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques
+tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui
+représente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apôtres est le
+portrait du peintre.</p>
+
+<p>J'ai admiré à Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du
+roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues
+antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de
+plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intérêt que
+toute autre chose, c'est la chambre du grand Frédéric. La mémoire de ce
+prince vous suit partout à Berlin et à Potsdam, où je suis allée aussi
+m'asseoir sur le banc où s'asseyait le grand capitaine. C'est de là
+qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute
+à ces hautes pensées qui importaient tant au sort de l'Europe.</p>
+
+<p>Après avoir séjourné cinq jours à Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour
+aller à Reinsberg, résidence du prince Henri, située à vingt lieues de
+la capitale. Nous fîmes cette route fort lentement, le chemin n'étant
+que sable. On côtoie plusieurs forêts et des plaines bien cultivées; en
+général, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'à Reinsberg.
+J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le
+chevalier de Boufflers. C'était même sur une lettre que cette aimable
+femme m'avait adressée à Berlin, dans laquelle elle me disait que le
+prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrêter
+chez lui, que je m'étais décidée à ce petit voyage. J'eus tout lieu
+d'être persuadée que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le
+prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bonté
+sans égale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me présenter
+aussitôt à ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner
+le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en
+étaient au moins étonnées; mais le bon prince se chargea de toutes les
+excuses, ce qui était d'autant plus juste, à dire vrai, qu'il était le
+seul coupable.</p>
+
+<p>Le château est très bien situé, et divisé en deux parties, dont la
+famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri
+me promena dans son parc, qui est immense et très beau. Par amour pour
+les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de
+Sept-Ans, le prince y avait fait élever une énorme pyramide sur laquelle
+tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument était un temple dédié à
+l'amitié, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes
+qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha
+surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers
+en l'honneur du dévouement et de la mort généreuse de Malesherbes. Je
+n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me
+l'aurait fait connaître.</p>
+
+<p>Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au
+milieu duquel est une île qu'on prétend avoir été habitée par <i>Rémus</i>
+dont elle porte le nom.</p>
+
+<p>La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers étaient
+établis à Reinsberg; ils y sont encore restés très long-temps après mon
+départ. Le prince leur avait donné des terres, et le chevalier s'était
+fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la
+plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui
+appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies
+assez bien jouées, et plusieurs concerts; car le maître avait conservé
+toute sa passion pour la musique.</p>
+
+<p>Je ne puis dire combien j'étais triste de quitter cet excellent prince,
+que je ne devais, hélas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma
+vie. L'accueil que j'en avais reçu, les bontés dont il m'avait comblée
+pendant mon séjour chez lui, tout me rendait cette séparation pénible.
+Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dès que
+j'eus quitté Reinsberg, je fus touchée au dernier point, en découvrant
+la quantité de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture,
+sachant que je ne trouverais rien jusqu'à Riga. On avait placé des
+comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les
+coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un régiment prussien, et
+certes le bon prince dut être bien assuré que je ne mourrais pas
+d'inanition en route.</p>
+
+<p>En quittant Reinsberg, nous prîmes le chemin de la Prusse qui conduit à
+Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont très bien
+bâties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si
+sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une
+poste en sept heures, ce qui m'a obligée souvent à marcher la nuit.
+Avant d'arriver de Mariaverde à Koenigsberg, on voit la mer, et fort près
+du chemin, qui est très étroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de
+Reinsberg à Koenigsberg, d'où je repartis aussitôt pour Memel. Loin de
+s'améliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous
+marchions dans des sables horribles, côtoyant la Hafft de si près que la
+moitié de la voiture était penchée dans cette rivière. Enfin j'arrivai à
+Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour
+Pétersbourg.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XV.</h3>
+
+<p class="mid">Peterhoff.--Pétersbourg.--Le comte d'Esterhazy.--Czarskozelo.--La
+grande-duchesse Elizabeth, femme d'Alexandre.--Catherine II.--Le comte
+Strogonoff.--Kaminostroff.--Esprit hospitalier des Russes.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>J'entrai à Pétersbourg le 25 juillet 1795, par le chemin de Peterhoff,
+qui m'avait donné une idée avantageuse de la ville; car ce chemin est
+bordé des deux côtés par de charmantes maisons de campagne, entourées de
+jardins du meilleur goût dans le genre anglais. Les habitans ont tiré
+parti du terrain, qui est très marécageux, pour orner ces jardins, où se
+trouvent des kiosques, de jolis ponts, etc., par des canaux et des
+petites rivières qui les traversent. Il est malheureux qu'une humidité
+effroyable vienne le soir désenchanter tout cela; même avant le coucher
+du soleil, il s'élève un tel brouillard que l'on se croit entouré d'une
+épaisse fumée presque noire.</p>
+
+<p>Toute magnifique que je me représentais Pétersbourg, je fus ravie par
+l'aspect de ses monumens, de ses beaux hôtels et de ses larges rues,
+dont une, que l'on nomme la Perspective, a une lieue de long. La belle
+Néva, si claire, si limpide, traverse la ville chargée de vaisseaux et
+de barques, qui vont et viennent sans cesse, ce qui anime cette belle
+cité d'une manière charmante. Les quais de la Néva sont en granit, ainsi
+que ceux de plusieurs grands canaux que Catherine a fait creuser dans
+l'intérieur de la ville. D'un côté de la rivière se trouvent de superbes
+monumens, celui de l'Académie des arts, celui de l'Académie des sciences
+et beaucoup d'autres encore, qui se reflètent dans la Néva. On ne peut
+rien voir de plus beau, au clair de lune, que les masses de ces
+majestueux édifices, qui ressemblent à des temples antiques. En tout,
+Pétersbourg me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose
+de ses monumens que par le costume du peuple, qui rappelle celui de
+l'ancien âge.</p>
+
+<p>Quoique j'aie parlé plus haut du clair de lune, ce n'est pas qu'à
+l'époque de mon arrivée il me fût possible d'en jouir; car au mois de
+juillet on n'a pas à Pétersbourg une heure de nuit; le soleil se couche
+vers dix heures et demie du soir; la brune dure jusqu'au crépuscule, qui
+commence vers minuit et demi, en sorte que l'on y voit toujours clair,
+et j'ai souvent soupé à onze heures avec le jour.</p>
+
+<p>Mon premier soin fut de me reposer; car depuis Riga les chemins avaient
+été ce qu'on imagine de plus effroyables<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a>
+<a href="#footnote20"><sup class="sml">20</sup></a>; de grosses pierres posées
+les unes sur les autres nous donnaient à chaque pas des secousses
+d'autant plus violentes, que ma voiture était une des plus rudes du
+monde, et les auberges étant trop mauvaises sur cette route pour qu'il
+fût possible de s'y arrêter, nous avions marché de cahot en cahot
+jusqu'à Pétersbourg sans prendre de repos.</p>
+
+<p>J'étais bien loin de me sentir remise de toutes mes fatigues, car je
+n'habitais Pétersbourg que depuis vingt-quatre heures, lorsqu'on
+m'annonça l'ambassadeur de France, le comte d'Esterhazy. Il me dit qu'il
+allait informer tout de suite l'impératrice de mon arrivée, et prendre
+en même temps ses ordres pour ma présentation. Un instant après, je
+reçus la visite du comte de Choiseul-Gouffier. Tout en causant avec lui,
+je lui témoignai le bonheur que j'aurais à voir cette grande Catherine;
+mais je ne lui dissimulai pas la peur et l'embarras que j'éprouverais
+lorsque je serais présentée à cette princesse si imposante.
+«Rassurez-vous, me répondit-il; lorsque vous verrez l'impératrice, vous
+serez étonnée de son air de bonhomie; car, ajouta-t-il, c'est vraiment
+une bonne femme.»</p>
+
+<p>J'avoue que cette expression me surprit; je ne pouvais croire à sa
+justesse, d'après ce que j'avais entendu dire jusqu'alors. Il est vrai
+que le prince de Ligne, en nous faisant avec tant de charme la narration
+de son voyage en Crimée, nous avait conté plusieurs choses qui
+prouvaient que cette grande princesse avait autant de grâce que de
+simplicité dans ses manières; mais une <i>bonne femme</i>, on en conviendra,
+n'était pas le mot propre.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le soir même, M. d'Esterhazy, en revenant de
+Czarskozelo, où l'impératrice était établie, vint me prévenir que Sa
+Majesté me recevrait le lendemain à une heure. Une présentation aussi
+prompte, que je n'avais pas espérée, me jeta dans un extrême embarras;
+je n'avais que des robes de mousseline très simples, n'en portant point
+d'autres habituellement, et il était impossible de faire faire une robe
+parée du jour au lendemain. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il viendrait
+me prendre à dix heures précises, pour me mener déjeuner avec sa femme,
+qui habitait aussi Czarskozelo, en sorte que, lorsqu'il arriva à l'heure
+indiquée, je partis assez inquiète de ma toilette, qui vraiment n'était
+pas une toilette de cour. En entrant chez madame d'Esterhazy, en effet,
+je remarquai bien son étonnement. Toute sa politesse ne put l'empêcher
+de me dire: «Madame, est-ce que vous n'avez pas apporté une autre robe?»
+Je devins cramoisie, et j'expliquai comment le temps m'avait manqué pour
+me faire faire une robe plus convenable. Son air mécontent de moi
+redoubla mon anxiété, au point que j'eus besoin de m'armer de tout mon
+courage quand le moment d'aller chez l'impératrice arriva.</p>
+
+<p>M. d'Esterhazy me donnait le bras, et nous traversions une partie du
+parc, lorsqu'à la fenêtre d'un rez-de-chaussée j'aperçus une jeune
+personne qui arrosait un pot d'oeillets. Elle avait dix-sept ans au plus;
+ses traits étaient fins et réguliers, et son ovale parfait; son beau
+teint n'était pas animé, mais d'une pâleur tout-à-fait en harmonie avec
+l'expression de son visage, dont la douceur était angélique. Ses cheveux
+blond cendré flottaient sur son cou, sur son front. Elle était vêtue
+d'une tunique blanche, attachée par une ceinture nouée négligemment
+autour d'une taille fine et souple comme celle d'une nymphe. Telle que
+je viens de la peindre, elle se détachait sur le fond de son
+appartement, orné de colonnes, et drapé en gaze rose et argent, d'une
+manière si ravissante que je m'écriai: C'est Psyché! C'était la
+princesse Élizabeth, femme d'Alexandre. Elle m'adressa la parole, et me
+retint assez long-temps pour me dire mille choses flatteuses; puis elle
+ajouta:--«Il y a bien long-temps, madame, que nous vous désirions ici,
+au point que j'ai rêvé souvent que vous y étiez arrivée.» Je la quittai
+à regret, et j'ai toujours conservé le souvenir de cette charmante
+apparition.</p>
+
+<p>J'arrivai chez l'impératrice un peu tremblante, et me voilà tête à tête
+avec l'autocrate de toutes les Russies. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il
+fallait lui baiser la main, et conséquemment à cet usage elle avait ôté
+un de ses gants, ce qui aurait dû me le rappeler; mais je l'oubliai
+complètement. Il est vrai que l'aspect de cette femme si célèbre me
+faisait une telle impression, qu'il m'était impossible de songer à autre
+chose qu'à la contempler. J'étais d'abord extrêmement étonnée de la
+trouver très petite; je me l'étais figurée d'une grandeur prodigieuse,
+aussi haute que sa renommée. Elle était fort grasse, mais elle avait
+encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevés encadraient à
+merveille. Le génie paraissait siéger sur son front large et très élevé.
+Ses yeux étaient doux et fins, son nez tout-à-fait grec, son teint fort
+animé, et sa physionomie très mobile.</p>
+
+<p>Elle me dit aussitôt avec un son de voix plein de douceur, un peu gras
+pourtant: «Je suis charmée, madame, de vous recevoir ici; votre
+réputation vous avait devancée. J'aime beaucoup les arts, et surtout la
+peinture. Je ne suis pas connaisseur, mais amateur.» Tout ce qu'elle
+ajouta pendant cet entretien, qui fut assez long, sur le désir qu'elle
+avait que je pusse me plaire assez en Russie pour y rester long-temps,
+portait le caractère d'une si grande bienveillance, que ma timidité
+disparut, et lorsque je pris congé, j'étais entièrement rassurée.
+Seulement je ne me pardonnais pas de n'avoir pas baisé sa main, qui
+était très belle et très blanche, d'autant plus que M. d'Esterhazy m'en
+fit des reproches. Quant à ma toilette, elle ne me parut pas y faire la
+moindre attention, ou peut-être était-elle moins difficile sous ce
+rapport que notre ambassadrice.</p>
+
+<p>Je parcourus une partie des jardins de Czarskozelo, qui sont une vraie
+féerie. L'impératrice y avait une terrasse qui communiquait à ses
+appartemens, sur laquelle elle entretenait une grande quantité
+d'oiseaux; on me dit que tous les matins elle venait leur donner la
+béquée, et que c'était un de ses grands plaisirs.</p>
+
+<p>Tout de suite après m'avoir reçue, Sa Majesté témoigna l'intention de me
+faire passer l'été dans cette belle campagne. Elle commanda aux
+maréchaux-des-logis (dont l'un était le vieux prince Bariatinski) de me
+donner un appartement dans le château, désirant m'avoir près d'elle afin
+de me voir peindre. Mais j'ai su depuis que ces Messieurs ne se
+soucièrent nullement de me placer aussi près de l'impératrice; et malgré
+ses ordres réitérés, ils soutinrent toujours qu'ils n'avaient aucun
+logement disponible. Ce qui me surprit au dernier point, lorsqu'on
+m'instruisit de ce détail, c'est qu'on me dit que ces courtisans, me
+croyant du parti du comte d'Artois, craignaient que je ne fusse venue
+pour faire remplacer M. d'Esterhazy par un autre ambassadeur. Il est
+vraisemblable que M. d'Esterhazy s'entendait de tout cela avec eux; mais
+certes, il fallait bien peu me connaître pour ne pas savoir que j'étais
+trop occupée de mon art pour pouvoir donner du temps à des affaires
+politiques, lors même que je n'aurais pas eu l'aversion que j'ai
+toujours ressentie pour tout ce qui ressemble à l'intrigue. Au reste, à
+part l'honneur de me trouver logée chez la souveraine, et le plaisir
+d'habiter un aussi beau lieu, tout était gêne et contrariété pour moi
+dans un établissement à Czarskozelo. J'ai toujours eu le plus grand
+besoin de jouir de ma liberté, et, pour vivre selon mon goût, j'aimais
+infiniment mieux loger chez moi.</p>
+
+<p>L'accueil que je recevais en Russie, d'ailleurs, était bien fait pour me
+consoler d'une petite tracasserie de cour. Je ne saurais dire avec quel
+empressement, avec quelle bienveillance affectueuse, un étranger se voit
+recherché dans ce pays, surtout s'il possède quelque talent. Mes lettres
+de recommandation me devinrent tout-à-fait inutiles; non seulement je
+fus aussitôt invitée à passer ma vie dans les meilleures et les plus
+agréables maisons, mais je retrouvais à Pétersbourg plusieurs anciennes
+connaissances, et même d'anciens amis. D'abord le comte de Strogonoff,
+véritable amateur des arts, dont j'avais fait le portrait à Paris, dans
+ma très grande jeunesse. Nous nous revîmes tous deux avec un plaisir
+extrême. Il possédait à Pétersbourg une superbe collection de tableaux,
+et près de la ville, à Kaminostroff, un charmant cazin à l'italienne, où
+il donnait tous les dimanches un grand dîner. Il vint me chercher pour
+m'y conduire, et je fus enchantée de cette habitation: le cazin donnait
+sur le grand chemin, et des fenêtres on voyait la Néva. Le jardin, dont
+on n'apercevait pas les limites, était dans le genre anglais. Une
+quantité de barques arrivaient de tout côté, amenant du monde qui
+descendait chez le comte Strogonoff; car beaucoup de personnes, qui
+n'étaient point du dîner, venaient se promener dans le parc. Le comte
+permettait aussi à des marchands de s'y installer avec leurs boutiques,
+ce qui animait ce beau lieu par une foire amusante, attendu que les
+costumes des divers pays voisins étaient pittoresques et variés.</p>
+
+<p>Vers les trois heures, nous montâmes sur une terrasse couverte et
+entourée de colonnes, où le jour arrivait de toute part. D'un côté, nous
+jouissions de la vue du parc, et de l'autre, de celle de la Néva,
+chargée de mille barques plus ou moins élégantes. Il faisait le plus
+beau temps du monde; car l'été est superbe en Russie, où souvent au mois
+de juillet j'ai eu plus chaud qu'en Italie. Nous dînâmes sur cette même
+terrasse, et le dîner fut splendide, au point que l'on nous servit au
+dessert des fruits magnifiques et d'excellens melons, ce qui me parut
+devoir être un grand luxe. Dès que nous fûmes à table, une musique
+d'instrumens à vent délicieuse se fit entendre. Elle exécuta surtout
+l'ouverture d'<i>Iphigénie</i> d'une manière ravissante. Aussi fus-je bien
+surprise quand le comte Strogonoff me dit que chacun des musiciens ne
+donnait qu'une note; il m'était impossible de concevoir comment tous ces
+sons particuliers arrivaient à former un ensemble vraiment parfait, et
+comment l'expression pouvait naître d'une exécution aussi machinale.</p>
+
+<p>Après le dîner, nous fîmes une promenade charmante dans le parc; puis,
+vers le soir, nous remontâmes sur la terrasse d'où nous vîmes tirer, dès
+que la nuit fut venue, un très beau feu d'artifice que le comte avait
+fait préparer. Ce feu, répété dans les eaux de la Néva, était d'un effet
+magique. Enfin, pour terminer les plaisirs de cette journée, arrivèrent,
+dans deux petits bateaux très étroits, des Indiens qui se mirent à
+danser devant nous. Cette danse consistait à faire de si légers
+mouvemens sans bouger de place, qu'elle nous divertit beaucoup.</p>
+
+<p>La maison du comte de Strogonoff était bien loin d'être la seule qui fût
+tenue avec autant de magnificence. À Pétersbourg comme à Moscou, une
+foule de seigneurs qui possèdent des fortunes colossales, se plaisent à
+tenir table ouverte, au point qu'un étranger connu, ou bien recommandé,
+n'a jamais besoin d'avoir recours au restaurateur<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a>
+<a href="#footnote21"><sup class="sml">21</sup></a>. Il trouve partout
+un dîner, un souper, il n'a que l'embarras du choix. J'ai eu toute la
+peine possible à me dispenser d'aller souvent dîner en ville; mes
+séances, et le besoin que j'ai de dormir en sortant de table, pouvaient
+seuls me faire pardonner mes refus, tant les Russes sont enchantés que
+l'on vienne dîner chez eux.</p>
+
+<p>Ce caractère hospitalier existe aussi dans l'intérieur de la Russie où
+la civilisation moderne n'a point encore pénétré. Lorsque les seigneurs
+russes vont visiter leurs terres, qui généralement sont situées à de
+grandes distances de la capitale, ils s'arrêtent en chemin dans les
+châteaux de leurs compatriotes, où, sans être connus personnellement du
+maître de la maison, eux, leurs gens et leurs bêtes sont reçus et
+traités à merveille, quand ils devraient y rester un mois. De plus, j'ai
+vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses
+amis. Tous les trois avaient traversé les provinces les plus reculées
+ainsi qu'on aurait pu le faire dans l'âge d'or, au temps des
+patriarches. Partout on les avait logés et nourris avec tant de bonté
+que leur bourse était devenue inutile. Ils ne parvenaient seulement pas
+à faire accepter le pour-boire aux gens qui les avaient servis et qui
+avaient soigné leurs chevaux. Leurs hôtes, qui pour la plupart étaient
+des négocians ou des cultivateurs, s'étonnaient beaucoup de la vivacité
+de leurs remerciemens. «Si nous étions dans votre pays, disaient-ils,
+bien certainement vous en feriez autant pour nous.» Hélas!</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XVI.</h3>
+
+<p class="mid">Le comte de Cobentzel.--La princesse Dolgorouki.--Les tableaux
+vivans.--Potemkin.--Madame de With.--Je suis volée.--Doyen.--M. de L***.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Je profitais du reste de la belle saison pour courir un peu les
+campagnes; car l'été finit en Russie au mois d'août et il n'y a point
+d'automne. J'allais souvent me promener à Czarkozelo, dont le parc,
+bordé par la mer, est une des belles choses qu'on puisse voir. Il est
+rempli de monumens que l'impératrice appelait ses caprices. On y voit un
+superbe pont de marbre dans le style du Palladio; des bains turcs,
+trophées des victoires de Romazoff et d'Orloff; un temple à trente-deux
+colonnes, puis la colonnade et le grand escalier d'Hercule. Ce parc a
+des allées d'arbres superbes. En face du château est un long et large
+gazon au bout duquel se trouve une cerisaie où je me souviens d'avoir
+mangé des cerises excellentes.</p>
+
+<p>Le comte de Cobentzel désirait beaucoup me faire faire connaissance avec
+une femme dont j'avais entendu vanter l'esprit et la beauté, la
+princesse Dolgorouki. Je reçus d'elle un billet d'invitation pour aller
+dîner à Alexandrowski où elle avait une maison de campagne, et le comte
+vint me prendre pour m'y conduire avec ma fille. Cette maison fort
+grande était meublée sans aucune recherche; mais la rivière terminait le
+jardin, et c'était un grand plaisir pour moi que la vue de ce passage
+continuel de barques, dans lesquelles les rameurs chantaient en choeur.
+Les chants du peuple russe ont une originalité un peu barbare; mais ils
+sont mélancoliques et mélodieux.</p>
+
+<p>La beauté de la princesse Dolgorouki me frappa. Ses traits avaient tout
+le caractère grec mêlé de quelque chose de juif, surtout de profil. Ses
+longs cheveux châtain foncé, relevés négligemment, tombaient sur ses
+épaules; sa taille était admirable, et foute sa personne avait à la fois
+de la noblesse et de la grâce sans aucune affectation. Elle me reçût
+avec tant d'amabilité et de distinction, que je cédai volontiers à la
+demande qu'elle me fit de rester huit jours chez elle. L'aimable
+princesse Kourakin, avec qui je fis connaissance alors, était établie
+dans cette maison, où ces deux dames et le comte de Cobentzel faisaient
+ménage commun. La société était fort nombreuse, et personne ne songeait
+à autre chose qu'à s'amuser. Après dîner nous faisions des promenades
+charmantes dans des barques fort élégantes, ornées de rideaux de velours
+cramoisi à crépines d'or. Des musiciens nous devançaient dans une barque
+plus simple, nous charmant par leur chant, car ce chant était toujours
+d'une justesse parfaite, même dans les sons les plus élevés. Le jour de
+mon arrivée nous eûmes de la musique le soir, et le lendemain un
+spectacle charmant. On donna <i>le Souterrain</i> de Dalayrac. La princesse
+Dolgorouki jouait le rôle de Camille; le jeune de la Ribaussière<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a>
+<a href="#footnote22"><sup class="sml">22</sup></a>
+celui de l'enfant, et le comte de Cobentzel celui du jardinier. Je me
+souviens que pendant la représentation, un courrier arriva de Vienne,
+chargé de dépêches pour le comte, qui était ambassadeur d'Autriche à
+Pétersbourg, et qu'à la vue d'un homme costumé en jardinier, il ne
+voulait pas lui remettre ses dépêches, ce qui éleva dans la coulisse une
+contestation fort plaisante.</p>
+
+<p>Le petit théâtre était charmant, je voulus en profiter pour composer des
+tableaux vivans. Il nous arrivait sans cesse du monde de Pétersbourg; je
+choisissais mes personnages entre les plus beaux hommes et les plus
+belles femmes, et je les costumais en les drapant avec des schals de
+cachemire que nous avions à profusion. Je préférais les sujets graves ou
+ceux de la Bible à tout autre. Je représentai aussi de souvenir
+plusieurs tableaux connus, tels que la famille de Darius, qui réussit à
+merveille; mais celui qui obtint le plus grand succès fut celui
+d'Achille à la cour de Lycomède; je me chargeai du personnage d'Achille,
+car le plus souvent je m'habillais de manière qu'un casque et un
+bouclier suffirent pour me composer un costume fort exact. Les tableaux
+vivans amusaient extrêmement la société. L'hiver suivant ils servirent à
+varier les divertissemens du soir dans les salons de Pétersbourg. Chacun
+voulait s'y trouver placé, et je me voyais forcée de contrarier quelques
+dames qui désiraient beaucoup être en <i>exhibition</i>.</p>
+
+<p>Au bout de huit jours qui ne m'avaient paru qu'un moment, il me fallut,
+à mon grand regret, quitter la maison de la très aimable princesse
+Dolgorouki; car j'avais pris une foule d'engagemens pour des portraits à
+faire. Toutefois, je venais de former à Alexandrowski plusieurs liaisons
+qui me furent infiniment agréables pendant tout mon séjour en Russie.</p>
+
+<p>Le comte de Cobentzel était passionnément amoureux de la princesse
+Dolgorouki, sans qu'elle répondît le moins du monde à son amour; mais
+l'insouciance avec laquelle elle recevait ses soins ne parvenait point à
+l'éloigner, et, comme dit une chanson, il préférait ses rigueurs à
+toutes les faveurs des autres femmes. Ne pouvant espérer d'autre bonheur
+que celui de la voir, il voulait au moins jouir de celui-là dans toute
+sa latitude: soit à la campagne, soit à la ville, il ne la quittait
+jamais. Dès que ses dépêches, qu'il faisait avec une grande facilité,
+étaient expédiées, il volait chez elle, et s'était complètement fait son
+esclave. On le voyait courir au moindre mot, au moindre geste de sa
+divinité. Voulait-on jouer la comédie, il prenait le rôle qu'elle lui
+donnait, même lorsque ce rôle ne convenait point du tout à son physique.
+Car le comte de Cobentzel, qui paraissait avoir cinquante ans, était
+fort laid et louchait horriblement. Il était assez grand, mais très
+gros, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort actif, surtout lorsqu'il
+s'agissait d'exécuter les ordres de sa bien-aimée princesse. Au reste il
+avait de l'esprit, il était habile; sa conversation était animée par
+mille anecdotes qu'il racontait à merveille, et je l'ai toujours connu
+pour le meilleur et le plus obligeant des hommes.</p>
+
+<p>Ce qui pouvait donner à la princesse Dolgorouki de l'indifférence pour
+les soins de M. de Cobentzel comme pour ceux de beaucoup d'autres
+adorateurs, c'est qu'elle en avait reçu de si brillans, que les
+souverains les plus épris d'une femme n'en avaient jamais rendu de
+pareils. Le fameux Potemkin, celui qui voulait que l'on rayât le mot
+<i>impossible</i> de la grammaire, l'avait aimée passionnément, et la
+magnificence avec laquelle il lui témoignait son amour surpasse tout ce
+que nous lisons dans les <i>Mille et une Nuits</i>. Lorsqu'en 1791, après
+avoir fait son voyage en Crimée, l'Impératrice retourna à Pétersbourg,
+le prince Potemkin resta pour commander l'armée où plusieurs généraux
+avaient amené leurs femmes. Ce fut alors qu'il eut occasion de connaître
+la princesse Dolgorouki. Elle se nommait aussi Catherine, et le jour de
+cette fête arrivé, le prince donna un grand dîner, soi-disant en
+l'honneur de l'Impératrice. Il avait placé la princesse à table à côté
+de lui. Au dessert on apporta des coupes de cristal remplies de diamans
+que l'on servit aux dames à pleines cuillerées. La reine du festin
+paraissant remarquer cette magnificence:--«Puisque c'est vous que je
+fête, lui dit-il tout bas, comment vous étonnez-vous de quelque chose?»
+Rien ne lui coûtait pour satisfaire un désir, un caprice de cette femme
+adorée. Ayant appris qu'elle manquait de souliers de bal,
+qu'habituellement elle faisait venir de France, Potemkin fit partir pour
+Paris un exprès, qui courut jour et nuit et rapporta des souliers. Une
+chose qui était bien connue aussi de tout Pétersbourg, c'est que, pour
+offrir à la princesse Dolgorouki un spectacle qu'elle désirait voir, il
+avait fait donner l'assaut à la forteresse d'Otshakoff plus tôt qu'il
+n'était convenu, et peut-être qu'il n'était prudent de le faire.</p>
+
+<p>Lorsque j'arrivai à Pétersbourg il y avait déjà plusieurs années que le
+prince Potemkin était mort; mais on y parlait encore de lui comme d'un
+enchanteur. On peut prendre une idée de ce qu'il avait d'extraordinaire
+et de grandiose dans l'imagination, en lisant ce qu'ont écrit le prince
+de Ligne et le comte de Ségur du voyage qu'il fit faire à l'impératrice
+en Crimée. Ces palais, ces villages en bois, bâtis sur toute la route
+comme par un coup de baguette; cette immense forêt qu'il brûle pour
+donner un feu d'artifice à Sa Majesté, tout ce voyage enfin, a quelque
+chose de fantastique. Sa nièce, la comtesse Scawronski, me disait à
+Vienne: «Si mon oncle vous avait connue, il vous aurait comblée
+d'honneurs et de richesses.» Il est certain qu'en toute occasion cet
+homme si célèbre se montrait généreux jusqu'à la prodigalité, magnifique
+jusqu'à la folie. Tous ses goûts étaient dispendieux, toutes ses
+habitudes royales, au point qu'ayant possédé une fortune qui dépassait
+celle de certains souverains, le prince de Ligne m'a dit l'avoir vu
+quelquefois sans argent.</p>
+
+<p>La faveur, la puissance, avaient habitué le prince Potemkin à satisfaire
+aussitôt ses plus légères volontés. On cite un trait qui le prouve
+admirablement. Comme on parlait un jour chez lui de la grandeur d'un de
+ses aides-de-camp, il dit qu'un officier de l'armée russe, qu'il nomma,
+était encore d'une plus haute taille. Tous ceux qui connaissaient cet
+officier n'en étant pas convenus, il fit partir aussitôt un exprès avec
+ordre d'amener ce militaire, qui se trouvait alors à huit cents lieues
+de là. Lorsque celui-ci apprit qu'on venait le chercher de la part du
+prince, sa joie fut extrême; car il se persuada qu'il venait d'être
+nommé à quelque grade supérieur. On peut donc imaginer son
+désappointement, quand à son arrivée au camp, on le fit se mesurer avec
+l'aide-de-camp de Potemkin, après quoi il fallut s'en retourner bien
+tristement, le tout n'ayant d'autre résultat pour lui que la fatigue
+d'un aussi long voyage.</p>
+
+<p>On sent bien que l'homme qu'une si longue faveur avait accoutumé pour
+ainsi dire à régner à côté de la souveraine, ne pouvait survivre à la
+pensée d'une disgrâce. Lorsqu'on lui écrivit que le nouveau favori (le
+jeune Platon Zouboff) paraissait prendre un empire absolu sur l'esprit
+de l'impératrice, il se hâta de quitter l'armée pour voler à
+Pétersbourg. Comme il y arrivait, Catherine venait d'envoyer au prince
+Repnin, qui le remplaçait dans le commandement des troupes, l'ordre de
+traiter de la paix, à laquelle Potemkin s'était toujours opposé. Irrité
+autant qu'on peut l'être, il repart à l'instant dans l'espoir d'arrêter
+la signature; mais c'est pour apprendre à Passy que la paix était
+conclue. Cette nouvelle lui porta le coup fatal; déjà souffrant, il
+tomba mortellement malade, ce qui ne l'empêcha pas de se remettre
+aussitôt en route pour Pétersbourg. En peu d'heures, son mal fit de tels
+progrès, qu'il lui devint impossible de supporter le mouvement de la
+voiture; on l'étendit sur un pré, couvert de son manteau, et là,
+Potemkin rendit le dernier soupir, le 15 octobre 1791, dans les bras de
+la comtesse Branitska, sa nièce. Je n'ai jamais oublié qu'un jour, que
+je demandais à une vieille princesse Galitzin, qui parlait fort mal
+français, comment était mort cet homme si célèbre. Elle me répondit:
+«Hélas, ma chère! ce grand prince qui avait tant de diamans, tant d'or,
+est mort sur l'herbette.»</p>
+
+<p>La princesse Dolgorouki n'a pas été la seule beauté dont le prince se
+soit montré épris. On l'a vu aussi éperduement amoureux d'une charmante
+Polonaise, nommée d'abord madame de With, et mariée depuis à un Potoski,
+pour laquelle il déploya de même tout ce que la galanterie a de plus
+recherché. Entre plusieurs traits de magnificence, on cite que, voulant
+lui faire accepter un cachemire de fort grand prix, il imagina de donner
+une fête où se trouvaient deux cents femmes, et fit tirer après le dîner
+une loterie à laquelle toutes ces dames gagnèrent chacune un cachemire,
+trop heureux qu'il était de faire tomber à ce prix le plus beau shall
+dans les mains de la plus belle. Long-temps avant cette époque, j'avais
+vu madame de With à Paris, elle était alors extrêmement jeune et aussi
+jolie qu'on puisse l'être, mais passablement vaine de sa charmante
+figure. J'ai entendu conter que, comme on lui parlait sans cesse de ses
+beaux yeux, quelqu'un s'informant de sa santé, un jour qu'ils étaient un
+peu enflammés, elle répondit naïvement: «J'ai mal à mes beaux yeux.» Il
+est possible, à la vérité, qu'elle ne sut pas très bien notre langue,
+quoique en général toutes les Polonaises parlent le français à
+merveille, et même sans aucun accent.</p>
+
+<p>Sous le rapport de la fortune, les premiers temps de mon séjour en
+Russie ne furent point heureux pour moi. On peut en prendre une idée par
+la copie d'une lettre que j'écrivais à madame Vigée, ma belle-soeur,
+moins de deux mois après mon arrivée.</p>
+
+<p class="rig"> Pétersbourg, ce 10 septembre.</p><br><br>
+
+<p> Il faut bien, ma chère Suzette, que je te mette au courant de tous
+ mes soucis et tribulations. Je suis installée dans un appartement
+ qui me convient assez, attendu que j'y ai un fort bel atelier; mais
+ il est très humide, la maison n'étant bâtie que depuis trois ans,
+ et n'ayant pas encore été habitée, ce qui me fait prévoir un
+ déménagement pour la fin de la belle saison. Cette contrariété, à
+ laquelle je devrais être habituée, n'est malheureusement pas la
+ seule. Entre autres qui l'accompagnent, il vient de m'arriver un
+ événement qui m'a donné beaucoup de tracas. Peu de temps après mon
+ arrivée, je fus invitée à passer la soirée chez la princesse
+ Menzicoff, où l'on donnait un très joli spectacle. En revenant chez
+ moi vers une heure du matin, je trouve sur mon escalier la
+ gouvernante de ma fille, toute effarée et toute pâle: «Ah! madame,
+ s'écria-t-elle, vous venez d'être volée de tout votre argent!» Tu
+ sens bien que je fus fort saisie. Puis, elle me conte que mon petit
+ domestique allemand avait fait ce mauvais coup; qu'on avait trouvé
+ sous son lit et sur lui des paquets de mon or; qu'il en avait même
+ jeté un peu sur l'escalier, afin de faire croire que le petit Russe
+ était le voleur; enfin, qu'il venait d'être emmené par les gens de
+ la police, qui, après avoir compté les pièces, les avaient
+ emportées comme preuve du délit. Je commençai par dire à madame
+ Charrot qu'elle avait eu grand tort de laisser emporter mes pièces
+ d'or, et j'avais bien raison; car maintenant que l'affaire est
+ finie, on m'a bien rendu le nombre de ces pièces, mais non leur
+ valeur: j'avais des Doppio, des quadruples de Vienne, pour lesquels
+ on ne m'a donné que de mauvais ducats, en sorte que j'ai perdu tout
+ juste la moitié de trente mille cinq cents livres. Cependant, ce
+ n'était pas cela qui m'inquiétait le plus alors, c'était ce
+ malheureux enfant, qui, selon la loi du pays, allait être pendu. Il
+ est fils des concierges de ce couvent de Caltemberg, que le prince
+ de Ligne m'a prêté à Vienne. L'homme et la femme sont les plus
+ honnêtes gens du monde, ils ont eu mille soins de moi, en sorte que
+ je ne pouvais supporter l'idée de voir pendre leur fils. Je courus
+ chez le gouverneur, et je le suppliai de sauver ce misérable jeune
+ homme en le faisant partir sans bruit. Mais le comte Samoeloff ne
+ voulut pas céder à mes instances, disant que l'impératrice était
+ instruite du vol, et qu'elle en était outrée. Je ne puis te dire ce
+ qu'il m'en a coûté de prières, de démarches, pour obtenir enfin la
+ certitude qu'on le ferait partir par mer, ce qui fut exécuté.</p>
+
+<p> Pour en revenir à mes quinze mille francs, je les regrette d'autant
+ plus que je viens d'en perdre quarante-cinq mille d'un autre côté;
+ Voici comment: pendant le premier mois de mon séjour ici, j'avais
+ gagné quinze mille roubles<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a>
+<a href="#footnote23"><sup class="sml">23</sup></a>. On m'a conseillé de les placer
+ aussitôt chez un banquier qui me paraissait un fort honnête homme.
+ Cet honnête homme vient de faire banqueroute, et je n'aurai rien de
+ mes quinze mille roubles. Tu dois reconnaître là cette destinée que
+ tu sais? Il m'a été impossible jusqu'ici de conserver la moindre
+ chose de ce que je gagne; j'attends avec résignation un temps plus
+ heureux.</p>
+
+<p> Pour changer de discours, je te dirai que je viens de voir mon plus
+ ancien ami, Doyen le peintre, si bon, si spirituel! l'impératrice
+ l'aime beaucoup. Elle est venue à son secours; car il a émigré sans
+ aucune fortune, n'ayant laissé en France qu'une maison de campagne
+ qu'on lui a prise. Il a sa place au spectacle tout près de la loge
+ de l'impératrice, qui, m'a-t-on dit, cause souvent avec lui.</p>
+
+<p> J'ai retrouvé aussi avec plaisir la baronne de Strogonoff, que je
+ voyais beaucoup à Vienne, où j'ai fait son portrait et celui de son
+ mari. Il vient de m'arriver chez elle une petite aventure que je
+ veux te conter parce qu'elle te fera rire. Il faut te dire qu'un
+ jour à Vienne, pendant qu'elle me donnait séance, elle me parla de
+ ce souper grec, dont tu peux te souvenir, en ajoutant le plus
+ simplement du monde qu'elle savait que ce souper m'avait coûté
+ soixante mille francs. Je fis un grand saut sur ma chaise en
+ entendant cela, puis je me pressai de lui conter tous les détails
+ de la chose, et de lui prouver que j'avais dépensé quinze
+ francs.--Vous m'étonnez bien, me dit-elle quand elle fut persuadée
+ que je disais vrai; car à Pétersbourg, nous tenions le fait d'un de
+ vos compatriotes, monsieur de L***, qui se dit fort lié avec vous,
+ et qui prétend avoir été un des convives. Je répondis, ce qui était
+ exact, que je ne connaissais M. de L*** que de nom, et nous n'en
+ parlâmes plus alors.</p>
+
+<p> Peu de jours après mon arrivée à Pétersbourg, où certainement M. de
+ L*** n'avait pas cru que je viendrais jamais, la baronne de
+ Strogonoff fut indisposée; j'allai la voir, et comme j'étais assise
+ auprès de son lit, on annonça M. de L***; vite, je me cache
+ derrière les rideaux, on fait entrer le personnage, et la baronne
+ lui dit:--Eh bien! vous devez être bien content; car madame Lebrun
+ vient d'arriver? Puis avec malice elle veut le ramener sur ses
+ liaisons avec moi, et sur le souper grec. Mon homme alors commence
+ à balbutier, la baronne le poussant toujours de questions, lorsque
+ enfin je me montre; je vais à lui: «Monsieur, lui dis-je, vous
+ connaissez donc beaucoup madame Lebrun? Il est forcé de répondre
+ que oui.--Voilà qui est bien étrange, repris-je, car c'est moi,
+ Monsieur, qui suis madame Lebrun, celle que vous avez calomniée, et
+ je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois de ma vie.» À
+ ces mots il fut saisi au point que ses jambes tremblaient sous lui.
+ Il prit son chapeau, sortit, et depuis on ne l'a point revu; car il
+ a été consigné à la porte des meilleures maisons.</p>
+
+<p> Une chose, triste c'est de remarquer, ainsi que j'ai pu le faire
+ trop souvent, que dans un pays étranger, des Français seuls sont
+ capables de chercher à nuire à leurs compatriotes, même en
+ employant la calomnie. Partout, au contraire, on voit les Anglais,
+ les Allemands, les Italiens, se soutenir et s'appuyer entre eux
+ mutuellement.</p>
+
+<p> Adieu, ma bonne Suzette, je t'embrasse et je t'aime de tout mon
+ coeur. J'embrasse aussi mon frère, et ta chère petite, qui est si
+ jolie et si intéressante.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XVII.</h3>
+
+<p class="mid">Je peins les deux jeunes grandes-duchesses, filles de Paul.--Platon
+Zouboff.--La grande duchesse Elisabeth.--La grande duchesse Anne, femme
+de Constantin.--Madame Narischkin.--Un bal à la cour.--Un gala.--Les
+dîners à Pétersbourg.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Ainsi que je l'avais prévu, je ne tardai pas à déménager, et j'allai
+loger sur la grande place du palais impérial. Quand l'impératrice fut
+rentrée en ville, je la voyais tous les matins ouvrir un <i>vasistas</i>, et
+jeter de la mie de pain à des centaines de corbeaux qui chaque jour, à
+l'heure fixe; venaient chercher leur pitance. Le soir, vers les dix
+heures, quand ses salons étaient illuminés, je la voyais encore faire
+venir ses petits enfans et quelques personnes de sa cour, pour jouer
+avec eux à la main-chaude ou à cache-cache.</p>
+
+<p>Dès que Sa Majesté fut de retour de Czarkozelo, le comte de Strogonoff
+vint me commander, de sa part, les portraits des deux grandes-duchesses
+Alexandrine et Hélène. Ces princesses pouvaient avoir treize ou quatorze
+ans, et leurs visages étaient célestes, bien qu'avec des expressions
+toutes différentes. Leur teint surtout était si fin et si délicat qu'on
+aurait pu croire qu'elles vivaient d'ambroisie. L'aînée, Alexandrine,
+avait la beauté grecque, elle ressemblait beaucoup à Alexandre; mais la
+figure de la cadette, Hélène, avait infiniment plus de finesse. Je les
+avais groupées ensemble, tenant et regardant le portrait de
+l'impératrice; le costume était un peu grec, mais très modeste. Je fus
+donc assez surprise quand Zouboff, le favori, me fit dire que Sa Majesté
+était scandalisée de la manière dont j'avais costumé les deux
+grandes-duchesses dans mon tableau. Je crus tellement à ce mauvais
+propos, que je me hâtai de remplacer mes tuniques par les robes que
+portaient les princesses, et de couvrir les bras de tristes amadis<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a>
+<a href="#footnote24"><sup class="sml">24</sup></a>.
+La vérité est que l'impératrice n'avait rien dit; car elle eut la bonté
+de m'en assurer la première fois que je la revis. Je n'en avais pas
+moins gâté l'ensemble de mon tableau, sans compter que les jolis bras
+que j'avais faits de mon mieux, ne s'y voyaient plus. Je me souviens que
+Paul, devenu empereur, me fit un jour des reproches d'avoir changé le
+costume que j'avais d'abord donné à ses deux filles. Je lui racontai
+alors comment la chose s'était passée, sur quoi, il leva les épaules en
+disant: «C'est un tour que l'on vous a joué.» Au reste, ce ne fut point
+le seul, car Zouboff ne m'aimait pas. Sa malveillance pour moi me fut
+encore prouvée dans une autre occasion. Voici comment. On venait en
+foule chez moi voir les portraits des grandes-duchesses et mes autres
+ouvrages. Comme je ne voulais point perdre toutes mes matinées, j'avais
+fixé le dimanche matin pour ouvrir mon atelier, ainsi que je l'ai
+toujours fait dans les divers pays que j'ai habités. J'ai déjà dit que
+j'étais logée en face du palais, en sorte que les voitures de toutes les
+personnes qui venaient de faire leur cour à l'impératrice tournaient
+pour venir aussitôt s'arrêter à ma porte. Zouboff, qui ne pouvait
+concevoir, apparemment, que la foule se portât chez un peintre pour y
+voir des tableaux, dit un jour à Sa Majesté: «Voyez, madame, on va aussi
+faire sa cour à madame Lebrun; ce sont sûrement des rendez-vous que l'on
+se donne chez elle.» Heureusement pour moi, la petitesse glissa sur
+l'esprit élevé auquel elle s'adressait, et l'impératrice ne fit pas plus
+d'attention à ce qu'il y avait d'inconvenant ou de perfide dans ces
+paroles de son favori; mais le prince de Nassau, qui les entendit, vint
+me les rapporter tout de suite, et il en était indigné.</p>
+
+<p>Pourquoi Zouboff ne m'aimait pas, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir
+au juste. À la vérité, il s'était fait le protecteur de Lampi, peintre
+habile pour les portraits, que j'avais trouvé établi à Pétersbourg; mais
+Lampi lui-même a toujours été fort bien pour moi. Le lendemain de mon
+arrivée, il vint me faire une visite et m'engager à dîner chez lui. Je
+me souviens même que ce dîner fut très recherché, et que pendant tout le
+repas, nous fûmes réjouis par une excellente musique d'harmonie.
+Quoiqu'on m'eût assuré d'abord que j'exciterais la jalousie de Lampi,
+j'ai su depuis au contraire, d'une manière certaine, qu'il louait mes
+ouvrages, au point de dire, en voyant les mains d'un portrait que
+j'avais fait du baron de Strogonoff, qu'il ne pourrait pas faire aussi
+bien.</p>
+
+<p>Il se peut aussi que le favori fût mal disposé pour moi, parce que je ne
+parus jamais rechercher sa faveur. J'avais même négligé pendant six de
+mois de porter une lettre de recommandation que j'avais pour sa soeur.
+Zouboff aimait que l'on recherchât son appui; mais un orgueil que je ne
+crois pas blâmable m'a toujours fait craindre que l'on pût attribuer à
+la protection les succès que je désirais obtenir; soit à tort, soit à
+raison, je n'ai jamais voulu devoir qu'à ma palette ma réputation et ma
+fortune. Zouboff devait avoir peine à comprendre une pareille façon
+d'agir, lui qui voyait toute une cour à ses pieds. Enivré de sa faveur
+qui de plus en plus devenait éclatante, on m'a dit qu'il traitait
+souvent avec une extrême insolence les ministres et les seigneurs. Dès
+le matin, les plus grands personnages de la cour attendaient dans ses
+antichambres l'instant où sa porte s'ouvrait; car il avait un <i>lever</i>,
+comme Louis XIV, après lequel on se retirait, heureux d'avoir assisté à
+la toilette de Platon Zouboff, surtout s'il vous avait honoré d'un
+sourire.</p>
+
+<p>Dès que j'eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses,
+l'impératrice me commanda celui de la grande-duchesse Élizabeth, mariée
+depuis peu à Alexandre. J'ai déjà dit quelle ravissante personne était
+cette princesse; j'aurais bien voulu ne point représenter sous un
+costume vulgaire une aussi céleste figure, j'ai même toujours désiré
+faire un tableau historique d'elle et d'Alexandre, tant les traits de
+tous deux étaient nobles et réguliers. Toutefois, ce qui venait de
+m'arriver pour les portraits des grandes-duchesses ne me permettant pas
+de me livrer à mon inspiration, je la peignis en pied, dans le grand
+costume de cour, arrangeant des fleurs près d'une corbeille qui en était
+remplie. Je me rendis chez elle pour les séances, et l'on me fit entrer
+dans son divan<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a>
+<a href="#footnote25"><sup class="sml">25</sup></a>, drapé en velours bleu clair, garni de grandes
+crépines d'argent. Le fond de cette salle était tout en glaces d'une
+prodigieuse dimension, en face desquelles se trouvaient les fenêtres, en
+glaces aussi, en sorte qu'elles répétaient d'une manière vraiment
+magique la vue de la Néva couverte de vaisseaux. La grande-duchesse ne
+tarda pas à paraître, vêtue d'une tunique blanche, ainsi que je l'avais
+déjà vue une première fois; c'était encore Psyché, et son abord si doux,
+si gracieux, joint à cette charmante figure, la faisait chérir
+doublement.</p>
+
+<p>Quand j'eus fini son grand portrait, elle m'en fit faire encore un autre
+pour sa mère, dans lequel je la peignis avec un schall violet,
+transparent, appuyée sur un coussin. Je puis dire que plus la
+grande-duchesse Élisabeth m'a donné de séances, plus je l'ai trouvée
+bonne et attachante. Un matin, tandis qu'elle posait, il me prit un
+étourdissement, et des scintillations telles que mes yeux ne pouvaient
+plus rien fixer. Elle s'en alarma, et courut vite elle-même chercher de
+l'eau, me frotta les yeux, me soigna avec une bonté inimaginable, et dès
+que je fus rentrée chez moi, on vint de sa part savoir de mes nouvelles.</p>
+
+<p>Je fis aussi dans le même temps le portrait de la grande-duchesse Anne,
+femme du grand-duc Constantin. Celle-ci, née princesse de Cobourg, sans
+avoir un visage aussi céleste que celui de sa belle-soeur, n'en était pas
+moins jolie à ravir. Elle pouvait avoir seize ans, et la plus vive gaîté
+régnait sur tous ses traits. Ce n'était pourtant pas que cette jeune
+princesse ait jamais connu le bonheur en Russie. Si l'on peut dire
+qu'Alexandre tenait de sa mère par sa beauté et par son caractère, on
+sait qu'il n'en était pas ainsi de Constantin, qui ressemblait beaucoup
+à son père, sans être pourtant tout-à-fait aussi laid, et qui se
+montrait comme lui prodigieusement enclin à la colère. Il est bien vrai
+que par momens Constantin a témoigné de l'obligeance et de la bonté;
+quand il aimait, par exemple, il aimait bien; mais à l'exception de
+quelques personnes qui avaient trouvé le chemin de son coeur, ses
+emportemens, sa violence, le rendaient redoutable à tous ceux qui
+l'approchaient. Entre différens traits bizarres que l'on racontait de
+lui, on disait que le soir de ses noces, au moment de monter chez sa
+femme, il entra dans une fureur horrible contre un soldat de garde à la
+porte, qui n'exécutait pas assez strictement sa consigne. Cette scène se
+prolongea d'une manière si étrange que toutes les personnes de sa cour
+qui l'accompagnaient ne pouvaient concevoir qu'il restât aussi
+long-temps à maltraiter un factionnaire, au lieu d'aller rejoindre la
+jeune et jolie femme qu'il avait épousée le matin. Quelque temps après
+son mariage, il devint très jaloux de son frère Alexandre, ce qui
+amenait de fortes querelles entre lui et la duchesse Anne, indignée de
+ses soupçons. Les choses allèrent au point qu'il en résulta, comme on
+sait, un divorce. La princesse alla rejoindre d'abord sa famille, et
+lorsque, beaucoup plus tard, je suis allée en Suisse, elle y était
+établie.</p>
+
+<p>Tout porte à croire que la grande-duchesse Élisabeth, cet ange de
+beauté, n'a pas été plus heureuse que sa belle-soeur à conserver le coeur
+d'un époux. L'amour d'Alexandre pour une charmante Polonaise qu'il a
+mariée au prince Narischkin est connu de toute l'Europe. J'ai vu madame
+Narischkin, bien jeune, à la cour de Pétersbourg. Elle et sa soeur y
+arrivèrent après la mort de leur père, qui fut tué lors de la dernière
+guerre de Pologne. L'aînée des deux pouvait avoir seize ans. Elles
+étaient ravissantes à voir, elles dansaient avec une grâce parfaite, et
+bientôt l'une fit la conquête d'Alexandre et l'autre celle de
+Constantin. Madame Narischkin était la plus régulièrement belle; sa
+taille fine et souple, son visage tout-à-fait grec la rendait
+extrêmement remarquable; mais elle n'avait pas, à mes yeux, ce charme
+céleste de la grande-duchesse Élisabeth.</p>
+
+<p>En général, à cette époque, la cour de Russie était composée d'un si
+grand nombre de femmes charmantes, qu'un bal chez l'impératrice offrait
+un coup-d'oeil ravissant. J'ai assisté au plus magnifique qu'elle ait
+donné. L'impératrice, très parée, était assise dans le fond de sa salle,
+entourée des premiers personnages de la cour. Près d'elle se tenaient la
+grande-duchesse Marie, femme de Paul, Paul, Alexandre, qui était
+superbe, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les séparait
+de la galerie où l'on dansait.</p>
+
+<p>La danse n'était autre chose que des polonaises, où je pris place
+d'abord avec le jeune prince Bariatinski, afin de faire ainsi le tour du
+bal, après quoi je m'assis sur une banquette pour mieux voir toutes les
+danseuses. Il me serait impossible de dire quelle quantité de jolies
+femmes je vis alors passer devant moi; mais la vérité est qu'au milieu
+de toutes ces beautés, les princesses de la famille impériale
+l'emportaient encore. Toutes les quatre étaient habillées à la grecque,
+avec des tuniques qu'attachaient sur leurs épaules des agrafes en gros
+diamans. Je m'étais mêlée de la toilette de la grande-duchesse
+Élisabeth, en sorte que son costume était le plus correct; cependant les
+deux filles de Paul, Hélène et Alexandrine, avaient sur la tête des
+voiles de gaze bleu clair, semée d'argent, qui donnaient à leurs visages
+je ne sais quoi de céleste.</p>
+
+<p>La magnificence de tout ce qui entourait l'impératrice, la richesse de
+la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de
+diamans, l'éclat de mille bougies, faisaient véritablement de ce bal
+quelque chose de magique.</p>
+
+<p>Peu de jours après, je retournai à la cour pour voir un gala. Lorsque
+j'arrivai dans la salle<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a>
+<a href="#footnote26"><sup class="sml">26</sup></a>, toutes les dames invitées étaient déjà
+debout, près de la table, qui venait d'être servie. Peu d'instans après,
+on ouvrit une grande porte à deux battans, et l'impératrice parut. J'ai
+dit qu'elle était petite de taille, et pourtant, les jours de
+représentation, sa tête haute, son regard d'aigle, cette contenance que
+donne l'habitude de commander, tout en elle enfin avait tant de majesté,
+qu'elle me paraissait la reine du monde; elle portait les grands cordons
+de trois ordres, et son costume était simple et noble; il consistait en
+une tunique de mousseline brodée en or, que serrait une ceinture de
+diamans, et dont les manches, très amples, étaient plissées en travers
+dans le genre asiatique. Par-dessus cette tunique, était un dolman de
+velours rouge à manches très courtes. Le bonnet qui encadrait ses
+cheveux blancs, n'était pas orné de rubans, mais de diamans de la plus
+grande beauté<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a>
+<a href="#footnote27"><sup class="sml">27</sup></a>.</p>
+
+<p>Dès que Sa Majesté eut pris place, toutes les dames s'assirent à table,
+et posèrent, comme tout le monde fait, leur serviette sur leurs genoux,
+tandis que l'impératrice attacha la sienne avec deux épingles, ainsi
+qu'on l'attache aux enfans. Elle s'aperçut bientôt que ces dames ne
+mangeaient point, et leur dit tout à coup:--Mesdames, vous ne voulez pas
+suivre mon exemple, aussi faites-vous semblant de manger. Moi, j'ai pris
+pour toujours le parti d'attacher ma serviette; car autrement, je ne
+puis même manger un oeuf sans en jeter sur ma collerette.</p>
+
+<p>Je la vis en effet dîner de fort bon appétit. Cette belle musique
+d'harmonie dont j'ai parlé, se fit entendre pendant tout le repas; les
+musiciens étant placés au bout de la salle, dans une large tribune.
+J'avoue que c'est pour moi une chose charmante, que de la musique quand
+on est à table. C'est la seule qui m'ait jamais fait désirer d'être très
+grande dame ou très riche; car je préfère la musique à toutes les
+causeries de gens qui dînent, quoique l'abbé Delille ait dit souvent,
+«que les morceaux caquetés se digéraient beaucoup mieux.»</p>
+
+<p>À propos de dîners, je dirai ici que bien certainement le plus triste
+que j'aie fait à Pétersbourg, eut lieu chez cette soeur de Zouboff, chez
+laquelle j'avais négligé de porter ma lettre de recommandation. Six mois
+de mon séjour en Russie s'étaient passés lorsque je la rencontrai en
+sortant du spectacle. Elle vint à moi et me dit d'un air fort aimable,
+qu'elle attendait toujours une lettre que l'on m'avait remise pour elle.
+Ne sachant pas trop comment m'excuser, je lui répondis que j'avais égaré
+cette lettre; mais que je la chercherais de nouveau et m'empresserais de
+la lui porter. Je vais en effet un matin chez la comtesse D***, qui
+m'engage à dîner pour le surlendemain. On dînait alors à deux heures et
+demie dans toutes les maisons de Pétersbourg; je me rendis donc chez la
+comtesse à l'heure fixe, avec ma fille qu'elle avait invitée aussi. On
+nous introduisit dans un salon fort triste, sans que j'eusse aperçu sur
+mon passage aucun apprêt de dîner. Une heure, deux heures se passent;
+mais il n'est pas plus question de se mettre à table que si nous venions
+de prendre le café; enfin, je vois entrer deux domestiques qui déploient
+plusieurs tables de jeu, et quoiqu'il me parût un peu étrange que l'on
+mangeât dans un salon, je me flatte qu'ils vont servir; point du tout,
+ces gens sortent, et quelques minutes après, une partie des convives se
+mettent à jouer. Vers six heures, ma pauvre fille et moi, nous étions
+tellement affamées, qu'en nous regardant toutes deux dans une glace,
+nous nous fîmes peur et pitié. Je me sentais tout-à-fait mourante; ce ne
+fut qu'à sept heures et demie qu'enfin l'on vint nous dire que l'on
+était servi; mais nos pauvres estomacs avaient trop souffert; il nous
+fut impossible de manger. J'appris alors que la comtesse D*** étant
+intimement liée avec lord Wilford, ne dînait, pour lui complaire, qu'à
+l'heure où l'on dîne à Londres. Le fait est que la comtesse aurait dû
+m'en avertir; mais peut-être la soeur du favori s'était-elle persuadé que
+tout l'univers savait à quelle heure elle se mettait à table.</p>
+
+<p>En général, rien ne me contrariait autant que de dîner en ville; j'étais
+cependant parfois obligée de le faire, surtout en Russie, où l'on risque
+de fâcher tout-à-fait les maîtres de maison si l'on refuse trop souvent
+leurs invitations. Les dîners me plaisaient d'autant moins qu'ils
+étaient habituellement fort nombreux. Au reste, la plus grande
+magnificence présidait à ces repas; la plupart des seigneurs avaient de
+très bons cuisiniers français, et la chère était exquise. Un quart
+d'heure avant de se mettre à table, un domestique apporte sur un plateau
+des liqueurs de toute espèce avec de petites tartines de pain beurrées.
+On ne prend guère de liqueur après le dîner; mais toujours du vin de
+Malaga excellent.</p>
+
+<p>Il est d'usage que les grandes dames chez elles passent à table avant
+les personnes invitées, en sorte que la princesse Dolgorouki et d'autres
+venaient me prendre le bras afin de me faire passer en même temps
+qu'elles; car il est impossible de pousser plus loin que les dames
+russes la politesse bienveillante qui fait le charme de la bonne
+compagnie. J'irai même jusqu'à dire qu'elles n'ont point cette morgue
+que l'on peut reprocher à quelques-unes de nos dames françaises.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XVIII.</h3>
+
+<p class="mid">Le froid à Pétersbourg.--Le peuple russe.--La douceur de ses moeurs.--Sa
+probité.--Son intelligence.--Les femmes de marchands russes.--Le comte
+Golovin.--La débâcle de la Néva.--Les salons de Pétersbourg.--Le
+théâtre.--Madame Hus.--Mandini.--La comtesse Strogonoff.--La princesse
+Kourakin.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>On ne s'apercevrait point à Pétersbourg de la rigueur du climat, si,
+l'hiver arrivé, on ne sortait pas de chez soi, tant les Russes ont
+perfectionné les moyens d'entretenir de la chaleur dans les appartemens.
+À partir de la porte cochère, tout est chauffé par des poêles si
+excellens, que le feu qu'on entretient dans les cheminées n'est autre
+chose que du luxe. Les escaliers, les corridors, sont à la même
+température que les chambres, dont les portes de communication restent
+ouvertes sans aucun inconvénient. Aussi lorsque l'empereur Paul, qui
+n'était alors que grand-duc, vint en France sous le nom de prince du
+Nord, il disait aux Parisiens: «À Pétersbourg nous voyons le froid; mais
+ici nous le sentons.» De même quand, après avoir passé sept ans et demi
+en Russie, je fus de retour à Paris, où la princesse Dolgorouki se
+trouvait aussi, je me rappelle qu'un jour étant allée la voir, nous
+avions un tel froid toutes deux devant sa cheminée que nous nous
+disions: «Il faut aller passer l'hiver en Russie pour nous réchauffer.»</p>
+
+<p>On ne sort qu'en prenant de telles précautions, que les étrangers mêmes
+souffrent à peine de la rigueur du climat. Chacun, dans sa voiture, a de
+grandes bottes de velours fourrées, et des manteaux doublés d'épaisses
+fourrures. À dix-sept degrés on ferme le spectacle, et tout le monde
+reste chez soi. Je suis la seule peut-être qui, ne me doutant pas un
+jour du froid qu'il faisait, imaginai d'aller faire une visite à la
+comtesse Golovin, le thermomètre étant à dix-huit. Elle logeait assez
+loin de chez moi, dans la grande rue qu'on appelle la Perspective, et
+depuis ma maison jusqu'à la sienne, je ne rencontrai pas une seule
+voiture, ce qui m'étonnait beaucoup; mais j'allais toujours. Le froid
+était tel, que d'abord je croyais les glaces de ma voiture ouvertes.
+Lorsque la comtesse me vit entrer dans son salon, elle s'écria: «Mon
+Dieu! comment sortez-vous ce soir? ne savez-vous donc pas qu'il y a près
+de vingt degrés?» À ces mots je pense à mon pauvre cocher, et sans ôter
+ma pelisse, je cours regagner ma voiture, et retourne bien vite chez
+moi. Mais ma tête avait été saisie par le froid, au point que j'en étais
+étourdie. On me la frotta avec de l'eau de Cologne pour la réchauffer,
+autrement je serais devenue folle.</p>
+
+<p>Une chose tout-à-fait surprenante, c'est le peu d'impression que semble
+faire une aussi rigoureuse température sur les gens du peuple. Bien loin
+que leur santé en souffre, on a remarqué que c'est en Russie qu'il
+existe le plus de centenaires. À Pétersbourg comme à Moscou, les grands
+seigneurs et toutes les notabilités de l'empire vont à six et à huit
+chevaux; leurs postillons sont de petits garçons de huit à dix ans, qui
+mènent avec une adresse et une dextérité surprenantes. On en met deux
+pour conduire huit chevaux, et c'est une chose curieuse de voir ces
+petits bons-hommes, vêtus assez légèrement, et quelquefois même leur
+chemise toute ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposés à un
+froid qui bien certainement ferait périr en peu d'heures un grenadier
+prussien ou français. Moi, qui me contentais de deux chevaux à ma
+voiture, je m'étonnais de même de la douceur et de la résignation des
+cochers; jamais ils ne se plaignent. Par les temps les plus rigoureux,
+lorsqu'ils attendent leurs maîtres, soit au spectacle, soit au bal, ils
+restent tous là sans bouger, on les voit seulement battre du pied sur
+leurs siéges pour se réchauffer un peu, tandis que les petits postillons
+vont s'étendre sur le bas des escaliers<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a>
+<a href="#footnote28"><sup class="sml">28</sup></a>.</p>
+
+<p>Le peuple russe est laid en général, mais il a une tenue à la fois
+simple et fière, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne
+rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de
+l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et
+force ail mêlé d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils
+infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis.
+Cette pauvre nourriture ne les empêche pas de chanter à tue-tête en
+travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent
+rappelé ce qu'au commencement de la révolution disait un soir chez moi
+le marquis de Chastellux: «Si on leur ôte leur bandeau, ils seront bien
+plus malheureux!»</p>
+
+<p>Les Russes sont adroits et intelligens, car ils apprennent tous les
+métiers avec une facilité prodigieuse; plusieurs même obtiennent du
+succès dans les arts. Je vis un jour chez le comte de Strogonoff, son
+architecte qui avait été son esclave. Ce jeune homme montrait tant de
+talent, que le comte le présenta à l'empereur Paul, qui le nomma un de
+ses architectes, et lui commanda de bâtir une salle de spectacle sur des
+plans qu'il avait faits. Je n'ai point vu cette salle finie, mais on m'a
+dit qu'elle était fort belle. En fait d'esclaves devenus artistes, je
+n'avais pas été aussi heureuse que le comte. Comme je me trouvais sans
+domestique, lorsque celui que j'avais amené de Vienne m'eut volé, le
+comte de Strogonoff me donna un de ses esclaves, qu'il me dit savoir
+arranger la palette et nettoyer les brosses de sa belle-fille, quand
+elle s'amusait à peindre. Ce jeune homme que j'employais en effet à cet
+usage, au bout de quinze jours qu'il me servait, se persuada qu'il était
+peintre aussi, et ne me donna point de repos que je n'eusse obtenu sa
+liberté du comte, afin qu'il pût aller travailler avec les élèves de
+l'Académie. Il m'écrivit sur ce sujet plusieurs lettres qui sont
+vraiment curieuses de style et de pensées. Le comte, en cédant à ma
+prière, me dit: «Soyez sûre qu'avant peu il voudra me revenir.» Je donne
+vingt roubles à ce jeune homme, le comte lui en donne au moins autant,
+en sorte qu'il court aussitôt acheter l'uniforme des élèves en peinture,
+avec lequel il vient me remercier d'un air triomphant. Mais, deux mois
+après environ, il revint m'apporter un grand tableau de famille si
+mauvais, que je ne pouvais le regarder, et qu'on lui avait payé si peu,
+que le pauvre jeune homme, les frais soldés, y perdait huit roubles de
+son argent. Ainsi que le comte l'avait prévu, un pareil désappointement
+le fit renoncer à sa triste liberté.</p>
+
+<p>Les domestiques sont remarquables par leur intelligence. J'en avais un
+qui ne savait pas un mot de français, et moi, je ne savais pas un mot de
+russe; mais nous nous entendions parfaitement sans le secours de la
+parole. En levant le bras, je lui demandais mon chevalet, ma boîte à
+couleurs, enfin je lui figurais les différens objets dont j'avais
+besoin. Il comprenait tout et me servait à merveille. Une autre qualité
+bien précieuse que je trouvais en lui, c'était une fidélité à toute
+épreuve: on m'envoyait très souvent des billets de banque en paiement de
+mes tableaux, et lorsque j'étais occupée à peindre, je les posais près
+de moi sur une table; en quittant mon travail, j'oubliais constamment
+d'emporter ces billets, qui restaient là souvent trois ou quatre jours
+sans que jamais il en ait soustrait un seul. Il était en outre d'une
+sobriété rare, je ne l'ai pas vu ivre une fois. Ce bon serviteur se
+nommait Pierre; il pleura lorsque je quittai Pétersbourg, et moi je l'ai
+toujours vivement regretté.</p>
+
+<p>Le peuple russe en général a de la probité et sa nature est douce. À
+Pétersbourg, à Moscou, non-seulement on n'entend jamais parler d'un
+grand crime, mais on n'entend parler d'aucun vol. Cette conduite honnête
+et paisible surprend dans des hommes encore à peu près barbares, et
+beaucoup de personnes l'attribueront à l'esclavage; mais moi, je pense
+qu'elle tient à ce que les Russes sont extrêmement dévots. Peu de temps
+après mon arrivée à Pétersbourg, j'allai voir à la campagne la
+belle-fille de mon ancien ami le comte de Strogonoff. Sa maison à
+Kaminostroff était située à droite du grand chemin qui bordait la Néva.
+Je descendis de voiture, j'ouvris une petite barrière en treillage qui
+donnait entrée dans le jardin que je traversai, et j'arrivai dans un
+salon au rez-de-chaussée, dont je trouvai la porte toute grande ouverte.
+Il était donc très facile d'entrer chez la comtesse de Strogonoff;
+aussi, quand je l'eus trouvée dans un petit boudoir et qu'elle me montra
+ses appartemens, je fus très surprise de voir tous ses diamans près
+d'une fenêtre qui donnait sur le jardin, et par conséquent à peu près
+sur le grand chemin. Cela me parut d'autant plus imprudent, que les
+dames russes ont l'usage d'étaler leurs diamans et leurs bijoux dans de
+grandes montres couvertes d'un verre, telles qu'on en voit chez les
+bijoutiers.--Madame, lui dis-je, ne craignez-vous pas d'être
+volée?--Jamais, répondit-elle, voilà la meilleure des polices. Et elle
+me montra placées au-dessus de l'écrin, plusieurs images de la Vierge et
+de saint Nicolas, patron du pays, devant lesquelles brûlait une lampe.
+Il est de fait que, durant les sept années et plus que j'ai passées en
+Russie, j'ai toujours reconnu qu'en toute occasion l'image de la Vierge,
+ou d'un saint, et la présence d'un enfant, ont toujours quelque chose de
+sacré pour un Russe.</p>
+
+<p>Les gens du peuple, lorsqu'ils vous adressent la parole, ne vous nomment
+pas autrement (selon votre âge) que <i>mère</i>, <i>père</i>, <i>frère</i> ou <i>soeur</i>,
+sans que cet usage excepte l'empereur, l'impératrice et toute la famille
+impériale.</p>
+
+<p>On ne voit pas à Pétersbourg de filles publiques se promener dans la
+ville; elles habitent un quartier qui leur est assigné, et sont de si
+mauvais genre que les gens comme il faut ne vont jamais chez elles. Je
+n'ai pas entendu dire non plus, qu'il y eût des filles entretenues comme
+à Paris, si ce n'étaient quelques actrices.</p>
+
+<p>Dans la classe supérieure à celle du peuple, il existe un grand nombre
+de personnes aisées et même riches. Les femmes de marchands, par
+exemple, dépensent beaucoup pour leur toilette, sans que cela paraisse
+apporter aucune gêne dans le ménage. Elles sont surtout coiffées avec
+une magnificence fort élégante. Sur leurs bonnets dont les papillons
+sont le plus souvent ornés de perles fines, elles portent une large
+draperie qui de leur tête retombe sur leurs épaules et sur leur dos,
+jusqu'en bas des reins. Cette espèce de voile produit sur le visage un
+demi jour, dont il faut avouer qu'elles ont besoin, attendu que toutes,
+je ne sais pourquoi, mettent du blanc, du rouge, et peignent leurs
+sourcils en noir, de la manière la plus ridicule.</p>
+
+<p>Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un
+jour pour dîner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand
+et gros homme qui avait tout-à-fait l'air d'un paysan renforcé. Quand on
+eut annoncé le dîner, je vis cet homme se mettre à table avec nous, ce
+qui me parut extraordinaire, et je demandai à la comtesse qui il était:
+«C'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prêter
+soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire à quelques
+dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dîner que nous lui
+donnons.» Rien n'était plus naturel en effet; ce qui pouvait me le
+paraître un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune
+aussi considérable que la sienne, pût avoir besoin de l'argent de son
+fermier; mais je n'en étais plus à apprendre avec quelle facilité les
+seigneurs russes dépensent leur revenu; il faut dire, à la vérité,
+qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les Français. Il résulte
+toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nôtre ne peut être
+comparé, que, pour être payé quand ils vous doivent, il faut aller chez
+eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, époques où ils touchent
+le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver
+sans argent. Tant que je suis restée dans l'ignorance de cet usage, j'ai
+souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste,
+le comte Golovin dont je parle, était le meilleur homme du monde; mais
+il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens
+qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance
+en lui. Il tenait compte exactement de l'intérêt à dix pour cent, (taux
+ordinaire à Pétersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de
+manière ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir
+s'il s'en présentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'à sa mort,
+lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus
+grande partie de ce qu'il devait.</p>
+
+<p>La comtesse Golovin était une femme charmante, pleine d'esprit et de
+talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle
+recevait peu de monde. Elle dessinait très bien, et composait des
+romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De
+plus, elle était à l'affût de toutes les nouvelles littéraires de
+l'Europe, qui, je crois, étaient connues chez elle aussitôt qu'à Paris.
+Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui était belle et
+bonne, mais beaucoup moins animée que la comtesse Golovin; et peut-être
+ce contraste dans leur caractère avait-il formé et cimenté leur liaison.</p>
+
+<p>Lorsque le mois de mai arrive à Pétersbourg, il ne s'agit encore ni de
+fleurs printanières dont l'air soit embaumé, ni de ce chant du rossignol
+tant chanté par les poètes. La terre est couverte de neige à moitié
+fondue; la Doga apporte dans la Néva des glaçons aussi gros que
+d'énormes rochers amoncelés les uns sur les autres, et ces glaçons
+ramènent le froid qui s'était adouci après la débâcle de la Néva. On
+peut appeler cette débâcle une belle horreur, le bruit en est
+épouvantable; car près de la bourse, la Néva a plus de trois fois la
+largeur de la Seine au pont Royal<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a>
+<a href="#footnote29"><sup class="sml">29</sup></a>; que l'on imagine donc l'effet que
+produit cette mer de glace, se fendant de toutes parts. En dépit des
+factionnaires que l'on place alors tout le long des quais pour empêcher
+le peuple de sauter de glaçon en glaçon, des téméraires s'aventurent sur
+la glace devenue mouvante pour gagner l'autre bord. Avant d'entreprendre
+ce dangereux trajet, ils font le signe de la croix, et s'élancent bien
+persuadés que, s'ils périssent, c'est qu'ils y sont prédestinés. Au
+moment de la débâcle, le premier qui traverse la Néva en bateau,
+présente une coupe en argent, remplie d'eau de la Néva, à l'empereur,
+qui la lui rend remplie d'or.</p>
+
+<p>On ne décalfeutre pas encore les fenêtres à cette époque, et la Russie
+n'a point de printemps; mais aussi la végétation se presse pour regagner
+le temps perdu. On peut dire à la lettre que les feuilles poussent à vue
+d'oeil. J'allai un jour, à la fin du mois de mai, me promener avec ma
+fille au jardin d'été, et voulant nous assurer si tout ce qu'on nous
+avait dit sur la rapidité de la végétation était vrai, nous remarquâmes
+des feuilles d'arbustes qui n'étaient encore qu'en bourgeons. Nous fîmes
+un tour d'allée, puis étant revenues aussitôt à la place que nous
+venions de quitter, nous trouvâmes les bourgeons ouverts, et les
+feuilles entièrement étendues.</p>
+
+<p>Les Russes tirent parti, même de la rigueur de leur climat pour se
+divertir. Par le plus grand froid, il se fait des parties de traîneaux,
+soit de jour, soit de nuit aux flambeaux. Puis, dans plusieurs
+quartiers, on établit des montagnes de neige sur lesquelles on va
+glisser avec une rapidité prodigieuse, sans aucun danger; car des
+hommes, habitués à ce métier, vous lancent du haut de la montagne, et
+d'autres vous reçoivent en bas.</p>
+
+<p>Une des belles cérémonies qu'on puisse voir est celle de la bénédiction
+de la Néva. Elle a lieu tous les ans, et c'est l'archimandrite qui donne
+la bénédiction en présence de l'empereur, de la famille impériale et de
+tous les grands dignitaires. Comme à cette époque la glace de la Néva a
+pour le moins trois pieds d'épaisseur, on y pratique un grand trou dans
+lequel, après la cérémonie, chacun vient puiser de l'eau bénite. Assez
+souvent on voit des femmes y plonger de petits enfans; parfois il arrive
+à ces malheureuses mères de laisser échapper la pauvre victime du
+préjugé; mais alors, au lieu de pleurer la perte de son enfant, la mère
+se félicite du bonheur de l'ange qui s'en va prier pour elle. L'empereur
+est obligé de boire le premier verre d'eau, que l'archimandrite lui
+présente.</p>
+
+<p>J'ai déjà dit qu'il faut aller dans la rue pour s'apercevoir qu'il fait
+froid à Pétersbourg. Les Russes ne se contentent pas de donner à leurs
+appartemens la température du printemps, plusieurs salons sont entourés
+de grands paravens vitrés, derrière lesquels sont placés des caisses et
+des pots remplis des plus belles fleurs que donne chez nous le mois de
+mai.</p>
+
+<p>L'hiver, les appartemens sont éclairés avec le plus grand luxe. On les
+parfume avec du vinaigre chaud dans lequel on jette des branches de
+menthe, ce qui donne une odeur très agréable et très saine. Toutes les
+pièces sont garnies de longs et larges divans, sur lesquels les femmes
+et les hommes s'établissent; j'avais si bien pris l'habitude de ces
+sièges que je ne pouvais plus m'asseoir sur un fauteuil.</p>
+
+<p>Les dames russes saluent en s'inclinant, ce qui me paraissait plus noble
+et plus gracieux que nos révérences. Elles ne sonnaient point leurs
+domestiques, mais les appelaient en frappant dans leurs mains, comme on
+dit que font les sultanes dans le sérail. Toutes avaient à la porte de
+leur salon un homme en grande livrée, qui restait toujours là, pour
+ouvrir aux visites; car je crois avoir remarqué qu'à cette époque
+l'usage n'était pas de les annoncer. Mais ce qui m'a paru plus étrange,
+c'est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave
+sous leur lit.</p>
+
+<p>Tous les soirs j'allais dans le monde. Non-seulement les bals, les
+concerts, les spectacles, étaient fréquens, mais je me plaisais dans ces
+réunions journalières, où je retrouvais toute l'urbanité, toute la grâce
+d'un cercle français; car, pour me servir de l'expression de la
+princesse Dolgorouki, il semble que le bon goût a sauté à pieds joints
+de Paris à Pétersbourg. Les maisons ouvertes ne manquaient pas, et dans
+toutes on était reçu de la manière la plus aimable. On se réunissait
+vers les huit heures, et l'on soupait à dix. Dans l'intervalle, on
+prenait du thé comme partout ailleurs; mais le thé en Russie est si
+excellent que moi, qu'il incommode et qui ne puis en prendre, j'étais
+embaumée par son parfum. Je buvais au lieu de thé de l'hydromèle. Cette
+boisson, qui est charmante, se fait avec de bon miel et des petits
+fruits qui viennent dans les bois de la Russie; on la laisse pendant un
+certain temps à la cave avant de la mettre en bouteille; je la trouve
+bien préférable au cidre, à la bière, et même à la limonade.</p>
+
+<p>Deux maisons extrêmement recherchées étaient celles de la princesse
+Michel Galitzin<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a>
+<a href="#footnote30"><sup class="sml">30</sup></a> et de la princesse Dolgorouki; il existait même
+entre ces deux dames, relativement à leurs soirées, une sorte de
+rivalité. La première, moins belle que la princesse Dolgorouki, était
+plus jolie. Elle avait infiniment d'esprit, mais fantasque à l'excès.
+Elle vous boudait tout à coup sans aucun motif, puis l'instant d'après
+vous disait les choses les plus aimables et les plus flatteuses. Le
+comte de Choiseul-Gouffier en était amoureux fou au point que les
+caprices, l'humeur bizarre qu'il lui fallait supporter, ne faisaient
+qu'augmenter son amour. Il était curieux de le voir saluer la princesse
+jusqu'à terre lorsqu'elle arrivait après lui dans un salon; mais tel
+était autrefois le respect que l'on marquait à la femme que l'on ne
+voulait pas afficher, et cela, quel que fût l'amour qu'on avait pour
+elle. De nos jours, il est vrai, on n'affiche pas davantage, mais c'est
+par indifférence.</p>
+
+<p>Les soupers de la princesse Dolgorouki étaient charmans; elle y
+réunissait le corps diplomatique, les étrangers les plus marquans, et
+chacun s'empressait de s'y rendre, tant la maîtresse de maison était
+aimable. Aussi n'avais-je pas tardé à répondre aux avances qu'elle avait
+bien voulu me faire, et je la voyais très souvent. Elle me donnait
+toujours au spectacle une place dans sa loge, qui était fort près du
+théâtre, en sorte que je pouvais apprécier parfaitement dans la tragédie
+le jeu si noble de madame Hus, dont le son de voix était enchanteur, et
+dans la comédie le jeu si fin de mademoiselle Suzette, qui jouait les
+rôles de soubrettes. Les acteurs et les actrices de Pétersbourg étaient
+tous Français, et sans égaler les grands comédiens que Paris possédait
+alors, ils avaient pour la plupart beaucoup de talent, et jouaient avec
+un ensemble parfait. Nous ne tardâmes pas d'ailleurs à voir arriver un
+homme qui, quoique jeune, avait déjà fait les délices de l'Italie et de
+la France. C'était Mandini, que l'on peut dire avoir réuni pour le
+théâtre tous les avantages imaginables. Il était beau; il était grand
+acteur, et il chantait admirablement<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a>
+<a href="#footnote31"><sup class="sml">31</sup></a>. Comme il ne pouvait point
+jouer les opéras français, on monta l'été chez la princesse Dolgorouki
+plusieurs opéras italiens, qui furent représentés sur le petit théâtre
+d'Alexandrowski. On donnait naturellement à Mandini les premiers rôles,
+dans lesquels il était si ravissant, qu'il fallait que les dames et les
+seigneurs qui le secondaient, eussent fait l'entier sacrifice de leur
+amour-propre.</p>
+
+<p>Aucune femme, je crois, n'avait plus de dignité dans sa personne et dans
+ses manières que la princesse Dolgorouki; comme elle avait vu ma
+Sibylle, dont elle était enthousiasmée, elle désira que je fisse son
+portrait dans ce genre, et j'eus le plaisir de la satisfaire
+entièrement. Le portrait fini, elle m'envoya une fort belle voiture, et
+mit à mon bras un bracelet, fait d'une tresse de cheveux, sur laquelle
+des diamans sont arrangés de manière qu'on y lit: <i>Ornez celle qui orne
+son siècle</i>. Je fus extrêmement touchée de la grâce et de la délicatesse
+d'un pareil présent.</p>
+
+<p>Je voyais aussi très fréquemment le comte de Strogonoff, son fils et sa
+belle-fille. Cette dernière était jeune, jolie et très spirituelle. Son
+mari, qui avait vingt-cinq ans au plus, était un homme charmant. Une
+actrice qui venait de Paris lui tourna la tête. La comtesse s'aperçut de
+son infidélité, et comme elle l'aimait beaucoup, elle en souffrit
+excessivement sans jamais lui en parler. Le jeune comte entretenait avec
+faste cette actrice, qui s'appelait mademoiselle Lachassaigne; il eut
+d'elle un enfant, et lui fit alors six mille roubles de pension. Lorsque
+la guerre avec les Français eut lieu, il fut tué; mais la jeune comtesse
+continua la pension de six mille roubles à l'actrice. Ce trait me semble
+à la fois si noble et si bon qu'il suffit à son éloge.</p>
+
+<p>La bonne, la charmante princesse Kourakin recevait peu; mais chaque soir
+elle se réunissait à la société, le plus souvent chez la princesse
+Dolgorouki, où c'était un bonheur pour moi de la rencontrer. Il était
+tout-à-fait impossible de la voir deux fois sans l'aimer. Son esprit,
+son naturel, sa bonté, je ne sais quoi de naïf dans son caractère qui me
+faisait l'appeler l'enfant de sept ans; tout en elle me charmait, tout
+lui gagnait les coeurs; et je ne veux pas que l'on croie ici que la
+tendre amitié que j'ai sentie pour elle m'engage à flatter sa mémoire.
+La princesse Kourakin est venue à Paris où elle est restée long-temps;
+madame de Bawr, M. de Sabran, M. Briffaut l'ont connue, ont été ses
+amis: ils peuvent dire si mes regrets m'aveuglent, et si la société n'a
+point perdu en elle un de ses plus aimables ornemens.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XIX.</h3>
+
+<p class="mid">Le lac de Pergola.--L'île de Krestowski.--L'île de Zelaguin.--Le général
+Melissimo.--Dîner turc.--J'écris à Cléry, valet-de-chambre de Louis
+XVI.--Sa réponse.--Je fais le portrait de Marie-Antoinette pour madame
+la duchesse d'Angoulême.--Lettre que m'écrit madame la duchesse
+d'Angoulême.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>Une grande jouissance avait lieu pour moi lorsque, après avoir respiré
+pendant plusieurs mois un air glacé ou l'air des poêles, je voyais
+arriver l'été. La promenade alors me semblait une chose délicieuse, et
+je me pressais de parcourir les beaux environs de Pétersbourg. J'allais
+très souvent au lac de Pergola<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a>
+<a href="#footnote32"><sup class="sml">32</sup></a>, seule avec mon bon domestique russe,
+prendre ce que j'appelais un bain d'air. Je me plaisais à contempler ce
+beau lac si limpide, qui réfléchissait vivement les arbres qui
+l'environnaient. Puis je montais sur les hauteurs dont il est entouré.
+D'un côté j'avais la mer pour horizon, et je distinguais les voiles des
+vaisseaux, éclairées par le soleil. Là régnait un silence qui n'était
+troublé que par le chant de mille oiseaux, ou souvent par celui d'une
+petite cloche lointaine. Cet air pur, ce lieu sauvage et pittoresque, me
+charmait. Mon bon Pierre, qui faisait réchauffer mon petit dîner, ou qui
+cueillait des bouquets de fleurs champêtres pour me les apporter, me
+faisait penser à Robinson dans son île avec Vendredi.</p>
+
+<p>J'allais souvent aussi me promener de très grand matin avec ma fille à
+l'île de Krestowski. L'extrémité de cette île parait joindre la mer sur
+laquelle naviguaient de grandes barques. L'horizon n'avait point de
+bornes, et cette vue était calme et belle. Nous y allâmes au soir pour
+voir danser les paysannes russes, dont le costume est si pittoresque.
+Puis un jour du mois de juillet de je ne sais quelle année, pendant
+laquelle la chaleur fut plus forte qu'en Italie, je me souviens que la
+mère<a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a>
+<a href="#footnote33"><sup class="sml">33</sup></a> de la princesse Dolgorouki, ne pouvant la supporter, s'était
+établie dans sa cave; sa dame de compagnie, moins susceptible, restait
+sur les marches élevés, et lui faisait la lecture. Mais pour en revenir
+à l'île de Krestowski, comme nous faisions une promenade en bateau, nous
+rencontrâmes une multitude d'hommes et de femmes, se baignant tous
+pêle-mêle. Nous vîmes même de loin des jeunes gens tout nus à cheval,
+qui allaient ainsi se baigner avec leurs chevaux. Dans tout autre pays
+un grand scandale naîtrait de pareilles choses; mais il en est autrement
+là où règne l'innocence de la pensée. Aucune indécence ne se passait,
+personne ne songeait à mal; car le peuple russe a vraiment l'ingénuité
+de la première nature. Dans les familles, l'hiver, le mari, la femme,
+les enfans, se couchent ensemble sur leur poêle; si le poêle ne suffit
+pas, ils s'étendent sur des bancs de bois, rangés autour de leur
+hangard, enveloppés seulement de leur peau de mouton. Enfui ils ont
+conservé les moeurs des anciens patriarches.</p>
+
+<p>Une des promenades qui me charmaient le plus, était celle de l'île de
+Zelaguin, qui, pour avoir été un très beau jardin anglais, n'en était
+pas moins abandonnée alors. Toutefois il y restait encore de très beaux
+arbres, des allées charmantes, un temple, entouré de superbes saules
+pleureurs et de petites rivières courantes, quelques masses de fleurs
+qui réjouissaient les yeux, des ponts dans le genre anglais, et des
+arbres verts magnifiques. Je ne concevais pas comment on avait abandonné
+ce lieu qui pouvait devenir le plus délicieux du monde; depuis mon
+retour en France, en effet, j'ai appris qu'Alexandre l'a fait soigner,
+et qu'il en a fait un des beaux jardins que l'on puisse voir. Il y avait
+dans cette île des vues si belles et si pittoresques que j'en ai dessiné
+une grande quantité et pour jouir tout à mon aise de cette charmante
+promenade, je louai presque en face, sur les bords de la Neva, une
+petite maison de bois.</p>
+
+<p>La situation de cette maisonnette était délicieuse et d'une gaieté
+ravissante, en ce que la plupart des barques qui allaient et venaient
+sans cesse sur la rivière me donnaient un concert perpétuel de musique
+vocale ou d'instrumens à vent. Tout près de moi, le général Melissimo,
+grand-maître de l'artillerie, habitait une fort jolie maison, et j'étais
+charmée de ce voisinage; car le général était le meilleur et le plus
+obligeant des hommes. Comme il avait séjourné long-temps en Turquie, sa
+maison offrait un modèle, non-seulement du luxe, mais du <i>confortable</i>
+oriental. Il s'y trouvait une salle de bain, éclairée par en haut, et
+dans le milieu de laquelle était une cuve assez grande pour contenir une
+douzaine de personnes. On descendait dans l'eau par quelques marches; le
+linge qui servait à s'essuyer en sortant du bain, était posé sur la
+balustrade en or qui entourait la cuve, et ce linge consistait en de
+grands morceaux de mousseline de l'Inde brodés en bas de fleurs et d'or,
+afin que la pesanteur de cette bordure pût fixer la mousseline sur les
+chairs, ce qui me parut une recherche pleine de magnificence. Autour de
+cette salle régnait un large divan, sur lequel on pouvait s'étendre et
+se reposer après le bain, outre qu'une des portes ouvrait sur un
+charmant petit boudoir dont le divan formait un lit de repos. Ce boudoir
+donnait sur un parterre de fleurs odoriférantes, et quelques tiges
+venaient toucher la fenêtre. C'est là que le général nous donna un
+déjeuner en fruits, en fromage à la crème, et en excellent café moka,
+qui régala beaucoup ma fille. Il nous invita une autre fois à un très
+bon dîner, et le fit servir sous une belle tente turque qu'il avait
+rapportée de ses voyages. On avait dressé cette tente sur la pelouse
+fleurie qui faisait face à la maison. Nous étions une douzaine de
+personnes, toutes assises sur de magnifiques divans qui entouraient la
+table: on nous servit une quantité de fruits parfaits au dessert: enfin
+ce dîner fut tout-à-fait asiatique, et la manière dont le général
+recevait donnait encore du prix à toutes ces choses. J'aurais seulement
+désiré chez lui qu'on ne tirât point tout près de nous des coups de
+canon au moment où nous nous mettions à table, mais on me dit que
+c'était l'usage chez tous les généraux d'armée.</p>
+
+<p>Je ne louai qu'un été ma petite maison sur la Neva; l'été suivant, le
+jeune comte de Strogonoff me prêta une maison charmante à Kaminostroff,
+où je me plaisais beaucoup. Tous les matins, j'allais seule me promener
+dans une forêt voisine, et je passais mes soirées chez la comtesse
+Golovin, qui était établie tout à côté de moi. Je trouvais là le jeune
+prince Bariatinski, la princesse Tarente et plusieurs autres personnes
+aimables. Nous causions, ou nous faisions des lectures jusqu'au moment
+du souper; enfin mon temps se passait le plus agréablement du monde.</p>
+
+<p>La paix et le bonheur dont je jouissais, ne m'empêchaient pas néanmoins
+de penser bien souvent à la France et à ses malheurs. J'étais surtout
+poursuivie par le souvenir de Louis XVI et de Marie-Antoinette, au point
+qu'un de mes désirs les plus vifs était de faire un tableau qui les
+représentât dans un des momens touchans et solennels qui avaient dû
+précéder leur mort. J'ai déjà dit que j'avais évité soigneusement la
+connaissance de ces tristes détails, mais alors il me fallait bien les
+connaître, si je voulais intéresser. Je savais que Cléry s'était réfugié
+à Vienne après la mort de son auguste maître, je lui écrivis, et je
+l'instruisis de mon désir, en le priant de m'aider à l'exécuter. Fort
+peu de temps après, je reçus de lui la lettre suivante, que j'ai
+toujours gardée, et que je copie mot pour mot.</p>
+
+<p> Madame,</p>
+
+<p> La connaissance parfaite que vous avez des personnages de l'auguste
+ famille de Louis XVI m'avait fait dire à madame la comtesse de
+ Rombeck que personne autre que vous ne pourrait rendre les scènes
+ déchirantes qu'a eu à éprouver cette malheureuse famille, dans le
+ cours de sa captivité. Des faits aussi intéressans doivent passer à
+ la postérité, et le pinceau de madame Lebrun peut seul les y
+ transmettre avec vérité.</p>
+
+<p> Parmi ces scènes de douleur, on pourrait en peindre six:</p>
+
+<p> 1° Louis XVI dans sa prison, entouré de sa famille, donnant des
+ leçons de géographie et de lecture à ses enfans; la reine et madame
+ Élisabeth occupées en ce moment à coudre et à raccommoder leurs
+ habits;</p>
+
+<p> 2° La séparation du roi et de son fils, le 11 décembre, jour que le
+ roi parut à la convention pour la première fois, et qu'il a été
+ séparé de sa famille jusqu'à la veille de sa mort.</p>
+
+<p> 3° Louis XVI interrogé dans la tour, par quatre membres de la
+ convention, et entouré de son conseil: MM. de Malesherbes, de Sèze
+ et Tronchet;</p>
+
+<p> 4° Le conseil exécutif annonçant au roi son décret de mort, et la
+ lecture de ce décret par Gronvelle;</p>
+
+<p> 5° Les adieux du roi à sa famille la veille de sa mort;</p>
+
+<p> 6° Son départ de la tour pour marcher au lieu du supplice.</p>
+
+<p> Celui de ces faits qui paraît généralement toucher le plus les ames
+ sensibles, est le moment des adieux. Une gravure a été faite en
+ Angleterre sur ce sujet; mais elle est bien loin de la vérité, tant
+ dans la ressemblance des personnages que des localités.</p>
+
+<p> Je vais tâcher, madame, de vous donner les détails que vous désirez
+ pour faire une esquisse de ce tableau. La chambre où s'est passée
+ cette scène peut avoir quinze pieds carrés; les murs sont
+ recouverts en papier en forme de pierre de taille, ce qui
+ représente bien l'intérieur d'une prison. À droite, près de la
+ porte d'entrée, est une grande croisée, et comme les murs de la
+ tour ont neuf pieds d'épaisseur, la croisée se trouve dans un
+ enfoncement d'environ huit pieds de large; mais en diminuant vers
+ l'extrémité où l'on aperçoit de très gros barreaux. Dans
+ l'embrasure de cette croisée est un poêle de faïence de deux pieds
+ et demi de large sur trois pieds et demi de haut; le tuyau passe
+ sous la croisée, et il est adossé à la partie gauche de l'embrasure
+ et au commencement. De la croisée au mur de face, il peut y avoir
+ huit pieds; à ce mur et près du poêle est une lampe-quinquet et qui
+ éclairait toute la salle, la scène s'étant passée de nuit,
+ c'est-à-dire à dix heures du soir. Le mur de face peut avoir quinze
+ pieds; une porte à deux venteaux le sépare; mais elle se trouve
+ plus du côté droit que du gauche. Cette porte est peinte en gris;
+ un des venteaux doit être ouvert pour laisser apercevoir une partie
+ de la chambre à coucher. On doit voir la moitié de la cheminée qui
+ se trouve en face de la porte; une glace est dessus, une partie
+ d'une tenture de papier jaune, une chaise près de la cheminée, une
+ table devant; une écritoire, des plumes, du papier et des livres,
+ sont sur la table. La partie gauche de la salle est une cloison en
+ vitrage; aux deux extrémités sont deux portes vitrées; derrière
+ cette cloison est une petite pièce qui servait de salle à manger.
+ C'est dans cette salle que le roi assis et entouré de sa famille
+ leur a fait part de ses dernières volontés. C'est en sortant de
+ cette petite salle à manger, le roi s'avançant vers la porte
+ d'entrée, comme pour reconduire sa famille, que cette scène doit
+ être prise, et ce fut aussi le moment le plus douloureux.</p>
+
+<p> Le roi était debout, tenant par la main droite la reine, qui à
+ peine pouvait se soutenir; elle était appuyée sur l'épaule droite
+ du roi; le dauphin, du même côté, se trouve enlacé dans le bras
+ droit de la reine qui le presse vers elle; il tient avec ses
+ petites mains celle droite du roi et la gauche de la reine, les
+ baise et les arrose de ses larmes. Madame Élisabeth est au côté
+ gauche du roi, pressant de ses deux mains le haut du bras du roi,
+ et levant les yeux remplis de larmes vers le ciel; Madame Royale
+ est devant elle, tenant la main gauche du roi, en faisant retentir
+ la salle des gémissemens les plus douloureux. Le roi toujours
+ calme, toujours auguste, ne versait aucune larme; mais il
+ paraissait cruellement affecté de l'état douloureux de sa famille.
+ Il lui dit avec le son de voix le plus doux, mais plein
+ d'expressions touchantes: <i>Je ne vous dis point adieu, soyez
+ assurée que je vous verrai encore demain matin, à sept
+ heures.--Vous nous le promettez?</i>, dit la reine, pouvant à peine
+ articuler.--<i>Oui, je vous le promets</i>, répondit le roi;
+ <i>adieu</i>.--Dans ce moment les sanglots redoublèrent, Madame Royale
+ tomba presque évanouie aux pieds du roi qu'elle tenait embrassé;
+ madame Élisabeth s'occupa vivement de la soutenir. Le roi fit un
+ effort bien pénible sur lui-même, il s'arracha de leurs bras et
+ rentra dans sa chambre. Comme j'étais près de madame Élisabeth,
+ j'aidai cette princesse à soutenir Madame Royale pendant quelques
+ degrés; mais on ne me permit pas de suivre plus loin, et je rentrai
+ près du roi. Pendant cette scène, quatre officiers municipaux, dont
+ deux très mal vêtus et le chapeau sur la tête, se tenaient dans
+ l'embrasure de la croisée, se chauffant au poêle sans se mouvoir.
+ Ils étaient décorés d'un ruban tricolore avec une cocarde au
+ milieu.</p>
+
+<p> Le roi était vêtu d'un habit brun mélangé, avec un collet de même,
+ une veste blanche de piqué de Marseille, une culotte de casimir
+ gris et des bas de soie gris, des boucles d'or, mais très simples,
+ à ses souliers, un col de mousseline, les cheveux un peu poudrés,
+ une boucle séparée en deux ou trois, le toupet en vergette un peu
+ longue, les cheveux de derrière noués en catogan.</p>
+
+<p> La reine, Madame Royale et madame Élisabeth étaient vêtues d'une
+ robe blanche de mousseline, des fichus très simples en linon, des
+ bonnets absolument pareils faits en forme de baigneuses, garnis
+ d'une petite dentelle, un mouchoir garni aussi de dentelle, noué
+ dessus le bonnet en forme de marmotte.</p>
+
+<p> Le jeune prince avait un habit de casimir d'un gris verdâtre, une
+ culotte ou pantalon pareille, un petit gilet de basin blanc rayé,
+ l'habit décolleté et à revers, le col de la chemise uni et
+ retombant dessus le collet de l'habit, le jabot de batiste plissé,
+ des souliers noirs noués avec un ruban, les cheveux blonds sans
+ poudre, tombant négligemment et bouclés sur le front et sur les
+ épaules, relevés en natte derrière, et ceux de devant tombaient
+ naturellement et sans poudre. Les cheveux de la reine étaient
+ presque tous blancs, ceux de Madame du beau blond clair, et ceux de
+ madame Élisabeth aussi blonds, mais de nuance plus foncée. Voilà à
+ peu près, madame, les détails que je puis vous donner sur ce sujet;
+ s'ils ne remplissent point vos désirs, daignez me faire d'autres
+ questions, et je tâcherai d'y répondre. Il me reste une grâce à
+ vous demander, c'est que tous ces détails restent entre nous. Comme
+ j'ai des notes où tous ces faits sont écrits, je ne voudrais point
+ qu'ils soient connus avant leur impression<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a>
+<a href="#footnote34"><sup class="sml">34</sup></a>. J'espère que
+ quelque jour vous reviendrez habiter cette ville; et si vous
+ désirez faire d'autres tableaux sur ces tristes événemens, je suis
+ fort aise de pouvoir vous être agréable en quelque chose. En
+ attendant, je vous prie d'agréer, madame, les respectueux hommages</p>
+
+<p> De votre très humble et très obéissant serviteur,</p>
+
+<p class="rig"> CLÉRY.</p><br><br>
+
+<p> Vienne, le 27 octobre 1796.</p>
+
+<p>Cette lettre me fit une si cruelle impression que je reconnus
+l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de
+pinceau m'aurait fait fondre en pleurs. Je renonçai donc à mon projet;
+toutefois j'eus le bonheur, pendant mon séjour en Russie, de retracer
+encore des traits augustes et chéris; voici à quelle occasion. Le comte
+de Cossé arriva à Pétersbourg, venant de Mitau où il avait laissé la
+famille royale. Il me fit une visite pour m'engager à me rendre auprès
+des princes, qui me verraient, me dit-il, avec plaisir. J'éprouvai dans
+le moment un bien vif chagrin; car, ma fille étant malade, je ne pouvais
+la quitter, et de plus j'avais à remplir des engagemens pris, non
+seulement avec des personnages marquans, mais avec la famille impériale,
+pour plusieurs portraits, ce qui ne me permettait pas de quitter avant
+quelque temps Pétersbourg. J'en exprimai toute ma peine à M. de Cossé,
+et comme il ne repartait pas tout de suite, je fis aussitôt de souvenir
+le portrait de la reine, que je le priai de remettre à madame la
+duchesse d'Angoulême, en attendant que je pusse aller moi-même recevoir
+les ordres de Son Altesse Royale.</p>
+
+<p>Cet envoi me procura la jouissance de recevoir de Madame la lettre que
+je joins ici, et que je conserve comme un témoignage qui m'est bien
+cher, de sa satisfaction.</p>
+
+<p>Dès que j'eus repris ma liberté, je courus à Mitau; mais j'eus le
+malheur de n'y plus retrouver la famille royale.</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"></p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>CHAPITRE XX.</h3>
+
+<p class="mid">Catherine.--Le roi de Suède.--Le bal masqué.--Mort de Catherine.--Ses
+funérailles.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p>On vivait si heureux sous le règne de Catherine, que je puis affirmer
+avoir entendu bénir, par les petits comme par les grands, celle à qui la
+nation devait tant de gloire et tant de bien-être. Je ne parlerai point
+de conquêtes dont l'orgueil national était si prodigieusement flatté,
+mais du bien réel et durable que cette souveraine a fait à son peuple.
+Durant l'espace de trente-quatre ans qu'elle a régné, son génie
+bienfaisant a créé ou protégé tout ce qui était utile, comme tout ce qui
+était grandiose. On la voyait ériger à la mémoire de Pierre Ier un
+monument immortel, faire bâtir <i>deux cent trente-sept</i> villes en
+pierres, disant que les villages en bois qui brûlaient si souvent lui
+coûtaient beaucoup; couvrir la mer de ses flottes; établir partout des
+manufactures et des banques, si propices au commerce, à Pétersbourg, à
+Moscou et à Tobolsck; accorder de nouveaux priviléges à l'Académie;
+fonder des écoles dans toutes les villes et les campagnes; faire creuser
+des canaux; élever des quais de granit; donner un code de lois; enfin,
+introduire l'inoculation que sa volonté puissante était seule capable de
+faire adopter par les Russes<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a>
+<a href="#footnote35"><sup class="sml">35</sup></a>.</p>
+
+<p>Tous ces bienfaits sont dus à Catherine seule; car elle n'a jamais
+accordé à personne aucune véritable autorité; elle dictait elle-même les
+dépêches à ses ministres, qui n'étaient réellement que ses secrétaires.
+On raconte que la comtesse de Bruce, qui long-temps a été son amie
+intime, lui disait un jour:--Je remarque que les favoris de Votre
+Majesté sont bien jeunes.--Je les veux ainsi, répondit-elle: s'ils
+étaient d'un âge raisonnable, on dirait qu'ils me gouvernent. Zouboff,
+en effet, qui fut le dernier, avait tout au plus vingt-deux ans. Il
+était grand, mince, bien fait, et il avait des traits réguliers. Je l'ai
+vu pour la première fois à un bal de la cour, donnant le bras à
+l'impératrice, qui se promenait. Il portait à sa boutonnière le portrait
+de Catherine, entouré de superbes diamans, et elle paraissait le traiter
+avec une grande bonté; néanmoins on s'accordait à dire que celui de ses
+favoris qu'elle avait le plus aimé, était Lanskoi. Elle le pleura
+long-temps. Elle lui avait fait élever un tombeau près du château de
+Czarskozelo, où l'on m'a assuré qu'elle allait très souvent seule, au
+clair de lune. Au reste, Catherine-le-Grand, comme l'appelle le prince
+de Ligne, s'était fait homme; on ne peut parler de ses faiblesses que
+comme on parle de celles de François Ier ou de Louis XIV, faiblesses qui
+n'influèrent nullement sur le bonheur de leurs sujets<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a>
+<a href="#footnote36"><sup class="sml">36</sup></a>.</p>
+
+<p>Catherine II aimait tout ce qui était grandiose dans les arts. Elle
+avait fait construire à l'ermitage les salles du Vatican, et copier les
+cinquante tableaux de Raphaël dont ces salles sont ornées. Elle avait
+aussi décoré l'Académie des beaux-arts de copiés en plâtre des plus
+belles statues antiques, et d'un grand nombre de tableaux des différens
+maîtres. L'ermitage qu'elle avait créé et placé tout près de son
+palais<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a>
+<a href="#footnote37"><sup class="sml">37</sup></a>, était un modèle de bon goût sous tous les rapports. On sait
+qu'elle écrivait le français avec la plus grande facilité (j'ai vu à la
+bibliothèque le manuscrit original du code de lois qu'elle a donné aux
+Russes entièrement écrit de sa main, et dans notre langue). Son style,
+m'a-t-on dit, était élégant et très concis, ce qui me rappelle un trait
+de laconisme que l'on m'a cité d'elle, que je trouve charmant. Quand le
+général Souwaroff eut gagné la bataille de Varsovie, Catherine fit
+partir aussitôt un courrier pour lui, et ce courrier ne portait à
+l'heureux vainqueur qu'une enveloppe de lettre, sur laquelle elle avait
+écrit de sa main: <i>Au maréchal Souwaroff</i>.</p>
+
+<p>Cette femme dont la puissance était si grande, était dans son intérieur
+la plus simple et la moins exigeante des femmes. Elle se levait à cinq
+heures du matin, allumait son feu, puis faisait son café elle-même. On
+racontait même qu'un jour, ayant allumé ce feu sans savoir qu'un
+ramoneur venait de monter dans la cheminée, le ramoneur se mit à jurer
+après elle et à la gratifier des plus grosses invectives, croyant
+s'adresser à un feutier. L'impératrice se hâta d'éteindre, non sans rire
+beaucoup de se voir traitée ainsi.</p>
+
+<p>Dès que l'impératrice avait déjeuné, elle écrivait ses lettres,
+préparait ses dépêches, restant ainsi seule jusqu'à neuf heures. Alors
+elle sonnait ses valets de chambre, qui quelquefois ne répondaient point
+à sa sonnette. Un jour, par exemple, impatientée d'attendre, elle ouvrit
+la porte de la salle où ils se tenaient, et les trouvant établis à jouer
+aux cartes, elle demanda pourquoi ils ne venaient pas quand elle
+sonnait; sur quoi l'un d'eux répondit tranquillement qu'ils avaient
+voulu finir leur partie, et il n'en fut pas davantage. Une autre fois,
+la comtesse de Bruce, qui avait ses entrées chez elle à toute heure,
+arrive un matin, et la trouve seule, appuyée sur sa toilette.--Votre
+Majesté est bien isolée, lui dit la comtesse.--Que voulez-vous, répond
+l'impératrice, mes femmes de chambre m'ont toutes abandonnée. Je venais
+d'essayer une robe qui allait si mal, que j'en ai pris de l'humeur;
+alors, elles m'ont plantée là. Il n'y a pas jusqu'à Reinette (la
+première femme de chambre), qui ne m'ait quittée, et j'attends qu'elles
+soient défâchées.</p>
+
+<p>Le soir, Catherine réunissait autour d'elle quelques-unes des personnes
+de sa cour qu'elle affectionnait le plus. Elle faisait venir ses petits
+enfans, et l'on jouait à colin-maillard, à la main chaude, etc., jusqu'à
+dix heures que Sa Majesté allait se coucher. La princesse Dolgorouki,
+qui était du nombre des favorisées, m'a dit souvent par combien de gaîté
+et de bonhomie l'impératrice animait ces réunions. Le comte Stackelberg
+était des petites soirées, ainsi que le comte de Ségur, dont Catherine
+avait distingué l'esprit et l'amabilité. On sait que, lorsqu'elle rompit
+avec la France, et qu'elle congédia cet ambassadeur<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a>
+<a href="#footnote38"><sup class="sml">38</sup></a>, elle lui
+témoigna tout le regret qu'elle avait de le perdre;--«Mais,
+ajouta-t-elle, je suis aristocrate; il faut que chacun fasse son
+métier.»</p>
+
+<p>Le nom des personnes que l'impératrice invitait aux petites soirées dont
+je viens de parler, aussi bien que la présence des jeunes grands-ducs et
+grandes-duchesses, semblaient devoir être une garantie suffisante de la
+décence qui régnait dans ces réunions. Il n'en parut pas moins à
+Pétersbourg un libelle affreux dans lequel on accusait Catherine de
+présider tous les soirs aux plus dégoûtantes orgies. L'auteur de cet
+infâme écrit fut découvert et chassé de la Russie; mais il faut
+malheureusement avouer, à la honte de l'humanité, que ce libelliste, qui
+était un émigré français, distingué par son esprit, avait d'abord
+intéressé l'impératrice à ses malheurs, au point qu'elle l'avait logé
+convenablement, et lui faisait une pension de douze mille roubles!</p>
+
+<p>Beaucoup de personnes ont attribué la mort de Catherine au vif chagrin
+que lui fit éprouver la rupture du mariage projeté entre sa
+petite-fille, la grande-duchesse Alexandrine, et le jeune roi de Suède.
+Ce prince arriva à Pétersbourg avec son oncle le duc de Sudermanie, le
+14 août 1796. Il n'avait que dix-sept ans; sa taille était élancée, son
+air doux, noble et fier, ce qui le faisait respecter malgré son jeune
+âge. Son éducation ayant été très soignée, il montrait une politesse
+tout-à-fait obligeante. La princesse qu'il venait épouser, âgée de
+quatorze ans, était belle comme un ange, et il en devint aussitôt très
+amoureux. Je me souviens qu'étant venu chez moi voir le portrait que
+j'avais fait d'elle, il regardait ce portrait avec tant d'attention, que
+son chapeau s'échappa de sa main.</p>
+
+<p>L'impératrice ne désirait rien tant que ce mariage; mais elle exigeait
+que sa petite-fille pût avoir dans le palais de Stockholm et une
+chapelle et un clergé de sa religion, et le jeune roi, malgré tout son
+amour pour la duchesse Alexandrine, refusait de consentir à ce qui
+dérogeait aux lois de son pays. Sachant que Catherine avait fait venir
+le patriarche pour le fiancer après le bal qui se donnait le soir, le
+roi ne se rendit pas à ce bal, en dépit des courses multipliées de M. de
+Marcoff pour le presser d'y venir. Je faisais alors le portrait du comte
+Diedrestein; lui et moi allions souvent à ma fenêtre pour voir si le
+jeune roi céderait à tant d'instances et prendrait le chemin du bal; il
+ne céda point. Enfin, d'après ce que j'ai su de la princesse Dolgorouki,
+tout le monde était réuni, lorsque l'impératrice entr'ouvrit la porte de
+sa chambre, et dit, d'une voix très altérée: «Mesdames, il n'y aura pas
+de bal ce soir.» Le roi de Suède et le duc de Sudermanie quittèrent
+Pétersbourg le lendemain matin.</p>
+
+<p>Que ce soit ou non le chagrin que lui causa cet événement, qui abrégea
+les jours de Catherine, la Russie ne tarda pas à la perdre. Le dimanche
+qui précéda sa mort, j'allai, le matin après la messe, présenter le
+portrait que j'avais fait de la grande-duchesse Élisabeth. L'impératrice
+vint à moi, m'en fit compliment, puis me dit: «On veut absolument que
+vous fassiez mon portrait, je suis bien vieille; mais enfin, puisqu'ils
+le désirent tous, je vous donnerai la première séance d'aujourd'hui en
+huit.» Le jeudi suivant, elle ne sonna pas à neuf heures ainsi qu'elle
+faisait ordinairement. On attendit jusqu'à dix heures et même un peu
+plus; enfin la première femme de chambre entra. Ne voyant pas
+l'impératrice dans sa chambre, elle alla au petit cabinet de garde-robe,
+et dès qu'elle en ouvrit la porte, le corps de Catherine tomba à terre.
+On ne pouvait savoir à quelle heure l'attaque d'apoplexie l'avait
+frappée; toutefois le pouls battait encore, on ne perdit donc pas toute
+espérance aussitôt; mais de mes jours je n'ai vu une alarme aussi vive
+se propager aussi généralement. Pour mon compte, je fus tellement saisie
+quand on vint me dire tout bas cette terrible nouvelle, que ma fille,
+qui était convalescente, s'aperçut de mon état et s'en trouva mal.</p>
+
+<p>Je courus, après mon dîner, chez la princesse Dolgorouki où le comte de
+Cobentzel, qui allait toutes les dix minutes au palais savoir ce qui se
+passait, venait nous en instruire. L'anxiété allait toujours croissant;
+elle était affreuse pour tout le monde; car non-seulement on adorait
+Catherine, mais on avait une telle peur du règne de Paul!</p>
+
+<p>Vers le soir, Paul arriva d'un lieu voisin de Pétersbourg qu'il habitait
+presque toujours. Lorsqu'il vit sa mère étendue sans connaissance, la
+nature reprit un moment ses droits; il s'approcha de l'Impératrice, lui
+baisa la main et versa quelques larmes. Enfin Catherine II expira à neuf
+heures du soir, le 17 novembre 1796. Le comte de Cobentzel, qui lui vit
+rendre le dernier soupir, vint nous dire aussitôt qu'elle n'existait
+plus.</p>
+
+<p>J'avoue que je ne sortis pas de chez la princesse Dolgorouki sans une
+grande frayeur, attendu que l'on entendait dire généralement qu'il y
+aurait une révolution contre Paul. La foule immense que je vis en
+rentrant chez moi, sur la place du château, n'était pas propre à me
+rassurer; néanmoins tout ce monde était si tranquille que je pensai
+bientôt, avec raison, que nous n'avions rien à craindre pour le moment.
+Le lendemain matin, le peuple se rassembla de nouveau sur la place,
+exprimant son désespoir, sous les fenêtres de Catherine, par les cris
+les plus déchirans. On entendait les vieillards, les jeunes gens, les
+enfans appeler leur <i>matusha</i> (leur mère), s'écrier en sanglotant qu'ils
+avaient tout perdu. Cette journée fut d'autant plus affligeante qu'elle
+était de triste augure pour le prince qui montait sur le trône.</p>
+
+<p>Le corps de l'impératrice resta exposé pendant six semaines dans une
+grande salle du château, illuminée jour et nuit<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a>
+<a href="#footnote39"><sup class="sml">39</sup></a>, et magnifiquement
+décorée. Catherine était étendue sur un lit de parade entouré d'écussons
+portant les armes de toutes les villes de l'empire. Son visage était
+découvert, sa belle main posée sur le lit. Toutes les dames (dont
+quelques-unes étaient alternativement de service auprès du corps)
+allaient baiser cette main, ou faisaient le semblant. Pour moi, je ne
+l'avais point baisée vivante, je ne voulus pas la baiser morte, et
+j'évitai même de regarder le visage, qui me serait resté si tristement
+dans l'imagination.</p>
+
+<p>Sitôt après la mort de sa mère, Paul avait fait déterrer Pierre III, son
+père, inhumé depuis trente-cinq ans dans le couvent d'Alexandre Newski.
+On n'avait trouvé dans le cercueil que des os et la manche de l'uniforme
+de Pierre. Paul voulut que l'on rendît à ces restes les mêmes honneurs
+qu'à ceux de Catherine. Il les fit exposer au milieu de l'église de
+Cazan, et le service fut fait par de vieux officiers, amis de Pierre
+III, que son fils s'était pressé de faire revenir, et qu'il combla
+d'honneurs et de bienfaits.</p>
+
+<p>L'époque des funérailles arrivée, on transporta avec pompe le cercueil
+de Pierre III, sur lequel son fils avait fait placer une couronne, près
+de celui de Catherine, et tous deux furent conduits ensemble à la
+citadelle, celui de Pierre marchant le premier; car Paul voulait au
+moins humilier la cendre de sa mère. Je vis de ma fenêtre cette lugubre
+cérémonie comme on voit un spectacle des premières loges. Le cercueil de
+l'empereur défunt était précédé par un chevalier de la garde, armé de
+pied en cap d'une armure d'or; celui qui marchait devant le cercueil de
+l'impératrice n'avait qu'une armure de fer<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a>
+<a href="#footnote40"><sup class="sml">40</sup></a>, et les assassins de
+Pierre III, sur l'ordre de son fils, étaient obligés de porter les coins
+de son drap mortuaire. Paul suivait le cortége à pied, tête nue, avec sa
+femme et toute la cour, qui était très nombreuse et dans le plus grand
+deuil. Les dames avaient de longues robes à queue et d'immenses voiles
+noirs qui les entouraient. Il leur fallut marcher ainsi dans la neige
+par un froid horrible, depuis le palais jusqu'à la forteresse<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a>
+<a href="#footnote41"><sup class="sml">41</sup></a>, qui
+est à une fort grande distance de l'autre côté de la Néva. Au retour,
+j'en vis quelques-unes qui étaient mourantes de fatigue.</p>
+
+<p>Le deuil se porta six mois. Les femmes sans cheveux, ayant des bonnets à
+pointe avancés sur le front, qui ne les embellissaient pas du tout; mais
+ce léger désagrément était bien peu de choses, comparé aux vives
+inquiétudes que faisait naître dans tout l'empire la mort de Catherine
+II.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>LISTE DE MES PORTRAITS.</h3>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>1 Buste, d'après moi, pour l'Académie de Saint-Luc.</p>
+
+<p>1 Mon portrait pour la galerie de Florence.</p>
+
+<p>1 Copie du même pour lord Bristol.</p>
+
+<p>1 Miss Pitt, fille de lord Camelfort.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Roland, depuis lady Welesley.</p>
+
+<p>1 Madame Silva, Portugaise.</p>
+
+<p>1 La comtesse Potoska.</p>
+
+<p>2 Mesdames de France, Adélaïde et Victoire.</p>
+
+<p>Plusieurs études de paysages, à l'huile et au pastel, des environs de
+Rome.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>9</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="i8">À NAPLES.</p><br>
+
+<p>1 La comtesse Scawronski à mi-jambes.</p>
+
+<p>2 Deux bustes de la même.</p>
+
+<p>1 Lady Hamilton en bacchante couchée.</p>
+
+<p>1 La même en sibylle en pied.</p>
+
+<p>1 La même en bacchante, dansant avec un tambour de basque.</p>
+
+<p>1 Tête de la même en sibylle.</p>
+
+<p>1 La princesse Marie-Thérèse, qui a épousé l'empereur François II.</p>
+
+<p>1 La princesse Marie-Louise, qui a épousé le grand-duc de Toscane.</p>
+
+<p>1 Le prince héréditaire, père de la duchesse de Berry.</p>
+
+<p>1 La princesse Marie-Christine.</p>
+
+<p>1 Paësiello composant.</p>
+
+<p>1 Le prince Resoniko.</p>
+
+<p>1 Lord Bistol, à mi-jambes.</p>
+
+<p>1 Le bailly de Litta.</p>
+
+<p>1 La reine de Naples.</p>
+
+<p>Plusieurs études du Vésuve et des environs de Naples.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>16</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="i8">PARME, BOLOGNE, TURIN, FLORENCE.</p><br>
+
+<p>1 Une tête à l'huile pour l'Académie de Parme.</p>
+
+<p>1 Un petit buste à l'huile pour l'Institut de Bologne.</p>
+
+<p>1 Madame Gourbillon, attachée à Madame, femme de Louis XVIII.</p>
+
+<p>1 Son fils.</p>
+
+<p>1 Une baigneuse, d'après ma fille.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Porporati.</p>
+
+<p>1 Copie du portrait de Raphaël à Florence.</p>
+
+<p>Plusieurs paysages d'après nature.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>7</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="i8">VENISE.</p><br>
+
+<p>1 Madame Marini.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="i8">VIENNE.</p><br>
+
+<p>1 Madame Bistri, Polonaise.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle de Kaquenet.</p>
+
+<p>1 La comtesse Kinski, à mi-jambes.</p>
+
+<p>1 La même en buste.</p>
+
+<p>1 La comtesse du Buquoi, soeur du prince Paar.</p>
+
+<p>1 La comtesse Rosamowfski.</p>
+
+<p>1 La comtesse de Palfi.</p>
+
+<p>1 La princesse Lichtenstein, en pied.</p>
+
+<p>1 Le baron de Strogonoff, grand buste.</p>
+
+<p>1 Le baron de Strogonoff, avec les mains.</p>
+
+<p>1 Le comte de Czhernicheff, avec un domino noir, tenant un masque.</p>
+
+<p>1 La comtesse Zamoiska, dansant avec un schall.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle la comtesse de Fries, en</p>
+
+<p>Sapho, tenant une lyre et chantant, jusqu'à mi-jambes.</p>
+
+<p>1 La duchesse de Guiche, buste, en turban bleu.</p>
+
+<p>2 Deux portaits du prince Schotorinsky, dont l'un en manteau.</p>
+
+<p>1 Madame de Schoenfeld, femme du ministre de Saxe, tenant son enfant sur
+ses genoux.</p>
+
+<p>1 Le prince Henry Lubomirski, jouant de la lyre, en Amphyon, et deux
+nayades qui l'écoutent.</p>
+
+<p>1 La princesse de Lystenstein, en pied, en Iris, traversant des nuages.</p>
+
+<p>1 La princesse d'Esterhazy, en pied, rêvant au bord de la mer, assise
+sur des rochers.</p>
+
+<p>1 La princesse Louise Galitzin.</p>
+
+<p>1 Madame de Mayer.</p>
+
+<p>1 Une petite baigneuse pour la reine.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse Severin Potoska.</p>
+
+<p>1 La princesse de Wurtemberg.</p>
+
+<p>1 Un petit tableau pour le comte de Wilsechk.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Braonne, jusqu'aux genoux.</p>
+
+<p>1 Un petit portrait pour madame de Carpeny.</p>
+
+<p>1 Madame la duchesse de Polignac, faite de souvenir après sa mort.</p>
+
+<p>1 Le jeune Edmond, de la famille de Polignac.</p>
+
+<p>1 La princesse Sapia.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>31</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<p class="i8">PASTELS FAITS À VIENNE.</p><br>
+
+<p>1 M. le comte de Woina, fils de l'ambassadeur de Pologne.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Caroline de Woina, sa soeur.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle la comtesse Metzy de Polignac, fille du père du duc de
+Polignac.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle la comtesse Thérèse de Hardik.</p>
+
+<p>2 Les deux frères de la duchesse de Guiche.</p>
+
+<p>1 Le frère de mademoiselle de Fries, en buste.</p>
+
+<p>2 Deux bustes de la comtesse de Rombec.</p>
+
+<p>1 Le comte Jules de Polignac.</p>
+
+<p>1 La princesse de Lynoski.</p>
+
+<p>1 Lady Guisford.</p>
+
+<p>2 Mesdemoiselles de Choisy.</p>
+
+<p>1 Mademoiselle Schoën.</p>
+
+<p>1 Angenor, enfant, fils de la duchesse de Polignac.</p>
+
+<p>1 Le jeune comte son frère, M. de Fries.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Thoun.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse d'Harrack.</p>
+
+<p>1 Un petit dessin de la même.</p>
+
+<p>1 M. de Rivière.</p>
+
+<p>1 M. Thomas, architecte.</p>
+
+<p>1 Madame la comtesse de Rombec.</p>
+
+<p>1 Le marquis de Rivière.</p>
+
+<p>Plusieurs paysages faits d'après nature dans les environs de Vienne.</p>
+
+<p>--</p>
+
+<p>24</p>
+<br>
+<p>88 total général.</p>
+</div></div>
+
+<p>FIN DU TOME SECOND.</p>
+
+<br><hr class="short"><br>
+
+<h3>NOTES</h3>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a> Celui dont on connaît de si belles gravures, entre autres une faite
+d'après le tableau de Santerre, qui représente la chaste Suzanne entre
+les deux vieillards. Le burin éminemment classique de Porporati, comme
+celui de M. Desnoyers, sera toujours apprécié par les vrais
+connaisseurs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Ce tableau a été acheté par la France; il est resté depuis au musée
+du Louvre.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3"
+name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3">
+(retour) </a> Nous l'avons eu au Musée.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4"
+name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4">
+(retour) </a> Il faut croire que de Turin on instruisait le gouvernement papal du
+nom de tous les voyageurs français qui traversaient les États romains</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5"
+name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5">
+(retour) </a> Les Médicis ont élevé à Gioto, Florentin de naissance, un monument
+sur lequel est placé le portrait de ce peintre</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6"
+name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6">
+(retour) </a> Ces deux tableaux étaient le portrait de Robert, sa palette à la
+main, et le mien tenant ma fille dans mes bras.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7"
+name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7">
+(retour) </a> Lord Gréville était de l'antique famille des Warwick.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8"
+name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8">
+(retour) </a> On m'a dit que cette enfant était la fille de lord Nelson.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9"
+name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9">
+(retour) </a> Ceci me rappelle encore un trait du chevalier Hamilton. Dans le
+cazin dont je parle j'avais fait avec du charbon, sur un dessus de
+porte, deux petites têtes d'expression, que je fus bien surprise de
+retrouver en Angleterre chez lord Warwick. Le chevalier avait fait scier
+le chambranle, et vendu ces croquis: je ne me rappelle plus pour quelle
+somme.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10"
+name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10">
+(retour) </a> M. Lethière, qui a été directeur de l'Académie de Rome, il y a peu
+d'années, était venu alors à Naples pour y copier quelques tableaux,
+entre autres la Descente de croix de l'Espagnolet qui est à la
+Chartreuse et qu'il copia admirablement.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11"
+name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11">
+(retour) </a> Je me suis aussi très bien trouvé de mon voile vert à Pétersbourg,
+où la neige est si brillante qu'elle m'aurait fait perdre la vue.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12"
+name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12">
+(retour) </a> Tous deux étaient alors secrétaires de légation à Naples. M. Amaury
+Duval est frère de M. Alexandre Duval, l'auteur dramatique.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13"
+name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13">
+(retour) </a> Trois des enfans de M. de Bombelles ont aujourd'hui dans le monde
+des positions brillantes. L'aîné, le conte Louis de Bombelles, est
+ministre d'Autriche en Suisse; le second, le comte Charles, est
+grand-maître de la maison de Marie-Louise; et le troisième, le comte
+Henri, est ministre d'Autriche à Turin.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14"
+name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14">
+(retour) </a> On les a vus à Paris.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15"
+name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15">
+(retour) </a> Frère de ma belle-soeur.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16"
+name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16">
+(retour) </a> Depuis j'ai su que ce chef-d'oeuvre avait été bien autrement
+dégradé. On m'a dit que, pendant les dernières guerres de Bonaparte en
+Italie, les soldats s'amusaient à tirer des coups de fusils à balles
+dans la Cène de Léonard de Vinci! Maudits soient ces barbares!</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17"
+name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17">
+(retour) </a> Avant la révolution, on voyait au palais Bourbon plusieurs grands
+et beaux tableaux de lui, qui représentaient les batailles du prince de
+Condé, père du duc de Bourbon.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18"
+name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18">
+(retour) </a> M. de Rivière ayant embrassé plus tard la carrière de la
+diplomatie, est mort en 1833, à Paris, où il était ministre de
+Hesse-Cassel.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19"
+name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19">
+(retour) </a> Ce tableau de Raphaël a été fort bien gravé à Dresde par Schender.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20"
+name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20">
+(retour) </a> L'empereur Alexandre a fait rétablir cette route depuis que j'ai
+quitté la Russie: elle est fort belle maintenant.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21"
+name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21">
+(retour) </a> Dans les derniers temps de mon séjour à Pétersbourg, le prince
+Nariebskin, grand écuyer, tenait constamment une table ouverte de
+vingt-cinq à trente couverts pour les étrangers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22"
+name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22">
+(retour) </a> Celui qui depuis a été ministre en Russie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23"
+name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23">
+(retour) </a> Le rouble valait trois francs.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24"
+name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24">
+(retour) </a> On appelait ainsi alors les manches longues.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25"
+name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25">
+(retour) </a> On appelle ainsi d'immenses salons dont un large divan fait le
+tour.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26"
+name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26">
+(retour) </a> Cette salle était garnie de chaque côté par des gradins, sur
+lesquels, les jours de bal, se plaçaient les habitans de Pétersbourg qui
+n'étaient pas de la cour.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27"
+name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27">
+(retour) </a> Ce costume était habituellement celui de Catherine. Seulement elle
+ne portait de diamans que les jours de bal ou de gala, et changeait
+l'étoffe du dolman selon la saison.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28"
+name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28">
+(retour) </a> À la vérité on a soin de donner aux cochers des habits et des gants
+fourrés, et quand le froid dépasse les degrés ordinaires, si quelque
+seigneur veut recevoir ou donner un bal, il leur fait distribuer du bois
+pour qu'ils établissent des feux de bivouac dans les cours et dans la
+rue.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29"
+name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29">
+(retour) </a> Il a toujours été impossible d'établir un pont d'une rive à
+l'autre; aucun ne résisterait aux glaçons de la Doga. La communication
+entre les deux bords n'existe que par un pont de bateaux qu'on retire au
+moment de la débâcle. J'ai vu pourtant au palais des beaux-arts le
+modèle d'un pont d'une seule arche qu'un esclave russe à fait
+d'instinct, n'ayant reçu nulle éducation. Ce modèle est admirable. Il
+faut que de fortes raisons empêchent de l'exécuter.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30"
+name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30">
+(retour) </a> La princesse Galitzin a fait plusieurs séjours à Paris, où elle a
+marié une de ses filles à un Français, M. le comte de Caumont.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31"
+name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31">
+(retour) </a> Il arrivait de Paris où plusieurs personnes peuvent encore se
+souvenir de l'avoir entendu.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32"
+name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32">
+(retour) </a> Ce lieu appartenait à madame de Schouvaloff, femme de l'auteur de
+l'Épitre à Ninon. Sa fille a épousé le comte Diedrestein, frère de la
+belle comtesse Kinski.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote33"
+name="footnote33"></a><b>Note 33:</b><a href="#footnotetag33">
+(retour) </a> La princesse Bariatinski. Elle avait été jolie comme un ange, et
+son esprit fin et naturel la rendait une des plus aimables femmes de
+Pétersbourg.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote34"
+name="footnote34"></a><b>Note 34:</b><a href="#footnotetag34">
+(retour) </a> Tout le monde sait que les mémoires de Cléry ont paru.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote35"
+name="footnote35"></a><b>Note 35:</b><a href="#footnotetag35">
+(retour) </a> Elle se fit inoculer la première pour donner l'exemple; elle fonda
+aussi un établissement pour les enfans trouvés.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote36"
+name="footnote36"></a><b>Note 36:</b><a href="#footnotetag36">
+(retour) </a> Je suis très fâchée que madame la duchesse d'Abrantes, qui a fait
+paraître récemment un ouvrage sur Catherine II, ou n'ait pas lu ce
+qu'ont écrit le prince de Ligne et le comte de Ségur, ou ne se soit pas
+soumise à ces deux témoignages irrécusables. Elle aurait plus justement
+apprécié, admiré, ce qui distingue cette grande impératrice, considérée
+comme souveraine, et elle aurait respecté davantage la mémoire d'une
+femme dont notre sexe peut s'enorgueillir sous tant de rapports
+importans.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote37"
+name="footnote37"></a><b>Note 37:</b><a href="#footnotetag37">
+(retour) </a> Le palais que Catherine habitait à Pétersbourg est d'une
+architecture lourde, mais les appartemens sont vastes et beaux.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote38"
+name="footnote38"></a><b>Note 38:</b><a href="#footnotetag38">
+(retour) </a> Le comte d'Esterhazy, envoyé par Louis XVIII, était l'ambassadeur
+de France reconnu à la cour de Pétersbourg quand j'y arrivai.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote39"
+name="footnote39"></a><b>Note 39:</b><a href="#footnotetag39">
+(retour) </a> C'était dans cette même salle que j'avais vu donner les bals. Aussi
+je ne saurais dire quel effet me fit éprouver pendant six semaines cette
+illumination que je voyais tous les soirs en rentrant chez moi.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote40"
+name="footnote40"></a><b>Note 40:</b><a href="#footnotetag40">
+(retour) </a> Le chevalier qui portait l'armure d'or est mort de fatigue.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote41"
+name="footnote41"></a><b>Note 41:</b><a href="#footnotetag41">
+(retour) </a> C'est dans la forteresse que sont enterrés tous les souverains
+russes. Le tombeau de Pierre Ier que l'on y voit est le plus simple du
+monde.</blockquote>
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth
+Vigée-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN ***
+
+***** This file should be named 23020-h.htm or 23020-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/2/3/0/2/23020/
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
+(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
+Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
+
+
+
+
+
+
+
+
diff --git a/23020-h/images/001.png b/23020-h/images/001.png
new file mode 100644
index 0000000..8206052
--- /dev/null
+++ b/23020-h/images/001.png
Binary files differ
diff --git a/23020-h/images/002.png b/23020-h/images/002.png
new file mode 100644
index 0000000..2f2e6a5
--- /dev/null
+++ b/23020-h/images/002.png
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..1b1afb1
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #23020 (https://www.gutenberg.org/ebooks/23020)